II
Puisque j’ai parlé de Lamennais à cette date de 1833, et tel qu’il paraissait encore aux yeux de ce cercle fidèle, comment ne pas indiquer le portrait de lui que Guérin a tracé dans une lettre du 16 mai à M. de Bayne de Rayssac, l’un de ses amis du Midi ? C’est bien la plus vive, la plus parlante image de cette moitié de Lamennais à laquelle on a peine à croire quand on n’a fait que le lire, moitié d’une âme qui semblait en conversant se livrer tout entière, tant elle était gaie et charmante, et qui s’éclipsait si vite alors que son front se plissait et que sa physionomie noircissait tout à coup. Guérin nous le montre comme il le voyait, sous son plus beau jour, et quelquefois dans sa fierté, mais sans la noirceur. Les lettres de Guérin à ses amis servent à compléter les impressions notées dans son journal durant ce temps, et quelques-unes des pages de ce journal ne sont elles-mêmes que des passages de ses lettres qui lui semblaient mériter d’être transcrits avant de s’échapper. L’artiste en effet, le peintre qui préparait à tout hasard ses cartons, s’essayait en lui. Une de ses fêtes les plus désirées, et qu’il se promettait dès son arrivée en Bretagne, fut un petit voyage aux côtes de l’océan. Une première fois, le 28 mars, dans une promenade poussée plus loin que d’habitude avec l’abbé Gerbet et un autre compagnon, il avait entrevu au nord, de dessus une hauteur, la baie de Cancale et les eaux au loin resplendissantes qui décrivaient à l’horizon une barre lumineuse. Mais le vrai voyage, et qui lui permit de s’écrier : Enfin j’ai vu l’océan, ne se fît que le 11 avril. Ce jour-là, le jeudi d’après Pâques, il se mit en route à une heure de l’après-midi, par un beau temps et un vent frais, à pied, en compagnie d’Edmond de Cazalès, qui n’était pas encore dans les ordres. Il n’y avait pas moins de six ou sept lieues à faire ; mais aller vers un grand but et y aller par un long chemin avec un ami, c’est double bonheur. Guérin sentait l’un et l’autre, et il nous l’a dit : « C’est une félicité non pareille de faire route, d’aller voir la mer avec un compagnon de voyage ainsi fait. Notre conversation alla, pour ainsi dire, tout d’un trait de La Chênaie à Saint-Malo, et, nos six lieues faites, j’aurais voulu voir encore devant nous une longue ligne de chemin ; car vraiment la causerie est une de ces douces choses qu’on voudrait allonger toujours. » Il nous donne une idée de ces entretiens qui embrassaient le monde du cœur et celui de la nature, et qui couraient à travers la poésie, les tendres souvenirs, les espérances et toutes les aimables curiosités de la jeunesse. Je m’imagine que ces doux propos ressemblaient par l’esprit à ce qu’avaient dû être les entretiens de Basile et de Grégoire au rivage d’Athènes, à ceux d’Augustin et de ses amis au rivage d’Ostie. Les descriptions pittoresques, les marines qui viennent ensuite y gagnent en beauté ; ces conversations élevées en font le ciel.
Les derniers jours que passa Guérin à La Chênaie eurent de la douceur, mais une douceur souvent troublée ; il sentait en effet que cette vie de retraite allait cesser et que l’époque des vacances amènerait pour lui la nécessité d’un parti à prendre. Il jouissait d’autant plus, quand son imagination le lui permettait, du calme uni et profond des dernières heures :
Le 14 (août). — Après une longue série de jours éclatants, j’aime assez à trouver un beau matin le ciel tendu de gris, et toute la nature se reposant en quelque sorte de ses jours de fête dans un calme mélancolique. C’est bien cela aujourd’hui. Un voile immense, immobile, sans le moindre pli, couvre toute la face du ciel ; l’horizon porte une couronne de vapeurs bleuâtres ; pas un souffle dans l’air. Tous les bruits qui s’élèvent dans le lointain de la campagne arrivent à l’oreille à la faveur de ce silence : ce sont des chants de laboureurs, des voix d’enfants, des piaulements et des refrains d’animaux, et de temps à autre un chien qui aboie je ne sais où, et des coqs qui se répondent comme des sentinelles. Au dedans de moi, tout aussi est calme et reposé. Un voile gris et un peu triste s’est étendu sur mon âme, comme ont fait les nuages paisibles sur la nature. Un grand silence s’est établi, et j’entends comme les voix de mille souvenirs doux et touchants, qui s’élèvent dans le lointain du passé et viennent bruire à mon oreille.
