(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) «  Œuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville — II » pp. 107-121
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) «  Œuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville — II » pp. 107-121

II

Les amis de M. de Tocqueville eurent besoin eux-mêmes de quelques explications pour être assurés de sa pensée fondamentale et de son but, lorsque les deux premiers volumes de La Démocratie en Amérique parurent. M. de Corcelles avait été frappé de cette sorte de contradiction qu’il y avait entre le tableau vraiment assez triste de cette démocratie moderne, présente ou future, et les conclusions du livre qui tendaient à l’acceptation et à l’organisation progressive de cette même démocratie. M. de Tocqueville lui répondait, comme aussi à un autre de ses amis, M. Eugène Stoffels, en leur indiquant le double effet qu’il avait la prétention de produire sur les hommes de son temps : diminuer l’ardeur de ceux qui se figuraient la démocratie brillante et facile ; diminuer la terreur de ceux qui la voyaient menaçante et impraticable ; les concilier, les régler, les guider s’il était possible, leur montrer les périls et en même temps que les conditions essentiellesg ; les voies et moyens. Noble but, noble effort, et par lequel il réalisait un des vœux de sa première jeunesse, lorsqu’après le récit d’une de ses courses opiniâtres à travers les montagnes de la Sicile, il s’écriait en finissant : « Pour moi, je ne demande à Dieu qu’une grâce : qu’il m’accorde de me retrouver un jour voulant de la même manière une chose qui en vaille la peine ! »

La volonté ! c’est ce dont il fait le plus de cas : « Ce monde, pense-t-il, appartient à l’énergie. » Lui si moral, si tempéré, il semble même par moments tout près de vouloir cette énergie à tout prix, tant il est l’ennemi de la mollesse et de l’indifférence : « À mesure que je m’éloigne de la jeunesse, écrivait-il à M. Ampère, je me trouve plus d’égards, je dirai presque de respect pour les passions. Je les aime quand elles sont bonnes, et je ne suis pas bien sûr de les détester quand elles sont mauvaises. C’est de la force, et la force, partout où elle se rencontre, paraît à son avantage au milieu de la faiblesse universelle qui nous environne. » Ses passions, à lui, se réduisaient pourtant à une seule, et il nous la déclare : « On veut absolument faire de moi un homme de parti, et je ne le suis point (il écrivait cela en mars 1837, après son premier grand succès). On me donne des passions et je n’ai que des opinions ; ou plutôt je n’ai qu’une passion, l’amour de la liberté et de la dignité humaine. Toutes les formes gouvernementales ne sont à mes yeux que des moyens plus ou moins parfaits de satisfaire cette sainte et légitime passion de l’homme. »

Lorsqu’on entre dans la politique avec une telle visée, on court risque de rencontrer sur son chemin bien des mécomptes. Ceux qui se croient le plus affranchis des préjugés de naissance (et M. de Tocqueville était de ce nombre) ont à se garder d’un autre préjugé indirect bien tentant pour une âme généreuse ; c’est d’aller transporter à l’humanité tout entière les idées nobiliaires trop avantageuses qu’ils n’ont plus pour eux-mêmes. L’homme, il faut le savoir, peut s’élever très haut par la culture, par l’effet continu et sans cesse agissant de la civilisation ; mais, en fait, le point de départ, dans quelque doctrine qu’on se place, et que l’on se reporte au dogme mystérieux de la Chute, ou que l’on se tienne à l’observation naturelle directe, le point de départ a été très bas et infime. Demandez aux plus grands de ceux qui ont gouverné les hommes et qui ont le plus fait avancer leur nation ou leur race, à quelques croyances religieuses et métaphysiques qu’ils appartiennent, — Mahomet, Cromwell, Richelieu —, ils se sont tous conduits en vertu de l’expérience pure et simple, comme gens qui connaissent à fond l’homme pour ce qu’il esth, et qui, s’ils n’avaient pas été les plus habiles des gouvernants, auraient été les moralistes perspicaces les plus sévères. Émancipés aujourd’hui, fils de l’Occident, héritiers de tant d’œuvres, et comme portés sur les épaules de tant de générations, espérons mieux ; mais, si nous nous appelons philosophes, n’en venons jamais, par une sorte d’orgueil intellectuel, à oublier les origines si grossières et si humbles de toute société civile.

