I
Combien faut-il, en poésie, de Millevoye, de Malfilâtre, de Gilbert tombés dès l’entrée de la carrière, pour en venir à un grand talent qui réussit et qui vit ? — Élevons-nous d’un degré : Combien faut-il de Vauvenargues, d’André Chénier, de Barnave, pour arriver au philosophe, au poète puissant et complet, à l’orateur homme d’État, qui domine son temps, qui fait époque et qui règne ? — Changeons de carrière : Combien faut-il de Hoche, de Desaix, de Joubert, de ces héros moissonnés avant l’heure pour rehausser et grandir encore le général en chef consommé, qui conçoit, qui combine avec génie, qui dirige et résout, après se les être posés, les plus grands problèmes de son art ?
Ce sont les questions qui se posent fatalement devant nous et qui reviennent inévitablement à l’esprit chaque fois qu’on se trouve en présence d’une de ces destinées brillantes, tranchées et interrompues. Et cette prophétie encore du plus sensible des poètes : « Jeune héros, si tu parviens à rompre le destin contraire, tu seras Marcellus ! » cette pensée mélancolique, ce Tu Marcellus eris est comme un refrain funèbre qui retentit de lui-même à notre oreille chaque fois qu’on prononce un de ces noms.
La carrière du général Joubert, du moins, si elle a été courte, a été pure et glorieuse. Que si cependant sa physionomie, son caractère personnel étaient restés un peu indécis et entourés de quelque vague, faute d’un développement historique suffisant, les lettres que M. Chevrier vient de publier et qui sont tirées des papiers de famille, achèveront de le dessiner heureusement et de l’entourer d’une lumière morale complète. Il est permis maintenant de parler du général Joubert comme de l’un des hommes que l’on connaît le mieux.
Il nous représente bien, en effet, avec toutes leurs qualités et dans leur bel enthousiasme, ces jeunes hommes enfants de Révolution, sortis de la classe moyenne éclairée, ces volontaires de 92, patriotes, républicains francs et sincères, mais instruits, bien élevés ; non moins opposés à tout regret et retour royaliste qu’à tout excès terroriste et au genre sans-culotte ; ces Girondins aux armées et qui n’eurent point à y commettre de faute. Joubert nous représente à merveille ? surtout quand on le suit dans sa correspondance, l’esprit et l’âme de ces générations non moins civiques que guerrières, et il vécut assez peu pour n’avoir jamais à se démentir.
De plus, il a cela de particulier d’être un pur produit de l’armée républicaine d’Italie, et celui de ses enfants peut-être qu’elle eût pu présenter le plus avantageusement comme parfait émule en regard et en contraste d’un enfant de l’armée du Rhin. C’est avec elle, c’est du revers des Alpes à l’Apennin et de l’Apennin aux Alpes qu’il fit ses débuts et toutes ses campagnes, qu’il gagna tous ses grades, jusqu’à celui de général de division et au commandement en chef d’un corps d’armée. Il ne fit de campagne d’Allemagne que celle que fit l’armée d’Italie et par laquelle elle couronna la série de ses victoires en 1797. Il a eu ce beau cadre pour carrière ; il s’y forma tout entier. Quel fut, cette immortelle et quadruple campagne terminée, quel fut le jeune général que Bonaparte choisit entre tous pour envoyer au Directoire le drapeau dont la Convention avait fait présent à l’armée d’Italie, drapeau qui revenait si glorieux, si surchargé de victoires ? Ce fut Joubert avec Andréossi. Joubert représente donc parfaitement l’esprit de cette armée, de ces brigades intrépides et de leurs jeunes officiers, par le brillant de la valeur, par la politesse et l’élégance naturelle des manières, l’habitude et le prestige, de la victoire, et un attachement profond au général en chef qu’il eût suivi sans doute s’il eût vécu.
