II
Lorsque l’abbé de Saint-Pierre fut élu par MM. de l’Académie française à la place de M. Bergeret, secrétaire du cabinet du roi, il n’avait rien écrit, ou du moins il n’avait rien fait imprimer ; c’est un avantage qu’il ne garda pas toujours. On entrevoit par un mot de M. de La Chapelle, chancelier de l’Académie, qui lui répondit le jour de la réception, que l’abbé avait sollicité les suffrages avec beaucoup d’empressement : non content de sa charge d’aumônier de Madame, il avait vu dans la place d’académicien l’entrée à un nouveau spectacle, et sa curiosité n’y avait pas tenu. Il s’imaginait aussi qu’il pourrait être fort utile à l’Académie quand il en serait ; de là un redoublement de zèle. Fontenelle et les modernes, qui avaient à prendre leur revanche du discours de La Bruyère et de la préface très vive qu’il y avait jointe, firent l’élection de l’abbé de Saint-Pierre : pour eux, c’était un auxiliaire et un renfort ; pour les autres, ce n’était alors qu’un abbé de cour, de mœurs douces et polies, et assez grandement apparenté. Saint-Simon, qui s’est donné carrière en toute rencontre sur le frère aîné de l’abbé et sur les Saint-Pierre, comme il les appelle, indiquant que l’abbé et ses frères étaient cousins germains, par leur mère, du maréchal de Bellefont, ajoute : « Voilà une parenté médiocre, on sait en Normandie quels sont les Gigault (Bellefont). » Mais de loin cela nous paraît être de fort bonne maison, et l’on en jugeait ainsi, même sous Louis XIV, à deux pas de Saint-Simon.
Si l’abbé avait été un homme de lettres déjà connu par des ouvrages imprimés et publics, il aurait eu maille à partir avec l’Académie dès le jour de son entrée, à cause de son orthographe. La sienne, telle qu’il l’établit et la pratiqua dans tous ses livres, est en effet une orthographe toute rationnelle, purement et simplement conforme à la prononciation, qui rompt en visière à l’étymologie et qui ne tient aucun compte de l’usage.
Exemple. — Écrivant dans sa vieillesse un parallèle de Thémistocle et d’Aristide comme modèle pour perfectionner les Vies de Plutarque, il adresse ce petit écrit à Mme Dupin, femme du fermier général, l’une des quatre ou cinq jolies femmes de Paris qui s’étaient engouées de lui, et il lui dit dans sa lettre d’envoi :
Voilà, madame, Aristide et Témistocle dont j’ai comancé la vie dans ce charmant séjour que vous habitez (à Chenonceaux) ; vous les trouverez écrites suivant ce nouveau plan que je vous propozai un jour sur les bords du Cher dans une de nos promenades filozofiques où vous trouviez tant de plézir…
J’avoue que j’eus une grande joie de voir ainsi qu’à votre âge, et avec les charmes de la jeunesse, vous étiez capable d’estimer le sansé, lorsque tout ce qui vous anvironne n’estime que l’agréable présant, au lieu que l’utile ou le sansé ne regarde que l’agréable futur.
C’est avec cette orthographe et cette diction qu’il ne laissait pas cependant de plaire à quelques-unes de ces dames qui se piquaient de philosophie. Et puis les raisons, dès qu’on se prêtait à les entendre, ne manquaient pas.
