(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) «  Œuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville — I » pp. 93-106
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) «  Œuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville — I » pp. 93-106

I

Je ne sais rien de plus fait que ces deux volumes pour confirmer et accroître l’estime et le respect qu’inspirait déjà un des esprits les plus distingués et des plus honorables caractères de ce temps-ci. M. Alexis de Tocqueville donna, pour son début, un bel ouvrage, qui assit du premier jour sa réputation. Les deux premiers volumes de La Démocratie en Amérique (1835), qui, d’emblée, obtinrent à leur auteur tous les suffrages non seulement en France, mais dans les deux mondes avaient le mérite de faire très bien connaître la constitution américaine et l’esprit de ce peuple, de cette société neuve, en même temps que d’y joindre de fortes réflexions, de fines remarques à l’adresse des sociétés modernes et de la France en particulier. Le mélange, la combinaison de ce qui était observé et de ce qui était pensé était continuel et se corrigeait, se complétait dans une juste mesure. La forme était grave, sentencieuse, le détail ingénieux et sévère. M. Royer-Collard, complimentant l’auteur qu’il voyait pour la première fois, put lui dire que « son livre était le livre politique le plus remarquable qui eût paru depuis trente ans ». S’il est exact qu’il ait dit encore par une sorte de renchérissement : « Depuis Montesquieu, il n’a rien paru de pareil », il aurait provoqué une comparaison qui ne servirait qu’à éclairer ce qui, au milieu de tous ses mérites, a manqué pourtant à l’auteur. Montesquieu, en effet, auquel l’ouvrage de M. de Tocqueville faisait naturellement songer, et dont il affectait de reproduire quelques-unes des formes, telles que la fréquence, la coupe des chapitres, leur intitulé, etc., Montesquieu est un philosophe politique supérieur, en ce qu’il est souverainement indifférent et calme, se plaçant dès l’origine au vrai point de vue de la nécessité et de la réalité des choses, s’y conformant selon les lieux, les climats, les races, sans y apporter en travers un idéal préconçu qui pourrait bien être une idole. Montesquieu, ami de la civilisation et de l’avancement humain autant que personne, n’avait pas sur l’origine des sociétés de ces hypothèses dites les plus honorables, mais qui s’interposent ensuite, pour les fausser et les faire dévier, jusque dans les résultats directs de l’observation. De plus, Montesquieu écrivain a, avant tout, comme son compatriote Montaigne, de l’imagination dans le style ; il s’exprime par images ; presque à tout coup il enfonce des traits, il frappe des médailles. N’allons donc point tout d’abord heurter sans nécessité contre la statue d’airain de Montesquieu l’œuvre de M. de Tocqueville, c’est-à-dire d’un talent éminent, judicieux, fin, honnête, mais doublé d’une âme si anxieuse et si scrupuleuse, et servi d’un style ferme, solide, ingénieux, mais de peu d’éclat.

Ces côtés un peu ternes et un peu difficultueux se trahirent dans les deux derniers volumes de La Démocratie en Amérique, publiés quelques années après (1840).

La partie moralisante et méditative l'emporte ici sur ce qui est d’observation. L’Amérique, depuis près de dix ans qu’il l’a quittée, n’est plus qu’un prétexte pour l’auteur ; elle n’est qu’un prête-nom, et c’est aux sociétés modernes en général, et à la France autant qu’à l’Amérique, qu’il s’adresse. Sa thèse est sur les effets et les dangers de l’égalité dans toutes les conditions et les relations civiles au sein d’une société démocratique. C’est ici surtout qu’on sent l’infériorité de manière, si l’on se reporte à Montesquieu. À tout moment les exemples manquent à l’auteur pour illustrer ou pour animer ses pages ; le conseil est d’ordinaire juste et bien donné, mais il est court, et rien ne le relève. Cette Amérique, qui revient chaque fois comme unique exemple allégué, est d’une grande monotonie à la longue. On a reproché quelquefois à Montesquieu les historiettes dont il égaye encore plus qu’il ne les appuie ses graves sujets ; mais il savait, l’habile homme et le grand artiste, que même en telle matière il est souvent vrai de dire que le conte fait passer la morale avec lui. M. de Tocqueville, qui n’avait guère jamais lu un livre qu’en creusant et en méditant, n’avait pas assez lu au hasard et en butinant. Un certain manque de littérature libre et générale se fait sentir dans cette suite de chapitres coupés, où il se pose plus de questions encore qu’il n’en résout.