Le 7 septembre, à quatre heures du soir, il monta dans la chambre de M. Féli, et lui fit ses adieux. Après neuf mois de séjour, « les portes du petit paradis de La Chênaie se fermèrent derrière lui ». Les rapports, toujours ambigus et pénibles, de M. de Lamennais avec l’autorité diocésaine avaient empiré dans les derniers temps, et il devenait convenable que la petite école se dispersât. Guérin ne quitta pourtant pas encore la Bretagne, et il y resta jusqu’à la fin de janvier 1834, tantôt à la Brousse, dans la famille de M. de Marzan, tantôt au Val de l’Arguenon, dans l’ermitage de son ami Hippolyte de La Morvonnais, tantôt à Mordreux, chez le beau-père de ce dernier. Il y eut là une nouvelle et importante station dans sa vie. Il avait apporté à La Chênaie une peine secrète de cœur, je ne dis pas une passion, mais un sentiment. Ce sentiment se réveillait à la vue de certains hêtres qu’il voyait de sa fenêtre, du côté de l’étang, et qui lui rappelaient de chers et troublants souvenirs. Il y avait des nuits où il rêvait ; écoutons un de ses rêves : « 15 juin. — Strange dream ! j’ai rêvé que je me trouvais seul dans une vaste cathédrale. J’étais là sous l’impression de la présence de Dieu et dans cet état de l’âme où l’on n’a plus conscience que de Dieu et de soi-même, lorsqu’une voix s’est élevée. Cette voix était infiniment douce, une voix de femme et qui pourtant remplissait toute l’église comme eût pu faire un grand concert. Je l’ai reconnue aussitôt, c’était la voix de Louise, silver-sweet sounding (la douce voix d’argent). » De tels songes, qui rappellent ceux de Dante adolescent et de la Vita nuova, ne se passaient que dans la partie élevée de l’esprit, et il y avait moyen d’en guérir. Et pour dire ici tout ce que nous pensons, Guérin n’était pas fait pour les grandes et violentes passions de l’amour. Un jour, quelques années après, lisant les lettres de Mlle de Lespinasse et y découvrant des flammes à lui inconnues, il s’en émouvait, et il s’étonnait de s’en émouvoir : « En vérité, disait-il, je ne me savais pas une imagination si tendre et qui pût à ce point agiter mon cœur ? Est-ce que je ne connais pas la mesure de mon cœur ? Il n’est pas fait pour ces passions où l’on dit : Vous aimer, vous voir, ou cesser d’exister ! » Aucune circonstance de sa vie, pas même l’inclination qui détermina son mariage, n’est venue démentir ce jugement qu’il portait sur lui-même ; il n’aima jamais qu’à la surface et, pour ainsi dire, devant le premier rideau de son âme : le fond restait mystérieux et réservé. Je croirais que lui, l’amant de la nature, il sentait trop l’universalité des choses pour aimer uniquement quelqu’un. Quoi qu’il en soit, il avait une peine alors, et en se trouvant transporté, au sortir de la solitaire Chênaie, dans l’intimité tendre d’Hippolyte de La Morvonnais et de sa jeune femme, cette peine se guérit. Il était de ceux qu’une sympathique amitié de jeune femme apaise au lieu de les enflammer. La pure amitié de la chaste épouse et le bonheur dont il était témoin, sans effacer ni abolir l’autre image, la firent passer à l’état d’ombre légère. Tout rentra dans l’ordre ; et Guérin, à la veille de se trouver lancé dans la mêlée du monde, goûta quelques mois de parfaite harmonie.