M. Marle, de nos jours, a su rendre presque ridicule cette espèce de réforme qui, dans une certaine mesure, avait reçu l’approbation de plus d’un grammairien philosophe au xviiie siècle et même au xvie . On ne cesse d’opposer à toute réforme de l’orthographe le vers d’Horace sur l’usage, maître absolu et seul régulateur légitime du langage : « Quem penes arbitrium est… »
Cela est vrai des mots mêmes qui sont mis en circulation plus que de la manière de les écrire. Il y a d’ailleurs à dire qu’en de certains cas on peut, quand on est un tribunal autorisé, donner une légère impulsion à l’usage. Ainsi, pour ces trois mots qui viennent du grec et qui en restent tout hérissés en français : ophthalmie, phthisie, rhythme, quel mal y aurait-il d’en rabattre un peu et de permettre d’écrire, non pas oftalmie, ftisie, ritme, ce serait trop demander en une seule fois, mais au moins et par manière de compromis, ophtalmie, phtisie, rythme ? Je crois savoir que M. Firmin Didot, qui n’est pas un utopiste et qui sait le grec, aurait fort envie d’imprimer ces mots plus simplement dans une nouvelle édition revue et corrigée du dictionnaire de l’usage, telle qu’on l’attend et qu’on l’espère bientôt de l’Académie française après un quart de siècle d’intervalle. C’est ainsi que dans le cours des années, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, les idées de l’abbé de Saint-Pierre obtiennent des moitiés ou des quarts de satisfaction. C’était, en tout sujet, un presbyte qui voyait de loin, nullement de près.
L’abbé de Saint-Pierre fit peu parler de lui pendant vingt ans, jusqu’à la mort de Louis XIV ; il était occupé en silence, et avec une bonne fois parfaite, du perfectionnement de ses idées et de l’accroissement graduel de sa raison. Il se préparait pour le jour de la propagation prochaine qui ne pouvait tarder bien longtemps. C’est dans cette période de sa vie, j’imagine (car je ne vois pas d’autre moment où placer convenablement cet épisode) que le digne abbé, qui avait d’ailleurs des mœurs pures, mais non pas dans le sens strict de sa profession et de son ministère, paya son tribut à la faiblesse humaine. Rousseau, qui nous l’apprend, n’indique pas toutefois le nom et la condition de la personne qui fit commettre au premier aumônier de Madame cette grave infraction à ses habitudes flegmatiques et régulières. Après avoir marqué le caractère singulier de la bienfaisance constamment prêchée et pratiquée par l’abbé, qui n’était point celle d’un cœur sensible et tendre, mais qui procédait avec méthode au nom d’une raison sincère et convaincue : « Il avait aimé pourtant, ajoute-t-il : c’est un tribut que l’on doit payer une fois à la folie ou à la nature ; mais quoique cette folie n’eût point porté d’atteinte à sa raison universelle, sa raison particulière en avait tellement souffert, qu’il fut obligé d’aller dans sa province réparer, durant quelques années, les brèches que ses erreurs avaient faites à sa fortune. »
On n’en sait pas plus long sur les fredaines de l’abbé de Saint-Pierre, et sans Rousseau on n’en aurait rien soupçonné. En plaidant plus tard contre le célibat ecclésiastique, l’abbé n’était donc pas tout à fait aussi désintéressé qu’on l’aurait cru dans la question46.
L’abbé était connu d’ailleurs pour n’aimer personne en particulier ; il embrassait trop le genre humain en masse pour se resserrer ainsi dans un choix unique. En utopiste logique et conséquent, ce qui l’occupait avant tout, c’était l’ensemble et l’enchaînement de ses chères idées, desquelles devait immanquablement résulter la félicité universelle. S’il avait été père, il eût été homme à répondre comme cet utopiste moderne à un ami qui, après une longue absence, lui demandait d’abord : « Comment va ta fille ? » L’utopiste, étonné et presque formalisé de la question, recula de deux pas en s’écriant : « Et tu ne me demandes pas comment va mon idée ! »
Ceci pourtant eût été trop vif de geste pour l’abbé de Saint-Pierre, qui y allait à pas comptés et avec plus de bonhomie. Il commença à se déclarer comme écrivain politique par son Projet de paix perpétuelle (1713), et surtout par son Discours sur la Polysynodie ou pluralité des conseils (1718). Le premier acte d’opposition à Louis XIV, et le seul possible, lui vivant, c’était de parler paix, paix européenne perpétuelle, et d’aller renouer la tradition monarchique au nom populaire de Henri IV. Le second acte, possible seulement au lendemain de sa mort, était d’écrire contre le despotisme et le gouvernement personnel d’un seul. L’abbé de Saint-Pierre ne manqua ni à l’une ni à l’autre de ces manifestations. La première parut innocente et fit sourire le petit nombre de ceux qui la remarquèrent ; la seconde amena un furieux éclat dans un certain public et au sein de l’Académie.
