Les entretiens du jardin des Thuileries de Paris.
Affaires du temps.
Premier Entretien.
LA plaisante chose, disois-je en moi-même, que cette promptitude avec laquelle tout Paris prend feu pour les nouvelles du jour. Pour peu qu’elles soient importantes, & qu’elles aient trait à l’administration publique, chacun est en l’air, & s’escrime à dessein de soutenir son opinion.
A peine avois-je ruminé sur cet objet, que je me trouve sans m’en apercevoir au milieu du Jardin des Tuileries, & c’étoit alors un brouhaha qui ne finissoit pas.
Il a tort, disoit l’un, il a raison, disoit l’autre ; de quoi s’agit-il ? De deux célebres antagonistes qui occupent la scene relativement aux affaires des finances.
On avoit lu leurs mémoires, on avoit examiné leurs calculs, & il falloit absolument prendre parti sur cet objet. Les moins instruits faisoient le plus de bruit, ils entroient dans le café, ils en sortoient, & au milieu de cette agitation, des inconnus me parloient comme s’ils m’avoient toujours fréquenté.
Un abbé prenant ses lunettes, lisoit quelques pages d’un nouvel arrêt du parlement ; un financier réformé citoit une opération de son temps, la disoit la plus excellente, & il n’y avoit pas jusqu’aux femmes qui, dans cette petite guerre, parloient avec transport.
J’entendois à ma droite un auteur qui s’écrioit, l’on a tout perdu depuis qu’un tel n’est plus en place ; & le mot fin, c’est qu’il avoit obtenu de lui une pension, & qu’on doit être reconnoissant.
Deux hommes, plus loin, soupiroient après le retour des états-généraux. L’assemblée des notables, disoient-ils plaisamment, n’étoit que les premieres vêpres de ce grand jour. Déjà l’on en fixoit la date, & l’on nommoit ceux qui devoient s’y trouver ; il y eut à la suite de ce discours une grande discertation sur les avantages, & sur les inconvéniens des états-généraux ; ici l’on soutenoit que les corps prenoient rarement le meilleur parti, le plus grand nombre n’étant pas celui des gens instruits ; là on prétendoit que plus il y avoit de personnes rassemblées, plus il y avoit de lumieres, que les suffrages étoient plus libres, & c’est ainsi que dans les affaires, on n’est presque jamais d’accord, & qu’il est bien difficile qu’au milieu de tant d’obstacles & de tant d’embarras ; un souverain saisisse toujours le vrai.
Nous observâmes que la perception & le maniement des deniers, entraînerent toujours de grandes discussions, & que ce malheureux argent est si redoutable, qu’il devient contagieux par le seul contact. Il favorise trop la cupidité, il flatte trop l’orgueil, pour n’être pas recherché avec la plus vive ardeur.
Le plus grand embarras du gouvernement français, fut dans tous les temps, dit un homme sensé, de trouver un excellent contrôleur général, qui unisse le génie à la probité, qui ait sur-tout le talent de dévoiler l’artifice, & de porter la lumiere jusques dans ces replis tortueux, qu’un œil ordinaire ne peut pénétrer.
J’ose dire que si le contrôle général étoit partagé entre plusieurs membres d’un conseil éclairé, les choses en iroient beaucoup mieux. J’eus des avis pour ; j’en eus contre, & je conclus qu’il n’étoit pas facile de traiter des affaires d’état au gré de tout le monde. Je vis même le moment où l’on alloit s’enflammer, sur-tout lorsqu’il fut question de l’influence que le parlement devoit avoir, relativement aux finances.
S’il n’y a pas de motions en France comme en Angleterre, dans la crise des affaires publiques, il faut convenir que tout le public y forme une chambre des communes, où chacun opine d’après ses sentimens, ou d’après ses préjugés. L’artisan lui-même, veut être pour quelque chose dans les intérêts de l’état ; & quoique sa voix ne compte pour rien, il la donne au milieu de sa famille, comme s’il avoit droit de juger.
C’est bien la moindre chose qu’il ait son opinion, puisqu’il paie, dit une marchande de bouquets qui vint à passer.
Dans ce moment on nous remit un mémoire, & il y en eut plus de cent distribués ; du temps de Boileau, ce furent des satyres en vers, qui couroient les rues, maintenant ce sont des satyres en mémoires, qui sont à la mode.
Les avocats commencerent par les mettre en vogue, & les particuliers prennent la même allure. Pour moi, qui ne m’amusai jamais des sottises d’autrui, ni des injures qu’on dit au prochain, je regarde ces diatribes avec la plus grande indifférence ; ce n’est pas tant le dessein de les lire, que l’honneur de les avoir, qui agite ici la multitude, me dit un banquier, que le hasard mettoit à mon côté. Lorsqu’un mémoire paroît, ajoute-t-il, on ne peut paroître soi-même dans aucune bonne maison, si l’on n’en est pas muni, & dès le lendemain il est totalement oublié, à moins qu’il n’ait octave, ce qui arrive très-rarement : mais durable ou non, il faut l’avoir sur sa cheminée.
Pays singulier ! pays rare ! plus il y a de fermentation dans les têtes, plus on est près du calme. Encore si la réputation ne tenoit point à ces mémoires ; mais ce n’est que trop souvent d’après leur exposé qu’en juge les personnes.
C’est-à-dire, s’écria une dame qui n’avoit point encore parlé, que l’honneur n’est pas dans la conduite, mais qui dépend de quelques lignes que le caprice, ou la méchanceté trace sur une feuille que le vent emporte.
Fort bien, lui répliquai-je, & de propos en propos nous prîmes l’Europe entiere pour en faire le sujet de notre conversation.
L’Angleterre ne fut point oubliée, & il y eut de longues dissertations sur son nouveau commerce établi entre elle & la France. Un négociant s’approcha de nous, se lamenta beaucoup, & prétendit que nos manufactures s’anéantiroient infailliblement, tandis que celles de Londres auroient tout l’avantage. Il rapporta des exemples qui venoient à l’appui de son opinion ; & comme il avoit l’air de discourir long-temps, les affaires de Hollande le mirent hors de cours & de procès.
On disoit d’un côté que nous avions très-mal fait de ne pas venir au secours de cette infortunée république ; on disoit de l’autre, que la France se devant plus à ses propres citoyens, qu’à des étrangers, avoit agi sagement en ne se mêlant point d’une guerre qui lui eût été très-couteuse.
Je prenois plaisir à les entendre disputer sur cet article, quand un Turc, qui s’offrit à nos yeux, nous fournit l’occasion de parler de la Turquie. Pauvre empire, s’écria le banquier, en assurant que Catherine feroit chanter cette année le Te Deum dans la mosquée de Sainte Sophie. Quelle apparence ! riposta le marquis de ***, s’il est vrai que les Turcs sont maintenant bien disciplinés, & que la rage de voir l’audaciaux mépris avec lequel l’impératrice de Russie les insulte & les brave, doublera leur force & leur valeur. Chacun donna des raisons, ou plutôt des vraisemblances. On s’agita, on disputa, & le combat dureroit encore, sans un Polonois qui témoigna ses alarmes, sur les malheurs qui menaçoient son pays. Où est le grand Sobieski, disoit-il ! son bras se fût appesanti sur nos ennemis, les eût réduit en poudre, & la cour de Varsovie ne s’amuseroit pas à donner des fêtes & des bals. La conversation finit par des conjectures. Chacun donna la sienne, en disant je parie tout ce qu’on voudra ; car telle est la maniere de discourir chez les personnes qui s’échauffent. Ils fut alors question des ambassadeurs qu’on attend, & qui sont envoyés, dit-on, avec de riches présens de la part du fils d’Hyder-Ali ; viendront-ils, ne viendront-ils pas ; sont-ce des diamans qu’ils apportent ? Est-ce un fauteuil d’or massif comme on le débite ? Les caquets du public sont réellement une chose divertissante, & il n’y a point d’oiseau qui sautille de branche en branche aussi lestement qu’on passe d’un objet à l’autre, par le moyen des opinions. Les choses les plus disparates, comme les plus éloignées, se rapprochent dans un clin d’œil, & l’on se trouve avec la même célérité dans tous les pays du monde.
La cité de Londres fut mise sur le tapis, & l’on s’étonna de ce que cet asyle devenoit le refuge de ceux même qui osoient insulter les têtes couronnées. Pour moi, qui sais que les souverains ont les bras plus longs que les frontieres ? je ne m’y croirois pas en sûreté, dis-je avec franchise ; on se rappela ceux qui depuis un siecle avoient choisi ce lieu, comme une citadelle à l’abri des tempêtes, & l’on ne put s’empêcher de convenir que des hommes célebres avoient illustré cette espece de fort.
Il y eut quelque contestation sur les motifs qui commencerent l’antipathie qui existe entre l’Angleterre & la France ; & une femme de bon sens qui nous écoutoit, termina la question en disant : mettez une nation intermédiaire entre ces deux Royaumes, & vous les verrez de bon accord ; il en est des peuples comme des religions, plus ils se rapprochent, & plus ils se haïssent ; il y a plus de haine entre un calviniste & un luthérien, qu’entre un catholique & un Turc.
On alloit parler des religions, quand je me retirai, ayant mille fois observé que cette importante matiere entraîne toujours des rixes, & finit ordinairement par des propos scandaleux. D’ailleurs, comment discourir plus long-temps en plein air, notre séance n’avoit été que trop longue ; mais c’est à la mode à Paris d’agiter les plus grandes questions en se promenant.
Ce qu’on peut reprocher au Jardin des Tuileries, c’est d’être trop angustié, de ne pas laisser assez d’espace à ceux qui voudroient parler, & n’être point entendus. Pour peu qu’on discute, il se forme un cercle, & tout le monde se mêle dans la conversation.
Quoi qu’il en soit des affaires du temps, celles qui concernent la France, malgré le deficit, n’auront jamais des suites funestes. Ce Royaume a trop de ressources, & il n’y a pas de monarque dans l’univers qui ne quittât tout-à-l’heure son empire, si on lui en donnoit un semblable à gouverner ; ceux même qui se disent vexés, & qui se plaignent, ne parlent de leurs malheurs qu’en faissant mousser le champagne, & qu’en savourant les mets les mieux apprêtés.
On donna jadis le nom d’Affaires du Temps à celles qui mirent en guerre les jansénistes & leurs adversaires, c’est-à-dire, qui diviserent des hommes célebres de part & d’autre, & dont la religion & l’état eussent tiré le plus grand avantage, si l’on eût pu les réunir.
Des réformes.
Second Entretien.
P Oint d’empire, point de société, point de famille, où les réformes ne soient nécessaires, disoient gravement deux hommes érudits, lorsque je vins à les joindre. Ils se promenoient autour des allées du jardin, en discourant ainsi ; & je les trouvai pleins d’esprit & aimables.
Il est certain que parmi ceux qui s’y promenent ; il y en a beaucoup qu’on peut ainsi qualifier, & que le matin comme le soir des personnes occupées de la littérature, ou versées dans les affaires, viennent y promener leurs loisirs.
La conversation générale rouloit alors sur les réformes, & je ne pus m’empêcher d’en parler comme les autres.
On commença par rendre justice à Louis XVI, qui veut essentiellement le bien de ses sujets, & qui consent de tout son cœur aux retranchemens qui peuvent leur être utiles ; mais chacun ouvroit son avis sur ce qu’on devoit réformer, & chacun parloit selon qu’il étoit affecté. Les uns en bons patriotes, les autres en égoïstes ; car il est impossible d’inspirer à tous les hommes une même maniere de penser. Trop de passions se combattent pour espérer une pareille réunion.
Je souhaiterois, dit le plus ancien, qu’en n’ôtant rien à la splendeur du trône, on supprimât mille choses superflues, comme ce nombre énorme de chevaux inutiles, comme ces sommes excessives qu’on distribue à ceux qui font des voyages de la cour, comme ces fortes pensions qu’on donne aux ministres qui se retirent, sans examiner le temps qu’a duré leur ministere.
Il est vrai, lui dis-je, qu’il doit y avoir des proportions, & que relativement aux voyages, il est absurde que le monarque en soit privé, par la raison qu’il faut gratifier outre mesure des hommes chargés des différens détails. Mais par une fatalité qu’on ne peut exprimer, on annonce toujours une ordonnance avant qu’elle paroisse, ce qui donne lieu à des sollicitations en tout genre, au lieu qu’en bonne politique, on ne devroit en instruire le public, qu’au moment de la proclamation.
Nous prîmes le parti de nous asseoir autour de ces petits cabinets que je n’aurois jamais fait bâtir, si j’avois eu la direction du jardin. Nous baissâmes le ton, premiérement pour n’être pas entendus, secondement pour nous ménager le plaisir d’écouter nos voisins, & souvent nous fûmes étonnés de la justesse & de l’éloquence naturelle, avec laquelle parloient des petits hommes, qu’on eût jugé au vêtement, ainsi qu’à la figure, des hommes sans instruction & sans talens ; on eût dit qu’ils avoient vieilli à la cour, tant ils parloient bien des réformes qu’on devoit y faire ; ils plaignoient la noblesse française de ce qu’après avoir supprimé le corps des mousquetaires, où les gentilshommes trouvoient un état, on alloit encore être obligé de diminuer des compagnies qu’on ne peut assez louer pour l’exactitude à leur service, & pour leur bravoure. Ces réflexions affligerent cruellement un chevalier de Saint-Louis qui venoit de nous joindre, & qui avoit deux fils dans la gendarmerie, & deux dans les gardes du roi. Que feront-ils chez moi, dit-il en soupirant, si l’on vient à me les renvoyer. Je n’ai point de terre qu’ils puissent cultiver, & je serai désolé de ce qu’ils ne seront plus dans le cas de servir notre bon roi. Nous le consolâmes de notre mieux, en lui faisant connoître que le bien de l’état devoit l’emporter sur le particulier, & que Louis XVI étant le pere de ses sujets, trouveroit dans son cœur royal de quoi dédommager ceux qu’il réformeroit.
Il n’y a point de souverain, dis-je, avec une franchise qui m’est naturelle, qui ne doive s’occuper de retranchemens & de réformes, lorsqu’il commence à régner. Le clergé, le militaire, la magistrature, les finances, devroient successivement se prêter aux circonstances, & cela s’opéreroit avec facilité, d’une maniere irrévocable, pour peu qu’on chargeât de ce soin des ministres éclairés.
Il ne s’agit point ici de toucher à des propriétés qui sont sacrées, soit qu’elles aient été des acquêts, ou des dons, mais de prendre sur les revenus des plus riches, pour secourir les indigens, & de ne pas laisser un abbé commendataire jouir lui seul d’un lot qui, bien partagé, feroit la fortune de plus de trente ecclésiastiques, mais il s’agit de récompenser les officiers d’une maniere digne de leurs peines, & de maintenir la discipline sans donner dans des excès de sévérité ; mais il s’agit d’abréger les procédures, soit civiles, soit criminelles, de diminuer les épices, & le nombre de ces gens faméliques, qui ne travaillent qu’à ruiner les plaideurs ; mais il s’agit de simplifier la perception des deniers, de réduire les traitans à des profits médiocres, pour qu’ils ne deviennent pas le scandale & la ruine d’un pays, par leur luxe & par leurs déprédations ; mais il s’agit d’être ferme dans le bien qu’on entreprend, & de n’écouter que la justice & la vérité.
Ajoutez, dit un d’entre nous, que ce travail une fois fini, il faudroit en donner le tableau aux ministres, pour n’y rien changer, de sorte que le systême qu’on auroit établi, devînt invariable, comme le cours du soleil : rien ne nuit plus au bon ordre, & ne désole plus les citoyens, que les changemens qui s’operent sous chaque ministre. Alors il n’y a rien de fixe, & chacun tremble pour son état.
Nous convînmes unanimement de la justesse de cette réflexion, en reconnoissant néanmoins qu’il y avoit des circonstances où il falloit changer, & faire des essais ; mais ce fut sur l’article du luxe, que nous opinâmes gravement pour de grandes réformes.
Il est certain que s’il est nécessaire dans un vaste royaume, il n’est pas moins essentiel d’y mettre des bornes. Tant de banqueroutes frauduleuses, tant de familles anéanties, furent l’ouvrage des folles dépenses. On ne calcule ni avec soi-même, ni avec son revenu ; & pour imiter un voisin qui se ruine, on tombe dans l’indigence, & l’on ne peut plus s’en relever. Oh ! oh ! s’écria un homme plein de raison, eh ! quels seront les ciseaux qui couperont les branches de ce luxe pernicieux, dont tout le monde se plaint, & dont tout le monde se rend l’esclave ; car à prendre depuis le duc, jusqu’à l’artisan, il n’y a personne qui ne donne aujourd’hui dans la prodigalité, si l’on en excepte ce vil troupeau d’avares plus méprisables que les animaux les plus immondes, dont l’existence ou la mort sert aux besoins de l’homme.
Ces ciseaux, dit un des nôtres, ce sera la fermeté ; il n’y a que ce moyen capable de remédier aux malheurs de l’état. Avec de la fermeté on défendra aux femmes publiques ces coiffures qui affichent le vice du siecle, & la plus insolente profusion ; on diminuera le nombre de ces équipages qui semblent insulter à la misere publique, par la maniere dont on les décore, & dont on les fabrique ; on supprimera ces cabriolets, ouvrage de l’extravagance, & d’un ridicule raffinement ; on arrêtera la construction de ces édifices qu’on multiplie de toutes parts d’une maniere incroyable ; on mettra des impôts sur ce tas de valets qui quittent la charrue, & qui viennent dans la capitale se pervertir & s’énerver ; on retranchera cette multitude de petits spectacles qui corrompent les mœurs comme le goût, & qui nuisent aux travaux.
On ne cesse de parler d’Henri IV, & ce ne sont que des mots, car si l’on respectoir réellement sa mémoire, on s’efforceroit de l’imiter par une frugalité qui le retraceroit à nos yeux.
Pour moi, qui voulois qu’on parlât des réformes qui ont l’éducation pour objet, je mis brusquement ce sujet sur la scene. Il y avoit matiere à discourir, il y a des siecles qu’on suit la routine des colleges, & qu’on finit après neuf & dix ans d’étude, par n’être qu’en état d’apprendre. Au lieu d’établir des classes pour l’histoire de sa nation, pour la géographie, on emploie la jeunesse à tourner & retourner du latin & du français, c’est-à-dire, à travailler sur des mots, d’autant plus que les thêmes & les versions qu’on donne aux écoliers, n’ont souvent pas le sens commun.
L’université de Paris s’est corrigée sur cet article ; mais combien d’abus qui subsistent encore dans presque tous les colléges de provinces ? On ne peut y penser sans gémir, au point que la plupart des écoliers ne pourroient pas dire combien il y a de générations depuis Louis XVI, jusqu’à Louis XIV.
Cependant l’histoire Romaine, quelqu’intéressante qu’elle puisse être, ne doit pas l’emporter sur celle du pays. Nous touchons plus aux Français qu’aux Romains ; & combien de magnifiques traits ne lit-on pas dans les Annales de la France. Ce seroit une belle entreprise de la part de celui qui en feroit le parallele ; mais on n’aime les choses que lorsqu’elles viennent de loin. Pour peu que le temps ait imprimé ses rides sur un livre ou sur un monument, il est admirable, & l’on ne doit en parler qu’avec la plus grande vénération.
Chacun se mit à rire, & nous reprîmes le chapitre des réformes. On me demanda s’il ne seroit pas à propos de ressusciter cette pauvre langue latine, qu’on n’apprend plus que par maniere d’acquit, & qu’on a prise tellement en aversion, qu’on voudroit l’expulser des inscriptions mêmes.
Je n’hésitai point à répondre affirmativement, ayant goûté trop de plaisir dans la lecture des auteurs latins. C’est une volupté, disoit le célebre Rollin, que la satisfaction de converser avec Horace & Cicéron. Ils disent tant de bonnes choses en peu de mots, & ils le disent si bien, qu’une seule page de leurs livres en apprend plus qu’un ouvrage entier ; ils ont l’avantage sur les modernes de les avoir devancé, mais il seroit difficile de mieux penser, & de mieux s’exprimer.
Un avocat qui nous écoutoit d’une oreille, & qui pétilloit d’entrer en conversation avec nous, s’approcha, pour nous dire qu’il étoit surpris de ce que nous ne parlions point des écoles de droit, & comme elles sont aujourd’hui désertes.
Attendez, monsieur, lui dis-je avec précipitation, nous allions y venir, car il est impossible de fréquenter Paris, & d’ignorer que l’étude du droit y est tellement négligée, que les professeurs sont autant de voix qui crient dans le désert. Les écoliers n’y paroissent que deux ou trois fois l’année, pour y prendre des inscriptions, & on leur donne les attestations les plus authentiques en faveur de leur savoir & de leur assiduité. Dans une université comme celle de Paris, voir des abus aussi crians, cela ne se conçoit pas, sur-tout après avoir eu pour chanceliers tant d’hommes éclairés.
Sandis, s’écria pour lors un gascon que nous n’avions point apperçu, l’université de Toulouse ne souffriroit pas de pareils écarts ; outre qu’on trompe les parens qui s’imaginent que leurs enfans étudient, & qui s’épuisent pour leur éducation, l’on expose la fortune & la vie des hommes à devenir la proie d’une génération de juges ignorans.
Une ville que Paris, où chaque pas est un écueil, où le libertinage ne doit son rafinement, & ses progrès qu’à l’oisiveté, doit exiger d’un étudiant deux heures de classe le matin, & deux le soir ; & encore faudroit-il, s’il étoit possible, comme l’observoit un grand magistrat, qu’on les distribuât de maniere qu’on ne pût aller perdre son temps au spectacle.
Sans cela l’on n’a plus de goût pour l’étude, & la sortie du college devient l’époque de la dissipation & de la paresse. Que de grands magistrats nous avons perdu, disoit judicieusement l’avocat, depuis que l’étude de droit n’est plus qu’un mot, & depuis qu’on a la malheureuse facilité d’aller à Rheims soutenir une these pour la forme, & moyennant une rétribution !
C’est-à-dire, répliqua le chevalier de Saint-Louis, qu’avec quelques écus on achete la science du droit, & qu’on a le bonheur de la posséder, dès qu’on a pris la robe & le bonnet de docteur.
Eh pourquoi, répliquai-je en riant, en meton pas un pareil prodige au rang des choses merveilleuses que ce siecle a vu naître ! Il faut espérer que des phénomenes de cette espece n’auront plus lieu sous les regards de M. de Lamoignon. Il porte un nom qui nous promet en ce genre les réformes les plus utiles. La France a droit d’attendre de son zele & de ses lumieres un changement aussi heureux.
On parla des écoles de médecine, & l’on fut d’accord sur l’ardeur avec laquelle on y prenoit des leçons, & sur la capacité des maîtres. Cela n’empêchera pas qu’on dira dans un siecle, ainsi qu’à présent, que les médecins tuent sans cesse des malades, comme si ce n’étoit pas la mort qui tue les hommes, selon la réflexion judicieuse de madame de Sevigné.
Nous appellâmes un docteur qui vint à passer. Il n’avoit rien de la pédanterie qu’on reproche à son état, & s’il nous débita quelques aphorismes, ce fut moins pour se faire valoir que pour plaisanter. Point de remede, nous répéta-t-il, mais du régime, point de saignée, mais de la diete. Il mangeoit néanmoins d’une maniere effrayante, de sorte qu’il ne dînoit jamais avec ceux qu’il traitoit, dans la crainte de leur donner mauvais exemple.
Il nous quitta pour aller tâter le pouls d’une dévote qui étoit malade, sans savoir où elle avoit mal, & pour lui ordonner un excellent consommé. Alors nous nous attachâmes à réformer le clergé, & j’osai prétendre qu’un ministre de la feuille ne pourroit mieux faire pour le repos de sa conscience & de sa santé, que de ne jamais donner d’audience aux ecclésiastiques qui convoitent des bénéfices, premiérement parce qu’il est contraire aux canons de les solliciter, ou de les faire solliciter ; fecondement parce qu’il n’y a rien de plus facile que de savoir des évêques mêmes quels sont les bons prêtres qu’on doit pourvoir.
Dès-lors il y auroit une ordonnance pour empêcher la plupart des abbés de venir à Paris. Les dioceses sont appauvris par de fréquentes émigrations, & la discipline ecclésiastique s’altere infailliblement dans une capitale, où il y a tant de périls à courir ; & vous ne dites pas, nous crioit un abbé que je pris pour un janséniste, car il étoit extrêmement rigide, qu’il faudroit une loi pour interdire aux abbés la fréquentation des théâtres. Ce n’est point leur place, d’autant plus que dans leurs sermons mêmes, ils ne cessent de crier contre les spectacles, & contre ceux qui les fréquentent.
Les finances ne pouvoient manquer d’entrer dans notre plan de réforme, & la premiere loi qui nous paroît essentielle, eût été une défense à tout fermier général d’avoir des châteaux & des palais. On leur prescrivoit leur maniere de vivre & de se loger, pour qu’ils n’osassent plus à l’avenir se mesurer avec les princes dans la maniere d’exister, & le disputer aux rois mêmes, dans la façon de se faire servir. Si l’on regle la table des généraux pendant la guerre, & pourquoi ne mettroit on pas des bornes à la profusion des traitans, qui ne connoissent point de modération lorsqu’il s’agit de donner des repas ?
La magistrature, dit l’avocat lui-même, subiroit une grande réforme qui la dégageroit d’une multitude de procureurs voraces, qui l’obligeroit à abréger les procédures, sur-tout les criminelles, & qui diminueroit les frais dont les plaideurs sont accablés, au point qu’on perd au palais même en gagnant.
Tout rapporteur qui auroit un secrétaire capable de prendre une seule obole, perdroit sa place, & le subalterne seroit publiquement puni ; car un royaume n’est plus qu’un simulacre, si l’on n’a soin de le ranimer.
On dira que nous agissons comme ces nouvellistes, qui font marcher & camper les armées à leur gré ; mais un citoyen n’a-t-il pas droit de s’entretenir sur les malheurs de la patrie, & d’aviser aux moyens de la secourir, lorsqu’elle est opprimée.
Les ministres eux-mêmes, avant d’occuper leurs places, furent de simples citoyens comme nous, & quel est l’homme qui sache où la fortune peut le porter. En s’occupant du bien de l’état, on pourra trouver des moyens qui seront d’une grande utilité. Il n’y a que l’égoïste qui ne prend nul intérêt au sort de sa patrie. Le galant homme s’applique à la servir, & jamais un bon ministre, ainsi qu’un bon roi, ne lui en sauront mauvais gré.
Les assemblées provinciales secondent ces vues, répéta plusieurs fois l’avocat, en ce que les laboureurs même y sont appelés, & qu’on les écoute. La conversation, comme tout le monde sait, est un passage continuel d’un objet à l’autre, les propos y sont souvent décousus, & l’on évite de s’appésantir sur le même sujet, afin que chacun puisse discourir en liberté.
La librairie, devenue maintenant si intéressante, ne pouvoit manquer d’entrer pour quelque chose dans notre entretien. L’on a dit si souvent qu’il falloit la réformer, que ce fut la conclusion de notre petite conversation. Nous aurions desiré, d’après nos réflexions, qu’on eût arrêté le cours de tous ces libelles qui ne respectent personne, qu’on eût empêché toutes ces critiques indécentes qui s’élevent contre un bon ouvrage, dès qu’il vient à paroître, qu’on punît d’une maniere exemplaire tous les contrefacteurs, sans leur faire la moindre grace ; nous parlions encore lorsque nous nous trouvâmes seuls au milieu du jardin des Tuileries. Le monde avoit disparu dans un clin-d’œil, & sans nous laisser le moment de nous en appercevoir. On sait que lorsque l’esprit est tout entier à une conversation qui intéresse, les yeux ne voient rien.
Nous perdîmes en cela ce charmant coup-d’œil qui présente des parterres portatifs, lorsque tant de femmes charmantes viennent à quitter leurs places pour s’en aller. Cette merveilleuse variété de visages, de rubans & de fleurs, forme un reflet ravissant.
On se dit adieu, en se promettant de se revoir, mais quand ? Et comment ? Le ciel le sait.
Des auteurs.
Troisieme Entretien.
IL y en a tant, & si souvent au Jardin des Thuileries, que le lieu fournit tout naturellement l’occasion d’en parler. Les uns y vont esquisser des portraits, les autres des sujets de comédie, ceux-ci viennent s’y délasser de leur travail, ceux-là s’escrimer sur les matieres du temps.
J’en joignis deux qui, après avoir discouru sur différens sujets, parlerent de leur état, & se plaignirent de leur sort ; ils avoient raison. Des gratifications étoient tombées comme une rosée bienfaisante sur nombre d’écrivains qui ne les valoient pas, & pour me servir de l’expression d’un Gascon, ils s’étoient trouvés sous le parapluie, de maniere à ne pas s’en ressentir.
Je reconnus alors plus que jamais, combien la profession d’auteur étoit peu lucrative, & combien le courage étoit nécessaire pour l’embrasser, & pour s’y soutenir.
D’abord, dîmes-nous unanimement, il faut se faire une provision de pensées & de mots, qu’on n’acquiert qu’aux dépens de son repos, & souvent de sa santé ; il faut s’élever au-dessus de ce qu’on apprend, pour ne pas répéter, oublier, pour ainsi dire, ce qu’on a lu, afin de ne pas passer pour plagiat ; se faire enfin un esprit original, & qui cependant n’ait rien de singulier. Ah ! combien n’en coûte-t-il pas, lorsqu’il est question de retourner, en quelque sorte au college, de redevenir enfin écolier, lorsqu’on croit avoir tout appris !
Je sais que la gloriole soutient, mais pourra-t-elle jamais dédommager des contradictions & des contradicteurs qu’on trouve à chaque pas ; & n’est-il pas bien dur dans une saison où le jeune âge invite aux promenades, aux spectacles, aux plaisirs, de s’en priver, pour interroger des morts, pour tourner & retourner des feuillets, pour s’imprimer dans le cœur & dans l’esprit des choses qui fatiguent la mémoire, & qui viennent troubler le sommeil.
On n’a plus qu’une ombre d’existence pour le monde, dit très-bien le plus jeune qui se livroit aux mathématiques avec passion ; aussi, ajouta-t-il, je me regarde comme aux trois quarts mort pour la société ; je n’y parois que pour penser à mes calculs, que pour regretter mes livres, que pour me rendre ridicule, car chacun m’y voit absorbé, ne riant que du bout des levres, & ne cherchant que le moment de m’esquiver.
L’autre qui étoit poëte éleva la voix, & dit avec ingénuité, j’ai sans doute des jouissances plus vives que les mathématiciens ; mais ils n’ont pas mes chagrins. Quatre vers qui m’ont cassé la tête, & que le public trouve mauvais, me désesperent ; & c’est un coup de foudre pour moi, lorsque ce qui devoit propager ma gloire, ne me donne que de la confusion.
Pour moi, leur repliquai je de sang-froid, ce qui me pique le plus dans cette profession, c’est l’injustice des critiques qu’on essuie, c’est le chagrin de se voir mal interprêté, sur-tout par des gens qui se mêlent de juger, & qui ne savent rien, par des esprits de travers qui prennent le beau pour le médiocre, & qui sont insensibles aux peintures les plus capables d’attendrir, ou d’étonner.
On seroit alors tenté de déchirer ses ouvrages, comme disoit Fontenelle, & de mettre son imagination sous ses pieds.
Nous observâmes qu’il y avoit bien plus d’avantage à écrire il y a cent ans, par la raison que les auteurs n’étoient point multipliés, que les querelles littéraires n’existoient presque pas, & qu’on étoit récompensé pour un seul quatrain, au lieu qu’aujourd’hui mille & mille vers ne font pas sur les grands la plus légere impression. Ils se contentent de protéger, & toute leur protection est un signe de tête, & quelquefois une promesse de ce qu’on ne veut pas tenir. Aussi Pyrron disoit-il judicieusement : Si j’avois un fils qui voulût être auteur, je lui dirois, fais-toi plutôt rat-de-cave ou maçon.
Mais, messieurs, nous ne sommes encore ici que sur des roses, leur dis-je, d’un air persuadé ; car enfin, supposons un auteur rempli de connoissances & de goût ; enfin un homme qui peut passer sa vie, soit en prose, soit en poésie avec célébrité. Eh bien, quelles peines n’aura-t-il pas à dévorer ? Déjà tous les serpens de l’envie sifflent contre lui, déjà il est attaqué, & il faut qu’il se justifie comme un coupable, quoiqu’il ait respecté la religion, le gouvernement, les mœurs ; mais on lui en veut, & c’est un mot, un seul mot auquel il n’attacha jamais l’idée qu’on lui prête, qui cause son malheur, qui l’engage à faire son apologie, à se transporter ici, se transporter là, de maniere que pour écrire avec sûreté, il faut tout prévoir, tout peser, deviner enfin jusqu’aux interprétations malignes qu’on donnera aux intentions les plus pures & les plus sages.
La fievre chaude me prend, dit le poëte, toutes les fois que je livre au public la plus légere poésie. Je me figure alors tous les hommes, tant injustes qu’ignorans, qui vont me piquer. S’il m’arrive quelque louange, ce n’est qu’à travers des satyres en tout genre, & tel qui me loue devant moi, va s’amuser à mes dépens quand il m’aura quitté.
Vous ne parlez donc point, lui répondis-je, du temps qu’il a fallu pour vous procurer un censeur, du chagrin que vous avez eu de ne point obtenir celui que vous demandiez, comme un ami qui vous eût expédié promptement, de la lenteur avec laquelle on examinera votre manuscrit, des difficultés qu’on vous fera sur une phrase, sur un terme qu’on prendra souvent à contre-sens. Vous ne parlez pas de l’importance avec laquelle un libraire vous écoutera, du rôle de suppliant qu’il faudra faire, pour l’engager à prendre votre manuscrit, qu’il jugera sans l’entendre, ou sur lequel il consultera un oracle aussi peu connoisseur que lui.
Pauvre manuscrit, que vas-tu devenir en passant par des mains si peu capables de te posséder, sous des yeux si peu faits pour te lire ?
C’est ici que je vois le libraire compter gravement les pages, & que je l’entends prononcer enfin que l’ouvrage ne formera que tant de feuilles, & qu’on n’en peut donner que tant, c’est-à-dire, que le pauvre auteur sera moins payé de son travail, que le manouvrier ne l’est à la journée, & qu’il y a plus de profit à faire des souliers que des livres. On sait que la Bruyere, ses caracteres du siecle à la main, courut toute la rue Saint-Jacques, sans pouvoir trouver un libraire qui osât se charger de son manuscrit, & qu’il seroit resté dans son porte-feuille, si un ami connoisseur ne lui en eût donné mille écus. Ainsi Milton trouva moins que rien de son Paradis perdu.
Mais je veux que l’ouvrage soit enfin vendu, & il ne l’est pour l’ordinaire que la moitié de ce qu’il vaut ; nouveaux embarras, nouveaux tourmens. L’imprimeur ne finit pas, arrêtant chaque jour le compositeur, pour lui donner une autre besogne à faire, de sorte qu’un manuscrit qu’on devoit imprimer dans un mois ne l’est pas au bout de six. Perte réelle, l’ouvrage ne paroissant point à propos, soit à raison des matieres dont on ne s’occupera plus, soit par rapport à la saison qui ne sera pas propre à la vente.
Et voici le moment le plus critique, dit le mathématicien, celui qui va mettre sous la coupe des journalistes l’ouvrage infortuné ! Il y en a, sans doute, d’équitables, mais malgré leur équité, comment pourront-ils lire cent ouvrages au moins, dont ils rendent compte pendant l’année, & s’ils ne les lisent pas, que de jugemens hasardés ! Il faudra n’avoir entrevu un ouvrage qu’en courant, & le hasard ne fera-t-il pas tomber sur l’endroit le plus foible, le moins intéressant ? Dès-lors le jugement qu’il en rendra ne pourra qu’être défavorable, dès-lors le pauvre auteur aura perdu sa peine & son temps.
Je ne parle point ici de la prévention du journaliste ; mais combien de fois n’arrive-t-il pas qu’il a prononcé contre un livre avant de l’avoir lu, parce qu’il est d’un auteur qui lui déplaît, ou parce que le libraire qui le débite n’est pas de ses amis. Alors le malheureux auteur a tort avant qu’on l’ait entendu ; & la critique amere qu’on va faire de son ouvrage, en empêchera la vente sur laquelle il comptoit, peut-être, hélas ! pour subsister ; de sorte qu’un journaliste qui agiroit de même, seroit un malhonnête homme, & qu’il n’y a point de casuiste qui ne l’obligeât à dédommager l’auteur, car tout journaliste exerce un ministere public, & il ne lui est permis ni en conscience, ni en honneur, d’écouter le ressentiment ou la prévention, quand il s’agit de juger un ouvrage.
Eh ! que dites-vous, messieurs, leur répliquai-je, du ton ferme avec lequel le libraire vous dit que votre livre ne se vend pas, au moment qu’il court la ville & les provinces, afin d’avoir une autre fois un manuscrit au plus bas prix, ou pour lui donner plus de profit sur la vente, au cas que l’auteur ait fait les frais de l’impression ?
Il y a quelque chose de bien plus mortifiant que cela, l’humiliation d’avoir fait présent de votre ouvrage à des personnes mêmes qui vous l’ont demandé, & qui ne le liront pas, ou qui ne vous en parleront jamais. Ils s’exhaleront en actions de graces pour le plus mince présent que vous leur ferez, ne fût-ce qu’une corbeille de fruits, ne fùt-ce qu’une fleur ; mais pour un livre que vous leur aurez donné, ils ne s’en souviendront pas. Aussi les auteurs bien avisés, n’offrent-ils jamais leurs ouvrages à personne.
D’ailleurs on ne lit gueres le livre d’un auteur qu’on connoît. Il semble qu’il y a beaucoup plus de sel & plus d’esprit dans une production d’un homme qu’on ne fréquente pas. Alors c’est une chose merveilleuse, & l’on en est ravi.
Parlons maintenant de ce qui couronne l’œuvre ; & de quoi donc ?
Oh ! de la chose la plus agréable pour les auteurs…..
Mais encore ?…..
Je vais vous le laisser à deviner….. C’est une chose….. Je m’entends.
Enfin, est-ce donc une énigme ?…..
Non, mais une proscription de la part d’un pere ou d’un oncle qui ne peuvent supporter les talens, mais un calembourg sur le compte du livre ou de l’auteur, qui fait rire les sots, & qui, comme ils sont en grand nombre, décourage les écrivains ; il faut aujourd’hui de l’intrépidité pour braver les assauts qu’on livre de toutes parts aux auteurs, même les plus célebres.
On finit par être de mon avis, & par convenir que cela rabattoit les fumées de l’orgueil, & qu’il étoit fâcheux d’avoir des pamphlets pour récompense de son travail ; eh ! combien de libelles qu’on ignore où l’on est ridiculisé, injurié !
La conversation changea tout-à-coup, & l’on ne parla plus que des satisfactions qu’on éprouvoit en écrivant ; il étoit juste de s’entretenir sur les avantages de la littérature, après en avoir exposé les peines & les dangers.
N’eut-elle d’autre récompense à donner à ceux qui la cultivent, que de les rendre indépendans, que de leur tenir lieu de société dans les pays déserts, elle mériteroit notre culte & notre assiduité.
Le Curé, dit ingénieusement le poëte qui étoit avec nous, n’a-t-il pas ses malades à visiter, ses morts à enterrer ? L’avocat n’a-t-il pas les affaires les plus compliquées à débrouiller ? Le militaire n’a-t-il pas ses parades, ses appels, ses voyages, ses assauts, ses tranchées ? Le ministre n’est-il pas redevable aux insensés comme aux sages, & ses audiences ne sont-elles pas autant d’assujettissemens ? Enfin, le monarque lui-même, a-t-il toujours des sujets de se réjouir, & quelle est la place qui exempte un homme de la satyre ? La vertu la plus pure est en butte à ses traits.
Mais combien n’y a-t-il pas de consolations chez un auteur ; outre qu’il s’affranchit de l’ennui qui accable les hommes les plus riches & les plus grands seigneurs, il se suffit à lui-même ; & tandis que les sociétés s’occupent de rapports, de médisances, de frivolités, il trouve dans les livres qu’il consulte, dans son propre esprit qu’il met à contribution, mille choses qui l’occupent, ou qui l’amusent.
Quel plaisir, par exemple, ne goûte-t-il pas, lorsqu’au milieu d’une forêt, il prête un langage aux arbres, comme aux animaux, ou lorsque dans le silence de la nuit, il maîtrise, pour ainsi dire, l’univers, par l’avantage de ne trouver alors ni critiques, ni contradicteurs, de n’avoir alors aucuns devoirs à remplir, que celui d’écrire ou de méditer tout à l’aise.
Les veilles qu’on croit fatigantes, sont délicieuses pour un auteur qui connoît l’avantage de converser avec soi-même, & de se rendre utile à sa nation.
Il y a tant d’heures vides dans le cours de la vie, qu’on ne sauroit trop estimer une profession qui les remplir.
Eh ! quelle joie ne ressent-on pas, dit le mathématicien, si l’on a le bonheur de réussir ? Une production dont on fait l’éloge, dédommage de toutes celles qu’on aura critiquées ; la critique même eût-elle été des plus ameres.
Young, lui-même, qui passa ses jours à écrire sur la mort, & à fréquenter les tombeaux, trouvoit ce genre délicieux, tant il est vrai qu’il ne s’agit que d’occuper l’ame, pour lui procurer des jouissances, & pour la rendre heureuse.
Les cabinets des gens d’étude sont des tribunaux, & des trônes pour ceux qui les habitent ; là ils s’élevent par leur maniere de penser au-dessus du monde entier, & ils le régentent.
Ajoutez, leur dis-je, que l’illusion dont se repaît tout écrivain, en s’imaginant faire beaucoup mieux qu’il ne fait, en se figurant une postérité dont il sera connu, le flatte infiniment. Ce n’est sans doute qu’une chimere, mais chimere tant qu’on voudra, elle devient une réalité dès qu’elle a la vertu de consoler.
Nous n’avons pas tout dit : que d’écueils dont l’amour des lettres garantit la jeunesse ! Tant qu’on n’aime que les livres, tant qu’on sait s’occuper, il n’est point à craindre qu’on donne dans des travers. Il n’y a que les gens désœuvrés qui traînent leur existence d’une maison à l’autre, & qui ne savent comment passer un jour. Pour peu qu’on lise ou qu’on écrive, le temps semble aller trop vîte ; & la nuit vient au moment qu’on croit être encore en plein jour.
Insensiblement des auteurs de tout étage s’approcherent de nous, & dans la crainte de disputer, ce qui ne manque gueres d’arriver, quand on est avec ces messieurs, nous nous éloignâmes à petit bruit, & nous nous rendîmes à petits pas aux Champs Elysées.
Ce lieu donna matiere à des paralleles qui ne leur furent pas avantageux. Le poëte qui arrivoit fraîchement d’Italie, & qui avoit son imagination encore remplie des superbes tableaux qu’offre l’aspect des Champs-Elysées qui se trouvent dans le voisinage de Naples, en fit une description autant pompeuse qu’agréable ; nous n’en avons ici que le nom, disoit-il, au point que Virgile en eût été indigné, lui qui célébra si magnifiquement les délicieux contours de Parthenope.
Nous nous demandâmes réciproquement si les poëtes qui passoient de ce monde dans l’autre, y faisoient des vers, ou s’ils repassoient en silence ceux qu’ils mirent au jour ? La question demeura sans réponse, comme on peut le présumer, & nous prîmes plaisir à nous repaître de douces illusions sur cet objet.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que pour consoler les auteurs de leur infortune, & souvent de leur indigence, on ne pouvoit mieux faire que décréer des Muses, un Parnasse & des Champs-Elysées. L’esprit qui s’éleve au-dessus de la matiere, se porte vers ces lieux, quand le présent ne lui est pas favorable, & quand le siecle ne rend pas justice aux talens. Cela ne vaut gueres mieux que les châteaux en Espagne, (à prendre les choses littéralement) mais cela fournit des idées, & l’imagination s’en amuse.
