De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre.
Leçon d’ouverture à l’École normale
Messieurs,
Si vous avez eu le désir amical, dont j’ai été plus d’une fois informé, de me voir commencer ce cours, croyez bien que, de mon côté, il ne me tardait pas moins de me trouver au milieu de vous pour remplir l’honorable et cher devoir qui m’est confié, et auquel j’appartiens désormais sans réserve. Mais, si pressé que je sois d’entamer l’étude précise de notre littérature et d’entreprendre avec vous la revue de nos principales œuvres littéraires dans notre siècle le plus brillant, j’ai besoin de vous dire, au préalable, quelques mots, et de l’esprit que j’apporterai dans cet examen, et de celui dans lequel je vous demanderai de vouloir bien m’écouter. Ayant beaucoup écrit depuis plus de trente ans, c’est-à-dire m’étant beaucoup dispersé, j’ai à me recueillir avant d’aborder un enseignement proprement dit, et à poser quelques règles ou principes, qui marqueront du moins la direction générale de ma pensée ; j’en ai besoin, pour qu’il n’y ait entre nous aucun malentendu, et que ma parole puisse aller ensuite devant vous avec d’autant plus de liberté et de confiance.
Vous êtes ceux-là mêmes qui, dès demain, aurez pour office et ministère spécial de veiller à la tradition, à la transmission des belles-lettres classiques et humaines, de les interpréter continuellement à chaque génération nouvelle de la jeunesse ; je me vois chargé, pour ma part, — avec une bienveillance qui m’honore et dont je rends grâce à qui de droit, — sous les yeux d’un directeur ami70, — à côté de tant d’excellents maîtres dont on voudrait avoir été, ou dont on aimerait à devenir le disciple, — je me vois, dis-je, chargé de vous préparer à ces dignes et sérieuses fonctions. Je me trouve naturellement conduit à traiter de ce qui me frappe avant tout, dans cette carrière qui nous est désormais commune, et de ce qu’il nous importe le plus de bien fixer.
Il y a une tradition. —
En quel sens il la faut entendre. —
En quel sens il la faut maintenir. —
Il y a une tradition : qui le nierait ? Elle existe pour nous toute tracée, elle est visible comme une de ces avenues et de ces voies immenses, grandioses, qui traversaient autrefois l’empire, et qui aboutissaient à la ville par excellence. Descendants des Romains, ou du moins enfants d’adoption de la race latine, cette race initiée elle-même au culte du beau par les Grecs, nous avons à embrasser, à comprendre, à ne jamais déserter l’héritage de ces maîtres et de ces pères illustres, héritage qui, depuis Homère jusqu’au dernier des classiques d’hier (s’il y a eu hier un classique71), forme le plus clair et le plus solide de notre fonds intellectuel. Cette tradition, elle ne consiste pas seulement dans l’ensemble des œuvres dignes de mémoire que nous rassemblons dans nos bibliothèques et que nous étudions : elle a passé en bonne partie dans nos lois, dans nos institutions, dans nos mœurs, dans notre éducation héréditaire et insensible, dans notre habitude et dans toutes nos origines ; elle consiste en un certain principe de raison et de culture qui a pénétré à la longue, pour le modifier, dans le caractère même de cette nation gauloise, et qui est entré dès longtemps jusque dans la trempe des esprits. C’est là tout ce qu’il importe de ne point laisser perdre, ce qu’il faut ne point souffrir qu’on altère, — sans avertir du moins et sans s’alarmer comme dans un péril commun.
Ce n’est pas une comparaison que j’établis entre deux ordres profondément distincts et parfaitement inégaux, mais c’est un rapprochement qui rendra plus saillante ma pensée.
M. de Chateaubriand, se souvenant de quelques chapitres très beaux de L’Esprit des lois, terminait le Génie du christianisme en se posant cette question : « Quel serait aujourd’hui l’état de la société, si le christianisme n’eût point paru sur la terre ? » Les réponses, comme bien l’on pense, se pressaient sous sa plume et jaillissaient de toutes parts.
Un savant auteur anglais, le colonel Mure, dans son Histoire de la littérature grecque, se pose, à son tour, cette question : « Si la nation grecque n’avait jamais existé, ou si ses œuvres de génie avaient été anéanties par la grandeur de la prédominance romaine, les races actuelles principales de l’Europe se seraient-elles élevées plus haut dans l’échelle de la culture littéraire que les autres nations de l’antiquité avant qu’elles eussent été touchées par le souffle hellénique ? » — Grande et belle question, et de celles qui font le plus penser et rêver !
J’y ai bien souvent rêvé, messieurs, et je me suis demandé, sous toutes les formes et en prenant quantité d’exemples particuliers, en me mettant à tous les points de vue ce qu’il en aurait été de la destinée moderne littéraire (pour n’envisager que celle-là), si la bataille de Marathon avait été perdue et la Grèce assujettie, asservie, écrasée avant le siècle de Périclès, lors même qu'elle aurait gardé dans son lointain la large et incomparable beauté de ses premiers grands poètes de l’Ionie, — mais sans le foyer réflecteur d’Athènes.
N’oublions jamais que Rome était déjà arrivée, par son énergie et son habileté, au pouvoir politique le plus étendu et à la maturité d’un grand État, après la seconde guerre punique, sans posséder encore rien qui ressemblât à une littérature proprement dite digne de ce nom ; il lui fallut conquérir la Grèce pour être prise, en la personne de ses généraux et de ses chefs illustres, pour être touchée de ce beau feu qui devait doubler et perpétuer sa gloire. Combien de nations et de races (si l’on excepte cette première race hellénique si privilégiée entre toutes et uniquement douée) sont ou ont été plus ou moins semblables en cela aux Romains, c’est-à-dire n’ayant par elles-mêmes, en fait de poésie ou de littérature, qu’un premier développement rudimentaire, agreste et qui ne dépassait pas une première poussée sauvage ! Cela suffisait pour des peuples en marche, qui avaient devant eux la forêt verte ou la steppe en fleurs au printemps. Quelque chose de court, de simple (ou de grossier) et de tout trouvé, d’informe et de vague, de tout voisin de la terre ou de trop voisin du nuage.
