(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Mémoires de Mme Elliot sur la Révolution française, traduits de l’anglais par M. le comte de Baillon » pp. 190-206
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Mémoires de Mme Elliot sur la Révolution française, traduits de l’anglais par M. le comte de Baillon » pp. 190-206

Mémoires de Mme Elliot sur la Révolution française, traduits de l’anglais par M. le comte de Baillon33

Elle a été galante, elle a été légère, elle a ébloui les yeux des princes et de ceux qui sont devenus rois ; elle n’a pas cru qu’on dût résister à la magie de sa beauté ni qu’elle dût y résister elle-même ; elle a tout naturellement cédé et sans combat, elle a triomphé des cœurs à première vue et n’a pas songé à s’en repentir ; elle a obéi à cette destinée d’enchanteresse comme à une vocation de la nature et du sang ; il lui a semblé tout simple de jouer tantôt avec les armes royales de France, et tantôt avec celles d’Angleterre qu'elle écartelait à ses panneaux : mais tout cela lui a été et lui sera pardonné, à elle par exception ; tous ses péchés lui seront remis, parce qu’elle a si bien pensé, parce qu’elle a si loyalement épousé les infortunes royales, comme elle en avait naïvement usurpé les grandeurs ; parce qu’elle est entrée dans l’esprit des vieilles races à faire honte à ceux qui en étaient dégénérés ; parce qu’elle a eu du cœur et de l’honneur comme une Agnès Sorel en avait eu ; parce qu’elle a eu de l’humanité au péril de sa vie, parce qu’elle a confessé la bonne cause devant les bourreaux, et qu'elle a osé leur dire en face : Vous êtes des bourreaux ! — parce qu’enfin, comme Édith au col de cygne, s’il avait fallu choisir et reconnaître parmi les morts de la bataille le corps du roi vaincu qu’elle avait aimé, les moines eux-mêmes se seraient adressés à elle pour les aider dans leur pieuse recherche. Que dire encore ? cette maîtresse de princes a mérité la bénédiction de M. de Malesherbes prêt à partir pour l’échafaud.

Grace Dalrymple, née en Écosse vers 1765, la plus jeune de trois Grâces ou de trois sœurs, fille d’un père avocat en renom et d’une mère très belle, élevée dans un couvent en France jusqu’à l’âge de quinze ans, mariée inconsidérément à un homme qui aurait pu être son père, et devenue ainsi madame Elliott, secoua vite le joug, amena le divorce, devint à Londres la maîtresse du Prince-régent, de qui elle eut une fille, puis la maîtresse du duc d’Orléans, pour qui elle vint d’Angleterre en France.

C’est là que nous la trouvons au moment où la Révolution éclate : elle en fut témoin, une des patientes et des victimes, victime non immolée toutefois, et qui survécut assez pour être une des belles indignées qui se vengèrent par un récit où elles mirent leur âme.

Le sien a des caractères qui lui sont propres, entre les diverses relations qu’ont laissées les femmes échappées au glaive de la Terreur. Je viens d’en relire quelques-unes : celle de Mme Royale (la duchesse d’Angoulême), une relation auguste et simple ; celle de Mlle de Pons, depuis marquise de Tourzel, celle de Mme de Béarn, née Pauline de Tourzel. Oh ! cette dernière relation (Souvenirs de quarante ans, récits d’une dame de Mme la dauphine) est bien touchante, bien sentie, très modérée de ton, très habile ; seulement, il y a sous-main, cela est trop sensible, un arrangeur, un rédacteur autre que Mme de Béarn elle-même ; et dès lors je suis inquiet, je conçois des doutes, je pense à M. Nettement ou à tout autre ; je ne suis plus sous le charme. On n’a pas à craindre cet inconvénient avec Mme Elliott ; M. de Bâillon s’est borné à la traduire, et il l’a fait en homme d’esprit sans doute et en homme de goût, mais en la laissant d’autant plus elle-même, d’autant plus naturelle, tellement que ce livre a l’air d’avoir été écrit et raconté sous sa forme originale en français. Et c’est bien en français qu’il a été senti, si je puis dire. Quand Mme Elliott éprouvait toutes ses émotions, ses indignations, ses loyales colères, elle n’en allait pas demander l’expression à sa langue maternelle ; elle répondait à l’injure dans la même langue, elle avait son cri en français. Et c’est cette parole, vive et jaillissante, qu'elle a retrouvée, grâce à son fidèle interprète. Oui, c’est bien ainsi, à supposer qu’au lieu d’écrire pour George III elle se fût adressée à l’un de ses amis de France, c’est ainsi que les mots auraient sauté de son cœur sur le papier.