Ici, je me figure, dis-je en riant, un poëte dans un petit donjon, sans secours, sans appui, sans amis, sans argent. Il y a, sans doute, de quoi se désespérer pour une ame ordinaire ; mais la sienne énergique & sublime s’exalte ; & dans un clin d’œil, on se voit entre Apollon & Mnémosine, caressé par les Muses, & sur le mont sacré d’où découle l’Hypocrene, & où des guirlandes de lauriers s’entrelacent pour couronner les faiseurs d’idilles & de sonnets.
On rapporte que le Dante eut une imagination si exaltée, que tous les soirs il faisoit mettre deux couverts, l’un pour Euterpe & l’autre pour Uranie, qu’il aimoit à la fureur, qu’en soupant il leur adressoit la parole, comme si elles eussent été présentes, & qu’il buvoit à leur santé. Ceux qui le connoissoient observerent que ses vers n’étoient jamais meilleurs, que lorsqu’il avoit fait un pareil souper. Toute la nuit son imagination s’allumoit, & dans un transport qu’on ne peut exprimer, il se levoit ; & moitié endormi, moitié éveillé, il écrivoit des choses admirables.
Je voyois le poëte, qui m’écoutoit avec la plus grande attention, pétiller de joie, tant il étoit pénétré de ce récit. Le mathématicien au contraire, avoit un air de mépris pour un pareil enthousiasme, d’où il faut conclure que les auteurs ne different pas moins entr’eux, que les fleurs dont les couleurs ne se ressemblent pas, que les animaux dont les qualités ne sont pas les mêmes.
Ce qu’on peut ajouter, c’est qu’en général, les auteurs n’ont point autant d’amabilité qu’ils devroient en avoir. On convint de cette vérité, & l’on crut en trouver la raison, premiérement dans les efforts qu’ils ne font que trop souvent pour montrer plus d’esprit, secondement dans une espece d’originalité qu’ils affectent, à dessein de se donner du relief, troisiémement dans l’habitude qu’ils contractent de vivre isolés. La retraite dépouille insensiblement l’homme de l’esprit social.
Cela nous conduisit à parler des querelles littéraires, qui nous parurent n’avoir point d’autre source que l’envie, & conséquemment l’orgueil ; mais il est sans doute étonnant que la France qu’on peut nommer le séjour de l’aménité, soit devenue relativement aux auteurs, le théâtre de la haine & de la jalousie. Ils se provoquent, ils se persiflent, ils se déchirent, assez insensés pour faire rire le public à leurs dépens.
Il n’en est pas de même en Allemagne & en Italie ; celui qui ne peut faire qu’un madrigal, ne fait qu’un madrigal, & on ne l’en estime pas moins. On pense que tous les oiseaux ne sauroient être des aigles, & que le colibri a son mérite, sans avoir la majesté du paon ; que la violette a ses agrémens sans avoir l’éclat de la rose & de l’œillet.
La postérité ne pardonnera jamais à Voltaire ses sarcasmes contre ceux qui ne furent pas de son avis, & sur tout, contre Fréron, qui loin d’être un adversaire à mépriser, avoit infiniment d’esprit, une critique fine, & toutes les connoissances relatives à la littérature.
On passa ses sottises à raison de sa réputation & de sa vieillesse ; mais il a laissé de mauvais imitateurs, d’autant plus nuisibles aux belles-lettres, qu’ils se font un jeu de distiller leur venin sur les meilleurs ouvrages. Comme ils n’ont point assez d’esprit pour créer, ils ne font des livres qu’en dénigrant ceux qui paroissent. Pauvre métier qui rend absolument méprisable celui qui l’exerce, disoit Fontenelle. On fait qu’il ne répondit jamais aux détracteurs de ses ouvrages.
L’heure du dîner nous sépara, quoiqu’aujourd’hui il n’y en ait plus de fixe. Aussi la comtesse de Pasmont, dit-elle plaisamment, que nous cherchons maintenant midi à quatorze heures, au lieu de le prendre à douze.
Quoi qu’il en soit, un auteur estimable, est celui qui respecte la religion, les mœurs, le gouvernement ; qui ne se mêle point des querelles littéraires, qui méprise les satyres, & qui n’y répond jamais.
Les femmes devinées.
Quatrieme Entretien.
B Ien fin qui les devinera, disois-je, en les voyant entrer dans ce jardin qu’on ne se rassasie point de voir, & où elles ne paroissent qu’à l’aide d’un art enchanteur, qui les travestit sous mille formes diverses.
Bon, me répliqua le comte de… à qui j’adressois la parole ; malgré leur déguisement & leur fard, elles n’ont jamais échappé à ma pénétration, & j’ai lu dans leur ame à travers les voiles dont elles se couvrent, toutes les petites ruses de leur esprit & de leur cœur…
Ah ! monsieur, prétendez vous donc qu’elles sont toutes artificieuses, & seriez-vous assez injuste pour ne pas les croire susceptibles de franchise & de naïveté ?….
A Dieu ne plaise. Mais elles n’ont pas ce caractere ferme & décidé, qui constitue l’homme ; & leur toilette qui n’est qu’un ingénieux artifice, les accoutume à feindre. D’ailleurs, toujours sous la tutelle d’un mari ou d’un amant, elles doivent souvent recourir à des excuses qu’on peut appeler de jolis mensonges. La femme assurément n’est ni plus méchante, ni plus menteuse que nous, mais leur état comme leur éducation, les force, pour ainsi dire, à user de duplicité….
Je le veux ; mais leur ardeur à parler ne permet pas la dissimulation. La femme babille à son désavantage, disoit Boileau, aimant mieux faire connoître ses défauts, que de se réduire au silence.
Le comte n’en voulut point démordre, & s’obstinant toujours à me soutenir qu’il connoissoit toutes les finesses des femmes, il entra sur cet objet dans tous les détails. Il les suivit dans leurs gestes, dans leurs discours, dans leurs écrits, dans leurs visites, dans leurs jeux, & il faut avouer qu’il donna un air de vérité à tout ce qu’il nous dit.
Toute femme, observa-t-il, qui entre dans un appartement, en voit d’un coup d’œil la position, & elle ne va se placer qu’à l’endroit où le jour lui sera le plus favorable. Elle sait ce qu’une demi-lumiere peut opérer sur sa physionomie, & elle cherche, ou elle en évite le reflet, avec une dextérité surprenante. Point de physicien qui connoisse mieux l’optique, & qui sache en tirer un meilleur parti. L’on m’a montré une baronne qui ne manque jamais de s’évanouir, si le hasard vient à la placer dans un trop grand jour. Elle a des rides à cacher, car malgré ses quarante ans révolus, elle veut absolument n’en avoir que vingt-cinq, c’est son dernier mot…
Eh ! Monsieur le comte, excusez-les sur cet article, puisque nous avons la fatuité de dire ouvertement, qu’une femme âgée de vingt-quatre ans, est déjà surannée ; tant il est vrai que le libertinage change toutes les notions, & qu’il n’y a plus dans la société, que des paradoxes & des sophismes.
Voulons-nous, ajouta le comte, considérer le moment où elle veut éloigner son mari. C’est ici le triomphe de l’astuce. Eh ! mon Dieu, lui dit-elle, ne penses-tu pas encore à revoir cette maudite campagne, où tu vas si souvent : je voudrois qu’un tremblement de terre l’engloutisse ; du moins resterois-tu avec moi. Hélas ! le bon époux, ne pensoit pas à partir, & ces paroles proférées avec adresse, réveillent le desir de monter à cheval, & viennent à bout de rendre la chere épouse maîtresse du champ de bataille.
Que fais-tu, dit la baronne de…. à son cher époux, de ce grand officier que tu nous amenes, si souvent ? C’est mon antipathie ; & c’est le moment où elle convoite le plus sa présence, & où elle est le plus occupée du plaisir de le voir. On ira même jusqu’à bouder, lorsqu’il arrivera, tant on a de moyens à sa disposition pour faire prendre le change.
On m’a dit, ajoutai-je, & je n’en crois rien, que plus d’une femme avoit trouvé le moyen de faire purger ou saigner son mari, lorsqu’elle avoit des raisons pour qu’il demeurât chez lui.
N’en doutez pas, répliqua le comte, d’un air persuadé ; c’est un stratagême assez ordinaire, & sur lequel je ne me tromperai jamais….
Mais avec cette prévention contre les femmes, on interprêtera tout ce qu’elles disent en mal, & il n’y en aura pas une qu’on ne puisse calomnier…
Oui, si l’on ne faisoit pas attention à la disposition du cœur de l’époux, ainsi qu’à la conduite de la femme. Ce sont des choses qu’il faut rapprocher, pour juger sans méprise ; il n’y a pas jusqu’à la dévote dont on pénetre les intentions, quand elle est sur le point de médire. Après avoir commencé par pincer sa manchette à plusieurs reprises de l’air le plus pédant, elle pose pour principe qu’on ne doit jamais soupçonner le mal ; ensuite elle soupire en avouant qu’il est bien fâcheux pour une famille d’avoir la jeune personne qu’on va décrier. La conversation s’engage toute en douceur, & d’un stilet sacré l’on perce l’infortunée victime qu’on veut immoler.
Nous nous étendîmes sur l’article des livres, & nous fûmes forcés de convenir que les meilleurs n’avoient souvent été qu’un masque, ou qu’un prétexte pour en avoir de mauvais. On parle au libraire à l’oreille, & comme il est toujours dans les intérêts de celui qui achete, il donne en secret des ouvrages qui révolteroient un pere ou un époux. Il nommera la Pucelle, le Poëme de la Religion, il le portera sous ce titre sur le petit catalogue que le mari doit payer.
Le pauvre marquis de… croyoit son épouse en possession de la bibliotheque la plus décente & la plus utile ; il en avoit vu la liste qu’il avoit lui-même soldée ; & à la mort de madame, on ne trouva que des ouvrages dont le titre seul étoit révoltant….
Ah ! monsieur le comte, vous êtes terrible avec vos faits. Il y en a bien d’autres, me répondit-il en riant ; je vois, par exemple, une demoiselle qui appelle tous les médecins, qui se meurt ; & tout son mal est d’en pouvoir faire à des parens qui l’ont contristée. Elle se feint malade pour alarmer pere & mere, & elle ne se portera bien, que lorsqu’enfin elle aura obtenu ce qu’elle desire.
Le médecin dans la confidence, dit que sa maladie dangereuse vient d’un grand chagrin, & les choses insensiblement s’arrangent, de maniere que mademoiselle change son agonie dans une partie de plaisir…..
Mais pensez-vous que les hommes n’en font pas autant ; & dès le college même ne savions-nous pas employer ces finesses avec succès….
Quelle différence ! Nous supposions un mal de tête pour une heure ; mais une femme coquette saura faire la malade trois mois s’il le faut, soit pour conclure un mariage qu’elle desire, soit pour avoir une femme-de-chambre qu’on lui refuse. Aussi ne croirois-je qu’avec beaucoup de réserve aux maladies des femmes galantes….
D’après cela, monsieur, votre femme ne sera sûrement pas heureuse. Tout ce qu’elle fait, ainsi que tout ce qu’elle dit, doit vous paroître une feinte….
Mais vous ne dites pas que je devine, & que par cette raison, j’ai vu mon épouse aussi franche que je la desirois. Elle est comme bien des femmes estimables qui ne connoissent point les simagrées, (& qu’on s’en souvienne) il y en a bon nombre, & qui n’ont nul intérêt de tromper….
On dit que la plupart savent employer les coups-d’œil & les gestes, de maniere à surprendre les hommes les plus fins.
Eh ! qui en doute ? Jamais une épouse galante n’a les yeux plus expressifs, le rire plus gracieux, que lorsqu’elle embrasse son mari qu’elle ne peut souffrir : elle le mange de caresses quand elle va lui faire infidélité. Mais c’est l’usage qu’elles font de l’éventail qui développe parfaitement leurs ruses & leurs petites supercheries….
Auriez-vous donc étudié cet exercice, & y a-t-il dans cet art des maîtres qui donnent des leçons ? Ce qu’il y a de sûr, continua le comte, c’est que l’éventail, comme l’a très-bien dit autrefois le livre des quatre couleurs, devient entre les mains d’une femme habile, un Prothée. Est-elle en colere ? Elle l’agite en rafraîchissant son teint d’une maniere surprenante. Attend-elle quelqu’objet de sa passion ? Elle le plie, & s’en sert pour se donner de petits coups sur la main en signe d’alégresse.
Mais il faut voir la maniere dont elle le tourne & le retourne, quand elle veut exprimer sa malice, ou son ennui, les graces qu’elle lui communique lorsqu’elle reçoit quelqu’agréable nouvelle, ou lorsqu’elle éprouve quelque satisfaction. Alors l’éventail est un être qui parle. Que ne dirois-je point ici des agréables cliquetis, dont elle le rend susceptible, de l’adresse avec laquelle elle s’en fait un masque pour médire à l’aise, & pour ricaner sans être apperçue….
Et de l’éventail qui tombe, & de l’éventail qu’on déchire, n’en direz-vous rien ? Ces traits sont trop significatifs pour les oublier. Il y a un poëte qui les appelle les agaceries de l’amour….
Ah ! je le sais ; & je sais encore que l’éventail emporté, que l’éventail oublié, donna naissance à mille plaisanteries, & que les muses même se mêlerent souvent de cette apparente distraction, & qu’il en résulta les vers les plus ingénieux.
Mais vous aurez remarqué, dit le comte, dans une grande assemblée de jeu, des femmes prendre leur éventail pour cacher le mouvement des levres, & faire quelque confidence à leur voisine ; eh bien, c’est le plus joli moment de la médisance ; c’est alors qu’on habille depuis la tête jusqu’aux pieds une bonne provinciale qui ose se présenter, un pauvre novice dans l’art du savoir-vivre, & dont on ignore le nom. Bientôt il faut savoir comment il s’appelle, où il est né, ce qu’il fait, ce qu’il deviendra, en un mot, s’il a du bien, ou tout au moins de l’esprit….
Mais je vous demande si les religieuses qui n’ont point d’éventail n’en sont pas moins éloquentes sur le compte du prochain. — Il n’y a point de lieu sur la terre où l’on soit plus exposé à la critique, que dans un parloir.
D’où il faut conclure, reprit le comte avec chaleur, que toute femme a des ruses qu’on peut deviner ; mais bien des personnes en sont la duppe. Qu’est-ce qui penseroit, par exemple, que Silvain ne vend sa charmante maison de campagne, que parce que son épouse lui fait croire par le moyen des médecins, que l’air en est dangereux. Elle n’aime que la ville, & il faut trouver des raisons valables pour qu’elle y réside continuellement.
La plupart des femmes ne se marieroient jamais, si elles n’étoient pas sûres de trouver dans leur imagination, ou dans leur astuce, les moyens de tromper un mari. Elles en ont mille dont elles peuvent faire usage sans qu’on les devine. Eh comment ne pas se laisser prendre à des symptômes tels que la rougeur, la défaillance, la pâleur, qu’elles ont à volonté. Elles commandent aux pleurs, elles commandent aux ris, & il n’y a point de sentiment qu’elles n’étouffent, ou qu’elles ne fassent naître, quand la circonstance le requiert.
Je le veux, mais convenons que par notre inconstance, par notre air impérieux, nous les forçons à prendre toutes ces nuances différentes. On veut souvent nous appaiser.
Dites-mieux, nous enjeoller. Une femme vous confesse qu’elle est âgée ; eh pourquoi cet aveu, si ce n’est à dessein de vous faire dire le contraire, & d’avoir un compliment ? Un marchand vient apporter un bijou précieux, elle le gronde, elle dit à son mari que ce seroit une folie d’acheter aussi cherement une bagatelle ; & c’est par son ordre que le marchand est venu ; mais jamais on n’en saura rien ; & moi j’ai deviné la chose, & j’ai bien deviné.
Clarisse est en fureur de ce que Migas ose lui remettre un billet, elle y riposte d’une maniere terrible ; je gage que Clarisse est subjuguée, & mon pari est excellent. Toute femme qui répond, donne passage à la coquetterie.
Le comte finit par nous proposer d’analyser les lettres de madame de Sévigné, & par nous assurer qu’il ne se tromperoit pas sur celles qui avoient eu pour objet la coquetterie de l’esprit, & sur celles qu’un intérêt secret avoit dictée.
Je trouvai que le comte étoit trop mal pensant, & j’avoue que je le quittai pour ne pas me livrer à des idées si défavorables à un sexe qui fait les délices de la société, & sans lequel les conversations languissent, à moins qu’elles ne soient soutenues par des dissertations scientifiques, ce qui est très ennuyeux.
Une femme de qualité, qui avoit entendu notre conversation, s’approcha, & me dit : monsieur, je suis bien aise de vous prévenir que nous devinerons les hommes quand nous voudrons, aussi facilement que ce beau monsieur nous devine, & qu’il est aisé de prouver que la femme étant la moitié de l’homme, le partage est égal entre les vices & les vertus.
D’ailleurs, ajouta t-elle, je voudrois bien savoir si le comte qui se vante avec tant d’emphase de deviner parfaitement les femmes, auroit deviné une Génoise qui, étant à table avec trois militaires, se trouve forcée de déclarer celui qu’elle aime le mieux, & qui, en l’indiquant par un signe de main, marche sur le pied de l’un & sur le pied de l’autre, afin de se les conserver tous les trois pour amans….
Cela me donna lieu de lui dire que personne ne pouvoit mieux que le sexe même deviner les femmes ; mais qu’il falloit être méchant pour interprêter des intentions en mauvaise part, & qu’au reste, cela ne devoir point surprendre de la part d’un homme aussi léger.
On sait, d’ailleurs, que la nation françoise n’a point le ridicule des autres peuples qui n’oseroient traduire en public leurs propres défauts. L’Anglois, comme l’Italien, joue les François avec une sorte de volupté, mais le François se joue lui-même de bonne grace ; & cette maniere d’avouer ses torts, lui fait honneur.
Notre conversation eût été plus longue, mais je m’apperçus qu’on nous environnoit, & qu’insensiblement nous allions devenir les orateurs des communes. C’est la mode au Jardin des Tuileries. Pour peu qu’on apperçoive deux ou trois personnes discourir avec chaleur, on les entoure ; & dans un clin d’œil le peloton grossit de maniere à faire foule.
Il n’y a que ce lieu dans l’univers où l’on se parle aussi facilement sans se connoître. La femme la plus qualifiée, [quand elle s’y trouve] fait volontiers les frais de la conversation avec un inconnu. Mais il faut prendre garde aux méprises ; il n’arrive que trop souvent qu’on y prend des femmes distinguées pour des femmes à bonne fortune.
Notre comte qui prétend si bien deviner le sexe, diroit que c’est leur intention, & moi je n’ose même le penser. Je terminai cet entretien par prétendre que nous avions plus duppé les femmes, qu’elles ne nous avoient trompées, & qu’on feroit un ample volume de nos torts à l’égard du sexe, si l’on pouvoit les rassembler ; mais comme elles sont naturellement douces, elles font mine de se fâcher, & pardonnent.
Sur la manière
Dont vivent les Etrangers.
Cinquieme Entretien.
LE soleil, qui dans Paris ne se montre qu’avec réserve, nous faisoit beau jeu, quand je trouvai le Jardin des Tuileries rempli de personnes de tout sexe & de tout âge, qui profitoient de la sérénité du jour, en attendant qu’il vînt à changer. La chose ne manqua pas. Les uns projettoient une partie au Bois-de-Boulogne, les autres une à Seaux, lorsqu’une pluie tout-à-fait incivile vint à les séparer.
Le terrein fut bientôt à moi, ainsi qu’à trois personnes aimables, dont la conversation me plut infiniment. On prit des chaises, on fit cercle, le temps ayant repris sa belle humeur, & l’on discourut sur des étrangers qui vinrent à passer. Leur accoutrement nous donna lieu de parler de leurs usages, & après avoir fait l’analyse de leur garde-robe, nous nous étendîmes sur leurs manieres & sur leurs mœurs.
Il nous sembla d’abord qu’en fait de vie animale, l’Allemand & le Polonnois vivoient plus dans l’abondance que les François. … Je le sais parfaitement, dis-je à un d’entre nous, qui n’en vouloit pas convenir, & ma science sur ce point est toute récente. J’arrive présentement de la Pologne & de l’Allemagne, & j’ai vu avec la plus grande surprise que chez l’artisan comme chez l’artiste, chez le bourgeois, comme chez le gentilhomme il y avoit toujours un dîner copieux, qu’un grand feu s’allumoit dès l’aube du jour dans les cuisines, qu’on y voyoit autant de pots remplis de ragoûts, que de servantes pour les soigner ! C’est une multitude de domestiques qui ne finit pas, de sorte que dans la maison d’un simple horloger, qui me louoit un appartement à Léopold, je ne voyois que des servantes aller & venir, chose d’autant plus bizarre, que mon hôte avoit trois grandes filles qui pouvoient tout à leur aise faire la besogne & le servir. Mais c’est l’usage, & l’on sait qu’il est tyrannique dans tous les pays.
Il y a toujours des gens obstinés ; un abbé qui faisoit partie de notre société, me soutint que Paris étoit le lieu de l’univers où l’on se nourrissoit mieux.
C’est-là, me dit-il avec chaleur, que je trouve les meilleurs traiteurs, les plus excellens pâtissiers, les mets les plus fins, les vins les plus exquis, & que je vois l’artisan même se nourrir avec une sorte d’élégance. La question sera bientôt terminée, lui répondis-je en riant, quand je vous aurai fait voir le petit pot-au-feu chez nos bourgeois même, sans autre accompagnement. Les restaurateurs sont pour quelques agréables qui vivent de leur bien, ou de leur industrie, ils sont pour ces jeunes gens qui ne viennent passer qu’un mois à Paris, & qui s’y ruinent, mais cela n’a rien de commun avec la foule des Parisiens, chez qui l’entrée est un plat de cérémonie ; tandis que l’Allemand & le Polonnois ont presque toujours quatre ou cinq mets différens.
Mais comment sont-ils assaisonnés, répliqua l’abbé ?…..
Selon leur goût, & sans doute pour eux, c’est le meilleur assaisonnement. Encore dirois-je à ce sujet, si l’on vouloit parler sans prévention, que la cuisine allemande & polonnoise, a des ragoûts excellens, & qu’on y sert à la table des riches, des mets très-fins & très bien apprêtés. “Les potages à Berlin, écrivoit Voltaire à un de ses amis, ont beaucoup plus de goût & plus de substance que les nôtres, & je ne trouve rien de meilleur qu’une soupe allemande, lorsqu’elle est bien faite. …. La pâtisserie est aussi très-délicate, & je ne me plains que du rôti toujours trop desséché”.
Aussi depuis long-temps suis-je persuadé, dit un d’entre nous, que l’Allemand fait un point capital de bien manger, & qu’un dîner comme un souper est pour lui quelque chose de très-important. Il suffit de voyager en Allemagne pour s’en convaincre. Il n’y a pas de maître de poste qui n’ait un repas en regle & des fourneaux bien allumés, au lieu que chez la plupart des François, on ne trouve qu’un petit feu de veuve à l’heure même de midi.
C’est bien pire en Italie, répliqua l’abbé, le plus grand seigneur y meurt de faim, tandis que ses chevaux dînent copieusement. Un repas de trente sols suffit à la bouche d’un prince & d’un cardinal, & pour les dédommager de cette singuliere frugalité, une tasse de chocolat forme leur souper.
Si je passe en Angleterre, je trouve dans chaque famille un énorme rosbif. Tous les ragoûts paroissent concentrés dans ce seul mets, & il faut avouer que lorsqu’on a mangé deux ou trois livres du bœuf le plus succulent, on n’a besoin ni d’entremets, ni de petits pieds.
Il y a un auteur qui dit plaisamment que les Anglois ont trente religions différentes, mais qu’ils n’ont qu’un seul mets. Ce qu’il y a de sûr, c’est que leur maniere d’apprêter, n’est du goût d’aucun étranger.
Je suis convaincu, dit un de nos messieurs qui n’avoit pas encore parlé, que cette singularité leur plaît, & qu’ils seroient fâchés si leurs ragoûts étoient au gré des François.
Quant à l’Espagnol, on sait qu’il aime passionnément le safran, d’où il faut conclure que chaque pays a un ingrédient qui lui est favori. L’Italie le fromage, l’Allemagne le cumin, la Provence l’huile, la Bretagne le beurre, ainsi du reste.
Cette conversation toujours trop longue sur de pareils sujets, nous conduisit insensiblement à parler du luxe, des noces, des enterremens des diverses nations, & nous convînmes d’un commun accord que la sépulture jadis si renommée chez tous les peuples de l’univers, n’étoit presque plus rien, qu’on n’avoit plus de respect pour la cendre des morts, qu’on profanoit aujourd’hui les tombeaux sans le moindre scrupule, & qu’on en viendroit insensiblement à perdre la trace des épitaphes & des mausolées. Qui ne croit pas l’ame immortelle, s’embarrasse peu de la maniere dont on ensevelit les morts.
Cependant un mausolée a tant d’attraits pour un homme à prétentions, que Voltaire auroit embrassé toutes les images, s’il avoit cru pouvoir acheter à ce prix l’honneur d’un monument décoré de ses éloges & de son nom.
Quant aux noces, nous trouvâmes qu’elles avoient beaucoup perdu de leur pompe & de leur solemnité. Quand on se prend comme devant bientôt se séparer, le mariage n’est plus aux yeux des hommes, un engagement sacré. L’on se fait un tel jeu de le violer, que des femmes à la mode, dès le lendemain même de leur union, ne s’en souviennent plus.
Il n’y a que les Anglois qui tiennent encore leurs épouses sous la loi du despotisme, de sorte qu’elles sont moins les femmes que les servantes de leurs chers maris. Elles vivent renfermées, s’occupant des soins du ménage, & quittant la table avec la plus grande docilité, lorsque le dessert vient à paroître.
On voulut parler des Turcs, mais comme ils font un peuple isolé relativement à l’Europe, nous pensâmes judicieusement qu’il falloit les oublier, jusqu’à ce que l’Impératrice de Russie les eût civilisé.
Un chevalier de Malte arrivant d’Italie, nous ayant abordé, se fit un plaisir de nous raconter combien les Italiennes étoient aimables, & combien elles avoient de rapports avec les Espagnoles, dans la maniere de séduire les esprits. Leurs entretiens sont poétiques, tant elles y mettent d’agrémens & d’imagination, & il n’est point étonnant que dans la société, l’on prolonge à Rome comme à Madrid, les conversations du soir, jusqu’à deux heures après minuit, surtout l’été, où débarrassé de la chaleur, l’on goûte une fraîcheur délicieuse, sous le dais du plus beau ciel. Alors on se promene sans crainte de rencontrer le soleil ; & des musiques de toutes parts viennent charmer les oreilles, & faire resonner les échos. Ce plaisir se prend à Rome plus qu’ailleurs, où le murmure de cent mille fontaines distribuées dans les différentes maisons, cause une sensation délicieuse.
Nous observâmes d’après les voyages que nous avions faits, qu’il falloit passer l’hiver dans les pays du nord, pour se mettre à l’abri du froid, l’été dans les villes méridionales, pour se garantir de la chaleur. On nous représenta Coppenhague & Stokolm, comme des lieux de société, où les modes françoises avoient pénétré, & changé les mœurs d’une maniere étonnante, en leur donnant une nuance parisienne. On trouve jusque dans Tobosk, Capitale de la Sibérie, jusqu’à Cherson même, des échantillons du Jardin des Tuileries. Aussi peut-on dire que nos précieuses frivolités, ont commencé la fortune de la langue françoise, & que c’est en partie par leur moyen, qu’elle se fait entendre aujourd’hui dans l’univers, comme si elle étoit la dominante.
Croiriez-vous, dis-je alors, que j’ai été tout étonné de voir dans Léopold même où il y a tant de Juifs mal-propres & hideux, des femmes élégantes comme à Paris, coiffées en cheveux comme nos petites maîtresses, & se présentant avec autant de grances ?
Mais cela n’empêche pas, observa judicieusement un membre de notre petit comité, que chaque nation ne conserve le fond de son caractere & de ses mœurs.
Sans cela, lui répliquai-je, il n’y auroit partout que des François, & il seroit inutile de voyager ; ce sont ces diverses nuances qui intéressent le voyageur intelligent. Il aime à voir comme on réfléchit à Londres, comme on agiote en Hollande, comme on disserte en Allemagne, comme on rumine en Suisse, comme on politique en Italie ; il aime à voir ici des hommes solemnels qui jouent la dignité, là des êtres sans façon, qui, malgré la délicatesse du siecle, conservent leur rudesse. Il est bon qu’il reste en Europe un fond de cette grosse franchise qui plaisoit tant autrefois, & que les manieres ne touchent point à l’essence des diverses nations.
Nous fîmes tous ensemble une observation qui parut assez plaisante, ce seroit de réunir dans un même lieu, des habitans de chaque climat, & de les voir tous ensuite à une même table, où ils se feroient servir selon leur maniere de boire & de manger.
Ce seroit un spectacle à donner dans un jardin public, & je ne doute pas que l’idée n’en vienne quelque jour à nos amateurs de nouveautés, qui, toujours à l’affut des singularités, ont produit des choses extraordinaires depuis quelques années, ne fût-ce que le baquet qui renchérit sur tout ce qu’on avoit imaginé.
Il résulta de notre entretien, que ce monde est un vaste champ où l’on trouve des plantes & des fleurs, qui, par la variété de leurs couleurs, de leurs goûts, de leurs propriétés, satisfont l’esprit & les yeux. C’est bien alors que le sage s’écrie avec transport. Ludit in humanis divina potentia rebus. Sans doute, le François a tort de vouloir que dans tous les pays de l’Univers, tout soit à la françoise, mais il faut convenir que les nations sur bien des articles, en sont beaucoup mieux, depuis qu’elles copient des usages de Paris. Je ne parle pas de ceux qui éloignent impitoyablement une femme de son mari, qui fournissent aux jeunes gens les moyens d’escompter leur jeunesse, & de se ruiner en peu de jours avec toute l’adresse possible, mais j’ai en vue ces coutumes qui mettent les femmes distinguées au courant de leur siecle & de la littérature, qui meublent les maisons d’ustensiles commodes, qui répandent un air d’aisance & de propreté, jusque sur les personnes du plus bas étage, car il est inconcevable combien il y a dans ce genre de négligences & d’abus. Tandis, par exemple, que la Hollande donne dans les excès d’une propreté qui rend ses habitans ridiculement esclaves & minutieux, l’Italie se montre dans un jour défavorable, relativement à cet objet. Les laquais beaucoup plus multipliés qu’ailleurs, n’y cachent que trop souvent une révoltante nudité, sous d’éclatantes livrées.
Mais l’on ne verra jamais l’Europe dans sa perfection, qu’en faisant une chose absolument impossible, ce seroit d’incorporer ensemble les diverses nations, & de n’en faire absolument qu’une. Alors nous verrions l’Espagnol plus actif, l’Allemand plus délié, l’Anglois plus aimable, l’Italien plus généreux, le François plus solide, le Russe plus sincere. Métamorphose heureuse, qui rendroit les hommes moins légers, moins défians, & qui feroit circuler les vertus comme les talens ; il n’y auroit de différence que dans un certain extérieur qui caractérise les peuples, & qui leur est imprimé comme la marque distinctive de leur gouvernement & de leur climat.
Mais on aura beau faire, il n’y aura jamais de peuple parfait. L’Etre Suprême marque toutes les créatures au coin de la défectibilité, & dans quelque pays qu’elles puissent naître, elles auront des défauts. Ceci nous conduisoit tout naturellement à des réflexions sérieuses, lorsqu’une femme de ma connoissance venant à passer, & me donnant un coup d’éventail, me dit : y pensez-vous ? Moraliser au Jardin des Tuileries, le centre du papillonage, c’est dénaturer les choses, & vous rendre ridicule !
On convint qu’elle avoit raison, & cela donna lieu à mille petites folies qui nous égayerent. On laissa errer l’imagination dans ce vague où il n’y a ni fond, ni point d’appui, & bientôt l’on eût juré que nous étions devenus dans un clin-d’œil, habitans des Petites-Maisons. Une prude vint à paroître. Hélas ! je la vois encore. Elle courut à toute jambe, en criant tout est perdu. Cependant nous nous apperçûmes qu’elle se rapprochoit de nous, & qu’enfin ayant pris une chaise, elle commençoit à se dérider. Nous l’agaçâmes d’une maniere honnête, & ce ne fut pas sans étonnement qu’elle nous apprit, que son prétendu sérieux lui coûtoit infiniment, mais que n’ayant point assez de fortune pour suivre la mode & le torrent des frivolités, elle avoit pris ce rôle dont il falloit s’acquitter ; elle ajouta qu’il n’y avoit presque pas de femme qui traversant le Jardin des Tuileries, ne sentît un desir de devenir coquette, qu’un je ne sais quoi regnoit dans ce lieu, de maniere à tourner les esprits, & à déranger les têtes, que des dévotes mêmes lui avoient avoué qu’elles tenoient leur cœur à deux mains, quand elles filoient le long de ces arcades, où l’on rencontre autant de pieges que de colifichets.
Eh ! qui n’y seroit pas pris, depuis que le sage, & le très-sage Almador, a fait un mariage extravagant, pour y avoir paru ! Mille fois il avoit juré qu’il seroit éternellement célibataire dans la crainte de se méprendre en s’établissant, & il n’entend qu’une seule fois parler une coquette dans cette allée plus coquette encore, qui se trouve, je crois, du côté de la rue de Richelieu, & il s’enflamme, il perd la raison, sans vouloir s’arrêter, lorsqu’on l’avertit que la femme dont il rafolle est la veuve d’un régiment. Il oublie sa naissance, son éducation, sa famille, sa vertu, & il devient dans un clin d’œil la fable du public.
Ce n’est pas que chaque ville n’ait son Jardin Royal ; car les hommes se sont si bien arrangés, qu’il n’y a point de cité dans l’univers, où l’on n’ait érigé un petit coin à la folie. Chez les uns c’est une salle de bal, chez les autres un club, chez ceux-ci un Vauxhall, chez ceux-là une estaminée. Les Lapons même, ces petits êtres si courts, si enfumés, ont, dit-on, leur Jardin Royal proportionné sans doute à leur taille & à leur instinct ; car je n’imagine pas qu’un nain ait beaucoup d’esprit.
Ce qu’il y a de sûr, dis-je avec assurance, c’est que j’en ai vu encore tout récemment à Léopold, chez Mme la Castellane Kousakoswska, qui fait les honneurs de sa maison en Reine, & qui en avoit cinq dont sa générosité prenoit soin ; & ils m’ont semblé plutôt des automates, que des êtres raisonnables, quoiqu’il y ait des exceptions.
Tel est le sort des conversations. Celle-ci finit par amener une dissertation sur les géans ; & après avoir prononcé que tout ce qui sortoit des regles de la proportion pour la taille, comme pour la grosseur, devoit s’en ressentir au moral.
On soutint qu’il n’y avoit point de géans réels, & je prouvai le contraire, d’autant plus que j’ai vu à Cracovie, [ville, diront les plaisans, qu’on ne doit pas citer quand on veut être cru] j’ai vu, à la porte de la cathédrale, l’os d’un bras qui paroît monstrueux, & qui sûrement n’est pas postiche. D’ailleurs l’écriture sainte elle-même parle formellement des géans, & l’on n’a jamais contre-dit ce livre divin, que lorsqu’on a eu l’esprit corrompu, & qu’on n’a rien voulu approfondir. Il n’y a point d’expérience & d’examen, disoit Newton, qui ne soient pour Moïse, quand on voudra se donner la peine de lire dans les sources, & de remonter au principe des choses & des faits.
On me fit appercevoir que je revenois toujours au sérieux, & qu’il falloit garder de pareilles conversations pour le Luxembourg qui devient plus triste que jamais, ou pour le Jardin du Roi, qui malgré l’air d’élégance qu’on veut lui donner, se ressent de la pédanterie des savans. On n’y a jamais poussé la gaieté plus loin que le sourire. Peut-être cela dépend-il du quartier, car on ne sauroit croire combien cela influe prodigieusement à Paris.
Cette capitale de l’univers est en quelque sorte composée de différentes provinces, pour la différence des mœurs. Cependant plusieurs d’entre messieurs les curés prétendent qu’on en a fait le dénombrement, & que ce million d’habitans qu’on se plaît à citer, ne monte qu’à sept cents mille ames ; que la paroisse de St-Sulpice, la plus considérable, n’en contient que soixante-dix mille, celle de Saint-Eustache autant, & qu’enfin la population n’a pas augmenté depuis cinquante ans, quoique les édifices se soient prodigieusement multipliés. La raison qu’on en donne, & qui paroît plausible, c’est qu’aujourd’hui l’on veut des appartemens d’hivers & d’été, des salles de billard, des cabinets d’estampes, d’histoire naturelle, enfin des galeries, & sut-tout des boudoirs.
Croiriez-vous, nous dit l’abbé qui tenoit souvent le dé, & qui le tenoit bien, que dans aucune langue du monde, il n’y a pas un mot qui exprime la signification de bouder.
Cela nous engagea dans une conversation qu’on me dispensera de rapporter, & qui fut le terme de notre entretien. Nous levâmes le siege, & je me retirai chez moi charmé de me trouver seul ; c’est une jouissance pour l’ame qui nous paroîtroit bien plus présente, & dont nous sentirions beaucoup mieux les douceurs, si nous savions méditer, mais il nous semble que notre ame est moins à nous, qu’aux autres, par la maniere dont nous en usons, c’est-à-dire, pour me servir de l’expression de Leibnitz, que nous la mettons au pillage, de maniere qu’il ne nous reste que nos sensations & nos sens.
Dès le lendemain on m’apprit que tout le Jardin des Tuileries étoit en l’air, pour observer la princesse Quircana, fille d’un prince noir, souverain de l’isle des Perroquets. Il me parut que tout se réunissoit dans cette histoire pour en faire une aventure plaisante, & que la curiosité parisienne y trouveroit de quoi s’amuser.
Des hommes singuliers,
Ou des Originaux.
Sixieme Entretien.
Q Uel vaste champ à parcourir disois-je l’autre jour à un ami qui sait parfaitement apprécier les humains. Nous nous trouvions l’un & l’autre en train de causer, & nous étions dans le moment précis où le jardin des Tuileries jouit d’un calme délicieux. On dormoit encore, quoique le soleil fût levé depuis long temps ; mais dans Paris les les agréables pécheroient contre le costume, s’ils voyoient l’aurore, à moins que ce ne soit au moment où ils vont se coucher ; & alors sortant d’un tripot, ou d’un repas fumeux, ils sont hors d’état de jouir d’un spectacle aussi ravissant.
Nous commençâmes par discourir sur l’originalité de certains personnages, qui semblent n’exister que pour donner la comédie ; & le fameux Crébillon fut le premier que nous mîmes sur les rangs. Son attention à passer un tiers du jour avec des chiens & des chats, qu’il partageoit en deux classes, & qu’il préféroit, disoit-il, aux humains, parce qu’ils n’étoient ni ingrats, ni calomniateurs, nous parut extrêmement bizarre. Il est vrai qu’il n’adopta cette méthode que les dernieres années de sa vie, & l’on peut dire alors que son esprit s’étoit affoibli, d’autant plus qu’il poussa sa carriere bien au-delà de quatre vingts ans — Et monsieur de Voltaire, lui dis-je, ne paya-t-il pas un tribut à l’humanité, en se livrant souvent à des accès d’humeur, qui le faisoient déraisonner. J’ai entendu rapporter au pere Jacquier, minime, qui vit encore, & qui jouit à Rome d’une considération distinguée, que se trouvant chez madame la marquise du Châtelet, il fut témoin de la scene la plus plaisante, que donna notre poëte célebre. Il avoit alors la fievre, & il en prit occasion de s’emporter très-sérieusement contre un coq qui chantoit avec force, & qui n’étoit rien moins qu’incommodé. “Est-il possible, s’écrioit-il en murmurant, qu’un animal de cette espece, qui ne sait ni lire, ni écrire, qui, conséquemment est bien éloigné de résoudre des problêmes, & de faire des tragédies, jouisse d’une aussi bonne santé, tandis que moi-même dont la plume n’est pas moins agréable qu’utile, tandis que moi qui connois tous les charmes de la poésie, & qui puis les exprimer, je suis malade, & n’ai de courage ni pour parler, ni pour chanter :” Cela prouve bien que cet univers est réellement mal gouverné.
Mais, me répliqua mon ami, il faudroit l’avoir vu à Ferney. Sa personne renfermoit deux hommes, l’un qui disoit les choses les plus sublimes, & l’autre les choses les plus absurdes, l’un qui étoit délicieux dans la société, l’autre qui étoit insupportable.
Il me souviendra toujours d’une histoire assez plaisante, concernant cet écrivain célebre. Une femme de Lauzanne, extrêmement aimable, part à dessein d’aller le voir, mais elle a beau faire, on lui refuse tout accès, & il lui est impossible de pénétrer. Plus on dit à M. de Voltaire qu’elle est charmante, & plus il répond qu’il est trop décrépit pour se présenter devant une jolie femme, qu’il ne pense plus enfin qu’à mourir, & qu’elle fera très-bien de s’en retourner sur-le-champ. On insiste sur le dessein qu’elle a de voir le phénomene & l’oracle du siecle ; il se fâche & quelque chose qu’on puisse dire, l’aimable Nymphe en est pour les frais de son voyage, & regagne son pays.
Comme elle racontoit cette aventure, une femme du même endroit, & très-décidée, gage qu’elle sera plus heureuse, que si l’on veut parier, elle partira sur-le-champ, & qu’elle verra Voltaire, sans entremise & sans recommandations. On trouve des parieurs, l’argent se met sur jeu, & voici la dame en route.
Elle arrive à Ferney, elle entre dans les jardins, critique tout, & s’étonne à chaque pas en présence des jardiniers, de ce qu’il regne un si mauvais goût. On voit bien, dit-elle, que c’est ici l’habitation d’un vieux fou. Les valets ont beau répliquer que leur maître est le plus grand homme du monde, qu’on vient le voir de toutes parts, qu’elle ne peut mieux faire que de le visiter. Elle réplique qu’elle en seroit très-fâchée, qu’elle le connoît trop de réputation pour avoir envie de lui parler, que d’ailleurs un homme décrépit n’est pas un bel objet à voir. On ne manque pas d’aller rapporter à M. de Voltaire, qu’il y a dans ses jardins une dame singuliere, qui dit beaucoup de mal de sa personne. A ces mots il s’écrie, allez vîte la prier d’entrer, & sur-tout, assurez-la bien que je ne suis point aussi vieux qu’elle s’imagine, & que les jolies femmes m’ont toujours fait beaucoup de plaisir. Il vient lui-même en perruque bien accommodée, & la supplie de voir sa maison.
Enfin elle entre, & lui dit : Oh ! je savois bien que je vous attraperois, & que je trouve rois le moyen de vous parler, parce que je connois vos originalités. Il vint il y a quelques jours la femme la plus aimable, curieuse de faire connoissance avec vous. Plus elle insiste, plus elle éprouve de refus ; plus elle exaltre vos talens, plus de votre part on la brusque. D’après cela j’ai gagé qu’en critiquant tout, & qu’en disant le plus grand mal de vous, j’aurois la chance de vous voir, & j’ai réussi. C’est ainsi qu’on trompe ces hommes célebres, & qu’on les fait connoître pour des personnages ridicules & bizarres. Je sais que vous êtes tous les jours obsédé, mais je sais qu’il faut être poli. Cette femme qui est une aimable babillarde, vous fait maintenant presqu’autant de tort à Lauzanne, que vos livres vous y font d’honneur ; à tout étranger qui passe, elle raconte son aventure, & chacun vous regarde comme un ours.