J’entends, il est vrai, venir, j’entends se grossir et se former les nations du Nord avec leurs chants de guerre ou de festin, leur mythologie, leurs légendes. Je ne nie pas la faculté poétique, jusqu’à un certain point universelle, de l’humanité. Toutes les nations qui se sont détachées successivement du point central, du cœur de l’Asie, sont reconnues aujourd’hui pour des frères et sœurs de la même famille, et d’une famille empreinte au front d’un air de noblesse ; mais, dans cette famille nombreuse, il y a eu un front choisi entre tous, une vierge de prédilection sur laquelle la grâce incomparable a été versée, qui avait reçu, dès le berceau, le don du chant, de l’harmonie, de la mesure, de la perfection (Nausicaa, Hélène, Antigone, Électre, Iphigénie, toutes les nobles Vénus) ; et cette charmante enfant de génie, cette muse de la noble maison, si on la suppose retranchée et immolée avant l’âge, n’est-il pas vrai ? l’humanité elle-même tout entière aurait pu dire, comme une famille quand elle a perdu celle qui faisait sa joie et son honneur : « La couronne de notre tête est tombée ! »
Toutes les moissons sauvages, si on parvenait à les ramasser à grand-peine, valent-elles, en effet, une seule de ses guirlandes ? Tout le butin épars, toute la monnaie des autres, mise en tas et en monceau, aurait-elle valu et pesé un seul talent d’or de celle-là ?
Je n’immobilise point cette beauté hellénique première, je ne l’isole point et c’est pour cela que je ne crains pas de lui tant attribuer. Vous le savez comme moi, messieurs, Rome toute seule, et si elle n’avait été touchée du rameau d’or au moment même où elle le brisait, courait risque de rester à jamais une force puissante, écrasante au monde, sénat, camp ou légion. C’est l’âme légère de la Grèce qui, passant en elle et se combinant avec le sens ferme et judicieux de ces politiques et de ces vainqueurs, a produit, à la seconde ou à la troisième génération, ce groupe de génies, de talents accomplis, qui composent le bel âge d’Auguste. Soit directement, soit dorénavant par les Romains, cette âme légère, cette étincelle (car il ne faut pas plus qu’une étincelle), cet atome igné et subtil de civilisation n’a cessé d’agir aux époques décisives pour donner la vie et le signal à des floraisons inattendues, à des renaissances. La littérature chevaleresque elle-même, que nous voyons s’épanouir pour la première fois dans sa précoce et brillante expansion au midi de notre France, au bord de la Méditerranée, semble avoir été effleurée, caressée de quelque souffle lointain venu des antiques rivages et qui a pu apporter quelque invisible semence. L’antiquité chrétienne, littérairement imparfaite, moralement supérieure, n’avait cessé d’être en ces siècles un véhicule actif et un trésor. Dante aurait-il eu l’idée et la force de construire son poème, son monument si particulier au Moyen Âge, s’il n’avait reçu ce que la tradition, même si incomplète, lui avait transmis de souvenirs, de réminiscences ou d’illusions fécondes, et s’il n’avait eu, à la lettre, Virgile pour guide, pour soutien et pour patron à demi fabuleux ? Quoi qu’il en soit, Béatrix et l’inspiration d’où elle est sortie étaient, certes, un sentiment nouveau dans le monde ; comme notre tradition n’est point fermée ni exclusive, nous sommes heureux de reconnaître ce sentiment délicat de l’amour et de la courtoisie chevaleresque, d’y voir un fleuron de plus qui vient s’ajouter à la couronne humaine, à côté de l’atticisme et de l’urbanité.
Mais l’atticisme, mais l’urbanité, mais le principe de sens et de raison qui s’y mêle à la grâce, ne nous en séparons pas. Le sentiment d’un certain beau conforme à notre race, à notre éducation, à notre civilisation, voilà ce dont il ne faut jamais se départir. Ne pas avoir le sentiment des lettres, cela, chez les anciens, voulait dire ne pas avoir le sentiment de la vertu, de la gloire, de la grâce, de la beauté, en un mot de tout ce qu’il y a de véritablement divin sur la terre : que ce soit là encore notre symbole. Il ne s’agit pas ici de distinguer entre les Grecs et les Latins ; leur héritage pour nous et leurs bienfaits se confondent. Certes, le Graecia capta ferum… est au fond de tout : c’est le point de départ. Mais la force romaine, le bras romain, la langue et la pratique romaines sont aussi partout : ça été le grand instrument de propagation et de culture. Sans doute Isocrate, en son célèbre Panégyrique, avait raison de dire à sa date, à la veille d’Alexandre : « Notre ville a laissé si loin derrière elle, en pensée et en éloquence, les autres hommes, que ses élèves sont devenus les maîtres des autres, et elle a fait si bien que le nom de Grecs ne semble plus être la désignation d’une race, mais celle de l’intelligence même, et qu’on appelle Grecs ceux qui ont part plutôt encore à notre culture qu’à notre nature. » Périclès, avec plus d’autorité, disait la même chose dans cet admirable panégyrique d’Athènes qu’il fit magnifiquement entrer au cœur de son éloge funèbre des guerriers morts pour la patrie. Jamais a-t-on mieux parlé de cette ville heureuse, ou rien de chagrin, de jaloux, de rigide et d’austère s’affligeait le regard et ne mortifiait la joie du voisin ; où l’on jouissait rien qu’à y vivre, à y respirer, à s’y promener, et où la seule beauté des bâtiments et des constructions, la beauté du jour et certain air de fête secouaient loin de l’esprit la tristesse72 ; où l’on aimait le beau avec simplicité et la philosophie sans mollesse, où la richesse était à propos et sans faste, où le courage n’était pas aveugle (comme celui du Mars fougueux), mais éclairé et sachant ses raisons (comme il sied à la cité de Minerve) ; véritable Athènes selon l’idéal de Périclès, sa création et son œuvre à lui, l’école de la Grèce (Ελλάδος Ελλάς Αθήναι), telle qu’il l’avait faite durant les longues années de sa domination personnelle et puissamment persuasive : car on a dans Périclès le type le plus noble et le plus brillant du chef populaire, d’un dictateur de démocratie par raison éloquente, par talent et persuasion continue. Dans un autre discours bien mémorable que lui prête Thucydide, et que sans doute il ne lui prête pas sans de bons motifs, Périclès traite déjà les Athéniens comme plus tard on traitera les Romains ; il s’efforce de les soutenir et de les fortifier contre la double épreuve de la guerre et de la terrible peste ; il prétend inspirer à ces citoyens d’une grande ville, et nourris dans des mœurs et des sentiments dignes d’elle, la force de tenir tête aux plus grands malheurs. Leur parlant déjà comme à un peuple-roi, leur prouvant que, du moment qu’ils l’ont été une fois, ils ne peuvent reculer et sont condamnés à l’être toujours ou à ne plus être du tout, à n’espérer plus même, s’ils tombent, la condition ordinaire des cités sujettes, il professe, à leur usage, les plus fermes maximes publiques et politiques : « Être haï, être odieux dans le présent, ç’a été le lot de tous ceux qui ont aspiré à l’empire sur les autres ; mais quiconque encourt cet odieux pour de grandes choses, il prend le bon parti et il n’a pas à s’en repentir. » Et certes, si l’on entendait toujours le Périclès de Thucydide, ce Démosthènes non seulement en parole, mais en action, on ne permettrait plus aux Romains de se vanter, comme ils l’ont fait, d’avoir ajouté de la solidité au génie charmant des Grecs.
