Chapitre XI.
Il Convitato di pietra (le Convié de pierre)
L’œuvre la plus importante que joua la nouvelle troupe italienne pendant son séjour en France, fut la fameuse comédie intitulée Il Convitato di pietra (le Convié de pierre), qu’elle représenta en 1657. La pièce italienne avait été traduite ou plutôt imitée du drame espagnol, de frà Gabriel Tellez, par Onofrio Giliberti de Solofra. Il n’est pas probable toutefois que cette pièce fut récitée au Petit-Bourbon ; elle dut servir simplement de canevas à ces acteurs qui jouaient d’habitude à l’impromptu. Nous ne possédons pas le scénario primitif, alors que le rôle du valet de Don Juan était rempli par Trivelin. Celui qui nous est parvenu est d’une date un peu plus récente. On verra plus loin comment Dominique Biancolelli, engagé dans la troupe pour l’emploi de second zanni sous le nom d’Arlequin, doubla Trivelin de 1662 à 1671 et joua ensuite les premiers rôles jusqu’en 1688. Le scénario que nous possédons date du temps où Dominique avait déjà succédé à Trivelin dans le personnage du valet de Don Juan. Trois ou quatre imitations françaises s’étaient produites dans l’intervalle et n’avaient pas été certainement sans modifier le canevas italien. Si l’on en voulait tirer des conclusions tendant à revendiquer, soit pour les Français, soit pour les Italiens, la priorité de certains détails, ces conclusions seraient contestables. Mais, quant à l’ensemble de la pièce, nous croyons que le scénario, tracé par Gueulette d’après les notes de l’Arlequin Dominique, nous a conservé assez exactement la physionomie originale du Convitato di pietra accommodé aux besoins de la commedia dell’arte 35.
« Le drame s’ouvre par un entretien que le roi veut bien accorder au valet de Don Juan : Sa Majesté paraît choquée du libertinage de ce jeune seigneur. “Sire, lui dit Arlequin, il faut avoir un peu de patience, les garçons changent de conduite en avançant en âge. Espérons que mon maître deviendra sage, raisonnable, en prenant des années.” Le roi se contente de cette espérance flatteuse ; et, donnant un autre cours à la conversation, il invite Arlequin à lui conter quelque jolie histoire. Le valet prend un siège, vient s’asseoir familièrement à côté du prince, et lui fait le récit de la Reine Jeanne. Un bruit subit interrompt la narration, et l’orateur se sauve. La scène change et représente une rue.
« Couvert d’un manteau noir, tenant en l’air une longue épée espagnole, au bout de laquelle brille une lanterne, Arlequin se présente et dit : “Si tous les couteaux n’étaient qu’un couteau, ah ! quel couteau ! Si tous les arbres n’étaient qu’un arbre, ah ! quel arbre ! Si tous les hommes n’étaient qu’un homme, ah ! quel homme ! Si ce grand homme prenait ce grand couteau, pour en donner un grand coup à ce grand arbre, et qu’il lui fit une estafilade, ah ! quelle estafilade !” Après ce bizarre prélude, qui se rapporte au sujet comme la tabatière de Sganarelle, comme l’éloge du tabac, figurant au début de la pièce de Molière, arrive Don Juan. Arlequin, tremblant de peur, laisse tomber sa lanterne : elle s’éteint. À ce bruit. Don Juan met l’épée à la main ; Arlequin se couche à terre sur le dos, tient sa flamberge pointe en l’air, de manière que son adversaire la rencontre toujours en ferraillant ; ce jeu de théâtre bien exécuté faisait le plus grand plaisir. Arlequin abandonne enfin son épée, en disant : “Je suis mort”, Don Juan, qui le reconnaît, fâché de l’avoir blessé, lui demande s’il est véritablement défunt. “Si vous êtes réellement Don Juan, je suis encore en vie ; sinon, je suis bien trépassé”, répond Arlequin.
« Entrent le duc Ottavio et Pantalon, son affidé, qui parlent de leurs affaires. Tandis que le duc et Don Juan font un échange de compliments et de civilités, Arlequin se met à côté de Pantalon, et lui fait une profonde révérence chaque fois qu’il tourne la tête vers lui. Ce jeu se répète plusieurs fois. Pantalon va de l’autre côté pour se dérober à tant de politesses. Arlequin le suit et recommence le lazzi36. Son manteau lui sert pour faire l’exercice du drapeau. Revenant ensuite vers Pantalon, il lui donne un coup dans l’estomac, le renverse et tombe par terre avec lui. Ils se relèvent. Arlequin se mouche alors avec le mouchoir de Pantalon, qui le voit et donne des coups de poing à l’impudent valet ; celui-ci les rend avec usure.