L’avis fut trouvé très-bon. Le vieux poëte rit de tout son cœur, & l’on se quitta de part & d’autre, avec beaucoup de regrets.
D’après cela, me dit mon ami, je crois que nous sommes taxés à proportion de nos talens, & que plus nous en avons, plus nous sommes petits, & même ridicules aux yeux des gens sensés, de sorte que si l’on veut trouver des êtres singuliers, c’est parmi les savans & les hommes de génie.
On rapporte que Locke ne se couchoit jamais qu’il n’eût conjuré les esprits, dont il eut toujours une extrême frayeur ; que dom Calmet croyoit réellement aux vampires, dont il a fait l’histoire, & que Malbranche aimoit singuliérement les Saltimbanques, & qu’il ne faisoit pas difficulté d’avouer qu’il l’eût été lui-même, s’il avoit suivi son inclination.
Nous traitâmes ensuite le chapitre des scrupules, & nous parcourûmes je ne sais combien de grands hommes, qui devinrent les êtres les plus bizarres, pour être devenus scrupuleux. Je citai à ce sujet un ecclésiastique qui employoit douze heures entieres à réciter son bréviaire, s’attachant à répéter six fois le même verset, dans la crainte de n’y pas apporter une attention suffisante.
Pour moi, dis-je, il m’est arrivé d’avoir fréquenté l’homme le plus aimable, mais le plus original qu’on pût voir. Il y auroit de quoi faire des volumes entiers, si l’on s’appliquoit à recueillir tous les traits singuliers qui formerent le tissu de sa vie. Prenant un jour une guêpe qui l’avoit piqué, il lui adressa ce discours qui fut entendu. “Créature de Dieu, que vous ai-je fait pour venir troubler mon repos. Votre destination ne fut jamais de nuire aux humains. Si j’étois aussi injuste que vous, je me vengerois d’une maniere cruelle ; mais je connois la clémence & le plaisir de pardonner. Allez où votre devoir vous appelle, & ne venez plus tourmenter les foibles mortels qui ont assez de douleurs, sans celles que vous voudriez leur causer.”
Une autre fois, pour rassurer une femme désolée, qui l’avoit supplié de s’intéresser en faveur de son mari qui languissoit dans les prisons, il lui dit : bonne nouvelle, votre époux ne sera que pendu ; voulant lui faire connoître qu’il avoit mérité la roue, & qu’il auroit fini par l’assasiner : mais quel début !
Conduisant un jour toute une compagnie dans une maison enchantée pour la vue, & dont il avoit proposé la partie, il quitta brusquement son monde, en disant, réflexion faite, c’est une maison de péché, comme étant trop agréable, & je n’y vais pas.
Rêvant un jour profondément, on lui demanda quel étoit le sujet de sa méditation, il s’écria : je déplore le sort d’une Illiade & d’une Odyssée, que je perdis il y a vingt ans dans une petite isle de la Sicile. Hélas ! qu’est devenu ce charmant ouvrage, le vent l’aura-t-il emporté, ou ne sera-t-il point tombé entre les mains d’un ignorant ; cela m’alarme.
Il étoit fort pieux, & quand on lui demandoit comment il se portoit, on l’entendoit répondre presque d’un ton fâché, j’ai la santé d’un réprouvé, voulant faire entendre qu’un vrai chrétien doit toujours souffrir.
Nous avons vu il y a quelque temps à Paris, un seigneur étranger, qui, quoique extrêmement riche, débuta par la plus grande avarice, cachant ses cordons pour aller manger à la gargote, disputant une chaise à l’église pour ne pas la payer un sol, s’affichant enfin par la maniere de vivre la plus ignominieuse & la plus misérable, passer ensuite de cet état humiliant à la plus grande splendeur, jettant par-tout l’or à pleines mains, faisant arrêter sa voiture pour demander à ceux qu’il rencontroit, s’ils avoient besoin d’argent ? c’étoit sa manie. Six mois dans la plus humble avarice, six mois dans une profusion qui n’a point d’exemple. C’est ainsi qu’il partageoit son année, donnant toujours dans les extrêmes.
Et vous ne dites rien, messieurs, nous dit un financier qui vint nous joindre pour nous mener dîner à Saint-Cloud, de cet abbé si singulier qui mange à la gargote, qui loge à un quatrieme étage, & qui dépense plus de cent mille écus pour une maison de campagne, où les lits, les fauteuils, les sophas, sont d’une élégance si recherchée, qu’il ne les découvre qu’avec le plus grand respect, & qu’il n’oseroit s’y asseoir. Il reste immobile à la vue de ce joli chef-d’œuvre qui suppose le petit-maître le plus douillet & le plus manieré, tandis qu’il n’offre qu’un visage refrogné, & que des mœurs austeres, à ceux qui se présentent pour visiter son manoir.
On diroit qu’il n’a créé sa maison & ses jardins qui sont délicieux, que pour les mettre dans un étui. Sa passion est de se contempler dans son ouvrage, de ne pas offrir un verre d’eau à ceux même qu’il connoît, quelque chaleur qu’il fasse, de demeurer comme un Terme quand on le rencontre dans sa cour, & de ne vous conduire dans ses appartemens que lorsqu’on l’y mene, en prenant le parti d’y entrer ; aussi peut-on assurer qu’il est, sans contredit, le meuble le plus curieux de sa maison.
Nous parlions encore de cet original, quand nous apperçûmes une marquise de la plus haute distinction, traversant le jardin des Tuileries, & mise comme la derniere des servantes de Paris. Elle a toujours vingt procès ; la chicane est son élément & sa vie, & dès qu’elle vous rencontre, vous voilà pris de maniere à subir une conversation de quatre à cinq heures sur les prétendues injustices qu’on lui fait. Elle a mangé le fond de douze cents mille livres à plaider, de sorte que ses enfans même qu’elle poursuit en justice, n’auront absolument rien.
C’est le produit, lui dis-je, de cet homme à projets, qui depuis un demi-siecle, habitant d’un grenier, présente chaque mois un mémoire aux ministres, fait pour rapporter à l’état quatre cents millions, & qui chaque semaine attend cent mille écus, comme la récompense de ses découvertes.
Onze heures vinrent à sonner, & c’est alors que nous vîmes arriver en foule des originaux en tout genre. L’un étoit M. le Colonel, qui s’imagine que tout Paris le contemple, lorsqu’il est en voiture & qu’il a un habit neuf ; l’autre un abbé qui a la manie d’acheter tous les livres, & de n’en lire aucun. Sa bibliotheque est immense, & il n’en connoît pas même le catalogue. L’un étoit un prétendu philosophe, variable comme le mois de mars, vous accablant aujourd’hui de politesses, demain ne vous regardant pas ; l’autre un Fanatique, dont on ne peut supporter la conversation, si l’on n’est pas de son sentiment ; celui-ci un idiot qui met tout au péché mortel ; celui-là le Don Guichotte de toutes les femmes, ne s’occupant que de cet objet, & n’ayant que cette conversation pour tout entretien.
Nous ne pouvions plus suffire à la vue de tous les personnages singuliers dont le jardin se trouva rempli. Il en pleuvoit de toutes parts, de sorte que si l’on en vouloit faire une collection, ce seroit au jardin des Tuileries qu’il faudroit se rendre ; on appercevoit sur la même ligne un homme riche à millions, presque sans chapeau, sans bas, sans habit ; un homme sans aucun revenu, mis comme le plus opulent seigneur ; un homme bourru de maniere à ne jamais proférer une parole honnête, un homme tellement poli qu’il appelle un savoyard Monsieur, & qu’il le conduit jusqu’à la porte avec la plus grande distinction ; un homme qui fuit lorsqu’il rencontre quelqu’un, dans la crainte de souhaiter le bon jour, disant que personne sur la terre ne mérite l’honneur d’un pareil souhait, & un homme qui aborde tout le monde, afin de bavarder.
Les femmes qui arrivoient nous auroient donnée la même comédie, si nous avions voulu les analyser, mais nous n’insistâmes pas davantage sur cet objet, les originaux étant trop connus & trop multipliés pour qu’on puisse ignorer leurs lubies. C’en est, sans doute, une bien grande de passer sa vie au jardin des Tuileries, comme maints personnages que je connois, & qui n’ont d’autre existence que celle de voir aller & venir, d’entendre mille propos discordans, & de dîner éternellement chez un restaurateur.
Moyen assuré de prendre un mauvais ton, de ne connoître Paris que par extraits, & de ne fréquenter jamais la bonne société.
Nous levâmes le siege, & nous partîmes en terminant notre entretien, par avouer que la liberté, donnant le plus grand essor aux originalités, il devoit y en avoir à Paris beaucoup plus qu’ailleurs, & que si l’on pénétroit dans l’intérieur des ménages, on y trouveroit les peres les plus bizarres, les meres les plus acariâtres, les fils les plus indéchiffrables, les domestiques les plus burlesques.
Un Anglois disoit hier à son ami, Mylord, je ne vous verrai de quinze jours ; & où allez vous ?… Nulle part, mais je sens que mon amitié a besoin de cette absence pour se soutenir.
A propos d’Anglois, je me permettrai encore cette histoire, sur le compte d’un chevalier Baronnet. Il y a quelques années qu’il arriva à Orléans, au mois de juillet, à dessein d’y passer six mois ; il fait prix d’une pension, il s’arrange en conséquence, & dès le lendemain il part, en disant qu’il fait trop chaud, & qu’il se rend à Blois. Même chaleur dans cette ville, & même empressement à partir pour se rendre à Tours, parce qu’il fait encore trop chaud. Tours ne procure pas plus de fraîcheur, & bientôt on se rend à Saumur : quelle ville ! on y étouffe, & c’est dans la ville d’Angers qu’on veut aller, & qu’on s’y trouve au mieux, jusqu’au lendemain que le soleil continue à se faire sentir. Notre original gagne Nantes, croyant enfin rencontrer un autre climat, comme si dans le rapide trajet de l’Anjou dans la Bretagne, il y avoit plusieurs degrés de différence. Alors ne trouvant aucune diminution dans la chaleur, il prend un moyen infaillible de se rafraîchir. Il se jette dans la Loire, on veut l’en retirer, il déclare à voix haute qu’il donne tous ses effets à ceux, qui, sans lui prêter aucuns secours, se contenteront de le regarder.
Nous ne voulûmes plus entendre parler d’originaux, & nous nous rendîmes enfin à Saint-Cloud, où nous ne trouvâmes heureusement qu’un vin original, parce qu’il n’avoit pas son pareil. Une compagnie se joignit à la nôtre, & nous fîmes la douzaine de convives, où les voix, les ris, les propos, furent parfaitement à l’unisson.
Ces environs de Paris, sont réellement délicieux, quand on sait y porter une gaieté relative à la beauté du lieu. Alors la verdure des prairies, la variété des fleurs dont elles sont parsemées, la surface des eaux qu’argente le soleil, la symétrie des arbres qui s’entrelacent de maniere à retracer les ombres de la nuit, deviennent autant de tableaux qui épanouissent l’ame, & qui l’identifient en quelque sorte avec les beautés de la nature, pour en jouir plus délicieusement.
La constitution du gouvernement français, n’ayant ni les rigueurs du despotisme, ni les inconvéniens d’une licence effrénée, il n’y a pas de félicité comparable à celle que les Parisiens éprouvent autour de la capitale, lorsqu’ils en parcourent les beautés. Ayant le talent de se procurer toutes les aisances de la vie avec un modique revenu, ils coulent des jours plus délicieux que tous ceux qu’on passe au milieu des festins russes, des concerts italiens, des orgies angloises & des gala allemands. Ils n’ont pas le vin de Tokai, dont la rareté fait le plus grand mérite, mais ils ont ce vin pétillant si parfaitement adapté à leur humeur, qu’il semble n’avoir été créé que pour eux ; mais ils ont ces ragoûts fins & délicats, qu’on ne peut imiter partout ailleurs, & qui, sans être extrêmement chers, ont mille fois plus de saveur que tous les mets servis chez les Mogols & chez les Czars.
Nous dîmes mille folies qui n’offensoient ni la décence, ni la reputation du prochain, oubliant l’esprit & toutes les prétentions possibles, pour ne laisser parler que la gaieté. Elle chanta lorsqu’elle fut lasse de jaser, & sans ce brouhaha qu’emploient les Anglais pour se réjouir, sans cette musique affectée, dont les italiens sont si prodigieusement amateurs, sans ces efforts qui remuent les Allemands, nous jouîmes le plus agréablement du monde de la sérénité de notre ame, & de celle du jour, avec l’intention de recommencer la même partie, & l’assurance d’en saisir au plutôt l’occasion.
De l’astuce.
Septieme Entretien.
NOus étions quatre, qui de bon appétit, comme de bonne humeur, dînions à nos frais au Jardin des Tuileries, & qui ramenions, par conséquent, ces temps heureux où les princes même ne rougissoient pas de descendre chez un traiteur, & d’y faire un piquenic. Ils savoient qu’on n’est vraiment heureux qu’en se dégageant des entraves de la grandeur, & que pour bien savourer un mets, il être en liberté.
Nous n’avions aucun objet qui pût nous intéresser, de sorte que nous donnions carriere à nos idées pour trouver matiere à quelqu’entretien, quand vint à paroître un de ces hommes à la mode, qui, sans aucun bien, mais chargé de diamans & de bijoux, se soutient en l’air, & sait par son industrie effacer le marquis, le duc & le prince même. Il avoit un frac délicieux, la démarche du plus grand seigneur, quoiqu’il soit fils d’un luthier. Le sort l’a ainsi voulu ; mais le petit coquin sait parfaitement réparer ses torts à son égard ; on le trouve réellement si aimable, que chaque élégante blâme le destin de l’avoir fait naître roturier. Il est dans toutes les coulisses, il est par tout. Il se trompa de porte en se présentant à nous ; mais il se retira avec tant de grace, il nous demanda si joliment pardon, qu’en vérité nous en fûmes émerveillés.
Eh bien, messieurs, dit un commandeur qui dînoit avec nous, voilà donc le fruit de cette astuce, qui opere tant de miracles, & qui a plus fait dans une année pour ce petit monsieur, que mon antique famille n’a fait pour moi depuis cinq cents ans qu’elle existe. Oh ! s’écria-t-il, que l’on me donne seulement une étincelle de cette industrie si bien agissante, & je brûle sur-le-champ tous mes parchemins.
Nous convînmes en effet, qu’il n’y avoit plus de grands, plus d’heureux, que les chevaliers d’industries ! ils sont les mieux reçus à la toilette des jolies femmes, ils occupent les premieres places aux tables des seigneurs, & l’on voit le cordon rouge, le cordon bleu, les accoler au Jardin des Tuileries, & leur crier de tant loin qu’ils les apperçoivent, eh bon jour, mon ami, où étiez-vous hier ? Où soupez-vous ce soir t
Cet entretien ne tarda point à nous amener cent historiettes plus plaisantes les unes que les autres sur ces aimables chevaliers. Grands raconteurs de leur métier, ils ont toujours quelque récit intéressant, & où ils se trouvent pour la meilleur part. Le monarque leur a toujours parlé, toujours ils ont les plus intimes relations avec les ministres, & ce sont toujours les noms des seigneurs les plus qualifiés qu’ils citent crûment sans jamais y joindre le titre de monsieur.
Je m’avisai de raconter la singuliere aventure du baron d’Espamor, qui ne sachant comment faire valoir ses talens, imagina qu’on pouvoit être recruteur de filles pour les princes étrangers, & qui pendant quarante ans qu’il vécut, ne fit d’autre métier. Il alloit & venoit chaque année d’Angleterre en Italie, d’Allemagne en Portugal, plus agile que le vent, plus brillant qu’un éclair. Ses cargaisons lui valoient des sommes énormes, & on le voyoit continuellement passer & repasser, environné de tout ce que le sexe avoit de plus séduisant. Cela lui valut tant de bien, que son frere cadet, maître tailleur à Paris, eut honte de la succession, & qu’il en donna une partie aux Magdelonettes ; plus capables que personne de prier Dieu pour le défunt.
Je vous raconterai, nous dit alors un aimable académicien qui étoit des nôtres, une histoire que je tiens du respectable M. de Chamousset. Le valet de chambre d’un seigneur, voulant duper son maître, amateur du beau sexe, lui persuada que sous huit jours, il lui procureroit la plus jolie fille de campagne, & la plus innocente ; mais qu’il falloit richement payer.
Coûte qui coûte, répondit le maître, friant d’une pareille marchandise. Enfin après bien des heures comptées, le jour arrive, la personne paroît. Il commençoit à faire nuit ; mais quelle exclamation ! l’on se voit au miroir, & l’on croit voir sa petite sœur, on se rappelle que le moment vient d’aller chercher les vaches pour les faire rentrer, on dit que la mere va gronder, & l’on pleure ; l’on s’agenouille devant une pendule accompagnée de deux bougies, en croyant que c’est une relique.
Le seigneur stupéfait de ces naïvetés, & en même temps ravi de trouver tant d’innocence, n’a nulle difficulté de se livrer à la conversation d’une fille si douce & si simple. Au bout d’une demi-heure un vent impétueux vient à souffler, & le seigneur impatient de savoir comme est le temps, prie la jeune vestale d’ouvrir la fenêtre, & de l’en instruire. Nebuleux, répond-elle avec fermeté : nébuleux ! reprend-il en frémissant, ah ! je suis attrappé, il le fut en effet. La fille étoit une dévergondée que le valet de chambre avoit disposée à jouer un pareil rôle. Cette aventure le fit chasser, & de valet qu’il étoit, il vint à bout, trois ans après, de se donner deux laquais. On peut bien assurer que chez un être de cette espece, on trouva l’impertinence avec tous ses entours.
Un négociant qui n’avoit encore rien dit, ouvrit la fenêtre, & nous montra un homme assis le long des arcades qui mendioit des yeux des complimens & des salutations. C’est-là cet homme, ajouta-t-il, qui donne tantôt des pieces de théâtre des plus facétieuses, & tantôt les romans les plus ingénieux. Il a pris l’esprit de tout le monde ; & celui que vous voyez en habit bleu ciel, arriva dans Paris pour être tout simplement barbier, quand un de ses compatriotes qu’il rencontra, lui dit : va, tu connois peu le terrein, ici l’on est tout ce qu’on veut, tu as été jusqu’en troisieme, c’est assez pour enseigner la philosophie. Affiche pour ce mois-ci tes talens en lettres d’or, tu auras tout à crédit ; si par la suite tu ne peux payer, eh qu’importe. Tandis que l’on fait ici banqueroute impunément de vingt millions, il feroit beau rougir de devoir une bagatelle. Notre biscayen a suivi le conseil, il a des écoliers plus qu’il n’en veut, & chose incroyable, il apprend très bien aux autres, ce qu’il ne sait pas lui-même.
Et le petit cascaret ? Que voulez-vous dire ? Ce petit ignare qui vous demandoit un jour comment les oiseaux allaitoient leurs pétits.
Eh bien ?
Il vient de faire un livre ; & l’on en raffolle, & c’est au Jardin des Tuileries qu’on en demande sans cesse. La baronne dit qu’elle n’a rien lu de plus joli.
Est-il possible ?
Oui, sans doute, un livre à Paris se fait aussi facilement qu’une coiffure….
Et ne dure pas davantage.
Oui, sans doute ; mais dès le moment même, il est remplacé par une autre brochure qui vaut encore moins, & qui n’en est que plus recherchée, parce qu’elle est plus neuve ; & c’est ainsi que l’industrie trafique des pensées, & qu’elle en fait une branche de commerce.
Ah ! de grace, dites des mots. Les anciens eurent pour eux les pensées, & nous avons les paroles ; mais nous les accommodons si joliment ; qu’on en fait tout ce qu’on veut, des rébus, des charades, des calembourgs. Oh ! comme cela est joli. Comme cela meuble les têtes ! comme cela orne une conversation ! avec cela l’on peut fronder la société la plus redoutable du côté l’esprit ; avec cela l’on a le talent de parler sans rien dire, du matin au soir.
Pendant qu’on discouroit ainsi, le champagne alloit son train, & nous admirions comme l’astuce profitoit de la mousse d’un mauvais vin verd, pour le faire pétiller dans les meilleures tables ; car si l’on veut l’observer, on verra que l’industrie encore mieux que l’opinion, est la reine du monde, & pour le prouver, nous ouvrîmes les fenêtres, & nous la vîmes sous toutes les formes & sous toutes les couleurs. Outre que les modes sont son ouvrage, il n’y a personne qui ne lui doive beaucoup, quoiqu’elle se fasse bien payer. C’est elle qui pare de jolis chiffons tout ce monde que vous voyez, qui donne des talons rouges à celui-ci, des équipages à celui-là, qui répand l’or à pleines mains jusque chez l’artisan, qui opere, en un mot, des phénomenes en tout genre ; car il faut l’avouer, Paris lui-même, oui Paris, doit presque tout son lustre à l’intrigue.
Nous distinguâmes avec raison les différentes sortes d’industrie qui donnent au monde moral la circulation & la vie, & après avoir considéré cette précieuse industrie qui fait la richesse & la splendeur des états, nous gémîmes sur celle qui emploie le luxe & l’intrigue d’une maniere absolument ruineuse.
Mes revenus sont assignés sur le public, disent ici mille gens industrieux, & peu nous importe si l’on paie des impôts, si les années sont mauvaises, si l’on crée des rentes, ou si on les éteint ; notre patrimoine est le bien des sots, & comme ils ne manqueront jamais, nous serons toujours assurés de bien vivre.
Lycas se leve sans savoir où il ira dîner, & il trouve le moyen d’assister au repas le plus excellent, de rencontrer quelqu’un qui lui paie la comédie, & tous les jours Lycas aura la même chance, vécut-il cent ans.
Comment ! c’est elle-même qui passe avec tout l’attirail d’une duchesse ? Oui, cette aventuriere qui n’avoit pas de souliers il y a huit jours. Quel stratagême a-t-elle donc employé, l’astuce ; elle s’est entée sur une famille ducale, un fameux généalogiste l’a bien servie, c’est-à-dire, qu’il lui a payé en belle expédition les faveurs qu’il en a reçues, & la voilà comtesse sans que personne puisse lui disputer sa qualité. La duchesse de***, maintenant sa parente, lui fait un sort, en se l’associant pour commensale, pour amie, & doit lui laisser plus des trois quarts de son immense succession.
Rien n’étonne ici, dit le commandeur, quand c’est l’astuce qui conduit une affaire. La plupart de ceux qui ont des emplois, ne les ont que par intrigue. Aussi la Bruyere observe-t-il, que si l’on veut les respecter, il faut ignorer comment ils sont parvenus. Plus ils ont de hauteur, plus ils se sont abaissés. Rien ne fait ramper comme l’industrie ; elle suggere à l’homme sans mérite & sans nom, d’assiéger le palais des ministres, d’y paroître à toutes les audiences, & de faire le plongeon devant le seigneur dont on attend des graces.
Je donnerois tout au monde, dis-je alors avec vérité, pour voir les différentes manieres qu’employerent nos hommes parvenus, pour arriver au point où ils se trouvent.
Eh bien ! vous ne verriez par-tout, me répondit-on, que des effets de l’astuce, qui modifiée de mille façons différentes, a pris toutes sortes de formes.
Nous connoissons tous cet homme avantageux qui se présente insolemment à tous les théâtres, ayant un habit & des bijoux qui annoncent la plus belle garde robe ; ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’il porte tout sur lui, & que lorsqu’il voudra se donner une nouvelle parure, il aura recours au crédit ; mais comme il a le ton fier, la parole assurée, & que rien n’est plus affectueux que son langage, lorsqu’il veut tromper, dix tailleurs épient le moment où il aura besoin de leurs services pour tomber dans ses filets. Les parisiens, tous les jours trompés sur cet article, donnent tous les jours dans le panneau, par la raison que faisant payer une chose quatre fois plus qu’elle ne vaut, il ne faut qu’un créancier exact à sa parole pour les dédommager des trois qui les feront perdre.
Comment, dit le négociant, ne nous a-t-on point encore donné une comédie qui ait pour titre l’astuce ?
Elle viendra sûrement, lui répliquai-je, & peut-être dans peu, car, hélas ! on a bientôt épuisé tous les sujets ; & c’est encore l’industrie qui nous procure chaque jour des pieces vraiment pitoyables. Un jeune homme n’a nulle ressource, il a paru quelquefois au théâtre, il conçoit tout-à-coup le dessein de travailler en ce genre. Le voilà armé d’une plume, en face d’un papier qui rature & qu’il barbouille, jusqu’à ce qu’enfin il ait accouché d’un titre plaisant, & qu’il ait fait un canevas. Quatre comédiens passables qu’il a sous ses yeux, lui servent à en composer une mauvaise, & voilà, messieurs, comme on respecte le public. On appelle pour ne lui offrir que de vieux restes qu’on a le secret de rajeunir ; des amis de l’auteur, & qui doivent avoir part à ses profits, sont retenus pour applaudir ; dès-lors on n’entend que des claquemens & des bravo.
L’homme de bon sens, au milieu de tant d’applaudissemens répétés, craint de se tromper, s’il n’approuve pas, & il bat lui-même des mains. Ainsi l’industrie compose des ouvrages, obtient des approbations, & fait si bien que le journaliste le plus savant & le plus impartial, y est quelquefois pris. Il n’est pas possible de se tenir toujours en garde contre les surprises de l’astuce. C’est un serpent qui se glisse avec la plus grande adresse, & qui se fraie des routes qu’on ne peut deviner.
Qui auroit cru, par exemple, que Phrasor, sans science comme sans vertu, se seroit fait une réputation aussi éclatante, qu’il auroit écarté les hommes les plus capables, & qu’il se seroit élevé sur leur défaite, pour respirer l’encens de l’orgueil, & être un oracle qu’on cite & qu’on admire.
Ses parens l’eussent-ils prévu ? Ses amis l’eussent-ils soupçonné ? il faut aujourd’hui s’y prendre dès la veille pour arriver jusqu’à lui. Il ne se mouche qu’à trois temps, il regarde son ombre. Qu’eût dit son pere, hélas ! ils ne se fussent pas reconnus. Si du moins ces messieurs n’étoient pas ingrats envers l’industrie, ils lui érigeroient des autels, comme les Romains à leurs divinités ; mais hélas ! ils ne se défient seulement pas de ses faveurs ; au reste elle est leur ouvrage.
Malgré cela si une fortune aveugle ne s’en mêle, reprit le commandeur, une fortune ou un destin que je ne puis définir, ils ne réussiront jamais ; c’est-à-dire, qu’ils n’auront des aîles que pour se brûler. Aussi voyons-nous qu’au moins le treizieme sur une douzaine d’industrieux, paie pour les autres. Il ne se passe point d’année, pas même de mois, que Bicêtre ne s’ouvre pour recevoir quelque marquis ou quelque comte formé par l’industrie.
La police leur imprime ce cachet, mais qui ne subsiste plus dès qu’ils en sortent, ce qui les rend aussi confians qu’auparavant. On en a vu qui n’en étoient pas humiliés, & ce qu’il y a de plus ordinaire encore, c’est qu’il se trouvoit des gensqualifiés qui les fréquentoient.
Nous étions au dessert quand nous vîmes entrer tout-à-coup deux amis du commandeur. Ils continuerent notre conversation de la manière la plus ravissante ; on eût dit qu’ils avoient été aux premiers loges, pour voir les tours de passe-passe employés par l’astuce ; ils nous assurerent qu’un tiers des équipages qui roulent fiérement dans Paris, n’avoit d’autre point d’appui que l’industrie, que des hommes distingués par leur naissance, & même par leur rang, y faisoient noblement la contrebande, & ne soutenoient leur maison que par ce moyen, que d’autres enfin, prêtoient à la petite semaine, c’est-à-dire, qu’en donnant le samedi des écus de six francs aux femmes de la halle qui achetent des herbes & des fruits, ils en retiroient à la huitaine vingt sols de bénéfice par chaque écu, ce qui sur six cents livres par semaine leur en rapportoit cent.
Eh bien, ajouterent-ils, c’est sans doute une usure abominable, & cependant si elle n’a pas lieu, voilà mille meres de famille qui vont mourir de faim ; au lieu qu’avec l’écu de six francs qu’on leur prête, elles achetent de maniere à gagner le double, sans compter les vingt sols qu’elles rendent avec la plus grande fidélité.
Mais, qu’il seroit beau, dis-je alors, de les obliger gratuitement, la religion s’en applaudiroit ainsi que l’humanité. --- On ne sauroit croire, dit un des convives, combien les marchands comptent sur l’industrie pour vendre leurs marchandises. Ils sont tous d’accord sur le prix sitôt qu’elles arrivent, & vous les entendez chaque année vous dire unanimement que les soies & les laines ont prodigieusement augmenté, de sorte que les satins, les draps n’ont plus de bornes, & qu’en augmentent toujours sans jamais diminuer, ils monterent jusqu’à des sommes qu’on ne peut imaginer.
Mais, messieurs, dit alors le commandeur, pourquoi le ministere ne s’étendroit-il pas sur cet objet, & pourquoi le parlement ayant la grande police de Paris, ne s’occupe-t-il jamais de fixer le prix des commestibles & des étoffes. N’est-il pas étrange, par exemple, que la capitale paie ici la viande dix à douze sols la livre, tandis que les Allemands nos voisins, ne la payent que sept ; que la chandelle soit portée à un taux qui nous réduira bientôt à la condition du Tasse. On sait que ce poëte infortuné prie sa chatte dans un sonnet, de lui prêter ses deux yeux, parce qu’il n’a pas de quoi se procurer de la lumiere pour écrire. Une guerre vient-elle à s’allumer, la tasse de café augmente d’un sol ; la guerre vient-elle à finir, le café reste au même prix.
Il me paroît que l’assemblée des notables auroit dû s’occuper de cet objet, elle qui n’avoit en vue que le bien du peuple. Ce sont ici des petits détails que quelques agréables jugeront, sans doute, indignes de ces entretiens, mais qu’ils sachent qu’on ne soulage le public qu’en entrant dans des détails, & que le grand nombre des hommes ne dépense que petitement, parce qu’il n’a que de petits moyens.
Il n’y a point de comédie qui puisse couler à fond, sur-tout dans Paris, les intrigans. De bonnes plaisanteries répandues sur les théâtres français, firent disparoître les femmes savantes, les précieuses ridicules, & même nos petits maîtres à gros bouquets ; mais Moliere reviendroit en personne, que nos chevaliers d’industrie n’en seroient pas plus étonnés, & que la satyre qu’il en feroit infailliblement, ne les déconcerteroit pas ; ils sont à la cour comme à la ville, mais ils ne travaillent que dans l’obscurité.
D’ailleurs, ajouta le commandeur, il en coûteroit trop à nos intrigans pour se réformer ; ceux-ci devroient renoncer à leur voiture, ceux-là perdre jusqu’à leur dernier habit, au lieu que les femmes savantes & les précieuses ridicules, n’avoient que des tons & des manieres à changer.
C’est-à-dire, que si la réforme où plutôt la suppression des intrigans avoit lieu, nous verrions de plaisantes métamorphoses. Celui qui habite un palais, habiteroit une chambre au quatrieme étage, celui qui a les meubles les plus précieux, se trouveroit dans la plus affreuse nudité, & ce seroit un bouleversement qui n’a pas d’exemple ; on connoîtroit alors que l’industrie telle que l’emploient la plupart des hommes à la mode, est un fléau pour le commerce, qu’elle est la cause des banqueroutes, & de tant de fortunes insolentes qui révoltent le public.
Aussi peut-on dire qu’il n’y eut jamais de charatanisme comparable à l’industrie, que celui qui l’emploie prend toutes les nuances pour tromper, & qu’on doit s’en défier plus que d’un voleur public.
Il faut voir l’intrigan lorsqu’il emprunte, lorsqu’il propose quelque achat : l’honneur, la probité, la délicatesse, le sentiment, c’est une exposition de tous les termes les plus honnêtes pour consommer son iniquité. Je vous proteste, je vous jure, & qu’est-ce qui ne seroit pas pris à des termes si énergiques ! ces mots répétés à propos, ont coûté la fortune à bien des marchands, sur-tout lorsqu’ils ont été prononcés par un homme qui se donnoit des titres, & avoit des tons, & sur-tout des cordons.
Le chevalier d’industrie n’est pas toujours souple, observa judicieusement un abbé. Il y a des momens où il sait être insolent, & où il faut qu’il le soit pour réussir ; cela intimide un pauvre marchand, & dans la crainte de manquer au respect, il acquiesce modestement à sa ruine.
L’histoire de l’industrie est un ouvrage qui nous manque. On y trouveroit plus d’esprit que dans tous les mémoires des diverses académies, car dans cette partie, l’homme le plus sot devient un acteur intéressant. De-là viennent tant de rôles différens, parfaitement joués sur la scene du monde par des valets mêmes qu’on a pris pour des seigneurs, par des filles publiques qui se sont données pour des duchesses, & qu’on a cru telles, d’après le ton qu’elles savoient prendre.
Il n’y a point de pays, point d’année, & peut-être point de jour, que l’intrigue & l’industrie ne dispersent ça & là des aventuriers qui savent jouer leur rôle, & s’insinuer dans les cours, jusqu’à ce qu’une filouterie vienne à les décéler. Ils escamorent un nom, & ils se l’approprient comme un bijou qu’ils savent enlever avec adresse. On a beau leur faire la chasse, ils se reproduisent, & l’on diroit qu’ils forment une société, ou plutôt un corps de troupes légeres qui ne vit que de brigandage.
Des environs de Paris.
Huitieme Entretien.
EH ! bon jour, mylord, d’où venez-vous ? Quelle absence ! & quel chagrin ne causez-vous pas à ceux qui vous connoissent.
J’ai voulu voir les environs de votre charmante ville, & après l’examen que j’en ai fait, (excusez ma franchise) il m’a paru que Paris se fardoit comme certaines coquettes qui l’habitent, & que ses dehors étoient extrêmement négligés.
Pourrois-je vous demander dans quel endroit ?
Vos Champs-Elysées même : j’ai trouvé, qu’excepté la grande route qu’enfilent les cabriolets & les carrosses, on n’arrive dans cette promenade, & l’on n’en sort qu’en risquant de se casser la jambe sur des pierres ou sur des planches qui servent de ponts, & qui n’ont pas un demi-pied de largeur.
C’est-là qu’on peut bien s’écrier avec Boileau ; le plus hardi laquais n’y passe qu’en tremblant. Eh comment exposer les gens de pied à se casser le cou, par la raison qu’il faut écarter les hommes à cheval. Je défie, quelque ingambe qu’on puisse être, de garder l’équilibre sur les pierres qu’on trouve dans les fossés du Cour-la-Reine, tant elles sont étroites & raboteuses.
Mylord a sans doute raison ; mais je gagerois que les ordres ont été rigoureusement donnés pour que cela fut sûr & commode. Il est vrai qu’on devroit employer la voie des tourniquets.
Eh quand l’emploîra-t-on ? Je lis plusieurs réformes qu’on propose dans vos petits ouvrages qui passent entre les mains de tout le monde, réformes sages, réformes nécessaires, & je vois que les abus n’en subsistent pas moins. Si je n’étois pas anglais, je dirois qu’il faut s’en prendre à la légereté des têtes.
Ah ! de grace, mylord, épargnez-nous. Le français se moque assez de lui-même, pour qu’on ne revienne pas à la charge ; & d’ailleurs j’userois de représailles, & nous finirions par nous chamailler d’une maniere plaisante. Vos têtes solides ne vaudroient peut-être pas mieux que nos têtes légeres. Du moins aurions-nous pour nous cette amabilité qui sert de passe-port à toutes nos folies ; nous sommes fous, j’y consens, mais si joliment fous, que toutes les nations finissent par nous copier, & que nos défauts même ont quelque chose d’agréable.
Eh ! ne pourrions-nous pas en dire autant nous autres anglais ; tout ce que je sais, c’est que nos modes les plus singulieres depuis trente ans, deviennent les vôtres, & que vos immenses cravates, vos amples boucles font encore votre parure ; mais ne sortons pas de la these, & convenons qu’il ne se trouve dans aucune ville du monde autant de cloaques qu’on en voit aux environs de Paris.
J’étois l’autre jour à la Villette ; j’avois voulu selon la coutume anglaise, m’y rendre à pied. Je me crus enseveli dans les boues de Saint-Amand, avec la différence que les unes sont salutaires dans certaines maladies, & que les autres par leur odeur fétide, ne sont bonnes dans aucunes temps.
Je gémis avec vous d’une négligence aussi marquée ; mais il faut savoir que ceux qui ont ces entreprises ont de grandes protections, qu’on ne peut les attaquer, sans se faire de grands ennemis, & qu’on aime encore mieux se crotter que d’avoir une petite guerre à soutenir.
Je pense, monsieur, qu’il suffiroit de déférer cet abus à la police pour les voir réformés.
Mais si l’on vous disoit, mylord, que la police n’a point assez de revenus pour suffire à ces dépenses.
Je vous répondrois qu’il faut qu’elle en trouve cela fût-il pris sur le revenu de vos gros abbés commendataires, qui jouissent de trente, quatre-vingts, & même cent mille livres de rente, pour ne servir ni l’église, ni l’état, & pour arpenter réguliérement ce jardin où leurs prunelles jouent mieux que les nôtres, quand il y a des objets séduisans.
C’est à merveille ; mais ici vous parlez en hérétique. Si l’on s’avisoit de vouloir seulement proposer ce que vous dites, ces gros abbés qui vous paroissent aussi matériels que ce qu’ils digerent, deviendroient dans un clin d’œil théologiens, casuistes, orateurs, pour vous prouver qu’on ne peut toucher à leurs revenus sans prendre l’encensoir, & sans se rendre coupable de tous les sacrileges.
Je vois que cet objet nous meneroit trop loin, mais je voudrois au moins que vos Boulevards fussent praticables toute l’année. Dès que novembre arrive on ne peut les traverser, tant ils sont fangeux. Sable sur sable, seroit le moyen de les entretenir. L’Angleterre comme la Hollande, n’offrent rien en ce genre que de très-propre & de très-soigné. Pourquoi ne pas les imiter ?
Je sais qu’on n’a point de pareils abus à vous reprocher, mais combien n’y en a-t-il pas d’autres, si vous voulez en convenir ?
Abus tant qu’il vous plaira, mais je dirai toujours que Londres & ses environs n’ont point les inconvéniens qu’on trouve à Paris, & qu’on est enchanté de leurs agrémens, de leur propreté, & que nos jardins ont quelque chose de ravissant.
Ah ! mylord, auriez-vous donc oublié, ou n’auriez-vous point vu nos délicieuses maisons de campagne, où l’utile se joint à l’agréable de la maniere la plus intéressante, où sur-tout on n’a point trop raffiné sur la propreté, en jetant dans les appartemens du sable à pleines mains, c’est-à-dire, en commençant par les salir, dans la crainte qu’ils ne soient pas assez propres, comme c’est la mode chez vous. Nous n’avons qu’en petite quantité ce que nous nommons des jardins à l’anglaise, & qui sont des jardins chinois ; car en cela, messieurs, vous faites le rôle du geay, qui se pare des plumes du paon ; mais de bonne-foi, ces jardins sont-ils donc si merveilleux ? Je ne les trouve agréables que pour une personne seule, car il est impossible de s’y promener en compagnie, à moins d’aller à la file ; & dans ce cas, adieu le plaisir de la promenade, qui consiste principalement dans celui de converser. Ainsi je permettrois à un solitaire les jardins anglais, mais la tournure n’en est pas supportable pour un français qui aime à voir à ses côtés des personnes aimables. Nos jardins sont grands, magnifiques, annoncent la pompe & la majesté ; les vôtres, au contraire, sont mesquins, & quand ils sont vastes, ils ressemblent à un hameau délabré qu’on auroit entouré de murs….
Cependant l’abbé de Lille, cet auteur qui sait si bien employer les charmes de la poésie, se délecte lorsqu’il parle des jardins anglais. Il les décrit de maniere à faire connoître combien ils sont intéressans, combien l’art s’y cache pour n’y laisser voir que la simple nature….
Il en dira tout ce qu’il voudra. De semblables jardins comparés aux nôtres, ne sont que de précieux colifichets, quoique la fureur de la nouveauté les mettre à la mode plus que jamais. Eh ! d’ailleurs que me fait un jardin anglais, si l’on n’y danse & si l’on n’y rit pas ? Nos environs de Paris tirent moins leurs agrémens des bosquets, que de cette aménité de mœurs qu’on voit épanouie sur les visages de ceux qui s’y promenent ; car c’est de-là, mylord, qu’un agréable local tire son plus grand avantage. Votre parc de Londres tout négligé qu’il est, deviendroit un jardin charmant, s’il étoit rempli de français. Ils ont le talent de communiquer leur gaieté, jusqu’aux arbres mêmes, disoit Pierre-le-Grand.
Je viens de voir tout récemment la promenade connue à Vienne en Autriche, sous le nom d’Augarten, où l’empereur lui-même a une petite maison. Eh bien ! elle a pour voisinage les belles eaux du Danube, elle abonde en arbres de la plus belle espece, ainsi qu’en différentes allées, tant sombre que découvertes, & néanmoins elle inspire la mélancolie, parce qu’on a l’air de n’y venir qu’à regret, (les allemands n’aimant point la promenade) parce qu’on n’y rencontre point nos jeunes étourdis, qui sautillans comme des écureuils, sont les êtres les plus propres à égayer un jardin. Ce qu’on appelle ici le camp des tartares, leur doit sûrement l’existence. Ce sont eux qui en font les honneurs, de sorte que si les étrangers entendoient bien leurs intérêts, ils en loueroient pour ranimer leurs jardins.
C’est-à-dire, qu’il y auroit des rieurs à gages parmi nous, comme il y avoit des pleureuses chez les Romains…..
Nous n’en serions nullement fâchés. Ce seroit une ressource de plus pour ceux qui n’ont point d’état. Vous en conviendrez, mylord.
Je n’en doute nullement, d’autant plus que la démarche d’un jeune français peut beaucoup sur le cœur d’une femme. Nous avions une russe à Londres, véritable princesse, qui ne dédaigna pas d’épouser un français qui n’avoit ni fortune, ni nom, uniquement parce qu’elle l’avoit vu marcher.
Je sais, monsieur, qu’il y a des phénomenes en ce genre, & de plus d’une espece ; mais ce ne seront sûrement pas les meilleurs mariages. Encore si l’on pouvoit ici les dissoudre aussi facilement qu’en Pologne : l’on n’y voit que des femmes divorciées, & qui se remarient quoique leurs époux soient encore vivans….
Cela s’appelle faire des essais de mariage ; & sans doute il est bien étrange que notre Henri VIII, qui éprouva tant de difficultés de la part de Rome, lorsqu’il voulut répudier la reine, n’ait pas eu la même chance qu’un gentilhomme Polonois. Il faut que les papes se soient bien radoucis, ou que la Pologne leur en impose beaucoup plus aujourd’hui que l’Angleterre ne leur en imposoit alors. Quoiqu’il en soit, nous estimons infiniment nos jardins sans mépriser les vôtres, & je suis intimement convaincu que si les environs de Paris étoient plus soignés, vos maisons de campagne en seroient bien plus agréables. Je souffre, par exemple, toutes les fois que je vas à Versailles, de trouver sur la route de ce magnifique séjour, des cabanes couvertes de chaume. Il me semble que ce n’est pas là leur place.
Et moi je dis, mylord, qu’elles sont là beaucoup mieux qu’ailleurs ; outre qu’elles font un contraste avec le palais du souverain, elles nous rappellent que l’indigence même à quelque chose de respectable, & que la nature se contente de peu, quand on n’écoute que le cri du besoin.