Mais les Athéniens n’ont su remplir qu’une moitié de son vœu, et cette œuvre rêvée, — et mieux que rêvée, proposée par Périclès —, œuvre de constance, d’énergie durable et d’empire politique universel, ce sont les Romains qui se sont chargés de l’accomplir dans des proportions tout autrement vastes, et non plus sur mer, mais sur terre ; et en même temps que les Grecs déchus, privés de l’exercice des vertus publiques, devenaient (sauf de rares exceptions) plus légers, plus volubiles, plus sophistiques, plus flatteurs, plus fabuleux qu’ils n’avaient jamais été, les vainqueurs se saisirent du précieux élément divin, d’une part de ce feu de Prométhée, et en animèrent leur vigueur pratique et leur sens solide, dans un tempérament qui unit la vivacité et la consistance. Que ce n’ait jamais été que l’élite des hommes chez les Romains qui ait eu cette finesse, cette délicatesse, et non tout le peuple comme à Athènes, peu importe ! la prospérité ne connaît plus que l’élite. Je n’admettrai pourtant jamais que Rome, la Rome même du peuple, que nous avons vue depuis si fine et si piquante à la raillerie, n’ait pas eu, dès qu’elle en eut le loisir et l’occasion, l’esprit aiguisé en même temps que le parler agréable et doux. Cela a dû s’établir à peu près vers le temps de Cicéron, le mot comme la chose : « Favorem et urbanum, a dit Quintilien, Cicero nova credit. » On eut donc alors l’autre ville par excellence, celle dans la lumière de laquelle Cicéron voulait qu’on vécût toujours, pour être plus sûr de ne se rouiller jamais, la Rome de Catulle et d’Horace, jusqu’à celle de Pline le Jeune. Ce sont nos patries.
Lorsque après Trajan sonna décidément l’heure de la décadence romaine, la littérature sacrée, en train de naître, n’hérita pas aussi vite ni aussi directement de la beauté littéraire que Rome l’avait fait dans son premier contact avec la Grèce : on ne se passa pas de la main à la main le flambeau. En Grèce seulement, par une fortune singulière et un reste de privilège natal, cette littérature sacrée, dans la bouche des Basile et des Chrysostome, retrouva sans effort l’abondance et l’harmonie, et comme des accents de Platon ; mais à Rome, mais en Afrique, le latin des premiers Pères fut dur, recherché, tourmenté, en même temps que la pensée neuve, excellente et souvent sublime. On partait dans le christianisme d’un principe trop différent, trop contraire à cette beauté du dehors, pour la saluer à première vue et pour ne pas l’offenser à la rencontre. Mais avec la marche des siècles, après les révolutions et les cycles laborieusement accomplis, les astres se rejoignent et redeviennent cléments ; l’harmonie, la suprême beauté se retrouve ; elle éclate, elle resplendit dans le monde des arts, dans cette Rome aimable et raphaélesque de Léon X : dans un ordre moins brillant, mais plus estimable peut-être, dans l’ordre moral et de la parole éloquente, de la poésie sincère et convaincue, elle reparaît en France sous le règne de Louis XIV. Il y eut un jour où la grandeur biblique et la beauté hellénique se rencontrèrent, se fondirent et se mêlèrent d’esprit et de forme dans une haute simplicité ; et quand nous parlons aujourd’hui de la tradition et de ce qui ferait faute, si elle avait manqué, de ce qui serait absent dans les fonds les plus suaves, dans les plus nobles fresques de la mémoire humaine, nous avons le droit de dire, à des titres également incontestables :
Quoi ? il n’y aurait pas eu d’Homère et de Xénophon !
Il n’y aurait pas eu de Virgile !
Il n’y aurait pas eu d’Athalie !