Né à Pont-de-Vaux en 1769, l’année même de la naissance de Napoléon, Joubert était fils d’un juge-mage du pays. Son père, fort considéré en Bresse, de bonne et honnête race bourgeoise, avait abondé dans le sens du mouvement de 89 et avait été l’un des principaux rédacteurs du cahier de la ville de Pont-de-Vaux : avec cela, homme de principes religieux et bon chrétien. On voit par les lettres du fils que le père était exigeant avec lui, ne se contentait pas aisément et lui demandait de se distinguer, d’avancer toujours. Le jeune général, même après ses victoires et son élévation, ne cessa jamais, en écrivant à son père, de signer : « Votre très soumis fils. »
Dès l’âge de seize ans, étant en rhétorique et quoique bon élève, Joubert avait trahi ses instincts belliqueux en s’échappant du collège pour s’engager dans l’artillerie. Cette escapade n’eut pas de suite, son père l’ayant obligé de revenir à ses classes et à ses étudesn. Il se préparait sérieusement pour le barreau, quand la Révolution éclata. Enrôlé en 1791 dans les volontaires de l’Ain, il eut différentes destinations, mais ne commença à voir l’ennemi qu’en 1792, dans l’armée du Midi, commandée par le général Anselme. Ce général, chargé d’envahir le comté de Nice et de défendre la frontière contre les Piémontais et les Autrichiens, avait fait d’emblée la partie facile de sa tâche, la conquête du comté ; mais il s’y était tenu, ne se sentant pas la force de rien tenter de considérable au-delà. De grands désordres qu’il n’avait pas empêchés avaient soulevé la population ; les paysans, insurgés sous le nom de barbets, se battaient dans les montagnes. Joubert, lieutenant dans les grenadiers, et grenadier en effet par la taille comme par le courage, s’aguerrit dans ces combats journaliers, y trempa sa constitution d’abord un peu frêle, et se fit remarquer par l’audace extraordinaire avec laquelle il relançait l’ennemi jusque sur les cimes les plus escarpées et sur des rochers inabordables. Par un contraste qui n’est point rare, dans le feu de sa plus bouillante valeur il restait bon, humain, ouvert aux meilleurs sentiments ; et, après le récit animé de quelque coup de main audacieux, il ajoutait à ses lettres des post-scriptum tels que celui-ci :
Bien des choses à toute la famille. Dans mes dangers, je suis toujours avec vous. Je travaille pour ma famille, et si j’acquiers de l’honneur, ce n’est que pour elle. Si j’étais isolé je n’aurais pas de courage ; mais pour son père, mais pour ses frères, ses sœurs, on ne peut qu’être des lions.
Le général Brunet, qui succéda à Anselme, ne réussit point dans ses entreprises d’attaque ; il échoua contre les camps fortifiés des Piémontais, et il fallut rétrograder après bien des pertes. La position de l’armée ne redevint tout à fait solide et offensive que sous le général Dumerbion, conseillé par le commandant en chef de l’artillerie, Bonaparte. C’est dans une des affaires qui eurent lieu sous le général Brunet que Joubert, assiégé dans une redoute avec trente grenadiers, après s’être défendu à outrance, fut fait prisonnier. On l’envoya à Turin, et il y fut bientôt échangé. Revenu dans sa ville natale, chez son père, il y rencontra des dangers moins beaux. On était au fort de la Terreur ; il ne put contenir son indignation généreuse. Dénoncé au représentant Albitte et décrété d’arrestation, il n’échappa qu’en passant par une fenêtre. Il retourna vite braver la mort là où elle était plus tentante pour les nobles cœurs, sous le drapeau.
Capitaine toujours placé à l’avant-garde, puis chef de bataillon, envoyé à Toulon pour diriger un embarquement de troupes qui ne se fit pas, il est retenu pendant quelques mois à l’hôpital par une maladie grave. On le retrouve à l’armée dans l’été de 1795, faisant les fonctions d’adjudant-général chef de brigade. Pendant qu’il s’y battait au premier rang et se signalait aux yeux de ses camarades et de ses chefs, une mesure soudaine de réforme l’atteignit. Il en fut profondément blessé :
Quelle situation ! Oserai-je me présenter dans l’intérieur avec la note infamante d’officier général réformé ?… Mais, ajoute-t-il avec fierté, mes camarades sont plus affectés de ce coup que moi. Ils m’ont vu huit jours de suite, par une pluie affreuse, ne prendre jamais un moment de repos, les conduire intrépidement au feu, les encourager dans leurs malheurs, et seul de l’état-major, ne les jamais quitter.