Permettez-moi d’ajouter que je n’aurois jamais pensé qu’un anglais, dont le mot synonyme est philosophe, s’affecteroit d’une masure placée près la résidence d’un monarque. Il est bon qu’un roi ait sous ses yeux l’indigence de ses peuples, & qu’il apprenne de bonne heure à souffrir patiemment la vue des miseres humaines ; il est bon qu’il sache qu’un individu parfaitement semblable à lui du côté du physique & du moral, qui a la même origine, qui aura la même fin, n’a que la terre pour lit, tandis que S. M. repose sous la pourpre & sur le duvet. D’ailleurs la nature ne nous montre-t-elle pas à tout instant de semblables disparates ! Le chardon croît près de la rose, le roseau près du chêne. Les plus grandes beautés deviennent monotones, s’il n’y a pas quelque contraste & quelqu’ombre. On cite Turin comme la ville la plus réguliere ; & cependant il n’en est pas moins vrai, qu’elle lasse l’œil du voyageur, par sa régularité.
En ce cas, monsieur, vous devez être content de la bonne ville de Paris, & de ses beaux dehors. pour peu qu’il pleuve, un seul jour change tellement les chemins, qu’ils deviennent des précipices, à raison du peu de soin qu’on prend de les bomber & de les ferrer. J’ai vu la place de Louis XV, dans les endroits où elle n’est point pavée, & j’en frémis encore. On ne peut y marcher, même en bottes, & les beaux édifices qui l’entourent, ne servent qu’à rendre ces sentiers encore plus affreux.
Je ne vous parle pas d’une multitude de villages, qui dès les premiers jours d’automne ne sont plus praticables. On s’y perd dans la fange. Je me souviendrai toujours d’une paroisse que vous nommez Houille, elle n’est qu’à trois lieues de Paris ; je crus que ma personne & ma chaise y resteroient à jamais. On me dit pour toute réponse que ce village sera entiérement oublié, s’il n’a quelque ministre ou quelque gros financier pour seigneur, & je répondis que c’étoit consolant pour le peuple. C’est-là qu’on m’apprit, en passant un bac près Bezons, que plus de trente villages attendoient depuis nombre d’années, un pont sur la Seine, qu’on espéroit enfin que l’amour du bien public vaincroit la résistance, & que les paysans d’alentour ne dépendroient plus d’un fleuve capricieux pour exporter leurs denrées, & pour aller en ville.
Si vous vous borniez, mylord, à ne voir que les murs & les portes qui entourent maintenant Paris, il ne vous resteroit que des sentimens d’admiration pour ses environs, & vous conviendriez que Londres n’a rien d’aussi imposant. L’étranger les verra de loin ces édifices pompeux, qui annoncent la capitale, & qui vont désormais lui servir d’entrée.
Je vois, monsieur, que vous parlez ici comme un membre du parlement, qui nomme ces bâtimens singuliers des palais, & non comme un architecte aux yeux duquel ces amas de pierres ne peuvent passer que pour des monstruosités. Ils feront croire au voyageur que Paris est une prison. On ne voit dans ces masses énormes, où il n’y a ni fenêtres pour voir, ni portes pour entrer, ni issues pour sortir, que l’ouvrage de la plus bizarre singularité. Il est sans doute étrange que l’auteur d’une pareille architecture, n’en ait pas mis le plan sous les yeux de la ville. On ne peut douter qu’il n’eût été rejeté d’un consentement unanime. Je conviens néanmoins qu’il faut en excepter ce que vous nommez la porte de la Conférence, & que si toutes les entrées de la capitale, avoient la même majesté, l’on ne pourroit qu’admirer ; ce qui prouve que l’architecte peut bien faire quand il veut.
Mais, mylord, vous ne pouvez ignorer qu’il n’y a plus que l’extraordinaire qui plaît, qu’un académicien qui parleroit comme tout le monde, ne seroit pas sur le bon ton, qu’un architecte qui n’imagineroit pas une maison semblable à celle qui termine la rue d’Artois, ne seroit jamais cité, & que soit qu’on écrive, soit qu’on bâtisse, il faut se montrer unique…..
La seule chose qui me plaît dans les environs de votre bonne ville, c’est la vue des potagers, que vous nommez vulgairement marais. Ils sentent l’opulence, mais à force de bâtir, on les a tellement diminué & reculé, que vous n’aurez des légumes qu’à prix d’argent.
Cette perspective est sans doute agréable, mais on ne juge bien des environs de Paris, que lorsqu’on les voit remplis de cette multitude de citoyens, qui, dans certaines fêtes populaires, se répandent de toutes parts. Quelle contrée de l’univers a des assemblées comparables à celles de Sceaux & de Saint-Cloud ! car vous conviendrez, mylord, que tous ces dehors de Rome & de tant de villes célebres, n’offrent à la vue que de beaux déserts ; où si le peuple y paroît, il ne s’y fait voir que sous des dehors tristes & négligés. J’ai examiné les Hollandois se promenant aux environs d’Amsterdam, & je ne crois pas qu’il y ait un coup-d’œil plus morne & moins animé. L’on diroit d’un groupe de statues, dont les unes tiennent tristement une pipe, & les autres une maniere d’éventail. Je pense qu’il en est de même des assemblées de Londres, supposé qu’il y en ait, les dimanches étant strictement observés chez vous, & les fêtes n’y étant pas connues…..
Quant à vos observations sur la maniere de se réjouir, elle est relative à chaque nation, mais je conviens que la vôtre a l’air d’intéresser les spectateurs, & qu’il n’y a rien chez un français, lorsqu’il se promene, qui ne soit animé.
Une affluence qu’on ne peut se figurer, vint déranger nos personnes & notre conversation. C’étoit une jeune indienne qui entroit au jardin des Tuileries, & qui, par sa beauté rare, entraînoit à sa suite un quart de Paris. Nous restâmes aux Tuileries, ce jardin toujours ancien & toujours nouveau, qui, n’en déplaise à ceux qui en ont l’inspection, ne devroit pas être déshonoré par un double treillis, qui, à l’extrêmité de la grande terrasse, dérobe absolument au public la vue des Champs-Elysées.
On dit pour se justifier qu’on a voulu masquer cet endroit, à dessein de laisser en liberté madame de…. qui aime à se promener incognitò, attendu son grand âge. La réponse est plaisante, & voilà comme dans Paris un particulier a droit jusque dans les jardins du roi même, d’y faire tout ce qui lui plaît.
Du désagrément
Des Voyages.
Neuvieme Entretien.
On m’avoit donné rendez-vous au Jardin des Tuileries, pour ne pas s’y trouver : à Paris c’est assez l’usage. Il y a tant d’affaires, tant de rencontres, tant de sujets de dissipation, qu’on n’y fait pas toujours tout ce qu’on veut. D’ailleurs, que d’embarras qui vous arrêtent ; il semble que plus on est pressé, plus on trouve d’obstacles.
J’attendois impatiemment, quand une aimable Comtesse vint m’entretenir des nouvelles courantes. Jetée dans le grand monde par sa naissance & par ses entours, elle n’ignore rien de ce qui s’y passe. Elle étoit venue accompagnée de sa femme-de-chambre, voir les nouvelles décorations qui commencent à faire taire les babillards, & qui les forcent à confesser que le Jardin des Tuileries est réellement un ouvrage de goût, & qu’enfin dans l’univers entier, il n’y a rien qu’on puisse lui comparer.
La belle comtesse regardoit de tous ses yeux, sans cependant manquer un de ces coups-d’œil que les femmes savent donner avec tant de subtilité, & qui leur attirent des hommages….
Elle commença par me parler de deux voyages qu’elle devoit faire incessamment, l’un aux eaux de Spa, l’autre à Turin, où elle a une tante très-ridicule & très opulente.
Elle se faisoit une fête de courir le pays, & sa délicatesse n’en étoit point alarmée ; mais elle changea de ton quand deux cavaliers qui nous joignirent, traiterent le chapitre des voyages. Ils venoient de faire le tour de la Hollande, de l’Allemagne, de la Pologne, de l’Italie, & leur narration ne donnoit point envie de se mettre en chemin.
Comment, messieurs, s’écria-t-elle, vous vous êtes si promptement lassés de courir le monde, tandis que moi qui suis d’un sexe timide & délicat, je me sentirois la force d’aller jusqu’en Asie.
C’est une ville, dit savamment la femme-de-chambre, que Madame a toujours eu envie de voir…. Cela n’est pas plus ridicule que la question de ce bon bailli de village, qui demandoit avec ingénuité, combien le Pont-Euxin avoit d’arches, & si le corps des ponts & chaussées l’avoit construit.
La comtesse commençoit à déployer sa belle éloquence, pour prouver les agrémens des voyages, quand on lui demanda s’il étoit gracieux de voir à tout moment des visages nouveaux, de se trouver continuellement avec des êtres grossiers, dont on ne connoît ni la langue, ni les mœurs, d’exister enfin avec des peuples, qui, accoutumés à vivre à leur façon, n’ont pas un mets mangeable à vous offrir. La comtesse soutint qu’un domestique habile à parler plusieurs langues, pouvoit servir de truchement.
Mais ce domestique, lui dirent ces messieurs, vous trouveroit-il malgré toute son habileté, ce qu’on ne connoîtra pas ; jusque dans les cours étrangeres il y a mille choses agréables & utiles, qu’on regarde comme absolument nécessaires dans Paris, qu’on n’y rencontre point, ou c’est de maniere à ne pouvoir s’en servir.
Votre toilette, madame, ce meuble qui vous est si précieux ; souvent il n’y aura ni cabinet pour la placer, ni poudre, ni pommade pour l’entretenir. Rien de plus ordinaire d’entendre dire dans des villes qui paroissent considérables, que tous les cordonniers ne savent pas faire un soulier élégant, que les couturieres y gâtent les robes, que les boulangers même n’ont pas le talent d’y paîtrir du pain ; ce qu’il y a de sûr, ajouterent-ils, c’est que les plus grands seigneurs, tant en Suede qu’en Russie, mangent eux-mêmes très-souvent du pain excessivement noir, c’est qu’ils n’ont souvent dans leurs châteaux qu’une superbe indigence, donnant tout à l’extérieur, & négligeant tous les détails qui tiennent aux commodités de la vie, ainsi qu’à la propreté ; c’est qu’ils ne connoissent ni l’usage des lits à la française, ni celui des cheminées, c’est que dans leurs cuisines comme dans leurs offices, on trouve un gothique, dont l’élégance s’effarouche avec raison ; c’est qu’enfin au milieu de leurs titres pompeux, de leurs vastes palais, ils semblent ne vivre que pour s’ennuyer, sérieux jusque dans leurs bals & dans leurs festins. Eh bien ! madame, que faire alors ?
Mourir, monsieur, mourir. Mais ne vous en déplaise, je prendrois l’air sémillant, j’égayerois des gens comme çà.
Tout le Jardin des Tuileries, lui répliquai-je, n’en viendroit pas à bout. Leur gravité tient à l’étiquette, elle leur a été transmise par leurs peres ; & d’ailleurs, madame la comtesse, on vous feroit l’honneur de vous prendre pour folle.
Sachez, messieurs, répondit-elle, que ce n’est point un titre qui m’effarouche. La folie n’a pas été pour rien célébrée par Erasme. C’étoit un homme qui n’écrivoit point en l’air, & qui savoit certainement que la folie est une espece d’ivresse qui donne le cours à nos fantaisies, qui nous met au-dessus du qu’en dira-t-on, & qui nous fait trouver du plaisir jusque dans la douleur ; mais vous ne me parlez pas de la satisfaction qu’on goûte à voir des monumens & des nouveautés. Chaque heure présentant un nouvel objet, est une nouvelle jouissance.
Ah ! madame, lui répondîmes-nous, unanimement, que de mauvais chemins, que de mauvais gîtes, que de contre-temps avant d’être en face des choses rares & précieuses que l’Italie présente à l’œil du voyageur. C’est sur le Mont-Cenis, c’est dans des vallées perdues, dans des cabarets où il n’y a ni portes, ni fenêtres, & quelquefois ni pain, ni vin, où l’on se trouve même au milieu des vaches & des brebis, qu’il faudroit voir une de nos élégantes, pour savoir quelles seroient ses réflexions sur les voyages. Convenez, madame, que malgré votre enthousiasme pour eux, vous seriez déconcertée.
Mais répliqua la comtesse, d’après vos observations, je ne ferois pas une visite dans Paris même ; je n’irois jamais à un spectacle ; car enfin pour m’y rendre, ne m’exposerois-je pas à la rigueur de la saison, n’aurois-je pas le désagrément de voir ma voiture arrêtée par les autres, de me trouver coudoyée par cette foule qui inonde les promenades, & cependant cela ne m’empêchera jamais de dire qu’une visite chez des amis, qu’une promenade, qu’un bon spectacle ne soient très-agréables.
Quelle différence, lui répondit-on ; c’est dans Paris même où vous trouvez ces embarras, mais quand Paris avec tous ses agrémens & tous ses alentours vient à vous manquer tout-à-coup, & que les nouveaux peuples qui vous entourent, semblent un grouppe de statues, n’ayant ni l’usage de votre langue, ni de votre maniere d’exister ; quand tout ce qui frappe vos oreilles & vos yeux les offense ; quand vous ne pouvez deviner, ni ce qu’on vous demande, ni ce qu’on vous répond. Lorsqu’on ne voyage qu’en France, où l’on prévient tous les besoins, l’on se met sans doute au-dessus des événemens, & cela n’est pas fort difficile, mais dans le pays étranger !
On m’a donc trompée, reprit la comtesse, lorsqu’on m’a mis en main des descriptions de voyages, tant de l’Angleterre que de l’Italie, qui m’ont paru ravissantes.
Non, madame, mais ceux qui les ont faites, n’ont pas raconté toutes leurs impatiences causées par mille contre-temps, ils n’ont pas dit que telle nuit ils ne trouverent pas où pouvoir se gîter, que tel jours ils verserent, que dans je ne sais combien de circonstances ils se virent obligés d’aller à pied sous la foudre qui grondoit sur leurs têtes, ou sous les eaux d’un déluge qui les submergeoit ; ils n’ont pas dit qu’ici ils furent prêts de se noyer, que là ils se virent au moment d’être assassinés, qu’ici les insectes les dévorerent, que là un air contagieux les fit trembler, qu’ici il fallut supporter le bruit & la fumée des plus indécentes tabagies, que là il fallut s’arrêter à raison des torrens.
Je conçois, reprit la comtesse, que l’homme qui écrit, rend les choses en beau, & qu’une histoire dégagée de toutes les miseres qui accompagnent les voyageurs, ne peut être qu’agréable. Mais convenez au moins, messieurs, qu’on est amplement dédommagé, lorsqu’après plusieurs jours d’une marche pénible, on apperçoit enfin un édifice tel que Saint-Pierre de Rome, un admirable gothique, tel que la cathédrale de Vienne en Autriche, une belle bibliotheque, telle que celle de Florence, une collection de tableaux semblable à celle de l’empereur. C’est alors qu’on oublie bien promptement si l’on a mal dormi, ou si l’on a versé.
Et à Dieu ne plaise, que nous osions prétendre que les voyages n’ont pas leur utilité. Le plaisir de voir une nouvelle terre, de nouveaux habitans, un spectacle enfin toujours varié, par la construction des villes, par la diversité des campagnes, par la bizarrerie des coutumes & des usages, occupe certainement l’ame & la désennuie. Il n’y a personne qui ne retire un grand avantage d’avoir voyagé. Tous les livres ne donnent que des idées imparfaites, par la raison que chacun a sa maniere de voir & de juger. Aussi des voyageurs s’appesantissent-ils sur ce que d’autres n’auroient seulement pas remarqué, aussi avons-nous tant de portraits différens des nations & des villes.
Eh ! pourquoi, reprit la comtesse, n’a-t-on jamais écrit sur les désagrémens des voyages, puisqu’ils sont si fréquens ? ---- Je n’en sais rien, mais je sais très-bien que toujours arriver & toujours partir, que toujours se lever, & ne jamais dormir, sont bien moins des peines que des plaisirs ; je sais que la malpropreté des auberges, la grossiéreté des aubergistes, la privation générale de presque toutes les commodités de la vie, la lenteur des postillons, la réparation des voitures, désolent presque tous les voyageurs. Ajoutez la crainte des brigands ; s’il est rare qu’on en trouve sur les routes fréquentées, ils ne rodent que trop souvent autour des voitures & des maisons, de sorte qu’il faut être sans cesse sur le qui-vive.
On convint qu’il n’y avoit rien d’exagéré dans ma narration, & que toute femme délicate, surtout une Française, avoit mille sujets d’impatience, lorsqu’elle partoit pour les pays étrangers ; sans doute la peine est bien moins grande, lorsqu’on a des richesses & grand nombre de valets ; mais il est toujours vrai que de quelque maniere qu’on voyage, il y a des inconvéniens.
On se rappelle l’aventure de cette petite-maîtresse qui, arrivant à Surinam, & prête à se mettre à table, apperçut trois têtes de singe sur un potage, & partit sur-le-champ. Personne n’ignore qu’on en mange à Surinam.
Et les sociétés, dit la comtesse, sont-elles bien différentes des nôtres ? Les femmes s’appliquent-elles à lire, & trouve-t-on le fruit de la lecture dans leurs entretiens ?
Ah ! madame, ce qui n’a point le Jardin des Tuileries, le chapitre des modes, enfin toutes les historiettes de Paris pour discourir, devient bientôt pour une Française un sujet d’ennui, & il faut avouer que sur la langue des élégans, c’est une matiere intarissable, matiere qui fait naître des calembourgs, des charades & ….
A propos de calembourgs, dit un d’entre nous, je ne trouve l’étymologie de ce mot dans aucun dictionnaire, & personne ne peut me l’apprendre.
Eh bien ! messieurs, le voici. Le nommé Calembourg, apothicaire, demeuroit au commencement du siecle dernier dans la rue St-Antoine, & comme il rassembloit beaucoup de monde dans sa boutique, & qu’il jouoit sans cesse sur le mot, on appela ses pointes des calembourgs. Il est assez étonnant qu’aucun étymologiste n’en ait parlé, & que nous n’ayons sur cet article qu’une vieille tradition.
C’est qu’alors, observa très-bien la comtesse, on n’écrivoit pas tout ce qui se dit ; au lieu que maintenant tout s’imprime, jusqu’aux rêveries du somnambulisme : mais pour revenir à nos voyages que j’aimois tant en spéculation, il faudra donc m’abstenir de les réaliser.
Ma foi, madame, lui dis-je avec naïveté, si comme nos petites-maîtresses, vous avez peur de vous briser, si comme elles vous tombez en syncope à la vue d’une araignée, si comme elles vous pensez qu’il n’y a d’existence & de salut que dans Paris, demeurez dans votre charmant manoir, où toutes les modes, toutes les essences, tous les raffinemens de la volupté se trouvent sous la main.
Je crois, dit-elle, d’après cette réflexion, qu’il ne faut pas qu’une Française voyage. Les Parisiens, comme un auteur l’a judicieusement observé, sont les enfans gâtés de l’Europe ; comme ils ont toutes les commodités imaginables, ils souffrent à chaque minute chez l’étranger.
Cependant, madame, il y a chez les Allemands, par exemple, des recherches en fait des commodités de la vie, qu’on ne soupçonneroit pas, & souvent une propreté qui surpasse la nôtre. Mais cela n’a rien de naturel, & il paroît qu’on pourroit s’en passer, c’est-à-dire, qu’ils ont des commodités superflues, & que celles qui seroient essentielles leur manquent totalement.…
Vous l’avez deviné. Cela me conduit tout naturellement à vous faire une question. Vous voici trois qui pouvez mieux que personne me la résoudre. Par quel hasard, ou par quelle influence, les Français ont-ils donc tant d’avantages sur les autres nations ? Pourquoi sont-ils devenus les êtres les plus manierés & les plus élégans ? Qui leur a inspiré ce goût pour tout ce qui est agréable, commode & joli ? Il me semble qu’un ouvrage sur cette matiere ne seroit pas indifférent.
J’ose vous répondre que si j’en étois chargé, je commencerois par dire qu’il n’y a rien dans la nature où l’on n’apperçoive des préférences & des distinctions, que parmi les fleurs il y en a de privilégiées comme les plus belles & les mieux dessinées, qu’entre les animaux on en voit de plus vifs & de plus déliés, que l’écureuil est d’une agilité incroyable, tandis que le hérisson semble une masse qui peut à peine se mouvoir. Ainsi le Français seroit l’écureuil de l’espece humaine, & comme il a plus d’activité, il imagine plus que les autres êtres ; on peut ajouter que dans le temps où les nations commencerent à n’être plus aussi barbares, le Français s’apprivoisa des premiers, de même que nous voyons des volatiles & des quadrupedes plus susceptibles d’éducation, tels que le chien & le serin.
Il y a outre cela des formes de gouvernement qui rendent les hommes plus ou moins gais, qui leur laissent plus d’aisance & plus de liberté. Comment riroit-on sous la domination de la république de Gênes où l’on est écrasé d’impôts ? Comment se réjouiroit-on sous la tyrannie musulmane, où les plus grands seigneurs tremblent au souvenir du cordon ? Le gouvernement français n’ayant ni les convulsions de l’Angleterre, ni les révolutions de la Hollande, jouit d’un calme dont chaque individu se ressent. Le climat d’ailleurs y contribue. L’air étant presque toujours variable dans la bonne ville de Paris, les esprits participent à cette variation, & rien alors n’est plus semillant que l’imagination française. Ainsi vous voyez, madame, qu’on peut trouver des raisons qui expliquent la prééminence que nous avons sur les différens peuples, dans la maniere de traiter les modes & les plaisirs.
La providence, outre cela, partagea les avantages qui relevent les nations avec une juste égalité, & en donnant la patience aux Allemands, la finesse aux Italiens, la solidité aux Anglois, elle rendit les François plus lestes & plus actifs.
Mais, messieurs, dit la comtesse, n’en abusent-ils pas ?
Eh ! mon Dieu, madame, ce n’est que l’abus qu’ils en font, & qu’ils en font continuellement, qui les rendit si mobiles dans leur amitié, si inconstans dans leurs amours, si variables dans leur maniere de se meubler, de se vêtir, de dépenser.
Aussi donnons-nous la comédie aux étrangers quand nous les visitons. Nos impatiences les amusent, & nous n’en sommes que plus mal servis.
Juste ciel ! je ne voyagerai plus que sur de cartes & sur des livres, s’écria la comtesse, puisqu’il y a tant à souffrir, & que ce n’est qu’aux dépens du repos & de la santé, qu’on atteint enfin le plaisir de voir quelqu’objet curieux. J’espere néanmoins voir demain deux académiciens qui ont presque fait le tour du monde, & qui me rassureront.
Si ce sont ceux que je soupçonne, lui répondis-je, attendez-vous au plus terrible récit, d’autant plus que les pays qu’ils ont parcouru sont l’antipode du Jardin des Tuileries. La terre, le ciel & quelques débris, voilà tout ce qu’on y voit.
Ma foi, d’après cela, dit un petit-maître qui nous avoit à demi-entendu, car ces messieurs-là n’ont jamais deux oreilles pour une conversation, je n’abandonne plus ce lieu-ci, & désormais j’y logerai. Dans le moment il appelle un de ses gens, qu’on eût prit pour un seigneur, & il lui ordonne de déménager. Il envoya louer un appartement, & cela se fit dans un clin d’œil. De là, marmotoit-il entre les dents, je verrai passer le Russe, le Polonnois, l’Allemand, le Suédois, l’Espagnol, & voilà comme je veux voyager parmi ces messieurs. Ils viendront sous mes fenêtres m’apporter leurs usages bizarres, & cela m’amusera sans épuiser ma bourse, & sans me fatiguer.
Enfin notre conversation se termina par une réflexion qui dégoûteroit bien des personnes de voyager ; c’est qu’après des fatigues, & des dépenses qu’il seroit souvent impossible d’apprécier, on n’ose parler de ce qu’on a vu ; car si ce sont des choses ordinaires, on n’excite nullement l’attention ; & s’il est question de quelqu’objet extraordinaire, on s’écrie : a beau mentir qui vient de loin. D’ailleurs, quelque talent qu’on ait pour la parole, on est sûr d’ennuyer, si l’on fait quelque récit ou quelque description qui dure plus d’un quart-d’heure ; les Français, sur-tout, étant fort peu curieux de connoître les mœurs des étrangers.
En ce cas, dit la comtesse, je garderai mon or, & je trouverai des moyens de le dépenser ici beaucoup plus gracieusement. J’enverrai mon imagination & ma mémoire dans les pays lointains, deux facultés qui peuvent cheminer sans dépense, sans fatigue & sans bruit.
La comtesse a tenu parole, & maintenant sans quitter Paris, elle se fait une agréable illusion, en nommant le Bois-de-Boulogne l’Italie, celui de Vincennes l’Angleterre, Saint-Cloud la Hollande, Sceaux l’Allemagne, & toutes les fois qu’elle s’y rend, elle ne manque pas d’y passer la journée avec le plan & la description du pays, dont elle se forme l’idée. Notre ame nous fournit tant de moyens de jouir, sans avoir besoin de nous déplacer, qu’il est étonnant qu’on n’en fasse pas plus d’usage, & qu’au milieu des ressources immenses qu’elle nous offre à toute minute, on se livre à l’ennui.
Des importans.
Dixieme Entretien.
L’occasion de parler de ces précieux personnages, se présente si souvent, qu’il n’est point extraordinaire de trouver ici quelques réflexions sur un pareil sujet. Les promenades publiques, les sociétés, les spectacles, tout nous offre la rencontre de ces êtres qu’on voudroit ne jamais voir. Ils décident, ils tranchent, & ils se persuadent que leur taille a cru de dix coudées, lorsqu’ils ont jeté quelque regard dédaigneux, ou proféré quelque mot au désavantage d’un auteur qu’ils n’aiment pas.
C’étoit le début de ma conversation avec un homme qui tolere tout le monde, excepté les importans, de sorte que je lui faisois un plaisir indicible en parlant d’eux avec mépris.
Ma foi, dit une femme aimable, au moment que nous allions prendre une tasse de chocolat, je suis charmée de médire avec vous dans cette rencontre ; quoique je n’aime pas la médisance, je me permets tout quand il s’agit de dénigrer la nombreuse engeance des importans, d’autant plus qu’ils se multiplient tous les jours, de maniere qu’on ne peut ni faire un pas, ni dire un mot, sans en être importuné ; le ton du siecle les a rendu plus impertinens que jamais….
Sur-tout, lui dis-je, lorsqu’ils ont une lorgnette à la main, ou lorsqu’ils parcourent une brochure. Déjà rien n’est bon, rien n’est bien que ce qu’ils approuvent, & ils n’approuvent presque jamais ; ce seroit dégrader leur importance, que de donner leur suffrage même à des chefs-d’œuvres.
Ce qu’il y a de consolant pour l’espece humaine, répliqua très judicieusement la femme qui nous avoit joint, c’est qu’il prêtent le flanc plus que personne à la critique. Oui, pour peu qu’on les analyse, on les trouvera presque toujours aussi médiocres dans leurs discours que dans leurs écrits. Le ton confiant fait ordinairement leur mérite.
J’aime à les voir, me dit l’ami avec qui j’avois entamé cet entretien, levant une tête altiere, gesticulant comme un pédant qui se dispose à donner des férules, & ne souriant qu’à quelque prétendue saillie, dont ils se croyent les créateurs.
Buffon, n’est à leurs yeux qu’un homme ordinaire ; Pascal, qu’un fanatique ; Malbranche, qu’un visionnaire ; leur parle-t-on d’un ouvrage solide, ils le condamnent, & ne l’ont pas lu ; leur cite-t-on quelques beaux morceaux d’un livre qu’ils déprisent, ils changent de conversation, ne cherchant jamais à s’instruire, & voulant toujours critiquer.
Mais, me dit mon ami, il y a plusieurs classes d’importans ; j’en connois qui sont très-éclairés, mais qui s’imaginent être seuls les grands luminaires de l’univers, pour me servir de l’expression d’un plaisant ; ceux-là, lui répondis je, ne sont pas moins insupportables que les autres. Si vous ne les admirez pas continuellement, ils sont vos ennemis. Toutes les bibliotheques du monde disparoissent à leurs yeux, parce qu’il n’y a que leurs productions dignes de leurs regards. C’est à-dire, qu’ils ne se complaisent qu’en eux-mêmes, & qu’hors de là, ils ne voyent que des imperfections, que des sujets d’exercer leur satyre.
Pour moi, ce qui m’amuse le plus, observa judicieusement la baronne, c’est la mine qu’ils font quand un homme qu’ils n’aiment pas, sans en savoir la cause, se trouve par hasard dans leur société. O dieux ! comme ils le toisent ; on voit qu’ils le dépouilleroient de son existence même, si c’étoit en leur pouvoir ; & cependant cet homme très-souvent leur est infiniment supérieur du côté du bon sens & du côté de l’esprit…..
Je le crois ; mais tous les orateurs du monde ne viendroient pas à bout de leur persuader cette vérité. Les importans ne reviennent jamais de leur amour-propre & de leurs préjugés. On leur démontreroit à toute heure du jour, & dans tous les pays du monde, qu’ils ont tort, qu’une morgue ridicule fait leur plus grand mérite, ils ne se rendroient pas à l’évidence, & ils diroient même sans rougir, l’univers se trompe, & s’il ne se rétracte pas, tant pis pour lui.
On envoya jadis aux galeres un de ces importans. Il disoit encore avec arrogance, “qu’un galant homme alloit aux galeres comme ailleurs, & que cela ne déshonoroit que ceux qui vouloient bien se le persuader”….
Je ne suis point étonné du propos. L’opinion publique est assujetie aux importans ; car il faut se persuader qu’ils se regardent comme étant au-dessus de tous les princes de la terre, au-dessus de toutes les lois. Rien ne les déconcerte, rien ne les humilie.
Mais il faut les entendre parler d’un dîner qu’ils ont pris chez quelque grand Seigneur, qu’ils ne connoissent que par l’Almanach Royal ; de quelque réponse qu’ils ont faite à quelque ministre, devant lequel ils ne paroissoient néanmoins qu’en rampant ; car autant ils sont altiers & vains devant ceux qui ont la foiblesse de les écouter & de les croire, autant sont-ils petits chez les gens en place, quand ils ont occasion d’y paroître. Ce n’est qu’en les quittant qu’ils font une réponse fiere….
Combien de fois même ne fabriquent-ils pas une lettre remplie de hauteur & de fierté, qu’ils disent avoir écrite à quelque ministre, & qui n’est jamais sortie de leur porte-feuille. Personne n’aime autant à faire illusion que les importans.
Ils jugent les ouvrages en poésie, comme en prose, quoique souvent ils n’aient pas étudié ; ils prononcent sur un livre qu’ils sont incapables de comprendre, & les sots les croyent sur parole, quelquefois même les gens d’esprit y sont pris. Il suffit de s’ériger en juge, & de prononcer magistralement, soit à tort, soit à travers, pour avoir des approbateurs. L’homme honnête, l’homme timide n’en impose à personne ; il n’y a que le bon sens qui le goûte, mais la raison se tait parce que ce n’est pas son regne.
Il n’y a guere de seigneurs qui n’aient chez eux quelqu’important. Ou c’est un abbé qui s’est introduit par quelque stratagême inconnu, ou c’est un être ignoré qui s’est rendu nécessaire par des plans, par des projets, par des complaisances même qui lui ont mérité les bonnes graces du maître de la maison.
Si c’est chez une femme opulente, & qu’il y ait quelque galanterie sur le tapis, l’important n’en a que plus beau jeu. Tout en menant bassement le petit chien se promener, il ne daignera pas écouter l’homme de mérite qui lui parle.
Oh ! je sais, répliqua la dame avec qui nous étions, qu’il n’y a d’importance chez les seigneurs, que de la part de ces originaux que le hasard y a placé. A peine daignent-ils répondre, & s’ils s’avisent à table de vous servir, c’est de l’air du monde le plus capable d’humilier.
On diroit que le Seigneur les a chargé d’être orgueilleux pour lui, & qu’ils sont les représentans de sa fierté.
En ce cas, ils s’en acquittent au mieux ; mais l’important qui ne connoît ni les riches, ni les grands, qui n’a ni chausses, ni pourpoint, qui ne vit que de ce qu’il peut attrapper, comme il y en a des millions dans Paris, ne m’amuse pas moins, sur-tout lorsqu’il met toutes les académies sous ses pieds, lorsqu’il fait mainbasse sur les meilleurs écrivains, lorsque d’une parole il croit avoir enlevé la réputation d’un personnage que l’univers revere.
Mais tranchons le mot, dis-je à la compagnie, ne sommes-nous pas trop heureux de ce que le hasard nous fournit des comédies de cette espece sans payer. Nous trouverions le personnage d’important excellent dans une comédie, & nous ne pouvons le supporter par-tout ailleurs… Ma foi je serois d’avis, qu’on regardât le monde entier comme un vaste théâtre, & tout ce qui s’y passe comme une piece qu’on y joue. Alors tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, nous amusera….
Fort bien, mais on n’a qu’un important au théâtre lorsqu’on le joue, & cela ne se donne que quelquefois dans l’année, & pendant une ou deux heures seulement ; & les importans qu’on trouve dans le monde nous obsedent à toute minute. Une seule guêpe ne m’est point à charge, & je n’y fais pas attention ; mais si je rencontrois des essaims de guêpes à chaque pas, convenons que la chose ne seroit rien moins qu’amusante. Aussi peut-on dire que la société devient plus que jamais à charge, en ce qu’on n’y trouve que des importans. Le plus petit mérite, l’esprit le plus mince, se donnent des airs, & prennent des tons…
On ne sauroit croire combien la finance depuis le siecle de Louis XIV, a produit d’importans, & sur-tout parmi ceux qui agiotent heureusement ; leur menton se triple à chaque somme considérable qu’ils se procurent…
Vous ne dites rien de ce petit officier, ni de ce petit magistrat, qui tous fiers de leur nouvel uniforme, ne se répandent dans les promenades que pour annoncer leur dignité. C’est presqu’un crime que de les regarder, à moins qu’on ne le fasse d’un air très-respectueux.
Et la chevelure, ajouta la baronne, combien n’a-t-elle pas fait d’importans, & nos cabriolets à trois étages, combien n’en font-ils pas tous les jours, sur-tout si celui qui les mene a l’honneur d’avoir écrasé quelqu’un ! C’est un titre d’importance chez les petits maîtres, & dont on est jaloux quand on n’a que vingt ou vingt-six ans.
Un rien dans Paris donne de l’importance ; mais heureux celui qui n’en met qu’à être honnête. Il n’est pas croyable combien en déjeûnant sous ces maronniers dont le Jardin des Tuileries s’énorgueillit avec raison, nous vîmes de ces importans dont nous parlions. On les jugeoit tels à la maniere dont ils gesticuloient, dont ils haussoient la voix, & l’on ne se trompoit pas.
Nous en entendîmes sur-tout, qui osoient parler du sexe de la maniere la plus impertinente, comme si toutes les femmes alloient mendier leurs faveurs. C’est une terrible chose que la fatuité, & elle est malheureusement de tous les états. L’homme même le plus taré est souvent le plus fat ; où l’orgueil ne va-t-il pas se placer ? Le cœur est bien corrompu quand on ose avoir de la vanité dans le sein du déshonneur.
Mais, m’écriai-je, à quoi bon toutes ces moralités ? L’important est l’homme incorrigible, plus on l’humilie, plus il est impertinent ; on le surprendroit dans l’action la plus déshonorante, qu’il diroit comme cette prostituée de Babylone, qu’ai-je fait, au moment même qu’on la trouve en flagrant délit.
Tant que le monde sublistera, il y aura des importans. Il s’agit tout simplement de les plaindre & de les éviter. Ce sont les insectes de la société.
Ce qu’on peut ajouter, c’est que les importans sont toujours aux premiers loges pour tout savoir, c’est qu’on ne leur apprend jamais aucune nouvelle, parce qu’ils prétendent les savoir avant tout autre, & qu’enfin rien de ce qui donne de l’orgueil, ne leur est étranger. Comme cela fait pitié !
Des lettres de cachet.
Onzieme Entretien.
EH ! bon-jour, mon ami, dis-je en entrant au jardin des Tuileries, au philosophe le plus aimable, & le plus instruit.
Ah ! me répondit-il, ma gaieté m’abandonne depuis que M. de…. a été enlevé par une lettre de cachet. Coup funeste qu’il ne pouvoit prévoir, & qu’une simple étourderie lui a méritée !…
En ce cas, il ne sera pas long-temps éloigné de vous ; car il faut avouer que nous avons un monarque autant ami de la justice que de la vérité, qui ne punit qu’à regret, & qui proportionne les peines au délit….
Oui, sans doute, mais cela n’empêche pas que mon pauvre ami ne soit dans les liens, & que je me mette en colere contre l’introduction de ces lettres funestes, qu’on n’eût jamais dû connoître.
Je vous dirai comme en sorbonne, distinguo. Ces lettres sont pernicieuses par l’abus qu’on en a fait, elles sont salutaires pour le bon emploi qu’on en peut faire…..
Eh ! quel emploi ?
Celui d’arracher un enfant de famille à un arrêt rigoureux qui le flétriroit & qui déshonoreroit sa famille ; celui de punir un étourdi qui a besoin d’une pareille correction pour rentrer en lui-même, & pour faire de sérieuses réflexions.
Mais je voudrois bien savoir la véritable origine de ces jolis billets doux….
On les appelloit autrefois lettres closes, lettres de petit cachet, ou du petit signe du roi. Elles sont émanées du souverain, signées de lui, contresignées d’un secrétaire d’état ; ces fortes de lettres, comme vous savez, sont portées à leur destination par quelqu’officier de police, ou même par quelque personne qualifiée, selon les personnes aux quelles la lettre s’adresse. Le plus ancien exemple qu’on trouve des lettres de cachet, en tant qu’on les emploie pour exiler quelqu’un, est l’ordre qui fut donné par Thierry, contre Saint-Colomban, pour le faire sortir de son monastere de Luxeuil, & l’exiler dans un autre lieu, jusqu’à nouvel ordre. On tient communément que Louis le Jeune fut le premier qui, outre le grand sceau royal dont on scelloit toutes les lettres patentes, eut un autre sceau plus petit, appelé le sceau, ou le scel du secret.
C’est fort bien ; mais comment, & dans quel temps fit-on un usage fréquent des lettres de cachet ?
Ce fut sous le conseil de Richelieu, & il faut avouer que ce ministre inexorable, inquiet, étoit bien propre à accréditer de pareils ordres. On connoît les excès de sa sévérité, & la maniere dont il en usa contre les de Thou, les Cinq-Marc, les Montmorency & autres. Je conviens qu’il se trouva dans des positions cruelles, & que pour abattre la tyrannie de plusieurs grands, il se vit forcé d’être lui-même tyrannique ; mais quelle fâcheuse extrêmité !
Secondé par le fameux pere le Clerc du Tremblay, capucin, qu’on nommoit l’Eminence Grise, il employa souvent ces petites lettres qui vous irritent.
Ce ne sont pas tant les lettres en elles-mêmes qui me fâchent, que la maniere de les signifier. Pourquoi ne pas annoncer à la personne qu’on arrête, le délit dont on l’accuse, & la laisser en prison souvent des mois entiers, avant de l’en instruire…
C’étoit autrefois ; mais il faut convenir que sous ce regne beaucoup plus doux, que ceux qui l’ont précédé, l’on est bientôt informé des fautes dont on est accusé. Un ministre ou un magistrat, selon la qualité de la personne, ou la nature du délit, vient vous interroger au bout de quelques jours, & quelquefois dès le jour même. Alors on est à portée de s’expliquer, & de faire valoir ses raisons.
A la bonne heure ; mais vous ne me dites rien de la maniere dont on est traité, & de la cruauté qu’on exerce envers les prisonniers. Est-il juste de ne leur laisser qu’un petit jour, de les priver de livres & de toute communication avec des parens, dont ils n’entendent pas plus parler, que s’ils étoient morts….
On a sans doute exagéré les peines qu’on éprouve à la Bastille ; & des terreurs paniques n’ont que trop souvent grossi les maux qu’on y endure. Est-il probable, par exemple, qu’on y ait jamais empoisonné quelqu’un ? Outre que cela n’est pas dans les mœurs des français, prendroit-on la précaution de ne laisser aux prisonniers ni couteaux, ni ciseaux, ni canif, si l’on vouloit les faire périr ?
Mais je conviens avec vous, que c’est supplicier de minute en minute un pauvre prisonnier, que de lui refuser des livres, dans un lieu où il n’a que des murailles & des portes de fer sous ses yeux, & où il est privé de toute communication avec les vivans ; je conviens que cela est tellement odieux, que si le monarque en étoit informé, il empêcheroit cet acte de rigueur, & qu’il y avoit ordre de donner de bons ouvrages à lire à tous ceux qui seroient détenus….
Cela seroit digne du regne de Louis XVI, ce regne sous lequel on parle tout haut, selon la remarque d’un maréchal de France, pendant qu’on ne parloit que tout bas sous celui de Louis XIV… Mais je dirai toujours que les lettres de cachet ressemblent à l’ostracisme, & que c’est une proscription arbitraire, lorsqu’on en veut à quelqu’un. Quatre-vingt mille lettres de cachet données sous le ministere du cardinal de Fleury, comme le rapporte le dictionnaire encyclopédique, uniquement expédiés pour les affaires du temps, prouvent l’abus énorme qu’on fit alors de pareils ordres…
Je ne veux rien diminuer de ce nombre, & je conviendrai même de toutes les vexations, & de toutes les injustices qu’on commit à ce sujet ; mais toujours fût-il vrai que ce furent des abus….
Oui, sans doute, sur-tout quand on pense qu’il y eut des lettres de cachet qui ne furent jamais enregistrées, & qui n’étoient que de simples ordres du ministre, sans que le roi en eût la moindre connoissance. Les intendans, comme les évêques, avoient de ces ordres en blanc ; & combien n’en résultoit-il pas de méprises, d’injustices & de cruautés ! On rapporte qu’un évêque étant à Paris, & disant son bréviaire dans un jardin, une de ces lettres de cachet qui lui servoit de marque, se trouva transportée par le vent chez un voisin, que la femme qui n’aimoit point son mari s’en saisit, la fit remplir du nom de son époux, & que ce pauvre malheureux, par le moyen d’un exempt de police, se vit arrêté, & qu’il resta en prison jusqu’à ce que l’iniquité fut enfin reconnue…
Eh bien ! monsieur, ne sont-ce pas là des faits qui auroient dû pour jamais anéantir les lettres de cachet….
Mais qu’elles subsistent ou non, ne faudra-t-il pas aux rois un moyen de punir, & de faire valoir leur autorité. L’écriture nous les représente comme ayant le glaive en main, c’est-à-dire, toujours prêts à frapper les méchans. Il n’y a point de prince, qui par des circonstances critiques, ne se trouve forcé de faire arrêter quelque coupable sur-le-champ. Il n’y a point de monarque qui n’ait des prisons dans son état, & qui ne doive en avoir. Londres même, malgré ses privileges, & malgré sa liberté, a une tour où l’on renferme les criminels…
A la bonne heure, mais du moins les coupables ont-ils des avocats qui plaident leur cause, mais du moins, ne les arrête-t-on que lorsqu’ils sont convaincus, au lieu qu’ici, après des années entieres d’une injuste captivité, l’on se contente de dire qu’on en est fâché, sans donner le moindre dédommagement….
A Dieu ne plaise que j’excuse de pareils torts. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils ne tiennent point à la législation du royaume, & que la réforme du code criminel entraînera nécessairement celle-ci.
Louis XVI, s’est lui-même expliqué sur l’article des lettres de cachet, en disant qu’il en a beaucoup moins donné que ses prédécesseurs, & que le parlement lui-même en a requis pour sauver l’honneur des familles.
