(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, publié par M. Chéruel » pp. 35-52
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, publié par M. Chéruel » pp. 35-52

Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, publié par M. Chéruel6

On aura remarqué que ce mot de journal revient bien souvent depuis quelques années au titre des livres que la critique a pour devoir d’annoncer : Journal de Dangeau, Journal de d’Argenson, Journal de d’Andilly, Journal du duc de Luynes… C’est qu’en effet l’on est devenu singulièrement curieux de ces documents directs et de première main ; on les préfère même, ou peu s’en faut, à l’histoire toute faite, tant chacun se sent en disposition et se croit en état de la faire soi-même. Je ne suis pas de ceux qui, par une estime exagérée, mettent les pièces et les matériaux au-dessus de l’œuvre définitive ; mais comme les monuments historiques vraiment dignes de ce nom sont rares, comme ils se font longtemps attendre, et comme d’ailleurs ils ne sont possibles et durables qu’à la condition de combiner et de fondre dans leur ciment toutes les matières premières, de longue main produites et préparées, il n’est pas mauvais que celles-ci se produisent auparavant et soient mises en pleine lumière ; ceux qui aiment à réfléchir peuvent, en les parcourant, s’y tailler çà et là des chapitres d’histoire provisoire à leur usage ; ce ne sont pas les moins instructifs et les moins vrais. On m’a dernièrement reproché (et ce reproche m’est venu d’un critique très spirituel, mais qui cherche avant tout dans chaque sujet son propre plaisir et sa gaieté personnelle) d’avoir dit du bien du journal du duc de Luynes, comme si j’en avais exagéré l’utilité par rapport à ces premières années du règne de Louis XV ; je ne crois pas être allé trop loin dans ce que j’en ai dit. Il est bien vrai que la lecture continue d’un tel registre est souvent pénible, insipide. De tels livres sont moins à lire qu’à consulter. On ne donne pas ces choses au public pour qu’il s’en amuse, on les destine aux historiens pour qu’ils s’en servent. Ce n’est pas ma faute si le tableau fidèle de la Cour en ces années du vieux Fleury et du jeune Louis XV laisse une impression si chétive, si flétrissante. On y voit trop, me dit-on, ce que la noblesse était devenue depuis qu’elle s’était enversaillée. N’est-ce donc rien que de voir cela, non par des phrases générales et vagues, mais par un nauséabond détail de chaque jour ? Persuadé de la durée de la monarchie qu’il avait sous les yeux, le duc de Luynes croyait laisser à ses petits-fils un trésor de précédents : il s’est trompé, et nous en jugeons aujourd’hui à notre aise. Une révolution était au bout de ce régime ruineux et frivole ; on comprend mieux, en le suivant tout au long et en le dévidant, pour ainsi dire, dans ces pages, combien elle venait de loin et combien elle était méritée. Parmi ces nobles mêmes, voués à servir une royauté devenue byzantine, et qui en faisaient partie, il y en eut qui, les premiers, sentirent le dégoût de ce qu’ils avaient sous les yeux et de leurs propres fonctions si enviées ; les La Rochefoucauld-Liancourt et d’autres opposants de cette volée, précurseurs et complices du tiers état, ne sortaient-ils pas de la garde-robe royale et des petits appartements ? On est allé jusqu’à mettre en cause, pour ces papiers du duc de Luynes, le royalisme du descendant éclairé qui les a livrés à des mains habiles et en a autorisé la publication : comme s’il ne fallait pas le remercier plutôt d’avoir, dans un sentiment libéral, surmonté peut-être des répugnances de famille, et de nous avoir mis à même, par de telles dépositions authentiques, d’observer dans tout son vice une monarchie fastueuse et décrépite, d’où la vie graduellement se retirait ! — Mais il s’agit aujourd’hui de toute autre chose, du Journal d’Olivier d’Ormesson, et j’y arrive.