Ne lui demandez pas d’être raisonnable, elle est passionnée. Attachée au duc d’Orléans par une amitié qui survivait à un premier sentiment déjà entièrement éteint, elle nous montre d’abord la Révolution presque uniquement par ce côté du Palais-Royal et de Monceaux. Deux jours avant la prise de la Bastille, le 12 juillet, elle était à dîner au Raincy, château du prince. En revenant le soir à Paris pour aller à la Comédie-Italienne, on trouve la ville en combustion. Elle supplie le duc d’Orléans de ne pas traverser ostensiblement la ville, et elle lui offre sa voiture : « J’avais cru d’abord, dit-elle, que le duc voulait se montrer à la foule, et qu’il avait réellement le projet de se créer un parti en agissant ainsi ; mais je ne vis jamais une surprise moins feinte que celle qu’il montra en apprenant tous ces événements. Il monta dans ma voiture et me pria de le faire descendre au Salon des princes, club fréquenté par toute la noblesse, où il espérait rencontrer des gens qui lui donneraient des nouvelles. » Le club était fermé, et il fallut aller jusqu’à Monceaux, en traversant la place Louis XV remplie de troupes. Que va faire le duc d’Orléans, placé ainsi entre l’insurrection de Paris, dont on le croit complice, et les périls de la Cour, où l’appellerait sa qualité de premier prince du sang ? C’est la question qui s’agite à Monceaux dès le soir même, qui s’agitera encore les jours suivants. Les familiers du prince qui ont toute sa confiance, c’est le duc de Biron (Lauzun), c’est Mme de Buffon, la maîtresse régnante depuis 1787. Quant à Mme Elliott, la maîtresse passée (quoique n’ayant que vingt-quatre ans et si belle), elle apparaît par éclairs, et représente le rappel aux devoirs du sang, la fidélité monarchique : « La politique de Mme de Buffon, nous dit-elle, était différente de la mienne. » Je le crois bien, la rivalité s’en mêlait ; mais il y avait pis auprès du duc d’Orléans que Mme de Buffon.

On ne peut demander à Mme Elliott des jugements bien mûrs sur les personnes, il ne faut chercher avec elle que des impressions ; et, comme les siennes sont fort sincères, elles ont du prix. Ce qu’elle nous dit du duc d’Orléans, à ce moment et dans toute la suite, s’accorde bien, au reste, avec le jugement que les meilleurs esprits ont porté de ce déplorable prince ;

Ainsi, il résulte du récit de Mme Elliott que ce soir du 12 juillet, en arrivant à Monceaux, le duc était encore très indécis ; que, deux ou trois heures après, Mme Elliott, qui était sortie à pied avec le prince Louis d’Arenberg pour juger par elle-même de la physionomie des rues de Paris et de ce qui s’y disait, revint à Monceaux, et, dans un entretien particulier qui dura jusqu’à deux heures du matin, conjura à genoux le duc de se rendre immédiatement à Versailles et de ne pas quitter le roi, afin de bien marquer par toute sa conduite qu’on abusait de son nom. Le duc lui donna sa parole d’honneur qu’il partirait pour Versailles dès sept heures du matin. Il y alla, en effet, dans cette matinée du 13. Mme Elliott, malade des émotions de ces journées, ne put retourner savoir le résultat de la démarche ; mais le duc vint lui-même chez elle le lui apprendre, et lui raconta de quelle manière il avait été reçu ; comment, arrivé à temps pour le lever du roi et s’y étant rendu, ayant même présenté au roi la chemise selon son privilège de premier prince du sang, et ayant profité de ce moment pour dire qu’il venait prendre les ordres de Sa Majesté, Louis XVI lui avait répondu rudement : « Je n’ai rien à vous dire, retournez d’où vous êtes venu. » Le duc paraissait ulcéré ; cette dernière injure, venant après tant d’autres affronts, avait achevé de l’aliéner. Dès cet instant, selon Mme Elliott, il fut tout à fait irréconciliable.