« Ottavio doit épouser bientôt Dona Anna, sa bien-aimée ; il doit se rendre auprès d’elle pendant la nuit. À cette nouvelle, Don Juan lui propose de troquer leurs manteaux pour aller en bonne fortune ; le duc y consent. Arlequin en fait de même avec Pantalon. Resté seul avec Arlequin, Don Juan lui dit qu’il n’a pris le manteau d’Ottavio que pour tromper plus aisément Dona Anna. Arlequin veut s’opposer à ce dessein, et représente combien le ciel en serait offensé. Don Juan ne lui répond que par un soufflet, et lui fait signe de le suivre. “Allons donc, puisqu’il le faut”, dit le valet résigné.
« Après quelques scènes, Don Juan pose Arlequin en sentinelle à la porte et s’introduit chez le commandeur, père de Dona Anna. Don Juan se sauve l’épée à la main ; le vieux commandeur le poursuit, flamberge au vent. Ils se battent sur la scène, et le vieillard, blessé, expire, après avoir lutté quelque temps contre la mort. Lazzi de frayeur d’Arlequin ; il veut se sauver, tombe sur le commandeur étendu par terre, se relève et s’enfuit. Dona Anna vient demander vengeance au roi. Dix mille écus et la grâce de quatre bandits sont promis à celui qui découvrira le meurtrier.
« Arlequin fait quelques réflexions à ce sujet. Don Juan, qui se défie de lui, met l’épée à la main, et menace de le tuer, s’il s’avise de parler. Arlequin lui jure un secret à toute épreuve. “Mais si l’on te donnait la question ? — Rien ne saurait m’ébranler. — C’est ce que nous allons voir.” Alors, prenant le ton du barigel, le maître feint de donner la question à son valet, qui s’empresse de tout avouer. Don Juan, furieux, redouble ses menaces, et veut changer d’habit avec Arlequin pour plus de sûreté. Celui-ci résiste, refuse et s’en va. Son maître le poursuit.
« Persuadé qu’Arlequin connaît le meurtrier du commandeur, Pantalon fait sonner bien haut la récompense promise à celui qui le déclarerait. “Si j’étais sûr de la récompense, dit Arlequin, je le nommerais.” Après plusieurs feintes, il persiste à soutenir qu’il ne le connaît point. “Mais, lui dit Pantalon, suppose que je suis le roi, que je t’interroge : Bonjour, Arlequin. — Serviteur à Votre Majesté. — Sais-tu qui est le meurtrier dont il s’agit ? — Oui, sire. — Nomme-le donc, et tu auras la somme promise et la grâce de quatre bons camarades.” Arlequin prend la parole et dit : “C’est… c’est… c’est Pantalon. — Au diable le menteur effronté ! — Ne vois-tu pas que c’est un moyen adroit pour te faire gagner quinze mille francs ? Je vais te dénoncer au roi, t’accuser d’avoir tué le commandeur, je reçois les dix mille écus, et nous partageons.”
« Des sbires sont à la poursuite de Don Juan, ils offrent une bourse au valet, pour qu’il leur découvre la retraite où son maître est caché. Arlequin prend la bourse et leur donne de fausses indications.
« Au second acte, on voit une jeune fille, Rosalba, qui pêche sur le bord de la mer. Don Juan arrive à la nage ; Rosalba tend la main au naufragé pour l’aider à sortir de l’eau. Debout dans un baril défoncé, tenant sa lanterne élevée, Arlequin paraît sur les flots, prend terre, fait une culbute, et se trouve sur ses pieds, hors du baril. “Du vin, du vin, du vin, assez d’eau comme cela !” crie-t-il en tordant sa chemise. Il rend grâces à Neptune de l’avoir sauvé. Jetant les yeux sur son maître évanoui dans les bras de la jolie villageoise, il dit : “Si je retombe dans la mer, je souhaite de me sauver sur une barque pareille.” Comme il est entouré de vessies gonflées, il en crève une en se laissant choir sur le… dos. “Bon, dit-il, voici le canon qui tire en signe de réjouissance.”
« Rosalba écoute les propos galants du séducteur, qui finit par lui dire : “Si je ne vous donne pas la main d’un époux, je veux être tué par un homme… un homme qui soit de pierre, n’est-ce pas, Arlequin ?” Don Juan s’éloigne avec la jeune fille ; Arlequin ajoute, en les voyant partir : “Pauvre malheureuse, que je le plains de croire aux promesses de mon maître ! Il est si libertin, que, s’il va jamais en enfer, ce qui ne peut lui manquer, il tentera de séduire Proserpine. S’il était resté plus longtemps dans la mer, il aurait conté fleurette aux baleines.”