La complexité, qui est l’essence même de cet esprit distingué, fait aussi le cachet de son œuvre, et a pu faire hésiter quelquefois le lecteur superficiel sur son but véritable. Quoique appartenant par sa naissance comme par ses goûts fins et délicats à l’ancien régime, il abonde dans le sens de 89. Homme de 89, il est cependant tellement jaloux de la liberté qu’il est en garde et en méfiance contre l’égalité ; il est pour celle-ci un conseiller si morose qu’on dirait par moments un adversaire. Avec cela, préoccupé de la condition des classes pauvres et laborieuses plus qu’on ne l’était d’ordinaire dans les rangs des hommes d’État et des politiques constitutionnels, il a des pressentiments sociaux qui le mènent à prévoir des transformations radicales comme possibles et peut-être comme légitimes. Il a, en un mot, pour parler son langage, plusieurs idées centrales, et plus d’un foyer de lumière ou de chaleur. La Correspondance, aujourd’hui publiée, nous édifie complètement à ce sujet. Il n’y a donc rien d’étonnant que le lecteur même attentif soit partagé quelquefois comme l’auteur, et qu’il éprouve quelques-uns des embarras dont celui-ci a eu à triompher. Pour moi, je l’ai tout d’abord comparé dans sa recherche de la démocratie future vers laquelle il tend et s’achemine, mais d’un visage si pensif qu’il en est triste, au pieux Énée qui allait fonder Rome tout en pleurant Didon :

Mens immota manet, lacrymae volvuntur inanes.

Le dernier ouvrage publié par M. de Tocqueville en 1856, sous le titre de L’Ancien Régime et la Révolution, porte surtout l’empreinte de cette espèce de combat intérieur. Il ne serait pas juste de juger la pensée, de l’auteur sur une première partie qui attendait son développement ; il est permis pourtant de dire que cette vue des deux sociétés et des deux régimes fut conçue trop exclusivement sous une inspiration de circonstance. M. de Tocqueville sembla reculer pour la première fois en arrière de 89, lui qui en avait eu jusque-là la religion et qui n’entendait point badinage sur ce sujet. Les faits qui sont rassemblés dans cet ouvrage sont moins neufs que l’auteur ne le supposait d’après ses lectures assez récentes ; mais les conséquences qu’il en tire sont extrêmes et singulières. S’il croit découvrir, en effet, « mille motifs nouveaux de haïr l’ancien régime », il trouve, en revanche, « peu de raisons nouvelles pour aimer la Révolution ». Voilà l’exacte impression, telle qu’elle s’annonce tome ii, (page 233). Dans son effroi de la centralisation, l’auteur en vient à méconnaître de grands bienfaits d’équité dus à Richelieu et à Louis XIV. Homme du peuple ou bourgeois, sous Louis XIII, ne valait-il pas mieux avoir affaire à un intendant, à l’homme du roi, qu’à un gouverneur de province, à quelque duc d’Épernon ? Ne maudissons pas ceux à qui nous devons les commencements de l’égalité devant la loi, la première ébauche de l’ordre moderne qui nous a affranchis, nous et nos pères, et le tiers-état tout entier, de cette quantité de petits tyrans qui couvraient le sol, grands seigneurs ou hobereaux. La préoccupation de l’auteur en faveur de la liberté de l’individu et de ses garanties est, d’ailleurs, des plus honorables et des plus généreuses ; mais sous cette impression il était en train, dans cet ouvrage, de maîtriser l’histoire et de lui imposer une vue fixe, exclusive. Plongé dans les archives d’une seule province, il n’avait pas assez présent à l’esprit l’entier tableau de cet ancien régime dont il exagérait et dont il méconnaissait à la fois quelques derniers bienfaits ; car c’était un bienfait que ce qu’il y avait de régime moderne préexistant depuis cent soixante ans dans l’ancienne monarchie, mais ce n’était pas tout. La Révolution, quoi qu’il semble dire, reste la Révolution ; 89 reste 89. Le génie de Sieyès a bien vu et a eu raison.