M. de Tocqueville, non content d’écrire et de méditer, entra dans la politique active et fut nommé député en 1839 ; il s’était présenté aux électeurs dès 1837, et un incident curieux signala cette première candidature. M. Molé, alors président du Conseil des ministres, qui aimait et estimait fort M. de Tocqueville, le porta ou avait dessein de le porter comme candidat du gouvernement ; dès que M. de Tocqueville le sut, il s’empressa de repousser toute attache officielle, revendiquant non pas le droit d’attaquer le pouvoir, mais celui de ne l’appuyer que librement, dans la mesure de ses convictions. Une lettre qu’il écrivit en ce sens à M. Molé provoqua une fort belle réponse de cet homme d’État ; je la citerai ici tout entière, parce qu’en y faisant la part d’une certaine vivacité qui tenait aux circonstances et aussi à la délicatesse chatouilleuse des deux personnes, on y trouve une leçon gravement donnée, et d’un ton fort digne ; il y respire un sentiment fort élevé de la puissance publique que M. Molé concevait et représentait en homme formé à la grande école. Dans la lettre de M. de Tocqueville perçait l’idée, poliment exprimée, qu’un homme qui se respecte doit être de l’opposition. M. Molé ne se le laissa pas dire, et ne souffrit pas qu’on déplaçât ainsi le respect :

Paris, ce 14 septembre 1837.

Mon cher monsieur, je reçois de vous une lettre qui demande prompte et ample réponse. Je vous rendrai franchise pour franchise, et puisque, d’un bout à l’autre, je ne partage aucun des sentiments ou des principes qui vous l’ont inspirée, j’aurai le courage de vous le dire. Je réclamerai d’abord et protesterai, au besoin, contre la distinction que vous établissez entre le président du Conseil et M. Molé. Si ce dernier avait dû s’effacer pour faire place à l’autre, il aurait repoussé, la présidence et, comme dans toute sa carrière, il eût préféré sans hésiter la moindre de ses convictions morales ou politiques au pouvoir et à tous les avantages qu’on lui attribue. Ce n’est pas seulement dans l’exercice du pouvoir politique, c’est dans toutes les affaires de la vie qu’il faut accepter la lutte du bien contre le mal. Si on ne se mêlait que de celles où l’on serait sûr de faire tout ce qu’on croit bien ou vrai sans transaction, on ne ferait pas même ses propres affaires ; il faudrait se renfermer dans l’inaction. Je suis donc au pouvoir, comme vous y seriez, faisant le bien, empêchant le mal, avec toutes les ressources que me fournissent les circonstances ou mes facultés. Le premier des devoirs est, à mes yeux, de lutter dans les élections comme ailleurs pour l’opinion qui m’a porté au pouvoir, que j’y défends et qui m’y prête son loyal appui. Je n’admets donc pas que ce soit accepter un joug dont la délicatesse ou la fierté aient à souffrir, que d’arriver par notre influence à la Chambre, ni que ce fût trahir un engagement que de se séparer de nous plus tard sur une question où l’on ne pourrait, en conscience ou avec convictioni, nous soutenir. Tout ceci est bien terre à terre, je le sais, aux yeux de cette opinion factice et amoureuse de popularité, qui tient le pouvoir, quelles que soient les mains qui l’exercent, pour l’adversaire présumé de la société. Mais je me permettrai de vous demander si vous croyez donc que vous serez plus libre d’engagement, si vous arrivez par les légitimistes, les républicains ou une nuance quelconque de la gauche que par le juste milieu. Il faut choisir ; l’isolement n’est pas l’indépendance, et l’on dépend plus ou moins de ceux qui vous ont élu. L’armée du ministère dans les élections ne se compose pas seulement de gens qui relèvent de lui et lui doivent leur existence ; elle se compose surtout d’hommes pensant comme lui et croyant bon pour le pays qu’il se maintienne et qu’il l’emporte contre ses adversaires. C’est parmi de tels hommes, mon cher monsieur, que j’aurais été heureux et fier de vous rencontrer. Vous ne le voulez pas, vous avez presque dit que vous en rougiriez : à la bonne heure ! Je méritais que vous me parlassiez avec autant de franchise. Mais vous n’avez pu croire que je prisse assez peu au sérieux le métier que je fais pour désirer de vous voir arriver sous l’un des drapeaux de nos adversaires. Ce métier, sachez-le bien, est un des plus pénibles et des plus méritoires que l’on puisse faire. Il entraîne pour moi plus de sacrifices que pour bien d’autres, parce que les goûts de mon esprit, les penchants de mon âme, toutes mes habitudes y sont complètement sacrifiées. Mais je croirais manquer aux vues de la Providence sur moi, si je ne portais pas avec courage ma destinée. J’estime que, dans nos circonstances publiques, le pays courrait quelque risque, si le pouvoir passait actuellement dans d’autres mains. Si je ne me trompe pas, les cœurs honnêtes et les esprits sensés me doivent quelque estime, même quelque encouragement et quelque appui. En résumé, il sera fait selon votre volonté. Je vous avais porté dans l’intérieur du cabinet comme au dehors jusqu’ici à outrance, il faut que je m’en confesse. Je ne connais pas votre préfet, mais apparemment il m’avait deviné. Aujourd’hui même le ministre de l’Intérieur va apprendre de moi que nous ne devons vous soutenir nulle part. Nos amis (car nous en avons) vous combattront ; car, en matière d’élection, la neutralité est impossible. Si vous arrivez, je m’en féliciterai pour vous, et d’autant plus, permettez-moi de l’ajouter, que la pratique des affaires et des hommes pourra vous rapprocher de ces malheureux ministres qu’il vous paraîtrait si fâcheux aujourd’hui de paraître appuyer. Dans quelques rangs que vous vous placiez, vous n’en serez pas moins pour moi un parent que j’aime et honore, l’un des esprits les plus élevés et des talents les plus rares que notre époque ait produits. Agréez, etc.