Je ne sais s’il est bien vrai, comme elle le prétend, qu’en lui montrant plus de considération et de confiance, on l’aurait pu détacher de son détestable entourage. Cet entourage se formait, se renouvelait presque au hasard et sans qu’il s’en mêlât. En qualifiant ceux qui en faisaient partie, elle a grand peine à tenir compte des degrés et des nuances. À ses yeux d’Écossaise de pur sang et de jacobite irritée, tous ceux qui donnèrent dans le mouvement de 89 sont des coquins et des misérables : il n’y a de différence que du plus au moins. Ce détestable entourage dont elle parle, c’est d’abord, pour elle, « Talleyrand, Mirabeau, le duc de Biron, le vicomte de Nouilles, le comte de La Marck et d’autres moins connus. Ce sont eux, dit-elle, qui les premiers entraînèrent le duc d’Orléans dans toutes les horreurs de la Révolution, quoique beaucoup l’aient abandonné depuis, quand ils virent qu’il ne pouvait plus servir à leurs projets. Ils le laissèrent alors dans des mains pires que les leurs. » Au nombre des pires, et au premier rang, elle cite Laclos, présent au Palais-Royal dès ce temps-là.

Le fait est que Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuses, du moment qu’il fut devenu l’âme du parti d’Orléans, n’eut qu’à appliquer son art et sa faculté d’intrigue à la politique pour en tirer, dans un autre ordre, des combinaisons non moins perverses et vénéneuses. Mme Elliott l’a instinctivement en horreur et nous le dénonce comme le mauvais génie du lieu.

En faisant toujours la part de sa vivacité de femme et de royaliste, son témoignage, en tout ceci, ne diffère pas sensiblement de celui du duc d’Arenberg, ce même comte de La Marck qu’elle vient de citer, et dont la correspondance avec Mirabeau, publiée il y a une dizaine d’années, a éclairé bien des points obscurs de ce commencement de la Révolution. Sur Mirabeau, le comte de La Marck peut servir à rectifier ce qu’elle vient de lui imputer de relations intimes et d’intelligences factieuses avec ce parti. Mais en ce qui concerne la personne du duc d’Orléans, Mme Elliott nous dit presque dans les mêmes termes que le correspondant de Mirabeau :

Ce prince était un homme de plaisir, qui ne pouvait supporter ni embarras ni affaire d’aucun genre ; il ne lisait jamais et ne s’occupait de rien que de son amusement. À cette époque, il était amoureux fou de Mme de Buffon, la menant tous les jours promener en cabriolet, et le soir à tous les spectacles ; il ne pouvait donc s’occuper de complots ni de conspirations. Le vrai malheur du duc fut d’être entouré d’ambitieux qui l’amenaient peu à peu à leurs desseins, lui montrant tout sous un jour favorable, et le tenant tellement en leur pouvoir qu’il ne pouvait plus reculer.

Elle insiste un peu plus que M. de La Marck, et selon son rôle de femme, sur les qualités sociales du prince et son amabilité superficielle ; mais pour le fond, elle nous montre encore plus, elle nous fait encore mieux comprendre son peu de caractère et de consistance, et cette absence de tout ressort moral qui le laissait à la merci des factieux et des intrigants, dont les groupes se succédèrent, se relayèrent jusqu’à la fin autour de lui, sans pouvoir jamais l’associer à quelque plan suivi ni rien faire de lui en définitive, dans le plus fatal des instants, qu’un criminel par faiblesse.

La vraie explication est là : prince faible, inappliqué, dissolu ; mortellement blessé dans son amour-propre, n’ayant que cette idée fixe de rancune (si même il l’eut), toutes les autres idées légères ; caractère mou et détrempé ; il put être conduit de concession en concession, de déchéance en déchéance, à toutes les hontes et jusqu’au crime.

Je regrette d’être obligée de dire tout cela, ajoute Mme Elliott (dont je n’ai fait, dans ce qui précède, que resserrer la pensée), car je connaissais le duc d’Orléans depuis des années, et il a toujours été bon et aimable pour moi, comme il l’était du reste pour tous ceux qui l’approchaient. J’avais une véritable affection pour lui, et j’aurais donné ma vie pour lui épargner le déshonneur. Aussi personne ne peut s’imaginer ce que j’ai souffert, en le voyant se plonger par degrés, petit à petit, dans toute sorte de malheurs ; car j’ai la conviction au fond de l’âme qu’il n’a jamais cru ou voulu aller aussi loin qu’il l’a fait.