Mais il s’est produit des grands hommes littéraires tout à fait en dehors de cette tradition. Nommez-les. Je n’en sais qu’un, et bien grand en effet, Shakespeare ; et celui-là, êtes-vous bien sûr qu’il est tout à fait en dehors ? N’avait-il pas lu Montaigne et Plutarque, ces copieux répertoires, ou mieux, ces ruches de réserve de l’Antiquité ou tant de miel est déposé ? Poète admirable et le plus naturel sans doute depuis Homère (quoique si diversement), de qui l’on a pu écrire avec raison qu’il a une imagination si créatrice et qu’il peint si bien, avec une si saillante énergie, tous les caractères, héros, rois, et jusqu’aux cabaretiers et aux paysans, « que si la nature humaine venait à être détruite et qu’il n’en restât plus aucun autre monument que ses seuls ouvrages, d’autres êtres pourraient savoir par ses écrits ce qu’était l’homme ! » Oh ! ce n’est pas à vous qu’il faut dire que cet homme, si homme entre tous, n’était pas un sauvage ni un désordonné, qu’il ne faut pas le confondre (parce qu’il a été parfois énergique ou subtil à l’excès, et qu’il a donné ou dans les grossièretés ou dans les raffinements de son temps) avec les excentriques et les fous pleins d’eux-mêmes, ivres de leur propre nature et de leurs œuvres, — ivres de leur vin. Si nous le voyions paraître tout à coup et entrer en personne, je me le figure (comme nous l’a montré un critique ingénieux)73 noble et humain de visage, n’ayant rien du taureau, du sanglier ni même du lion, portant dans sa physionomie, comme Molière, les plus nobles traits de l’espèce et ceux qui parlent le plus à l’âme et à l’esprit modéré, sensé de propos, et le plus souvent (pitié ou indulgence) souriant et doux ; car il a créé aussi des êtres ravissants de pureté et de douceur, et il habite au centre de la nature humaine. Et n’est-ce pas chez lui qu’on doit aller chercher le mot le plus expressif pour rendre la douceur même (the milk of human kindness), cette qualité que je demande toujours aux talents énergiques de mêler à leur force pour qu’ils ne tombent point dans la dureté et dans la brutale offense, de même qu’aux beaux talents qui inclinent à être trop doux, je demanderai, pour se sauver de la fadeur, qu’il s’y ajoute un peu de ce que Pline et Lucien appellent amertume, ce sel de la force ; car c’est ainsi que les talents se complètent ; et Shakespeare, à sa manière (et sauf les défauts de son temps), a été complet. Rassurez-vous, messieurs, les grands hommes en tout genre, — et surtout, je le dirai, dans l’ordre de l’esprit, — ne sont jamais des fous et des barbares. Si quelque écrivain nous apparaît, dans sa conduite et dans toute sa personne, violent, déraisonnable, choquant au bon sens, aux convenances les plus naturelles, il peut avoir du talent (car le talent, un grand talent, est compatible avec bien des travers), mais soyez sûrs qu’il n’est pas un écrivain de la première qualité et de la première marque dans l’humanité. Homère sommeille quelquefois ; Corneille en conversation est lourd et sommeille, La Fontaine sommeille ; ils ont des absences, des oublis ; mais les plus grands des hommes ne sont jamais extravagants, ridicules, grotesques, fastueux, jactancieux, cyniques, messéants en permanence. Pour moi, quelque large part que je fasse à la variété et à la singularité des natures, je ne me figurerai jamais le chœur révéré des cinq ou six grands hommes littéraires et des génies créateurs dont se vante l’humanité, et qui ne sauraient être enfin que les cinq ou six premiers honnêtes gens de l’univers, comme une bande, une meute de forcenés et de maniaques, courant chacun, tête baissée, après leur proie, dussent-ils l’atteindre. Non, la tradition nous le dit, et la conscience de notre propre nature civilisée nous le dit encore plus haut, la raison toujours doit présider et préside en définitive, même entre ces favoris et ces élus de l’imagination ; ou si elle ne préside pas constamment et si elle laisse par accès courir la verve, elle n’est jamais loin, elle est à côté qui sourit, attendant l’heure prochaine et l’instant de revenir. C’est de cette religion littéraire que nous sommes, au milieu même des plus vives hardiesses, et que nous voulons être toujours.
Critique, qu’il me soit permis d’invoquer l’exemple du plus grand des critiques, Goethe, de celui de qui l’on peut dire qu’il n’est pas seulement la tradition, mais qu’il est toutes les traditions réunies : laquelle donc en lui, littérairement, domine ? l’élément classique. J’aperçois chez lui le temple de la Grèce jusque sur le rivage de la Tauride. Il a écrit Werther, mais c’est Werther écrit par quelqu’un qui emporte aux champs son Homère, et qui le retrouvera, même quand son héros l’aura perdu. C’est ainsi qu’il a gardé sa sérénité dominante. Personne n’habite moins que lui dans les nuages. Il agrandit le Parnasse, il l’étage, il le peuple à chaque station, à chaque sommet, à chaque angle de rocher ; il le fait pareil, trop pareil peut-être au Montserrat en Catalogne (ce mont plus dentelé qu’arrondi)74 ; il ne le détruit pas. Goethe, sans son goût pour la Grèce qui corrige et fixe son indifférence ou, si l’on aime mieux, sa curiosité universelle, pouvait se perdre dans l’infini, dans l’indéterminé ; de tant de sommets qui lui sont familiers, si l’Olympe n’était encore son sommet de prédilection, où irait-il, — où n’irait-il pas, lui, le plus ouvert des hommes et le plus avancé du côté de l’Orient ? Ses transformations, ses pérégrinations à la poursuite des variétés du beau, n’auraient plus de fin. Mais il revient, mais il s’assoit, mais il sait le point de vue d’où l’univers contemplé apparaît dans son plus beau jour ; et lui-même, toutes les fois que nous voulons nous représenter l’esprit critique à son plus haut degré d’intelligence et de compréhension réfléchie, nous nous le figurons spectateur attentif et vigilant, curieux au loin, à l’affût de toute découverte, de tout ce qui se passe, de toute voile à l’horizon, mais du haut d’un Sunium.
C’est lui, l’auteur de Werther et de Faust, et qui s’y connaissait, qui a dit ce mot si juste : « J’appelle le classique le sain, et le romantique le malade. » Comme le classique, et même le romantique, font partie de la tradition, à la considérer dans toute sa série et dans l’étendue du passé, j’ai à m’arrêter à ce mot de Goethe, et je veux chercher à me l’expliquer devant vous.