Le pronostic de M. Molé se réalisa. M. de Tocqueville s’isola un peu trop, même dans l’opposition ; il eut jusqu’en 1848 un rôle des plus honorables, mais peu efficace, peu étendu, un de ces rôles d’Ariste ou de Cléante au théâtre, et qui, le faisant estimer dans les deux camps, ne lui procura dans aucun une action proportionnée à ses lumières et en rapport avec l’énergie de ses sentiments.

Il étudiait beaucoup cependant, il approfondissait chacun des sujets en discussion, et dans les questions non politiques, non ministérielles, ses collègues aimaient à le choisir comme le rapporteur le plus sûr, le plus consciencieux. La question de l’Algérie fut une de celles qu’il étudia le plus à fond ; il fit pour cela deux voyages en Afrique. Dans une des lettres si aisées et si spirituelles du maréchal (alors colonel) de Saint-Arnaud, je lis ce passage : « Je suis parti mardi (25 novembre 1846) pour aller chercher le maréchal (Bugeaud) à l’Oued-Fodda avec un escadron… Il avait avec lui MM. de Tocqueville, de Lavergne, Béchamel et Plichon, députés, et Broët et Bussière, gens de lettres. M. de Tocqueville posait un peu pour l’observation méthodique, profonde et raisonnée… » Il ne posait pas, c’était l’attitude naturelle de son esprit, de toute sa personne ; mais il faisait un peu cet effet aux militaires, à ceux qui ont l’esprit prompt, l’observation facile et nette, et même brusque : ce sont des familles d’esprits différentes et même opposées ; il n’y a rien d’étonnant que quelque antipathie se prononce. J’entendais, à ce propos, l’autre jour, un de nos braves et spirituels généraux lâcher sous sa moustache le mot de pédantisme. De son côté, M. de Tocqueville le leur rendait. Lisant plus tard les Mémoires de Marmont, il l’appelle « un de ces aventuriers (fort bien élevés d’ailleurs), que la Révolution française a fait percer ». — « Je m’étonne toujours, dit-il, qu’on ait pris part à de si grandes choses, touché à de si grandes affaires et vécu en telle compagnie, et qu’on n’ait que cela à dire ? Ce peu pourtant est très digne d’être lu… » M. de Tocqueville avait un peu du dédain des esprits établis pour les aventuriers qui se risquent et commencent, pour ceux qui, engagés à corps perdu dans l’action, ne s’avisent pas d’en raisonner ; il oubliait qu’on ne raisonne pas des choses à perte de vue quand on les touche à bout portant. Lisant une autre fois les Mémoires historiques du grand Frédéric, il en dira :