« — Vous avez promis de m’épouser, dit la pêcheuse en sortant du bois avec Don Juan, je compte que vous tiendrez votre parole. — Cela ne se peut ; demandez à mon confident : cet honnête homme vous en dira les raisons.” Il sort ; la jeune fille se désespère ; et, pour la consoler, Arlequin lui montre la liste de celles qui sont dans la même position qu’elle. C’est un long rouleau de parchemin qu’il lance jusqu’au milieu du parterre, il en retient le bout et dit : “Examinez, messieurs, voyez si par hasard vous n’y trouverez pas le nom de votre femme, d’une de vos parentes, les noms de vos bonnes amies.”
« Rosalba, désolée, voyant que l’archiviste Arlequin inscrit son nom au bas de la liste, se précipite dans la mer.
« Des paysans en habits de noce arrivent en dansant. Un villageois, une villageoise, amoureux l’un de l’autre, font semblant d’être sans cesse en querelle devant leur tante, qui, par esprit de contradiction, consent à les marier. Don Juan et son écuyer se présentent au moment où la fête se prépare ; ils se mêlent à la conversation, à la danse. Don Juan dit au fiancé : “Recevez mon compliment, seigneur Cornelio. — Mais ce n’est pas mon nom. — Il le sera bientôt.” En effet, il enlève l’épousée ; Arlequin le suit et disparaît avec la fille qu’il a choisie.
« Le décor change ; ils aperçoivent le tombeau du commandeur, superbe mausolée. Don Juan lit l’inscription gravée sur le piédestal. Il feint de redouter la foudre dont elle le menace, et fait ensuite de judicieuses réflexions sur la vanité des hommes qui se font composer des épitaphes fastueuses. Arlequin veut lire à son tour et craint d’avoir sa part de la punition. Il fait des remontrances à son maître ; Don Juan feint de se repentir ; il répète une prière que lui souffle son valet, et finit par donner un coup de pied à l’orateur. Il adresse mille injures au commandeur ou plutôt à sa statue placée sur le monument, et il dit à son écuyer d’aller l’inviter à souper. Arlequin y va, riant de la folie de son ambassade, et revient saisi d’effroi ; la statue a baissé la tête : elle accepte l’invitation. Don Juan n’en croit rien ; il va la répéter lui-même, et demeure interdit lorsque le commandeur ajoute un oui à son inclination de tête.
Arlequin ouvre le troisième acte par de nouvelles remontrances qu’il adresse à son maître. Le sermon est assez curieux pour être rapporté ici. Le valet bouffon raconte à Don Juan la fable de L’Âne chargé de sel et l’Âne chargé d’éponges, et ne manque pas de lui faire l’application de la moralité de l’apologue. Voyant que son maître l’écoute avec assez d’attention, il s’enhardit, et poursuit en ces termes :
« — Je me souviens d’avoir lu dans Homère, en son Traité pour empêcher que les grenouilles ne s’enrhument, que, dans Athènes, un père de famille ayant fait l’acquisition d’un cochon de lait, gentil, d’une agréable physionomie, de mœurs douces, dans sa taille bien pris, conçut tant d’amitié pour le petit cochon, qu’au lieu de le mettre en broche, il donna les plus grands soins à son éducation, et le nourrit avec des biscuits et du macaroni. Cet animal, enfant gâté de la maison, d’une figure très avenante, oubliant tous les bienfaits de son ami, de son protecteur, entra dans le parterre, déracina jonquilles et tulipes, dont il dévora les oignons. Furieux, le jardinier alla se plaindre au maître, lequel, aimant avec une tendresse aveugle son jeune cochon, dit : “Il faut lui pardonner pour cette fois, il n’a pas encore assez d’expérience ; d’ailleurs, il est si gentil !”
« Quinze jours après, cet amour de cochon se rua dans la cuisine, renversa marmites et casseroles, mangea ce qu’elles contenaient, et bouleversa tout. Le cuisinier courut en avertir son maître, lequel eut tant d’affection, de faiblesse pour son favori, qu’il défendit de lui faire aucun mal.