Les peintures qu’il a retracées de ces jours d’automne et d’hiver, passés au bord de l’océan dans la maison de l’hospitalité, dans cette thébaïde des grèves comme l’appelait un peu ambitieusement La Morvonnais, sont de belles pages qui se placent d’elles-mêmes à côté des meilleures, en ce genre, que nous connaissons. Le contraste saisissant de cette paix du foyer et de ces tempêtes presque continuelles de l’océan, quelquefois cet autre contraste non moins frappant entre la mer paisible, le sommeil des champs et le cœur orageux du contemplateur, donnent aux divers tableaux toute leur vie et leur variété ;
Et voyez combien la Providence est pleine de bonté pour moi. De crainte que le passage subit de l’air doux et tempéré de la vie religieuse et solitaire à la zone torride du monde n’éprouvât trop mon âme, elle m’a amené, au sortir du saint asile, dans une maison élevée sur les confins des deux régions, où, sans être de la solitude, on n’appartient pas encore au monde ; une maison dont les croisées s’ouvrent d’un côté sur la plaine où s’agite le tumulte des hommes, et de l’autre sur le désert où chantent les serviteurs de Dieu ; d’un côté sur l’océan, et de l’autre sur les bois ; et cette figure est une réalité, car elle est bâtie sur le bord de la mer. Je veux coucher ici l’histoire du séjour que j’y ferai, car les jours qui se passent ici sont pleins de bonheur, et je sais que dans l’avenir je me retournerai bien des fois pour relire le bonheur passé. Un homme pieux et poète, une femme dont l’âme va si bien à la sienne qu’on dirait d’une seule âme, mais dédoublée ; une enfant qui s’appelle Marie, comme sa mère, et qui laisse, comme une étoile, percer les premiers rayons de son amour et de son intelligence à travers le nuage blanc de l’enfance ; une vie simple, dans une maison antique ; l’océan qui vient le matin et le soir nous apporter ses accords ; enfin un voyageur qui descend du carmel pour aller à Babylone, et qui a posé à la porte son bâton et ses sandales pour s’asseoir à la table hospitalière : voilà de quoi faire un poème biblique, si je savais écrire les choses comme je sais les éprouver.
Je n’ai point de regret à ce poème biblique ; il va nous en dire assez, tout en disant qu’il ne le saurait faire. Nous en aurons tout à l’heure une journée entière, une journée modèle ; mais auparavant donnons-nous avec lui le spectacle d’une mer agitée et, en même temps, de l’âme humaine qui la contemple :
(8 décembre), Hier, le vent d’ouest soufflait avec furie. J’ai vu l’océan agité, mais ce désordre, quelque sublime qu’il soit, est loin de valoir, à mon gré, le spectacle de la mer sereine et bleue. Mais pourquoi dire que l’un ne vaut pas l’autre ? Qui pourrait mesurer ces deux sublimités et dire : la seconde dépasse la première ! Il faut dire seulement : mon âme se complaît mieux dans la sérénité que dans l’orage. Hier, c’était une immense bataille dans les plaines humides. On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les plaines de l’Asie. L’entrée de la baie est comme défendue par une chaîne d’îlots de granit : il fallait voir les lames courir à l’assaut et se lancer follement contre ces masses avec des clameurs effroyables ; il fallait les voir prendre leur course et faire à qui franchirait le mieux la tête noire des écueils. Les plus hardies ou les plus lestes sautaient de l’autre côté en poussant un grand cri ; les autres, plus lourdes ou plus maladroites, se brisaient contre le roc en jetant des écumes d’une éblouissante blancheur, et se retiraient avec un grondement sourd et profond, comme les dogues repoussés par le bâton du voyageur. Nous étions témoins de ces luttes étranges, du haut d’une falaise où nous avions peine à tenir contre les furies du vent. Nous étions là, le corps incliné elles jambes écartées pour élargir notre base et résister avec plus d’avantage, et les deux mains cramponnées à nos chapeaux pour les assurer sur nos têtes. Le tumulte immense de la mer, la course bruyante des vagues, celle, non moins rapide, mais silencieuse, des nuages, les oiseaux de marine qui flottaient dans le ciel et balançaient leur corps grêle entre deux ailes arquées et d’une envergure démesurée, tout cet ensemble d’harmonies sauvages et retentissantes qui venaient toutes converger à l’âme de deux êtres de cinq pieds de hauteur, plantés sur la crête d’une falaise, secoués comme des feuilles par l’énergie du vent, et qui n'étaient guère plus apparents dans cette immensité que deux oiseaux perchés sur une motte de terre : oh ! c’était quelque chose d’étrange et d’admirable, un de ces moments d’agitation sublime et de rêverie profonde tout ensemble, où l’âme et la nature se dressent de toute leur hauteur l’une en face de l’autre.