Ma vraie consolation est de n’avoir pas manqué de l’avertir depuis le premier jour des troubles de Paris, et de lui avoir annoncé comment tout ceci finiraits. Je déplore amèrement le peu d’influence que j’ai eu sur lui, car j’ai toujours détesté la Révolution et ceux qui l’ont amenée… Même quand je le vis abandonné et repoussé de tous, je le reçus chez moi, et j’essayai de lui faire comprendre ses fautes. Parfois il semblait les reconnaître, et je me flattais qu’il allait changer de voie ; mais il me quittait pour aller chez Mme de Buffon dont il s’était fort épris, et dont la politique, je suis fâchée de le dire, était celle de Laclos et de Merlin, qu’il trouvait toujours chez elle et avec qui il dînait tous les jours. Ils persuadaient au faible duc que tout ce qui se faisait était pour le bien de son pays, et alors tout ce que j’avais dit était oublié. À mon grand regret, je le vis tellement circonvenu, qu’il ne pouvait éviter leurs pièges et que je n’étais plus bonne à rien. Il me disait seulement, en riant, que j’étais une orgueilleuse Écossaise qui n’aimait rien que les rois et les princes.

Il existe un témoignage naïf des illusions qu’on se faisait dans ce parti d’Orléans, à l’un des moments les plus critiques de la Révolution, au lendemain du 10 août. Le trône écroulé, le roi arrêté et mis en jugement, lui, prince du sang, il se figurait qu’il allait continuer de vivre à Paris à son aise, dans les plaisirs et en riche citoyen ; et son amie Mme de Buffon, femme gracieuse, qui montra plus tard bien du dévouement, écrivait au duc de Biron (un autre intime), alors à la tête de l’armée du Rhin, une lettre curieuse, incroyable34, où elle lui racontait à sa manière et sur un ton badin, les événements du 10 août, les arrestations qui en étaient la suite, les exécutions qui devaient commencer le lendemain au Carrousel :

Au milieu de ces arrestations, disait-elle, Paris est calme pour ceux qui ne tripotent point. — J’oubliais de vous dire que Mme d’Ossun est à l’Abbaye. Celles qui sont à la Force ne savent point pour combien de temps, et la ci-devant princesse (de Lamballe) est sans femme de chambre, elle se soigne elle-même : pour une personne qui se trouve mal devant un oumard en peinture, c’est une rude position. — On ne voit pas une belle dame dans les rues ; je roule cependant avec mon cocher qui chatouille les lanternes de Paris avec son chapeau. J’ai été hier à l’Opéra ; les aboyeurs étaient occupés de mon seul service ; j’avais le vestibule pour moi, et Roland mon domestique faisait promenade solitairement dans le couloir ; cependant la salle était pleine… — On court après Lafayette. Je ne sais s’il se défendra avec une partie de son armée, ou s’il sera ramené à Paris… La fourberie de ce général prouvera en faveur du plus franc et du moins ambitieux des citoyens, notre ami Philippe.

Et en post-scriptum :

Je me porte à merveille. J’espère tout de cette crise et pour le bonheur et la santé de mon amit. On n’en parle pas, même en bien. C’est très heureux ; il a, je crois, une conduite parfaite, et j’espère qu’un jour on saura l’apprécier. — Tous ses ingrats amis sont dans un moment de presse pénible ; il y en a bien quelques-uns qui ont eu la bassesse de chercher à se rattacher à lui. Nous sommes bien bon, mais pas bête.

Voilà où l’on en était au Palais-Royal dix jours après le 10 août. On aurait bien voulu s’y persuader que, du coup, la Révolution était finie. « Je suis sûre, nous dit Mme Elliott, que si le duc d’Orléans avait supposé que la Révolution pût durer plus de six mois, il ne l’aurait jamais désirée. »

