Chapitre XIV.
La commedia dell’arte au temps de Molière (à partir de 1662)
Les Italiens revinrent à Paris en 1662, et cette fois s’y établirent d’une manière permanente. Ils obtinrent d’alterner de nouveau avec la troupe de Molière ; ils prirent à leur tour les jours extraordinaires, et, sur l’ordre du roi, ils restituèrent aux Français les quinze cents livres qu’ils avaient reçues de ceux-ci en 1658, contribuant ainsi pour leur part aux frais d’établissement de la salle du Palais-Royal. La troupe italienne comprenait la plupart des artistes qui avaient quitté Paris au mois de juillet 1659 : Trivelin, le Pantalon Turi, Costantino Lolli, autrement dit le docteur Baloardo, Aurelia et Scaramouche. Horace (Romagnesi), mort dans l’intervalle, était remplacé par Valerio ; la soubrette Béatrix était remplacée par Diamantine (Patricia Adami). La troupe s’était adjoint Andrea Zanotti, second amoureux sous le nom d’Ottavio, Ursula Corteza, seconde amoureuse sous le nom d’Eularia, et un second zanni, Domenico Biancolelli, né à Bologne, en 1640, jouant sous le nom d’Arlequin ; en tout dix personnages, qui sont le nombre indispensable, dit Angelo Costantini, pour jouer une comédie italienne.
Le roi leur fit une pension annuelle de 15 000 liv. Dans les comptes de la cour, on trouve, à la date de 1664, la mention du payement de cette pension par quartiers :
« À Dominique Locatelli et Dominique Biancolelli, musiciens (sic) italiens, tant pour eux que pour les autres comédiens, pour leurs appointements pendant le quartier de janvier… 3 750 liv.
« À Tiberio Fiurelli dit Scaramouche, chef de la troupe des Comédiens italiens, tant pour lui que pour sa compagnie, pour leur entretennement pendant les mois d’avril, mai, juin… 3 750 liv.
« À André Zanotti, etc., pour le quartier de juillet, août et septembre… 3 750 liv.
« À Dominique Biancolelli, etc., pour le quartier d’octobre, novembre et décembre… 3 750 liv. »
Il faut tripler et quadrupler cette somme si l’on veut en avoir l’équivalent actuel. La troupe se composant de dix personnes, chacune d’elles avait au moins cinq cents écus d’assuré. Cette pension resta fixée au même chiffre, que l’on trouve inscrit encore dans les comptes de l’année 1674 et de l’année 1688.
En outre, Scaramouche et sa femme Marinette, qu’il avait emmenée avec lui, touchaient, à la date de 1664, un supplément de pension personnelle, ainsi qu’il résulte des mêmes comptes :
« À Tiberio Fiurelli dit Scaramouche, comédien italien, pour ses gages, tant de lui que de sa femme, pendant une année finie le dernier juin 1664… 200 liv. »
Ce n’est pas tout. Lorsque les comédiens italiens allaient représenter à Versailles, à Saint-Germain-en-Laye, à Chambord, à Fontainebleau, ils avaient des gratifications ou ce qu’en langage technique on nommerait des feux. On lit, par exemple, dans les comptes de 1688 :
« À Cinthio, comédien italien, tant pour lui que pour ses compagnons, pour cinq comédies jouées à Versailles pendant les six derniers mois de 1688… 390 liv. »
Il n’est pas besoin de dire qu’ils étaient indemnisés de leurs frais de voyage, nourriture, logement, etc. Ainsi, à la suite de l’article précédent, on trouve celui-ci :
« Item, pour voiturer lesdits comédiens… 200 liv. »
La troupe italienne était traitée, sous ce rapport, comme les troupes françaises de l’Hôtel de Bourgogne et du Palais-Royal. Les dépenses assez modestes des divertissements qu’ils donnaient à la cour prouvent que, d’ordinaire, ils étaient simplement appelés à y jouer leurs canevas, sans grand appareil. Quand Molière et ses acteurs allèrent représenter la comédie-ballet du Bourgeois gentilhomme à Chambord, puis à Saint-Germain, en octobre et novembre 1670, nous voyons, d’après l’état officiel47, les dépenses accessoires s’élever à la somme considérable de 49 404 livres, 18 sous. C’était Molière qui écrasait alors les Italiens du luxe de sa mise en scène et du faste de ses spectacles.