À quelques pas de nous, il y avait un groupe d’enfants abrités contre un rocher, et paissant un troupeau répandu sur l’escarpement de la côte.
Jetez un vaisseau en péril sur cette scène de la mer, tout change : on ne voit plus que le vaisseau. Heureux qui peut contempler la nature déserte et solitaire ! Heureux qui peut la voir se livrant à ses jeux terribles sans danger pour aucun être vivant ! Heureux qui regarde, du haut de la montagne, le lion bondir et rugir dans la plaine, sans qu’il vienne à passer un voyageur ou une gazelle ! Hippolyte, nous eûmes ce bonheur hier, nous devons en remercier le ciel.
De la hauteur nous descendîmes dans une gorge qui ouvre une retraite marine (comme savaient en décrire les anciens) à quelques flots de la mer qui viennent s’y reposer, tandis que leurs frères insensés battent les écueils et luttent entre eux. Des masses énormes de granit gris, bariolées de mousses blanches, sont répandues en désordre sur le penchant de la colline qui a ouvert cette anse en se creusant. On dirait, tant elles sont étrangement posées et inclinées vers la chute, qu’un géant s’est amusé un jour à les faire rouler du haut de la côte, et qu’elles se sont arrêtées là où elles ont rencontré un obstacle, les unes à quelques pas du point de départ, les autres à mi-côte ; mais ces obstacles semblent les avoir plutôt suspendues qu’arrêtées dans leur course, car elles paraissent toujours prêtes à rouler. Le bruit des vents et des flots, qui s’engouffre dans cet enfoncement sonore, y rend les plus belles harmonies. Nous y fîmes une halte assez longue, appuyés sur nos hâtons et tout émerveillés…
En regagnant le Val, nous admirâmes la position d’une maisonnette habitée par un vieillard. Elle est appuyée contre un mamelon et tourne le dos à la mer, en vraie solitaire qui ne veut qu’entendre le bruit des choses d’en bas. Un petit jardin bien planté, et où il vient un peu de tout, s’étend sur le devant jusqu’à un petit ruisseau qui tombe dans la mer. C’est un petit paysage comme les aimait Virgile.
Le soir, la voix de l’océan était rauque et sourde.
Les poètes anglais du foyer, Cowper, Wordsworth, ont-ils jamais rendu plus délicieusement les joies d’un intérieur pur, la félicité domestique, ce ressouvenir de l’Éden, que le voyageur qui s’asseyant un moment sous un toit béni, a su dire :
Le Val, 20 décembre. — Je ne crois pas avoir jamais senti avec autant d’intimité et de recueillement le bonheur de la vie de famille. Jamais ce parfum qui circule dans tous les appartements d’une maison pieuse et heureuse ne m’a si bien enveloppé. C’est comme un nuage d’encens invisible que je respire sans cesse. Tous ces menus détails de la vie intime, dont l’enchaînement constitue la journée, sont pour moi autant de nuances d’un charme continu qui va se développant d’un bout de journée à l’autre : — le salut du matin qui renouvelle en quelque sorte le plaisir de la première arrivée, car la formule avec laquelle on s’aborde est à peu près la même, et d’ailleurs la séparation de la nuit imite assez bien les séparations plus longues, comme elles étant pleine de dangers et d’incertitude ; — le déjeuner, repas dans lequel on fête immédiatement le bonheur de s’être retrouvés ; — la promenade qui suit, sorte de salut et d’adoration que nous allons rendre à la nature, car à mon avis, après avoir adoré Dieu directement dans la prière du matin, il est bon d’aller plier un genou devant cette puissance mystérieuse qu’il a livrée aux adorations secrètes de quelques hommes ; — notre rentrée et notre clôture dans une chambre toute lambrissée à l’antique, donnant sur la mer, inaccessible au bruit du ménage ; en un mot, vrai sanctuaire de travail ; — le dîner qui s’annonce non par le son de la cloche qui sent trop le collège ou la grande maison, mais par une voix douce qui nous appelle d’en bas ; la gaieté, les vives plaisanteries, les conversations brisées en mille