Mme Elliott, vers ce temps et peu après, pendant les journées de septembre, était dans d’affreuses transes. Elle demeurait dans le faubourg Saint-Honoré, au bout de la rue de Miroménil. Elle avait trouvé moyen de sortir de Paris dans la nuit du 10 au 11 août, en escaladant le mur d’enceinte à un endroit qu’on lui avait indiqué et où il y avait une brèche. Retirée dans une maison qu’elle avait à Meudon, il ne tenait qu’à elle d’y rester, lorsque le matin du 2 septembre, elle reçut un mot d’avis d’une dame anglaise de ses amies, qui l’engageait à revenir à Paris, parce qu’elle pourrait y être fort utile à un malheureux. Ce malheureux n’était autre que le marquis de Champcenetz, l’ancien gouverneur des Tuileries, fugitif et caché depuis le 10 août, mais que la pauvre dame qui l’avait recueilli n’espérait plus pouvoir dérober aux recherches, si on ne lui venait promptement en aide. Mme Elliott n’hésita point et rentra dans Paris au jour et à l’heure même où tous eussent voulu s’en échapper ; femme timide, mais enhardie par un sentiment d’humanité, elle se replongea bravement dans la gueule du monstre et en pleine fournaise. Il faut voir dans ses récits la suite de ses effrois et de ses stratagèmes de toute sorte, dont le résultat fut de sauver l’infortuné marquis. Elle le tint caché, la nuit dans son alcôve et entre les matelas de son lit, pendant une visite domiciliaire qui se prolongea et où elle dépista les fouilleurs acharnés par ses façons enjouées et légères. Ce marquis de Champcenetz, frère aîné de l’aimable mauvais sujet, fait dans tout ce récit, on en conviendra, une assez triste figure. Vous en parlez bien à votre aise, me dira-t-on, et j’aurais voulu vous voir en sa place :

Croyez-vous donc qu’on soit si bien dans une armoire ?

— dans une armoire ou entre les matelas d’un lit. Ce qui est certain, c’est que tous les honneurs de la contenance et du courage, dans ces scènes à la fois atroces et grotesques, sont pour la charmante et généreuse femme qui risque vingt fois sa vie en le cachant.

Le duc d’Orléans, il faut être juste, l’aida à faire évader M. de Champcenetz, de qui il croyait avoir personnellement à se plaindre. Un jour (c’était dans l’après-midi même du 3 ou 4 septembre), revenant à sa maison de Monceaux et passant devant la maison de Mme Elliott dont il vit les portes ouvertes, il demanda si elle était en ville, et s’arrêta pour lui faire visite. Mme Elliott, le cœur plein de ces horreurs, lui dit quelles étaient bien faites, elle l’espérait, pour guérir enfin tous les admirateurs de cette hideuse Révolution. Le duc répondit : « Elles sont en effet terribles, mais dans toutes les révolutions on a toujours versé beaucoup de sang, et une fois commencées, on ne peut les arrêter quand on veut. »

Il me parla, continue madame Elliott, de l’abominable meurtre de Mme de Lamballe, de sa tête qu’on lui avait apportée au Palais-Royal pendant son dîner. Il me parut très impressionné de cette mort, et il avait fait, me dit-il, tout ce qui était en son pouvoir pour l’empêcher… Il resta quelque temps avec moi ; il était triste et dit que les révolutions devaient être très bonnes et très utiles pour nos enfants, car elles étaient vraiment terribles pour ceux qui en étaient témoins et qui les subissaient.

Je lui exprimai mes regrets qu’il ne fût pas resté en Angleterre lorsqu’il y était ; il me répondit qu’il l’aurait désiré, mais qu’on n’aurait pas voulu le lui permettre… Il m’assura qu’il avait toujours envié la vie d’un gentilhomme campagnard anglais, et que, pendant que ses ennemis l’accusaient d’avoir voulu se faire roi, il aurait volontiers échangé sa position et toute sa fortune contre une petite propriété en Angleterre, avec les privilèges de ce délicieux pays, qu’il espérait revoir encore…

Je lui conseillai alors de s’arracher aux mains des misérables qui l’entouraient, et de ne pas les laisser abuser de son nom pour commettre de si horribles attentats.

Tout cela, me dit-il, semble facile à faire dans votre salon ; je voudrais bien que cela le fût autant en réalité ; mais je suis dans le torrent, je dois m’élever ou tomber avec lui. Je ne suis plus le maître de mon nom ni de ma personne, et vous ne pouvez pas juger de ma position, qui n’est pas agréable, je vous assure. »

« Je ne m’appartiens pas, j’obéis à ce qui m’entoure », c’est l’aveu perpétuel et le refrain à voix basse de ce triste et abandonné prince. Il rappelle, à bien des égards, ce Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, cet autre prince si lâche de volonté, si misérable de conduite, avec cette différence que Gaston, poussé de même par ceux qui le gouvernaient, compromettait ses amis et ensuite les plantait là, au péril de leur tête, et que Philippe se laissa compromettre par eux au point d’y tout perdre, tête et cœur, honneur et vie. Gaston, plus avisé, n’y laissait en chemin que l’honneur.