Le classique en effet, dans son caractère le plus général et dans sa plus large définition, comprend les littératures à l’état de santé et de fleur heureuse, les littératures en plein accord et en harmonie avec leur époque, avec leur cadre social, avec les principes et les pouvoirs dirigeants de la société ; contentes d’elles-mêmes, — entendons-nous bien, contentes d’être de leur nation, de leur temps, du régime où elles naissent et fleurissent (la joie de l’esprit, a-t-on dit, en marque la force ; cela est vrai pour les littératures comme pour les individus) ; les littératures qui sont et qui se sentent chez elles, dans leur voie, non déclassées, non troublantes, n’ayant pas pour principe le malaise, qui n’as jamais été un principe de beauté. Ce n’est pas moi, messieurs, qui médirai des littératures romantiques ; je me tiens dans les termes de Gœthe et de l’explication historique. On ne naît pas quand on veut, on ne choisit pas son moment pour éclore ; on n’évite pas, surtout dans l’enfance, les courants généraux qui passent dans l’air, et qui soufflent le sec ou l’humide, la fièvre ou la santé ; et il est de tels courants pour les âmes. Ce sentiment de premier contentement, où il y a, avant tout, de l’espérance et où le découragement n’entre pas, où l’on se dit qu’on a devant soi une époque plus longue que soi, plus forte que soi, une époque protectrice et juge, qu’on a un beau champ à une carrière, à un développement honnête et glorieux en plein soleil, voilà ce qui donne le premier fonds sur lequel s’élèvent ensuite, palais et temples réguliers, les œuvres harmonieuses. Quand on vit dans une perpétuelle instabilité publique, et qu’on voit la société changer plusieurs fois à vue, on est tenté de ne pas croire à l’immortalité littéraire et de se tout accorder en conséquence. Or, ce sentiment de sécurité et d’une saison fixe et durable, il n’appartient à personne de se le donner ; on le respire avec l’air aux heures de la jeunesse. Les littératures romantiques, qui sont surtout de coup de main et d’aventure, ont leurs mérites, leurs exploits, leur rôle brillant, mais en dehors des cadres ; elles sont à cheval sur deux ou trois époques, jamais établies en plein dans une seule, inquiètes, chercheuses, excentriques de leur nature, ou très en avant ou très en arrière, volontiers ailleurs, — errantes.
La littérature classique ne se plaint pas, ne gémit pas, ne s’ennuie pas. Quelquefois on va plus loin avec la douleur et par la douleur, mais la beauté est plus tranquille.
Le classique, je le répète, a cela, au nombre de ses caractères, d’aimer sa patrie, son temps, de ne voir rien de plus désirable ni de plus beau ; il en a le légitime orgueil. L’activité dans l’apaisement serait sa devise. Cela est vrai du siècle de Périclès, du siècle d’Auguste comme du règne de Louis XIV. Écoutons-les parler, sous leur beau ciel et comme sous leur coupole l’azur, les grands poètes et les orateurs de ce temps-là : leurs hymnes de louanges sonnent encore à nos oreilles ; ils ont été bien loin dans l’applaudissement.
Le romantique a la nostalgie, comme Hamlet ; il cherche ce qu’il n’a pas, et jusque par-delà les nuages ; il rêve, il vit dans les songes. Au xixe siècle, il adore le Moyen Âge ; au xviiie , il est déjà révolutionnaire avec Rousseau. Au sens de Gœthe, il y a des romantiques de divers temps : le jeune homme de Chrysostome, Stagyre, Augustin dans sa jeunesse, étaient des romantiques, des Renés anticipés, des malades ; mais c’étaient des malades pour guérir, et le christianisme les a guéris : il a exorcisé le démon. Hamlet, Werther, Childe Harold, les Renés purs, sont des malades pour chanter et souffrir, pour jouir de leur mal, des romantiques plus ou moins par dilettantisme : — la maladie pour la maladie.
Oh ! que si un jour, dans notre belle patrie, dans notre cité principale de plus en plus magnifique, qui nous la représente si bien, nous nous sentions heureux, sincèrement heureux d’en être ; que si surtout les jeunes âmes touchées d’un bon souffle, atteintes de ce contentement louable et salutaire qui n’engendre pas un puéril orgueil, et qui ne fait qu’ajouter à la vie de l’émulation, se sentaient heureuses de vivre dans un temps, dans un régime social qui permet ou favorise tous les beaux mouvements de l’humanité75 ; — si elles ne se constituaient pas dès le début en révolte, en fronde, en taquinerie, en aigreur, en regrets ou en espérances d’en arrière ou d’au-delà, si elles consentaient à répandre et à diriger toutes leurs forces dans le large lit ouvert devant elles ; — oh ! alors l’équilibre entre les talents et le milieu, entre les esprits et le régime social, se trouverait rétabli ; on se retrouverait à l’unisson ; la lutte, la maladie morale cesseraient, et la littérature d’elle-même redeviendrait classique par les grandes lignes et par le fond (c’est l’essentiel) ; — non pas qu’on aurait plus de talent, plus de science, mais on aurait plus d’ordre, d’harmonie, de proportion, un noble but, et des moyens plus simples et plus de courage pour y arriver. Nous recommencerions peut-être à avoir des monuments.
Nous n’avons pas ici pour mission et pour prétention de les faire naître, nous avons, avant tout, à les conserver. Quelle est la meilleure et la plus sûre manière de maintenir la tradition ? Messieurs, c’est d’abord de la posséder tout entière, de ne pas la concentrer et resserrer, sur quelques points trop rapprochés, de ne pas l’exagérer ici pour la méconnaître là. Ce n’est pas à vous qu’il est nécessaire de dire ces choses, puisque dès l’origine, et dans les différentes littératures, les modèles vous sont familiers et présents, et que vos esprits sont meublés de vrais termes de comparaison en tout genre. D’autres ont dressé au fond de vous les colonnes ; vous avez les exemplaires de la beauté véritable. Quand on peut voir face à face Platon, Sophocle, Démosthènes, on n’est pas tenté de trop accorder aux modernes, même les plus illustres. C’est l’inconvénient de ceux qui ne possèdent qu’une langue, une littérature. Le grand Frédéric n’accordait tout à Voltaire, — même à Voltaire poète —, et ne lui décernait toutes les couronnes, que parce qu’il n’avait pas assez comparé. Pour avoir trop rétréci la tradition, pour l’avoir faite trop courte et trop sèche, plusieurs de ceux qui, au commencement de ce siècle, s’intitulaient exclusivement classiques étaient, dans la querelle d’alors, ceux qui l’étaient le moins.