— J’ai été instruit de ma réforme, écrit-il encore, dans un moment où, honoré de la confiance des généraux, je commandais le point essentiel de la première division de droite, avec huit et même douze bataillons, et à l’une des plus sanglantes affaires qui eurent lieu à l’armée d’Italie, à Melognoo.
Il avait été desservi à Paris dans les bureaux du Comité de salut public. Le général en chef Kellermann réclama pour son brave et utile officier qu’il voyait chaque jour à l’œuvre ; il le maintint à sa place, en attendant la réponse du Comité. Le grade d’adjudant-général chef de brigade, qu’on avait voulu retirer à Joubert, lui fut définitivement acquis.
Il n’en demeura pas moins découragé pour un temps et dégoûté, dans les intervalles, du moins, où l’on ne se battait pas ; il écrivait à son premier chef, le général Cervoni, sous qui il avait servi dès son arrivée à l’armée, et qui, lui-même, paraît avoir essuyé à ce moment une mortification ; car il avait quitté les camarades sans faire d’adieux et s’en était allé à Menton :
(Août 1795.) Je regardais comme un honneur, après avoir été bien noté du général Schérer, de me trouver encore du nombre de ceux que l’intrigue avait écartés ; j’étais fier de ma réforme, et il n’a rien moins fallu que les ordres de Kellermann pour me faire demeurer ; car, après la retraite, j’allais prendre le même chemin que toi sans plus de façon, et le diable s’en est mêlé pour me faire demeurer : enfin, on m’a envoyé une nomination, et je suis encore attaché à la chaîne. Dans quelque gouvernement que ce soit, pour être indépendant, il ne faut tenir en rien à ceux qui gouvernent.
Notez, en passant, ce mot chez celui dont on aurait voulu faire, par la suite, un chef de gouvernement.
Cette lettre à Cervoni finit par un retour et un regret sur le passé :
Incertitude, dégoût, fatigues, tel est le sort du militaire actuel ; il est bien différent de celui de nos premières années, où nous guerroyions en chantant.
Les lettres de Joubert à cette époque présentent avec une grande vérité l’état de cette armée d’Italie, si aguerrie, si éprouvée, et qui, avant ses jours d’éclat et de triomphe, eut à supporter tant de privations, de souffrances obscures et de misères, — l’école, après tout, du bon soldat23. À Kellermann a succédé Schérer ; il se décide à agir. Son plan est bien conçu : il veut séparer les Autrichiens des Sardes ; tenant ceux-ci en échec par la division Serrurier, il attaquera les Autrichiens de front aux environs de Loano, sur le littoral, par la division Augereau, tandis que, dans l’entre-deux, Masséna, chargé d’occuper et de couronner les cimes des Apennins, devancera l’ennemi par les hauteurs, aux défilés où il aura à passer en se retirant. Il faut entendre le cri d’enthousiasme de Joubert, à l’annonce de cette campagne ; il a secoué tous ses ennuis ; il écrit à son père, le 28 octobre (1795) :
Ce n’est plus de repos qu’il faut que je vous parle, mais bien d’une nouvelle campagne que nous allons commencer dans quatre ou cinq jours avant l’hiver. 40000 hommes s’ébranlent pour attaquer l’armée austro-sarde, retranchée jusqu’aux dents ; 12000 grenadiers et chasseurs, commandés par le général Laharpe, commenceront la trouée ; je figurerai avec cette brave division. Vous voyez, mon père, que ce n’est plus à Pont-de-Vaux qu’il faut songer à aller ; aussi je n’ai plus que Milan ou la paix devant les yeux.