pièces qui flottent sans cesse sur la table durant ce repas : le feu pétillant de branches sèches autour duquel nous pressons nos chaises après ce signe de croix qui porte au ciel nos actions de grâces ; les douces choses qui se disent à la chaleur, du feu qui bruit tandis que nous causons ; — et, s’il fait soleil, la promenade au bord de la mer qui voit venir à elle une mère portant son enfant dans ses bras, le père de cet enfant et un étranger, ces deux-ci un bâton à la main ; les petites lèvres de la petite fille qui parle en même temps que les flots, quelquefois les larmes qu’elle verse, et les cris de la douleur enfantine sur le rivage de la mer ; nos pensées à nous, en voyant la mère et l’enfant qui se sourient ou l’enfant qui pleure et la mère qui lâche de l’apaiser avec la douceur de ses caresses et de sa voix, et l’océan qui va toujours roulant son train de vagues et de bruits ; les branches mortes que nous coupons dans le taillis pour nous allumer au retour un feu vif et prompt ; ce petit travail de bûcheron qui nous rapproche de la nature par un contact immédiat et me rappelle l’ardeur de M. Féli pour ce même labeur ; — les heures d’étude et d’épanchement poétique, qui nous mènent jusqu’au souper ; ce repas qui nous rappelle avec la même douce voix et se passe dans les mêmes joies que le dîner, seulement un peu moins éclatantes parce que le soir voile tout, tempère tout ; — la soirée qui s’ouvre par l’éclat d’un feu joyeux, et de lectures en lectures, de causeries en causeries, va expirer dans le sommeil ; — et à tous les charmes d’une telle journée ajoutez je ne sais quel rayonnement angélique, je ne sais quel prestige de paix, de fraîcheur et d’innocence qu’y répandent la tête blonde, les yeux bleus, la voix argentine, les petits pieds, les petits pas, les rires, les petites moues pleines d’intelligence d’une enfant qui, j’en suis sûr, fait envie à plus d’un ange ; qui vous enchante, vous séduit, vous fait raffoler avec un léger mouvement de ses lèvres, tant il y a de puissance dans la faiblesse ? ajoutez-y tout ce que vous dira votre imagination, et vous serez loin encore d’avoir touché le fond de toutes ces voluptés secrètes.
Cependant ces joies de la famille, trop senties par un cœur à qui il n’était point donné de les goûter pour son propre compte, l’attendrissaient trop ; il en était venu, il nous le dit, à pleurer pour un rien, « comme il arrive aux petits enfants et aux vieillards ». Ce calme continuel, cette douce monotonie de la vie familière, en se prolongeant comme une note suave mais toujours la même, avaient fini par l’énerver, par l’exalter et le jeter hors de lui ou le noyer trop avant au-dedans de lui ; le trop de paix lui était une nouvelle espèce d’orage ; son âme était en proie, et il y avait danger, de ce côté, à je ne sais quelle ivresse de langueur, s’il n’eût trouvé un contrepoids, une puissante diversion dans la contemplation de la nature, de même qu’à d’autres moments il y avait eu danger que l’attraction souveraine, la puissante voix de cette nature ne l’absorbât et ne le dominât uniquement. Car Guérin était une âme merveilleuse, la plus sensible, la plus impressible, mais sans garantie contre elle-même et sans défense. Cette fois il sut se détourner à temps et alterner dans le mode de sa sensibilité :
Je me mis à la considérer (la nature) encore plus attentivement que de coutume, et par degrés la fermentation s’adoucit ; car il sortait des champs, des flots, des bois, une vertu suave et bienfaisante qui me pénétrait et tournait tous mes transports en rêves mélancoliques. Cette fusion des impressions calmes de la nature avec les rêveries orageuses du cœur, engendra une disposition d’âme que je voudrais retenir longtemps, car elle est des plus désirables pour un rêveur inquiet comme moi. C’est comme une extase tempérée et tranquille qui ravit l’âme hors d’elle-même sans lui ôter la conscience d’une tristesse permanente et un peu orageuse. Il arrive aussi que l’âme est pénétrée insensiblement d’une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l’endort dans un demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses…