Cette exclusion de l’abbé par ses confrères a été tant de fois racontée que j’en fais grâce. Le vieux parti de Louis XIV, battu partout ailleurs, prit sa revanche là où il était encore maître. Le cardinal de Polignac, en dénonçant l’abbé (qui avait été un moment son secrétaire d’ambassade) comme un blasphémateur laps et relaps envers la mémoire de Louis XIV, crut s’honorer par cette explosion de fidélité posthume ; et en même temps on n’était pas fâché, quand on n’aimait pas le Régent, de frapper un homme de sa maison, ou du moins de la maison de sa mère, et qui logeait dans le corridor même du Palais-Royal. Le bon abbé, dans cette condamnation où l’on ne voulut pas l’entendre, n’eut pour lui, au scrutin secret, qu’une seule voix, celle de Fontenelle. Le duc de La Force, un singulier académicien, eut le front de dire un jour à l’abbé, Fontenelle présent, que cette voix unique, cette boule blanche était la sienne. Fontenelle, qui en général s’étonnait peu, fut étonné de cette impudence du duc et pair. Le Régent, auquel on déféra un moment cette affaire et qu’une députation de l’Académie alla trouver dix-huit mois après la sentence, pour savoir s’il y avait lieu à révision, envoya à peu près promener messieurs des quarante. Il aimait et estimait le bon abbé et n’avait pas à un haut degré le culte de Louis XIV ; il aurait autant aimé que l’Académie revînt sur sa première décision ultra-royaliste sans le consulter, et qu’elle lui fit grâce de cette tracasserie mesquine. « Lavez votre linge sale en famille, messieurs » ; il ne dit pas la chose, mais c’était le sens.
Rejeté de l’Académie française et non remplacé ; l’abbé de Saint-Pierre n’en fut pas plus mortifié qu’il ne fallait. Il retrouva quelques années après une compagnie plus à son gré dans la société de l’Entresol (1725), vrai berceau d’une Académie des sciences morales et politiques. Il y était dans son milieu, et elle semblait faite exprès pour lui donner un cercle d’auditeurs et même d’adeptes. Le marquis d’Argenson était un disciple en tout du bon abbé, et qui ne s’ennuyait jamais de l’entendre. Mais l’abbé de Saint-Pierre ne portait pas précisément bonheur à ce qu’il touchait. Un jour l’Εntresol, trop chargé de politique, croula. Ainsi chassé d’une académie, ayant eu une autre académie tuée sous lui, l’abbé, toujours serein et impassible, continua d’écrire tous les matins ses idées, de les lire tous les soirs à qui voulait l’entendre (ne fût-ce qu’à une jolie femme), et d’échec en échec, il ne laissa pas de dire : « Patience ! nous croissons du côté de la raison. »
Ses idées, convenons-en (et notre ton médiocrement respectueux l’a déjà assez indiqué), ne sont jamais grandes ; un bon nombre, quoique très inégalement sont utiles et justes. Ne lui demandez ni élévation ni profondeur ; ce n’est pas un Sieyès, ce n’est pas un Hegel que l’abbé de Saint-Pierre ; ce n’est pas un de ces penseurs difficiles à qui l’expression manque. Il a de l’esprit certainement, il a de la finesse, il n’a nul génie ; et s’il voit de loin, je l’ai dit, c’est par une sorte d’infirmité, c’est qu’il est presbyte. Il n’y a de mérite à voir de loin que si l’on n’est pas tout à fait aveugle de près. Ne l’appelez pas un vaste cerveau ; le sien en est réduit, si j’ose ainsi parler, à quelques fibres élémentaires, mais très nettes, très déliées et tenaces. En fait, ses idées sont simples, en général utiles, et même pourraient