Les d’Ormesson avaient pour nom de famille Lefèvre. Ils nous représentent bien ces familles de haute bourgeoisie et parlementaires, chez qui les emplois, les mœurs, la probité, l’esprit lui-même et la langue se transmettaient dans une même maison par un héritage ininterrompu. C’est comme un tome second ou, si l’on veut, un tome premier de ces races équitables et intègres qu’on aime à personnifier finalement sous le nom et la figure de d’Aguesseau. Toutefois, à force de répéter ce qu’on a dit, et de renchérir, il ne faut pas se faire d’idoles. Voici, pour la plupart de ces familles de haute bourgeoisie, illustrées et anoblies à la fin du xvie  siècle ou dans le xviie , ce qui en était dans la réalité. L’origine était peu de chose : un grand-père, né de quelque honnête marchand, de quelque commis au greffe, avait commencé la fortune, humblement, laborieusement ; il s’était élevé degrés par degrés, en passant par tous les bas et moyens emplois, en se faisant estimer partout, en se rendant utile, nécessaire, en sachant mettre à profit les occasions ; il avait à la fin percé, il était arrivé, déjà mûr, à quelque charge honorable et y avait assez vieilli pour confirmer son bon renom : il avait eu un fils, pareil à lui, mais qui, né tout porté, avait pu appliquer dès la jeunesse les mêmes qualités à des objets en vue et en estime, à des affaires publiques et d’État. Ce fils probe et déjà poli, qui hérite et qui répand de l’éclat sur sa maison, était suivi d’un fils grave et digne encore, ou souvent aussi trop poli et déjà corrompu, de quelque brillant marquis, homme à la mode et qui se dissipait. Un peu plus tôt, un peu plus tard, sur la vieille souche foncièrement bourgeoise on voyait éclore ce marquis-là. Telle me semble avoir été d’ordinaire, et du plus au moins, la loi des générations dans ces familles, qu’on est accoutumé à louer uniformément et en bloc, sur l’étiquette. Il serait facile de trouver des exemples assez nombreux pour justifier mon dire, qui n’est guère que celui d’Horace, un peu amendé et particularisé (« Aetas parentum pejor avis… »). L’honneur de ces races dites parlementaires est de s’être maintenues par le travail un peu plus longtemps que d’autres, et de n’avoir pas déchu ou même de s’être perfectionnées durant deux ou trois générations. Les d’Ormesson furent de ceux qui se conservèrent le mieux. L’illustration historique ne leur est venue que par le troisième de la race (depuis qu'elle eut commencé de compter), c’est-à-dire par celui dont on publie aujourd’hui le Journal, et qui fut simplement maître des requêtes ; mais un jour, il eut le périlleux honneur d’être rapporteur dans le procès de Fouquet, et, malgré le poids de l’ascendant royal, sous la pression inique et la menace de Colbert, il eut le mérite d’être juste indulgent : il ne conclut point pour la mort, et sa conclusion triompha. L’intérêt prodigieux que mettait la société d’alors à ce procès si justement entamé peut-être, mais si odieusement instruit et si arbitrairement conduit, les habiles instances des amis restés fidèles au malheureux surintendant, qui finirent par retourner l’opinion en sa faveur, les plaidoyers anonymes de Pellissoa qui s’échappaient à travers les barreaux de la Bastille et qui se récitaient avec attendrissement, les beaux vers miséricordieux de La Fontaine, et par-dessus tout les bulletins émus, pathétiques, de Mme de Sévigné, ont gagné jusqu’à la postérité elle-même ; et pour peu qu’on ait vécu en idée dans la société de ce temps-là, on fait comme les contemporains, on demeure reconnaissant envers M. d’Ormesson. Il s’est répandu (toute proportion gardée) sur son nom quelque chose de cette lumière clémente qui brille et qu’on salue au front des défenseurs de Louis XVI.

Ce sentiment de modération et de justice, cette intégrité courageuse, il la tenait en partie de ses vertueux parents et de ses auteurs. Son père, André d’Ormesson, a laissé par écrit l’histoire de la famille, et M. Chéruel, dans son intéressante et complète introduction, nous en a donné les principaux extraits. On peut comparer ces morceaux avec ce que le chancelier Daguesseau a écrit sur son père ; mais ici le langage est plus antique, et le tableau, s’il a moins d’élégance, offre aussi plus de naïveté. On y saisit à merveille la naissance, le mode de formation et d’accroissement de ces saines familles parlementaires. L’aïeul du plus illustre des d’Ormesson, et qui avait comme lui prénom Olivier, était fils d’un commis au greffe du Parlement de Paris, et ne s’appelait d’abord que Lejèvre ; sa mère, Madeleine Gaudard, était fille d’un procureur en la Chambre des comptes de Paris. Olivier, après de courtes études au collège de Navarre, et que le peu d’aisance de la famille le força d’interrompre, fut placé comme clerc chez un procureur des comptes ; il y demeurait lorsque l’empereur Charles Quint fit son entrée solennelle à Paris, en 1539, entre les deux enfants de François Ier.