On aura remarqué encore que les comédiens de la troupe italienne touchent tour à tour la pension de la troupe. On en peut conclure qu’ils étaient en société, comme c’était l’usage pour les artistes de cette époque ; et, malgré la qualification donnée à Scaramouche, il ne semble même pas qu’il y ait eu parmi eux un véritable chef, comme l’était Molière, par exemple, parmi les siens.
Pendant une première période de cinq années, ils jouèrent exclusivement les pièces qu’ils avaient rapportées d’Italie. Il n’est point aisé d’offrir un spécimen des représentations que donnaient alors ces comédiens qui vinrent s’établir définitivement à côté de Molière. L’aide-mémoire de Dominique Biancolelli, dont nous parlerons plus loin, ne traçant qu’un seul rôle, ne permet point de se former une idée suffisante de l’ensemble des pièces. Il faut chercher ailleurs : voici deux canevas qui remontent probablement à cette époque. La rédaction qui en est donnée par Cailhava est, il est vrai, plus moderne ; à défaut d’autre, nous devons nous contenter de la reproduire ; mais il nous sera permis de rétablir les noms de la troupe qui joua à Paris de 1662 à 1671.
Le premier est intitulé Arlecchino cavaliere per accidente, ou Arlequin gentilhomme par hasard.
PROLOGUE.
Pantalon, gouverneur de la ville où l’action se passe, a une fille nommée Aurelia ; le Docteur, juge de la même ville, a un fils nommé Ottavio ; les deux vieillards ont projeté d’unir leurs enfants, Aurelia en est au désespoir ; elle fait avertir Valerio qu’elle aime et promet de fuir avec lui.
ACTE PREMIER.
La scène représente une rue ; il est nuit. Valerio, masqué, sort de la maison de Pantalon avec Aurelia ; il lui dit que son carrosse est tout prêt, sur la lisière du bois voisin, Ottavio les surprend, met l’épée à la main, s’écrie qu’il est blessé. Aurelia rentre chez elle, Valerio prend la fuite ; le Docteur et Pantalon, accourus, s’affligent du malheur arrivé à Ottavio, Le Docteur prie Pantalon de faire courir après l’adversaire. Trivelin est chargé de ce soin. Le Docteur fait emporter son fils et le suit ; Pantalon rentre chez lui pour questionner sa fille.
Arlequin arrive avec son âne pour faire du bois ; il quitte son habit de paysan, le met sur un tronc, attache l’âne à un arbre et le charge de bien garder ses effets. Valerio a laissé son cabriolet pour se cacher dans l’épaisseur du bois ; il voit l’habit de paysan, le prend, met le sien à la place, bien sûr de se sauver plus aisément à l’aide de ce déguisement, et part.
Arlequin, après avoir fait deux fagots, veut en charger son âne ; il est surpris de trouver, au lieu de sa souquenille, un habit magnifique, une perruque, un masque, un chapeau bordé : il demande à son âne s’il sait comment tout cela a été changé, et le félicite de ses talents s’il est pour quelque chose dans la métamorphose. Il s’en pare, en disant qu’il en vendra mieux son bois à la ville, quand Trivelin paraît à la tête de quelques soldats, reconnaît l’habit de l’homme qui a blessé Ottavio, fouille dans ses poches, trouve une lettre d’Aurelia, se confirme dans l’idée qu’il arrête Valerio, et emmène Arlequin.