Tandis que la Convention triomphait (en vendémiaire), on y parlait de nous ; je commandais, en effet, sous les ordres du général Miollis, la colonne qui brûlait le camp austro-sarde. Eh bien, on en parlera encore pendant l’établissement du nouveau gouvernement (le Directoire) dont nous attendons notre bonheur. Toute l’armée demande le combat à grands cris. L’enthousiasme est tel qu’au commencement de la Révolution ; et les ennemis, en apprenant nos triomphes, trembleront dans l’intérieur comme à l’extérieur. J’attends, moi, la paix pour résultat de notre campagne d’hiver, et, dans cet espoir, je m’y livre tout entier. Vous ne serez sûrement pas fâché d’apprendre que je commanderai une des têtes de colonnes de 12000 (?) grenadiers et chasseurs.
Nobles sentiments, confiance inaltérée au génie de la Révolution ! renouvellement d’espérance que partageait alors toute cette armée ! Mais il y a ceci de particulier en Joubert, que s’il fait la guerre avec tant d’ardeur, il a en vue la paix. Cette idée reviendra souvent jusque dans ses lettres les plus belliqueuses ; tout son feu n’exclura jamais la modération. Il y a du citoyen uni en lui au guerrier ; il a dans les camps les qualités civiles.
Le plan de Schérer, admirablement servi par les généraux divisionnaires, a réussi ; la victoire de Loano, des 2 et 3 frimaire (23 et 24 novembre 1795), vient saluer d’un présage heureux l’inauguration du Directoire.
Joubert a été l’un des héros de ces combats. Toujours à l’avant-garde de Masséna, le 23 et le 24, il s’est porté en dernier lieu, avec une poignée d’hommes, les meilleurs marcheurs de sa troupe harassée, au point le plus avancé des crêtes sur les derrières de l’ennemi, et par son audace il l’a étonné, épouvanté, forcé d’abandonner dans les gorges chariots et pièces. Il raconte vivement, mais sans vanterie, sa conduite en ces deux journées, dans une lettre qui vient expliquer et confirmer les récits donnés par les historiens militaires. Lire à ce propos Jomini24, si lumineux, si judicieux, et qui nous fait si bien voir le nœud stratégique d’une action, est un plaisir qui n’est pas réservé aux seuls militaires et que tous les esprits critiques savent apprécier.
Joubert, qu’il nomme souvent dans sa relation de Loano, dut à sa belle conduite d’être nommé général de brigade. Il eut un moment d’hésitation avant d’accepter ; il le dit à son père dans une lettre datée de quelques jours après, et où il se montre bien à nous dans l’élan et la poursuite de la victoire :
Sous Ceva, 30 novembre 1795.
Nos fatigues et nos victoires ne cessent point. Je viens encore, après avoir battu les Autrichiens, d’être chargé, avec ma brigade, de talonner les Piémontais, et je leur ai enlevé 19 pièces de canon. Je ne sais si mon physique y résistera. Ma marche est si rapide, que j’ai perdu aides de camp, domestiques, chevaux. Je suis à pied ; tout est derrière moi.
J’avais eu des scrupules d’accepter le grade de général de brigade ; mais mes camarades et les généraux, le représentant Ritter lui-même, m’ont paru si contents de cette promotion, et je suis chargé d’entreprises si intéressantes25, que mon refus aurait passé pour refus de service. Je laisse donc aller l’eau sous le pont.
Ardeur et modestie ! arrêtons-nous un moment : car c’est surtout le caractère moral de Joubert que nous étudions. Voilà les scrupules qui commencent. Quoi ! ce jeune guerrier si intrépide, si intelligent, si actif et si infatigable, hésite à accepter le grade de général de brigade qu’il vient de mériter et de gagner, au vu et su de tous ! Et bientôt, quand il sera nommé par Bonaparte, à la veille de Rivoli, général de division, ce sera bien pis ! Son premier mouvement sera non de joie, mais pour décliner l’honneur, le fardeau ; il écrira à son père pour le consulter, pour lui demander s’il doit ou non accepter. « Je ne saurai trop vous répéter, général, écrit-il à Bonaparte lui-même, qu’une division de 9000 hommes est pour moi un fardeau qui m’accable. Une brigade est mon fait, et tout en obéissant au général en chef, je ne puis m’empêcher de le lui représenter. » Et plus tard, quand il sera général en chef, donc ! que ne dira-t-il pas, que ne sentira-t-il pas du poids accablant dont il voudrait bien se démettre, dont il se démit même une première fois ! Qu’il y ait eu un peu de faiblesse physique, de la mauvaise santé dans cette disposition à se méfier de soi-même, je le crois ; mais il y a autre chose encore ; on est obligé d’y voir un trait essentiel de son caractère qui reparaîtra en toute occasion décisive de sa vie, et que Saint-Cyr nous a révélée s’accusant et redoublant avec une persistance étrange dans la nuit de perplexité qui précéda la glorieuse mort du jeune général.
