Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers,
Tome xix
49.
(L’île d’Elbe, — L’acte
additionnel. — Le champ de mai.)
M. Thiers a été comme repris d’entrain en arrivant au terme de la carrière. Le nouveau volume qu’il vient de publier, et qui est l’avant-dernier de l’ouvrage, redouble d’animation, d’intérêt, et, sur un sujet déjà si souvent traité et qu’on aurait pu croire rebattu, il est d’une grande nouveauté. Le Napoléon en 1815 de M. Thiers ne ressemble point à ceux qu’on nous a donnés jusqu’ici, surtout dans les dernières années.
Ce second Empire, qui fut si court et comme étranglé par les événements, avait toujours été d’une extrême importance historique à étudier ; mais la renaissance et le rétablissement de l’Empire, il y a dix ans, lui a rendu un intérêt d’à-propos et de vie, puisqu’il reparaissait en quelque sorte sous les yeux comme un problème actuel et toujours pendant. Ce qui avait semblé une fin, une chute suprême, n’était plus qu’une phase d’essai, une tentative, une magnanime expérience étouffée alors, et qui, après un intervalle de plus de trente-cinq ans, reprenait son cours. Car le nouvel Empire, en renouant la chaîne, avait à se rattacher à 1815 comme à un dernier anneau. Après le Napoléon du Consulat, le Napoléon de 1815 revenant de l’île d’Elbe avec des paroles de modération et de paix, et appelant à lui non seulement les hommes d’épée, ses vieux compagnons d’armes, non seulement les fonctionnaires de tout ordre, ses anciens serviteurs, mais les amis même de la Révolution et de la liberté, tous les hommes de la patrie, quelle que fût leur origine, ce Napoléon était le plus fait pour toucher et pour entraîner. Les adversaires du nouvel Empire ne s’y trompèrent pas : ils allèrent tout d’abord s’attaquer à cette tentative grandiose, et avortée en 1815, d’un empire pacifique et libéral. Que de tableaux des Cent-Jours n’avons-nous pas vus paraître ! que de haines se sont réveillées ! quel Napoléon sinistre, incertain, troublé, physiquement et moralement déchu, on nous offrait comme un dernier épouvantail ! J’ai lu ces livres dont les uns étaient composés avec l’esprit le plus chatoyant et le plus malicieux, dont les autres étaient le produit d’une science concentrée et morose. Je reconnais le talent, et je n’accuserai pas le patriotisme de leurs auteurs ; l’esprit de parti a fait de tout temps d’étranges illusions au patriotisme. Dès qu’il s’agit d’histoire, je ne sais qu’une devise : La vérité avant tout ! Mais pourquoi aller précisément choisir ce moment pour l’exposition de pareils tableaux ? pourquoi ce concours soudain et cette émulation sur un seul point, après tant d’années de silence et d’indifférence ? quel empressement à prévenir M. Thiers et à lui arracher des mains le triste récit de Waterloo ? C’était évidemment contre le présent qu’on évoquait l’histoire ; c’était pour le dominer d’un éclat lugubre et sombre, pour le placer sous un jour funeste, qu’on recomposait ce fond et ce lointain du passé. Et que viens-je de lire encore ? Quoi ? c’est M. Edgar Quinet qui, le dernier de tous, dans un article écrit avec un certain feu, mais sans aucune logique (il serait trop aisé de le démontrer en détail), s’en vient plaider contre ce qu’il appelle la légende napoléonienne ; et qui prétend nous refaire un 1815 tout nouveau ! c’est lui qui, sans le nommer, accuse M. Thiers (parce qu'il n’est qu’un historien net, clair, positif et animé) de pousser à la légende50 ! Ceci est trop fort, et, si le sujet était moins grave, je dirais que c’est trop joli. Je souris vraiment quand je vois Malebranche parler contre l’imagination, et quand j’entends M. Quinet s’élever contre la légende :
Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?