Il aimait plus tard à montrer à son fils ce logis d’où il l’avait vu passer. Il advint que M. de Roquancour, trésorier du dauphin Henri eut un jour besoin d’un commis, et s’adressa pour cela au procureur chez qui était le jeune Olivier Lefèvre. Celui-ci fut proposé et choisi : par son zèle, par sa bonne comptabilité, il se fit bien venir du trésorier, et aussi du dauphin à qui il avait souvent affaire, et qui l’emmenait avec lui dans ses voyages pour payer sa dépense. Henri devint roi ; son trésorier particulier, M. de Roquancour, passa trésorier de l’Épargne, et Olivier, à vingt-deux ans, fut son premier commis. Après un exercice de six années, il acheta un office d’argentier du roi, puis fut trésorier de l’extraordinaire des guerres, puis trésorier des parties casuelles : il avait parfois des traverses ; les gens de finance étaient sujets alors à suspicion et à des accusations fréquentes, trop souvent justifiées ; il en rencontra sur sa route et en triompha par son bonheur et par sa probité. C’est vers ce temps qu’il acquit une terre d’Ormesson (près de Saint-Denis), qui n’est pas la même que celle du même nom en Brie, plus connue, appartenant également à la famille, et il commença de se faire appeler M. d’Ormesson, le nom de Lefèvre étant trop commun. Cependant il pensait toujours à s’avancer et une alliance en Cour lui était indispensable. Il jeta ses vues sur la famille de M. de Morvilliers, évêque d’Orléans et conseiller d’État, et rechercha une de ses nièces qui lui fut accordée : cette jeune personne appartenait du côté paternel à la famille de saint François de Paule, pour qui la famille d’Ormesson aura une dévotion toute particulière. Ainsi l’utilité s’accordait avec la sainteté, le ciel et la terre y trouvaient leur compte, ce premier d’Ormesson, homme de tant de sens, et de mérite, eut dès lors, par le crédit de M. de Morvilliers, de grands emplois, toujours dans les finances, une commission extraordinaire et de confiance, qui dura deux ans ; en dernier lieu, il était trésorier général de Picardie, charge qu’il avait achetée du précédent trésorier, M. le général Molé (comme on disait alors par abréviation). M. de Morvilliers étant venu à mourir, M. d’Ormesson, peu agréé de Henri III, qui l’avait trouvé rétif à ses profusions (« Il est paresseux, à la vérité, disait ce roi, mais il est homme de bien ») ; pensa à la retraite, et s’étant défait de ses charges, il s’était dit qu’il achèverait paisiblement ses jours, tantôt à Paris, tantôt dans ses maisons des champs, qu’il embellirait. Mais il avait compté sans l’ennui. M. d’Ormesson était un homme pratique et d’activité ; il n’était pas lettré comme son fils le sera, comme le seront les Lamoignon ; il vit que son loisir manquerait de pâture et d’occupation. Il désira donc de rentrer dans les charges ; et de toutes celles qui s’offraient à lui, une charge de président à la Chambre des comptes lui parut le plus à sa convenance. Toutefois, il pouvait y avoir quelque difficulté, ayant été lui-même si longtemps comptable et sujet à la Chambre des comptes : cette compagnie le voudrait-elle bien pour un de ses présidents ? Il fit tâter le terrain, reçut pleine satisfaction, et put traiter de la charge dans laquelle il entra avec grand honneur. Il se croyait au port. Voilà la Ligue qui survient, la guerre civile qui éclate : il faut opter. M. d’Ormesson ne jugea pas à propos de quitter Paris ; il fut même choisi par le duc de Mayenne pour être du fameux conseil, de si mauvais renom, les Seize ; mais il en fut comme M. de Villeroy, comme le président Jeannin, pour modérer, s’il était possible ; il était de plus capitaine de son quartier. Ce furent des temps difficiles ; on mourait de faim dans Paris ; ce n’est pas une métaphore ; « M. d’Ormesson fut à la veille de voir ses enfants mourir de faim en sa présence. » sa femme mourut en effet de la peur et des souffrances qu’elle avait ressenties durant le siège, en 1590. Dans un récit naïf que le fils de ce premier d’Ormesson a tracé de la vie de son père, on lit à cet endroit :