Rien ne peut figurer plus fidèlement cet état de l’âme que le soir qui tombe en ce moment. Des nuages gris, mais légèrement argentés par les bords, sont répandus également sur toute la face du ciel. Le soleil qui s’est retiré, il y a peu d’instants, a laissé derrière lui assez de lumière pour tempérer quelque temps les noires ombres et adoucir en quelque sorte la chute de la nuit. Les vents se taisent, et l’océan paisible ne m’envoie, quand je vais l’écouter sur le seuil de la porte, qu’un murmure mélodieux qui s’épanche dans l’âme comme une belle vague sur la grève. Les oiseaux, gagnés les premiers par l’influence nocturne, se dirigent vers les bois et font siffler leurs ailes dans les nuages. Le taillis qui couvre toute la pente de la côte du Val, retentissant tout le jour du ramage du roitelet, du sifflement gai du pivert et des cris divers d’une multitude d’oiseaux, n’a plus aucun bruit dans ses sentiers ni sous ses fourrés, si ce n’est le piaulement aigu jeté par les merles qui jouent entre eux et se poursuivent, tandis que les autres oiseaux ont déjà le cou sous l’aile. Le bruit des hommes, qui se taisent toujours les derniers, va s’effaçant sur la face des champs. La rumeur générale s’éteint, et l’on n’entend guère venir de clameurs que des bourgs et des hameaux, où il y a, jusque bien avant dans la nuit, des enfants qui crient et des chiens qui aboient. Le silence m’enveloppe ; tout aspire au repos, excepté ma plume qui trouble peut-être le sommeil de quelque atome vivant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées. Et alors, qu’elle cesse ; car ce que j’écris, ce que j’ai écrit et ce que j’écrirai ne vaudra jamais le sommeil d’un atome.
Certes, cela est beau comme de beaux vers. On parle des lakistes et de leur poésie, et La Morvonnais, vers ce temps même, en était fort préoccupé, au point d’aller visiter Wordsworth à sa résidence de Rydal Mount, près des lacs du Westmoreland, et de rester en correspondance3 avec ce grand et pacifique esprit, avec ce patriarche de la muse intime. Guérin, sans tant y songer, ressemblait mieux aux lakistes en ne visant nullement à les imiter : il n’est point chez eux de sonnet pastoral plus limpide, il n’est point dans les poétiques promenades de Cowper de plus transparent tableau, que la page qu’on vient de lire, dans sa peinture si réelle à la fois et si tendre, si distincte et si émue. L’humble sentiment qui termine, et qui tient compte du moindre atome vivant, est à faire envie à un doux poète de l’Inde.
Mais Guérin dut s’arracher à cette solitude, où il allait s’oublier et trop savourer, s’il n’y prenait garde, le fruit du lotos. Dans une dernière promenade par une riante après-midi d’hiver sur ces falaises, le long de ce sentier qui tant de fois l’y avait conduit à travers les buis et les coudriers, il exhale ses adieux et emporte tout ce qu’il peut de l’âme des choses. Le lendemain il est à Caen, quelques jours après à Paris. Sa nature timide, aussi tremblante et frissonnante que celle d’un daim effarouché, y éprouve, en arrivant, une secrète horreur. Il se méfie de lui, il a peur des hommes :
Paris, 1er février 1834. — Mon Dieu, fermez mes yeux, gardez-moi de voir toute cette multitude dont la vue soulève en moi des pensées si amères, si décourageantes. Faites qu’en la traversant je sois sourd au bruit, inaccessible à ces impressions qui m’accablent quand je passe parmi la foule ; et pour cela mettez devant mes yeux une image, une vision des choses que j’aime, un champ, un vallon, une lande, le Cayla, le Val, quelque chose de la nature. Je marcherai le regard attaché sur ces douces formes, et je passerai sans ressentir aucun froissement.