Mme Elliott, la belle compatriote de Marie Stuart et de Diana Vernon, est de la race la plus opposée à celle de ces hommes de peur (chickenhearted) au cœur amolli. Il y a de ces choses qui lui font bouillir le sang et dont elle ne supporte pas l’idée. Elle est de la religion politique de Burke qui ne concevait pas que dans une nation de galants hommes, dans une nation d’hommes d’honneur et de chevaliers, dix mille épées ne sortissent pas de leurs fourreaux à l’instant, pour venger une noble reine de l’insulte, ne fût-ce que de l’insulte d’un seul regard. Causant un jour avec Biron du procès du roi, elle lui dit « que c’était l’événement le plus cruel et le plus abominable qu’on eût vu jusqu’alors, et que son seul étonnement était qu’il ne se fût pas trouvé un brave chevalier français pour mettre le feu à la salle où siégeait la Convention, brûler les scélérats qui y étaient, et délivrer le roi et la reine de la prison du Temple ». Causant avec le duc d’Orléans lui-même de ce procès qui allait se conclure, elle lui dit (le lundi 11 janvier)35 qu’elle espérait bien qu’il n’irait pas siéger à côté de ces vils mécréants :

Il me répondit que son titre de député l’obligeait à le faire. — « Comment ! m’écriai-je, pourriez-vous siéger et voir votre roi et votre cousin traîné devant cette réunion de misérables, qui oseraient l’outrager en lui faisant subir un interrogatoire ? Je voudrais pouvoir être à la Convention, ôter mes souliers et les jeter à la tête du président et de Santerre, qui n’auront pas honte d’insulter leur maître et leur souverain. » Je m’emportai sur ce sujet, et le duc d’Orléans paraissait de fort mauvaise humeur. Le duc de Biron lui fit alors quelques questions sur le procès. Je ne pus m’empêcher de dire : — « J’espère, monseigneur, que vous voterez pour la mise en liberté du roi. » — « Certainement, répondit-il, et pour ma propre mort ! »

Je vis que le prince était en colère, et le duc de Biron dit : « Le duc ne votera pas. Le roi en a mal usé toute sa vie avec lui ; mais il est son cousin, et il feindra une maladie pour rester chez lui, samedi, jour de l’appel nominal qui doit décider du sort du roi. » — « Alors, monseigneur, dis-je, je suis sûre que vous n’irez pas à la Convention mercredi ; je vous en prie, n’y allez pas. » Il répondit qu’il n’irait certainement pas, qu’il n’en avait jamais eu le projet, et il me donna sa parole d’honneur qu’il ne s’y rendrait pas ce jour-là, ajoutant que, quoique, selon lui, le roi eût été coupable en manquant de parole à la nation, rien ne pourrait le contraindre, lui, son parent, à voter contre Louis XVI. Ce fut là pour moi une triste consolation, mais je ne pouvais faire davantage, et les deux ducs me quittèrent.

Je ne vis personne le mardi… Le mercredi, je reçus un mot du duc de Biron qui me priait de venir passer la soirée avec lui, Mme Laurent et Dumouriez, à l’hôtel Saint-Marc, rue Saint-Marc, près de la rue de Richelieu ; que là j’apprendrais des nouvelles et qu’il espérait beaucoup que les choses pourraient s’arranger. À cette époque, le duc de Biron n’avait ni maison ni domicile à Paris ; il avait été dénoncé à l’armée par un des généraux révolutionnaires nommé Rossignol… Le duc, qu’on nommait alors le général Biron, était venu se disculper auprès du ministre de la guerre, et il logeait, pour le peu de temps qu’il devait rester à Paris dans cet hôtel garniu.