devenir praticables à la longue ; c’est sa méthode qui paraît à bon droit bizarre, baroque, puérile et enfantine. Il énonce une chose juste, il propose une réforme utile, vous l’approuvez, il n’est pas content : pour la mieux établir et pour vous convaincre à satiété, il va s’amuser à énumérer les objections les plus futiles, se donnant le plaisir de les réfuter à son aise, une à une, premièrement, secondement…, vingt-huitièmement… Il ne s’arrêtera qu’après nous avoir accablés ; il tient à rester victorieux jusqu’au bout sur le papier, et à dormir sur le champ de bataille : dormir est bien le mot, surtout pour le lecteur. Il réglemente, avec une minutie comique, ce qui est encore à l’état de rêve et qui n’a chance d’arriver que dans le palo-post futur. À côté d’une idée saine et recommandable, il en aura une ridicule. J’ouvre au hasard un de ses volumes : Projet pour rendre les chemins praticables en hiver… Projet pour renfermer les mendiants (pour l’extinction de la mendicité)… bien. — Avantages que doit procurer l’agrandissement continuel de la ville capitale d’un État… bien, très bien. Il devrait être content aujourd’hui. — Projet pour rendre l’Académie des bons écrivains plus utile à l’État… bien encore ; il a l’idée du lien entre les diverses Académies, l’idée de l’Institut. Mais à deux pas de là, on va me citer ce qui a l’air d’une mauvaise plaisanterie : Projet pour rendre les ducs et pairs utiles… Moyen de rendre les sermons utiles…. C’est tout un pêle-mêle. Présenté aujourd’hui par extraits, il a pour nous le mérite d’avoir vu d’avance des choses qui sont en partie arrivées ou qui ont l’air de vouloir se réaliser un jour ou l’autre. Est-ce à dire que le bonhomme y aura le moins du monde contribué ? Il faudrait pour cela avoir eu influence, et il n’avait rien de ce qui la donne, et il avait, au rebours, tout ce qui l’annule ou la compromet. Ces choses sont arrivées quoiqu’il les ait dites et précitées. On n’était jamais tenté d’aller prendre une idée chez lui, il n’en a inoculé aucune ; il n’avait pas l’ingrès (ingressus), comme le disait un jour Leibnitz, et pour parler français ses idées ne sont pas entrantes. Il avait le contraire de ce qui insinue ou de ce qui autorise. Voltaire, en quatre pages intitulées : Ce gu’on ne fait pas et ce qu’on pourrait faire 47, et où il conseille en badinant, a plus fait pour donner le goût des améliorations sociales et d’une civilisation perfectionnée, que l’abbé de Saint-Pierre en ses trente volumes. Dans ces mêmes pages (il faut être juste), Voltaire lui attribue pourtant l’honneur d’avoir fait substituer, à force d’avertissements, la taille tarifée à la taille arbitraire ; il revient encore ailleurs sur ce bienfait public dû aux travaux de l’abbé et sur le résultat qu’il obtint en cette seule matière. On a même quelques lettres d’intendants de province qui font foi à cet égard.
Voltaire aime à prêter à l’abbé de Saint-Pierre ; il en parle diversement, et bien ou mal, selon l’occasion. Il l’appelle une fois « cet homme moitié philosophe et moitié fou ». Il le cite souvent, le réfute, s’en moque, s’en sert, lui arrange son Credo, le lui aiguise, le lui émoustille, et glisse ses propres pensées sous son nom. Être lu et traduit par un homme d’esprit comme Voltaire, c’est tout profit pour l’abbé ; il devient alors un 48 vrai répertoire d’idées, même pratiques, et c’est en ce sens qu’il a pu influer indirectement.