Mais lui, qu’a-t-il fait toute sa vie que prendre des légendes pour des réalités, des brouillards pour des terres fermes, des nuages pour des rivages ? Lui, noble cœur, imagination fougueuse, esprit fumeux, de qui Fauriel disait : « Il est naturellement éloquent et ignorant » ; lui qui a précisément choisi Napoléon en 1836 pour le sujet d’une légende épique des plus extraordinaires sans doute, mais qui ne valait pas assurément les quelques chansons de Béranger, c’est lui aujourd’hui qui vient nous rapprendre l’histoire exacte et en remontrer à M. Thiers pour l’art d’éclaircir et de démêler les faits ! c’est lui qui, après avoir gémi dans ses écrits pendant vingt ans au seul nom d’invasion, et avoir demandé sur tous les tons, avec des cris de prophète, avec des cris d’aigle, qu’on relevât la France d’un humiliant désastre auquel il attribuait tous les maux, même civils, n’est pas content d’elle aujourd’hui qu’elle a, ce me semble, la tête assez haute et qu’elle s’est assez bien revanchée ! Mais tout cela nous montre, dans un dernier exemple, la fièvre qui s’est emparée de quelques esprits sur ce chapitre de 1815, et comment chacun s’est mis à revoir et à repeindre cette époque de crise à travers ses préventions d’aujourd’hui.
M. Thiers, disons-le à son honneur, et quels que puissent être ses regrets politiques, n’est point de ces esprits-là : il aime le vrai, le naturel ; il a le goût des faits, il en a l’intelligence ; il ne résiste pas à ce qu’il voit, à ce qu’il sait, et il le rend comme il le voit, sans aucune exagération et sans enflure. Ce dernier volume, par la vivacité des impressions, par la quantité de faits curieux qui y sont rassemblés et qui se déploient dans une trame facile, par la clarté qui y circule et qui y répand une sorte de sérénité inespérée, la seule possible avec Waterloo en perspective, par le talent enfin (car il faut appeler les choses par leur nom), mérite d’être signalé tout spécialement, même après les récents volumes, à l’attention et à la haute estime du public.
On est à l’île d’Elbe. Le registre des correspondances, le journal des ordres donnés par Napoléon, qui a été conservé, a permis à l’historien de résumer avec précision tout ce que fit le souverain déchu durant ces dix mois de séjour. C’est un spectacle, moralement des plus intéressants, que de voir agir et opérer, dans un espace fermé de quelques lieues, et s’exerçant sur douze ou quinze mille sujets, avec un millier de soldats en main, cette organisation puissante qui, la veille, ébranlait et gouvernait le monde. Cela fait l’effet d’une expérience de physique en petit et à huis-clos au sortir d’un de ces grands spectacles naturels qui étonnent ; l’une explique l’autre. L’activité impérieuse de ce génie va procéder avec la régularité d’un instinct, et sans être plus libre de se comporter autrement. On lui a détruit son grand empire, elle va en recommencer un tout petit avec les moyens dont elle dispose, mais de la même manière et dans le même ordre. Seulement elle n’en aura pas pour longtemps ; et au bout de quelques mois de séjour, tout le parti qu’on peut tirer d’une petite île pour y créer le mécanisme de la civilisation étant épuisé, il n’y aura plus qu’à y mourir d’ennui ou à en sortir par une héroïque aventure. Le premier soin de Napoléon, en débarquant à cette île d’Elbe dont on l’a fait souverain, son premier coup d’œil se porte sur la ville jadis fortifiée de Portoferraio, qu’il s’applique à remettre en état de défense ; il en fait réparer les remparts, y réunit l’artillerie dispersée dans l’île, y rassemble des dépôts de vivres, de munitions. Sans un abri sûr, en effet, sans un point d’appui qui tienne le monde en respect, il n’y a rien à tenter d’utile et d’efficace, même pour le bien de tous : c’est l’a b c de la souveraineté. Puis vient la police de l’île, l’organisation de la petite armée, de la petite marine ; les embellissements de la ville capitale auront ensuite leur tour, puis la réparation ou la construction des routes, l’exploitation des carrières de marbre et des mines de fer.