J’y arrivai à sept heures et demie, et je trouvai M. de Biron et toute la compagnie fort tristes : on lui envoyait toutes les demi-heures une liste des votes, et nous voyions tous avec désespoir que beaucoup de ces votes demandaient la mort du roi. On nous apprit aussi qu’à huit heures le duc d’Orléans était entré à la Convention, ce qui nous surprit tous. J’avais grand-peur qu’il ne votât pour la réclusion, car je n’ai jamais pensé à pis que cela. Chaque liste pourtant devenait plus alarmante, et enfin vers dix heures nous arriva la triste et fatale nouvelle de la condamnation du roi et du déshonneur du duc d’Orléans.

Je n’ai jamais ressenti pour personne une horreur pareille à celle que j’éprouvai en ce moment pour la conduite de ce prince. Nous étions tous dans une profonde affliction et dans les larmes. Le pauvre Biron qui était, hélas ! républicain, avait presque un accès de désespoir. Un jeune aide de camp du duc arracha son uniforme et le jeta dans le feu, en disant qu’il rougirait de le porter désormais. Il se nommait Rutan et était de Nancy ; c’était un noble et excellent jeune homme, qui n’avait point émigré par affection pour le pauvre Biron, quoique de cœur il fût avec les princes. Quand ma voiture vint, je retournai chez moi, mais tout me semblait affreux et sanglant. Mes gens paraissaient frappés d’horreur. Je n’osai pas coucher seule dans ma chambre ; je fis veiller ma femme de chambre avec moi toute la nuit, avec beaucoup de lumières et en priant. Il m’était impossible de dormir : l’image de ce malheureux monarque était sans cesse devant mes yeux. Je ne crois pas qu’il soit possible de ressentir un malheur de famille plus vivement que je ne ressentis la mort du roi. Jusqu’à ce moment, je m’étais toujours flatté que le duc d’Orléans s’était laissé séduire, et je voyais les choses sous un faux jour ; maintenant, toute illusion était dissipée. Je jetai dehors tout ce qu’il m’avait donné, tout ce que j’avais dans mes poches et dans ma chambre, n’osant pas garder près de moi rien de ce qui lui avait appartenu. — Telle était en ce moment, la répulsion que j’éprouvais à l’égard d’un homme pour lequel quelque temps auparavant j’aurais donné ma vie.

Retirée les jours suivants à sa maison de Meudon, et devenue peu après assez sérieusement malade, elle reçut un matin, par les mains d’un vieux valet de chambre, une lettre du duc d’Orléans, très affectueuse, dans laquelle il regrettait de ne pas oser venir lui-même, et la priait de passer chez lui dès qu’elle serait mieux, « ajoutant que tout le monde l’avait abandonné et qu’il espérait que sa malheureuse situation lui vaudrait un pardon, si elle le croyait coupable ». Désirant alors quitter la France et obtenir un passeport pour l’Angleterre, Mme Elliott alla donc un jour au Palais-Royal. C’était six ou sept semaines environ après la mort du roi ; le duc d’Orléans était en grand deuil, comme elle l’était elle-même. Elle ne put s’empêcher tout d’abord de lui jeter à la face la pensée dont son cœur était plein, et de lui dire qu’elle le supposait en deuil apparemment de la mort du roi : il sourit d’un air contraint et dit qu’il était en deuil de son beau-père le duc de Penthièvre. Elle fut impitoyable et retourna le poignard en tous sens : « Je présume, dit-elle que la mort du roi à hâté la sienne, ou peut-être est-ce la manière cruelle dont son procès a été mené, et votre vote pour sa mort. » Il lui répéta dans cette conversation ce qu’il avait dit tant de foisv : « Je connais ma position ; je ne pouvais éviter de faire ce que j’ai fait. Je suis peut-être plus à plaindre que vous ne pouvez l’imaginer. Je suis l’esclave d’une faction plus que personne en France ; mais laissons ce sujet ; les choses sont au pire. » Il croyait en détournant les yeux du danger, l’ajourner un peu, et il allait, en marchandant le plus qu’il pouvait, et le front de plus en plus bas, à sa perte prévue et certaine. Il savait bien (sans même que Mme Elliott le lui dît) que, pour lui aussi, l’échafaud était au bout ; seulement, il tâchait à tout prix d’allonger le tour et, suivant l’expression vulgaire, de prendre le plus long.