Mon père fut si affligé et étonné de sa mort, qu’il fut près de six mois, comme il nous a dit, qu’il ne trouvait aucun moyen de se consoler. Enfin, il avisa, pour se divertir, d’aller voir les dames veuves de son temps et de sa connaissance, et tâcha à passer son temps doucement ; et, pour ce que le malheur des guerres lui ôtait la liberté de sortir la ville et s’aller promener à Ormesson, il loua un petit jardin, proche sa maison, où il s’allait promener souvent.

Malgré toutes ses concessions à la force des choses et malgré sa prudence, il était trop honnête homme pour ne pas être suspect ; on le taxait de modérantisme, c’est-à-dire d’être un politique. Il dut, pour se disculper d’un reproche qu’il méritait si bien, contribuer de mille écus pour la rançon du prévôt des marchands, Marteau, arrêté à Blois, et s’engager encore pour d’autres sommes plus considérables, au risque de voir sa maison, si nette auparavant, s’embrouiller pour une si mauvaise cause ; mais « de deux maux, nous dit son fils, il choisit le moindre ; autrement on l’eût chassé de Paris, pillé ses meubles et confisqué ses biens ».

Henri IV avait besoin de ligueurs aussi tièdes que d’Ormesson pour rentrer dans Paris : c’étaient ses amis et auxiliaires du dedans, qui n’attendaient que sa présence à la messe pour le déclarerb. Aussi, lorsqu’il prit possession de sa bonne ville, reçut-il très bien le président de la Chambre des comptes qui alla, le jour même, lui faire sa révérence avec ses collègues. M. d’Ormesson obtint du roi confirmation de la survivance de son office de président en faveur de son fils aîné. Il passa le reste de sa vie fort doucement ; on s’amusait fort chez lui, et l’on y dansait. Il demeurait rue Beaubourg, qui était alors une des belles rues. Il venait chez lui de belles dames et des princes. Henri IV aimait le bonhomme, comme il disait ; il venait volontiers à ses assemblées, et y amena un soir le duc de Savoie, avec tous les princes et princesses. M. d’Ormesson allait toujours recevoir le roi et l’accueillait de bonne grâce : « Sans M. d’Ormesson on ne se réjouirait point dans Paris, dit un jour Henri IV en entrant ; c’est le père de la jeunesse. » Mais quand il avait reçu le roi et l’avait conduit dans la salle du bal, M. d’Ormesson se retirait et s’allait coucher, de bonne heure, laissant son monde en train de plaisirs. Il mourut en mai 1600, d’une chute de mulet, en revenant à Paris de sa maison d’Ormesson. Dans le récit domestique où il raconte, sans prétendre la surfaire, cette vie si honorable d’un homme de médiocre condition, son fils André avait bien raison de dire au début :

Ceux qui liront ce discours souhaiteront peut-être sa bonne fortune et tâcheront d’imiter ses vertus et perfections ; car étant aîné d’une famille médiocre en extraction et en biens, ayant perdu son père à cinq ans, sa mère s’étant remariée deux ans après, avoir par tous moyens amassé des biens suffisamment et être parvenu à des charges très honorables, n’est-ce pas un bonheur très grand et très rare ? n’est-ce pas avoir tiré sa naissance de soi-même et n’avoir eu que son bras droit pour son père ? Et ce qu’il a eu encore de plus admirable et comme particulier en lui, c’est d’avoir approché les rois sans médiateur, d’avoir amassé des richesses sans avarice, d’être parvenu aux grandes charges sans ambition, d’avoir bâti une bonne maison avec peu de matière, d’avoir eu beaucoup de prospérité sans orgueil, d’avoir, aimant la douceur et la tranquillité, vécu trente-cinq ans de suite dans la Cour, fait sa retraite vingt ans avant de mourir, sans aucune disgrâce précédente, d’avoir vécu soixante et seize ans d’une santé très parfaite, rarement troublée de maladies, d’avoir joui en repos des biens qu’il avait amassés, d’avoir reçu de l’honneur aux charges qu’il a exercées, d’avoir fait grande quantité d’amis et point d’ennemis, d’avoir habité les maisons qu’il avait bâties, s’être promené à l’ombre des bois qu’il avait plantés, d’avoir reçu de ses enfants le contentement qu’il en pouvait espérer.

