(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XIX. Réflexions morales sur la maladie du journal » pp. 232-240
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XIX. Réflexions morales sur la maladie du journal » pp. 232-240

Chapitre XIX.
Réflexions morales sur la maladie du journal

I

Des réflexions morales sont des réflexions sur les mœurs, et le journal est une de nos mœurs.

II

Toutes les mœurs naissent, croissent, imprévues et rapides : vous diriez le succès d’un paradoxe. Elles, s’imposent, s’embourgeoisent, en apparence impérissables. Mais tout seul le temps le désagrège, capricieux et protecteur d’inédit. Ainsi nos contemporains voient s’émietter le journal, et nos petits-neveux l’enterreront.

III

Qu’il soit malade, cela va sans dire et il suffit de regarder. Les Colloques du matin ont cessé de paraître. L’Almaviva tente de plaire davantage avec six pages qu’avec quatre. La plupart diminuent leur prix de moitié. On veut vendre à perte, pourvu qu’on vende. La publicité est là heureusement pour parfaire la balance. Mais la publicité elle-même est malade. Un matin la caisse est vide. On cherche un bailleur riche, naïf ou vaniteux, qui paye le papier et l’imprimeur. Ou bien on prie César et ses ministres d’accorder quelques subsides. On offre à Ferdinand, qui n’ose dire non, d’admirer tout haut ses projets, à Ferdinand qui emprunte les épargnes privées pour dessécher des marais dans les Indes. Mais la mauvaise fortune s’abat sur lui, il tombe lourdement, on lit ses comptes, et le journal est aux galères.

IV

Eugène était habile, il écrivait pour les petits et contre les prêtres. Ses affaires, d’abord brillantes, périclitèrent : on se lasse des meilleures injures. Il joignit alors à son journal un supplément où toutes les gravelures récentes étaient diligemment recueillies. On l’acheta quelques mois, mais son succès ne se maintint pas longtemps : on se lasse des pires ordures. Eugène fut saisi et vendu, car, quand la gazette ne se vend pas, on vend le gazetier. Pourtant Eugène était habile, et en songeant à sa fortune les autres s’étonnent et s’effrayent.

V

On n’achète rien davantage que Le Réfractaire : voilà au moins un journal favorisé. Non, car on n’y lit que les pamphlets d’Henri : ainsi le succès va au journaliste et pas au journal, qui mourrait demain si Henri mourait.

VI

L’obligation du cautionnement fut levée ; on supprima le droit de timbre ; le parlement abrogea les impôts sur le papier ; l’ingéniosité des mécaniciens livra à bon marché les presses rotatives, sécheuses et plieuses : le métier fut à la portée de tous, la concurrence chaque jour s’accrut, et elle n’est l’âme que du commerce : le journal se fit boutique.

VII

Les magasins se notifient par des enseignes démesurées semblablement, des journaux arborèrent les raccrocheuses manchettes : elles n’ont rien de commun avec celles de Buffon. Leurs grosses lettres sollicitent le sou du passant : elles résument, elles promettent une grave nouvelle. Il en faut chaque soir une autre. Rien, par hasard, ne s’est-il passé depuis la veille ? on imprime : silence inquiétant, ou encore la mort du czar. Les badauds s’arrachent les feuilles et n’y trouvent qu’un article rétrospectif sur la mort d’Alexandre Ier.

VIII

À la tête d’une maison de commerce il faut un homme d’affaires.

IX

De très antiques confrères parlaient de sacerdoce. C’était trop dire : le journal n’avait point de dogmes à défendre ; mais il avait des principes. On savait dans chaque maison pour quelle cause on écrivait. Nous avons changé tout cela. Parlez de principes et de cause à qui vous voudrez de nos directeurs, il vous demandera de quelle province vous arrivez.

X

On peut comparer les têtes d’autrefois et d’aujourd’hui. Les frères Berthold faisaient les Colloques respectables ; Émile et Armand, du haut de leurs tribunes, poursuivaient des querelles célèbres ; Polydore savait répandre à millions sa petite gazette ; le talon-rouge Louis et Jules le libertin flétrissaient vivement la médiocrité du sceptre. Ces hommes dirigeaient et écrivaient. Auprès d’eux pâlissent les patrons du jour. Voyez-les : Anastase et Sosthène ne sont qu’habiles brasseurs ; Luc se perd en basses affaires ; Antonin ignore le monde et Moïse le connaît trop ; Edmond, Édouard et Charles gardent l’allure basse des prisons où ils séjournèrent. Et aucun ne tient une plume.

XI

Il est assuré qu’on a trop pris le lecteur pour un sot frivole, à qui répugnerait tout aliment solide. « Faites-moi un Claude-Bernard léger », disait un éditor à son chroniqueur, le jour qu’on élevait la statue de cet extraordinaire penseur.