Joubert se rendait compte mieux que personne de la responsabilité d’un chef de troupe, et dans un de ses purs d’inquiétude il la résumait ainsi :
À chaque heure répondre de la vie de plusieurs milliers d’hommes ; hasarder à propos la vie de ses soldats pour la leur sauver ; ne négliger aucune précaution pour se défendre des embuscades et des surprises de nuit ; voir dans cette lutte continuelle succomber ses amis, ses connaissances, par les blessures ou les maladies : il y a là de quoi tourmenter un homme. Et moi qui ne sens rien faiblement, je m’affecte d’autant plus profondément que dans notre état il faut avoir l’art de cacher aux autres ses affections particulières. Il faut paraître confiant quand on est inquiet, dur envers le soldat, quand souvent il n’inspire que de la pitié ; il faut enfin avoir un visage qui ne soit point le miroir de son cœur.
Touchantes et humaines paroles, et dignes d’un Vauvenargues dans les camps ! Dans tout ce que je vais dire, que l’on me comprenne bien, je suis loin de vouloir infirmer le mérite de Joubert, je ne le diminue point. Cette modestie qu’il a, non pas seulement extérieure et apparente, mais intime et sincère, le marque et le distingue entre tous : ce coin de faiblesse (car il y a un peu de faiblesse) me le fait aimer ; c’est une grâce de plus, c’est comme un pressentiment, si on le rapproche de sa fin prématurée. Je veux pourtant suivre la veine et la dessiner nettement aux yeux pour qu’il n’y ait pas doute ni incertitude. J’anticiperai donc sur les faits pour embrasser tout le caractère. Ainsi, simple général de brigade quand il se définissait de la sorte la responsabilité, à peine sera-t-il général de division qu’il dira (22 novembre 1796) ;
Avec mon avant-garde, j’étais joyeux ; avec une division, la tristesse me saisit, je crains les événements. Cependant il faut servir…
Entre Arcole et Rivoli (toujours dans ses lettres à son père) :
Vous ne me croyez occupé que de gloire : vous vous trompez ô mon père ; je ne soupire qu’après le repos. Il m’est impossible, dans l’occasion, de ne pas suivre l’impulsion naturelle ; il faut se montrer. Mais je vous assure que je désire n’avoir plus occasion de guerroyer, et encore une fois que le repos seul est l’état que je désire et dont j’ai besoin.
À l’entendre, ne dirait-on pas vraiment qu’il n’est soldat que comme Nicole prétendait être controversiste ? malgré lui. Il faut rabattre de ces paroles, je le sais ; mais rabattez ce que vous voudrez, il en restera encore assez pour déceler le symptôme que nous y cherchons.
Après Rivoli, où il s’est couvert de gloire, où il a justifié hautement sa promotion de divisionnaire, et à la veille de sa première expédition dans le Tyrol, dont il vient d’être chargé :
Plus je réfléchis, moins je me trouve à ma place ; tout, jusqu’au succès, me désespère. Encore une fois, dès que je vois jour, je me débarrasse de tout ce fardeau et je quitte le métier. Je suis né pour les armes et non pour le commandement. Je maudis l’instant où je fus fait caporal ; et je voudrais avoir l’apathie de ceux qui finiront par s’établir bourgeoisement. C’est là où est le bonheur, et c’est là sûrement où, s’il est possible, j’irai le chercher. En attendant je vais, en faisant mon devoir, faire taire encore la cabale.