André d’Ormesson, qui écrit la vie de son père d’un style si sain et dans cet esprit de bon sens, dans un sentiment si vrai d’onction domestique, était assez lettré ; il avait étudié au collège du Cardinal-Lemoine et au collège de Navarre ; il a pris soin de donner la liste des auteurs classiques qu’il avait expliqués dans sa jeunesse ; il les revoyait de temps en temps pour s’en rafraîchir la mémoire, et aimait à en citer des passages jusqu’à la fin de sa vie. En matière de littérature, il en était resté à ses classes et se refaisait enfant en vieillissant. Il fut successivement conseiller au Grand Conseil, conseiller au Parlement de Paris, maître des requêtes et conseiller d’État ; ayant vécu quatre-vingt-huit ans, il mourut en 1665, doyen du Conseil d’État. À défaut d’une grande étendue et élévation d’esprit, on doit le vénérer pour l’intégrité et sainteté de sa vie ; un sentiment moral, profond, respire dans ses mémoires inédits, trop prolixes et trop informes pour être publiés en entier ; M. Chéruel en a tiré ce qui peut servir à l’histoire. Quand on voit la suite des titres de ces magistrats et le cours des charges par où ils ont passé, on n’a qu’une idée assez vague, si l’on ne se rend bien compte de ce que c’était que ce Grand Conseil, ce Conseil d’Etat, ce corps et ces fonctions des maîtres des requêtes. Aussi M. Chéruel a-t-il cru nécessaire de bien définir ces termes, et il a pris occasion de là pour tracer, dans son excellente introduction, une histoire abrégée de ce qu’on appelait en général Conseil d’État, et des divers démembrements ou divisions auxquels il donna lieu dans la suite des temps. Le troisième d’Ormesson, le plus célèbre, et dont le Journal fournit sur ce sujet tant de lumières, était maître des requêtes, et ne fut que cela : car c’est à ce titre qu’il alla quelques années comme intendant en Picardie et dans le Soissonnais. « Les maîtres des requêtes étaient rapporteurs au Conseil d’État, juges souverains des officiers de la Maison du roi ou, comme on disait alors, des requêtes de l’hôtel ; ils siégeaient au Parlement immédiatement après les présidents, et étaient envoyés dans les provinces comme intendants de justice, police et finances. » C’étaient des magistrats dans la main du roi, et tout prêts à être des administrateurs, qui avaient un pied dans le Parlement, une robe de palais quand il le fallait, et qui touchaient au besoin à l’épée ; très essentiels et des plus utiles dans cette œuvre de la centralisation si avancée par Richelieu et consommée par Louis XIV.

M. d’Ormesson avait hérité, disions-nous, de l’intégrité, de la modération et de l’esprit de justice de ses père et aïeul. En lisant son Journal, on ne saurait lui accorder que des qualités solides, du sens, de la droiture, du jugement, une parfaite sincérité ; mais il a l’esprit peu éclairé (accessible aux superstitions, aux dires populaires), il a peu d’esprit dans l’acception vive du mot ; jamais un trait ne lui échappe, jamais une étincelle ; et de plus son goût, quoique sain et sobre en soi, ne l’empêche pas de trouver merveilleux les amphigouris métaphoriques de M. Talon et de Broussel, les comparaisons du Parlement avec la lune, « laquelle a le plus d’éclat lorsqu’elle est opposée au soleil ». Il ne se permet pas d’en sourire. Les Caumartin et ceux qui tenaient pour le coadjuteur étaient plus fins, et y entendaient plus malice. Sa perspicacité ne devance point les temps, et, ce qui devient une qualité chez un témoin, il ne se presse point sur les événements, il suit toutes les vicissitudes et les fluctuations des choses, il passe lui-même par les états successifs de l’opinion et nous traduit au naturel l’inconséquence de beaucoup d’honnêtes gens. Dans les troubles de la première Fronde, il est pour la résistance en 1648, et pour l’accommodement en 1649. Il veut bien commencer, mais bientôt il se plaint qu’on est allé trop loin. Comme son aïeul qui faisait des vœux pour la paix du sein de la Ligue, il est pour la paix au milieu de la Fronde. Il s’est fait en lui, à l’origine, une confusion naïve de son intérêt particulier comme maître des requêtes qui s’insurge pour défendre son office, et de l’intérêt public. Il ne voit le dessous des cartes qu’au fur et à mesure et quand on le lui découvre. Il garde dans ses récits des habitudes de rapporteur et s’y complaît ; après avoir résumé ce que disent les uns, il oppose ce que répondent les autres. « Jamais, dit-il d’une des séances du Parlement, je n’ai ouï de délibération plus sérieuse et plus belle, y ayant quantité de raisons de part et d’autre. » Il ne nous donne son avis et ne conclut qu’à la fin, après avoir balancé les opinions contraires : ce sont là des garanties d’impartialité. Il est volontiers pour les partis mitoyens et d’entre-deux. Il est humain, chose assez rare chez les magistrats de ce temps ! Un jour qu’il était commis pour interroger un prisonnier dans une affaire de faux, il dut le présenter à la question, faire faire tous les apprêts et même le faire déchausser : « Je souffris beaucoup en mon humeur, nous dit-il, d’être obligé d’user de sévérité et de voir les apprêts de la question, quoique je susse qu’elle ne serait pas donnée. » — Tel était l’homme de bien et du plus honorable caractère, auquel sa conduite depuis, dans le procès de Fouquet et la louange de Mme de Sévigné ont donné du lustre.

