Réception de M. Biot
Jamais séance n’avait été plus recherchée et convoitée que celle à laquelle nous avons assisté aujourd’hui. On devait recevoir au sein de l’Académie française M. Biot, le doyen de tout l’Institut, dont il fait partie depuis plus de cinquante ans ; et celui qui devait lui répondre était M. Guizot. L’académicien que M. Biot remplaçait était le vénérable M. Lacretelle, mort à près de quatre-vingt-dix ans, et longtemps doyen de l’Académie française. Tous les genres d’intérêt avaient appelé et convié à cette séance l’auditoire le plus curieux, le plus varié et le plus élégant ; la fête a répondu en grande partie à l’attente.
M. Biot a voulu lire lui-même son discours ; il a pensé que la personne même donnait un intérêt de plus aux paroles, qu’elles n’avaient tout leur sens et tout leur accent que sur les lèvres de celui qui les disait comme il les avait trouvées ; et en effet, si la physionomie avec sa finesse, si le geste dans son naturel et sa bonhomie pouvaient suppléer au timbre et à l’organe, on aurait eu un plaisir complet. Ce plaisir, nous devons le dire, a été mêlé de regret pour une nombreuse partie de l’auditoire ; on écoutait, on saisissait quelques mots, on sentait que quantité de choses justes, délicates et fines passaient tout près de là ; on les devinait au sourire même de celui qui parlait, et à la satisfaction de tous ceux qui se trouvaient assez voisins pour en jouir ; on était bien sûr de ne pas se tromper en joignant ses applaudissements aux leurs, mais on éprouvait, en réalité, un peu du supplice de Tantale. Les lecteurs vont se dédommager à présent, et ils goûteront ce discours net, ingénieux et sensé, nourri de conseils, aiguisé d’une douce malice, et qui, vers la fin, présente un portrait si noble et si élevé du savant pur. M. Biot n’a eu, pour le tracer, qu’à se souvenir de sa propre vie, et à proposer pour idéal un exemplaire dont tous ceux qui le connaissent savaient déjà bien des traits.
M. Guizot a pris ensuite la parole, et, dès les premiers mots, on a senti vibrer l’arc et les flèches sonores : on a retrouvé un orateur. En commençant, il a rendu au premier empereur une justice à quelques égards éclatante, et il est impossible de ne pas remarquer combien cette grande figure de Napoléon gagne chaque jour dans la perspective : ceux qui l’on combattu à l’origine n’ont plus, même quand ils le jugent, que le langage magnifique de l’histoire. Pareil honneur arrivera un jour à tous ceux qui ont le génie du souverain, et aux mains de qui ne dépérissent point les destinées de la patrie. Les réserves que l’orateur a cru devoir apporter à ses éloges ne sauraient surprendre ; les hommes de l’ordre de M. Guizot se doivent sans doute de rester les mêmes. Ce n’est pas à eux, d’ailleurs, à ces hommes d’État qui ont senti à leur jour tout le poids du gouvernement, qu’il est besoin de rappeler la gravité et la mesure.
Une réflexion toutefois qu’on ne pouvait s’empêcher de faire en assistant aujourd’hui à cette fête de l’esprit, c’est que si pareil intérêt est excité par une réunion académique, si des hommes qui autrefois se sont combattus dans l’arène parlementaire, et qui n’ont certes pas été exempts d’injustices les uns envers les autres, étaient assis là sur le même banc, tout prêts à écouter et à applaudir une parole élevée, à jouir d’un noble talent ; si bien des préventions, des colères ont complètement disparu, et si les esprits, délivrés des craintes et comme désintéressés de leurs propres passions, s’étaient donné là rendez-vous dans un concours d’admiration et de bienveillance, on le devait à quelqu’un et à quelque chose. Ce qui est si facile et, j’ajouterai, si agréable aujourd’hui, était-il possible il y a quelques années ? Ne disons donc pas, éternels ingrats, qu’il est inutile ou indifférent au développement de l’esprit, cet ordre stable et ce gouvernement qui seul rend possibles ce que j’appelais tout à l’heure les fêtes de l’esprit ; car je n’y vois et n’y veux voir que cela.