« Un mois ne s’était pas écoulé que l’impudent marcassin, abusant des bontés de son seigneur, vint galoper dans la salle à manger, au moment où l’on attendait trente convives, et brisa porcelaines et cristaux, flacons de Madère, de Champagne, de Zara, de Chypre, en escaladant la table, les bahuts et les dressoirs. Quand le maître vit ce désordre nouveau, ce déplorable ravage, sa patience étant poussée à bout, que fit-il ? Sur-le-champ il ordonna que le cochon fût tué, que l’on fit des jambons, des saucisses, mortadelles, boudins, petit lard, avec le sang et les débris de l’insolent quadrupède.
« Ce père de famille, continue Arlequin, c’est Jupiter ; ce cochon, c’est vous, mon très honoré maître ; ce jardinier, ce chef de cuisine, ces faïences, cristaux, et porcelaines, ce sont les victimes de vos insultes, de vos méfaits. Vous tuez le mari d’une pauvre femme ; vous enlevez la fille d’une autre ; vous débauchez même des religieuses ! Tous en portent leurs plaintes à Jupiter. La première fois il vous pardonne. La seconde fois il veut bien encore être sourd à leurs prières. Mais enfin, vous en ferez tant, que ce dieu, prenant le couteau de son tonnerre, ce couteau formidable, ce maître couteau, fondra sur le cochon bien-aimé, c’est-à-dire sur vous, pour le dépecer, le réduire en saucisses, en côtelettes, que les diables feront griller en enfer, et croqueront à belles dents. »
« Don Juan feint d’être sensible à ces discours. Arlequin, transporté de joie, se jette à ses genoux. Son maître s’agenouille de même pour implorer la clémence de Jupiter. Le valet rend grâces au ciel de cet heureux changement, lorsque Don Juan se lève, et, par un coup de pied adroitement placé, fait sa réponse ordinaire à la harangue du moraliste, et lui donne l’ordre de faire servir à l’instant le souper.
« À peine a-t-on commencé de mettre sur table, que le facétieux Arlequin se hâte d’annoncer qu’un incendie vient d’éclater dans la cuisine. Tout le monde y court ; Arlequin s’assied à table, mange goulûment, et se retire à l’arrivée de son maître. La gourmandise lui fait hasarder plusieurs tours d’adresse pour escamoter quelques bons morceaux. Il a recours au lazzi de la mouche qu’il veut tuer sur le visage de Don Juan. Il accroche ensuite une poularde rôtie avec un hameçon, et s’en empare. Un des valets s’en aperçoit et l’enlève de ses mains. Arlequin donne un soufflet à un autre serviteur qu’il croit coupable du tour qu’on vient de lui jouer. Il court au buffet, prend une assiette, l’essuie à son derrière et la présente à son maître. Afin de le mettre en bonne humeur, il lui parle d’une veuve charmante, dont il est amoureux, et dit qu’il voudrait souper à l’instant pour aller au rendez-vous qu’elle vient de lui donner. Don Juan prend feu là-dessus, et lui permet de s’asseoir à son côté.
« — Allons, canailles, dit Arlequin aux valets, que l’on m’apporte un couvert !” Il se lave les mains et les essuie à la nappe. Craignant de ne pas trouver de quoi satisfaire son appétit, il dit à son maître d’aller moins vite en besogne. Son chapeau l’embarrasse, il le met sur la tête de Don Juan, qui le jette au loin, et qui lui fait beaucoup de questions sur la jeune veuve dont il est fort tenté. Le gourmand, qui ne veut pas perdre un seul coup de dent, répond par monosyllabes, comme le frère Fredon de Rabelais. “De quelle taille est-elle ? dit Don Juan. — Courte, répond Arlequin. — Comment s’appelle-t-elle ? — Anne. — A-t-elle père et mère ? — Oui. — Tu dis qu’elle t’aime ? — Fort. — Quel âge a-t-elle ?” Arlequin montre deux fois ses mains pour montrer quelle a vingt ans.
« — Et la signera Lisetta ? — Je viens de chez elle, répond Arlequin, et ne l’ai pas trouvée. — Tu mens. — Si cela n’est pas, que ce filet de chevreuil puisse m’étrangler ! — Et sa camériste ? — Elle était sortie aussi. — Ce n’est pas vrai. — Si je vous en impose, que ce verre de vin soit pour moi du poison ! — Arrête et ne jure plus ; j’aime mieux te croire sur parole. »
Arlequin fait encore une infinité de facéties. Ainsi, il prend la salade, y verse un pot de vinaigre, quatre salières, des flots de moutarde, toute l’huile d’une lampe et la lampe elle-même, et retourne le tout avec sa batte et ses pieds37.