On n’est pas plus héros et plus sceptique à la fois. — Et arrivé à Trente, après avoir réussi :
Je me livre à la fortune, mais je m’en défie ; et si la chance est favorable, je m’en défierai plus encore et rechercherai les postes secondaires que vous prétendez que je ne dois plus accepter. Un soldat se bat dans tous les rangs. Dans une république, on n’est général qu’un temps. J’ai sous mes ordres le brave Dumas, qui a commandé en chef cinq armées ; je lui ai confié mon aile droite, et nous sommes intimes. Pourquoi ne pourrai-je pas me trouver dans le même cas ?
Et de cette même ville de Trente, après des succès auxquels il ne manquait plus que la seconde expédition dans le Tyrol allemand pour atteindre à leur plein éclat, il écrivait à son père encore, plus ambitieux que lui et qui le poussait à tous les genres d’ambition :
J’ai reçu votre lettre ; vous m’y supposez bien des qualités que je n’ai pas. Pour être homme de pouvoir, il faut de l’ambition et je n’en ai pas. Pour désirer des places, il faut une science approfondie du cœur humain, et une conduite politique à l’avenant ; je dédaigne tant de prudence. Malgré tout ce que vous m’en dites, je suis décidé à quitter une carrière dont je ne voulais parcourir que les degrés moyens et où je me trouve au faîte, sans l’avoir désiré. Je n’ai accepté avec plaisir que le grade d’adjudant-général chef de brigade (comme qui dirait colonel), et c’était là ma place. J’ai été porté plus haut contre mon gré. À présent j’ai trois divisions sur les bras, et je suis décidé à les quitter. J’aime rendre des services ; qui ne serait sensible à la joie d’en rendre ? Mais je préfère un poste, une position où l’homme jouit de lui-même, à l’éclat d’une grande place où l’on ne vit jamais pour soi. D’ailleurs, ce qu’on appelle réputation dépend toujours des événements, et encore une fois je serais un fou de courir de nouvelles chances sans ambition.
Je pourrais multiplier les aveux de ce genre. La disposition ici est trop persistante pour qu’on puisse douter de sa profondeur et de ses racines dans la nature même de l’homme. Décidément Joubert aime les postes en second et s’y sent plus à l’aise que dans les premiers. D’autres aspirent à monter ; lui, il aspirerait plutôt à descendre. Personne n’est moins enivré après la victoire, personne n’est plus méfiant que lui de l’avenir.
Sans doute un homme, un guerrier mort à trente ans n’a pas donné sa mesure : il ne l’a pas donnée pour tous ses talents et ses mérites, pour tout ce qui s’acquiert par l’expérience ; mais comme génie, comme jet naturel, il s’est montré dans sa force d’essor, dans sa portée et sa visée première, s’il est à l’œuvre depuis déjà cinq ou six années. Je me risquerai donc, à propos de cette singulière modestie de Joubert, à rappeler la pensée d’un moraliste de l’école de La Rochefoucauld :
Une modestie obstinée et permanente est un signe d’incapacité pour les premiers rôles, car c’est déjà une partie bien essentielle de la capacité que de porter hardiment et tête haute le poids de la responsabilité ; mais de plus cette modestie est d’ordinaire l’indice naturel et le symptôme de quelque défaut, de quelque manque secret ; non pas que l’homme modeste ne puisse faire de grandes choses à un moment donné, mais les faire constamment, mais recommencer toujours, mais être dans cet état supérieur et permanent, il ne le peut, il le sent, et de là sa modestie qui est une précaution à l’avance et une sorte de prenez-y-garde. On ne se contient tant que parce qu’on a le pressentiment de ne pouvoir aller jusqu’au bout.
Ce qui ne veut pas dire au moins, en prenant pour vrai le signe inverse, qu’il suffit de ne douter de rien et de se croire propre à tout, pour être en réalité capable de tout. Entendez tout cela comme il convient, c’est-à-dire sobrement, et dans la juste application à notre sujet.