Je vous renverrai sous peu les Mémoires du grand Frédéric, que j’ai lus ; c’est assurément une œuvre remarquable, bien moins cependant que l’homme même dont elle émane. Quels produits différents de l’intelligence que la pensée qui fait écrire et celle qui fait agir ; la pensée qui se resserre dans les limites d’un acte à accomplir, et celle qui s’étend dans un grand espace et veut juger en général les résultats et les causes ! Comme le même homme peut être supérieur dans le premier emploi de son esprit, et médiocre dans l’autre, et réciproquement ! Jamais cela ne s’est mieux vu qu’ici. Dans ces Mémoires, d’ailleurs, le grand Frédéric ne parle guère que de batailles, ce à quoi je n’entends rien… Ce que j’aurais voulu surtout savoir, c’est comment Frédéric menait son gouvernement, et les réflexions que ce sujet lui suggérait ; mais j’imagine qu’il dédaignait trop cette partie de sa vie pour s’appliquer à la faire comprendre au lecteur.

Pas du tout. Le grand Frédéric n’avait pas de ces dédains et ne fait pas de ces mystères ; lisez ses lettres. Si lui, le plus sensé et le plus pratique des esprits, le roi administrateur par excellence, il est sobre, dans ses Histoires, de longs raisonnements et de grandes considérations, même de guerre, c’est qu’il savait à combien peu tiennent souvent les plus grandes choses.

Je ne fais qu’indiquer les groupes opposés d’esprit, ceux que M. de Tocqueville appelle réalistes en politique, et ceux dont il est lui-même, les raisonneurs ou généralisateurs ; les praticiens et les théoriciens. Ce n’est pas que M. de Tocqueville ne juge à merveille les situations politiques, les crises ; qu’il ne les prévoie mieux que bien des politiques qui se piquaient d’être plus pratiques que lui. Il a des diagnostics et des pronostics excellents de sagacité ; il sait tâter le pouls à son malade ; il dira le danger, il en expliquera les causes ; mais, comme beaucoup de savants médecins, il ne va pas jusqu’au remède, — je ne parle que du remède efficace, du remède possible à l’heure même. Il a des théories qui le gênent. Périsse le malade plutôt qu’un principe !

Il ne pouvait se résoudre à dire avec Montaigne, « La vertu assignée aux affaires du monde est une vertu à plusieurs plis, encoignures et coudes pour s’appliquer et joindre à l’humaine faiblesse… »

La correspondance s’anime beaucoup depuis la révolution de Février, et, toute tronquée qu’elle est, acquiert un grand intérêt. M. de Tocqueville s’y épanche avec beaucoup d’âme et de sincérité ; il devient plus expansif, ce me semblej. Son court passage au ministère des Affaires étrangères avait altéré sa santé. Il souffrait de plus, et avec toute l’intensité morale qui lui était propre, de la marche des choses publiques, qui allaient à l’encontre de son rêve, de la fondation idéale de toute sa vie. Ceux même qui partagèrent le moins cette douleur d’une noble intelligence sont faits pour la comprendre, pour la respecter ; ici, chez lui, ce n’était pas une ambition déçue, ce n’était pas un point d’honneur en jeu, c’était une religion. Il n’y avait rien à lui dire. Le théoricien idéaliste était confondu et stupéfait encore plus que l’homme politique n’était froissé en lui. Pour s’arracher de lui-même, pour se distraire et s’absorber, il se mit courageusement à l’œuvre ; il tenta de renouveler sa vie ; il s’appliqua à l’étude de l’allemand, à toutes sortes de lectures ; il entreprit son travail sur l’Ancien Régime et sur les causes de la Révolution. Il faut voir avec quelle anxiété, avec quelle conscience émue il aborde le moment, pour lui solennel, de la rédaction et de la mise à exécution, après que le plus gros de ses recherches est terminé. De la part d’une intelligence si ferme et si exercée, cette soudaine méfiance d’elle-même a quelque chose de maladif et de touchant :

J’ai à peu près terminé, écrivait-il à M. Rivet (23 octobre 1853), les travaux préparatoires dont je vous ai parlé… Il s’agit de savoir s’il y a maintenant quelque chose à tirer de ces matériaux qui ne sont qu’un fumier inutile si par leur moyen on ne fait pas pousser quelque plante nouvelle. Je me mettrai à écrire véritablement dans une dizaine de jours. C’est alors que je me recommande à vos prières ; car alors seulement se posera et se débattra au-dedans de moi cette redoutable question de savoir si je puis, oui ou non, tirer désormais parti de ma vie.

