Chapitre XVI.
Consultation pour un apprenti romancier
À mon journal, j’ai reçu une lettre d’une abonnée de Boussac (Creuse) : elle réclame un avis un peu confidentiel. Son garçon a du goût pour la lettre moulée. Au juste, comme il a passé son baccalauréat et séduit une fille de chambre, il se croit mûr pour le roman. Madame sa mère de qui j’ai la toute confiance s’enquiert, près de moi : « L’enfant doit-il aborder la carrière ?… Indiquez-moi avec précision les qualités et de fond et de forme indispensables au métier de romancier… alors nous verrons. »
La réponse est délicate. Ce jeune homme semble avoir des atouts pas à dédaigner. Triompher à la table du bachot tout ensemble et dans le lit de sa bonne atteste une expérience littéraire et un us féminin d’une valeur petite, mais réelle. D’excellents confrères ont réussi avec de moindres ressources. À la vérité, mon maître et ami Oscar Méténier méprise le baccalauréat, mais ne sentez-vous pas une pointe de mélancolie dans son irrespect ? Et d’autre part, si M. Victor du Bled n’a jamais chiffonné que l’histoire de France de Dauban, si, malgré son âme lamartinienne, il n’osa jamais s’essayer dans la fiction personnelle, cette lacune de son éducation n’y est-elle pas pour beaucoup qu’oncques il ne manqua de respecter aucun pucelage, y compris hélas le sien ?
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Il est précieux que le jeune homme de Boussac n’ait pas poussé ses études à un degré excessif. Les réminiscences ne l’encombreront guère : sans vergogne il découvrira le roman d’une bourgeoise de province mal amusée par son mari, qui sera médecin par exemple. Un médaniste me confiait, dans le sourire de sa sagesse ingénue : « Moi, j’écrirais Peau d’Âne que je croirais l’inventer. » — Laissez vierge, mon jeune ami, votre mémoire littéraire. Voilà la rose qu’il faut sauver !
Quant aux lectrices qui achalandent-les rédacteurs en vogue de nos meilleures librairies, pourquoi ne les sauriez-vous point conquérir, comme vous avez fait votre chambrière : à la hussarde ? Ne rêvez point que de celle-ci et de celles-là les psychoses soient bien diverses. Il n’est pas tant de manières d’éjouir le sexe, et vous semblez bon drille à le chatouiller.
Vous insinuerai-je, Monsieur et futur Confrère, des considérations plus graves ? Sans doute il serait heureux que vous possédassiez un tempérament artiste, c’est-à-dire amateur de la vie, amateur de ce qui est. Le mauvais artisan fait faux, et donc inexistant parce qu’il n’aime pas assez la vie (les arbres, les rues, les calculs, les têtes…) pour en pénétrer le sens : on ne comprend qu’en aimant. Le fruit sec, le cœur sec n’aime pas et n’entend pas : quand il répète, il joue faux.
Ainsi je me féliciterais que la nature vous ait créé — non seulement narrateur, soit enclin à formuler, pour les sentir plus largement et mieux en détail, les légendes écloses en votre imagination — mais encore, et auparavant, et éminemment voyeur (pour ne pas dire sensuel ou sensible, mots dont la signification s’est trop épandue), oui, regardeur, écouteur, gourmet, nez fin, avec toutes ces particularités compliquées de mémoire (souvenir des paysages, gestes, odeurs, etc.), à seule fin que se manifestent en réalités immédiatement reconnaissables lesdites cérébrales éclosions.
[Nota. Cette nécessité de la ressemblance ne vise pas à satisfaire les curieux de constater « comme c’est bien imité ». Non. Seulement, si l’artiste nous veut communiquer, eh ! eh ! un état d’âme, il sied assez qu’il nous le suggère, qu’il nous y prépare par un état de choses. Et si ces choses sont bâties de chic, comment les reconnaître, et donc, etc.]
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Maintenant, madame votre mère parle de la forme et du fond. Tenez de suite qu’opposés ces termes sont vides de sens. Il faut savoir sa grammaire et son vocabulaire sur le bout du doigt et jongler avec. Pour le reste, assurez-vous qu’une pensée loin conduite et possédée jusqu’en ses recoins ne peut s’exprimer sottement. Au contraire, un morceau apparaît-il, au superficiel abord, de quelque valeur mentale, mais d’une écriture fâcheuse ? N’en doutez, mie, cette médiocrité du style accuse la faiblesse d’un esprit incapable de coordonner et de hiérarchiser les idées élémentaires, la pauvreté d’une pensée gonflée mais anémique. Saint-Pol-Roux conciserait : « Les défaillances des syntaxes affichent les anévrismes des concepts. »
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Mais de quels scrupules, Monsieur, vous embarrassé-je ? Que vous vous développiez probe écrivain ou mauvais gâcheur, qui donc s’en apercevra ? Il y a un an ou deux, l’on disait couramment et des hommes célèbres émettaient aux diners de La Plume que : « La critique serait morte si les rédacteurs des revues indépendantes ne tenaient haut et ferme, etc. » Or voici que M. Léon Daudet, dont on ne saurait suspecter la foi ni la compétence sans émulsionner les familles Daudet, Hugo et Dorian, voici que ce Swift du Kamchatka nous révèle la vénalité foncière des critiques les plus jeunes et les plus sévères. Alors quoi ? Et, faute de mieux, à qui complaire sinon au chef de vente ? Pour ce, vous savez la recette : à la hussarde !
Envoyez-moi, quand vous l’aurez écrit et imprimé, votre premier roman dûment dédicacé. Je serai touché du souvenir. Mais il est un hommage plus utile, n’oubliez pas alors de le rendre. Allez à la gare Saint-Lazare, montez droit au pavillon des journaux. Demandez son nom à la préposée, et achetez-lui un exemplaire de votre roman. Écrivez alors de votre plus distinguée anglaise : À Madame Machut, respectueusement, et signez. Vous pensez si la bonne femme chauffera le débit. Ne vous arrêtez pas à Madame Machut, recensez libraires et gérantes, poursuivez votre gracieuse tournée de gare en gare, semez les envois d’auteur ; vous m’en direz des nouvelles. L’idée n’est pas de moi, elle est d’Étienne Lechevin qui s’en trouve à merveille.