Quant à prétendre, comme il le fait, qu’à partir de 1771, moment de la création du Parlement Maupeou, « la révolution radicale qui devait confondre dans une même ruine ce que l’ancien régime contenait de plus mauvais et ce qu’il renfermait de meilleur, était désormais inévitable », qu’en sait-il ? Pourquoi cette date plutôt qu’une autre ? car chacun peut donner la sienne. C’est là une de ces assertions d’après coup qui supposent qu’on tient dans la main tous les éléments du problème, tous les fils et les ressorts de l’histoire. J’admire les esprits dits philosophiques d’avoir, en telle matière, de ces certitudes. Qu’ils essayent donc de faire application de ces assertions tranchantes sur les faits présents et en cours de développement, ils recevront des démentis à chaque pas. Il n’y a rien de si brutal qu’un fait.

La correspondance et les écrits qui sont publiés aujourd’hui sont d’un intérêt très varié et nous remettent tout à fait dans le vrai avec M. de Tocqueville. On apprend à l’y bien connaître, à ne pas le surfaire (car lui-même, si ambitieux, mais en même temps si modeste, ne se surfaisait pas), et aussi à lui voir dans leur juste degré tous ses mérites de philosophe politique, de citoyen passionné pour le bien, d’ami tendre et d’homme aimable dans l’intimité.

Dans ce qui n’est pas correspondance, deux morceaux se font remarquer : une relation de voyage et un fragment d’histoire. La relation, Quinze jours au désert, qu’on a pu lire dans un des derniers numéros de la Revue des deux mondes, nous montre un Tocqueville simple voyageur, chevauchant à côté de son ami Gustave de Beaumont, cherchant presque les aventures, et nous racontant ses impressions vives et sérieuses, aux limites extrêmes de la colonisation, à travers une forêt vierge. On y rencontre à chaque page un esprit ferme, exact, sensé, fin, moral, ami des considérations, qui raisonne à l’occasion de chaque incident, mais qui raisonne bien, d’une manière solide et élevée, et qui, quand il décrit, nous rend en fort bonne prose ce dont Chateaubriand le premier nous a donné la poésie en traits hasardeux et sublimes, — Et il a lui-même jugé en termes excellents cette poésie un peu arrangée et toute chateaubrianesque du désert, quand il a dit (non pas dans cette relation, mais dans une de ses lettres) : « Les hommes ont la rage de vouloir orner le vrai au lieu de chercher seulement à le bien peindre. Les plus grands écrivains ont donné quelquefois dans ce travers-là. M. de Chateaubriand lui-même a peint le véritable désert, celui du moins que je connais, avec des couleurs fausses. Il semble avoir, en Amérique, traversé sans la voir cette forêt éternelle, humide, froide, morne, sombre et muette, qui vous suit sur le haut des montagnes, descend avec vous au fond des vallées, et qui donne plus que l’océan lui-même l’idée de l’immensité de la nature et de la petitesse ridicule de l’homme. »

Le fragment d’histoire, — deux chapitres qui ont pour objet d’analyser l’esprit public sur la fin du Directoire et à la veille du 18 brumaire —, est d’un historien de l’école de Polybe. Parlant l’autre jour de M. Thiers et de sa manière, je disais qu’il ne se résumait pointf, mais qu’il développait. Ici c’est le contraire : M. de Tocqueville résume et concentre : « J’étudie, j’essaye, dit-il quelque part, je tâche de serrer les faits de plus près qu’on ne me semble l’avoir entrepris jusqu’ici, afin d’en extraire les vérités générales qu’ils contiennent. » Les faits donc passent dans son esprit comme dans un creuset ; ils nous arrivent tous avec un sens, une signification précise, une raison qui leur semble inhérente et qu’il leur a reconnue ou parfois peut-être prêtée. Ici, les chapitres sont fort justes, et le caractère de profondeur qu’ils ont et qu’ils affectent répond bien à toutes les circonstances dès longtemps connues. Le style s’y anime et se rehausse de figures ; on croirait lire deux chapitres de considérations de Montesquieu s’appliquant à notre histoire.