Le souverain de la petite île n’est plus ici que le grand propriétaire le mieux entendu et le plus digne de présider son conseil général. Tout ce récit de M. Thiers est charmant. — Mais un jour, sans conspiration aucune, sans que les mécontents du dedans se soient entendus avec l’exilé de l’île d’Elbe, par le seul fait de cette sympathie, de cette communication électrique qui s’établit à distance dans les atmosphères embrasées, Napoléon a senti que le moment de quitter ces jeux et ces passe-temps, bons pour les champs élyséens de Virgile, est venu, et qu’il faut, bon gré malgré, jeter une dernières fois les dés du sort. Son parti est pris ; il ne s’en ouvre d’abord qu’à sa mère, venue là pour partager son destin et vivant auprès de lui. Il va donc la trouver un jour, cette matrone digne et haute, à la ride austère, et lui dit :
« Je ne puis mourir dans cette île, et terminer ma carrière dans un repos qui serait peu digne de moi. D’ailleurs, faute d’argent, je serai bientôt seul ici, et dès lors exposé à toutes les violences de mes nombreux ennemis. La France est agitée. Les Βοurbons ont soulevé contre eux toutes les convictions et tous les intérêts attachés à la Révolution, L’armée me désire. Tout me fait espérer qu’à ma vue elle volera vers moi, Je puis sans doute rencontrer sur mon chemin un obstacle imprévu, je puis rencontrer un officier fidèle aux Bourbons qui arrête l’élan des troupes, et alors je succomberai en quelques heures. Cette fin vaut mieux qu’un séjour prolongé dans cette île avec l’avenir qui m’y attend. Je veux donc partir et tenter encore une fois la fortune. Quel est votre avis, ma mère ? » — Cette énergique femme éprouva un saisissement en écoutant cette confidence, et recula d’effroi ; car elle comprenait que son fils, malgré sa gloire, pourrait bien expirer sur les côtes de France comme un malfaiteur vulgaire. — « Laissez-moi, lui répondit-elle, être mère un moment, et je vous dirai ensuite mon sentiment. » — Elle se recueillit, garda quelque temps le silence, puis d’un ton ferme et inspiré : — « Partez, mon fils, lui dit-elle, partez, et suivez votre destinée. Vous échouerez, peut-être, et votre mort suivra de près une tentative manquée. Mais vous ne pouvez demeurer ici, je le vois avec douleur ; du reste, espérons que Dieu, qui vous a protégé au milieu de tant de batailles, vous protégera encore une fois » — Ces paroles dites, elle embrassa son fils avec une violente émotion.
Vous qui avez lu Plutarque, savez-vous dans l’antiquité une page plus grande, plus touchante et plus simple ?
Il y a une chose qui m’impatiente depuis quelque temps : ils répètent tous que M. Thiers ne sait pas écrire. M. Lanfrey, un jeune critique de mérite, a, dans une revue, porté un jugement des plus sévères sur l’ensemble de l’ouvrage, et il a particulièrement insisté sur l’absence d’un certain caractère, d’un certain cachet à la Tacite. Assurément la manière de M. Thiers ne ressemble point à celle de Tacite. Mais est-ce donc que cette manière de Tacite est la seule ou même la meilleure pour l’histoire ? L’ami intime de Tacite lui-même, Pline le Jeune, n’était pas d’un avis si absolu ; car il a dit que l’histoire, écrite n’importe comment (quoquo modo scripta) lui plaisait. Tacite a de grandes et d’admirables parties, mais il en a dans l’ordinaire de bien dures et de bien denses ; il veut mettre partout des profondeurs ; quand la pensée est si pressée d’intervenir à tout coup, les faits s’en accommodent comme ils peuvent, et ils sont véritablement à la gêne. On est, quand on veut faire du Tacite (et tout bon rhétoricien en a fait un peu au collège), on est, dis-je dans un état de tension continue qui ne mène pas très loin et qui fatigue auteur et lecteur. Daunou a voulu écrire l’histoire de la Convention dans un style à la Tacite, et il s’est arrêté au bout de quelques pages ; il ne s’en serait jamais tiré. Tacite, là où il est beau et où il se déploie, est un grand peintre ; il est même, a-t-on dit, le plus grand peintre de l’Antiquité ; mais j’ai tant de peine, je l’avoue, à comprendre chez lui certains contournements de pensée, qu’il m’est difficile de croire que ce soit là l’unique manière de bien dire, ou même l’unique manière de bien voir et de juger. Il creuse dans le mal, a dit Fénelon. L’histoire de l’Empire, telle que M. Lanfrey la veut, est celle qu’eût écrite Tocqueville : elle n’est pas venue. Jouissons de celle que nous avons et qui nous apprend tant de choses neuves, qui nous fait assister non seulement à tant de batailles, mais à tant de conseils, qui présente aux esprits les plus difficiles tant d’éléments exacts de jugement. Quelques lâches à relever çà et là dans le volume que je lis, quelques négligences qui se ressentent de la dictée et qui se corrigeraient d’un trait de plume, des hélas ! un peu trop prodigués, deux ou trois images de convention (lauriers, cyprès, par exemple) qui sont comme égarées dans ce style simple, ne sauraient faire oublier, je ne dis pas à l’homme impartial et sensé, mais à l’homme de goût, tant de pages vives, courantes, du français le plus net, le plus heureux, d’une langue fine, légère, déliée, éminemment spirituelle, voisine de la pensée et capable d’en égaler toutes les vitesses.