Le Journal ajoutera à l’estime, non au lustre. Les inconvénients inhérents à cette forme d’écrits, et qui la rendent inférieure en intérêt aux mémoires, sont évidents : un journal, comme son titre l’indique, va et procède au jour le jour ; il dit ce qu’il peut, il ramasse ce qu’il rencontre ; il se répète à satiété, il tâtonne, il se rétracte. Le seul avantage du journal sur les mémoires, est d’être plus complet et plus sûr, plus véridique ; je parle des mémoires qu’on écrit tard, sans notes prises dans le temps même et de pur souvenir. Le raccourci de la fin de la vie est trompeur ; on se fait des mirages dans le passé. On a tant de fois raconté les choses à son point de vue, et chaque fois en les arrangeant un peu mieux, qu’on ne sait plus se les représenter que dans cette enfilade unique et suivant cette perspective. Toutes les avenues qu’on ouvre dans la masse de ses souvenirs aboutissent à soi comme à un centre. C’est ce qui est arrivé au cardinal de Retz, le prince de ces narrateurs brillants qui mettent partout la vie et chez qui, à tout coup, l’imagination fait tableau. Rien assurément ne ressemble moins à ses Mémoires que le Journal de d’Ormesson ; l’auteur n’a pas songé une seule fois à être piquant. Il n’en est peut-être que plus utile. Tous ceux qui s’occupent d’une branche de l’histoire traversant cette période du xviie  siècle ont à profiter avec lui.

Ceux qui, comme moi, se sont occcupés de Port-Royal et de son premier éclat, y trouvent des détails curieux et précis, d’une impartialité incontestable, sur le bruit que fit le livre d’Arnauld, De la fréquente communion, sur les prédications auxquelles il donna sujet dans les chaires de Paris, sur les sentiments de messieurs du Parlement à l’égard d’Arnauld. — Un de nos jeunes maîtres qui s’occupe, je le sais, d’une histoire de l’éloquence de la chaire dans la première moitié du xviie  siècle et avant Bossuet, y trouvera le compte rendu ou la mention au moins de plus d’un sermon qui fut éloquent à son heure ; et en particulier d’Ormesson, bon témoin, mais nullement prophète, dira de l’un des premiers sermons du coadjuteur (Retz) :

« L’après-dînée (du jeudi 4 décembre 1643), M. le coadjuteur prêcha à Saint-Jean où était la reine, avec toute la suffisance et éloquence possibles, dont chacun espérait beaucoup de fruit lorsqu’il sera archevêque de Paris. Il y prêcha l’Avent. » — Un historien du barreau (si une telle histoire est possible) aurait également à consulter d’Ormesson pour les plaidoiries et actions mémorables des avocats pendant ce laps de temps.