La correspondance est très riche, pleine de cœur et de pensée. Toute une première série de lettres s’adresse à M. Louis de Kergorlay, l’ami intime, l’intelligence sœur de M. de Tocqueville, et qui lui fut de bonne heure un confident unanime et comme une seconde conscience. Ils étaient là, dans ce monde aristocratique et libéral, il y a quelque trente ans, un certain nombre de jeunes gens noblement doués, partisans éclairés des idées nouvelles, retenus par plus d’un anneau à la tradition, exacts et réguliers de mœurs, religieux de pratique ou du moins de doctrine ; nés tout portés, dispensés de percer la foule et de donner du coude à droite ou à gauche, n’ayant, s’ils le voulaient, qu’à sortir des premiers rangs et à faire preuve d’un talent ou d’un mérite quelconque pour être aussitôt acceptés. Je touche là à un inconvénient pour eux en même temps qu’à un avantage, quelques-uns sont restés à l’état méditatif et expectant, faute de cet aiguillon souverain de la nécessité. Ceux-mêmes que l’ambition généreuse et une secrète ardeur ont le plus poussé en avant et à se faire connaître n’ont pas toujours assez tenu compte de cette rude condition du grand nombre, qui consiste à lutter de bonne heure, à pâtir, à forcer des difficultés de plus d’un genre. Sans faire tous les métiers comme Gil Blas, il est bon de savoir ce que c’est qu’un métier, ne fût-ce que pour être plus indulgent au pauvre monde, au commun des honnêtes gens, et pour ne pas opposer trop souvent un veto absolu aux faits accomplis nécessaires. Certes, il est beau, il est satisfaisant pour un délicat orgueil de pouvoir s’écrier à un certain jour, comme M. de Tocqueville écrivant à M. Lanjuinais : « Vous appartenez, et je me permets de dire, nous appartenons à une famille intellectuelle et morale qui disparaît. » Je reconnais le droit de le dire à celui qui parle ainsi, comme je le reconnaissais à M. Royer-Collard le patriarche ; mais le monde va, l’humanité subsiste et se transforme ; les sectes morales les plus nobles elles-mêmes passent ; et dans le lointain quel effet nous font-elles ? Quel effet, par exemple, nous fait aujourd’hui la plus respectable des sectes morales de l’Antiquité, le stoïcisme ? On s’incline, on salue ; mais la vraie philosophie politique et morale, qui accompagne l’homme tel qu’il est et non tel qu’on veut qu’il soit, passe outre, poursuit sa marche, et n’abdique jamais.

M. de Tocqueville me communique, sans que j’y songe, de sa méthode, et je m’aperçois que je m’arrête pour raisonner avec lui et sur lui à chaque pas. Il y avait donc autour de sa personne un groupe qui s’isolait un peu, et qui se distinguait par des traits particuliers entre les divers groupes de la jeunesse d’alors. Le comte Louis de Kergorlay, l’un des plus distingués du petit cercle choisi (cela ressort pour ceux-mêmes qui ne le connaîtraient que par la correspondance présente), est un de ces heureux qui méritent de l’être, et qui ont mieux aimé faire le bien en agissant qu’en écrivant. Combien de fois M. de Tocqueville ne s’est-il point posé cette question au sujet de son ami : Pourquoi n’écrit-il pas ? Pourquoi, nature si riche, ne produit-il pas au dehors ses fruits naturels ? M. de Kergorlay (pour une raison ou pour une autre) se contentait d’être le dépositaire et le critique intelligent des idées de celui qu’il admirait sans le flatter ; en écoutant la suite des confidences et des épanchements de M. de Tocqueville, celui-ci se définira de lui-même à nos yeux.

Juge auditeur à Versailles avant la révolution de juillet 1830, il prend part aux travaux du ministère public ; il est plusieurs fois appelé à parler devant la Cour d’assises :

En général, écrivait-il à son début (23 juillet 1827), il y a chez moi un besoin de primer qui tourmentera cruellement ma vie. J’ai un autre défaut pour le moment présent : je m’habitue difficilement à parler en public ; je cherche mes mots, et j’écoute mes idées ; je vois à côté de moi des gens qui raisonnent mal et qui parlent bien : cela me met dans un désespoir continuel. Il me semble que je suis au-dessus d’eux, et quand je me montre, je me sens au-dessous.