Voltaire l’a rencontré une fois en face et a eu affaire à lui comme adversaire pour l’histoire du règne de Louis XIV, que l’abbé s’était avisé d’écrire. L’abbé était trop l’homme de sa propre idée pour pouvoir être un bon historien ; il était le plus éloigné de la condition voulue par M. Thiers, de l’intelligence, qui consiste à entrer dans l’esprit des situations et dans les vues des hommes d’État, nécessairement différentes selon les époques. Lui, il raisonne, il moralise et abonde à cœur joie en son sens unique. La nature l’avait fait singulièrement impropre entre tous à sentir une époque brillante où se déploie le génie des beaux-arts. Il n’entend rien à Colbert et ne lui tient nul compte des grandes et patriotiques entreprises qu’il eut l’adresse de faire adopter au jeune roi pour l’honneur de la nation. Ces mémoires ou Annales politiques de l’abbé « n’ont rien de curieux, dit Voltaire, que la bonne foi grossière avec laquelle cet homme se croit fait pour gouverner ». Voilà comme il le traite les jours où le malappris s’avise de venir chasser sur ses terres. À force de chercher son homme vertueux, l’abbé ne comprend rien au grand homme, à l’homme de génie, quand il le rencontre. Dans sa manie d’éducabilité, il croyait qu’on arrivait à acquérir l’équivalent du génie, vers l’âge de cinquante ans, à force d’avoir assisté à des conférences. Il dira platement du Grand Condé : « S’il eût eu la patience de M. de Turenne, et si M. de Turenne eût eu la supériorité d’esprit de M. le prince, ils n’auraient jamais pris parti contre le roi, et tous deux seraient parvenus à être de grands hommes ; au lieu qu’ayant injustement contribué à déchirer leur patrie et à lui causer de grands maux par des guerres civiles, ils ne pourront jamais être mis par les connaisseurs qu’au rang des hommes illustres. » Le bonhomme n’est pas même content de M. de Turenne, lequel n’était pas assez Aristide pour lui. Mais si Bossuet pourtant s’oublie dans une oraison funèbre jusqu’à faire de l’ancien secrétaire d’État Le Tellier, de cet homme d’esprit doucereux et fin, une majestueuse figure de chef de justice et un pendant de L’Hôpital, on n’est pas fâché d’entendre l’abbé de Saint-Pierre réduire la figure à ses justes proportions, et mettant, comme on dit vulgairement, les pieds dans le plat, nous dire crûment :
Il (Le Tellier) n’eut durant sa vie que le même but qu’ont les hommes du commun dans la leur, et ce but fut d’enrichir sa famille et d’augmenter son pouvoir tous les jours par des charges, par des emplois, par des alliances, par des richesses, par des dignités et surtout par la faveur du roi.
Pour moyens d’y arriver, il n’eut que deux maximes principales, qu’il suivit constamment et exactement tous les jours : c’était d’étudier mieux que ses rivaux toutes les choses qui déplaisaient à celui qui gouvernait, pour les éviter, et toutes les choses qui lui plaisaient et celles qui lui plaisaient le plus, pour les rechercher avec soin dans l’étendue de son ministère. Le second fut de détruire finement, doucement et lentement dans l’esprit du maître, tous ceux qui entraient en quelque faveur.
Un ministre général (un premier ministre) ne pouvait pas souhaiter un valet plus assidu, plus attentif à le louer et à lui plaire, etc.
Mais assez ! n’allons pas trop citer de l’abbé de Saint-Pierre : il a ce malheur des écrivains sans style, il ne supporte pas la citation.
Pour lui trouver de l’esprit (et il en avait), il faut ne le prendre qu’à toutes petites doses et sur des mots qui lui sont échappés. Un jour qu’il venait d’entendre Mme de Talmont une femme du monde qui parlait bien et pensait peu : « Mon Dieu ! remarqua-t-il par un retour sur lui-même, que cette dame ne dit-elle ce que je pense ! » — On sait son mot à Mme Geoffrin qui, après une soirée passée entre eux deux en tête-à-tête, et où elle avait tiré de lui tout le parti possible, lui faisait compliment : « Je suis un mauvais instrument dont vous avez bien joué. » — Âgé de quatre-vingt-cinq ans et près de sa fin, il répondit à Voltaire qui lui demandait comment il considérait ce passage de la vie à la mort : « Comme un voyage à la campagne. » — Avec une suite de ces mots-là on ferait de lui un portrait agréable et un peu menteur.