XII

Voulant joindre tous les agréments, ce journal s’intitule politique et littéraire. Mais qui se passionne à la politique ? Quelques milliers de professionnels, au plus. Et aux lettres ? À peine autant. Pour satisfaire le plus grand nombre, les faits-divers suffiraient avec le courrier des tribunaux.

XIII

Une étrange idée fut de confier la besogne des journalistes à des littérateurs. Le mobile évident des directeurs fut d’accréditer leur marchandise par des signatures célèbres. On eut pour un sou François et Théodore, Armand et Catulle. Mais on n’en eut que pour un sou. Parce qu’ils excellaient au poème lyrique, il ne s’ensuivait point qu’ils discourussent congrûment des choses de la ville ou de l’État. Maintenant on ne leur demande guère que de courtes fictions ; elles sont souvent bâclées, elles sont souvent excellentes, mais on ne lit guère plus celles-ci que celles-là. On regarde un journal, on le parcourt, on ne le goûte point. Il doit donner sur les faits du jour d’immédiates clartés, rien de plus. Alors qu’y viennent faire tous ces contes ?

XIV

L’ancien journaliste, généralement expulsé par les écrivains fameux et les anonymes reporters, n’était pas une figure sans intérêt. Il touchait au monde politique, savait les dessous des gens en place, les faisait transparaître. Il était le gazetier très curieux et un peu indiscret des ruelles et des coulisses. Il contait sans moraliser. Avant tout il était gai. De ces aimables nouvellistes il ne nous reste qu’Aurélien.

XV

Ils sont trop à vouloir vivre sur le même papier. Autrefois, une douzaine de personnes dont quelques-unes pouvaient avoir du talent, et avec qui les autres marchaient bien d’accord rédigeaient ensemble un journal, sur une grande table, où chacun avait sa place marquée. On pouvait dire que ces hommes collaboraient. Aujourd’hui, ils sont trente et plus par maison qui, à jour fixe, envoient par la poste leur conte ou leur chronique. Au lieu d’un organe vivant, vous avez une anthologie sèche. Il n’est plus que les reporters qui vivent dans l’atmosphère d’un journal, aussi en sont-ils les gens importants.

XVI

Quand on ne faisait point rédiger les journaux par des littérateurs bien connus, un financier parlait de la bourse ; un économiste, des tarifs ; un boulevardier, des petites femmes ; et un écrivain, des livres. En notre ère de publicité ce coin de la critique est presque partout désaffecté et pour cause. Car on écrit encore touchant les livres, et rien n’est plus aisé à un poète de génie que d’être louange dignement : un premier-Paris lui coûte mille écus, et un écho trois cents livres.

XVII

La réclame a si bien tout envahi qu’on paye cher même des invectives. Des feuilles ultramontaines, dûment stipendiées, publient ces petits filets : « Sans doute Gros-Pierre, le secrétaire d’État, est un homme suspect, sinon taré, puisqu’il est de la fripouille démocratique : néanmoins faut-il reconnaître que sous son administration d’utiles réformes s’opèrent au ministère de la Ficelle-Rouge. » Vienne à tomber le cabinet dont Gros-Pierre est un des ornements, un favori nouveau en édifie un autre, et composant son personnel, il se dit : « Conservons toujours Gros-Pierre, puisque les ennemis du pouvoir sont contraints d’avouer sa valeur. » Gros-Pierre garde son portefeuille ; il a bien placé son argent.

XVIII

Si les journaux sombraient, les gourmets de polissonnerie n’auraient plus le Valmont ni le Faublas. Mais on leur composera d’ingénieux magazines, pleins jusqu’aux bords de gaudriole et d’obscénité, ces petits cahiers qu’à Bruxelles on appelle les prohibés.

XIX

Il se pourrait que la publicité, après avoir longtemps nourri le journal, finît par le dévorer. On a fait le grand journal à un sou, on fera le journal pour rien, où les réclames ne seront plus le complément du texte, ou au contraire le texte sera le supplément gracieux des annonces. De hardis industriels, fabricants de chocolats, constructeurs de vélocipèdes, éditeurs de pastilles, s’uniront pour répandre leur publicité à dix millions d’exemplaires. Chaque jour ils enverront l’éloge de leur produit : ils y joindront pour les gens d’affaires un bulletin des valeurs et des marchandises, pour les hommes de sport les comptes rendus des hippodromes, pour les oisifs la chronique du monde et du théâtre. Un bonhomme de la Vie de Bohème, afin de s’épargner l’achat des gazettes, demandait chaque matin à son portier informé les nouvelles de la santé du roi, de la pluie et du beau temps ; c’est à peu près ce que chacun se contentera d’apprendre, surtout lorsqu’il n’en coûtera rien. Ainsi le journal disparaîtra : un bon prospectus en tiendra l’office.

XX

— Vous êtes un docteur Tant pis.

— Pas tant que cela, confrères, puisque en fin je reconnais que la maison durera bien toujours autant que nous.