Ceux qui s’occupent de Mme de Sévigné, et ils sont nombreux, ils se renouvellent sans cesse, trouveront des détails précis, continuels, mais qu'on voudrait, chaque fois, un peu plus développés, sur ses affaires, son mariage, sur une quête même qu’elle fit avant son mariage, aux Minimes, le jour de Saint-François de Paule (5 avril 1644) : « La reine y vint à vêpres ; M. l’évêque d’Uzès y prêcha. La musique du roi y fut excellente. Mlle de Chantal quêta. » Il y avait alliance entre les familles, une d’Ormesson ayant épousé un Coulanges : M. d’Ormesson note donc, comme affaire quasi de famille, tout ce qui se rapporte à cette intéressante personne, sans se douter que la postérité en voudrait encore davantage. M. de Sévigné, quand il se présente pour épouser, lui agrée : « Il est beau et cavalier bien fait, et paraît avoir esprit. » Mais pendant que le mariage se traite et que M. d’Ormesson intervient comme conseil principal pour les arrangements, M. de Sévigné se bat en duel (28 mai 1644) et reçoit à la cuisse une blessure que, dans le premier moment, on croit mortelle. Il guérit, et cinq semaines après ont lieu les accordailles. En effet, la campagne est ouverte, et M. de Sévigné a hâte de partir pour l’armée. Ce vaillant homme presse son mariage, afin de partir deux jours après : « Le jeudi 4 août, l’après-dînée, je fus voir Mme de Sévigné qui était fort gaie ; elle avait été mariée à deux heures après minuit à Saint-Gervais, par M. l’évêque de Châlons. » M. d’Ormesson n’en dit pas plus, mais c’est assez pour nous donner l’idée de cette gaieté éblouissante qui l’avait frappé. Au contraire des nouvelles mariées qui se croient obligées de baisser les yeux, Mme de Sévigné osait montrer sa joie ; et cependant son mari partait deux jours après pour l’armée. Mais la belle humeur chez elle fut toujours irrésistible.

À un point de vue plus général, tout historien profitera beaucoup de la connaissance de ce journal et du contrôle qu’il permet d’établir avec d’autres récits, surtout pour la première Fronde : la seconde n’y est pas. M. Chéruel a indiqué dans son introduction les principaux points sur lesquels d’Ormesson nous renseigne plus exactement qu’on ne l’avait fait. Je n’y puis entrer ici, et je me bornerai à dire que nulle part on ne suit mieux les variations successives et les altérations de l’esprit public durant ces premières années de la régence. Sur Richelieu, à peine a-t-il fermé les yeux, qu’on voit la haine qui éclate et se déchaîne ; elle est poussée jusqu’à la frénésie. On en fait aussitôt des rondeaux qui se chantent.

Il est passé, il a plié bagage
Ce cardinal, dont c’est moult grand dommage
Pour sa maison…
Or parlerons sans crainte d’être en cage,
Il est en plomb l’éminent personnage, etc.

Deux mois après la mort du cardinal, un évêque s’arme impudemment de la pointe de ce rondeau aux États de Bretagne dans une discussion avec le maréchal de La Meilleraie, neveu du cardinal même. Louis XIII règne encore, ou plutôt il traîne et achève de mourir : on craint une sédition à Paris (27 avril 1643), « parce que le menu peuple murmurait sur la maladie du roi contre M. le cardinal de Richelieu, sur ce que l’on disait qu’il avait empoisonné le roi, et parlait-on de tirer son corps de Sorbonne et le traîner par les rues, et l’on disait que l’on avait ôté toute magnificence, même retiré son corps. » On retira en effet son corps, et on le porta pour plus de sûreté dans la Bastille, — Quand on reçoit au Parlement son neveu, le marquis de Brezé, pour le duché de Fronsac (30 avril), on ne fait aucune action oratoire, selon l’usage, aucune plaidoirie, « étant trop jeune pour parler de lui, et la mémoire du cardinal étant trop odieuse pour en parler ». Un autre de ses neveux, le marquis de Pont-de-Courlay, est insulté dans le même temps à Saint-Germain, et il aurait été maltraité des pages et des laquaisc « sans l’assistance de quelques gardes qui croisèrent leurs hallebardes pour empêcher l’entrée d’une porte où il venait d’entrer ». Ce ne sont pas seulement les pages et laquais, ce n’est pas seulement le menu peuple, qui est ingrat envers le cardinal, c’est le roi qui, en mourant dévotement, lui paye cette dette de reconnaissance pour toute la grandeur qu’il avait donnée à son règne ; et en effet qu’aurait-il été, ce roi, sans le cardinal qui, pendant vingt ans, ne lui avait jamais fait faire les choses que par contrainte : « De sorte que pendant sa maladie il disait que les peines et contraintes que le cardinal avait faites sur son esprit l’avaient réduit en l’état où il était. » Louis XIII mort, la rage du bon peuple est au comble ; neveux et nièces du cardinal, les marquis de Brezé et de Pont-de-Courlay et la duchesse d’Aiguillon, sont obligés de se retirer d’appréhension et de se jeter dans le Havre. On se raconte des horreurs sur ce cardinal-tyran : « Il en était venu à tel point, lorsqu’il mourut, qu’il ne voulait plus voir le roi que le plus fort, et avait dans sa maison trois caves capables de tenir près de trois mille hommes. » M. le prince de Condé, toujours si plat envers celui qui règne et de qui il espère, lui qui avait un jour imploré à genoux comme un honneur l’alliance du cardinal vivant, s’élève maintenant tout haut, en plein Parlement, contre ce qui s’est fait « sous une puissance qui allait jusques à la tyrannie ». Il a même le dessein de faire casser le mariage de son fils, le Grand Condé, avec la nièce du cardinal, de le faire déclarer nul ; et quand il naît un fils de ce mariage (26 juillet 1643), il ne peut contenir sa honteuse douleur :