Sa religion mérite bien qu’on en dise un mot. Elle a son originalité dans sa fadeur. Cette religion évangélique purement morale, dans laquelle le prêtre n’est plus qu’un officier de bonnes mœurs et un agent de bienfaisance ; où l’on espère passionnément en l’autre vie, même quand on n’en est pas très sûr, mais parce que c’est une croyance utile et salutaire ; où le curé en cheveux blancs, qui ne sait que donner et pardonner, ressemble à un bon père de famille souriant selon la maxime que « l’air gracieux et serein doit être la parure de l’homme vertueux » ; cette religion du curé de Mélanie et à la Boissy-d’Anglas, religion de tolérance, de doute autant que de foi, et où l’arbitre du dogme ne trouve à dire à son contradicteur dans la dispute que cette parole calmante : « Je ne suis pas encore de votre avis », comme s’il ne désespérait pas de pouvoir changer d’avis un jour ; ce théisme doucement rationalisé et sensibilisé, à ravir un Bernardin de Saint-Pierre et à attendrir un Marmontel, n’est pas du tout la religion de Fénelon, comme on l’a souvent appelé, mais c’est bien la religion de l’abbé de Saint-Pierre. Il n’a cessé de broder là-dessus de petits sermons de morale théophilanthropique. Il a surtout rassemblé les principaux points de sa doctrine dans le portrait d’Agaton, archevêque très vertueux, très sage et très heureux ; c’est son vicaire savoyard à lui, et, s’il a échappé aux tracasseries du Parlement et de la Sorbonne, c’est qu’on ne le lisait pas et que, de son vivant, personne ne le prenait au sérieux. D’Argenson a raconté sur la fin de l’abbé une anecdote plus piquante que tout ce que celui-ci a dit de son Agaton. Il était à l’article de la mort (1743) et venait de remplir ses devoirs de chrétien, en présence de sa famille et de ses domestiques. Tout à coup se ravisant, il fit rappeler le curé et lui dit qu’il n’avait à se reprocher que cette dernière action, qu’il n’avait jamais trahi la vérité qu’en cette occasion, en feignant, par complaisance pour les siens une certitude qu’il n’avait pas : en un mot il se confessa de s’être confessé. Tant il est vrai que le bonhomme devait avoir de ce qui fait sourire, jusque dans l’instant suprême !
La réputation de l’abbé de Saint-Pierre s’est relevée de nos jours. Les écoles avancées et progressives sont allées chercher dans ses écrits des pensées à l’appui de leurs espérances ; les économistes ont pris plaisir à y relever les vues utiles et les projets d’améliorations positives. On lui a tenu compte de toutes ses bonnes intentions, et il est plus accepté aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été, sans avoir plus de chance d’être lu. On cite de lui, par-ci par-là, des phrases et des mots ; cela suffit. On le prend en gros comme le représentant d’un dogme et comme une de ces figures qui se détachent de loin dans une avenue. On aimerait, pour inscription ou pour épitaphe, à en rester avec lui sur le mot charmant de Saint-Simon : « Il avait de l’esprit, des lettres et des chimères ». Mais ce serait une conclusion trop flatteuse et qui le rapprocherait beaucoup trop de Fénelon. Les lettres sont précisément ce qui lui a manqué ; il lui a manqué d’être un sage véritablement aimable.
Pour ceux qui y regardent de près et qui tiennent à voir les hommes tels qu’ils ont été, sans se contenter de l’à-peu-près des statues, une petite question se pose et revient toujours, bon gré mal gré, dès qu’on s’occupe de ses œuvres et de ses mérites : Était-il donc aussi ennuyeux à écouter qu’à lire ? Bien des gens au xviiie siècle et depuis ont essayé de soutenir que non ; il est fâcheux pour sa mémoire que La Bruyère de prime abord ait répondu oui.