D’une phrase à l’autre, nous en vînmes au gouvernement des Turcs, & nous nous réjouîmes de ce qu’enfin nous étions au moment de voir abattre la puissance de ce fier Sultan, qui a tant battu de têtes. Il ne manque plus à l’europe que la civilisation de ce pays, pour qu’elle soit le temple de la raison & du bon goût. Il y aura toujours des actes d’injustice & de brutalité ; mais le gros des nations en frémit.
Convenons, néanmoins, que les lettres de cachet ne sont qu’un demi-mal, quand on vient à comparer à ces exils en Sibérie, à ces redoutables inquisitions qui subsistent encore en Espagne, & dans le Portugal, enfin à ce fatal cordon que le grand-seigneur envoie pour intimer ses volontés, & pour anéantir ceux qu’il aura pris en aversion.
Au reste, quelque chose qui arrive, les rois voudront toujours avoir en main un moyen de punir, & de punir sur-le-champ, car il est des circonstances qui exigent de la célérité ; ce qu’on doit desirer, c’est que des punitions ne s’infligent pas légerement, & que pour les rendre plus efficaces, on n’en use qu’avec beaucoup de réserve. Elisabeth, impératrice de Russie, ôta la peine de mort, & il y eut cent fois moins de brigandages & d’assassinats sous son regne, que sous celui de son pere Pierre-le-Grand, dont les barbares exécutions ne firent que multiplier les criminels.
De l’agriculture.
Douzieme Entretien.
LEs arbres du Jardin des Tuileries nous donnerent lieu de parler de l’agriculture ; après avoir observé la progression de ces maronniers d’inde qu’on nomme ainsi, je ne sais pourquoi, car il n’en existe point dans l’Inde, nous discourûmes, un agronome & moi, sur les nouvelles tentatives qu’on avoit faites dans l’art de cultiver les terres.
L’agronome qui conversoit avec moi, s’étoit prodigieusement enrichi par les différens procédés dont il avoit fait usage, depuis qu’il s’appliquoit à la culture de ses biens.
J’ai centuplé, me dit-il avec complaisance, mes revenus ; de petit particulier que j’étois, je suis devenu un personnage important, ayant maintenant nombre de colons & de troupeaux. Il est vrai que c’étoit un vrai plaisir de voir combien il avoit étendu ses domaines, & amélioré son fond, par des défrichemens & par des expériences qui réussissoient parfaitement.
Il s’étoit bien donné de garde d’agir comme certains agriculteurs, qui s’abusent en voulant généraliser des expériences qui n’ont de succès que lorsqu’on en fait un simple essai, par la raison qu’elles deviennent extrêmement dispendieuses, lorsqu’on veut les étendre. C’est ainsi qu’un simple épi qu’on cultive dans un petit coin de terre avec le plus grand soin, produit outre mesure, au lieu qu’abandonné en plein champ, & se trouvant moins soigné, il ne rend des grains qu’en petite quantité.
Il fut enchanré de voir l’intérêt que je prenois à l’agriculture, par la raison, me dit-il, que ce n’est pas la science qui occupe les parisiens.
Eh ! lui répliquai-je, vous croyez donc que je suis un ingrat ? Ne dois-je pas, comme tous les hommes, une reconnoissance éternelle à un travail qui me nourrit, & pourrois-je oublier que je n’existe que par le moyen de l’agriculture, qui met toute la terre à contribution, pour nous procurer la vie. Nous ne sommes plus dans ces temps heureux où les champs produisoient d’eux-mêmes les choses nécessaires à notre subsistance. Il nous a fallu travailler sans cesse, & ce n’est qu’à force de sueurs qu’on en arrache des trésors. Aussi ne puis-je voir sans attendrissement les gens de la campagne toujours appliqués à la culture du sol qui les vit naître : les hommes peuvent se dispenser d’écrire, mais ils ne peuvent s’abstenir de labourer & de semer. Aussi Pline le naturaliste disoit-il avec raison, que le plus excellent livre étoit un champ bien cultivé.
Oui, sans doute, me répondit mon agronome, pourvu qu’on perfectionne ce travail, car on ne feroit qu’un ouvrage imparfait, si l’on n’amélioroit la maniere de cultiver les vignes, les champs & les prés.
C’est-à-dire, lui répliquai-je en riant, qu’au temps des géorgiques de Virgile, on ne savoit pas être agriculteur, & qu’il n’y a que depuis qu’on asservit tout à la mode, qu’on sait tirer parti de la campagne, & lui donner plus de vigueur & plus de suc.
Il prit ma réflexion au sérieux, & il partit de-là pour me faire sentir au doigt & à l’œil, que l’agriculture depuis trente ans, a fait les plus grands progrès, & que par la maniere dont elle procede aujourd’hui, il y a des récoltes bien plus abondantes, & beaucoup moins de risques à courir.
Nous entrâmes dans des détails qui nous rendirent sensibles les expériences qu’on fait tous les jours au plus grand avantage de l’agriculture. J’avois alors avec moi un petit livre travaillé sur cette matiere par un habile curé, & qui m’avoit rendu compte de je ne sais combien d’opération aussi agréables qu’utiles ; car il faut convenir qu’en fait d’agronomie, il y a d’heureuses découvertes.
Celle, par exemple, d’user des pommes de terre avec le plus grand succès, n’est pas une foible ressource. Le ciel nous préserve de la disette de bled ; mais combien n’y supplééroient-elles pas, graces à M. Parmentier, ce noble ami du genre humain, si l’on étoit réduit à cette extrêmité.
Nous parlâmes du gland, & mon habile cultivateur prétendit qu’il espéroit trouver en peu le moyen de le rendre agréable au goût. Il en est, dit-il, de ce fruit comme des olives, dont on corrige l’amertume par une préparation. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le gland servoit de nourriture chez les anciens, & qu’il est maintenant abandonné à sustenter l’animal le plus immonde. Je suis sûr, ajouta-t-il, que nous avons encore je ne sais combien de plantes dont on se nourriroit avec avantage, si l’on alloit à la découverte de leurs propriétés.
Eh ! combien d’autres, lui dis-je, qui seroient excellentes pour différentes teintures, & qu’on ne s’avise pas d’employer. La béterave, par exemple, donneroit le plus beau cramoisi, si l’on y joignoit un mordant capable de fixer sa couleur. On en a fait l’épreuve, & elle réussissoit parfaitement. Peut-être même que ces petits insectes rougeâtres qui habitent volontiers les choux, & qui sont si prodigieusement multipliés, produiroient un effet approchant celui de la cochenille. On sait qu’elle n’est que le résultat de certains animalcules, & qu’il n’y a rien d’aussi éclatant que sa couleur.
La garance, lui dis-je, devroit être plus multipliée, & je m’étonne que le profit qu’on en tire n’engage pas des cultivateurs à la prendre sous leur protection. Il y a nombre de terres incultes où elle viendroit en abondance.
Une des grandes parties de l’agriculture, consiste à bien connoître la qualité des différentes terres qui forment le sol des campagnes, afin de n’y semer que ce qui leur est analogue. On a souvent parlé de défricher les landes de Bordeaux, & l’on a été arrêté premiérement par la grande dépense qu’il faudroit faire avant de les mettres en valeur. Que de bras, que de sueurs, que d’argent ! on en est effrayé. Secondement par la crainte d’y faire des semailles ou des plantations qui ne réussiroient pas, non omnis fert omnia tellus. Combien de terres où les germes avortent ! combien de terres où les arbres dépérissent ; quoiqu’il y ait des productions telles que la citrouille qui viennent dans les lieux les plus arides. Il s’en fait une grande consommation dans certains cantons du Maine & de l’Anjou. Outre que ce légume sert de nourriture aux hommes, il est excellent pour les vaches & pour les cochons. Ces animaux même en sont friands, & des pépins on en tire une huile, qui, dans la campagne, peut être d’une grande utilité.
Les vins ne pouvoient échapper à notre conversation, & pour rendre notre entretien plus intéressant, nous appellâmes un brave bourguignon qui se joignit à nous, & qui bon connoisseur dans cette partie, nous parla savamment de la maniere de soigner les vignes, & de traiter les vins. Il nous prouva par des exemples que le vin le plus ordinaire pouvoit devenir excellent par la préparation. Excellent, m’écriai-je, c’est-à-dire, que du vin d’Ivry, de Vaugirard, de surêné même, on en pourroit faire un vin précieux ?
Ce que je sais, me répondit-il modestement, c’est que moi qui croyois qu’il n’y avoit de Vendanges de Surêne qu’à la comédie française, où l’on donne cette piece tous les ans, je goûtai derniérement le plus agréable vin du monde, & qui étoit réellement de Surêne. Les bénédictins de St-Germain-des-prés, ont une maniere de le faire qui lui donne la couleur & le goût du meilleur vin d’Orléans ou d’Auxerre. On ne pourroit se le persuader.
Vous ignoriez donc, répliqua l’agronome, que ce vin fut autrefois celui de nos rois, & qu’on en parle dans l’histoire.
On se plaignit de ce qu’on ne buvoit plus, cette plainte étoit analogue au Jardin des Tuileries, qu’on ne peut fréquenter sans parler de quelque sensualité ; & pour réparer ce malheur, nous passâmes chez un traiteur fameux, où l’on nous servit un excellent déjeûner dînatoire, avec trois ou quatre sortes des meilleurs vins. Nous regrettâmes les chansons que cette liqueur bachique fit naître parmi nos ayeux, & nous tâchâmes d’en rappeler une du vieux temps. On devint bonhomme à ce repas sans façon, parlant comme nos bons peres, & buvant bonnement comme eux.
Mon bourguignon eut une demi-ivresse. Elles sont quelquefois jolies ; on n’y tient la raison que par un fil, mais du moins elle n’échappe pas. Nous lui trouvâmes plus d’esprit qu’il n’en avoit montré, & il faut avouer que cela ne vint pas mal-à-propos ; il réveilla nos idées, & sans avoir avec nous des auteurs & des académiciens, on dit des choses assez plaisantes.
On cita le trait d’un marquis qui se vante d’être le meilleur gourmet de l’Europe, qui l’est en effet, & à qui l’on offroit dans un repas qu’on donnoit à Chaillot, du vin d’Ivry pour du vin de Tonnerre, & qui répondit, je n’aime pas le tonnerre quand il gronde de si près.
Alte-là, dis-je, les calembourgs vont venir, & nous voilà perdus. Heureusement il n’en fut plus question, & l’on reprit l’entretien sur l’agriculture avec intérêt.
L’agronome nous promit dans ce genre des découvertes qui surprendroient en peu tous les cultivateurs. Il est vrai qu’il prêche d’exemple, ayant à quelques lieues de Paris le terrein le plus fertile & le mieux soigné. Le grain y est beaucoup mieux nourri que par-tout ailleurs, les légumes y ont plus de faveur, & des fruits délicieux y montrent un embonpoint qu’on ne trouve point à la halle, quoiqu’elle soit le plus beau jardin de la France, comme tout le monde en convient.
Nous l’échauffâmes tellement sur cet objet, qu’il envoya chercher les plus belles poires que j’aie jamais vu ; elles avoient l’air de venir de la terre promise, d’où selon l’écriture, l’on apporta une si superbe grappe de raisin.
Il nous dit que pour donner aux fruits de la grosseur, du goût & du coloris, il falloit premiérement en retrancher plus de la moitié, lorsqu’ils commençoient à grossir. Secondement arroser souvent les arbres avec une eau d’alun qui contribue à la végétation.
Nous terminâmes notre entretien par gémir, mais doucement, mais sans haine pour le siecle, sans aigreur contre personne, de ce qu’on perdoit trop de terrein à faire des jardins anglois, & à sacrifier au luxe dominant, les leçons les plus propres à étendre l’agriculture. On en feroit des potagers, des prairies artificielles, des vergers, & l’on a dans les environs de Paris des multitudes d’arpens, sans autre utilité que de repaître la variété, & de récréer les yeux. Encore ceux qui sont les propriétaires de ces jardins élégans, n’y vont-ils presque jamais, & les tient-on fermés de maniere que personne n’en jouit.
Il faudroit au moins placer l’impôt territorial sur tant de terreins inutiles ; mais il suffit d’être riche pour n’être pas taxé, & presque pour ne rien payer.
Des mots.
Treizieme Entretien.
IL n’est pas croyable, disois-je en moi-même, combien vingt-quatre lettres de l’alphabet ont produit de mots, depuis qu’on parle & qu’on écrit. C’est comme la matiere qui est divisible à l’infini.
Plein de cette idée, j’aborde un savantasse qui perd sa vie dans les in-folio, pour n’y prendre que ce que tout le monde a dit, & pour faire de son esprit une seconde édition qui n’est ni corrigée, ni augmentée, car il a le bonheur de prendre les choses comme il les trouve, & de les répéter avec la plus grande fidélité ; homme excellent pour les citations, mais sans action, sans génie, & par conséquent bien capable d’ennuyer…
Avec un original de cette espece, je ne pouvois mieux discourir que sur des mots.
Ce qui me surprend, lui dis-je, après lui avoir exposé ma pensée, c’est de voir combien nous avons donné d’importance aux mots, allant chercher jusques chez les Grecs de quoi rendre nos idées. N’étoit-il pas plus simple d’intituler le dictionnaire de toutes les sciences, dictionnaire universel, mais il a fallut revêtir son frontispice du mot Encyclopédique, comme étant plus sonore, plus pompeux ; & c’est ainsi qu’on fait croire aux ignorans que la science est une magie impénétrable au commun des mortels.
Que la médecine & la pharmacie aient dérobé tous les mots grecs, pour dicter des arrêts de mort, je n’en suis point étonné ; il falloit voiler le charlatanisme ; mais cela ne devoit point être en usage parmi les savans qui n’ont nul intérêt à tromper le public…
Mais vous ne dites pas, monsieur, me répliqua mon savantasse, qu’on ne peut trop honorer les sciences, & que c’est les distinguer de la maniere la plus frappante, que de les entourer des mots les plus mystérieux. C’est une barriere pour le vulgaire, que des mots aussi rares & aussi précieux, des mots dont il faut demander l’explication pour en avoir l’étymologie…. .
Eh bien ! Etymologie : ne pourroit-on pas substituer un mot français à la place de celui-là ! Il sera toujours singulier de voir une langue qui se suffit à elle-même, aller à la quête pour mendier des termes inintelligibles. Il me semble que plus il y a de simplicité dans les sciences, & plus il est facile de les apprendre ; le peuple est effrayé du mot philanthropique, quoique ce mot n’exprime que bienfaisance & qu’amour du prochain. Il croit réellement que les membres de cette société sont des êtres extraordinaires, & qu’ils font des choses étonnantes lorsqu’ils sont rassemblés.
Philanthropique, grand Dieu, s’écrioit une bonne dévote. Ah ! ils veulent changer la religion. Avec des mots si épouvantables, on ne peut faire le bien. Je croirois, en effet, lui répondoit une niece toute en douceur, que cela nous annonce de grands malheurs, d’autant mieux que cela crime avec hérétique, & telle est l’impression que cela fait sur les personnes qui ne sont pas instruites….
Je sais que la langue française, selon l’expression de Voltaire, est une gueuse à laquelle il faut donner, mais cela ne veut pas dire qu’on doit l’habiller de mots rébarbatifs, moins capables d’instruire que d’intimider.
Un homme qui pour la premiere fois ouvre un in-folio, & qui voit le nom d’Encyclopédie, croit à coup sûr que c’est le fameux Grimoire, moyennant lequel on évoque les démons, & il s’enfuit tout transi.
Du moins cela produisit-il cet effet chez des religieuses, où l’on s’étoit avisé d’en apporter un exemplaire. Ah ! ma sœur, ah ! ma sœur, dirent-elles les unes les autres, en n’osant presque se regarder.
Si elles avoient vu le Lexicon, la frayeur eût été plus grande. C’est alors qu’elles auroient brûlé le livre, en demandant pardon à Dieu de l’avoir ouvert.
Mais les livres latins, observa-t-il, ne paroissent-ils pas aussi des grimoires.
Quelle différence ! on n’est point étonné d’y trouver des mots qu’on n’entend pas ; mais dans le français la langue familiere y trouve les termes les plus barroques, c’est comme si l’on voyoit parmi nos animaux domestiques un tigre, un requin ; combien n’en seroit-on pas effrayé !…
La langue française eut besoin d’être enrichie de mots nouveaux.
Eh ! qui en doute ? Aussi voit-on qu’on lui a fait des présens chaque année, depuis un siecle qu’on la police, & qu’on la perfectionne. On travaille maintenant un nouveau dictionnaire, où nous verrons ces différents dons, & où nous jugerons s’ils ont été faits avec discernement ; mais toujours sera-t-il vrai de dire que des mots grecs ne sont point ceux qui conviennent en pareils cas. Cela donne un air de pédantisme, qui n’est supportable que dans les écoles ; il me semble que les termes Encyclique, Typographique, Œcumenique, Epique, vont mal dans la bouche d’une femme, & principalement aux yeux du peuple. Tout mot qui exige une explication, ne peut être un mot usité…
Cependant vous observerez que la langue anglaise surabonde tellement en termes français, qu’on n’en lit pas une page sans y trouver une quantité de nos expressions….
J’en conclus que c’est un défaut, & que cela ôte à une langue l’honneur de passer pour originale. D’ailleurs il est étonnant que les anglais si opposés aux français par caractere & par jalousie, prennent ainsi notre habillement pour s’en revêtir…
S’ils vouloient être généreux à notre égard, & qu’ils vinssent à nous rendre tout ce qu’ils nous ont pris dans ce genre, leur langue ne seroit plus qu’un squelette, & ils auroient le désagrément de ne pouvoir suivre une conversation. A chaque moment ils se trouveroient arrêtés…
On pourra dire, d’après cette observation, que la langue anglaise a par-tout pillé, car les Allemands peuvent lui reprocher comme nous de les avoir volé. Au reste qu’importe, pourvu qu’ils s’entendent. N’avons nous pas nous-mêmes je ne sais combien de termes italiens ?…
Oui, sans doute, mais du moins les avons-nous francisé, au lieu que les Anglais ont laissé nos mots tels qu’ils les ont pris, c’est-à-dire, tels que sont les termes grecs dont nous nous servons, avec la différence que les Grecs n’existant plus, ne peuvent se plaindre d’un pareil larcin…
Tout ceci, me répondit-il, ne feroit rien à la chose, si nous ne donnions pas dans le luxe des mots. Il semble qu’il n’y ait plus d’autre éloquence, que celle des expressions. C’est à qui renchérira le plus sur la maniere de créer & d’enchâsser des termes avec élégance…
Ce mal vient de ce qu’on donne aujourd’hui quittance des pensées en faveur des mots. Il suffit qu’on sache phraser, pour qu’on soit éloquent. Le barreau, la chaire même, n’ont presque plus que des mots sonores & pompeux, & l’on se croit un grand homme lorsqu’on a travaillé dans ce genre. On disoit de Bossuet, qu’il étoit si rempli d’idées sublimes, que la langue ne lui sembloit qu’un foible accessoire pour les exprimer. Aussi voit-on dans certains momens qu’il la néglige, & qu’il semble l’oublier, tant les choses importantes qu’il profere paroissent l’occuper. Il voudroit pouvoir s’exprimer sans le secours des mots, tant ils les juge au-dessous des grandes vérités qu’il annonce. Telle est la véritable éloquence, & non cette affeterie qui ne s’attache qu’à bien arranger des mots, & qu’à leur donner un brillant coloris. Ce qui fait que presque tous les écrits à la mode n’ont plus de physionomie, & qu’ils ne portent point d’empreinte. On peut les donner à qui l’on veut. Ce ne sont que des phrases incohérentes, que des élans dont il ne reste aucune trace.
Il en est de même de la poésie. De grands mots, de jolis mots, point d’idée, point de substance.
Mais d’où cet inconvénient peut-il naître ?
De la dissipation & de la frivolité du siecle, qui tout en superficies, ne permet pas de s’appliquer. La futilité des parures passe jusque dans les écrits ; car l’homme se peint dans tout ce qu’il fait, cela est si vrai, que si vous voulez juger de la maniere de parler & d’écrire dans un pays où vous ne faites que passer, observez comment on bâtir, comment on se meuble, comment on s’habille, & vous serez bientôt informé du caractere des auteurs, & de la nature de leurs ouvrages…
Je ne l’aurois jamais imaginé…
Je ne prétends pas qu’il n’y ait quelques exceptions à faire. Il y eut toujours dans tous les pays, & dans tous les temps, des hommes qui s’éleverent au-dessus de leurs contemporains, & qui furent les hommes de la postérité, & ce seroit un grand malheur, s’il en étoit autrement. On finiroit par n’avoir plus de modeles, & l’on tomberoit dans une espece de barbarie…
Les Italiens ont un avantage sur nous dans leur maniere de versifier, ils sincopent les mots, ce que nous n’oserions faire, & c’est chez eux d’autant plus impardonnable, qu’ils ont une abondance de termes au-dessus de ce qu’on peut dire….
J’en conviens, mais leur poésie par cette raison est trop souvent morcelée, & ce seroit un grand malheur si cet usage s’introduisoit dans la nôtre. Alors il faut deviner la pensée, l’obscurité étant inséparable de cette maniere de versifier….
Ce n’est pas un petit travail que celui de bien arranger des mots, & de leur donner cette cadence qui forme l’harmonie. L’on doit faire surtout attention que les phrases finissent d’une maniere soutenue, & sur tout éviter ces hiatus dont Voltaire & Jean-Jacques Rousseau ne se sont pas eux-mêmes garantis. N’est-il pas absurde d’écrire il y a à Paris, & ainsi du reste. Ce sont cependant des inadvertances de cette espece, dont notre presse est remplie. Cela blesse étrangement l’oreille du lecteur, & l’on ne conçoit pas comment on ne s’apperçoit pas en écrivant d’un pareil défaut…
Il n’y a parmi nos écrivains que l’abbé Guidi, auteur de plusieurs ouvrages, qui ait su éviter une pareille dissonance. Outre que ces livres sont remplis d’une élégance mâle, la diction en est si pure, que chaque phrase s’y trouve parfaitement cadencée.
L’E muet est une lettre cruelle pour terminer les phrases ; alors elles tombent d’elles-mêmes, & n’ont point d’harmonie. Celui qui tient la plume, y doit faire attention, ainsi qu’à la nature des phrases. Sont-elles trop courtes, elles n’ont point de dignité, sont-elles trop longues, elles deviennent languissantes, monotones, aussi voyons-nous que l’auteur est souvent obligé de reprendre, en employant un dis-je, qui dans le discours n’a jamais de grace. C’est mettre un pont sur un ruisseau, disoit Massillon, lorsqu’on peut le passer à pied…
Cependant vous me permettrez de vous observer que nos anciens qui écrivoient majestueusement, avoient ces longues périodes, & qu’il y avoient beaucoup plus de pompe dans leurs écrits.
Dites plus de bouffissure. Une pensée se perdoit dans une multitude de phrases. Nous les avons abrégées, est-il vrai, souvent pour n’y rien mettre, mais du moins sommes-nous plus précis. Il faut d’ailleurs distinguer les ouvrages. Ceux qui sont légers doivent avoir des phrases coupées ; ceux au contraire qui traitent de choses graves, exigent plus de poids & plus de longeur. Le grand art consiste à écrire d’une maniere analogue au sujet….
Il me semble que ces défauts naissent de ce qu’on écrit trop tôt, car lorsqu’on sort du college, il faut convenir qu’on n’a guere en partage que des mots. Outre qu’on n’a lu les meilleurs auteurs que superficiellement, & qu’avec dégoût, par la raison qu’on étudioit forcément, on ne s’est pas donné le temps d’en apprécier les pensées, & même de les connoître…
A cela je vous répondrai, messieurs les érudits, que vous ne devez vous en prendre qu’à vous-mêmes. Pourquoi vos professeurs sont-ils toujours armés de férules, pourquoi donnent-ils pour punition le précieux avantage de traduire quelques vers de Virgile, ou quelques fragmens de Ciceron, tandis que cela ne devroit s’accorder que comme une récompense.
Je connois un jeune homme qui a pris dans une telle aversion les livres classiques, qu’il ne peut les regarder sans frémir. Cela lui a mérité tant de pinsons, & chose absolument absurde, tant de coups de fouet, qu’on l’a dégoûté, pour la vie, de Salluste, de Terence, de Cornelius Nepos, &….
Mais, monsieur, s’écria mon savantasse, ces vénérables auteurs ne méritent-ils pas bien la violence qu’on fait aux jeunes gens pour qu’ils les apprennent ? & quand on les sait, combien n’est-on pas dédommagé des châtimens qu’on a subi !…
Principes détestables. Rendez agréable tout ce que vous enseignez ; tout ce qui se fait à contre-temps, comme à contre-cœur, n’apprend rien ; & ceux qui sortent de college avec du goût pour les auteurs, ont goûté pour du plaisir à les expliquer.
Nous disputâmes, & nous nous étendîmes sur quelques ouvrages du temps, où l’on ne trouve réellement que des mots ampoulés, un autre auroit dit emphatiques, & d’après ma maniere de dire & de voir, j’aime beaucoup mieux le mot français. Peut-être n’est-il pas synonyme, & je le crois ; mais il y a un raffinement dans les synonymes de l’abbé Girard, quoique j’aime cet ouvrage avec passion, qu’il ne faut pas prendre pour modele. Après l’avoir lu, disoit du Clos, on n’ose ni écrire, ni parler, & il est certain que par son attachement à pointiller sur chaque mot, & à le différencier d’un autre qui signifie souvent même la chose, il devient minutieux & gênant.
La conversation, sur-tout, deviendroit fatigante & ridicule, s’il falloit scrupuleusement s’astreindre à sa maniere de définir.
On dira toujours dans les entretiens familiers, vanité pour orgueil, quelque différence qu’en fasse l’auteur des synonymes français….
Le savantasse ne devoit point être de mon avis, aussi n’en fut-il pas. Cela me donna occasion de déclamer contre la rigidité de certains puristes qui font de la moindre négligence, en fait de diction, un péché mortel, & qui veulent que dans un ouvrage tout soit tellement minuté, compassé, qu’ils s’attachent beaucoup plus aux mots qu’aux pensées. En suivant cette méthode, on n’est jamais qu’un petit écrivain. C’est un auteur qui s’applique plus à bien tailler sa plume, qu’à concevoir de grandes choses.
Nous distinguâmes la maniere dont on doit converser, de celle dont on doit écrire, les lettres familieres étant le seul ouvrage où l’on puisse confondre l’une & l’autre, la conversation permet mille tournures, mille expressions qu’on ne doit point employer dans des écrits ; la conversation n’a pas pour ainsi dire de transitions ; on y passe d’un objet à l’autre sans suite, sans liaison ; au lieu que dans les écrits, une phrase en appelle une autre, & il en résulte un tout parfaitement lié. C’est même ce qu’il y a de plus difficile dans les ouvrages que les transitions, & qui nous amene presque tous les jours des ouvrages divisés par chapitre. Cela favorise la paresse de l’auteur, & soulage l’attention du lecteur.
Nos hommes les plus éloquens, péchent souvent dans leurs transitions. On s’apperçoit qu’elles forment des disparates, au lieu qu’un poëme, une histoire doit être un tissu où il n’y ait ni reprise, ni maille échappée, selon l’expression de Boileau.
Nous vîmes arriver jusqu’à nous un de nos auteurs à la mode, où tout est décousu, où des phrases posées çà & là, forment une bigarrure qu’on prendroit pour un ouvrage en musique. Ce ne sont que des pieces rapportées. Nous n’eûmes garde de traiter un pareil sujet ; il falloit même lui faire un compliment sur un écrit qu’il venoit de mettre au jour.
Et voilà malheureusement, dit le savantasse, comme on gâte les auteurs ; mais chut, chut…. Le voici trop près de nous. Mon pédant s’en alla, & je me trouvai seul chargé de faire les honneurs de l’écrivain arrivant, & de son livre. Je me jettai sur des lieux communs, mais j’avois affaire à un homme opiniâtrement orgueilleux. Ce n’étoit pas une petite fumée d’encens qu’il lui falloit. Il en vouloit une cassolette entiere à lui seul, & il prétendoit qu’on devoit lui parler de tous les chapitres séparément. J’invoquai secretement le ciel, pour qu’il me tirât dans ce moment d’un aussi mauvais pas ; & aussi-tôt, par une grace extraordinaire, deux militaires extrêmement aimables me joignirent ; ils étoient pétrifiés des réformes, mais convenant néanmoins qu’elles étoient nécessaires, & en regrettant la gendarmerie qui se signala dans tous les temps par un courage à toute épreuve, & qui sut mériter à la France plus d’une couronne de lauriers.
Eh ! pourquoi, me dit l’un d’eux, ne réforme-t-on pas plutôt les Suisses, qui coûtent tant à l’état ? On n’a jamais parlé d’une pareille réforme, quoique sans doute il seroit plus naturel de renvoyer des étrangers, que des nationaux.
Comme je n’ai jamais pénétré dans le secret des dieux, je ne dis rien, & je m’en allai.
Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’aujourd’hui la Suisse n’est plus une clef pour entrer en Italie, & qu’on n’a pas besoin de ménager les habitans des cantons pour faire la guerre comme on voudra.
Sur Frédéric II, Roi de Prusse.
Quatorzieme Entretien.
CE fut précisément avec un officier Prussien, que je dissertai sur les qualités de l’immortel Frédéric ; je le trouvai très-impartial sur le compte de ce monarque, & je fus d’autant plus étonné de sa modération, qu’on ne parle guere de sang-froid de cet illustre conquérant. Les uns le divinisent, & les autres ne le regardent que comme un ravageur de provinces qui étoit l’égoïste le plus complet, & qui n’aimoit les hommes qu’autant qu’ils pouvoient servir à son ambition.
Il y eut deux êtres, me dit très-sagement l’officier en question, dans le roi qui fait le sujet de notre entretien. Un très-petit qui étoit dur, impérieux, jaloux, qui couroit après l’esprit, qui avoit la manie de faire des vers, d’écrire en prose, & de se faire célébrer par les Maupertuis, les Voltaires, qui n’ont servi qu’à le décrier.
Sous l’autre point de vue, ce fut un monarque sobre, économe, discernant les esprits, & les appliquant à propos, ne se rebutant ni des difficultés, ni des piéges qu’on vouloit lui tendre.
Son coup-d’œil ne le trompoit jamais, & jamais on ne vit un prince plus ennemi du faste & des commodités de la vie. Il eut sur-tout une qualité qu’on ne releve pas, celle d’être le fils le plus respectueux à l’égard de sa mere. Il lui rendit tous les respects imaginables, & c’est dans son cœur qu’ils trouvoient leur source.
Pour moi, lui dis-je, dans mon petit particulier, je l’ai autant blâmé, qu’admiré. Il y avoit dans sa personne de quoi faire la plus cruelle satyre & le plus grand éloge. Je ne saurois lui pardonner la maniere dont il traita la feue reine de Pologne qu’il tint captive à Dresde, & toute cette fausse monnoie dont il remplit la Pologne, qu’il fit frapper au coin du pays, après en avoir retiré la bonne. Il fut de mon avis, & il me demanda ce que je pensois de ses démêlés avec Voltaire.
Je lui répondis avec ingénuité qu’en pareille circonstance, le préjugé étoit en faveur du monarque ; mais qu’indépendamment de cette réflexion qui n’est pas toujours vraie, Voltaire avoit eu des torts irréparables ; celui de parler de sa personne sacrée, comme d’un homme qui eût été à ses gages, de ne descendre chez le roi que lorsque bon lui sembloit, malgré l’attention que sa majesté avoit de le faire appeler, de vouloir paroître supérieur au prince même dans tout ce qu’il faisoit, d’être enfin toujours en dispute avec Maupertuis, & de répandre des libelles contre lui, quoique Frédéric l’eût expressement défendu.
L’officier me dit très-sensément, que Voltaire quinze ans plus tard, se seroit comporté bien différemment, qu’alors entraîné par une véhémence dont il n’étoit pas maître, il se jouoit des égards, voulant que tout pliât à son gré, & s’imaginant qu’un grand poëte étoit au-dessus de tous les rois, comme s’il n’y avoit pas différentes especes de grandeur, & que celle d’auteur fût comparable à celle du monarque.
Il m’ajouta que le roi de Prusse craignit toujours la plume de Voltaire, & que ce fut le seul motif qui l’engagea à lui récrire.
Il fut question du baron de Trenck dans notre conversation, & j’appris que le fond de cette étrange aventure étoit vrai, mais que plus de la moitié du récit étoit exagéré ; & c’est ainsi que dans toutes les histoires, pour peu qu’elles soient extraordinaires, il y a du romanesque ; mais ce que je ne puis digérer, c’est qu’on fasse aujourd’hui des bonnets à la Trenck, & qu’un événement aussi lamentable serve de coiffure à nos élégantes.
Et cela vous surprend, me dit l’officier ? Eh ! ne savez-vous pas qu’à Paris on se rit de tout, & que vous ferez peut-être avant peu vos enterremens en couleur de rose, avec une symphonie qui exprimera la plus vive alégresse ? On ne connoît parmi vous d’autre chagrin que celui de n’avoir pas d’argent. Alors on se désespere ; mais des parens, des amis, viennent-ils à disparoître, on s’en inquiette moins que d’une fleur qui se fane, que d’une mode qui naît, que d’un oiseau qui périt. Ce n’est pas, ajouta-t-il, qu’il n’y ait des personnages qui n’en veulent pas convenir, mais des personnages qui, fanatiques pour le siecle, pour Paris, croyent devoir tout excuser, parce qu’on satisfait leur passion pour les modes, pour les plaisirs, pour les spectacles.
Je convins pour la plus grande partie de ces faits, & je lui dis que les sujets du feu roi de Prusse, n’eurent pas les mêmes raisons que les Parisiens, pour se livrer à la joie.
J’en puis parler, répliqua-t-il, comme témoin. Si sous son regne la justice fut d’un côté, l’oppression étoit de l’autre, ainsi que l’a très-bien observé l’auteur de sa vie, qui trop diffuse mériteroit d’être resserrée.
C’est-à-dire, qu’il faudroit le génie de Voltaire pour exprimer la substance de cet ouvrage, & en composer une histoire semblable à celle de Charles XII. Mais cette vie en quatre volumes, est-elle exacte pour les faits ?….
Je ne les garantirois pas tous, mais presque tous. La vie du roi de Prusse fut un tableau exposé au grand jour qu’on a vu pendant nombre d’années. Il n’y a que quelques anecdotes dont on pourroit douter ; celle, par exemple, de ce chocolat empoisonné que présenta un valet-de-chambre, n’est pas même vraisemblable. Outre que je ne l’ai jamais entendue raconter, est-il possible, que Frédéric II, si sévere, eût été si doux en pareil cas. J’ose même dire qu’en pardonnant à un scélérat de cette trempe, il auroit commis lui-même une énorme faute. Un empoisonnement est si atroce, qu’on doit au moins emprisonner pour la vie celui qui s’en est rendu coupable. Je ne crois pas davantage à la générosité exercée envers le page. Cela ne tenoit point au caractere de Frédéric, qui ne fut jamais libéral, & qui malheureusement eut cela de commun avec bien des princes….
Il me semble, répartis-je, qu’il y auroit encore une vie du roi de Prusse à faire. On ne nous a point détaillé ses liaisons avec le cardinal Zinzendorff, qu’il estimoit infiniment, ainsi que ses démêlés avec M. Schaffkof son successeur. L’affaire de l’abbé de Prades, qui a disparu si long-temps, & dont on n’a pas trop su la fin, méritoit d’être rapportée. Il y a d’ailleurs une multitude de faits & de bons mots qu’on a passé sous silence, & que le public auroit lu avec grand plaisir.
La plupart des historiens, sur-tout lorsqu’ils font de longues histoires, s’appesantissent sur des récits inutiles, & laissent à l’écart des choses très-importantes. Cependant l’histoire de Frédéric a du mérite, & il n’y a point de bibliotheque où elle ne doive trouver place.
Mais Voltaire auroit commencé cette histoire par exposer, d’une maniere frappante, l’origine & les progrès de la monarchie Prussienne : J’apprends dans ce moment que ce travail est réservé à une plume des plus énergiques, & qu’avant peu nous aurons plusieurs volumes extrêmement curieux sur cette matiere.
Il est bon, ajoutai-je à ces réflexions, qu’on sache que l’impératrice, reine de Hongrie, me dit un jour en me parlant de Frédéric II, au moment qu’il venoit de remporter une victoire. Quel grand homme que ce roi de Prusse ! quelle tête ! Je suis obligée de l’admirer tous les jours, quoiqu’à mes dépens. Benoît XIV (Lambertini) en fit plusieurs fois de grands éloges. Pourquoi ne nous a-t-on pas parlé de la correspondance qui s’établit entre ces deux souverains, & qui fut très-amicale ?
On s’est pressé, me répondit l’officier, par la raison que le public impatient, vouloit connoître plus particuliérement Frédéric. On aime à voir les grands hommes dans leur vie privée ; & souvent si l’on en rapportoit toutes les circonstances, on les trouveroit bien petits. Il est rare que la grandeur se soutienne dans les détails.
Il me fit le plus grand éloge du prince Henri, & il faut avouer que ses connoissances universelles, que son génie militaire, que sa simplicité, lui méritent toutes les louanges possibles.
Soyez sûr, monsieur, lui dis-je, avec affection, que la France le reverroit avec le plus grand plaisir, & que son séjour à Paris est écrit dans ses annales, de maniere à ne pas s’effacer. J’embrassai le brave Prussien, il partoit pour l’Allemagne, & tel est le sort de la vie.
Des frondeurs.
Quinzieme entretien.
C Omme il ne faut pas aller bien loin pour trouver des êtres de cette espece, sur-tout dans une capitale où se rassemblent les genies de toutes les nations, je n’étois pas entré au jardin des Tuileries, qu’un de ces messieurs vint m’aborder. Je ne suis pas timide ; mais j’avoue de bonne foi, que des murmurateurs éternels ne formerent jamais ma société, & que je les redoute comme des individus qu’on ne peut ni appaiser, ni contenter. Ils voudroient qu’on leur fît un autre univers ; encore la chose viendroit-elle à s’exécuter, & ce nouveau monde seroit-il même fabriqué selon leur plan, ils se plaindroient, tant ils aiment à crier.
Il commença par me dire que tout alloit au plus mal ; & d’après ce préambule, il me débita les nouvelles les plus invraisemblables & les plus absurdes ; mais comme il a une imagination ingénieuse à le tourmenter, il crée lui-même des événemens pour avoir lieu de déclamer. Ministres, magistrats, évêques, souverains, tout devint l’objet de sa satyre ; & ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il n’est point méchant, & qu’il donneroit son sang pour sa patrie & pour son roi : mais une démangeaison de parler, le rend insupportable dans la société des hommes calmes & judicieux.
Il se persuade qu’il ne doit y avoir ni inconvénient, ni abus dans un gouvernement administré par des hommes, tandis que l’univers lui-même est exposé aux innondations, aux tremblemens de terre, aux grêles, aux ouragans. On ne veut pas se persuader que ce monde n’étant qu’un passage, doit se ressentir du néant d’où la sagesse éternelle l’a tiré, & que selon la belle réflexion de Jean-Jacques Rousseau, il seroit inutile de quitter ces bas-lieux, si l’on y trouvoit tout le calme & toutes les douceurs que nous promet le ciel.
Je me fis un plaisir de battre mon homme en ruine, pensant qu’il n’y a rien de plus raisonnable que de fronder un frondeur. Il avoit de bonnes vues, mais mille préjugés qui partoient néanmoins d’un fond d’humanité. Il auroit voulu rendre tous les hommes heureux, comme si la chose étoit possible, & comme si un frondeur aveuglé par la passion de tout critiquer, étoit capable d’une pareille entreprise ; ce qu’il y avoit de comique, c’est qu’en plaidant la cause de la bienfaisance ; il manquoit à l’amour du prochain, déclamant avec fureur contre toutes les personnes en place. On eût réellement dit que c’étoient les places elles-mêmes qui lui déplaisoient.
Il voulut se justifier, en me reprochant de tout approuver, ou du moins de supporter avec tranquillité toutes les injustices & toutes les contradictions….
Il me connoissoit peu. Je tolere ce que je ne puis empêcher, pensant avec raison que c’est beaucoup plus sage que de crier à pure perte, & de répandre des inquiétudes & des alarmes. On n’aima jamais les hommes qui sonnent le toccin, parce qu’on aime la douceur & la paix.
Que vous revient-il, lui dis-je, de vos imprécations ? N’est-ce pas allumer son imagination à pure perte, que de s’enflammer à la vue des désordres qu’on ne peut empêcher. Aigrir les hommes, ce n’est pas les corriger. Mille fois on fit taire les frondeurs, en leur procurant des emplois. Alors tout étoit bien, & leur conduite ne différoit pas de celle qu’ils affectoient de décrier. Les académies ont coutume d’enrôler les auteurs qui les décrient….
Me prendriez-vous donc pour un lâche ou pour un ambitieux ?….
Non, mais pour un homme d’imagination qui voit les choses tout différemment de ce qu’elles sont, & qui, emporté par le siesir de dire un bon mot, & de ne pas penser comme le reste des hommes, accuse le siecle, & tous les gens en place sans discernement. On croit qu’en s’érigeant un tribunal où l’on prononce des arrêts contre les-gouvernemens, on se met au-dessus des souverains mêmes, & l’on ne voit pas qu’on se donne un ridicule de plus. On commence par la raillerie, on finit par la méchanceté, & si quelqu’un contredit, pour mieux soutenir sa these, on s’écarte du respect, & l’on dit des absurdités.
Tout cela vient des lectures à la mode qui échauffent les têtes, & qui moyennant quelques grandes phrases & quelques sophismes, renversent toutes les notions, & établissent de nouveaux systêmes qui tentent à soulever les esprits….
C’est-à-dire que vous voulez qu’on chante à la maniere française quand on est vexé ?…..
Eh pourquoi non ? il n’y a rien de plus raisonnable à mon avis, que de rire d’un mal qu’on ne peut empêcher. On nous a parlé de deux philosophes dont l’un pleura toujours sur les miseres humaines, & dont l’autre ne cessa de rire pendant qu’il vécut ; mais l’histoire ne fait pas mention d’un philosophe frondeur. Des poëtes seulement s’exercent au métier de médire, comme le satyrique Juvenal, & sa trop libre critique ne fit qu’irriter la vertu. Voulez-vous corriger les hommes, disoit Platon ? reprenez-les avec douceur.
Montaigne répétoit souvent que pour vivre en paix, il ne falloit point irriter les frélons….
Il y a long-temps que je le sais ; mais avec de pareils anodins, on laissera les fourbes, les lâches, les méchans, faire tout le mal qu’ils voudront. La satyre est la meilleure verge pour flageller les oppresseurs. Combien de fois ne les a-t-on pas arrêté, en les menaçant….
Ou plutôt combien de fois n’ont-ils pas eux-mêmes mis aux arrêts ceux qui blâmoient leur gestion & qui les invectivoient ! les hommes puissans ont de toutes parts des espions, & il n’y a rien de plus cruel que d’avoir à se justifier. Paroît-on rampant, l’on est écrasé ; se montre-on avec hauteur, on est humilié !
D’ailleurs, quel cas fait-on d’un frondeur ? On l’évite, on le redoute, & l’on ne veut être ni son ami, ni son ennemi, par la raison qu’on craint d’être compromis ou calomnié. Le frondeur a presque toujours un mauvais ton, criant à tue-tête, & voulant se faire servir en despote. Il semble que tout ait été crée pour prendre ses ordres. Il condamne tout, il réprouve tout ; & ses manieres, son ton, n’annoncent qu’un homme attrabilaire ou colérique. Si on le supporte, ce n’est que pour rire à ses dépens. Fontenelle comparoit les frondeurs à ces animaux hargneux, qu’on se plaît à mettre en fureur ; & la comparaison est juste.