Valerio qui a tout vu de loin, plaint Arlequin, forme la résolution de prendre son âne et d’aller à la ville ; de cette façon il ne sera pas connu, il pourra apprendre des nouvelles d’Aurelia, et rendre service au malheureux qu’on a pris pour lui.
Le Docteur dit à Pantalon que la blessure d’Ottavio est très légère ; ils s’en réjouissent. Trivelin annonce qu’il conduit Valerio ; on lui dit de le faire entrer. Arlequin fait des lazzi très peu nobles ; on l’interroge, il nie tout. On lui montre la lettre d’Aurelia, il ne sait pas lire. On le confronte avec Aurelia qui est surprise en voyant l’habit de Valerio, mais qui, se remettant bien vite, feint de parler à Valerio lui-même. On l’envoie en prison.
ACTE DEUXIÈME.
Valerio, toujours déguisé en paysan, voudrait apprendre d’Arlequin ce qui s’est passé depuis qu’on l’a arrêté. Il frappe à la porte de la prison. Diamantine, sœur du geôlier, paraît ; il lui persuade qu’il est l’intendant du Monsieur qu’on a arrêté dans la matinée. Diamantine lui raconte que ce gentilhomme feint de n’être qu’un paysan et qu’il lui fait la cour. Valerio lui dit que son maître est d’une humeur singulière, et qu’il pourrait bien l’épouser ; elle se recommande à l’intendant. Quand le geôlier arrive, il se fâche de trouver sa sœur dans la rue avec un inconnu ; il fait grand bruit, surtout lorsque Valerio lui propose de l’introduire auprès de son nouveau prisonnier ; mais il s’apaise bien vite à la vue d’une bourse que Valerio lui offre et qu’il accepte.
Arlequin se promène, il s’ennuie, il désire une compagnie. Diamantine se présente, appelle Arlequin monseigneur, ce qui l’amuse quelque temps et lui déplaît ensuite. Diamantine dit que tout est découvert, que son intendant a tout dit. Arlequin ne connaît pas d’autre intendant que son âne. Diamantine lui soutient qu’il a des chevaux, des terres, des châteaux, et lui demande ce qu’il veut manger. Arlequin, comme de juste, donne la préférence au macaroni. Valerio entre d’un air respectueux ; Arlequin le traite de voleur en reconnaissant son habit. Valerio prie Diamantine de se retirer, et lui promet d’avancer son mariage. Dès qu’il est seul avec Arlequin, il lui raconte la vérité de toute l’aventure, le prie de feindre encore, et lui promet de le récompenser. Le geôlier vient prendre son prisonnier pour le conduire devant les juges.
Le Docteur et Pantalon, assis devant un bureau, décident qu’il faut obliger Valerio à s’unir avec Aurelia. Arlequin, devenu hardi, fait tapage et dit qu’il n’est pas honnête de conduire à pied devant un tribunal un seigneur qui a des chevaux et des carrosses. Les juges lui demandent pourquoi il enlevait Aurelia. — Parce qu’il en est amoureux. On lui dit que, pour avoir sa liberté, il faut l’épouser. Il ne demande pas mieux. Aurelia frémit à cette nouvelle, nie que ce soit Valerio. On lui répond qu’elle a déjà avoué le contraire. Son désespoir augmente. Valerio, apprenant à quoi l’on borne la punition, se présente, épouse Aurelia et donne à Arlequin de quoi se marier avec Diamantine.
Citons encore un canevas de la même époque : Arlequin, dupe vengée :
Arlequin, nouvellement marié avec Diamantine, mange souvent en ville par économie. Il doit aller dîner chez un voisin et dit à sa femme d’aller en faire autant chez sa mère. Diamantine n’est pas trop de cet avis ; aussi son mari craint-il qu’elle ne rentre quand il sera sorti, et, pour être sûr de son fait, il l’oblige à laisser la double clef de la maison qu’elle a dans sa poche.