M. de Tocqueville parlait bien et très bien, quoi qu’il en dise ; il lui manquait, pour être décidément un orateur, la force des organes, les moyens d’action, et aussi, selon sa juste expression, il écoutait ses idées, plus qu’il ne les versait ; il avait un geste familier par lequel il s’adressait à lui-même et à son propre front plutôt encore qu’à ses auditeurs : il regardait son idée. L’orateur le plus spirituel et le plus facile de nos grandes assemblées15 disait un jour de lui par une ironie légère : « Quand je considère intuitivement, comme dirait M. de Tocqueville… » Voilà pour le dehors ; mais de près, dans un cercle moindre, devant un comité, dans une Académie, il reprenait tous ses avantages, toutes ses distinctions, netteté, finesse, nuance, une expression ferme et décisive, une pensée continue, un accent ému et vibrant donnant la note de l’âme.

Dans ses lettres à M. de Kergorlay on le voit de bonne heure tracer le plan de sa vie, s’assigner un but élevé et se confirmer dans la voie dont il n’a jamais dévié : « À mesure que j’avance dans la vie, écrivait-il (6 juillet 1835) âgé de trente ans, je l’aperçois de plus en plus sous le point de vue que je croyais tenir à l’enthousiasme de la première jeunesse : une chose de médiocre valeur, qui ne vaut qu’autant qu’on l’emploie à faire son devoir, à servir les hommes et prendre rang parmi eux. » Il est déjà en plein dans l’œuvre politique, au moins comme observateur et comme écrivain, et malgré tout, en présence du monde réel, il maintient son monde idéal ; il se réserve quelque part un monde à la Platon, « où le désintéressement, le courage, la vertu, en un mot, puissent respirer à l’aise. » Il faut pour cela un effort, et on le sent dans cette suite de lettres un peu tendues, un peu solennelles. Voulant exprimer le besoin qu’il a de la conversation de son ami, dans la solitude de la campagne où il est pour le moment, il dira : « Il y a trois hommes avec lesquels je vis tous les jours un peu, c’est Pascal, Montesquieu et Rousseau : il m’en manque un quatrième, qui est toi. » Et la phrase qui suit ne corrige par aucun sourire la solennité de cette déclaration ; bien au contraire elle la motive sérieusement. Je sais qu’entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt, ni demander une raison exacte à ces étroites alliances d’âmes, à ces amitiés de Montaigne et de La Boétie ; pourtant, dès qu’on nous livre les secrets de l’intimité, nous devenons plus ou moins des juges. Il y a donc dans cette suite d’épanchements d’une âme jeune et mûre, beauté morale, élévation constante, mais aussi tension très sensible, et qui se traduit même par des mots. Le mot de visée revient volontiers sous la plume de l’auteur ; il se crée des nœuds au dedans : « Il y a, dit-il, deux tendances en apparence inconciliables qui se trouvent unies dans ma nature ; mais comment s’est fait ce nœud ? Je l’ignore. Je suis tout à la fois l’homme le plus impressionnable dans mes actions de tous les jours, le plus entraînable à droite et a gauche du chemin dans lequel je marche, et à la fois le plus obstiné dans mes visées. » Sa noble vie sera tout d’une teneur, mais on y sentira la ténacité, et ce mot non plus ne lui déplaît pas (tome i, page 433). Ces formes de la langue indiquent bien et accusent l’état et, pour ainsi dire, la posture habituelle de l’âme : la sienne était toute bandée, comme dirait Montaigne, vers un but relevé et hautain. Même lorsqu’il se croira un peu détendu et calmé, il rendra cet effet par un mot qui est bien du même ton : « J’attends moins de la vie, je cave moins haut. Voilà, à ce qu’il me paraît, ce que j’ai gagné. »