On a fait bien des Retours de l’île d’Elbe. Voulez-vous comparer ? Chateaubriaud a fait le sien ; il faut l’entendre, dans ses Mémoires, nous décrire ce prodigieux événement et s’efforcer d’en exprimer le grandiose à force d’images, il veut nous montrer Napoléon en marche, qui s’avance sans rencontrer d’obstacle : « Dans le vide qui se forme, dit-il, autour de son ombre gigantesque, s’il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l’attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d’Arcole, de Marengo, etc., etc… » Ceux qui aiment les images doivent être contents. Je les aime aussi, ou du moins je les ai aimées ; mais aujourd’hui je suis plus touché de la vérité seule. Je veux savoir comment tout s’est passé de point en point dans cette héroïque aventure, comment on a gagné Cannes, manqué Antibes, pourquoi on a suivi la route des montagnes, et comme quoi Sisteron n’était point gardé, et les défilés heureusement franchis, et le moment critique à La Mure en avant de Grenoble, et tout enfin, car aucun détail ici n’est indifférent. Au lieu de ce lion du Sahara qui m’éblouit, je suis content si je vois l’homme dans le héros et si je ne le perds pas de vue un seul instant. À peine débarqué et le soir à son bivouac près de Cannes, on amène à Napoléon le prince de Monaco qui passait par hasard en voiture sur la route. « Où allez-vous ? » lui demande Napoléon. — « Je retourne chez moi », répond le petit prince. — « Et moi aussi », répliqua Napoléon. De tels mots m’en disent plus que les comparaisons les plus gigantesques. M. Thiers les fuit autant que d’autres les cherchent, et il obtient son effet par des moyens qui sont à lui. Je ne connais rien en histoire de mieux exposé, de plus dramatique ni de plus complet que ces 160 pages, depuis le départ de l’île d’Elbe jusqu’à l’entrée dans Paris. Appelez cela un récit ou un tableau, peu m’importe ! Le but de l’art n’est pas de s’étaler. Et le moral y est-il donc absent ? Qui donc nous fait mieux assister que l’historien aux anxiétés, aux agitations contradictoires des chefs envoyés pour arrêter et combattre Napoléon ? L’âme tumultueuse de Ney y est démêlée et montrée avec une vérité saisissante, avec une connaissance supérieure de la nature humaine, au degré juste qui fait dire au spectateur charmé de l’évidence : C’est bien cela ! Si l’historien nous reporte à Paris au milieu des royalistes éperdus, que de portraits esquissés en passant ! jamais il n’a eu plus d’esprit qu’en peignant tous ces personnages de la cour de Louis XVIII et ce roi lui-même. La malice ou plutôt la gaieté du bon sens y perce sous l’indulgence. Le récit de ce qui se passe à Lille entre le roi fugitif, le duc d’Orléans, et les maréchaux Macdonald et Mortier, est d’une belle gravité.
Les deux livres qui exposent les immenses travaux de Napoléon pour régénérer l’intérieur et réorganiser la guerre, quoique le désastre (on le sait trop bien) soit au bout, laissent une impression tout autre et bien plus consolante au cœur de tout bon Français qu’on ne l’avait d’après les derniers historiens. M. Thiers fait mieux comprendre que personne cette époque convulsive, en partie énigmatique, qui évoquait et entrechoquait tant de noms étonnés de se retrouver ensemble, qui ralliait autour du nouveau trône impérial, dans un sentiment patriotique et sincère, les Sieyès, les Carnot, les Lecourbe, les Benjamin Constant. Il est plus jaloux d’expliquer que d’accuser la versatilité des hommes. Il croit enfin à la sincérité du grand homme, du héros apaisé et mûri, dans ce changement presque complet du système de gouvernement à l’intérieur ; et, par les preuves qu'il donne, par les nombreux témoignages qu’il produit, il obligera désormais, même les plus incrédules, à en passer au moins par la conclusion d’un éloquent orateur anglais (M. Ponsomby) : « Cet homme entier, incorrigible, n’était donc pas aussi immuable qu’on le disait ! » — Encore une fois, ce dix-neuvième volume est des plus neufs pour les faits comme pour les vues.