Mme la comtesse de Morel, qui était présente au travail de la duchesse d’Enghien, a raconté que lorsqu’on annonça que c’était un garçon, l’on vit M. le prince et Mme la princesse changer de visage comme ayant reçu un coup de massue, et qu’ils en témoignèrent très grande douleur ; que Mme la princesse à qui l’on présentait plusieurs nourrices avait dit qu’il ne fallait point choisir, que la première était bonne pour ce que c’était. Il faut qu’ils craignent, ajoute l’honnête d’Ormesson, que recevant si mal une grâce de Dieu, il les en punisse.

Est-ce assez de lâcheté ? On est un peu soulagé de tout le dégoût qu’elle inspire, lorsqu’on rencontre la lettre suivante du cardidal Mazarin, adressée au maréchal de Brezé, l’un des neveux de Richelieu (28 mai 1643) :

Monsieur, bien que je ne pusse recevoir de douleur plus sensible que d’ouïr déchirer la réputation de M. le cardinal, si est-ce que je considère qu’il faut laisser prendre cours, sans s’en émouvoir, à cette intempérance d’esprit, dont plusieurs Français sont travaillés. Le temps fera raison à ce grand homme de toutes ces injures, et ceux qui le blâment aujourd’hui connaîtront peut-être à l’avenir combien sa conduite eût été nécessaire pour achever la félicité de cet État, dont il a jeté tous les fondements. Laissons donc évaporer en liberté la malice des esprits ignorants ou passionnés, puisque l’opposition ne servirait qu’à l’irriter davantage, et consolons-nous par les sentiments qu’ont de sa vertu les étrangers, qui en jugent sans passion et avec lumière. Ce que vous m’écrivez même de la sédition qui a failli plusieurs fois s’exciter à Angers est une preuve du bien que causait le seul nom et la seule autorité de cet incomparable ministre…

Dix-huit mois environ après que cette lettre était écrite, le cardinal Mazarin, que d’Ormesson nous montre, la première fois qu’il le voit au conseil, « grand, de bonne mine, bel homme, le poil châtain, un œil vif et d’esprit, avec un grande douceur dans le visage », avait si bien fait son chemin et assuré son crédit auprès de la reine, qu’il avait la Cour à ses pieds. « Les pièces de médisance commençaient à courir (décembre 1644), et l’on se plaignait du gouvernement : on regrettait celui du cardinal de Richelieu. C’est ce qui a toujours été et sera : se plaindre du temps présent. »

Voilà aussi ma leçon pour aujourd’hui. Et ma conclusion sur l’auteur du Journal sera en deux mots, qu’en histoire comme dans le procès de Fouquet, M. d’Ormesson a été un bon et fidèle rapporteur. C’est proprement sa fonction. — Toute une vie d’équité, et à la fin, dans la ligne de ses devoirs, et sans l’avoir cherchée, une occasion d’éclat, une journée d’honneur immortel7.