Ce qu’il y a de comique, c’est que le frondeur se décide presque toujours, sans connoître l’objet de sa mauvaise humeur. Il se déchaîne contre un livre qu’il n’a pas lu, contre un personnage qu’il n’a jamais fréquenté, contre une opération qu’il ne pourroit pas juger, contre une gestion dont il ne pouvoit venir à bout ; mais son ame irritée, ou plutôt sa langue envenimée, ne lui permet pas de se contenir.
C’est l’anglomanie, n’en doutons pas, qui a fait naître parmi nous tant de frondeurs. Nous avons trouvé que leurs fréquentes motions supposoient du courage & de l’énergie, & nous avons voulu les copier, sans penser que des pamphlets, des querelles, des débats, peuvent être tolérables dans une république, mais produisent le plus mauvais effet dans une monarchie. D’ailleurs, comme dit un écrivain moderne, l’Anglais a toujours la fievre, ainsi que le lion ; au lieu que le Français ne se fâche que pour un moment. C’est le dénaturer que de vouloir le rendre caustique & méchant…
Il faut avouer que les hommes qui ont de l’ame parmi nous, doivent vous remercier. Vous en faites un joli portrait. Alors il n’y aura plus dans les esprits ni courage, ni énergie ; alors on louera tout, on admirera tout, & nous n’aurons que des panégyristes éternels….
Mais n’y a-t-il pas une maniere honnête de se plaindre, & de blâmer ce qui est réellement mauvais ; ce n’est ni le tapage, ni la fureur qui donneront de meilleurs ministres, de meilleurs magistrats, de meilleurs écrivains. Dites la vérité, mon cher monsieur, & vous conviendrez que c’est uniquement pour ne pas penser comme tout le monde, pour se donner l’air d’un anglais ou d’un romain, qu’on éleve la voix avec tant de véhémence. Un livre se fait bien plus facilement, & se vend bien mieux, quand on se déchaîne à tort & à travers contre les gouvernemens. On acquiert la réputation d’un homme sans peur, enfin d’un personnage important, sur-tout si l’on a su mériter les honneurs de la Bastille : je vous l’ai déjà dit, je déteste les lâches, j’abhorre les hommes rampans, mais il est un juste milieu entre l’adulateur & le frondeur.
Il y a long-temps qu’on a dit que les frondeurs n’estiment qu’eux-mêmes & leurs amis. Tout livre qui ne porte pas leur empreinte, qui n’a pas leur cachet, est détestable, même avant d’avoir été lu. On en fera l’analyse la plus défavorable, On défigurera l’ouvrage si l’on en rend compte ; car telle est leur maniere & leur plaisir.
Comme le frondeur est vrai, je conviens en partie de ce que vous avancez. Mais qui est-ce qui n’a pas l’esprit de parti ? les dévots mêmes en sont plus susceptibles que personne. Oui, quelquefois j’ai osé soutenir qu’un livre dont l’auteur me déplaisoit, étoit pitoyable ; & pourquoi l’auteur me déplaisoit-il ? Ma foi, je n’en savois rien ; mais c’est un ton. Cela n’empêche pas que nous ne disions souvent de bonnes vérités, & que nous ne soyons des troupes légeres qui arrêtent le débordement des mauvais livres & de mauvaises opérations. On ne vous dit pas tout ce que nous avons empêché.
Plus d’une fois un mince auteur effrayé de notre courage, a laissé tomber sa plume de ses mains, & vous avez été préservé d’un pitoyable ouvrage ; plus d’une fois un commis de bureau a pris un air honnête, & ces efforts vous ont épargné le désagrément d’une impertinence ; plus d’une fois un homme en place vous a rendu justice, & vous n’avez pas perdu ce qu’on vous auroit enlevé. Nous sommes bretailleurs, il est vrai, mais contre les mauvais sujets. Nous les déchirons, nous les persifflons, vengeurs de la patrie & du bon sens….
D’après cela vous devriez prendre un uniforme, une cocarde, former un régiment, & recevoir le brevet d’un chef qui vous permettroit de dogmatiser, de crier, de satyriser ; convenez que ce seroit une belle patente, & qu’il y auroit bien de l’honneur à l’acquérir.
Je voudrois au moins que vous fussiez les défenseurs de la vérité, & que vous ne ressemblassiez point à ces oiseaux de proie qui tombent indistinctement sur le coq & sur le chardonneret. Il faut des proportions dans la critique, & même dans la colere, car il faut être raisonnable en tout. On diroit, à entendre un frondeur, qu’il n’existe pas un bon ouvrage, qu’il n’y a pas une belle action. Les intentions même, que personne ne connoît ; ne sont point à l’abri de leur fureur. Combien de fois ne s’attacherent-ils pas à décrier les motifs, quand un acte de vertu s’offrit à leurs yeux. Voudroient-ils donc qu’il n’y eût point de vertus sur la terre, en affectant eux-mêmes d’être vertueux ! ce seroit une jolie inconséquence.
Je pourrois ajouter que l’envie délie souvent la langue des frondeurs, & que lorsqu’ils ne peuvent atteindre soit à la hauteur d’un homme de génie, soit aux agrémens d’un homme aimable qui fait les délices des sociétés, ils le mettent en pieces….
Pensez donc que chacun dans cet univers a sa maniere d’être, sa tournure d’esprit, & que vouloir faire un homme tranquille & patient de ce que vous nommez un frondeur, c’est vouloir rendre une rose noire, une violette jaune. D’ailleurs la société deviendroit monotone & languissante, s’il n’y avoit des frondeurs.
Cela peut être, mais au moins devriez-vous apporter des paratonnerres, lorsque vous arrivez dans une maison, pour qu’on se mît à l’abri de la foudre. C’est un tintamarre qui fait trembler, & celui sur qui tombe l’orage est toujours très-maltraité ; car il est à remarquer que le frondeur a presque toujours quelqu’un qu’il prend en grippe, & qu’il se fait un mérite de contredire, & même d’outrager….
Il n’y a rien qui déconcerte un frondeur comme le sang-froid. On le laisse dire, on ne lui répond rien, & s’il ne leve pas le siege, il y a bien du malheur : rien de plus inquiet que les frondeurs. La mauvaise humeur qui les tourmente les répand de toutes parts ; aussi les voit-on aux tables d’hôtes, dans les promenades publiques, dans les cafés, cherchant à faire quelqu’explosion. La politique est ordinairement sur le champ de bataille, & ils ne manquent pas une seule nouvelle, pour avoir droit de contredire & de disputer…
Vous n’ajoutez pas qu’ils aiment à promener ceux qui les écoutent dans tous les royaumes, afin d’exercer leur satyre : car il faut que vous sachiez que personne ne feroit mieux le portrait des frondeurs que moi-même, si je voulois m’en donner la peine. Il seroit bien étrange qu’ils n’eussent pas de défauts ; mais en revanche ils ont l’avantage d’être les hommes les plus vrais….
Non dans leur maniere de juger. Alors leur prévention, ou leur vivacité les aveugle, & pour débiter une méchanceté, ils ne sont pas toujours justes.
Ce que je trouve affreux parmi les frondeurs, c’est qu’un homme qui ne connoît ni les intrigues, ni les cabales, qui est honnête, qui ne se permet jamais ni un seul mot, ni un seul trait de plume contre personne, devient souvent l’objet de leur aversion, & qu’ils se feront un plaisir de le décrier.
Vous avez raison, me répondit-il, de crier à l’injustice, & c’en est une très-grave d’outrager un auteur qui laisse tout le monde en paix. Si les ouvrages qu’il donne ne méritent pas des éloges, du moins ne doit-on pas lui donner des ridicules. Il est une critique honnête qui, sans être fade, instruit & n’irrite personne.
Mais vous ne dites pas qu’aujourd’hui l’on veut être méchant, & souvent parce qu’il faut être quelque chose, & qu’on ne peut être que cela. On prend un auteur en grippe, parce qu’il n’a pas vu les choses comme un autre les voit, parce qu’il a une opinion qui n’est pas celle de son voisin, parce qu’il traite un sujet qui ne plaît pas. On ne voit dans le monde que des injustices ; mais si les critiques vouloient faire attention qu’une critique ne dure ordinairement que quelques jours, & que l’ouvrage reste, ils ne seroient pas si acharnés à décrier tout ce qui paroît. Pauvre métier que celui de passer sa vie à faire des libelles ! on entre dans la classe des animaux venimeux, l’on vit dans la misere, & l’on meurt dans l’ignominie.
Plus une honnête critique a de génie, plus il est indulgent ; il n’y a que les petits esprits incapables de faire un ouvrage, qui s’attachent à dénigrer amérement ceux des autres.
Le frondeur finit par me donner gain de cause sur bien des points, & par convenir qu’on étoit souvent entraîné par l’orgueil & par l’envie, dans les jugemens défavorables qu’on portoit sur les personnes & sur les écrits. Heureux celui qui, ne connoissant ni la prévention, ni les cabales, n’estime que la paix, & se fait un rempart de la patience & de la vertu, contre les attaques qu’on ose lui livrer.
Du commerce.
Seizieme Entretien.
IL n’est point surprenant que cette matiere ait été le sujet d’un entretien ; je me trouvois avec deux négocians, lorsque le traité du commerce avec l’Angleterre vint à paroître ; c’est alors que tout en nous promenant, nous dissertâmes sur cet article.
On prétendit que nos manufactures alloient tomber, & que par la mauvaise habitude que les marchands français avoient depuis nombre d’années, de ne vendre que des marchandises anglaises, ou du moins réputées telles, on ne voudroit plus en acheter d’autres.
Il est sans doute singulier de voir notre nation oublier ce qu’elle se doit à elle-même, pour exalter sans discrétion des étoffes qui n’ont rien au dessus des nôtres qu’une réputation qu’on leur a donnée gratuitement. On sait que les Anglais, malgré la finesse de leur travail, n’ont aucun drap comparable à ceux de Vanrobais & de Louvier, qu’il n’y a que de petites étoffes sur lesquelles ils peuvent l’emporter, & qu’on imitera lorsqu’on voudra de maniere à supporter la rivalité.
Il est vrai, me répondit-on, qu’un vertige anglais a dérangé toutes les têtes, & qu’on est venu au point de croire qu’il n’y a que Londres qui mérite nos hommages & nos tributs.
C’est sans doute pour cela, leur répliquai-je, qu’on veut lui envoyer notre argent. Le meilleur moyen & le plus capable d’arrêter le préjudice que ce traité de commerce pourroit nous porter, consiste à travailler nous-mêmes nos étoffes, de maniere à ne rien prendre chez nos voisins. Nous avons la matiere, & l’industrie ne manque fûrement point aux Français.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que dans ce siecle le commerce a pris une telle faveur, que des manufactures en tout genre se sont établies dans toute l’Europe avec beaucoup de succès.
La liberté donnée aux insurgens a singuliérement favorisé le commerce maritime ; au lieu qu’auparavant il falloit en quelque sorte demander aux Anglais la permission de courir les mers, comme si l’usage de ce fier élément n’étoit pas accordé à tous les hommes indistinctement par celui qui l’a créé, & qui le tient dans sa puissance pour le faire servir à nos besoins.
Nous nous entretînmes sur le commerce de la Russie, & nous convînmes que Catherine lui donnoit une superbe extension, & que cet empire ne devenoit si puissant, que parce qu’il employoit ce moyen avec le plus grand succès.
Comment cette princesse, en effet si grande & si magnifique dans sa maniere de représenter & de donner, pourroit-elle fournir à ses dépenses, sans la ressource du commerce ? C’est par lui qu’elle arme des vaisseaux, qu’elle a les troupes les plus nombreuses, qu’elle fait des établissemens, & que sa cour est une des plus éclatantes de l’univers.
J’en conviens, me dit le plus âgé des deux négocians ; mais plus le commerce des autres est brillant, plus nous devons nous affliger de voir le nôtre dépérir….
Eh ! comment ?….
Prenons Paris pour exemple. On ne sauroit croire combien les marchands y trouvent d’entraves, depuis que le Mont-de-Piété subsiste….
Vous m’étonnez…
En voici la raison. Le riche y porte son argent ; les marchandises s’y donnent à très-bon marché, & il n’y a que ceux qui prennent à crédit qui achetent chez les débitans ; & combien ces crédits n’ont-ils pas d’inconvéniens ! On paie rarement à l’échéance quand on ne craint pas la prise de corps, qui selon moi ne devroit jamais avoir lieu, puisqu’au bout du compte un marchand n’a qu’à s’assurer de son dû, pour n’être jamais trompé….
Eh comment fera-t-il ?
En ne livrant sa marchandise qu’à des personnes sûres, dont il connoît l’honneur & les facultés. Soyez persuadés, messieurs, qu’ils seroient très-attentifs sur cet article, s’ils n’avoient plus la voie de la contrainte. Trop souvent on ne donne à crédit, que parce qu’on se dédommage sur le prix ; car dans tous les états il existe des hommes qui vendent le double ce qu’on ne paie pas denier comptant.
Les jeunes gens de famille qui sont la ressource des commerçans, ne feroient plus d’emplettes, si l’on ne donnoit plus à crédit ; & il faut l’avouer, ce sont ces élégans qui nous soutiennent ; sans eux nous ne vendrions aucunes nouveautés, & nos plus jolies étoffes tomberoient dans l’oubli…
Mais ils se ruinent en faisant votre profit…
Il faut observer que tous les commerces ne se ressemblent pas ; & qu’il en est d’une espece où les gains sont exorbitans, tels que celui de la librairie. Pour peu qu’on y soit heureux, & qu’on ne donne pas dans l’aventure des livres qui n’ont ni mérite, ni débit, ou qui, par leur prohibition, entraîneroient des suites funestes, l’état de libraire est excellent ; il paie ordinairement les manuscrits à si bas prix, qu’il ne court presque pas de risque, & si par hasard un ouvrage, malgré son activité, reste entre ses mains, il trouve moyen d’en faire des échanges, ou de se dédommager sur d’autres manuscrits…
Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’y a point de petit commerce dans Paris, pourvu qu’on saisisse le moment, & que la mode mette en valeur la marchandise qu’on débite. Des riens qu’une rencontre favorable fait naître, deviennent des mines d’or sur le champ.
Tantôt des boucles, tantôt des panaches, ici des estampes, là des colifichets, enfin tout, jusqu’à des marons, enrichissent ceux qui les trafiquent ; de sorte qu’on les voit quelques années après courant en cabriolets, jouant les personnes de qualité, & ne se refusant rien des agrémens de la vie….
Il est juste que le commerce ait ses douceurs, & que celui qui travaille sans relâche, prenne enfin du repos. Ce pourroit être à la vérité sur des lits qui ne seroient ni chers, ni précieux, mais qu’importe si le luxe est réellement nécessaire dans un vaste Royaume.
Il est prouvé que sans le commerce, le luxe n’iroit pas loin. Aussi voyons-nous que Vienne en Autriche, d’où l’empereur a banni les modes dispendieuses, & tous les colifichets de Paris, n’offre rien que de très-simple aux yeux des voyageurs. Les uns disent que c’est un bien, les autres un mal, par la raison que le commerce consiste dans des échanges, & qu’alors si l’argent sort par une porte, il rentre par l’autre.
Point d’administration sans abus, point de systême sans inconvéniens.
On vint nous interrompre au moment que nous repassions ces objets, & c’étoit pour nous dire que le commerce du Levant ne seroit plus aussi profitable, si les troupes formidables de Catherine & de Joseph venoient à bout d’expulser le grand-seigneur de l’Europe, & de civiliser les Ottomans, en éclairant leur esprit, & en les faisant passer sous un regne plus raisonnable & plus doux.
Nous répondîmes que Marseille étoit situé de maniere que le commerce du Levant ne pouvoit être ravi à la France, & qu’en ce cas il lui importoit peu de traiter avec les Russes ou avec les Turcs.
Il y eut à cette occasion quelques débats. Les grandes questions entraînent presque toujours des avis différens. On voit les choses d’après soi-même ou d’après les autres, & ce sont deux autorités qui ne sont pas infaillibles.
Je m’apperçus que la plupart des promeneurs discouroient sur le même sujet, soit qu’ils nous eussent entendu, soit que quelque gazette eût parlé de la guerre qui se prépare…. On ne sauroit croire les inepties qu’on dit à ce sujet ; il est peu d’hommes instruits sur la position des lieux, & sur les intérêts des couronnes ; & chacun a la rage de politiquer.
Le jour finissoit, & il falloit se retirer. J’étois déjà parti quand un abbé me sépara de ma compagnie, pour me parler du livre qui roule sut l’importance des opinions religieuses.
Il m’en fit une énumération qui me parut assez bizarre. Je jugeai qu’il étoit prévenu ; il se récrioit contre le titre, en prétendant que la véritable religion n’étant point exceptée des opinions religieuses, n’avoit plus les caracteres de la divinité, qu’il y avoit outre cela des doutes sur l’immatérialité de l’ame, & sur son immortalité, que l’apostrophe, à Dieu inconnu, étoit de la plus grande absurdité, d’après St Paul, & que cet ouvrage enfin, écrit dant un style exalté, contenoit des phrases trop alambiquées & des mots trop recherchés.
Je me contentai de lui répondre qu’il n’y avoit point d’ouvrages qui n’eût deux côtés, que ce n’étoit point en détachant des propositions qu’on devoit juger d’un livre, que la meilleure production possible, comme le plus excellent tableau, avoit des ombres ; que, d’ailleurs, le préjugé étoit en faveur de l’auteur, dont toute la France connoissoit le génie & la vertu.
J’ajoutai que l’aveu d’un homme du monde, d’un banquier, d’un administrateur général des finances, qui soutenoit que ni la politique, ni la probité, ne suffiroient pas pour rendre l’homme irréprochable & vertueux, mais qu’il falloit l’influence des opinions religieuses, étoit un aveu précieux pour l’église, & que le clergé, loin de rejeter une pareille autorité, devoit la faire valoir.
L’abbé ne voulut point démordre de son sentiment, & pour me prévenir contre le livre, il m’en rapportoit des fragmens. Trouvez-vous bien, me dit-il, cet endroit où l’auteur avance que l’opinion publique erre autour des palais des rois, qu’elle n’a point ses entrées à la cour, que les ministres n’osent pas l’annoncer. Ne vous semble t-il pas voir l’opinion en robe, en coiffure à la mode, en éventail, se présenter enfin à la cour, sous l’accoutrement d’une femme…
Je me contentai de lui répondre qu’on peut tout ridiculiser, & que quoique cette phrase soit précieuse, elle expose une grande vérité. Malherbe a dit que la garde qui veille aux barrieres du Louvre, ne défend pas les rois de la mort ; eh ! pourquoi ne peut-on pas personnifier l’opinion publique ?
Mais le mot fin, est que l’antagoniste de l’auteur a prévenu tous les esprits pas un mémoire bien écrit, qu’on se lasse, outre cela, plus à Paris qu’ailleurs, de louer long-temps la même personne, & que la malignité toujours portée pour la critique, & charmée de profiter de cette variation.
Aussi l’auteur de l’esprit des lois, disoit-il, qu’une personne, qu’un livre, quelque bien qu’on en pût dire, n’avoient de succès auprès des Parisiens, que pendant quinze jours tout au plus. L’admiration est ici trop violence pour durer long-temps.
A Dieu ne plaise que je prononce sur l’importance des opinions religieuses, & que je veuille dominer sur le sentiment des autres ; mais je trouve ridicule qu’on se permette des déclamations injurieuses contre le livre & contre l’auteur. Il y a des morceaux sublimes, comme le chapitre qui roule sur le bonheur, il y en a de médiocres, d’autres qui sont trop recherchés, & je crois même qu’il a été calqué sur un ouvrage de Warburthon, auteur anglais, qui a traité le même sujet.
L’abbé se rapprocha de moi dans quelque chose, & je le priai de ne point me citer, mon opinion ne comptant pour rien. D’ailleurs, j’avoue que je n’ai lu cet ouvrage qu’en courant, & qu’un esprit pénétrant & délié y peut trouver des choses que je n’ai point apperçu.
Je finis par une réflexion qui se présentoit tout naturellement ; c’est que bientôt on n’oseroit plus écrire à raison de la précipitation avec laquelle on juge un livre, sitôt qu’il vient à paroître, & de l’acharnement qu’on montre pour la critique ; pour moi je préjume, dis-je, d’un ton assuré, que d’après cela le moment viendra où l’on cessera d’écrire, & où le luxe & la mollesse plongeront les hommes dans l’ivresse des sens. Tant de spectacles, tant de frivolités nous y conduisent ; on a trop écrit, on a trop lu depuis un siecle & demi, pour que cela continue. Il y aura des intervalles, & un long repos. Peut-être même que l’ignorance, toujours chere à l’homme, parce qu’il n’en coûte rien pour s’y livrer, reviendra ; & dès-lors nous ne nous occuperons que des plaisirs ou des besoins de la vie.
Si le luxe du moins subissoit quelques réformes ; mais il ne fait que s’accroître, & je ne fais comment on pourra le réprimer. Lorsque les excès se multiplient jusqu’à un certain point, le torrent entraîne, & l’on ne peut résister au cours des passions.
Les médecins.
Dix-septieme Entretien.
Q ue la médecine seroit une belle chose, disoit le chancelier Bacon, si elle étoit exercée par des anges. Ils n’auroient pas besoin d’étudier, ils seroient exempts de passions, ils ne prendroient point d’argent ; mais pour notre consolation il y a des hommes qui ont ces qualités. Ils guérissent savamment, promptement & sans intérêt.
Ce fut le sujet d’une longue conversation avec quatre personnes de ma connoissance, qu’une promenade au Jardin des Tuileries offrit à ma vue. Ils étoient affamés de parler, & je me sentois le même appétit.
On plaida la cause des médecins avec chaleur, c’est-à-dire, qu’il y eut deux avocats contre deux, & qu’on voulut bien me prendre pour arbitre.
Après avoir long-temps disputé sur la nécessité de la médecine, & fait voir qu’elle régna dès le commencement du monde, dans les différens climats, on discuta ses avantages & ses inconvéniens. Ceux-ci soutinrent qu’elle avoit fait autant de mal que de bien, ceux-là prétendirent qu’elle opéroit des miracles qu’on pouvoit comparer à des résurrections.
J’alléguai les exemples des animaux, qui sont moins malades que nous, & qui vivent sans l’art du médecin.
Mais vous ne dites pas, me répondit-on, qu’ils ont un instinct qui les dirige, & qui leur indique les soulagemens dont ils ont besoin ; d’ailleurs ils ne connoissent point les excès que nous commettons, & ils ne font point usage de vin, boisson plus dangereuse qu’on n’imagine, par l’abus qu’on en fait.
Il faut convenir, dit le plus jeune de la compagnie, que sans la coutume ridicule de crier contre les médecins, on trouveroit cela pitoyable ; on veut absolument les rendre responsables de la vie, comme si leur art pouvoit empêcher de vieillir & de mourir, & comme si la mort n’étoit pas la vraie meurtriere du genre humain. Un vieillard de quatre-vingt-dix ans vient-il à mourir, c’est le médecin qui l’a tué.
Je ne crains dans le cours de la vie, dit un homme sensé, que ces médecins tout neufs, qui pour faire une expérience, vous choisissent dans l’espérance de réussir ; ou ceux, qui, obstinés par systême, ne changent point de procédé, & veulent forcer la nature même à être de leur avis.
Il y en a que trop, malheureusement, de cette double espece, dans les facultés mêmes les plus éclairées.
Quelque affoiblissement qu’éprouve le malade, quelque chose qu’on leur dise pour les engager à varier leurs ordonnances, on ne peut rien gagner. En vain on leur parlera d’un remede efficace, qui dans une occasion semblable, a parfaitement réussi, en vain on leur vantera la vertu d’une plante, dont ils ne connoissent la propriété que par théorie ; ce ne sera pas le cas de l’appliquer, parce que tout ce qui ne vient pas d’eux, ne sauroit être bon.
Apportez-nous, disoit le célebre Van-Swieten, commentateur de Boerhaave, à tous ceux qui lui apprenoient quelque remede inconnu, vous ne sauriez trop nous enrichir. Dès le lendemain il en faisoit faire l’épreuve, & si la chose avoit du succès, il en conservoit la recette, & il s’en servoit.
Nos remedes de bonne femme, me disoit-il un jour, ne sont point à rejeter. Quand il s’agit de la maladie ou de la mort, on ne doit rien mépriser. Le charlatanisme tout odieux qu’il est, fit quelquefois des cures merveilleuses. Eh ! pourquoi ne pas employer un remede, quand il a été éprouvé, & sur-tout, lorsqu’un malade est désespéré !
Oh ! c’est l’envie, m’écriai-je avec effort, qui nuit le plus aux médecins. La plupart d’entr’eux étoufferoient un personnage, qui, n’étant point de leur faculté, s’avise d’avoir des connoissances & de guérir. On lit dans la vie du cardinal Ximenès, qu’une femme eut toute la peine du monde à lui donner un médicament qui le guérit au moment qu’on vouloit lui couper la jambe, qu’elle ne voulut paroître chez son éminence que la nuit, dans la crainte d’en avoir les plus funestes retour. Les secrets de la nature, observoit judicieusement Boerhaave, existent dans tant d’objets, vils en apparence, & qu’on foule sous les pas, qu’il ne faut rien rejeter. Qui croiroit, par exemple, qu’une toile d’araignée a la vertu d’arrêter le saignement de nez, que l’orpin est la meilleure plante pour guérir les plaies, &c. &c.
Bon, diront encore à cela les trois quarts des médecins, abus ! crédulité.
Je ne suis point surpris qu’on ait osé avancer d’après cela, que les médecins n’aimoient que les remedes qui se payoient cher, & c’est ainsi qu’ils ont eux-mêmes donné lieu à toutes les calomnies dont on les accable.
Nous convînmes unanimement qu’on se plaignoit à tort de ce que les médecins n’avoient d’autres moyens que de diminuer le volume du sang, ou d’expulser les humeurs, tantôt en donnant des calmans, & tantôt des confortatifs, tantôt en ordonnant des boissons rafraîchissantes, & tantôt des purgations. Tant que la constitution de nos corps sera telle qu’elle est, il n’y aura pas d’autres moyens. Vaudroit-il donc mieux, disoit un médecin, qu’un docteur pour procéder d’une maniere nouvelle, ordonnât l’amputation d’une oreille ou d’un nez ? On n’a pas besoin d’augmenter les remedes ; il en existe assez, il ne s’agit que de savoir les appliquer à propos…. & de bien connoître la maladie ; mais comment veut-on qu’un médecin qui arrive à la hâte chez un malade qu’il n’a jamais vu, & chez lequel il ne peut rester qu’un instant, soit en état de prononcer sur l’état du malade ?
D’après cela, dit un homme enjoué, qui se trouvoit de notre société, il faudroit que chacun écrivît sur un papier qu’on remettroit au médecin, quelle est la nature de son tempérament, quelle a été sa maniere de vivre, quels ont été ses excès. On mettroit cela près du lit, & ce seroit une instruction complete pour le docteur, lorsqu’il arriveroit. Sans cela il ne va qu’à tâtons, & s’il rencontre juste, c’est qu’il a deviné. On en pourroit faire autant pour le confesseur. Par ce moyen on éviteroit mille questions indiscretes, & je ne sais combien de méprises.
Pour moi, dis-je d’un ton persuadé, n’y eût-il que des espérances données par un médecin, il faudroit se procurer cette consolation. L’on ne sauroit croire combien le malade accablé dans son lit, est charmé de voir un être qui l’écoute, qui promet de le soulager & qui dissipe ses alarmes. Delà vient qu’on crie sans cesse contre les médecins, & que sans cesse on les appelle. N’eussent-ils pour eux que l’expérience, que l’avantage de juger d’un malade qu’ils voyent aujourd’hui, par celui qu’ils virent hier ; ils comparent, ils combinent, & de cette opération de l’esprit qui se passe dans le secret de leur ame, souvent il en résulte un grand avantage.
Si nos corps ne sont pas transparens, si l’on ne peut y pénétrer avec une lumiere pour en découvrir tout le mécanisme & les replis, il faut convenir qu’un habile médecin qui en connoît toutes les parties, est supérieur à celui qui ne s’en est jamais occupé.
Déclamateurs éternels de la médecine, disoit Fontenelle à ses amis, vous cesserez vos déclamations, quand vous approcherez du terme. Il n’y a point de fanfaronnade qui tienne, disoit Malherbe, quand on voit quelqu’un qui dit tout bas, en mourra-t-il, n’en mourra-t-il pas ?
Alors il s’éleva une petite voix du sein de notre petite société qui s’avisa de dire, qu’on pouvoit être son médecin à soi-même, & qu’alors on seroit juge & partie.
Abus, abus, répondîmes-nous d’un commun accord. Les médecins dans leurs maladies, se croyent eux-mêmes si peu sûrs de leur science & de leur tête, qu’ils se remettent aveuglément entre les mains de leurs confreres.
Comme on ne meurt qu’une fois, ils craignent de se méprendre ; & j’avoue qu’il n’est pas agréable de passer dans l’empire des morts, par une simple bévue. Ce passage, disoit madame de Sevigné, mérite bien qu’on le fasse avec une grande réflexion.
Mais il y a, remarquerent mes interlocuteurs, des médecins si aimables, qu’ils savent enchanter les mourans mêmes, & qu’ils s’en vont sans la moindre défiance de ce qui leur arrive.
Vous parlez ici, messieurs, de nos médecins élégans, qui n’arrivent qu’avec la nouvelle du jour, & qui savent tâter le pouls avec une délicatesse inexprimable. Leur visite est celle d’un zéphyr rafraîchissant, & leurs levres qui semblent distiller la plus suave rosée, ne s’ouvrent que pour ramener la sérénité.
Rien de plus divertissant qu’une petite-maîtresse absolument malade, sans savoir où elle a mal, & qui dit à son médecin, j’ignore si la douleur que je ressens est à la tête ou à l’estomac.
Instant merveilleux pour un docteur à la mode, il ouvre le chapitre des vapeurs, & sur l’agacement des nerfs il raconte les histoires les plus agréables. Les spasmes surviennent, une larme coule, un œil se ferme, & l’on se balance entre le desir de rire & l’envie de s’évanouir, quand une petite épagneule venant à paroître, ramene la santé. Alors on fredonne, on dit à la femme-de-chambre de bien se ressouvenir de ce que prescrit le médecin, qui laisse une brochure toute fraîche sur la table de nuit, & qui va jouer le même rôle chez la duchesse & chez la présidente, car il n’y a pas de recettes pour la robe.
Mais un médecin de cette trempe, guérit-il ?… Cela n’est pas nécessaire ; puisqu’il ne voit que des femmes qui se portent bien, ne lui suffit-il pas d’être aimable ? on se moqueroit de lui s’il étoit savant….
Et de nos médecins à la mode qui ne savent que tuer, mais qui ont une grande réputation, & qui viennent de loin : n’en direz-vous rien ?…
Ah ! ceux-là sont destinés aux ministres, à tous les gens en place, & passent sur tous les médecins de la faculté. Quelques mots insolites, quelques procédés inconnus, maniere d’amener la mort sans qu’on puisse se plaindre. Il n’y auroit que la routine qui pourroit déplaire, & jamais on ne paroît sous la même forme….
Avec tout cela, je vous prie, la médecine est toujours la même ?…
Il n’y a rien dans le monde qui ait autant varié. Elle suit les fantaisies du siecle avec une docilité surprenante. Jadis elle ne connoissoit que la saignée, maintenant elle en a pour ainsi dire horreur. Jadis elle ne faisoit appliquer les mouches qu’à la derniere extrémité, aujourd’hui c’est presque toute sa ressource…..
Il fera beau voir dans l’autre monde, où tout se découvrira, comment les médecins y seront reçus. Il s’élevera des clameurs de toutes parts, contre la maniere leste avec laquelle ils auront tué les pauvres humains, en assujetissant leurs maladies à la mode. Il ne fut question que de l’antimoine le siecle passé, selon les lettres de Guy Patin, & présentement on le regarde comme le remede le plus dangereux.
C’est-à-dire, observa judicieusement un homme très-judicieux, qu’on pourroit faire un barometre de la médecine, comme du temps, & qu’il seroit souvent au variable. Si de pareils changemens sont des essais, il est, sans doute, bien extraordinaire, que depuis le commencement du monde, savoir, depuis six mille ans, on n’en soit encore qu’à des essais.
Ce qui me fâche, répondit un autre, c’est que les médecins ne sont jamais d’accord, que lorsqu’on fait une consultation. Alors une déférence réciproque les engage à justifier la conduite de celui qui traite le malade, & la scene finit ordinairement par le remettre au Curé.
L’abbé de Saint-Pierre prétendoit que les diverses nations, comme les différentes personnes, ne se ressemblant point, il faudroit des médecins différens selon les peuples & selon les individus ; & je crois qu’il n’avoit pas tort ; par ce moyen on verroit chez des Allemands un médecin rigide & pédant, chez les Français un médecin aimable & léger, chez les Anglais, un médecin taciturne, chez les italiens un médecin patelin, chez la petite-maîtresse un docteur élégant & musqué, chez la duchesse un médecin souple & respectueux, chez l’académicien un beau parleur, chez un grand seigneur un médecin adulateur, & qui ne se fît pas payer.
Il est, sans doute, plaisant qu’on ne puisse guérir que par ces moyens.
J’ai traité les Croates comme des chevaux, dit au prince de Conti, un médecin, qui avoit été son palfrenier, & cela m’a parfaitement réussi. Le prince le rencontra dans une ville d’Allemagne, & le reconnut. Ses procédés l’avoient enrichi, & il se qualifioit de docteur avec une morgue qui en imposoit à la multitude, & qui étoit cause qu’on n’osoit pas même le soupçonner d’ignorance.
Un prétendu médecin en courant les Villes, & disant par-tout qu’il voyageoit pour trouver des simples, gagna tout ce qu’il voulut ; & lorsqu’on lui reprocha d’avoir dupé le public, il répondit à Dieu ne plaise, j’ai parlé très-vrai…
Il ne s’agit dans ce monde que de se faire valoir, les réputations usurpées n’ont pas d’autre principe qu’une fausse vanité, & sans vouloit dépouiller les médecins habiles d’un mérite qui fait leur patrimoine & leur appanage, on peut dire que la profession médicale est peut-être celle où il y a plus de personnages, que l’orgueil & la faveur ont mis en crédit. Celui qui s’éleve par sa propre science, est presque toujours celui qu’on rabaisse & qu’on déchire. On gageroit plutôt des bavards pour le décrier, parce qu’on le redoute, & parce qu’on lui porte envie.
Pourquoi celui-ci est-il de préférence à la cour, pourquoi se voit-il appelé chez tous les grands ? c’est qu’il se vante, c’est qu’il a des prôneurs.
La jactance dans Paris fait des miracles. L’homme modeste vit & meurt ignoré. A peine l’écoute-t-on ; lorsqu’il parle, son suffrage n’a pas le moindre prix ; & moi j’ai dit ceci, & moi j’ai fait cela ; paroles admirables ! Il en est de ces personnages comme d’un vin médiocre qu’un riche vous donne à sa table pour un vin exquis. Son ton vous en impose ; & quoique convaincu par votre propre goût que le vin ne vaut rien, vous aimez mieux croire que vous vous êtes trompé….
Vous avez raison, & cela m’est arrivé plus d’une fois.
Parlerons-nous maintenant de cette foiblesse qu’on a pour des médecins ignorans, & qu’on n’a pas le courage de renvoyer ?…
C’est-à-dire qu’on se laisse mourir par complaisance. On ne peut sûrement pas la pousser plus loin.
Je sais qu’il me tuera, disoit l’autre jour une petite étourdie ; mais il a tué mon pere, ma mere, ma tante, mes deux sœurs ; voulez-vous après cela que je le renvoie ?….
Il y a dans ce genre mille choses vraies qui ne sont pas vraisemblables. On prête, sans doute, beaucoup d’historiettes aux Parisiens, mais il n’est pas concevable combien il en arrive, les unes tragiques, les autres ridicules….
Et ce conflit de différentes facultés qui empêche un médecin de traiter avec un autre ; qui fait que celui-ci n’exerce son art qu’à la sourdine, que celui-là se manifeste avec la plus grande assurance ? La science de Montpellier ne vaut rien à Paris, celle de l’Isle-de-France n’est pas reçue dans le Languedoc…..
Oh ! messieurs, j’ai bien autre chose à vous dire….
Eh quoi donc ?….
Si vous n’avez une perruque in-folio, vous ne pouvez pas guérir. Tel est le ton de la capitale. Une marquise eut beau faire pour mettre en faveur un joli médecin, qui portoit bourse, & qu’elle affectionnoit tendrement, jamais on ne voulut l’employer. Il est très-habile ; mais, répondoit-on, il a une épée. Il a parfaitement réussi dans la maladie de la présidente de…. mais, répliquoit-on, il a des cheveux…….. Il a sauvé ce riche héritier que tout le monde connoît…. mais on le vit hier en habit de couleur. L’habit noir a dans Paris le même mérite, que la robe de Rabelais à Montpellier. Il faut l’endosser pour devenir savant, & pour être suivi.
C’étoit bien pis autrefois. Un médecin ne pouvoit se présenter qu’en citant Hypocrate & Galien. Toujours un aphorisme grec ou latin devoit être sur les levres d’un docteur. Je me souviens encore d’avoir vu ces médecins empesés, qui ne déridoient jamais leur front, & qui ne se présentoient chez les malades, que comme des juges qui alloient prononcer des arrêts de mort. Il falloit mourir quand ils vous avoient condamné, plutôt que de les faire mentir ; car dans leurs entours & contours, selon la plaisante expression de Scaron, ils avoient un atmosphere d’infaillibilité. Malheur à celui qui eût douté de leurs pronostics !..
Pour moi, dis-je avec ingénuité, je pense que cette manie reviendra, & que le médecin voudra retourner à la gravité, comme dans son pays natal. Rire entre des morts & des mourans, ce ne peut être qu’une gaieté forcée, ou il ne faut voir que des malades imaginaires…
La plupart des médecins ne sont aujourd’hui appelés que chez des personnes qui se meurent à toute heure, & qui vivent tous les jours ; qui ne paroissent souffrir que pour faire diversion, & pour avoir autour d’eux des plaignans & des complaisans. On voit par-là si l’on est aimé, on a le plaisir de changer d’alimens, on se berse, on se dorlotte, on se diversifie ; & puis quand on ne sait que faire : allez chercher le médecin. C’est une nouvelle scene, un passe-temps, un préservatif contre l’ennui.
Pleut-il aujourd’hui, disoit une comtesse à sa femme-de-chambre, cela me décidera pour savoir si je serai malade, ou si je me porterai bien, si je me leverai, ou si je resterai couchée. La marquise de Falaris demeuroit au lit tout le temps qu’elle n’avoit point d’argent, & les médecins se succédoient pour la désennuyer. Elle leur disoit l’autre jour, en leur parlant de cinquante ans, car alors elle en avoit quatre-vingt ; mais elle s’en consoloit, prétendant qu’elle iroit dans l’autre monde pour y dîner, & que les jeunes personnes qu’elle laisseroit après soi, viendroient y souper. On sait que ce fut dans sa compagnie que mourut le régent, & qu’on n’eut pas le temps alors d’appeler un médecin.
Il résulta de notre entretien, qu’on ne crioit contre les médecins que par habitude, qu’on ne les croyoit point aussi homicides qu’on se plaît à le répéter, puisque s’ils tuoient réellement, ils auroient plus de panégyristes que de détracteurs ; les héritages qu’ils ouvriroient de toutes parts, rendant bien des personnages contens.
Il résulta qu’ils connoissoient parfaitement les beautés de la langue latine, qu’ils étoient communément très-instruits, & que malgré l’opacité du corps humain, qui les empêche d’en voir les replis, ils en savoient beaucoup plus sur cet objet que tous ceux qui les plaisantoient.
Il résulta qu’il falloit leur abandonner le soin de notre vie & de notre santé, quand on n’avoit plus la tête à soi, & que le choix sur cet article n’étoit pas indifférent.
Il résulta que le praticien valoit infiniment mieux que celui qui n’avoit que de la théorie, & que le médecin habile étoit le Docteur qui oignoit à la prudence l’activité.
L’on ajouta que les médecins trop jaloux de l’honneur de la médecine, n’étoient pas traitables, si quelqu’un s’avisoit de parler de leur art sans être de quelque faculté. Chose d’autant plus singuliere, que les sciences sont un champ ouvert à qui veut le cultiver, & qu’on peut être bon médecin, sans avoir pris des degrés. Les autres sociétés moins chatouilleuses sur cet article, ne deviennent point irascibles lorsqu’on s’instruit de ce qui fait l’objet de leurs études. Les théologiens mêmes, permettent aux laïques d’écrire sur la religion, & d’en faire valoir les preuves.
Des journaux.
Dix-huitieme Entretien.
LA rencontre d’un auteur qui se plaignoit amerement d’une feuille périodique, où l’on avoit blessé son amour-propre, donna lieu à cet entretien. Il s’exaloit en invectives, & j’eus toute la peine du monde à le calmer, lorsqu’un abbé de mes amis, homme de bon sens & d’esprit, lui fit connoître le bien qu’opéroient les journaux. Ils piquent de temps en temps, lui dit-il, mais il en résulte qu’un auteur se corrige, & que le bon goût ne perd pas ses droits.
Le bon goût ! répliqua-t-il. Eh comment peut-il arriver que l’auteur d’un journal, qui, la veille de son privilege, ne comptoit pour rien dans la littérature, devienne dès le lendemain un personnage important, dont l’opinion fait loi ? Une patente donne-t-elle donc la science & la capacité ? Et parce qu’on devient journaliste, en a-t-on plus de goût & plus de raison ? Encore si l’on nommoit pour ce travail des littérateurs connus, qui eussent, par de bons ouvrages, mérité cette faveur : mais on sait comment les privileges se distribuent. L’homme le plus ordinaire a droit d’y prétendre, sur-tout s’il a quelque recommandation auprès des gens en place ; & qu’est-ce qui n’en a pas ?
Vous vous trompez, lui dis-je. Le privilege d’une feuille périodique, ne s’accorde, pour l’ordinaire, qu’à des personnes capables de remplir cette tâche. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait un livre pour bien juger d’un ouvrage ; & d’ailleurs il n’y a presque pas de journalistes, qui ne s’associent quelque coopérateur éclairé….
Son mécontentement duroit toujours, quand je m’attachai à le convaincre par des exemples. Examinons, lui dis-je, la nature des journaux qui occupent maintenant les esprits, & qui nous indiquent les livres nouveaux. J’en vois six, le Mercure, l’Année Littéraire, le Journal Encyclopédique, ceux de France, de Paris & les petites affiches. Or, je vous demande, sans vouloir faire ma cour aux auteurs, & sans mendier leurs suffrages, s’ils ne remplissent pas les vœux du public. Il est rare qu’on y trouve de ces critiques déchirantes que réprouve l’honnêteté, à moins qu’il ne soit question d’un ouvrage absolument ridicule ou dangereux, qui ne mérite nuls égards.