J’ai indiqué le côté historique de ce petit volume, ce qui sert à expliquer le caractère d’un prince que l’histoire ne peut éviter. Le reste n’est qu’anecdotes, mais anecdotes bien vives, bien contées, et qui tranchent assez agréablement sur le fond connu d’horreurs. Il y a l’historiette du vieux médecin anglais, le philosophe athée, que Mme Elliott a pour compagnon de chambre dans la prison de Versailles, et quelle soigne comme un père. Transférée à Paris aux Carmes, elle est fort surprise de voir arriver le général Hoche qu’on y écroue en même temps qu’elle. Bon gré mal gré, il faut bien faire connaissance ; elle le trouve très aimable et très poli, tout républicain qu’il est. Dès les premiers instants, en raison du malheur commun, on devient les meilleurs amis du monde. « C’était un très gai jeune homme, avec un air très militaire, très beau et très galant. » Il venait beaucoup, dès qu’on le lui permit, du côté des dames, et il y en avait de très grandes de l’ancienne noblesse, qui toutes paraissaient le connaître. À un moment Santerre est aussi jeté dans la même prison, et de près on ne le trouve pas si monstre ; mais ici la royaliste en Mme Elliott tient bon : « Malgré toutes les attentions qu’il eut pour moi, je ne pus jamais vivre en bonne amitié avec lui : beaucoup de nos grandes dames se lièrent intimement avec cet homme qu’elles croyaient bon et inoffensif… Il fut délivré avant la mort de Robespierre… Il nous envoyait toujours quelques provisions, et je dois dire qu’il ne manquait jamais une occasion de nous être utile. À peine sorti de prison, il m’envoya une livre de thé vert, le meilleur que j’aie jamais pris, et une petite provision de sucre. » Mais le souvenir du 21 janvier s’interposait toujours, et elle ne put s’empêcher d’être ingrate. — Le régime de la prison en vue d’une mort commune et prochaine est la plus grande leçon d’égalité. Au milieu de ce cercle presque entièrement aristocratique, un pauvre homme et sa femme qui avaient un petit théâtre de marionnettes aux Champs-Élysées furent amenés un matin, pour avoir exposé une figure en cire de Charlotte Corday. « Ces pauvres gens étaient bons et honnêtes, et quoique nous ne pussions leur être utiles en rien, ils nous rendaient tous les services qui étaient en leur pouvoir. Nous espérions que, pauvres comme ils l’étaient, ils seraient épargnés ; mais, hélas ! ils furent aussi traînés à cet horrible échafaud, et nous donnâmes à leur mort des larmes sincères. » — Là, Mme Elliott connut Mme de Beauharnais, la future impératrice, avec qui elle se lia tendrement et passa, dit-elle, des moments délicieux : « C’est une des femmes les plus accomplies et les plus aimables que j’aie jamais rencontrées. Les seules petites discussions que nous avions ensemble, c’était sur la politique ; elle était ce qu’on appelait constitutionnelle au commencement de la Révolution, mais elle n’était pas le moins du monde jacobine, car personne n’a plus souffert qu’elle du règne de la Terreur et de Robespierre. » Elle y trouva aussi Mme de Custine, qui y devint veuve de son jeune mari exécuté, et qui s’en montra d’abord inconsolable. Mais, on le sent, on le devine dans le récit de Mme Elliott, ces réunions même les plus menacées et si souvent traversées d’appels funèbres ne laissaient pas de voir renaître les distractions de la jeunesse, les oublis, les inconstances faciles, les jalousies même, et de recommencer en tout, dans de si courts intervallesw, une société volage et légère.

Les Mémoires s’arrêtent à ce moment voisin du 9 thermidor et sont restés inachevés. Mme Elliott ne retourna en Angleterre qu’à la paix d’Amiens ; elle y reparut plus belle que jamais, dit-on, et y revit beaucoup le prince de Galles. Ce fut d’après le désir du roi son père qu’elle mit par écrit ses souvenirs. Elle avait connu en France le général Bonaparte qui la traitait avec amitié, en Écossaise plutôt qu’en Anglaise. Il y a même à ce sujet deux ou trois particularités qui seraient piquantes, mais qui n’ont d’autorité pour elles que celle de l’éditeur anglais qui a continué le récit : nous aurions besoin, pour nous y arrêter, que Mme Elliott nous l’eût dit elle-même.

Un charmant portrait gravé, joint au volume, nous donne l’idée de cette beauté fine au col long et mince et qui appellerait le pinceau d’un Hamilton.