À chaque renouvellement de siècle, il y a dans la tradition récente qu’on croyait fondée des portions qui s’écroulent, qui s’éboulent, en quelque sorte, et n’en font que mieux apparaître dans sa solidité le roc et le marbre indestructible.
Pour maintenir la tradition, il ne suffit point toutefois de la bien rattacher à ses monuments les plus élevés et les plus augustes ; il convient de la vérifier, de la contrôler sans cesse sur les points les plus rapprochés, de la rajeunir même, et de la tenir dans un rapport perpétuel avec ce qui est vivant. Ici nous touchons à une question assez délicate ; car il ne s’agit pas de venir introduire dans l’enseignement des noms trop nouveaux, de juger hors de propos des ouvrages du jour, de confondre les fonctions et les rôles. Le professeur n’est pas le critique. Le critique, s’il fait ce qu’il doit (et où sont ces critiques-là aujourd’hui ?), est une sentinelle toujours en éveil, sur le qui-vive. Et il ne crie pas seulement holà ! il aide. Loin de ressembler à un pirate et de se réjouir des naufrages, il est quelquefois comme le pilote côtier qui va au secours de ceux que surprend la tempête à l’entrée ou au sortir du port. Le professeur est obligé à moins, ou plutôt à autre chose ; il est tenu à plus de réserve et de dignité, il doit peu s’écarter des lieux consacrés qu’il a charge de montrer et de desservir. Cependant il ne peut pas entièrement échapper à la connaissance des choses nouvelles, des arrivées et des approches pompeusement annoncées, des voiles qu’on signale de temps en temps à l’horizon comme des armadas invincibles : il faut qu’il les connaisse (au moins les principales), qu’il ait son avis ; en un mot, qu’il ait l’œil au prochain rivage et qu’il ne s’endorme pas.
S’endormir dans la tradition est un danger qui nous menace peu. On n’est plus au temps où, quand on naissait dans une capitale, on n’en sortait pas. Il s’est vu des classiques qui se sont amollis à la seconde génération, qui sont devenus sédentaires et casaniers : ils ont fait comme le fils de Charles Quint, l’empereur qui avait le plus voyagé, comme ce Philippe II qui ne bougeait plus de son Escurial. Personne n’a le droit aujourd’hui d’être si tranquille, même dans les admirations les mieux établies. Il s’y remue sans cesse quelque chose à vue d’œil ; il s’y perce, comme dans nos vieilles villes, de longues et nouvelles perspectives qui changent les aspects les plus connus. L’enseignement est tenu, bon gré mal gré, de s’y orienter derechef, de s’y raviser ; il a de quoi s’y renouveler aussi, de quoi y modifier sa manière de servir le goût et de défendre la tradition. Je prendrai pour exemple notre xviie siècle.
La critique et l’érudition, guidés par l’esprit historique, se sont livrés depuis quelques années à un grand travail qui a son prix, et dont je me garderai bien de diminuer l’importance et l’utilité incontestable. On a eu le goût des sources ; on a voulu connaître toutes choses de plus près, moyennant des pièces et des documents de première main et, autant que possible, inédits. On est arrivé de la sorte à pénétrer le secret de bien des affaires et le sens intime de bien des personnages, à savoir en détail et presque jour par jour les motifs de son admiration pour Henri IV, pour Richelieu, pour Louis XIV, à dénombrer les ressorts de leur administration, et à suivre tous les mouvements de leur politique à l’étranger. Grâce à cette divulgation de pièces diplomatiques, ce que quelques érudits seuls possédaient autrefois, ce qui était le domaine propre d’un Foncemagne, d’un père Griffet, a été mis à la disposition de tous. Il n’y a plus eu dans le passé de mystères d’État. On ne s’est pas borné aux figures historiques, à proprement parler, on a voulu descendre dans le for intérieur, dans le foyer privé des hommes les plus éloquents par la plume ou la parole, et en examinant leurs papiers, leurs lettres autographes, les éditions premières de leurs œuvres, les témoignages de leurs alentours, les journaux des secrétaires qui les avaient le mieux connus, on s’est fait d’eux des idées un peu différentes, et certainement plus précises que celles que donnait la seule lecture de leurs œuvres publiques. Les gens de goût d’autrefois, dans leur appréciation littéraire des œuvres, étaient un peu trop paresseux, trop délicats et trop gens du monde ; ils s’arrêtaient aux moindres difficultés de recherche, et s’y rebutaient comme à des épines. Les critiques mêmes de profession, pour peu qu’ils fussent élégants, ne s’informaient pas assez à l’avance de tout ce qui pouvait donner à leur jugement des garanties d’exactitude parfaite et de vérité ; on en sait plus qu’eux aujourd’hui sur bien des points dans les sujets où ils ont passé ; on a sous la main toutes les ressources désirables ; sans parler de la biographie, la bibliographie, cette branche toute nouvelle, d’abord réputée ingrate, cette science des livres dont on a dit « qu’elle dispense trop souvent de les lire », et que nos purs littérateurs laissaient autrefois aux critiques de Hollande, est devenue parisienne et à la mode, presque agréable et certainement facile, et le moindre débutant, pour peu qu’il veuille s’y appliquer deux ou trois matinées, n’est pas embarrassé de savoir tout ce qui concerne le matériel des livres et le personnel de l’auteur dont il s’occupe pour le moment. Voilà les avantages, voilà le bien ; mais les inconvénients aussi de ces nouveaux procédés, à une époque où il y a trop peu de haute critique surveillante et judicieuse, n’ont pas tardé à se produire, et, si je ne m’abuse, ils nous crèvent de toutes parts les yeux.
