Villiers de L'Isle-Adam, Auguste de (1838-1889)
[Bibliographie]
Premières poésies (1856-1858). — Isis (1863). — La Révolte (1870). — Le Nouveau Monde, drame en 5 actes (1880). — Contes cruels (1883). — Akédysseril (1886). — L’Amour suprême (1886). — L’Ève future (1886). — Tribulat Bonhomet (1887). — Elen. — Morgane. — Histoires insolites (1888). — Nouveaux contes cruels (1888). — Le Secret de l’échafaud (1888). — Axël (1890). — Chez les passants (1890).
OPINIONS.
Francisque Sarcey
Le Vaudeville a donné cette semaine une pièce en un acte de M. Villiers de l’Isle-Adam ; elle a pour titre : Une révolte. — Une révolte, c’est une énigme, un rébus, un casse-tête qui vient de Chine, comme la poésie de M. Catulle Mendès. — J’ai donné à cette petite œuvre plus d’attention qu’elle n’en mérite par elle-même. Mais elle est le manifeste d’une école très encombrante et qui en impose aux jeunes gens par le bruit qu’elle fait autour de ses adeptes. Il est bon de montrer au public le néant de ses théories dramatiques et de mettre sa conscience en repos. Il a eu toute raison de s’ennuyer à la Révolte et il a dormi dans les règles aux Deux Douleurs.
J.-K. Huysmans
… Alors il s’adressait à Villiers de l’Isle-Adam, dans l’œuvre éparse duquel il notait des observations encore séditieuses, des vibrations encore spasmodiques, mais qui ne dardaient plus, à l’exception de sa Claire Lenoir, une si bouleversante horreur… Ce conte dérivait évidemment de ceux d’Edgard Poe, dont il s’appropriait la discussion pointilleuse et l’épouvante.
Il en était de même de l’Intersigne qui avait été plus tard réuni aux Contes cruels, un recueil d’un indiscutable talent, dans lequel se trouve Véra, une nouvelle que Des Esseintes considérait comme un petit chef-d’œuvre.
Ici l’hallucination était empreinte d’une tendresse exquise ; ce n’étaient plus les ténébreux mirages de l’auteur américain, c’était une vision tiède et fleurie presque céleste ; c’était, dans un genre identique, le contrepied de Béatrice et de Sigeia, ces morues et blancs fantômes engendrés par l’inexorable cauchemar du noir opium.
Cette nouvelle mettait aussi en jeu les opérations de la volonté, mais elle ne traitait plus de ses affaiblissements et de ses défaites sous l’aspect de la peur ; elle étudiait, au contraire, ses exaltations sous l’impulsion d’une conviction tournée à l’idée fixe ; elle démontrait sa puissance qui parvenait même à saturer l’atmosphère, à imposer sa foi aux choses ambiantes… Mais, dans le tempérament de Villiers, un autre coin, bien autrement perçant, bien autrement net, existait, un coin de plaisanterie noire et de raillerie féroce ; ce n’étaient plus alors les paradoxales mystifications d’Edgard Poe, c’était un bafouage d’un comique lugubre, tel qu’en ragea Swift. Une série de pièces : Les Demoiselles de Bienfilâtre, l’Affichage céleste, la Machine à gloire, le Plus Beau dîner du monde, décelaient un esprit de goguenardise singulièrement inventif et âcre. Toute l’ordure des idées utilitaires, toute l’ignominie du siècle étaient glorifiées en des pièces dont la poignante ironie transportait Des Esseintes.
Paul Verlaine
Remy de Gourmont
Comme littérature, Axël est le grand œuvre de Villiers, d’une
radieuse gloire verbale, d’une richesse d’art plus éblouissante que toutes les
pierreries qui ruissellent dans les cryptes du burg d’Avërsperg. Ce sont des
phrases d’une spiritualité douloureuse, comme Villiers seul
sut en concevoir : « Vous serez la fiancée amère de ce soir nuptial… ».
— « Sara, souviens-toi de nos roses dans l’allée des sépultures… »
Et en
une alternance de telles musiques, de tels versets sacrés, tout le livre se
déroule. Pour celui qui déploya de pareils rêves, voilures gonflées vers l’infini,
la vie quotidienne n’existait que très peu : il ne fut ni pauvre, ni malade, ni
dédaigné ; mais royalement riche, comme Axël, jeune et fort comme Axël, et comme
Axël aimé de Sara, l’énigmatique princesse. C’est la perpétuelle revanche des
grands idéalistes, ignorés de la foule — et de plus d’un de leurs amis — qu’en
réalité ils habitent un autre monde, un monde créé par eux-mêmes, simplement
évoqué par de simples paroles, car « tout verbe, dans le cercle de son
action, crée ce qu’il exprime »
. Grâce à ce sortilège, Villiers dompta
les mauvaises aventures où d’autres auraient sombré, et il lui fut accordé
d’écrire ces drames et ces contes, ces ironies et ces lyrismes par lesquels il
demeure pour nous, amis de la première ou de la dernière heure, le maître
inoubliable et absolu.