Dans cette disposition alternative, dans ce double état d’excitation ou de calme relatif, que de questions également il s’adresse ? Il est l’un des hommes qui s’est le plus adressé de questions, qui s’est le plus mis à la question lui-même. Dans ses dernières années comme dans les premières, « le grand problème que présente l’avenir des sociétés modernes est sans cesse devant son esprit », et jusqu’à l’offusquer, jusqu’à l’empêcher de voir autre chose. Quand il entreprend vers la fin de sa vie cet ouvrage de L’Ancien Régime et la Révolution, que de difficultés il se pose pour ses lectures dans un sujet si ouvert et si exploité (tome i, page 403) ? Entre tout lire et ne rien lire dans cette immense littérature de la Révolution, quel parti prendre, se demande-t-il, à quel point intermédiaire s’arrêter ? Il est évident que cet éminent esprit n’a pas fait jusqu’alors comme le commun des martyrs qui lit les ouvrages intéressants au fur et à mesure de leur publication, et que depuis 1825 il n’a pas lu, comme tous les jeunes gens de sa génération, au hasard et à tort et à travers (c’est la bonne méthode), cette quantité de mémoires et de documents qui ont successivement paru ; sans quoi il aurait ses premières couches et son fond de tableau déjà préparé, il ne se poserait pas toutes ces questions· préliminaires, il ne dresserait pas avec tant de peine tous ses appareils comme pour une découverte. Et sur le caractère de la Révolution en particulier, sur cette sorte de fanatisme essentiellement révolutionnaire qu’elle a inculqué à quelques hommes, à une postérité survivante et vivace, que de questions encore (tome i, page 404) !

« D’où vient cette race nouvelle ? qui l’a produite ? qui l’a rendue efficace ? qui la perpétue ?… Mon esprit s’épuise à concevoir une notion exacte de cet objet… » Il y a assurément de l’excès dans cette méthode scrutatrice, et bien des horizons plus ouverts et souvent plus faciles à atteindre qu’on ne se l’imagine se ferment devant elle3.

La sincérité de l’auteur en ressort d’autant mieux. S’il est ambitieux dans son effort, il est d’une modestie parfaite en ce qui le touche personnellement, lui et son œuvre. Lorsque ce livre sur la Révolution paraît et obtient aussitôt un succès assez vif auquel on ne se serait pas précisément attendu, au milieu des éloges ou des contradictions qu’il excite et des félicitations qui lui en arrivent, l’auteur ne s’exagère en rien la portée d’influence qu’il peut avoir :

Les classes influentes ne sont plus celles qui lisent, écrit-il à M. de Kergorlay (29 juillet 1856). Un livre, quel que soit son succès, n’ébranle donc point l’esprit public et ne saurait même attirer longtemps, ni de la part du grand nombre, l’attention sur son auteur. Cependant comme, même chez les peuples qui lisent le moins, ce sont après tout certaines idées, souvent même certaines idées très abstraites qui, au fond, finissent par mener la société, il peut toujours y avoir quelque utilité éloignée à répandre celles-ci dans l’air. De nos jours, d’ailleurs, je ne vois pas d’emploi plus honorable et plus agréable de la vie que d’écrire des choses vraies et honnêtes qui peuvent signaler le nom de l’écrivain à l’attention du monde civilisé, et servir, quoique dans une petite mesure, la bonne cause.

— À propos de quelques critiques de style que son ami lui adressait dans le même temps, il répondait, avec une docilité et une modestie exemplaires : « Ce n’est pas la perception et la conviction du mal que tu signales qui me manquent. Je sais qu’il y a entre mon style et le style des grands écrivains un certain obstacle qu’il faudrait que je franchisse pour passer de la foule dans les rangs de ceux-ci. » Il va trop loin et il n’est pas du tout juste avec lui-même en se mettant dans la foule ; il est au premier rang des écrivains de notre temps qu’on appelle distingués.

Je ne suis pas sans m’étonner moi-même de la liberté que je prends de marquer ainsi mes réserves et mes limites d’éloge en parlant d’un homme si fait pour commander l’estime. Nous qui avons passé le meilleur de notre jeunesse au gré de notre imagination, dans les jeux de la poésie et de l’art, nous devons, ce me semble, y regarder à deux fois, quand nous nous mêlons de vouloir mesurer et discuter des esprits constamment sérieux, qui se sont occupés sans relâche et passionnément des grands intérêts publics. Et toutefois, en vieillissant, nous avons acquis notre sérieux aussi, nous avons notre expérience des choses et notre résultat moral ; pourquoi hésiterions-nous à en user pour, dire notre pensée, pour témoigner avec respect nos dissidences et toucher les points qui nous séparent ? En continuant de parcourir la correspondance de M. de Tocqueville, nous aurons d’ailleurs à y signaler des parties vraiment belles et même tout à fait aimables.