Il ne se passe pas de jour sans qu’on annonce une découverte : chacun veut faire la sienne, chacun s’en vante et fait valoir sa marchandise sans contrôle. On attribue une importance et une valeur littéraire disproportionnée à des pages jusqu’ici inconnues. On est fier de simples trouvailles curieuses (quand elles le sont), qui n’exigent aucune méditation, aucun effort d’esprit, mais seulement la peine d’aller et de ramasser.
Les papiers Conrart et autres papiers plus ou moins lisiblement écrits (et ces papiers Conrart sont d’une très belle écriture), sont devenus une mine de gloire. On dirait que l’ère des scholiastes et commentateurs se rouvre et recommence. On est aussi honoré, considéré pour cela, et bien plus, que si l’on avait tenté un beau roman, un beau poème, les chemins de la vraie invention, les routes élevées de la pensée. Il y a eu déplacement dans le niveau de l’approbation publique, en même temps que le point d’honneur de l’écrivain s’est lui-même déplacé, et que son ambition a sensiblement descendu. C’est un travers très général, très prononcé, qui s’est mêlé à une chose utile. Pour des travaux qui, faits avec conscience et modestie (comme nous en pourrions citer), appellent l’estime, je vois venir le moment où l’on n’aura plus assez de couronnes.
Maintenons, messieurs, les degrés de l’art, les étages de l’esprit ; encourageons toute recherche laborieuse, mais laissons en tout la maîtrise au talent, à la méditation, au jugement, à la raison, au goût. J’estime fort, par exemple, ces thèses que l’on voit se produire chaque année sur des sujets spéciaux, et où l’auteur a souvent cherché à creuser plus avant qu’on ne l’avait fait, à ajouter quelque chose à ce qu’on savait déjà ; je m’y instruis ; vous en ferez vous-mêmes bientôt, messieurs, et de bonnes, et même de neuves, j’espère. Mais vous l’avouerai-je ? quand je vois ces titres qu’on y affiche pas trop complaisamment, ces promesses et ces engagements publics de découvertes, tel ou tel personnage d’après des documents inédits, je me défie un peu du goût et de la parfaite justesse des conclusionsad ; je ne conseillerai pas de mettre, mais j’aimerai tout autant qu’on mît en tête une bonne fois : tel ou tel personnage d’après des idées et des vues judicieuses fussent-elles même anciennes.
Entrez bien dans la mesure de mes réserves. Loin de moi, encore une fois, de vouloir diminuer l’estime due à un mouvement d’investigation qui est devenue général, et qui, sous l’apparence un peu confuse et poudreuse d’un grand inventaire, tend à renouveler, à rafraîchir peut-être, dans un temps futur, la surface de l’histoire littéraire (quoique la littérature ait moins, je crois, à y gagner que l’histoire) ! Si le temps, ce grand dévorateur, fait disparaître le souvenir de bien des faits, et anéantit avec les témoins les explications véritables, il est aussi, à bien des égards, le grand révélateur ; il fait sortir d’autres soudains témoins de dessous terre, et livre bien des secrets inespérés. Mais cela dit, et nonobstant ces suppléments d’enquête toujours ouverts, conservons, s’il se peut, la légèreté du goût, son impression délicate et prompte ; en présence des œuvres vives de l’esprit, osons avoir notre jugement net et vif aussi, et bien tranché, bien dégagé, sûr de ce qu’il est, même sans pièces à l’appui.
Je ne crains pas de varier les exemples, les rapprochements, et de choisir ceux qui vous associeront le mieux à ma pensée. Thucydide, vous le savez, pour la composition de sa belle et sévère histoire, avait, pendant vingt ans, amassé des notes ; il avait dû écrire des espèces de mémoires ou de journaux détaillés sur tous les événements auxquels il assistait du sein de l’exil. L’artiste historien, une fois à l’œuvre, s’en est servi librement, en a pris ou rejeté ce qui convenait ou non à son dessein, et puis il les a détruits ou ne s’en est plus soucié. Je ne dis pas qu’il ne serait pas extrêmement curieux aujourd’hui d’avoir ces notes si, par hasard, elles s’étaient conservées, mais je dis que, dans le système qui tendrait à prévaloir et qui prévaut déjà, on en viendrait à les préférer décidément à la composition même, à cette histoire de la guerre du Péloponèse si parfaite, si épique ou dramatique, et d’une si austère unité d’action ; on en viendrait en tout à préférer les matériaux à l’œuvre, l’échafaudage au monument. Les carnets de Thucydide plutôt que la statue d’airain de Thucydide ! — Vous qui irez à Athènes, qui y allez tous les jours, vous résisterez de votre mieux à ce renversement des points de vue, même en ce qui est des époques modernes, et si, dans celles-ci, la vérité à tout prix (ou ce qu’on prend pour elle), si la curiosité l’emporte décidément sur l’art, vous ferez du moins que le procédé antique et ce qui en est sorti reste en honneur, un objet de culte et d’étude, présent à la mémoire et à la réflexion des intelligences fidèles que touche encore l’idée de beauté.
De cette disposition bien avouée et convenue entre nous, de ce que, tout en profitant de notre mieux des instruments, un peu onéreux parfois, de la critique nouvelle, nous retiendrons quelques-unes des habitudes et les principes mêmes de l’ancienne critique, accordant la première place dans notre admiration et notre estime à l’invention, à la composition, à l’art d’écrire, et sensibles, avant tout, au charme de l’esprit, à l’élévation ou à la finesse du talent, vous n’en conclurez pas, messieurs, que nous serons nécessairement, à l’égard des livres et des écrivains célèbres, dans la louange monotone, dans une louange universelle. La meilleure manière, non seulement de sentir, mais de faire valoir les belles œuvres, c’est de ne point avoir de parti pris, de se laisser faire chaque fois en les lisant, en en parlant ; d’oublier s’il se peut, qu’on les possède de longue main, et de recommencer avec elles comme si on ne les connaissait que d’aujourd’hui. Le jugement, ainsi retrempé à sa source, dût-il rester inférieur quelquefois à ce qu’on avait trouvé précédemment, y reprend du moins de la vie et de la fraîcheur. L’homme de goût, quand même il n’est pas destiné à enseigner, et s’il avait tout son loisir, devrait pour lui seul, revenir, tous les quatre ou cinq ans, ce me semble, sur ses anciennes et meilleures admirations, les vérifier, les remettre en question comme nouvelles, c’est-à-dire les réveiller, les rafraîchir, au risque même de voir s’y faire, çà et là, quelque dérangement : l’essentiel est qu’elles soient vives. Mais soyez tranquilles sur le résultat : toutes celles de ces admirations qui sont bien fondées, et si lui-même, lecteur, en son âme secrète, n’est pas devenu, dans l’intervalle, moins digne d’admirer le Beau, toutes ou presque toutes gagneront et s’accroîtront à cette revue sincère : les vraiment belles choses paraissent de plus en plus telles en avançant dans la vie et à proportion qu’on a plus comparé.