Et à M. Freslon (3 novembre 1835) :

C’est enfin la semaine prochaine que j’abandonnerai la lecture des livres et la recherche des vieux papiers, pour commencer à écrire moi-même. Je vous assure que je vois arriver ce moment avec une grande anxiété et une sorte de terreur. Trouverai-je ce que je vais chercher ? Y a-t-il en effet dans le sujet que j’ai choisi de quoi faire le livre que j’ai rêvé, et suis-je l’homme qu’il faut pour réaliser ce rêve ? Que ferais-je si j’apercevais que j’ai pris des inspirations vagues pour des idées précises, des notions vraies mais communes pour des pensées originales et neuves ? J’ai tellement arrangé ma vie que si j’échouais dans cette tentative, je ne saurais que faire ; car vivre pour vivre ne m’a jamais été possible : il m’a toujours fallu de toute nécessité faire ou du moins me donner l’illusion que je faisais quelque chose de plus.

Et à M. Gustave de Beaumont (3 octobre 1854) :

Je tremble d’avance en pensant à quel degré il est nécessaire pour moi de réussir. Je ne sais en vérité ce que je deviendrais si cette unique occupation me manquait. Je suis comme ces pauvres gens qui, s’étant réduits à ne vivre que de pommes de terre, meurent de faim sans miséricorde dans les mauvaises années.

La question, pour lui, est de savoir s’il pourra transformer l’homme politique en homme de science et d’érudition ; il s’y applique à cinquante ans avec toute l’ardeur de la jeunesse. Pour celui qui étudie les formes différentes et caractéristiques des esprits, il est curieux de suivre M. de Tocqueville en Allemagne, dans son voyage à la recherche de cet ancien régime qui le préoccupe tant : il ne parvient pas d’abord à trouver ce qu’il espérait, et à découvrir un ordre de symptômes précurseurs de 89 et corrélatifs aux nôtres. Cet ancien régime allemand est multiple, il diffère d’État à État, il a peu de rapports avec l’Ancien Régime français. La Révolution de 89, sur cette autre rive du Rhin, était apparemment très peu prévue. Bref, l’objet de sa recherche, et pour lequel, dans son zèle d’investigateur, il a fait le voyage, paraît se dérober. Il est évident qu’il arrivait là avec son cadre de questions toutes dressées, avec son moule tout prêt ; la réalité n’y répond pas, et les choses ne se prêtent pas à y entrer : mais il apprend en revanche quantité d’autres choses imprévues, il fait mainte autre observation chemin faisant. La vie lui a manqué pour élaborer et mettre en œuvre ces matériaux tout neufs qu’il était en train de fondre.

Dans une lettre à M. Duvergier de Hauranne (1er septembre 1856), il a du reste exposé sa méthode de composer, de considérer et d’écrire. Cette méthode, qui est singulière et toute personnelle, une vraie méthode a priori, est chez lui invariable et inflexible ; il n’a pas l’idée de la modifier selon les sujets, il faut que les sujets s’y accommodent et arrivent bon gré mal gré sous sa prise. L’instrument, tel qu’il nous le définit, est encore plus original que le résultat.

D’autres choisiront de préférence d’autres passages dans ses lettres ; pour moi, je l’aime mieux quand il est moins affirmatif, moins dogmatique, quand des accès de doute et de scepticisme le viennent saisir et qu’il les confesse avec ingénuité. Comme il est très sincère, il se montre à ses amis tel qu’il est, selon les moments :

Ma santé, écrit-il à M. Gustave de Beaumont (3 mars 1853), semble graduellement se raffermir ; je recommence à travailler très activement, mais sans rien produire encore. Je suis perdu dans un océan de recherches, au milieu desquelles la fatigue et le découragement viennent parfois me saisir. Ce n’est pas seulement le découragement de moi-même, mais des hommes, à la vue chaque jour plus claire du petit nombre de choses que nous savons, de leur incertitude, de leur répétition incessante dans des mots nouveaux depuis trois mille ans, enfin de l’insignifiance de notre espèce, de notre monde, de notre destinée, de ce que nous appelons nos grandes révolutions et de nos grandes affaires… Il faut travailler pourtant : car c’est la seule ressource qui nous reste pour oublier ce qu’il y a de triste à survivre à l’empire de ses idées, etc.