Dès que Diamantine est partie, Trivelin vient annoncer à Arlequin que M. Pantalon, suivi de toute sa famille, va, dans le moment, arriver pour lui demander sa soupe. Arlequin s’excuse en disant qu’il est invité ailleurs. Trivelin, piqué de son avarice, projette de lui jouer un tour. Il s’empare d’une des clefs de la maison qui sont sur la table, met à la place celle de sa chambre, et sort pour un instant. Arlequin met dans sa poche la clef de sa porte et celle de la chambre de Trivelin, sans s’apercevoir de l’échange, et part. Il est bientôt remplacé par Trivelin, qui envoie chercher un rôtisseur, ordonne un repas magnifique au nom du maître de la maison, et, lorsque Pantalon arrive avec sa compagnie, il lui dit qu’Arlequin et sa femme, obligés d’aller en ville pour une affaire de la dernière conséquence, l’ont chargé de faire les honneurs pour eux. On mange beaucoup ; on boit encore mieux à la santé d’Arlequin et de sa femme, et l’on se retire.
Au second acte, Arlequin rentre avec Diamantine ; tous les deux respirent une odeur qui les surprend, quand le rôtisseur arrive, demande à Arlequin s’il est content du dîner qu’il a mangé ; Arlequin croit qu’on lui parle de celui que son ami lui a donné, il en fait l’éloge. Le rôtisseur part de là pour lui demander sa pratique et surtout le payement du repas qu’il a fait servir chez lui à douze francs par tête. Diamantine croit que son mari l’a obligée d’aller chez sa mère pour être plus libre et régaler des femmes. Arlequin, d’un autre côté, se persuade que sa femme a profité de son absence pour dîner chez elle avec quelque amant. Il se confirme dans cette idée, lorsque après avoir visité les clefs, il en trouve une qu’il ne reconnaît pas. Grand train, grand tapage. Il découvre enfin que Trivelin a ordonné le repas ; il se doute que la clef inconnue est celle de la chambre du fourbe ; il va l’essayer, ouvre la porte, entre, trouve une montre d’or, la vend et invite ensuite Pantalon avec toute sa famille à souper. Trivelin, ne pouvant rattraper sa clef, fait ouvrir sa chambre par un serrurier, ne trouve plus sa montre, en demande des nouvelles. Arlequin lui apprend qu’il l’a vendue dix louis ; il lui en rend six et en retient quatre, deux pour payer le dîner qu’il a commandé lui-même, deux pour le souper qu’ils vont manger.
Ces canevas nous paraissent appartenir, au moins pour le fond, à la période où les rôles des deux zanni acquirent une importance exceptionnelle sur le théâtre italien de Paris, grâce au talent supérieur du Trivelin Locatelli et de l’Arlequin Dominique, qui y régnèrent l’un à côté de l’autre de 1662 à 1671, époque où le premier mourut et Dominique resta seul maître de l’emploi.
Le nom de Dominique est un des plus célèbres de la commedia dell’arte. Il rivalise avec celui de Fiurelli-Scaramouche. Voici les vers qu’on lit au bas de son portrait gravé par Hubert :
Bologne est ma pairie et Paris mon séjour.J’y règne avec éclat sur la scène comique ;Arlequin sous le masque y cache DominiqueQui réforme en riant et le peuple et la cour.
« L’inimitable Monsieur Dominique, dit son successeur Gherardi, a porté si loin l’excellence du naïf du caractère d’Arlequin, que les Italiens appellent goffagine, que quiconque l’a vu jouer trouvera toujours quelque chose à redire aux plus fameux Arlequins de son temps. »
L’inimitable, c’est l’épithète attachée à son nom : « Qui ramènera, dit Palaprat dans la préface de ses œuvres, qui ramènera les merveilles de l’inimitable Domenico, les charmes de la nature jouant elle-même à visage découvert sous le visage de Scaramouche ? »
Fils d’un père et d’une mère qui jouaient la comédie, il avait été élevé pour la profession de comédien et possédait toutes les qualités, tous les talents nécessaires à cette profession, l’adresse, la souplesse, la dextérité. Il avait en même temps la vivacité des reparties ; quelques-unes courent les
ana. Se trouvant au souper du roi, Dominique avait les yeux fixés sur un certain plat de perdrix ; Louis XIV, qui s’en aperçut, dit à l’officier qui desservait : « Que l’on donne ce plat à Dominique.