« On frappe à la porte ; un valet y court, revient saisi d’épouvante et culbute Arlequin. Celui-ci prend un poulet rôti d’une main, un chandelier de l’autre, et va voir qui c’est. À son retour il renverse quatre domestiques, tant il est effrayé. Comme il ne peut parler qu’à peine, il dit que l’homme qui a fait ainsi (Arlequin baisse la tête) est là. Don Juan saisit un flambeau sur la table et va le recevoir. Arlequin se cache. En introduisant la statue dans la salle du banquet, Don Juan lui dit : “Si j’avais pu croire que tu fusses venu souper, ô convié ! j’aurais dépouillé Séville de pain, l’Arcadie de viande, la Sicile de poissons, la Phénicie d’oiseaux, Naples de fruits, l’Espagne d’or, l’Angleterre d’argent, Babylone de tapis, Bologne de soie, la Flandre de pois, et l’Arabie de parfums, pour l’offrir une table assez splendide et digne de ta grandesse ; mais accepte ce que je te présente de bon cœur et d’une main libérale.”
« Arlequin est forcé de sortir de sa retraite pour chanter et boire à la santé d’une des favorites de Don Juan ; son maître lui fait signe de nommer Dona Anna, fille du commandeur. Arlequin se lève, emplit son verre, obéit, et la statue répond à la courtoisie en inclinant la tête. Arlequin, épouvanté, fait la culbute en arrière, le verre plein à la main.
« Le dernier acte se passe en partie dans le tombeau du commandeur où celui-ci a invité à son tour Don Juan à venir souper. Arlequin, voyant que tout est sombre, dit : “Il faut que la blanchisseuse de la maison soit morte ; car tout est bien noir ici.” Une table est servie. La statue fait signe à son convive de s’y asseoir et de faire honneur aux mets qui composent le festin. Don Juan saisit un serpent dans un plat, en disant : “Je mangerais, quand tu me servirais tous les serpents d’enfer !” Des chants lugubres et mystérieux se font entendre ; la statue se lève, le tonnerre gronde, la terre s’ouvre, la flamme infernale brille, et l’homme de pierre entraîne l’impie dans l’abîme. Arlequin désespéré s’écrie : “Mes gages ! faut-il que j’envoie un huissier chez le diable pour obtenir le payement de mes gages ?” Le roi paraît ensuite ; Arlequin se jette à ses pieds, disant : “Ô prince ! vous savez que mon maître est à tous les diables, où, vous autres, grands seigneurs, irez aussi quelque jour : réfléchissez donc sur ce qui vient de se passer.”
« Un dernier tableau montrait Don Juan en proie au feu vengeur, exprimant en vers ses tourments et son repentir. N’oubliez pas que tout le reste de la pièce était en prose improvisée. Don Juan tâchait d’apitoyer les démons en leur disant :
Placatevi d’AvernoTormentatori eterni !E dite per pietadeQuando terminaran questi miei guai.CORO.
Mai !« Apaisez-vous, questionnaires éternels de l’Averne ! Par pitié, dites-moi quand finiront mes tourments. — Jamais ! »
Tel est le singulier travestissement sous lequel apparut d’abord parmi nous le fameux Convié de pierre, qui devait si merveilleusement inspirer le drame, la poésie et la musique. Nous n’avons pas l’intention de renouveler la comparaison que nous avons faite ailleurs entre les formes diverses que revêtit la fameuse légende. Il nous suffit de montrer où elle en arriva sur le théâtre italien, par une conséquence toute naturelle du jeu comique propre à ce théâtre. Les masques ne pouvaient manquer d’y altérer étrangement le caractère poétique et mystique que lui avait conservé le moine espagnol qui la traduisit le premier à la scène. Il n’échappera à personne que l’arlequinade italienne, telle ou à peu près telle que nous venons de la retracer, était pourtant une transition presque nécessaire entre l’œuvre du Frère de la Merci et l’œuvre philosophique et satirique de Molière.
Il Convitato di pietra fut un des grands succès qu’obtint la troupe du Petit-Bourbon. Ce succès fut, du reste, égalé, sinon surpassé, par une pièce à grand spectacle, une prodigieuse féerie intitulée La Rosaure, impératrice de Constantinople, et représentée le 20 mars 1658. À lire les récits que font les contemporains des merveilles qui s’y déployaient, on se demande si nous voyons rien de comparable ni d’approchant sur nos théâtres d’aujourd’hui, où pourtant le luxe des décors et de la mise en scène est porté si loin. Mais il faut tenir compte évidemment des exagérations de style qu’on s’est toujours permises dans les descriptions.