En ces endroits tristes, mais non plus amers, et que je voudrais plus fréquents, il s’est détendu, il a mûri, il a gagné à être roulé dans le courant des choses ; il n’est plus là si affirmatif ni si absolu. Ne croyez point pourtant que je sois de ceux qui ne commencent à estimer Brutus que du moment où il a dit : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! » mais j’aime une philosophie moins fastueuse et moins guindée, et qui me paraît plus d’accord avec la faiblesse et la diversité humaines. Ainsi encore ce passage d’une lettre à M. de Corcelles (4 août 1855) :

En revoyant mes paperasses, j’ai songé au temps passé. Cela produit un singulier effet de se promener ainsi tranquillement au milieu des débris de tant d’agitations ; de rencontrer, à chaque pas, des maux prévus qui ne sont pas survenus, des biens espérés qui ne se sont pas réalisés, et, pour comble de misères, la trace de préoccupations violentes à propos de faits qui ne sont pas indiqués et dont la mémoire même ne reproduit rien. Une pareille promenade devrait suffire pour apprendre à supporter paisiblement le mouvement de toutes les affaires de ce monde. Mais à quel âge et par quels procédés apprend-on jamais à corriger ce qui tient au fond même de la nature humaine ?

Tout cela est charmant et d’une tristesse adoucie ; mais tout à côté ce sont des accents étouffés de douleur et presque de désespoir. Le trouble l’a envahi. Il a des mots d’une expression poignante, des mouvements sentis, éloquents, mais aussi (et j’en ferai juge les plus désintéressés) des paroles d’injustice.

Quoique cette note lamentable revienne sans cesse et domine, son talent, dans ses lettres des dernières années, me paraît s’être sensiblement assoupli. Il n’avait pas eu jusque-là beaucoup de souplesse ; il n’avait jamais pu, par exemple (n’y ayant jamais été forcé), faire d’article de journal ou même de revue ; les articles qu’il commençait, il nous le dit, devenaient peu à peu sous sa plume des chapitres. Vers la fin, il était en voie de se rompre ; il introduisait plus de variété dans ses lectures, dans ses études et dans ses idées. Son champ s’étendait chaque jour. Il ne lui avait manqué, avec le loisir, qu’un peu plus d’habitude des choses purement littéraires, et il y venait.

Ces esprits faits, quand ils s’y mettent, ont sur les livres des jugements droits et justes, et qui ne sentent en rien le métier. Sur Gibbon, sur Bourdaloue, sur Bossuet, M. de Tocqueville a des appréciations qui méritent d’être retenues. On ne dit pas mieux en moins de mots :

Pour remettre mon esprit en équilibre, écrivait-il à M. de Corcelles (un esprit à la fois libéral et religieux, et à qui il savait que cela ferait plaisir), je lis toujours, de temps en temps, du Bourbaloue ; mais je crains bien que le bon Dieu ne m’en sache pas beaucoup de gré, parce que je suis trop frappé du talent de l’écrivain et trouve trop de plaisir à la forme de sa pensée. Quel grand maître, en effet, dans l’art d’écrire ! Je ne saurais trop, surtout, admirer l’art avec lesquel il conduit ses auditeurs, sans les en avertir, à travers des images qui leur sont familières, vers les objets qu’il a en vue, et la perfection avec laquelle il fait correspondre exactement ces images matérielles avec les vérités invisibles qu’il veut faire comprendre. Je remarquais notamment l’autre jour, — dans le sermon Sur l’aumône, je crois —, une de ces comparaisons non indiquées. Elle est entre Dieu et le seigneur féodal ; cela m’a frappé, parce que je suis maintenant aussi savant qu’un feudiste en fait de féodalité. Dans cette matière si éloignée des habitudes de son esprit, Bourdaloue emploie avec une exactitude si rigoureuse, quoique non affectée, les termes justes, et ils s’appliquent si bien à ce qu’il veut dire, qu’il n’y a pas un des hommes de son temps auquel il ne rendît sensible sa pensée…

L’adresse avec laquelle il varie les formes du langage pour soutenir et reposer l’attention de l’auditeur est véritablement merveilleuse. Où Bourdaloue, qui avait vécu si longtemps en province, avait-il pu acquérir ces finesses de l’art, et, parmi les qualités plus substantielles encore que celles dont je parle, le don de choisir le mot nécessaire (il n’y en a jamais qu’un), et de vider, pour ainsi dire, la pensée de toutes les choses qu’elle contient ?