Gustave Guiches
Ce n’est qu’à partir des Contes cruels que le talent de Villiers acquiert la magnifique plénitude de son expression. De grandioses symboles comme Vox populi, l’Impatience de la foule, s’y dressent tout à coup à côté de profondes visions d’au-delà de Véra, de l’Intersigne, des railleries aiguës, sinistres ou gravement lyriques des Demoiselles de Bienfilâtre, de la Machine à gloire, du fantaisiste humour qui distingue le Plus Beau Dîner du monde, l’Affichage céleste, etc… Les Contes cruels signalent avec une admirable netteté les deux courants que suit la pensée de Villiers : l’un positif, affirmant les croyances mystiques, les aspirations idéales ; l’autre négatif, dissolvant, aux acides d’une raillerie puissante, la dureté du temps présent abhorré du rêveur…
Par sa fidélité, jamais démentie, aux formules de l’idéal romantique, Villiers de l’Isle-Adam s’est condamné à rester étranger aux courants novateurs de la littérature. Mais il a ouvert au rêve de larges et splendides voies. Sa pensée se projette au-dessus des êtres et des choses, franchit les réalités physiques et rapporte les visions des au-delà entrevus. Ou bien elle se replie sur elle-même, se concentre sur le monde matériel et exprime en ironies vengeresses la cruauté de ses désenchantements. Et sa pensée toujours obéit à cette double action.
Sa phrase a la musique et la couleur de cette vie étrange qui l’anime. Ses périodes sont amples, solennelles, et la passion du mystère qui se révèle à chacune des lignes de ses livres, n’en obscurcit jamais la lumineuse limpidité.
L’influence de Villiers de l’Isle-Adam sur la littérature contemporaine est de beaucoup inférieure à celle exercée par MM. de Goncourt, Daudet, Zola, Huysmans, etc… On la retrouve dans les générations qui suivent le naturalisme et qui s’efforcent de réagir par des tendances soit psychologiques, soit simplement idéalistes, contre l’exclusivisme de la documentation. Ces derniers placent Villiers à l’avant-garde des réactions spiritualistes et le considèrent comme une des plus hautes et des plus éloquentes protestations du rêve dans les temps actuels.
Nul mieux que lui n’a d’ailleurs défini — dans ce passage dont l’application est tout autre — la nature de son talent :
« — Hélas ! dit un de ses personnages, nous sommes pareils à ces cristaux puissants où dort, en Orient, le pur esprit des roses mortes, et qui sont hermétiquement voilés d’une triple enveloppe de cire, d’or et de parchemin. »
Une seule larme de leur essence conservée ainsi dans la grande amphore précieuse (fortune de toute une race et que l’on se transmet par héritage, comme un trésor sacré tout béni par les aïeux) suffit à pénétrer bien des mesures d’eau claire. Et celles-ci, à leur tour, suffisent pour embaumer bien des demeures, bien des tombeaux, durant de longues années !… Mais nous ne sommes pas pareils (et c’est là notre crime) à ces flacons remplis de banals parfums, tristes et stériles fioles qu’on dédaigne le plus souvent de refermer, et dont la vertu s’aigrit ou s’évente à tous les souffles qui passent.
Henry Bordeaux
Les vers de Villiers de l’Isle-Adam n’ont point toujours cette secrète
correspondance du rêve intérieur et du rêve exprimé ; il est visible, par
endroits, que des lectures ont puissamment agi sur lui. Mais quand on songe à sa
grande jeunesse et quand on lit certaines strophes toutes frissonnantes
d’inquiétude et de tristesse, on ne peut s’empêcher de penser au grand génie futur
de ce jeune homme qui débute par des souffrances de doute et d’immenses désirs de
foi, et dont la dernière parole écrite fut vraisemblablement celle-ci ajoutée au
bas du manuscrit retouché à Axël :
Ce qui
est, c’est croire.
Teodor de Wyzewa
… Villiers de l’Isle-Adam, le plus admirable des musiciens des mots, parfait dominateur des sonorités verbales, et dont les poèmes ont le charme mystérieux et subtil de mélodies infiniment pures.
Georges Rodenbach
Son œuvre aussi, dont sa conversation n’était que comme « le premier état », mélange à la raillerie la plus cruelle la plus haute éloquence. Villiers écrivain, comme Villiers causeur, est un grand orateur, et certains discours, dans Axël, dans Akédysseril, sont comparables aux plus belles harangues de Tacite ou d’Homère. Son style est toujours nombreux, d’une allure presque classique ; souvent, il s’agrandit encore, se sculpte en formes amples. On s’étonne alors que l’ironie, cette grimace, s’encadre dans l’éloquence, cette force souveraine. Cela fait songer aux images grotesques que forment parfois les grands rochers…