— Et les perdrix aussi ?
demande Dominique.
— Et les perdrix aussi »
, reprit le roi qui avait compris le trait. Le plat était d’or.
Louis XIV avait assisté incognito, au retour de la chasse, à une pièce italienne que l’on avait donnée à Versailles ; le roi dit, en sortant, à Dominique : « Voilà une mauvaise pièce. — Dites cela tout bas, lui répondit Arlequin, parce que, si le roi le savait, il me congédierait avec ma troupe. »
Dominique joignait l’étude à ses dispositions naturelles. Saint-Simon dit de lui, dans une de ses notes sur les Mémoires de Dangeau : « Comédien plaisant, salé, mettant du sien, sur-le-champ et avec variété, ce qu’il y avait de meilleur dans ses rôles ; il était sérieux, studieux et très instruit. Le premier président de Harlay, qui le rencontra souvent à la bibliothèque de Saint-Victor, fut si charmé de sa science et de sa modestie, qu’il l’embrassa et lui demanda son amitié. Depuis ce temps-là jusqu’à la mort de ce rare acteur, M. de Harlay le reçut toujours chez lui avec une estime et une distinction particulière ; le monde, qui le sut
prétendait qu’Arlequin le dressait aux mimes, et qu’il était plus savant que le magistrat ; mais que celui-ci était aussi bien meilleur comédien que Dominique. »
Dominique modifia très sensiblement le caractère d’Arlequin. « De tout temps, dit Louis Riccoboni, Arlequin avait été un ignorant. M. Dominique, qui était homme d’esprit et de savoir, connaissant le génie de la nation française, qui aime l’esprit partout où elle le trouve, s’avisa de faire usage des pointes et des saillies convenables à l’Arlequin. Les auteurs du théâtre italien, qui commencèrent à écrire pour M. Dominique, le confirmèrent dans son opinion, et nous voyons la forme qu’ils donnèrent au caractère d’Arlequin, qui est bien différente de l’ancienne… Depuis lors, le caractère d’Arlequin est devenu l’effort de l’art et de l’esprit du théâtre. Lorsqu’il a été manié par des acteurs de quelque génie, il a fait les délices des plus grands rois et des gens du meilleur goût ; c’est un caméléon qui prend toutes les couleurs. » Arlequin, s’il n’était jadis naïf qu’à demi, devient alors tout à fait scélérat : « Arrogant dans la bonne fortune, dit M Jules Guillemot48, traître et rusé
dans la mauvaise ; criant et pleurant à l’heure de la menace et du péril, en un mot Scapin doublé de Panurge, c’est le type du fourbe impudent, qui se sauve par son exagération même, et dont le cynisme plein de verve nous amuse précisément parce qu’il passe la mesure du possible pour tomber dans le domaine de la fantaisie. »
Arlequin, avec ses nouvelles mœurs, court fréquemment le risque d’être pendu ; il n’y échappe qu’à force de lazzi. Quant aux galères, il en a tâté plus d’une fois, par suite d’erreurs plus ou moins explicables de la justice. Dans le canevas de La Figlia disubediente (la Fille désobéissante)49, Arlequin ne faisait que passer sur le théâtre, en soldat qui revient de l’armée, et répéter sans cesse : « Donnez par charité quelque chose à un soldat de Porto-Longone ! »
Or on sait que le siège de Porto-Longone avait été fait par les galères, qui s’y étaient, du reste, comportées vaillamment.