M. Guizot a raconté d’un tour piquant, et même avec grâce, les premières missions scientifiques de M. Biot. Dans ce qu’il a dit de ses longs et patients travaux pour la mesure d’un arc du méridien, il a insisté sur les diversions littéraires que s’accordait le savant, et sur l’attention tout humaine qu’il ne cessait d’apporter à travers ses mesures et ses calculs, aux mœurs des populations parmi lesquelles il vivait. En retraçant avec cette netteté vigoureuse qui est le cachet de sa parole les traits du caractère scientifique de M. Biot, il n’a jamais oublié d’y joindre le côté social, orné, ce soin de culture littéraire, qui faisait de lui depuis si longtemps un membre désigné de l’Académie française.
M. Lacretelle a également obtenu de M. Guizot la part d’éloge et d’hommage que lui devait doublement un ancien collègue de la Faculté des lettres et un historien. M. Lacretelle était une des plus aimables figures d’écrivain que la fin du dernier siècle ait données à celui-ci. Témoin ému et acteur courageux dans les scènes de la Révolution, journaliste éloquent, il a toujours mis sa plume et toute sa personne au service des bonnes causes, de celles qui lui paraissaient telles dans son amour du bien et son indulgence pour l’humanité. Les histoires de M. Lacretelle qui traitent des différentes époques de la Révolution ont l’intérêt de mémoires ; elles rendent les impressions d’un honnête homme, sympathique, mobile, toujours sincère, et dont la plume conserve la vivacité et le coulant de la parole. Il a été trop bien loué dans les deux discours qu’on va lire pour que je me permette d’y rien ajouter en ce moment. Bien vieux, dans sa retraite de Mâçon, séparé à regret de ses confrères de l’Académie, il aimait à correspondre avec eux par lettres ; il suivait leurs travaux, il s’intéressait à tout. Combien de fois, lorsqu’il m’arrivait d’écrire sur des hommes de la fin du xviiie siècle qu’il avait connus, ne m’adressa-t-il point, par la main de sa respectable compagne, des souvenirs à lui personnels, des particularités qui lui revenaient à l’esprit, des encouragements à poursuivre ! Une fois, dans ce qu’il y mêlait d’affectueux et de trop flatteur, il s’interrompit en ajoutant cette touchante parole : « Je m’arrête, car vous pourriez croire que je suis un candidat en nécrologie. » Mais encore une fois, si j’ai contracté envers lui une dette, ce n’est point le moment de la payer. Sa mémoire a obtenu aujourd’hui toutes les couronnes.
La fin du discours de M. Guizot a un cachet d’élévation qu’il a tenu à marquer ; il y rend hommage à l’esprit, à la grandeur intellectuelle ; il invite les générations à remonter en idée vers les régions sereines de la méditation et de l’étude. Ce n’est pas nous, certes, qui les en détournerons. Dans le respect que nous avons pour de nobles pensées rendues avec énergie, il nous sera permis toutefois de faire remarquer que si c’est une politique positive qui doit sortir de telles études et de telles méditations, il importe fort de ne la point puiser trop haut. La vraie politique (est-ce à l’illustre orateur qu’il est besoin de le rappeler ?) dépend avant tout de l’appréciation des faits sociaux qu’il convient de ne jamais perdre de vue ; M. Guizot nous a tout récemment montré dans sa belle étude sur sir Robert Peel combien une telle politique peut avoir de patriotisme et de véritable grandeur. Dans nos méditations même solitaires ne perdons jamais de vue l’état vrai de la nation et l’intérêt actuel de la France. Le mot que M. Guizot a dit en terminant, cette sorte d’appel où il invoque une parole du sermon de la montagne nous transporte ailleurs. Bossuet a voulu tirer de l’Écriture sainte toute une politique, et il s’est trompé. On courrait risque aussi, en voulant tirer de l’Évangile une politique humaine, d’ouvrir le champ à bien des systèmes divers et peu d’accord entre eux. Ne confondons pas les sphères, et laissons les paroles, les promesses du Christ dans toute leur portée sublime et qui n’est point de l’ordre terrestre.
Je raisonne trop longuement ; il est temps de céder la place à ceux qu’on a hâte de lire. Dans le peu de remarques que je viens de faire j’ai cru témoigner encore de mon respect envers des hommes dont je suis honoré de me dire le confrère.