Le malheur du jeune général que nous verrons sortir si brillamment victorieux, si intrépide et si habile dans les luttes prochaines où il n’était que lieutenant et en second, ce fut, à une certaine heure, d’avoir été poussé au premier rang, d’y être arrivé dans tous les cas trop tôt, et par le jeu des partis qui s’inquiètent peu de vous compromettre et de vous briser, pourvu que vous leur serviez d’instrument un seul jour. Mais que de qualités charmantes et pures en lui ! que de vertus aimables, ornement du guerrier ! Énumérons un peu :
Sentiment de famille, on l’a vu ; — fidélité au pays, je ne parle pas du grand pays, de la patrie et de la France, mais du pays de Bresse et de tous les camarades qui en sont :
(Avril 1795.) Nous souffrons tous les maux, couchés sur la paille, buvant de l’eau, très souvent réduits à 12 ou 14 onces de pain rempli de pierres et noir comme du temps de Robespierre. J’ai vu passer mon troisième bataillon de l’Ain. Pannetier, Soulier, Boisson sont venus me voir et ont partagé ma misère. Rien n’était si risible que de voir l’approche de ces deux jeunes gens ; ils avaient fait une lieue pour nous voir. Je les ai reconnus qui se tenaient à vingt pas de moi, détournant la tête quand je les regardais, en s’extasiant sûrement de voir des pays si loin. Nous avons joui un moment de leur embarras bressan. Enfin, pour en finir, mon frère est allé les chercher.
Autre vertu : sentiment touchant de confraternité d’armes, sainte amitié des camps, qu’il ressent vivement et qu’il a inspirée. Ainsi après une affaire malheureuse, l’attaque des positions en avant de Saorgio, sous Brunet, il écrivait (juin 1793) :
De notre côté, nous avons à pleurer bien des braves. Un capitaine de mon régiment, M. Langlois, mon intime ami, blessé en tête de sa colonne, et la balle dans le corps, élevait encore son épée en avançant et en excitant le soldat, jusqu’au moment où il est tombé de faiblesse. Je l’ai vu en passant à Sospello, une amie le soignait ; et comme tout le monde longtemps m’avait cru mort, il avait, dans ses douleurs souvent parlé de moi et souvent envié mon sort. Trois heures après que je l’eusse vu, il était plus gai et beaucoup mieux. Il croit que puisque je vis, il ne mourra pas. Dieu le veuille !
Superstition du guerrier si naturelle, si nécessaire, au milieu de cette vie de hasards ! Mais ici, et dans ce mot échappé du cœur, on reconnaît plutôt encore la religion de l’amitié.
La probité enfin, la pureté et le désintéressement sont les vertus ordinaires de Joubert. Le lendemain de la victoire de Loano, il se trouve dépourvu de tout. Ce général de brigade, qui vient de prendre les chariots et les bagages de l’ennemi, se voit dans la nécessité d’écrire à son père :
Un peu de numéraire pour changer mes habits et harnacher mes chevaux me serait nécessaire. Vous savez que je ne demande que quand j’ai besoin. Faites encore un effort, mon père, et un bon mariage raccommodera cela.
Les fruits de cette victoire de Loano furent à peu près nuls ; l’habileté supérieure avait fait défaut. On resta sur place en définitive. Cinq mois après (19 mars 1796), Joubert écrivait de Finale, dans la rivière de Gênes :
Le gouvernement, tout occupé du Rhin, nous laisse sans argent, à la merci des fripons qui nous administrent.
Il n’y a de beau ici que le courage infatigable du soldat et de l’officier, et la patience imperturbable de tous deux. La France frémirait si on comptait tous ceux qui sont morts d’inanition, de maladies. Le pauvre volontaire, en se traînant, s’arrête où il se trouve, s’affaisse sur la terre et meurt. Mon père, si la campagne n’est pas offensive, je prévois des horreurs, et, plutôt que d’assister à l’enterrement d’une armée, je donne ma démission.
Mais Bonaparte, nommé général en chef, arrivait à Nice le 27 mars et venait prendre en main cette armée de braves, sans habits, sans pain et sans souliers, qui n’attendait qu’un tel chef pour faire ses prodiges.