Nous tâcherons donc, messieurs, de ne pas admirer plus qu’il ne faut, ni autrement qu’il ne faut ; — de ne pas tout donner à un siècle, même à un grand siècle ; de ne pas tout mettre à la fois sur quelques grands écrivains. Nous tâcherons, en parlant d’eux, que l’éloge porte sur la qualité principale ; car il y a, même chez les grands auteurs, une qualité principale. Il n’y a que les contemporains qui aient toutes les qualités, et à la fois les plus contradictoires ; nous serons plus sobres avec les anciens et avec nos classiques : cette sobriété sera elle-même un hommage.
Et, en cela, je suis averti d’être circonspect, quand je me rappelle combien les plus grands des esprits, les plus fermes et les plus hautes intelligences dans les différents ordres (Laplace, Lagrange, Napoléon), sont sobres d’éloges, mais aussi comme ils les font tomber juste sur la partie principale d’un mérite ou d’un talent ; et alors, il suffit d’un mot pour le marquer à jamais. Cela se fixe et se grave. Je sais que d’en bas, et quand on est de la simple majorité des mortels, il convient de moins compter ses paroles et de se moins garder d’admirer ; mais encore faut-il savoir diriger sa louange et ne pas la faire monter en fusée. Laissons d’autres s’exalter dans des admirations exagérées qui portent à la tête et qui tiennent d’une légère ivresse : je ne sais pas de plaisir plus divin qu’une admiration nette, distincte et sentie.
Je n’irai, point, chez un auteur, louer l’art, là où il y a surtout force et grandeur. Si je loue l’art dans les Provinciales, je ne louerai, chez ce même Pascal, que la force et l’énergie morale dans les Pensées. Je m’inclinerai devant la grande, la puissante et sublime parole de Bossuet, la plus impétueuse certainement et la plus pleine qui ait éclaté dans la langue française ; mais s’il s’agit d’agrément et de grâces, je les réserverai pour Fénelon. Quand je parlerai de Boileau, je ne louerai que modérément la poésie ou la pensée de ses satires, et même la pensée de ses épîtres ; nous verrons pourtant bien au net sa qualité rare, à titre de poète, dans quelques épîtres et dans Le Lutrin ; mais surtout je vous le montrerai tout plein de sens, de jugement, de probité, de mots sains et piquants et dits à propos, souvent avec courage, — caractère armé de raison et revêtu d’honneur, et méritant par là, autant que par le talent toute l’autorité qu’il exerça, même à deux pas de Louis XIV.
Il se pourra quelquefois que, dans cette quantité d’appréciations, d’estimations successives, où je mettrai tout mon soin, nous différions un peu de mesure, qu’il y ait des cas où vous me trouviez moins vif que vous ne comptiez, et que vous admiriez plus que moi certaines qualités de nos écrivains ; je serai heureux d’être en cela comme en d’autres choses, dépassé par vous. Nous aurons à nous faire quelques concessions réciproques. J’ai souvent remarqué que, quand deux bons esprits portent un jugement tout à fait différent sur le même auteur, il y a fort à parier que c’est qu’ils ne pensent pas en effet, pour le moment, au même objet, aux mêmes ouvrages de l’auteur en question, aux mêmes endroits de ses œuvres ; que c’est qu’ils ne l’ont pas tout entier présent, qu’ils ne le comprennent pas actuellement tout entier. Une attention et une connaissance plus étendues rapprocheraient les jugements dissidents et les remettraient d’accord. Mais aussi il y a, même dans le cercle régulier et gradué des admirations légitimes, une certaine latitude à laisser à la diversité des goûts, des esprits et des âges.
Je m’oublie, messieurs ; nous aurons assez d’occasions d’appliquer ensemble et de vérifier dans une pratique assidue ces diverses observations que je vous présente ici sans trop d’ordre et de méthode, l’Art poétique de notre maître Horace nous ayant dès longtemps autorisés à cette manière de discourir librement des choses du goût. Croyez bien que si j’ai fait passer, pour cette première fois, devant vous tant de recommandations, tant de remarques critiques, et que si j’ai paru donner beaucoup de conseils que d’autres vous ont déjà donnés et bien mieux, ce n’a pas été sans m’en adresser une partie à moi-même tout le premier. Vous me serez tout d’abord utiles, messieurs, en me les rappelant ; vous me le serez plus encore (et c’est un bienfait salutaire que j’attends de vous), en m’offrant journellement, dans vos groupes de sérieuse et fervente jeunesse, la meilleure et la plus vivante réponse à ce qui est trop souvent le dernier mot, le dernier résultat stérile d’une vie d’isolement et de réflexion trop concentrée. Vous me ferez croire, avec le temps, que je puis pour ma part vous être bon en quelque chose, et, généreux comme on l’est à votre âge, vous me rendrez en ce seul sentiment moral bien plus que je ne saurais vous donner en directions de l’esprit ou en aperçus littéraires. Si, en un sens, je vous prête de mon expérience, vous me payerez, et dans un sens plus profitable, par le spectacle même de votre noble ardeur ; vous m’habituerez à me tourner plus souvent et plus volontiers avec vous du côté de l’avenir, vous me rapprendrez à espérer.