Depuis le seizième siècle, son costume a bien changé, comme son caractère50. Les pièces de différentes couleurs ont été distribuées en triangles ou en losanges symétriques. On semble avoir voulu exprimer par ce bariolage cette nature de caméléon dont Riccoboni parlait tout à l’heure. À partir de ce moment, l’habit d’Arlequin ne varia plus guère ; on y ajouta seulement les paillettes qui en font comme un reptile ruisselant d’écailles et qui ajoutent à cet aspect scintillant, sémillant, à ce je ne sais quoi de mobile et de fugace, qu’on a de plus en plus accusé en lui.
19. — Arlequin.
Dominique a laissé un manuscrit des scènes qui lui étaient personnelles dans les pièces représentées de son temps, manuscrit où il notait avec un soin égal ses bons mots et ses culbutes. Qu’est devenu ce répertoire ? nous l’ignorons. Mais il a été analysé en partie par Gueulette et cette analyse se trouve dans l’Histoire de l’ancien théâtre italien, publiée par les frères Parfait, en 175351.
Des canevas qui le composent, il ressort que la pantomime, c’est-à-dire ce qui consistait en postures, grimaces, sauts et jeux de scène, s’était alors développée considérablement au détriment des autres parties de la comédie de l’art. Le mime et le gymnaste semblent l’emporter sur l’acteur, et cela se comprend aisément, si l’on réfléchit que, devant un auditoire qui n’était pas italien, cette partie de la représentation était de beaucoup la plus intelligible et la plus saisissante.
Aussi, au contraire de ce qu’on remarque dans les canevas des Gelosi, la pièce n’est presque plus rien ici : les lazzi sont tout. Nous voyons beaucoup de scènes comme celle que nous allons, par exemple, emprunter au scénario des Quatre Arlequins :
« Arlequin vient, tenant une guitare à la main, et dans le dessein de donner une sérénade à sa maîtresse Diamantine. Il pose sa guitare à terre, et, pendant qu’il tourne la tête d’un autre côté, l’Arlequin butor met sa guitare auprès de la première et se retire. Arlequin est fort surpris de trouver deux instruments au lieu d’un : “Comment diable, dit-il, je crois que ma guitare est accouchée !” Sans qu’il s’en aperçoive, l’Arlequin butor lui dérobe les deux guitares : nouvelle surprise ; enfin, on lui remet la sienne en place. Il la prend, commence à en jouer : pendant ce temps-là. Arlequin butor se place derrière lui, et joue avec la sienne. Le premier reste immobile d’étonnement : “Voilà, dit-il, un instrument bien singulier, il joue tout seul.” Dans l’instant il se retourne, et apercevant l’autre il fait des gestes de frayeur. Arlequin butor l’imite en tout : “C’est sans doute mon ombre que je vois”, dit Arlequin. Ils se demandent alors réciproquement : “Qui es-tu ?” et se répondent en même temps : “Arlequin.” Le véritable est tout à fait confondu lorsqu’il voit paraître aussitôt deux autres Arlequins : “Ô ciel ! s’écrie-t-il, il faut qu’il soit arrivé une barque pleine d’Arlequins !” Comme le butor est toujours à ses côtés, Arlequin s’imagine que c’est la mélancolie qui lui trouble la vue et lui présente des objets fantastiques. “Voyons pourtant, ajoute-t-il, s’il y a de la réalité dans tout ceci.” Il se met d’abord des lunettes sur le nez, et voit que les autres en mettent aussi et se tiennent en pareille posture. Il prend un sifflet, une sonnette, etc. Les autres font de même. Arlequin se désespère, fait des sauts, des extravagances ; les autres l’imitent en tout, à l’exception du butor qui se remue lourdement. »
Ces jeux se continuent longtemps et forment à eux seuls une partie du spectacle ; comme ils n’avaient pas eu grand succès à la première représentation, Dominique les redouble : il inscrit sur son livre : « Il faut que nous fassions des postures d’estropiés, de gros ventres, de tourner les mains derrière le dos, de former des attitudes singulières. Ces corrections ont fait leur effet et ont mieux réussi à
la seconde représentation. »
Tout cela est, comme on le voit, purement funambulesque.