Me persuaderez-vous donc, répondit-il avec humeur, que les journaux dont vous me parlez, sont écrits avec le même intérêt & la même impartialité qu’on admiroit autrefois dans l’abbé Désfontaines, dans M. Fréron & dans le célebre P. Berthier ? Voilà des noms qui en imposent & qui ferment la bouche à ceux qui seroient tentés de les dénigrer…
Chacun a son talent, reprit l’abbé, & la comparaison des vivans avec des morts, ne prouve rien. Il s’agit tout simplement de savoir si nous sommes bien ou mal en ouvrages périodiques ; & pour peu qu’on veuille les parcourir sans prévention, l’on y trouvera des analyses parfaitement bien faites, des comptes fidelement rendus, de la finesse & de la précision…
Je le veux, mais combien de fois le journal de Paris ne s’est-il pas annoncé par des critiques ameres, & combien de fois ne s’est-il pas montré dépourvu de tout intérêt ?…
Je conviens qu’il n’est pas toujours impartial, que moi-même, dit l’abbé, j’ai éprouvé quelques accès de sa mauvaise humeur, soit en affectant de ne point insérer dans ses feuilles ce que je lui faisoit passer, & qui, sûrement, n’étoit point inférieur à ce que j’y lis tous les jours, en ne montrant mes ouvrages que du côté le moins favorable ; mais cela ne m’empêchera jamais de dire, que le journal de Paris est intéressant, que cette feuille manquoit à la capitale, & qu’il seroit impossible de lui donner chaque jour le même mérite, Voltaire en fut-il l’auteur.
Je n’ai qu’une objection à vous faire, répliqua notre homme ulcéré. Est-il possible qu’un journal puisse rendre un compte exact de cent ouvrages au moins, dont il donne l’analyse dans le cours d’une année ? On n’a que le temps d’en voir les titres & les tables. Je parie d’après cela, qu’il n’y a pas de journaliste qui lise un ouvrage en entier…
Eh bien ! qu’en voulez-vous conclure, s’il a des personnes qui l’aident, & qui suppléent à son travail. Or le fait est constant ; d’ailleurs faut-il avoir lu un ouvrage phrase à phrase, pour savoir s’il est bon où mauvais ? Sans doute, vous aurez beau dire, monsieur, on prendra toujours plaisir à parcourir le journal de France où regne une diction, un raisonnement, une honnêteté au-dessus de tout ce qu’on en peut dire ; on reconnoîtra toujours dans les petites affiches une critique juste des pieces de théâtre, sans verbiage & sans passion ; & dans l’année littéraire une éloquence énergique, & des jugemens bien prononcés…
Ajoutez, messieurs, que l’ironie se trouve trop souvent répétée dans ce dernier ouvrage ; il n’y a point de feuille qui en soit exemple. Encore un livre sur tel objet, y dit-on continuellement. Quand les auteurs retrancheront cette figure de leur ouvrage, il en vaudra beaucoup mieux…
Nous nous déflâmes qu’on avoit pris cette tournure pour le critiquer, & la chose étoit vraie. Il nous l’avoua bonnement, & voilà comme ce qui nous affecte devient presque toujours la regle de nos jugemens. Il est certain qu’une ironie trop fréquente, deviendroit insipide, & que c’est la figure de rhétorique, disoit Rollin, dont on doit user le plus sobrement.
L’abbé reprit la conversation, & dit avec beaucoup de vérité, que la littérature s’assoupiroit sans les journalistes. Ils sont la sentinelle qui avertit le public, & qui écarte les mauvais auteurs. Il y en a sans doute beaucoup, mais ce seroit bien autre chose, si on les laissoit maîtres du terrein.
Les mauvais écrivains ne cessent de faire des breches à la littérature, disoit Bayle, & les journalistes les réparent : je sais qu’il ne faut point entrer en guerre avec eux, & que Malebranche disoit raisonnablement, qu’il ne se battoit point avec des personnes qui font un livre toutes les semaines, ou tous les mois…
Un avantage réel des journaux, dis-je à mon tour, c’est qu’ils sont du plus grand secours pour ceux qui n’ont pas le temps de lire les ouvrages nouveaux, ou le moyen de se les procurer. Au moins les connoît-on par un extrait, & n’est-on point étranger à la littérature…
Mais vous ne dites pas qu’ils gâtent l’esprit des jeunes gens, en ce qu’ils les rendent décisifs, souvent injustes dans leurs jugemens, & qu’ils favorisent leur paresse. Au lieu de lire un excellent ouvrage, on s’en tient à la simple analyse, & l’on ne voit que par les yeux d’autrui. Or ces yeux sont souvent trompeurs, & si trompeurs, que Voltaire lui-même dit à l’article journaliste, dans le Dictionnaire encyclopédique, que le moyen de ne pas se tromper consiste à prendre tous les ouvrages qu’ils décrient, & à rejeter tous ceux qu’ils louent….
Ajoutez, monsieur, que cette réflexion ne vint qu’après une critique amere de M. Fréron, contre les ouvrages de Voltaire. C’étoit un antagoniste formidable qui joignoit l’épigramme au raisonnement, & qui déconcerta plus d’une fois le chef de la littérature, en le critiquant de la maniere la plus ingénieuse & la plus stimulante. On sait que Voltaire injurioit volontiers ceux qui lui déplaisoient, & que ses injures n’avoient d’autre esprit que celui des halles….
Notre homme se radoucit un peu, lorsqu’il se vit le plus foible. Eh ! comment eût-il fait ? nous étions deux, il soutenoit une mauvaise these, & nous ne lui aurions pas laissé prendre l’octave.
Les esprits les plus turbulens se taisent quand on les met dans leur tort. Si l’Espagne avoit eu des journaux comme la France, on y seroit bien plus éclairé. On s’apperçoit même dans nos provinces, qu’il y a beaucoup plus de connoissances, & que les livres y ont un plus grand cours, depuis qu’il y a des affiches. Celles de Paris, toujours sagement écrites, on fait naître le desir d’en avoir dans toutes les villes, & par ce moyen on sait que tel livre paroît, ce qu’il vaut, ce qu’il contient. Quelle différence entre le siecle présent, & celui où nos peres savoient à peine écrire leur nom ! Une campagne est aujourd’hui morte, quelque riante qu’elle puisse être, si l’on n’y a ni les gazettes ni les journaux. Aussi le plus petit bourgeois, a-t-il soin de se les procurer.
Sans doute, il y a des auteurs qui se plaignent des feuilles périodiques ; mais combien d’autres dont les livres & les noms seroient ignorés, si un journal n’avoient informé le public de leurs productions, bonnes ou mauvaises ? Eh ! qui sauroit sans moi, disoit Boileau, que Cottin a prêché ?
D’ailleurs, il n’est pas difficile de voir que les journalistes encouragent le talent, & que pour peu qu’ils trouvent quelque chose de bon dans l’ouvrage d’un jeune homme, ils le font valoir. C’est l’étincelle sur laquelle un souffle bienfaisant agit, pour qu’elle ne vienne pas à s’éteindre….
Mais aussi combien n’y en a-t-il pas qu’ils découragent, répondit avec aigreur notre auteur piqué au jeu… Il ne s’attendoit pas à notre réplique. Eh ! tant mieux, dîmes-nous avec franchise, en ne flattant point les jeunes gens mal à propos, en leur exposant la vérité sans fadeur, ils prenent leur parti, lorsqu’ils n’ont pas de talens, & ils choisissent un autre état que celui de littérateur, qui est si peu lucratif, que les meilleurs mêmes n’ont de quoi subsister qu’avec peine ; car il faut avouer que la littérature s’est trouvée au pillage, que tout le monde a voulu forcer le sanctuaire des Muses, & qu’on s’est regardé comme un grand personnage, lorsque dans quelqu’ouvrage périodique, on a pu faire insérer une épître, soit à Lisette, soit à Philis, lorsqu’on a pu faire jouer aux Boulevards une petite piece en un acte.
L’amour-propre ne se tait pas facilement, & notre petit ennemi des journaux revint à la charge, en disant que leurs avis presque toujours contraires sur le même ouvrage, leur faisoit perdre toute confiance, & que par cette variété d’opinions, ils étoient plus propres à corrompre le goût, qu’à l’épurer.
On convint que réellement il arrivoit quelquefois que le mercure louoit un livre que le journal de Paris déprisoit, & ainsi du reste, & nous observâmes à ce sujet, que sur les premiers principes de la littérature, il n’y avoit pas deux manieres différentes de juger, mais que les ouvrages se présentoient aux lecteurs sous différens aspects, & qu’il en étoit des livres comme des fleurs, dont l’une plaisoit plus, l’autre moins ; de sorte que les gens d’imagination aiment les saillies, pendant que les personnes flegmatiques les ont en aversion. Il est sans doute une beauté réelle indépendante de ces considérations ; mais il est si rare de la rencontrer, qu’il n’y a presque dans tous les écrits, que des beautés factices, soumises conséquemment aux opinions, comme aux préjugés. De-là vient que Virgile est beau pour tout le monde, & que Claudien ne l’est que pour un petit nombre ; qu’on admire toutes œuvres de Racine, & que les sentimens son partagés sur celles de Crébillon.
Cela dépend d’ailleurs des endroits où se repose l’attention des journalistes. N’ayant pas tous également le même goût, ou la même énergie, le jugement qu’ils portent doit varier.
Des critiques qui se feroient en haine d’un auteur, seroient abominables, & il faudroit supposer aux journalistes une ame atroce, pour les croire susceptibles de cette iniquité ; le journaliste ne parle point comme un homme isolé, mais comme un homme public, qui ne doit dire en conséquence que la vérité. Autrement il abuseroit de sa place pour faire un personnage odieux, & chacun auroit droit de le dénoncer aux premiers juges de la littérature.
Ainsi les journalistes comme les censeurs doivent se dépouiller de toute animosité, pour parler au nom de la raison & de la postérité.
Nous épuisions cette matiere quand on nous apporta la feuille du jour qui rendoit compte de la vie du roi de Prusse. Je forçai notre réfractaire à dire que l’analyse en étoit très-bien faite, & à convenir enfin qu’il ne faut jamais se laisser prévenir. Nous reconnûmes sur-tout que le journaliste n’avoit point été flatteur, & que ses réflexions étoient marquées au coin de la vérité.
D’ailleurs, dit l’abbé, si les auteurs ne sont pas infaillibles, pourquoi les journalistes le seroient-ils ? Leur état ne les affranchit ni des passions, ni des petites préventions attachées à l’humanité. Point d’écrivain qui ne paie un tribut à l’erreur, & qui n’ait quelques torts à se reprocher.
Mais ils sont comme la cour de Rome, dit celui qui les accusoit, on ne les a jamais vu se retracter. Eh ! pourquoi lorsqu’ils se trompent, n’en conviennent-ils pas de bonne foi. L’on seroit enchanté de cette franchise, & cela les reconcilieroit avec leurs ennemis. Il est, sans doute injuste, de laisser subsister dans des feuilles publiques, un jugement désavantageux contre un auteur qui ne l’a pas mérité. Il nous ajouta que des condamnations vagues, que celles dont les journaux sont remplis, ne signifioient absolument rien, qu’une critique n’étoit bonne, qu’autant qu’elle étoit motivée, & que les journalistes se feroient bien plus estimer, si lorsqu’ils censurent, ils disoient modestement, nous croyons, il nous a semblé, &c. par la raison que le ton tranchant révolte, & qu’il faut avoir une chaire, quand on veut prononcer ex cathedra.
Il prétendoit que par une fatalité dont il ne pouvoit rendre compte, jamais les journalistes ne citoient les beaux endroits d’un ouvrage.
On voit par ces déclamations, que la critique de son livre l’avoit rendu injuste, & que selon lui, les journalistes devoient avoir tort, quelque raison qu’ils apportassent pour se justifier.
Mais, lui dis-je, vous n’auriez pas été plus content des Desfontaines, des Fréron, si vous eussiez écrit de leur temps. C’est parce qu’ils ne peuvent plus vous critiquer, que vous en faites l’éloge ; c’est ainsi que nous sommes presque tous la dupe de cette ridicule gloriole, qui nous investit dès le moment même où nous pouvons parler.
Scaron disoit plaisamment que les Dieux avoient donné aux hommes quelques quintaux de gloire à distribuer, que les uns en avoient pris quelques drachmes, les autres quelques onces, & les auteurs, des livres entieres ; & que cela se respiroit par tous les pores.
Notre conversation étoit au moment de finir, quand l’abbé fit une jérémiade sur le sort des livres. Pauvres infortunés, s’écria-t-il, qui meurent la plupart presqu’au moment qu’ils viennent de naître, & s’ils subsistent, hélas ! ce n’est que pour éprouver des rigueurs du plus grand nombre. Encore s’il n’y avoit que les journalistes ardens à montrer leurs défauts ; mais des êtres inconnus qui n’ont souvent ni capacité, ni mission, & qui ne pourroient pas créer un seul ouvrage, s’attachent aux meilleurs livres, comme les insectes aux excellens fruits, & les couvrent de leur venin.
Je sais qu’un ouvrage livré au public, est un être abandonné à tout le sort des orages, & que s’il est bien reçu chez quelques personnes qui l’accueillent avec plaisir, il y en a mille autres qui le rebutent. On voit les uns languir chez les libraires, les autres courir la ville & les campagnes, pour passer entre les mains d’un fat, d’un ignorant, qui sauront à peine le lire.
Nous étions encore sur ce chapitre, quand on vint nous offrir un livre de voyage ; il s’agissoit de l’Egypte, & ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’on y trouvoit tout le contraire d’un autre ouvrage, écrit sur le même sujet. Cependant les deux auteurs avoient vu de leurs propres yeux ce qu’ils rapportoient, & peut-être ne falloit-il croire ni l’un ni l’autre.
Il faut avouer que ce sont-là des contradictions que doit relever un journaliste, & qu’on doit lui savoir gré de son zele pour la vérité. Mille fois nous aurions été trompés sur l’article des ouvrages qui paroissent, si quelque journal raisonnable & modéré, ne nous avoit averti de leurs défauts. Lorsqu’il n’y a que quelques phrases incohérentes, que quelques mots précieux ou déplacés, que quelques vices de style, que quelques transitions qui ne sont pas heureuses, on doit être indulgent ; mais quand un livre péche par le fonds, qu’il est mal conçu, mal exécuté, & qu’il n’en résulte que des idées triviales, ou de mauvais principes, alors la république des lettres est trop heureuse de se trouver avertie par quelqu’habile surveillant, qui, pour le bien public, plutôt que pour le sien propre, revendique les droits de la vérité, & venge l’honneur du goût, ce goût si rare, sur-tout dans ce temps-ci, où chacun sans attendre la maturité de son esprit, se hâte de produire.
Un personnage plein de bon sens & de génie, disoit qu’il lui suffisoit d’entendre lire un bon ouvrage dans quelque société, pour discerner ceux qui avoient du goût de ceux qui n’en avoient pas. L’homme de goût observoit-il, s’éveille & s’enthousiasme aux beaux endroits, au lieu que celui qui n’en a pas, reste froid comme un marbre, ou s’avise de critiquer à torts & à travers….. Que d’être de cette espece !…… & qui nous en délivrera !
Des ridicules.
Dix-neuvieme Entretien.
LE siecle en est chamarré, disoit l’autre jour une élégante, & elle en étoit elle-même couverte depuis la tête jusqu’aux pieds : sa coiffure, sa robe, ses souliers, son maintien, tout portoit l’empreinte de l’esprit le plus aimable, mais de l’ame la moins réfléchissante.
Je me promenai long-temps avec elle au Jardins des Tuileries. Sa naissance, d’ailleurs, sa bonne conduite la mettoient à l’abri de la critique. Il n’y avoit que son ajustement bizarre qui la rendoit ridicule ; & vraisemblablement, elle eût été fâchée de ne pas l’être.
C’est par-là que commença la petite querelle que je lui fis. Je la priai de se regarder en entrant dans son hôtel, persuadé, lui dis-je, qu’elle rougiroit des colifichets dont elle se pare, & qu’elle prendroit un costume plus raisonnable. Elle me répondit, en riant, qu’il falloit absolument que les folies des femmes éclatassent par quelque endroit, & qu’elles étoient heureuses quand cela n’avoit trait qu’à la parure. Oui, disoit-elle affirmativement, il en est de nos légéretés comme de nos desirs ; cela ne se perd jamais, parce que cela tient à notre être. D’ailleurs, ajouta-t-elle, considérez toutes les conditions, suivez les deux sexes, & par-tout vous trouverez des ridicules ; ici plus compassés, là, moins prémédités ; c’est-à dire, que les uns sont l’effet d’un caractere bizarre, les autres d’un esprit étourdi.
Il est assez plaisant qu’on craigne le ridicule comme le feu, & qu’on aille au-devant de tout ce qui le constitue. Il n’y a pas de mode bizarre qu’on n’adopte avec fureur, point de systême extravagant qu’on n’embrasse, point de dépense folle à laquelle on ne se livre. Voyez, me dit-elle, la baronne chez qui nous étions hier. Eh bien ! il lui en coûte chaque année plus de 60000 livres pour se donner des travers ; & l’on ne rit, dans toutes les sociétés, aux dépens de notre académicien, que parce qu’il ne dit pas un mot comme un autre.
Il faut réellement qu’il y ait du plaisir, & même de l’orgueil, à paroître bizarre. La vanité est si sotte, qu’elle met des prétentions jusques dans les choses qui doivent humilier. Les Moralistes attribuent ces malheurs au siecle, comme si 1800 alloit tout remettre à sa place. Je voudrois bien qu’on m’assignât le point où un siecle devient différent de son prédécesseur. Est-ce à l’époque de la premiere année, ou de la septieme ? Grande question à résoudre, & qui mériteroit bien un prix de la part des sociétés littéraires.
Je trouvai cette réflexion plaisante, & je le dis à la marquise, qui conversoit si bien.
Asseyons-nous, me répondit-elle, & ne manquons personne de ceux & de celles qui viendront à passer. La Loueuse de chaises disputoit beaucoup avec un homme qui n’en paie jamais, & qui ne répond que par des mots inintelligibles, & qu’il forge sur-le-champ pour se dispenser de donner de l’argent.
Une mere, droite comme un piquet, vint à passer avec ses deux filles ; & dès qu’elles tournoient la tête, un soufflet payoit leur curiosité. Plutôt falloit-il ne pas les amener, mais on étoit ridicule.
C’étoit réellement un plaisir de voir aller & venir tant de personnes bizarres, qui se pressoient, qui se partageoient, & qui ne retiroient d’autre avantage de leur promenade qu’une censure sévere de leur costume & de leur maintien.
On suivoit les uns, on montroit les autres, & il n’y avoit point de robes, point de chiffons dont on ne fît la critique ; mais ce n’étoit qu’un rendu, l’usage étant que les railleurs sont raillés à leur tour.
La marquise nageoit dans la joie de voir des ridicules qui justifioient les siens. Eh bien ! me disoit-elle, convenez donc que je ne suis pas aussi risible que cette petite coquette qui passe, que cette prude qui fend la foule un livre à la main, que cet abbé à calotte luisante, qui s’en va lorgnant le tiers & le quart ; que ce financier à quadruple menton, qui souffle à perte d’haleine, pour exhaler son orgueil, & dilater ses poumons.
Je lui fis un compliment bien sincere, de ce qu’elle n’avoit réellement qu’un quart de ridicule, en comparaison de la multitude.
Elle me répondit que pour être à la mode, il en falloit au moins une légere dose, & qu’il n’y avoit pas jusqu’aux dévotes qui en prenoient un scrupule, pour ne pas faire jurer le siecle contre la dévotion.
Mais comment, m’écriai-je, concilier l’amour du ridicule & les plaisanteries qu’il prête contre ceux qui en sont soupçonnés.
Les inconséquences du temps ont résolu ce problême, observa judicieusement la marquise ; il n’y a pas aujourd’hui d’actions de suite ; je dis mieux, l’une combat l’autre, & l’on ne vit plus que d’une maniere décousue. L’esprit, l’ame, le cœur se battroient presqu’ensemble, tant ils sont désunis, disoit madame Geoffrin, elle qui eut toujours le bon sens en partage.
Bientôt un Brouhaha remplit le jardin de cris confus. Trois originaux avoient pris querelle ; ils alloient se tuer, quand ils finirent par des éclats de rire. On les vit, au même instant, braves, poltrons, & non moins ridicules dans leur courage que dans leur lâcheté ; car tout dépend de l’à-propos, & il en est de certaines vertus, comme des fleurs qui ont leur saison.
Un nouveau Narcisse, autant habile à se farder les joues qu’à déguiser ses pensées, s’offrit à nos yeux avec des ridicules si révoltans, qu’il fut hué. Il y en avoit qui le plaignoient, & c’étoit bien gratuitement : il ne parloit que par métaphores, & il s’étudioit, sans cesse, à chercher les mots les plus bizarres. Il venoit, disoit-il à ses amis (si un homme de cette espece peut en avoir) de s’enfoncer une cotelette à la chasse. Assurément, l’expression est heureuse, & je conseille aux petits-maîtres de l’adopter. On nous dit à l’oreille que deux hommes qui affectoient de nous être accolés, étoient des exempts de police, & nous n’en crûmes rien. Eh ! que feroient-ils de moi, dit la marquise ? Tous les espions du monde ne m’empêcheroient pas de bavarder, & je serois en face de la Bastille, que je dirois hautement ce que je pense, parce que, relativement au gouvernement, je laisse courir le monde comme il va, ne m’occupant que de mes amis, que de la société. Eh ! que m’importe la conduite des gens en place, si je n’ai nul empire sur leur maniere de faire & d’exister. Il y a un vieil adage qui me sert de loi : dire toujours du bien de M. le Prieur, ou n’en rien dire. Il y a tant de ridicules dans l’Univers, si l’on veut critiquer, qu’il n’est pas nécessaire de fixer les hauts seigneurs de l’espece humaine, pour en trouver.
Voyez, par exemple, cette femme qui passe, & qui semble le second volume de madame Bouvillon du roman comique. Ne diroit-on pas que c’est Ragotin qui l’accompagne ? Couple heureux & formé tout exprès pour grossir les ridicules du lieu ; mais, juste ciel ! elle prend du tabac comme un grenadier, & il ne lui manque qu’une pipe & qu’une cocarde pour relever son air martial…..
Ah ! Madame, ce petit poëte qui lit là-bas ses vers, est bien plus risible. Il ne rencontre personne, qu’il n’ouvre son porte-feuille, & qu’il ne leur enleve une demi-heure de son temps. Il écume, dans le transport où il est ; & ce qu’il y a de comique, c’est que sa poésie est à la glace : mais il l’échauffe par ses contorsions ; & plus il s’agite, plus il se croit inspiré. La juste critique d’un journaliste le contint pendant quelques jours ; mais il ne peut y tenir, & aux risques de voir son article augmenté dans une seconde édition, c’est un débordement de vers tels qu’on n’en vit jamais. Il adressa l’an dernier une ode aux tours de Notre-Dame ; il les prie de l’inspirer ; nous aurons, sans doute, bientôt une piece de sa façon, où il conjurera les pyramides d’Egypte de lui être favorables. Je ne rampe pas, disoit-il, comme tant d’autres qui versifient : mes sujets sont grands, ainsi que ma poésie, qui atteint les plus hautes hauteurs : c’étoit son expression. Scaron eût pu en faire quelque chose ; mais il eût fallu qu’il prît un vol moins élevé. La tour de Strasbourg aura, sans doute, un hommage, & ensuite les montagnes ; car un poëte de cette trempe ne s’abaissera jamais. Peut-être est-il fils d’un Couvreur……… Je voudrois l’entendre, pourvu que ce ne fût qu’une seule demi-heure.
De grace, Madame, ne risquez pas l’aventure, il ne vous quitteroit plus….
Je fuis courte de taille, & il ne m’appercevroit pas. Nous parlions encore, lorsqu’une voix glapissante retentit au milieu de la foule, malgré le bourdonnement & le murmure qui se font entendre, lorsque des milliers de personnes conversent en se promenant ; c’étoit une femme furieuse de ce qu’un jeune militaire lui avoit enlevé un fichu bordé de dentelles, qu’il portoit élégamment à son col. C’est maintenant la mode, comme si le métier de la guerre pouvoit s’allier avec une semblable parure. On permet à peine aux officiers de porter des manchettes, & maintenant ils s’affublent de ce qu’il y a de plus efféminé. Que n’eût pas dit Cicéron, lui qui crioit avec tant de véhémence contre des boucles d’oreilles que des hommes de son temps ne rougissoient pas de porter.
La marquise en prit occasion de crier contre le ridicule de certains abbés, qui laissent croître leurs cheveux de la maniere la plus bizarre, pour les rouler ensuite à triple rang. Oh ! disoit-elle, Ovide les auroit sûrement placés dans ses métamorphoses, & peut-être même dans son art d’aimer, s’il les eût connus. Les abbés n’ont qu’un moyen de plaire aux gens du monde ; celui d’être modestes dans leur maintien, comme dans leurs habits. Plus ils s’éloignent de leur état, plus ils se rendent risibles. Il en passoit par douzaines devant nous, au moment que nous faisions leur procès : ils s’avisoient aussi d’avoir des cravates si volumineuses, que nous entendions une petite fille dire à sa mere : sans doute, maman qu’ils ont au cou des humeurs froides ?
On montroit au doigt un richard qui ne va jamais qu’à pied, dans la crainte de fatiguer ses chevaux ; il les feroit presque coucher dans sa chambre, tant il en est idolâtre, & ils seroient bien plus précieux, s’ils pouvoient ne pas manger.
Mais un ridicule frappant, dont un homme aimable nous fit part, nous amusa infiniment. Il s’agit d’un chirurgien de Strasbourg, qui se vantoit d’avoir saigné les femmes les plus aimables & les plus qualifiées, & qui répond au commandant de la ville, quand il lui demande s’il a vu la comette à belle chevelure, qu’il l’a saignée.
Je ne fais, dis-je à ce sujet, si les hommes ont réellement autant de ridicules qu’on leur en a prêté. Cette question, bien discutée, deviendroit intéressante.
Ah ! répliqua la marquise, les choses pourroient être au pair….
Mais si cela est, pourquoi craignent-ils tant le ridicule ? Les injures les plus fortes leur sont presque indifférentes, en comparaison de la moindre raillerie.
Le monde est ainsi monté, voici la meilleure raison. D’ailleurs, l’ironie, dans tous les temps, fut un sujet de dérision. Cependant, qui est-ce qui ne prête pas le flanc au ridicule, & surtout aujourd’hui qu’on agit, qu’on parle, qu’on pense, qu’on écrit de maniere à s’en rendre l’objet. La vieille en couleur de rose, la jeune dans une espece de chemise, le petit-maître en boucles plus larges que le soulier, n’est-ce pas là de quoi faire rire Héraclite lui-même ? Le bon-homme auroit sûrement tari ses pleurs, en voyant tous nos accompagnemens du Jardin des Tuileries. Ici la fatuité en petit collet, là l’indigence en diamant, forment des contrastes qui emportent l’idée du ridicule, bon gré mal gré.
Mais pour le bien connoître & le bien saisir, ce ridicule que chacun craint, & dont chacun s’affuble, observa la marquise, il faut ouvrir les livres du temps. Juste ciel ! quelle prose ! quelle poésie ! C’est une redondance de mots nouveaux, une bigarrure de style tout-à-fait originale ; du sublime à côté du trivial, du burlesque & du politique, des phrases déchiquetées, des périodes qui ne finissent point, & qu’on pourroit toiser, un tout sans parties, des parties sans un tout, des idées gigantesques, des pensées rampantes, des termes inintelligibles, des sentimens erronés….
Et vous ne dites rien du ridicule qu’on donne à quiconque ose parler de Dieu. C’est maintenant une capucinade de s’exprimer sur cet article, comme Newton, comme Locke, comme Fénélon, comme Jean-Jacques Rousseau. Quelle absurdité ! refuser à Dieu l’éternité ! l’immensité, pour en gratifier une matiere inerte, & se persuader qu’un peu de bile, qu’un peu de limphe, qu’un peu de sang, ont la faculté de former un raisonnement… Ce n’est pas ici du ridicule, mais de l’extravagance la plus outrée.
Oui, je crois, d’après toutes les folies qu’on débite, que si la plupart des hommes pouvoient aujourd’hui troquer leur espece contre quelqu’autre, fût-ce même dans le genre des volatiles, ou des quadrupedes, ils le feroient avec empressement. Le plaisir de varier & d’exister d’une maniere nouvelle, les séduiroit à coup sûr ; car on ne sait plus quel systême imaginer pour paroître différent de ce qu’on doit être.
Les ridicules se croisent de la maniere la plus comique. On ridiculise, disoit Voltaire, celui qui ridiculise ; chacun à son tour, & c’est un commerce de ridicule où l’esprit s’épuise. Il n’y a pas jusqu’aux titres de livres, qui sont singuliérement ridicules. On se bat les flancs pour en trouver d’extraordinaires ; & lorsqu’on les a saisis, le livre est à demifait.
Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que les meilleurs ouvrages sont susceptibles de ridicules, & que le sublime même n’en est pas éloigné, par la raison que les extrémités se touchent, & qu’une parodie n’est jamais meilleure que lorsqu’elle prend pour sujet une chose grave ou majestueuse, ainsi qu’on le remarque à l’égard des tragédies qu’on travestit quelquefois de la maniere la plus plaisante.
Je croirois, dit la marquise, que chacun entre dans ce monde avec un ridicule & un défaut, soit dans la structure du corps, soit dans la tournure d’esprit…
Oh ! madame, mettez-en davantage, ou convenez du moins qu’il y a des personnes qui ont tant de bizarreries, qu’on peut les compter par douzaine.
Chaque pas qu’elles font, chaque mot qu’elles proferent, chaque pensée qu’elles mettent au jour, prêtent à rire. Ce sont ces gens dont parle la Bruyere, qui ne se présentent, ni ne se levent, ni ne marchent, ni ne se mouchent comme les autres. Il y a quelque chose de gauche & de contraint dans tout ce qu’ils font ; s’ils prennent un livre, ils le laissent tomber ; s’ils offrent une assiette, ils la brisent ; s’ils adressent un compliment, ils disent une impertinence.
Ce qu’il y a de plaisant, c’est que d’être trop délicat, trop recherché, c’est un ridicule. L’excès même de la sagesse en est un autre. On ne péche pas aujourd’hui par celui-là ; mais, en revanche, que de manières de se réjouir ! que de plaisirs ! que de dépenses qu’on paie bien cher, & qui ridiculisent ! Boileau l’a bien dit, il n’y a que le vrai & l’uni qui plaît, & encore, ne faut-il pas l’effectuer. Quiconque met enseigne, fût-ce même du plus grand esprit, se donne des travers ; & Damis qui croit, dans un repas, se faire admirer, parce qu’il n’y a que lui qui parle, se rend insupportable, sur-tout s’il parle bien. On n’aime point ceux qui humilient ; on veut un homme qui converse, sur la pluie, sur le beau temps, qui se met au niveau de tout le monde, eût-il du génie comme Montesquieu, & de l’esprit comme Fontenelle. Chacun, dans un festin, ainsi que dans une conversation, est bien aise de dire son mot, d’autant mieux qu’il est presque impossible de beaucoup parler sans être fat ou babillard.
Si j’étois méchant, que de ridicules je trouverois ici à groupper ! & combien les autres n’en découvriroient-ils pas en me voyant ? Mais du moins, rions une minute, en considérant cette femme qui passe, & qui a fait sa toilette tout le matin, pour être laide le reste du jour ; cet homme, qui ne devient savant que pour être pédant, & qui assomme de son érudition tous ceux qu’il rencontre.
Mais, juste ciel ! le voilà qui vient à nous ; j’avoue que nous en eûmes si grand peur, que nous nous quittâmes, la marquise & moi, en courant chacun de notre côté……
Nous ne nous retrouvâmes que deux jours après ; & ce fut pour rire de notre frayeur. Il est vrai qu’il nous parleroit encore des langues orientales & des mœurs des Caraïbes ; car il n’y a pas de coin de l’univers où il ne fasse, en idée, des excursions pour en rapporter des sujets d’ennui. Encore, s’il les paroit de l’éloquence à la mode ; mais sa diction est pesante comme sa personne, & il est l’homme le plus volumineux de Paris.
Un petit bossu, haut comme un Pigmée, mince comme une sauterelle, ne pouvoit nous aborder plus à propos, pour terminer l’entretien sur les ridicules. La nature l’avoit exactement fait en dérision, car elle est quelquefois maligne. C’étoit absolument l’antipode du gros érudit, que nous avions évité la surveille. Il soutint fort bien la conversation, & il nous dit agréablement, qu’il falloit nous contenter des ridicules que la nature ou les modes de Paris nous ont donné, sans aller en chercher jusque chez l’étranger ; nous en avions bien assez, & je vous jure, que jamais je ne me fusse avisé d’emprunter une bosse des Anglois, si le ciel ne m’avoit pourvu de celle que je porte. N’est-il pas risible, en effet, qu’on tire de Londres des accoutremens, des équipages plus ridicules les uns que les autres ? Cela nous convient d’autant moins, que nous ne sommes pas nés pour copier. Pouvoit-on se persuader que nous ferions de nos domestiques des especes d’animaux, qui, les cheveux rabattus, comme les crins d’un chien barbet, formeroient le coup-d’œil le plus grotesque. L’Anglois n’a nulle aptitude dans la partie des modes, aussi bisarre dans la maniere de se mettre, que dans les pensées qui l’agitent. Les trois quarts de nos ridicules lui sont dus. Sous le regne de Louis-le-Grand, on n’eût jamais imaginé que les François deviendroit un jour un imitateur servile.
Si le nouveau siecle qui approche doit réellement changer celui-ci, dit la marquise, nous devons desirer avec ardeur qu’il arrive ; j’ai déjà de coëffures que je réserve pour ce temps-là, & & qui sont moins ridicules que celles dont on se pare actuellement.
Nous applaudîmes à sa prévoyance d’autant mieux placées que la bonne dame ne sera plus jeune alors & qu’il faudra troquer les rubans couleur de rose, pour des rubans feuille morte. Telle est la progression des âges.
Il doit en être des ajustemens, dit notre petit homme, ainsi que des fleurs. Celles d’automne ne ressemblent point à celles du printemps, & la nature est une excellente chose à copier.
Il y avoit une course de chevaux à Vincennes ; nous nous y rendîmes au milieu de mille & mille clochers posés sur deux roues, & qui, sans doute au premier moment, vont être remplacés par des voitures qui auront l’air de ramper, tant elles seront basses. En fait de modes on passe toujours d’une extrémité à l’autre, & c’est-là ce qui complete les ridicules.
Mais celui des voitures gigantesques ne peut durer. On les a proscrites à Vienne en Autriche, à Palerme en Sicile, & l’on n’attend à Paris pour les condamner, que la catastrophe de quelque seigneur écrasé. Il est vrai qu’on pourroit bien épargner à la société ce funeste accident.
Des chansons.
Vingtieme Entretien.
EH ! pourquoi n’en avons-nous plus, disois-je l’autre jour à l’homme le plus facétieux de Paris.
Mon ami, me répondit-il, c’est qu’on n’aime plus, c’est qu’on ne boit plus. Les amourettes ont éteint l’amour, le bel-esprit a tari le vin : on n’agit plus avec cette franchise du temps passé. Jadis on trinquoit, on se tappoit bonnement dans la main ; aujourd’hui, c’est même un crime de leze-société, de répéter ces vieux mots. Il n’y a que ceux de l’académie qui puissent décemment se produire, & si par hasard on s’avise de demander une chanson au dessert dans ces maisons bourgeoises, où l’on a point encore pris le ton seigneur, madame ou mademoiselle se fait prier une heure, chante enfin une minute, parce que cela fatigue, & ne fredonne qu’un commencement d’ariette si difficile & si compassé, que personne ne pourroit le répéter.
Malheureusement nos bons convives du temps passé, dorment trop profondément pour les réveiller, & quelques enfans de la gaieté, quoiqu’ils soient maintenant en petit nombre, n’oseroient pas les retracer…
Et pensez-vous que cela ne reviendra plus ?… Oh ! cela reviendra, mais nous ne serons plus de la partie. Il y aura long-temps que nous auront fait notre paquet, & que la barque à Caron nous aura passé sur l’autre bord, pourvu toutes fois qu’il trouve notre monnoie de bon alloi…
Ma foi, s’il n’alloit point trouver les nouveaux louis de son goût, il y auroit bien du monde attrappé, & sur-tout nos gros financiers qui ne portent jamais que de l’or, laissant l’argent & le cuivre au misérable vulgaire.
Je revins à mes chansons. Au moins disois-je, en faut-il parler. Il y en eut de si bonnes le siecle dernier, que je défie tout notre bel-esprit d’en faire de semblables. L’esprit s’y trouve comme la violette sous les feuilles, sans se montrer, sans vouloir briller. Fi d’une chanson quand la naïveté n’en est pas la mere. Il n’y a dans ce genre que le naturel qui plaît, & nous nous en sommes tellement éloignés, que par-tout nous mettons du bel-esprit, sans y joindre une once de raison….
L’abbé de l’Atteignant a pourtant composé des chansons qui tiennent au siecle dernier.
Je le crois bien, puisqu’il en étoit ; d’ailleurs, dans son recueil volumineux, il n’y a que vingt chansons tout au plus, qu’on puisse nommer bonnes.
Je le sais ; mais il faut s’en prendre à ceux qui le tourmentoient sans cesse pour avoir du nouveau. Il ne pouvoit résister aux grands qui l’invitoient, à dessein d’en arracher des couplets. C’étoit la duchesse dont il falloit célébrer l’hymen, la comtesse dont il falloit chanter le petit chat, la présidente dont il falloit égayer les vapeurs, le prélat qu’on devoit fêter. Mais du moins n’eût-il pas dû les faire imprimer….
Les personnes célébrées ne lui auroient jamais pardonné, s’il eût mis celle-ci, plutôt que celle-là dans son recueil. Souvenez-vous bien, mon ami, qu’un auteur n’est pas toujours maître. S’il écrit l’histoire, combien ne sera-t-il pas gêné ? S’il parle de la cour, autre embarras.
Personne n’ignore que Moliere ne put prendre le temps qu’il desiroit pour perfectionner ses comédies. Eh ! vîte, eh ! vîte. On veut jouer, & ceux qui ne font pas la besogne, s’imaginent qu’on commande une piece de théâtre, une chanson, comme un soulier.
La plupart de nos ouvrages seroient bien meilleurs, si les libraires, qui les paient à la toise, n’exigeoient pas du remplissage de la part des auteurs. Alors, on leur en donne pour leur argent ; & les livres se trouvent énervés par cette malheureuse méthode. Il n’y a plus de précision, souvent plus de substance.
Les chansons de l’abbé se ressentent de la contrainte dans laquelle il vécut. Toujours invité, toujours pressé, & toujours des occasions de chanter. On fait qu’elles sont multipliées dans Paris, de maniere qu’à chaque minute, il s’en présente ; c’est ici, c’est là, & toujours des évenemens bizarres ; évenemens tantôt tristes, tantôt plaisans.
La chansonnette venoit si bien après cela, qu’on ne pouvoit s’en défendre : mais il falloit que le champagne en fut le véhicule. Cette mousse, qu’on redoute maintenant comme devant attaquer les nerfs ; ce cliquetis, qui naît du pétillement le plus vif & le plus agréable ; tout cela formoit des chansonniers, tandis que l’eau, dont on fait maintenant le plus grand usage, n’engendre que des croassemens. Les chansons même qui courroient jadis les rues, étoient autant naïves qu’ingénieuses.
L’esprit s’est donc porté ailleurs. Je m’en afflige ; je ne vois rien d’aussi agréable qu’un repas jovial, où la fine chanson réveilloit les convives. On invoquoit la bouteille, on apostrophoit Bacchus, on disoit trois mots d’amour, mais de maniere à n’effaroucher personne….
Eh ! comment ce charmant usage a-t-il donc pu cesser ?….
Quelques collets montés en auront été cause. L’ambition s’est emparée de presque tous les esprits, le luxe de tout le monde. Dès-lors, de grands airs, de grands tons ; dès-lors, on a calculé, on a rêvé, & l’on a laissé au peuple la bonne & franche gaieté. Il n’y a plus que lui qui, dans les guinguettes, rit & chante, & encore n’y a-t-il plus ces cris joyeux qui retentissoient certains jours de l’année….
Je croirois aussi qu’à force de lectures, on a perdu la trace des chansons. Chacun veut être auteur ou lecteur : le cocher même lit sur son siege les ouvrages du jour ; & tout personnage, jusqu’aux domestiques, jusqu’aux porteurs d’eau, se mêlent de raisonner. J’entendois un laquais qui disoit l’autre jour : mon maître parla hier à l’académie, & ma foi, son discours ne valoit rien. --- Est-il possible ?….
Oui, sans doute, quoique la chose soit incroyable, les affaires même d’état servent de conversation à l’artisan. Un repas se passe à disserter, & il n’y a pas un pauvre petit quart-d’heure pour celui qui voudroit chanter. J’ajoute qu’autrefois on parloit moins. Aujourd’hui c’est à qui élevera la voix ; & il y a tant de brouhaha dans les assemblées nombreuses, qu’un chansonnier n’y auroit pas beau jeu.
Les beaux esprits sont un autre fléau pour les chansons. Il est si difficile de les satisfaire, qu’ils critiquent ou froncent le sourcil, s’il arrive un mot que le purisme réprouve, comme étant trop trivial. Il faut que les paroles soient compassées, & que la voix soit délicieuse. Autrement, on bâille & l’on regarde d’un air de mépris celui qui a cru pouvoir amuser la compagnie.
C’est-à-dire qu’un bel-esprit regarde comme un larcin qu’on lui fait, tout moment dont il ne jouit pas pour s’attirer les regards de la société. Tout ce qui n’est pas lui ne sauroit lui plaire ; & c’est ainsi que quelques originaux éparpillés çà & là, changent le ton des cotteries, & privent le public d’amusemens…..
Je vois maintenant qu’on perdit tout en perdant la bonhomie, & que la maniere de nos aïeux valoit infiniment mieux que la nôtre. Ils ne connoissoient pas ce maudit raffinement de l’esprit & du cœur, qui fait qu’on n’aime que soi, & qu’on ne s’occupe plus que de soi. Avoit-on autrefois du chagrin, une chanson bachique le faisoit oublier ; maintenant, on s’en laisse accabler, jusqu’à se donner le coup de la mort, comme s’il n’y avoit pas mille fois plus d’agrément à sabler une bouteille de vin. On suivoit des yeux ce bouchon élastique, qui frappoit le plafond, tandis qu’un joli gosier se déployoit avec grace, & fredonnoit les plus agréables chansons.
Pour peu qu’on interroge les anciens, on verra comme la bonne compagnie s’amusoit alors à chanter. Il n’y avoit point de rhume, point d’excuse, point de défaut de mémoire qu’on pût alléguer : chacun chantoit, & ne pouvoit s’en défendre. Impromptus du moment, impromptus préparés, n’importe, les convives savoient en fournir, & celui même qui chantoit mal, comme ayant fait de son mieux, étoit excusé ; mais aujourd’hui, je ne me souviens pas, j’ai trop dîné, j’ai la poitrine oppressée : tel est le supplément aux chansons d’autrefois. D’après une pareille réserve, combien un souper ne doit-il pas être mélancolique ! aussi s’empresse-t-on de le finir. On n’a d’autre amusement que d’offrir & de remercier, au point qu’une nouvelle importante, qu’une historiette agréable, ne peuvent être racontées. La conversation passe de l’un à l’autre sans suite, sans liaison, & l’on quitte la table sans avoir joui du doux plaisir de parler. Il n’y a que des monosyllabes ou quelques phrases alambiquées de celui qui prime, & qui paroît régenter les esprits.
Où sont mes airs de Pont-Neuf, disoit jadis madame la duchesse de Bourgogne ; elle les aimoit à la fureur, & elle avoit raison ; mais pour les goûter il faut avoir cette cordialité qu’on ne connoît plus, ce rire naturel qui n’est point apprêté, cette joie sincere qui donne à tous les sens un ton de satisfaction….
La misere n’auroit-elle point contribué à la suppression de ces chansons que vous regrettez si amerement. On dit qu’on ne chante plus, parce qu’on n’est plus heureux….