Je le demande, un critique de profession qui se serait occupé de Bourdaloue, un abbé Maury ou un Vinet trouveraient-ils mieux ? — Et sur Bossuet prédicateur :

J’ai lu aussi des sermons de Bossuet. C’est une partie de ses écrits que je connaissais peu, si toutefois on peut appeler cela des écrits ; ce sont des improvisations dans lesquelles son génie, moins contraint qu’ailleurs, m’a paru heurté et presque sauvage, mais plus vigoureux encore et peut-être plus grand que dans aucun de ses ouvrages.

Ce mot de sauvage est le mot juste ; c’est bien l’effet que produit par moments cette singulière et si brusque éloquence des sermons de Bossuet, à laquelle les critiques classiques proprement dits, de l’école de La Harpe, ont eu tant de peine à s’accoutumer.

Quoi qu’il en soit de ces excursions où j’aimerais à le suivre dans le champ de la littérature sérieuse, M. de Tocqueville, membre assidu et actif de l’Académie des sciences morales et politiques, venait assez peu à l’Académie française, au sein de laquelle il va être si magnifiquement célébré. Il était plus homme à s’intéresser à de véritables travaux qu’à de simples digressions et à des aménités littéraires. Je me souviens de l’y avoir entendu parler deux fois avec un talent remarquable. La première, il s’agissait d’un vote au sujet de l’ouvrage de M. Bouchitté sur Poussin, qui était présenté pour l’un des prix Montyon. M. de Tocqueville, favorable à l’auteur et au livre, en prit occasion d’exposer ses idées sur les beaux-arts et sur leur fonction dans la société : l’idée de moralité dominait sa pensée, le nom de Poussin y prêtait. Il me parut que, dans cette théorie grave et un peu oppressive, plus d’une branche des beaux-arts restait écartée et absente ; la partie libre, aimable, brillante, ionienne et voluptueuse y périssait.

Une autre fois, il s’agissait d’un livre de M. de Vidaillan sur l’organisation des conseils du roi dans l’ancienne France : l’ouvrage était également présenté pour l’un des prix, et M. de Tocqueville ne s’y opposait pas. Mais M. de Vidaillan avait, à ce qu’il paraît, dans une certaine page, parlé trop peu respectueusement de Turgot et de ce premier essai de réforme sous Louis XVI. M. de Tocqueville en prit occasion de venger la mémoire de Turgot, d’honorer son intention généreuse et celle du monarque ami du peuple ; cela le conduisit à une profession libérale des mêmes idées, des mêmes sentiments, qu’il rattachait à une grande, à une sainte, à une immortelle cause, où toutes les destinées de l’humanité étaient renfermées et comprises. Il s’animait en parlant de ces choses ; il était pénétré ; sa main tremblait comme la feuille, sa parole vibrait de toute l’émotion de son âme : tout l’être moral était engagé. On l’écoutait avec respect, avec admiration. J’admirais autant que personne, tout en m’étonnant un peu de cette éloquence disproportionnée au sujet ; et, comme j’aime aussi la liberté à ma manière, je fus tenté de demander s’il y avait désormais une orthodoxie académique établie sur M. Turgot. Le respect que j’eus pour l’arrière-pensée brûlante et profonde qui s’était fait jour par cette ouverture me contint.

Aujourd’hui, que l’enveloppe délicate et frêle qu’usait et dévorait une pensée si fervente s’est brisée, je me rends mieux compte que jamais de ce qui me frappa alors ; et certes mon respect pour l’homme ne diminue pas. Qu’on me pardonne dans tout ceci de l’avoir désiré, comme philosophe politique, supérieur d’un degré, c’est-à-dire plus calme et plus froid ! nous le posséderions encore16.