L’esprit de Dominique, tel qu’il nous apparaît dans ses canevas, n’est pas des plus fins, et nous doutons fort, malgré le dire de Saint-Simon, qu’il le recueillît à la bibliothèque de Saint-Victor. En veut-on quelque spécimen ? Arlequin est valet de Pantalon. Ils arrivent ensemble et trouvent Octave en conversation avec Eularia. Arlequin, voulant faire le serviteur zélé, se met entre ces amants, querelle Octave : « Je devine aisément, lui dit-il, que vous en voulez à l’honneur de ma maîtresse : elle n’en a point, entendez-vous ? Allez vous promener. »
Dans Le Médecin volant, le capitan vient consulter Arlequin qui fait le médecin, et lui demande un remède pour le mal de dents : « Prenez une pomme, répond Arlequin, coupez-la en quatre parties égales : mettez un des quartiers dans votre bouche, et ensuite tenez-vous ainsi la tête dans un four, jusqu’à ce que la pomme soit cuite, et je réponds que votre mal de dents se trouvera guéri. »
Voilà qui prouve bien ce que dit un de ses panégyristes : « qu’il avait plusieurs connaissances particulières des secrets de la nature52 »
.
Ailleurs, Arlequin, prévôt et juge, instruit ses archers de ce qu’ils doivent faire : « Il faut, dit-il, avoir beaucoup de prudence. Si, pendant la nuit, nous rencontrons un pauvre homme qui n’ait point d’argent, laissez-le passer. S’il se présente à heure indue un gentilhomme qui ait bien de l’or et nous en fasse part généreusement, il ne convient pas de l’empêcher de continuer librement son chemin. Mais si nous trouvons un bon marchand, n’eût-il pour toutes armes qu’un couteau sans pointe, conduisez-le en prison sans miséricorde. »
Dans une autre comédie, il y a une scène où il veut vendre sa maison. Il dit à l’acheteur qu’afin qu’il n’achète pas chat en poche, il lui en veut faire voir un échantillon, et là-dessus tirant de la basque de son casaquin un gros plâtras : « Voilà, dit-il, l’échantillon de la maison que je veux vous vendre. »
Dans une pièce où il fait le gueux, il demande l’aumône à Octave. Celui-ci, pour le plaisanter, l’interroge sur plusieurs choses, et entre autres, lui demande combien il a de pères ? Arlequin lui répond qu’il n’en a qu’un, Octave, faisant semblant de se fâcher contre lui :
Perchè non hay che un padre ?
lui dit-il. « Je suis un pauvre homme, répond Arlequin, je n’ai pas moyen d’en avoir davantage. »
Isabelle vient pour voir le Docteur, et, ne le trouvant pas, elle le veut attendre. Arlequin, qui est le valet de la maison, lui donne un fauteuil ; après quoi, il va quérir plusieurs instruments de chirurgie. Isabelle, surprise de cet appareil, lui demande ce qu’il veut faire. « Rien, madame, répond-il, vous trépaner seulement, pour vous désennuyer en attendant que le Docteur vienne. »
Et comme, en s’en allant, elle le traite de fou : « Vous en avez besoin, lui crie-t-il, servez-vous de l’occasion, vous ne la trouverez pas toujours si commode. »
Ces traits sont pris parmi les meilleurs que l’on puisse glaner dans le recueil. Tel est l’esprit qui appartient en propre à Dominique, car, par la suite, Regnard, Dufresny, Fatouville, etc., lui en prêtèrent du plus vif et du meilleur.