Abus ; il y eut toujours des plaignans, & le grand nombre ne fut jamais celui des fortunés. Que d’impôts sous Louis-le-Grand, & que de chansons ? C’est précisément selon le conseil d’Horace, le moment de chanter, lorsqu’on est dans la peine. Une bouteille, une chanson, disoit le bonhomme Annibal, ce vénérable soldat, mort à Marseille, âgé de cent vingt-deux ans, tels sont les remedes que j’emploie lorsque j’ai du chagrin…
Eh ! mon Dieu, dis-je alors à mon ami, nous pleurerions sans cesse, si nous voulions réflechir sur tous nos maux ; mais il est de notre intérêt, comme de la conservation de notre santé, d’en faire abstraction….
Mais je lis encore quelques chansons dans les journaux, & sur-tout dans le mercure…..
Oui, sans doute ; mais quelles chansons ? On y court après l’esprit sans l’attrapper, & si par hasard on vient à le saisir, on le calamistre de maniere qu’il devient ridicule. Moins de prétentions, plus de simplicité, moins de sollicitudes, plus de confiance dans l’avenir, & les bonnes chansons renaîtront. Toutes les ariettes des théâtres n’approchent pas d’une jolie chanson qu’on répete, & qui est sur-le-champ remplacée par une autre.
Il n’y a plus de noces, plus de festin, disoit Pyrron, depuis qu’on ne boit plus la petite goutte, & depuis qu’on ne chante plus.
Ajoutez que les négocians faisoient bien d’autres affaires, lorsqu’après être accablés de travail, ils se rassembloient pour chanter Bacchus ; & pour faire briller sa liqueur. Les meilleurs marchés se terminoient à table, & quoique sans encre, sans papier, ils n’étoient jamais rompus. Combien de fois la chanson d’une femme, autant agréable qu’honnête, ne charma-t-elle pas un mari bourru !…
Il n’en reste donc plus que le souvenir, au point qu’on passe pour gotique ou pour villageois, si l’on paroît vouloir chanter…..
On prétend que Voltaire n’étoit point ennemi de la petite chanson, & qu’il tenta même de les remettre en honneur…
Croyez que si cela étoit, nous en aurions plusieurs de sa façon, ou pour mieux dire, il n’en fit presque point, par la raison, peut-être, que ce ne fut pas son genre. La chanson du grenadier prêt à monter à l’assaut, & qui commence par ces mots, malgré la bataille qu’on donne demain, ne lui appartient pas ; elle est de l’abbé de Mongenot. Voltaire étoit trop friand d’éloges, pour qu’il n’eût pas fait des idylles & des chansons, lui sur-tout, qui affectoit le titre d’homme universel, s’il eût eu le talent de bien les travailler. Il avoit essayé son vol, & pour ne pas tomber, il fut s’arrêter….
Cependant ses contes si charmans, si remplis d’esprit & de naïveté, prouvent qu’il eût pu réussir dans les chansons….
Je vous répondrai qu’il n’eut pas l’art de masquer son esprit. Il se trahissoit lui-même toutes les fois qu’il vouloit être simple. D’ailleurs les chansons ne valent rien, si le cœur n’est de la partie, & ceux qui crurent l’approfondir, prétendoient qu’il étoit sec. Pour moi je n’en sais rien, & je ne prononce point sur cet article ; il faut bien qu’un grand homme ait quelque défaut, supposé qu’il eût celui-là.
Nous finîmes par faire une recrue de quelques amis, pour aller prendre un repas agreste à Madrid, où nous rappellant quelques chansons du bon vieux temps, nous donnâmes toute l’extension possible à nos voix. Il y en eut de bonnes, au point que deux femmes sexagénaires entrerent où nous étions, pour nous dire : Ah ! Messieurs, quelle joie ! le ciel vous bénira, vous ramenez ces temps heureux, où ne faisant tous qu’une même ame & qu’un même esprit, nous charmions nos chagrins par le doux plaisir de chanter. Il me semble que j’entends mon pere, disoit l’une, & moi mon oncle, disoit l’autre. Elles pleurerent de joie, & finirent par boire avec nous à la santé de tous ceux qui connoissent la belle humeur, & qui savent en user.
Les beaux esprits n’auroient sûrement pas été contens de cette partie, mais nous leur disons anathême, ne voulant jamais nous associer qu’avec la franchise & la bonhomie, afin de tenir toujours à ces braves Gaulois dont nous descendons.
Les portraits du jour.
Vingt-unieme Entretien.
IL ne falloit pas moins qu’un homme au fait de la capitale, pour peindre sous des couleurs naturelles les caracteres du siecle, & pour classer chacun selon son mérite. On se promenoit, & c’étoit le moment où l’on vient en foule étaler des graces, des ridicules, des vertus, des vices, enfin tout ce qui forme l’ensemble des différentes sociétés.
Je m’empressai de joindre un officier dont la bravoure répond à la candeur, & après avoir fait deux tours dans ce charmant lieu, qui n’est ni sallon, ni jardin ; il me dit appelons M. de***, il nous amusera, pourvu que nous le laissions parler. Il a quelque chose de la Bruyere dans les portraits qu’il fait. C’est une conversation décousue qui passe rapidement d’un objet à l’autre, & qui plaît infiniment par sa variété.
Je suis naturellement gai, & je pris plaisir à entendre un personnage aussi singulier, d’autant plus qu’il n’est pas méchant.
Eh ! bien, monsieur, lui dit l’officier, vous ne rêvez pas ici au hasard. Tout ce monde qui passe, & repasse sous vos yeux, vous fournit d’agréables réflexions.
Oui, répondit-il, mais très-disparates, les caracteres étant aussi diversifiés que les ajustemens & les visages. C’est un tableau changeant qui ressemble à ces étoffes ondoyantes, qui tantôt paroissent rouges, & tantôt bleues.
Ces bijoux, par exemple, dont ce petit homme est chargé, ne vous éblouissent-ils pas ; mais convenez que celui qui les porte a l’air de les devoir ou de les avoir volés. Comme ils sont mal entre ses mains ! Aussi est-ce le fils d’un huissier, aussi magnifique que fat. On ne s’accoutume point à ces métamorphoses, & cependant il faut s’y faire, ou quitter pour toujours la capitale.
Vous voyez cet autre qui accourt à vol d’oiseau, qui doit tout ce qu’il porte, tout ce qui l’environne. Il nourrit, & se nourrit lui-même à crédit ; une femme à demi-ruinée lui paye sa voiture ; ses valets sont d’emprunt, il vient ici de l’air le plus empressé, & pour l’affaire la plus importante. Il s’agit d’aller chez Nicolet, & delà…. il ne le sait pas lui-même, à moins que son laquais ou son cocher ne lui indiquent le lieu ; ce qui n’arrive que trop souvent.
Que ne vous dirois-je point de ce nain qui abandonne sa chere épouse à des sanglots, pour courir après une actrice dont il ne reçoit que des dédains. Il sait être fat & sot tout à la fois. Il se croit un monarque, parce qu’il fréquente une reine de théâtre, mais il ne la voit jamais que lorsqu’il lui donne de l’or ; il est bien juste qu’il paye la façon de sa personne, qu’on peut dire être l’assemblage des ridicules. Il eut pendant deux ans un maître de danse qui le tirailloit par tous les membres, dans l’espérance que cela l’allongeroit, & qu’il monteroit de sa taille de quatre pieds, à celle de six. Voilà l’homme.
Eh bien ! oui, messieurs, eh bien oui ; c’est-là cette Alise, qui, sans esprit comme sans éducation, a trouvé le moyen d’avoir cet équipage si leste & si doré, qu’on admira tant à Long-Champs, cet hôtel si magnifique & si fréquenté, cette table si dispendieuse & si finement servie, ces laquais si impertinens & si bien vêtus, enfin cette parure qui efface les femmes de qualité ; oui, c’est elle-même, & c’est elle qui petite marchande de chiffons, trouva l’homme le plus stupide & le plus riche, dont elle est l’idole & la poupée. Il lui fait lire tous les jours deux lignes du livre intitulé l’Esprit, pensant qu’à la fin cela lui donnera du génie.
Le voilà ce petit homme qui a dit qu’il vouloit être auteur, & qui l’est devenu, sans autre talent que sa volonté. Il a rassemblé des phrases, il a commencé des histoires, dont il ne savoit pas la fin, il a employé des expressions boursoufflées qu’il a rencontrées par-ci, par-là, il a rendu son ouvrage singulier par le titre, invraisemblable pour les choses qu’il contient, & son livre a déjà cinq éditions, & il se vend comme si c’étoit la premiere. Encouragement pour en faire un autre ; & c’est ainsi qu’on régale le public de ces brochures qui, jadis, auroient expiré dans vingt-quatre heures.
Il promettoit tout, il n’a rien tenu, ce raconteur de fleurettes qui amuse de petits contes ces femmes aimables que vous voyez. Le pere en est désolé, & l’on croit que c’est la raison pour laquelle il affecte de se comporter de même ; il existe aujourd’hui des enfans, pour qui le nom de pere & de mere est le plus odieux.
Poésies, pieces de théâtre, sermons, ouvrages philosophiques, livres, plaidoyers, mémoires, tout est du ressort de ce joli jugeur que vous voyez en habit noir ; mais c’est pour critiquer avec la plus amere sévérité. Il n’a jamais rien écrit, il blâme tout ce qui s’imprime. C’est le moyen de ne pas se compromettre, & de se faire auprès des sots une réputation éclatante.
Imposer silence à toute une compagnie, soutenir une opinion absurde avec emportement, persiffler toutes les femmes, faire des affaires à toutes mains pour se ruiner plus promptement, dire à tout propos qu’on se brûlera la cervelle, ou qu’on se noyera, propos de vingt-cinq ans, & langage ordinaire de ces jolis messieurs qui se tiennent ici par le bras, & qui méditent quelque nouvelle piraterie.
Ne me demandez plus comme on fait fortune, ce grand flandrin vous l’apprendra.
Qui, lui ? …
Oui, lui-même. Il a avalé, selon l’expression ordinaire, toutes les couleuvres possibles ; tantôt balotté d’antichambre en antichambre, tantôt repoussé de la maniere la plus odieuse par les gens en place, & par leurs commis, il a tenu ferme, il a ri de son opprobre ; éconduit par la porte, il est rentré par la fenêtre ; enfin on lui a tendu la main, il a pris un ton, il s’est dit habile, & on l’a cru noble, savant, en un mot, un personnage. Trente mille livres de rente ont finit la piece, & il en commence maintenant une autre, pour en avoir encore autant, c’est-à-dire, que l’agiotage va lui ouvrir des scenes brillantes, & le mettre en face d’une mine d’or. Reposez-vous sur lui de la maniere dont il l’exploitera, de maniere qu’avec un grand air de probité, les autres n’auront rien, & qu’il prendra tout. C’est la coutume du siecle, & l’on ne veut pas la changer.
Comment, plus de croix de Saint-Louis à la boutonniere, mais une simple boucle qui attache le ruban. La mode devoit-elle donc influer sur d’anciens officiers, & n’est-ce pas se dégrader aux yeux du public, que de travestir les signes de la gloire & de la valeur d’une maniere aussi ridicule.
Vous avez bien raison, me dit notre homme à portraits ; mais ici le torrent entraîne les personnes les plus raisonnables. Sans cela verriez-vous cette petite femme qui passa quarante ans de sa vie en cornettes plattes, & qui, entrant dans le monde dans un âge où l’on en doit sortir, s’est affublée depuis huit jours de tout l’attirail de la mode & de la coiffure la plus burlesque qu’on ait jamais vue. Ses yeux déjà creusés par le temps, se perdent sous des cheveux postiches qui obombrent le front, & qui ne servent qu’à faire paroître davantage des rides & des boutons, dont la face est surchargée.
Voilà bien une autre caricature, s’écria notre indicateur. L’abbé nommé le Vent coulis, en ce qu’il se glisse de toute-part ; ses actions sont autant de farces théâtrales, & sa conduite formeroit un excellent rôle aux comédies les plus burlesques. C’est lui qui, se trouvant sans crédit & sans un sou, s’avisa d’enlever une plaque d’argent dont la comtesse de… se sert pendant le jour, pour contenir ses intestins. Il la mit en gage au Mont-de-Piété, & lorsque la comtesse voulut se lever, on lui apprit ce vol ; & comme elle est excessivement pauvre, elle garda le lit jusqu’à ce qu’elle pût retirer ce meuble.
La plaisante & tragique aventure ! m’écriai-je avec transport. Il n’y a que Paris dans l’univers où l’on puisse voir de pareilles choses.
Le ridicule des ridicules ; regardez donc cette femme au teint olivâtre qui s’avise de vouloir être Athée, c’est son dernier mot. Lorsqu’on la presse de retourner à Dieu, elle répond qu’elle est trop vieille pour faire de nouvelles connoissances. C’est une tête exactement perdue. Elle tenoit une assemblée de beaux esprits, parmi lesquels il s’en trouvoit un qui disoit d’un ton de bonhomie : je suis réellement fâché de ne pouvoir admettre un Dieu ; j’avoue que j’aurois été bien aise qu’il existât un être aussi grand & aussi magnifique ; mais, en vérité, il n’y a pas moyen de donner dans une pareille absurdité.
Si j’étois maître, cet extravagant passeroit ses jours aux Petites-Maisons, où il seroit très-bien soigné.
Ma foi, répliqua le chevalier de Saint-Louis, quand la religion n’aura que de pareils ennemis….
Paix-là ; c’est un homme à tapage, qui contredit sans cesse, & qui brûle de se battre. Son plaisir consiste à fronder tous ceux qui parlent, & à leur prouver qu’ils ont tort. Cela ne lui fait pas des amis, mais il n’en veut pas. Encore si l’on pouvoit l’apprivoiser ; peut-être en quittant Paris, d’où il n’est jamais sorti, deviendroit-il plus traitable ; ou il reviendroit chez lui mécontent de tout ce qu’il auroit vu, & faisant le procès à l’espece humaine, qu’il ne peut souffrir…
Il me paroît qu’il y a de quoi tailler ici dans le vif, dis-je à voix haute, & qu’il n’y a que la façon qui puisse être dispendieuse.
Ne vous étonnez pas, si celui-ci marche d’un pas fier, & si la jactance est son langage ordinaire. Il a mille titres pour avoir de l’orgueil. Premièrement, il est un éleve, non de l’école de peinture, non de celle de sculpture, non de l’artillerie, non du génie, non de l’école-militaire, il est bien mieux que tout cela ; il est éleve, approchez-vous, écoutez, il est éleve des enfans-trouvés. A Dieu ne plaise qu’on insulte à sa naissance ; le siecle est du moins assez éclairé, pour ne pas faire un crime à l’homme qui n’a point d’aïeux ; on ne rit que de sa fatuité. Qu’il soit simple, uni, & il jouira de la considération qu’on doit à tous les hommes. Mais vous avouerez que des breloques à la douzaine, que des boucles presqu’à diamans, qu’un habit à fracas, ne doivent pas être le partage d’un enfant trouvé…
Il est commis….
Je le veux.
Mais ce n’est pas un titre pour être insolent…
Je l’avois toujours cru….
Quelle épigramme ! ou quelle bonhomie. Tous les états n’ont par eux-mêmes ni air, ni ton. Il y a des commis très-honnêtes, comme il y en a d’impertinens, & chaque classe de citoyens vous fournira des hommes de la même espece.
L’épousera-t-elle, ne l’épousera-t-elle pas ? Sera-t-elle heureuse, ne le sera-t-elle pas ? Grande question à résoudre. J’entends : vous parlez de cette veuve aux larges sourcils noirs que je vois avec son fidele. Il en veut du moins à ses écus, & la bonne personne s’imagine que c’est à ses charmes. Elle tâtonne, elle hésite, & je lui pardonne, d’autant mieux qu’il n’y a point d’état dans Paris plus agréable que celui d’une veuve, qui, jouissant d’un gros revenu, n’est ni prodigue, ni avare. S’il est vrai qu’il n’y a personne dans le monde qui ne fasse une folie, celle-ci sera la sienne.
Ici du moins tout n’est pas censurable. Il y a, peut-être, autant de personnes honnêtes & charmantes, que de personnes suspectes & maussades. Tout jardin public a la même chance & le même désavantage. Les lettres de l’alphabet bien ou mal mêlées, font la différence d’un bon & mauvais livre.
Adieu, leur dis-je. D’après cette conversation, je m’imagine tout ce que peut faire & penser ce monde éparpillé. Les uns roulent des chagrins, les autres des projets, le plus grand nombre des chimeres.
Des assemblées
Provinciales.
Vingt-deuxieme Entretien.
H Eureux le jour qui les vit naître, béni celui qui les imagina, disois-je avec enthousiasme à l’homme le plus patriote & le plus vertueux que le hasard me fit rencontrer à la promenade ; mais hélas ! qui le croiroit, il avoit des préventions sur cet objet, tant il est vrai que les opinions sont variées comme les physionomies, & qu’il y a mille moyens différens de voir la même chose.
Eh bien ! lui répliquai-je, de quoi s’agit-il ? Voici des assemblées pour chaque province & pour chaque habitant, de maniere que les besoins étant beaucoup plus connus que dans l’étendue d’un royaume, lorsqu’il est pris collectivement, les secours seront plus prompts & mieux adaptés. Il est impossible qu’il n’y ait des inconvéniens & des abus indéracinables dans l’immensité d’un Empire, au lieu qu’en divisant & soudivisant les besoins, on les connoît beaucoup mieux, & l’on est beaucoup plus dans le cas d’y subvenir.
Chaque province a ses usages, ses denrées, ses revenus, & l’on doit pour y faire le bien, avoir égard à sa position, comme à la nature du sol & des récoltes qu’il produit. Dans un vaste royaume, on fraude impunément, la lumiere ne s’y porte pas comme dans une simple contrée, & l’on n’y voit point les choses en détail, & il n’y a que les détails qui puissent soulager les malheureux. Il faut connoître les maux comme leurs besoins ; & comment y porter remede, si l’on n’en a qu’une idée imparfaite ?
Je conviens de tout cela, me répondit mon homme prévenu ; mais plus le lieu sera resserré, plus il y aura de haine & de jalousies, plus les ennemis puissans se vengeront sur les foibles, & plus il y aura de guerres intestines & de divisions.
Vous auriez raison, si les assemblées provinciales n’étoient composées que des personnes du peuple, qui se jurent ordinairement des haines éternelles, & qui se font un point d’honneur d’écraser un voisin, & de ne jamais pardonner ; mais ici ce sont des évêques, des intendans, des magistrats, & l’élite de la noblesse, gens par leur état incapables de ces petites discussions dont vous parlez. Ce sont des hommes pour voir tout en grand, & pour ne vouloir que le bien public.
Mais qui vous dira qu’ils ne suivront pas l’impulsion d’un méchant homme, qui pour perdre un concurrent, fera de faux rapports….
La vérité elle-même garantira de ce malheur, elle qui sera plus facilement connue, que lorsque des deniers se perçoivent par des ignorans. Moyennant les assemblées provinciales, on éclairera tous les citoyens, & l’on sera charmé d’y voir concourir les personnes les moins prévenues & les plus qualifiées….
Je crains qu’on ne finisse par ne se point entendre, & que les intérêts étant tous divisés, il ne résulte que de la confusion, de la dépense & du brouhaha….
Sans doute les assemblées seront dispendieuses, & cela ne se peut autrement. Mais elles ne coûteront jamais cher, vu le bien qu’elles opéreront. D’ailleurs, on n’a point prétendu faire des assemblées provinciales, une république comme celle de Platon. Chaque société a ses défauts & ses vices ; eh ! pourquoi celle-ci en seroit-elle seule exempte ? Sans doute, elle n’a nulle prétention à l’infaillibilité, & il seroit bien singulier qu’après les quatre articles du clergé, qui sont la base de l’église Gallicane, articles qui dépouillent le pape de ses prétentions, une société particuliere prétendît avoir ce privilége. Les assemblées provinciales feront sûrement tout le bien qu’elles pourront, mais sans être impeccables ; elles auront les défauts attachés à la nature humaine…..
Mais qui vous dira qu’elles ne rendront point le gouvernement despotique, par l’influence qu’il aura sur leurs opinions….
Ce sera tout le contraire. Il suffit de réfléchir un moment pour s’en convaincre. Eh ! comment peut-on se persuader que l’élite d’un royaume voudra librement se rendre esclave ? Le monarque, en créant de pareilles assemblées, n’a point eu d’autre but que de prendre des instructions relatives aux besoins des peuples, que de savoir au juste ce qu’ils peuvent payer, afin de ne pas les grever, & que tout le monde puisse subsister sans recourir à la fraude & à la mendicité. L’on peut voir à ce sujet ce que l’assemblée de Rouen a discuté sur les mendians ; rien de plus énergique & de plus sage. Ce n’est pas en multipliant les lumieres, ou pour mieux dire, en les réunissant, qu’un monarque peut devenir despote. Ce n’est qu’en les éteignant, & en empéchant les communications, que le despotisme s’est rendu formidable en Turquie.
D’ailleurs, la France n’a point à redouter ces malheurs. La clémence de ses rois, la sagesse de ses constitutions, le caractere de la nation, la mettent à l’abri du pouvoir arbitraire. Je ne vois rien que de très-utile & de très-excellent dans la création des assemblées provinciales.
N’est-il pas consolant pour une province d’avoir un tribunal composé de tous les états, où chacun peut porter ses plaintes, former ses demandes, faire ses représentations. Il n’y auroit eu ni vexations dans les campagnes, ni de mauvais chemins, ni injustices de la part des hommes puissans, si ces établissemens eussent toujours existé. Les laboureurs seront encouragés, les vassaux défendus, & le plus malheureux trouvera accès dans les assemblées en question, au lieu qu’auparavant on ne savoit à qui s’adresser. Les suppliques ne parvenoient qu’avec beaucoup de peine aux intendans, & si enfin elles y arrivoient, on étoit des années entieres avant d’être écouté. Il n’y a rien de plus excellent pour les peuples, que de leur ouvrir une voie facile pour exposer leurs besoins. Ceux qui seroient disposés à tyranniser le foible, n’osent l’entreprendre. Ils craignent l’autorité qui peut les frapper, & qui est toujours prête à juger les délits.
Un autre avantage, c’est que tous les objets qui intéressent une province, y seront discutés, qu’on n’omettra rien de ce qui concerne les édifices, les bois, les eaux, & que toutes les volontés s’enchaîneront librement pour concourir au bien public.
Vous finissez par me convaincre….
Eh ! plut au ciel ! Il est cruel pour un galant homme de se voir livré à des préjugés, car ce n’est que la prévention qui peut jeter des nuages sur les assemblées provinciales. Lisez le résultat des principales, telles que celle de Rouen, & vous serez enthousiasmé de voir le bien qu’elles operent, outre l’ordre qui y regne, tout s’y passe selon l’équité. On s’arrête sur chaque objet pour discuter les intérêts de chaque individu, autant de routes qui conduisent la vérité jusqu’au trône, & qui la rendent sensible aux yeux du monarque.
Mais permettez-moi encore une objection. Il suffira qu’un député ait plus d’éloquence, & peut-être plus de hardiesse & plus de poumons, pour faire adopter un mauvais parti. Alors toute une assemblée devient la dupe d’un simple particulier, qui n’a souvent d’autre mérite que celui d’avoir fait l’énergumene. Nous voyons, en conséquence de cet inconvénient, presque tous les corps prendre le plus mauvais parti, & le soutenir avec opiniâtreté. De-là vient que les choses qui sont soumises à l’arbitre & à l’examen de deux ou trois personnes, ont presque toujours un plus heureux succès ; la raison en est simple. Le plus grand nombre dans tous les corps est ordinairement le plus ignorant, & le moins capable d’énergie. Il ne faut que le moindre coup d’autorité pour l’arrêter ou pour l’effrayer….
Croyez-moi, le cri de reconnoissance qui s’est élevé dans tout le royaume, lorsqu’on a formé les assemblées provinciales, n’a point été le cri d’un faux enthousiasme. Dans ce moment tous les cœurs ont senti le bienfait qui alloit résulter d’une pareille institution. Quel avantage le commerce n’en retirera-t-il pas ! les communications d’une province à l’autre, deviendront plus fréquentes que jamais, & l’on ne verra plus le cultivateur mourir de faim au milieu de ses productions.
Je vois toutes ces assemblées faire imprimer le résultat de leurs délibérations, & s’encourager mutuellement par ce moyen, à renchérir les unes sur les autres. Il regne une juste émulation parmi les François qui ne leur permet pas de demeurer au-dessous de leurs voisins. Ils veulent au moins les égaler, s’ils ne peuvent les surpasser ; & voilà comme les sociétés s’électrisent réciproquement.
Que de landes se défricheront par la suite ; que de marais se dessecheront ! Il n’y aura plus, pour ainsi dire, dans la nation entiere, qu’un seul homme, par l’harmonie qui va régner entre tous les membres ; & les relations de la cour avec toutes les extrémités du royaume, seront aussi sûres que promptes.
On saura si l’érection de certaines manufactures est à propos, si telles entreprises sont raisonnables, & l’on n’aura plus la douleur de voir dépérir les établissemens faits trop à la hâte, & dont la ruine entraîne des banqueroutes, & cause à l’état mille dépenses inutiles.
Les assemblées provinciales seront donc un foyer de lumieres toujours subsistant ; & bien des hommes dont l’esprit demeuroit comme enseveli, ou se perdoit dans des frivolités, deviendront utiles. On se fera une gloire comme un devoir d’en faire usage pour le bien de la patrie ; seule maniere de donner un ton de république à une monarchie, & d’unir tous les citoyens par des liens aussi indissolubles que précieux.
On en connoîtra mieux les besoins de l’état, & chaque habitant de la ville comme de la campagne, fera tous ses efforts pour se montrer bon citoyen.
C’est dans les assemblées provinciales qu’on produira les expériences faites à l’avantage de l’agriculture, que les travaux du particulier deviendront ceux du public, & qu’enfin l’oppression n’aura plus lieu. L’on saura enfin ce que chacun possede, & ce que chacun peut & doit payer. Tableau, sans doute, consolant pour l’humanité, & tout-à-fait honorable pour le regne de Louis XVI.
Le projet des projets.
Vingt-troisieme Entretien.
RIen ne m’amuse comme les idées gigantesques de ces hommes singuliers, qui parlant toujours de réformes & de millions, n’ont pas une obole en un propriété, ne se sont jamais appliqués à corriger un seul de leurs défauts. Il n’est question dans leur langage que d’entreprises, que d’améliorations, & tout est en désordre dans leur cœur comme dans leur esprit. Le seul desir de déclamer, ou l’ambition de se faire un nom, les excite à la recherche de tous les plans possibles, souvent sans examen, & plus souvent sans raison.
Ils ne pensent pas que du cabinet d’un monarque, on voit plus loin que de leur petit réduit, & qu’en conséquence tous leurs beaux discours sont des paroles perdues. Ils s’imaginent qu’en phrasant dans des lettres & dans des mémoires, ils fixeront enfin l’attention ; & leurs écrits n’arrivent pour l’ordinaire qu’à un commis qui ne les lit même pas.
Demandes, sollicitations, projets : au feu, disoit le cardinal Dubois ; ils croient donc, ces insensés, ajoutoit-il, que j’ai le temps de lire leurs rêveries.
Les inventeurs de projets ne peuvent se persuader cette vérité, & toujours engoués de leurs productions, ils ne cessent de harceler les gens en place par des mémoires aussi bizarre qu’impraticables.
L’un, avec rien, fera trouver tout-à-coup deux cents millions, l’autre avec cent mille écus seulement a le moyen de mettre cent vaisseaux en mer ; celui-ci, moyennant une plantation de garance, va faire la prospérité du Royaume ; celui-là par un impôt unique, va remplacer toutes les contributions. Ils ne pensent pas que rien ne résiste sur du papier qu’on griffonne, mais qu’il y a une grande différence entre bien arranger des syllabes & trouver des trésors.
Tout cela vient d’un tourment d’esprit, me dit un original que je rencontrai dans ma promenade. Je ne fis que le mettre sur les voies, en lui communiquant une simple réflexion, & il partit de là pour me developper son grand systême, son grand projet, son grand œuvre, son grand moyen, car c’est ainsi qu’il nommoit la superbe découverte qu’il avoit faite en genre d’administration & d’économie.
Je vois, s’écria-t-il d’un ton fâché, que tous les Royaumes sont en combustion ; que l’Angleterre souffre encore des suites de la derniere guerre ; que ses continuelles motions, tantôt à la chambre haute, tantôt à la chambre des communes, tiennent cette isle fameuse dans une perpétuelle agitation ; je vois que la Hollande se dévore elle-même par ses mésintelligences & par ses différens partis, que la France, malgré ses ressources infinies, se trouve maintenant dans une cruelle crise, & à laquelle il faut promptement remédier, que les états de l’empereur & de l’impératrice de Russie, ont à peine de quoi suffire aux énormes dépenses qu’entraînent les préparatifs d’une guerre formidable, qu’enfin l’Europe entiere, & presque toutes les parties du monde, referment plus d’hommes infortunés que de personnes heureuses ; & d’après ce coup-d’œil jeté sur le globe, j’imagine qu’il n’y a que le secret dont j’ai le mot fin, capable de remettre tout à sa place, & d’opérer un bien réel dans les différentes classes des citoyens.
Je n’oserois, lui répondis-je, vous le demander ; & cependant je m’appercevois qu’il brûloit du desir de me le communiquer. Son ton mystérieux n’étoit qu’une finesse pour exciter plus vivement ma curiosité ; il fallut pendant quelque temps insister, le flatter même sur les ressources qu’offroit son génie, pour l’amener à mon but. Je prévoyois, sans doute, que son systême seroit au moins impraticable, s’il n’étoit pas risible ! enfin, à force de questions, de prieres, d’objections, il me tira dans un coin, & il me dit :
Il n’y a que vous au monde à qui je révele le résultat de mes observations. Elles sont le fruit de trente années de travail. Après avoir erré de systême en systême, lu tous les mémoires possibles, tant sages qu’insensés sur la réforme des Finances, j’ai imaginé qu’un moyen qui rendroit les rois & les peuples heureux, seroit le meilleur moyen, qu’un plan qui empêcheroit tous les murmures qu’on entend journellement de toutes parts, mériteroit de préférence d’être adopté, qu’un systême enfin qui arrêteroit les cours des miseres publiques, qui feroit fleurir l’agriculture, & le commerce, l’emporteroit infailliblement sur les autres.
Mais, ajouta-t-il, ne nous entend-on point ? Car je ne veux pas qu’on profite de ma besogne ; il n’est que trop souvent arrivé de voir des personnes qui, comme les frélons, mangeoient le miel des abeilles, & se faisoient auprès des ministres l’honneur d’un ouvrage dont ils n’étoient pas les auteurs.
Il se recueillit, il se mit en posture de me parler à l’oreille, & alors il me dit : le voilà, le projet des projets, c’est que les monarques s’empareront de tous les biens de leurs sujets, que tous les ouvriers, les marchands, les artistes, les colons, ne travailleront que pour eux, & que d’après cette grande opération, ils répartiront les richesses dont ils deviendront les propriétaires sur toutes les classes des citoyens, selon leur rang, leur génie, leur fortune, leur naissance & leur besoin.
Que voulez-vous dire ? lui répliquai-je avec vivacité ; que le souverain prendra ma terre, qu’il percevra le produit de mon emploi ou de mon savoir faire, pour le répandre dans une caisse générale, où l’on mettra toutes les fortunes du Royaume.
Oui, monsieur ; & je soutiens qu’il n’y a que cette maniere de rétablir les choses comme elles doivent l’être.
S’ensuivra-t-il donc, lui répondis-je, qu’un tailleur, par exemple, qu’un cordonnier, rapporteront au prince l’argent qu’ils gagneront, pour le mettre en masse…
Vous n’y êtes pas : je veux dire que le prince jouissant de tous les biens, fera faire à chaque individu des habits & des souliers selon son besoin & selon son état.
C’est-à-dire, que le roi fera comme un pere de famille, qui pourvoit lui-même à la chaussure, ainsi qu’au vêtement de ses fils, qui les nourrit, qui les chauffe, qui les loge, qui les éclaire & qui leur donne de l’argent pour leurs menus plaisirs ; ou pour leurs petits besoins.
Bravo ! s’écria-t-il, vous commencez à me comprendre ; mais pour que vous m’entendiez mieux, je vais entrer dans des détails.
N’y a-t-il pas des cuisiniers ou des traiteurs qui préparent vos alimens ? Selon mon plan, ces cuisiniers & ces traiteurs seront payés par le prince, & d’après le résumé qu’on aura fait de vos qualités, de vos revenus, il se chargera de vous nourrir, en faisant distribuer dans les maisons à l’heure des repas, ce qui vous sera nécessaire ; car, selon mon plan, il n’y aura jamais pour personne du superflu….
Mais, monsieur, entendons-nous…
Je ne demande pas mieux…
Prétendez-vous qu’un maréchal de France, par exemple, n’aura pas un meilleur dîner qu’un simple officier ?…
A Dieu ne plaise, mon projet ne fut jamais de confondre les différens états. Le maréchal de France, puisque vous le citez, auroit la soupe, le bouilli, deux entrées, un rôt, deux plats d’entre-mets, du dessert, du vin à proportion, & jamais rien de plus. Qui ne sait pas dîner avec cela, est un homme mal-adroit, & je le plains.
Le simple officier n’auroit, au contraire, que trois plats seulement, & ainsi du reste ; mais de bonne soupe & un bon potage pour tout le monde, qui, néanmoins, chez l’artisan, seroient souvent suppléées par du laitage ou par des légumes.
Je vous avoue, monsieur, que ce plan m’amuse infiniment, & que déjà je me représente à l’heure de midi, toutes les maisons ouvertes, & sur toutes les tables dressées, des mets apportés par des traiteurs aussi propres qu’agiles. Il y auroit seulement à craindre qu’on ne vînt à se méprendre, & que l’homme destiné, par exemple, pour avoir deux entrées, n’en reçut qu’une, & ainsi du reste…
La chose seroit impossible. De vingt maisons en vingt maisons, des cuisiniers seroient chargés de ce détail, & ils auroient la liste des personnes & leur numéro, afin qu’on les servît à l’heure indiquée, & sans confusion. Des inspecteurs passeroient tous les quinze jours pour voir si les habitans seroient bien nourris….
Et pour les habits, comment feroit-on ? Les uns n’en auroient qu’un tous les deux ans, les autres quatre chaque année, & cela ne passeroit pas ce nombre chez les personnages les plus huppés. Par ce moyen, on apprendroit à l’homme que la grandeur ne vient pas de ses vêtemens, mais de lui-même, & des rapports qu’il a nécessairement avec le grand Etre dont il émane…
De l’argent, on n’en toucheroit donc point ?… Alte-là, s’il vous plaît : chacun en recevroit chaque mois à proportion de son état. Le plus riche n’auroit jamais plus de cinquante mille livres à l’année, parce qu’il y auroit la caisse de bienfaisance, d’où l’on tireroit des sommes pour l’assistance des pauvres, des malades & des vieillards. Ce qui, par ce moyen, épargneroit aux riches le chagrin d’assister les malheureux ; car il n’y en a guere qui mettent gaiement la main à la poche, quand il s’agit de secourir le prochain.
On verroit des hommes n’avoir qu’un louis par mois, & d’autres qu’un écu. Tout seroit relatif, & suivant la justice distributive…. Je comprends ; mais, comment arrangez-vous l’affaire de nos élégantes ? Leur fourniroit-on toutes les coiffures originales dont elles s’affublent ? leur paieroit-on leurs rubans de toutes couleurs, & toutes les fantaisies dont elles se rendent esclaves, & qui varient si souvent, que leur entretien est effrayant par la dépense qu’il entraîne ?
Il faut, sans doute, passer quelque chose à la frivolité d’un sexe aimable, & à qui nous avons les plus grandes obligations, comme ayant pris soin de notre enfance ; mais il y auroit une taxe proportionnée à la qualité, & l’on ne verroit pas une fille le disputer en magnificence à la femme de distinction. Par mon systême, le luxe tomberoit entiérement : on ne donneroit des voitures qu’à ceux dont les affaires & le rang éminent exigeroient une pareille commodité ; c’est-à-dire, qu’un habile médecin, obligé de se répandre dans tous les quartiers pour le bien public auroit un équipage, tandis que ceux qui n’en ont que le nom, iroient à pied ; c’est-à-dire, qu’un bon évêque, destiné par état à visiter un diocese, auroit un carrosse, mais si modeste, qu’il ne pourroit en tirer aucune vanité ; c’est-à-dire, que de premiers magistrats, obligés de se rendre au temple de la justice avec célérité, jouiroient de ce privilege, tandis que les financiers, les négocians, mais sur-tout les êtres inutiles, iroient à pied, à moins que l’âge ne les autorisât à prendre une brouette. Quelle nécessité y a-t-il qu’on ait une berline à quatre, & que toute une famille soit traînée dans la même voiture.
Les singularités de mon original m’amusoient infiniment ; & quoique son systême fût impraticable, & même quelquefois extravagant, j’y trouvois les vues d’un bon patriote, & je regardois cela comme les rêves d’un homme de bien. Il me sembloit voir chacun sur le seuil de sa porte, attendant le jour de son paiement, le passage ou plutôt la bien venue du trésorier, qui apporteroit une piece d’or ou d’argent, selon le taux auquel on seroit imposé ; car son plan étoit qu’il y auroit une liste pour chaque rue, selon l’ordre des proportions.
Bien entendu, lui dis-je, que cela ne seroit praticable que pour les villes, & que dans les campagnes il y auroit un autre moyen de nourrir les laboureurs.
Ceux-là, me repliqua-t-il, recevroient annuellement leur portion de bled & de denrées, nécessaires à la vie champêtre. Les curés de chaque village remettroient au paysan un petit pécule ; car ils ne toucheroient rien de la vente des bestiaux, qui appartiendroient au souverain, comme tout le reste….
Et les logemens, dont nous n’avons point parlé ?
Le monarque en seroit chargé. Dès-lors, il n’y auroit plus de mauvaises années à craindre, plus de dettes à contracter, plus de créanciers à redouter….
Et les auteurs ?…
Le gouvernement s’empareroit de leurs manuscrits, qu’il feroit vendre ou brûler après un examen impartial. Et quant à la subsistance de ceux dont les ouvrages ne vaudroient rien, & qui n’auroient rien, ils seroient obligés de travailler dans un autre genre, pour être, comme les autres, nourris, logés, vêtus….
Mais il n’y auroit plus d’émulation ?
Je ne connois que celle de faire son devoir, me répondit-il en grondant. C’est l’émulation qui perd vos financiers, & qui les lance dans des agiotages dont le public porte le fardeau ; c’est l’émulation qui engage presque tout le monde à sortir de sa sphere, qui fait que l’artisan veut être habillé comme le bourgeois, & celui-ci comme le seigneur.
Les conditions seront connues d’après mon plan. On ne classera les nobles pour être traités selon leur état, qu’après qu’ils se seront fait connoître ; & l’homme distingué ne se trouvera plus effacé par un faquin ; car, d’après mes idées, il n’y aura ni usure, ni agiorage, ni jeu. Il ne circulera d’argent que pour le prince, qui le fera ensuite refluer sur la nation ; & le propriétaire d’un champ, d’une vigne, d’un pré, n’aura plus la fievre quand la grêle ou la pluie ravageront la récolte.
Dans les maladies, le gouvernement paiera les gardes-malades, les apothicaires, comme les médécins. Enfin, chaque royaume ne sera qu’une seule famille, que le monarque logera, nourrira, chauffera, éclairera.
Quel bouleversement ! L’homme n’aura donc plus rien en propre ?…
En propre ! le plaisant mot ; & peut-il s’allier, je vous le demande, avec la constitution de notre être ? Ne sait-on pas que nous ne sommes jetés sur cette terre que pour quelques miserables jours, que ce que nous appelons possessions, nous en sommes dépouillés dans un instant ; qu’enfin, la mort vient à toute heure chasser l’homme de sa maison, ne lui laissant, pour tout héritage, ou plutôt pour un simple prêt, que cinq ou six misérables pieds de terre, où il se dissout de maniere à laisser croire qu’il n’a jamais existé.
Dites, monsieur, que nous ne sommes que des usufruitiers, & vous direz vrai. L’homme même le plus puissant & le plus riche, ne cede-t-il pas ses palais & tous ses domaines à un successeur, que souvent il ne fait qu’entrevoir, & que quelquefois même il n’a pas connu…
D’ailleurs, nos propriétés méritent si peu ce titre, que, selon plusieurs coutumes, nous ne sommes même pas les maîtres de donner nos biens à qui nous voulons. Je ne vois que l’indigence qui soit notre partage, & que notre ame indestructible par sa nature, sur qui nous puissions compter ; si nous n’étions pas aussi fous, nous posséderions tout comme ne possédant rien…
Votre morale m’enchante, lui dis-je d’un ton persuadé, & j’excuserois tous les projets, s’ils amenoient des réflexions aussi sensées…
Il y a long-temps, me répliqua-t-il, que je regarde d’un œil de pitié les malheureux débats qu’excitent l’intérêt & l’ambition. Il y a long-temps que je gémis sur les excès de la cupidité qui attache un homme au monde, comme s’il ne devoit jamais s’en séparer, tandis qu’une minute en fait l’affaire. Nos premiers peres vécurent selon la maniere que j’expose : ils étoient contens lorsqu’ils avoient la nourriture & le vêtement, & encore ces habits étoient-ils des haillons comparés à ceux qu’on porte aujourd’hui…
Il me paroît que la philosophie ne vous a point encore empêché de vous mettre en colere. Cependant, le calme est la situation naturelle du sage… sachez que mon indignation est un hommage rendu à la vertu, & que je ne souffre que parce que je vois tout le monde souffrir.
A propos, j’ai oublié de vous demander une chose importante ; je voudrois bien savoir comment, d’après votre plan, on traiteroit les séminaires & les communautés ?…
Très-bien, si l’on suit mon intention, puisqu’on ne toucheroit jamais aux propriétés, & que le souverain deviendroit lui-même propriétaire ; mais on n’auroit égard qu’à leur regle, & non à leurs revenus, pour les sustenter, & pour les soigner…
Et quant aux voyages,… le pécule qu’on donneroit à chacun pourroit ne pas suffire, & alors, qui sauroit y suppléer ? On distingueroit entre voyages de nécessité & voyages de curiosité. Les premiers seroient payés à tant par jour, selon le tarif proportionné à la qualité des personnes ; les seconds seroient aux frais de celui qui voudroit les entreprendre, c’est-à-dire, que ceux qui pourroient mettre quelque chose en réserve pour cet objet, en seroient bien les maîtres. Les spectacles se prendroient aussi sur ce qu’on toucheroit sur les menus plaisirs ; & comme le plus grand nombre recevroit peu chaque mois, le plus grand nombre ne les fréquenteroit pas, & les choses en voudroient bien mieux, les théâtres nourrissant les passions & l’oisiveté. J. J. Rousseau l’a dit de la maniere la plus forte ; & il n’étoit ni casuiste, ni dévot.
Mon systême remeneroit les bonnes mœurs, l’union des familles, banniroit la misere & l’avarice, & pendant la vie comme à la mort, l’on n’auroit nulle attache aux biens de ce monde.
C’est-à-dire qu’un royaume entier ressembleroit à l’hôtel royal des invalides, où il y a différentes tables, & où chacun est nourri…
Votre comparaison est juste ; mais seroit-il possible de pratiquer, dans la vaste étendue d’un empire, ce qui s’exerce dans une simple maison…
Rien de plus facile, s’il est vrai qu’on peut diviser & soudiviser un royaume comme une ville, une cité comme un quartier, & ainsi du reste.
Je quittai mon homme, dont la tête étoit réellement un magasin de chimeres, & j’en conclus que la plupart des faiseurs de projets n’étoient gueres plus sages que cet original, qui a la folie de se persuader qu’on emploiera son moyen pratiquable. Rien plus risible que les écarts de l’imagination.