La liberté la plus grande continuait de régner sur cette scène. Scaramouche notamment semble avoir conservé toute la licence de son rôle. On en aura une idée par les situations scabreuses du canevas de Scaramouche, pédant scrupuleux. Scaramouche est chargé de l’éducation d’un fils de famille qui suit une intrigue amoureuse avec une jeune personne du voisinage. Scaramouche en est instruit. Il apprend que son élève a certain rendez-vous pour le soir même, à minuit : il se rend au lieu indiqué, et trouve une échelle appuyée au balcon de la demoiselle. Scaramouche, à cette vue, frémit d’horreur en songeant à la faiblesse des hommes qui se laissent conduire dans un précipice par leurs passions effrénées. Il loue sa propre vertu et sa chasteté. Il maudit cette échelle fatale qui devait causer la perte de son élève ; il dit que le ciel lui inspire une bonne pensée, qu’il va trouver l’impudique beauté qui attire son élève, lui reprocher l’énormité de son crime et la ramener par ses sages exhortations dans la bonne voie. Il monte, en effet, trouve la jeune personne endormie. Alors le sage précepteur s’arrête et décrit complaisamment tous les charmes d’une beauté enchanteresse. Il voudrait descendre, mais il ne peut s’y résoudre ; il ne sait s’il est arrêté par le désir ou par la charité. Il feint de croire que la charité seule le guide vers la belle dormeuse et veut pousser très loin ses soins charitables, quand son élève arrive. Scaramouche reprend son air contrit et son ton pédant, et dit à son élève qu’il n’était entré dans la chambre que pour le surprendre. La belle répond qu’en attendant il voulait l’embrasser et qu’elle avait toutes les peines du monde à se défendre. Scaramouche prend la fuite ; il reparaît ensuite couvert d’une peau d’ours et moralise en disant que qui veut vaincre ses passions doit fuir l’occasion, conclusion édifiante sans doute d’une scène qui l’est fort peu53.
Tout le monde a dans la mémoire la réflexion par laquelle Molière termine la préface du Tartuffe : « Huit jours après que ma comédie eut été défendue, on représenta devant la cour une pièce intitulée Scaramouche ermite, et le roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire (Condé) : “Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche” ; à quoi le prince répondit : “La raison de cela, c’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes : c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir.” »
Les situations de Scaramouche ermite étaient
d’une extrême indécence. Ainsi, il escaladait, dit-on, le balcon d’une femme mariée et y reparaissait de temps en temps, en disant comme frère Jean des Entommeures :
Questo è per mortificar la carne.
Mais rien ne semblait choquant de la part de ces bouffons. Si nous en croyons le biographe de Scaramouche, Angelo Costantini, Scaramouche ne craignait pas de faire allusion à ce rôle scandaleux en parlant à la reine mère : « Voilà, Madame, trois coups mortels pour le pauvre Scaramouche, et il faut que je sois assez malheureux pour être marié ; car, sans cela, dans le chagrin où je suis, je m’irais confiner dans un ermitage pour le reste de mes jours. Je joue déjà assez bien le rôle de l’Ermite ; et d’ailleurs ce serait un vrai moyen de me délivrer de l’importunité de mes créanciers, qui ne cessent de me persécuter. »
Les quelques lignes de la fameuse préface que nous venons de rappeler suffisent à nous avertir que les chefs-d’œuvre de la comédie française, L’École des femmes, Le Misanthrope, Le Tartuffe, L’Avare, se succédaient sur le même théâtre où Scaramouche et Dominique faisaient à qui mieux mieux leurs culbutes « et autres singeries agréables, comme dit Gherardi, qui sont du jeu italien »
. Malgré toute leur verve, les Italiens étaient bien
loin maintenant de ceux qu’ils avaient devancés autrefois. Aussi éprouvèrent-ils le besoin de modifier leur manière pour soutenir la lutte avec leurs rivaux.