Ici il nous faut bien entrer un peu dans le secret de cette nature de Guérin. Il y avait une véritable contradiction en lui : par tout un côté de lui-même il sentait la nature extérieure passionnément, éperdument, il était capable de s’y plonger avec hardiesse, avec une frénésie superbe, d’y réaliser par l’imagination l’existence fabuleuse des antiques demi-dieux : par tout un autre côté, il se repliait sur lui, il s’analysait, il se rapetissait et se diminuait à plaisir ; il se dérobait avec une humilité désespérante ; il était de ces âmes, pour ainsi dire, nées chrétiennes, qui ont besoin de s’accuser, de se repentir, de trouver hors d’elles un amour de pitié, de compassion ; qui se sont confessées de bonne heure, et qui auront besoin de se confesser toujours. J’ai connu de ces âmes-là, et il m’est arrivé à moi-même d’en décrire une autrefois, dans un roman que cette affinité secrète avait fait agréer de Guérin avec indulgence. Lui aussi il était, mais il n’était qu’à demi de la race de René, en ce sens qu’il ne se croyait pas une nature supérieure : bien loin de là, il croyait se sentir pauvre, infirme, pitoyable, et dans ses meilleurs jours une nature plutôt écartée que supérieure :
Pour être aimé tel que je suisa, se murmurait-il à lui-même, il faudrait qu’il se rencontrât une âme qui voulût bien s’incliner vers son inférieure, une âme forte qui pliât le genou devant la plus faible, non pour l’adorer, mais pour la servir, la consoler, la garder, comme on fait pour un malade ; une âme enfin douée d’une sensibilité humble autant que profonde, qui se dépouillât assez de l’orgueil, si naturel même à l’amour, pour ensevelir son cœur dans une affection obscure à laquelle le monde ne comprendrait rien, pour consacrer sa vie à un être débile, languissant et tout intérieur, pour se résoudre à concentrer tous ses rayons sur une fleur sans éclat, chétive et toujours tremblante, qui lui rendrait bien de ces parfums dont la douceur charme et pénètre, mais jamais de ceux qui enivrent et exaltent jusqu’à l’heureuse folie du ravissement.
Ses amis luttaient le plus qu’ils pouvaient contre cette disposition découragée, dont il leur exprimait parfois les accès, les flux et reflux intérieurs, avec une délicatesse exquise, avec une lucidité effrayante ; ils le pressaient, à cette entrée dans la vie pratique, de se faire un plan d’études, de vouloir avec suite, d’appliquer et de concentrer ses forces intellectuelles selon une méthode et sur des sujets déterminés. On espéra un moment lui faire avoir une chaire de littérature comparée qu’il était question de fonder au collège de Juilly, alors dirigé par MM. de Scorbiac et de Salinis ; mais cette idée n’eut pas de suite, et Guérin dut se contenter d’une classe provisoire au collège Stanislas et de quelques leçons qu’il donnait çà et là. Un cordial ami breton qui se trouvait à Paris (M. Paul Quemper) avait pris à tâche de lui aplanir les premières difficultés et y réussit. Cette part faite aux nécessités matérielles, Guérin se réfugia d’autant plus, aux heures réservées, dans la vie du cœur et de la fantaisie ; il abonda dans sa propre nature ; retiré comme dans son terrier dans un petit jardin de la rue d’Anjou, proche de la rue de la Pépinière, il se reportait en idée aux grands et doux spectacles qu’il avait rapportés de la terre de l’ouest ; il embrassait dans son ennui la tige de son lilas, « comme le seul être au monde contre qui il pût appuyer sa chancelante nature, comme le seul capable de supporter son embrassement ». Mais bientôt l’air de ce Paris qu’il fallait traverser chaque jour agit sur ce désolé de vingt-quatre ans ; l’attrait du monde le gagna peu à peu ; de nouvelles amitiés se firent qui, sans effacer les anciennes, les rejetèrent insensiblement dans le lointain. Qui l’eût rencontré deux ans après, mondain, élégant, fashionable même, causeur à tenir tête aux brillants causeurs, n’aurait jamais dit, à le voir, que ce fût un actif malgré lui. Il n’est rien de tel que ces poltrons échappés, dès qu’ils ont senti l’aiguillon. Et en même temps, ce talent dont il s’obstinait à douter toujours se développait, s’enhardissait ; il l’appliquait enfin à des sujets composés, à des créations extérieures ; l’artiste proprement dit se manifestait en lui.
Et ici que la piété d’une sœur qui a présidé à ce monument dressé à un tendre génie nous permette une réflexion. Dans le juste tribut que l’on paye à la mémoire d’un mort chéri, il ne doit se glisser rien d’injuste envers les vivants, et l’omission aussi peut être une injustice. Les trois ou quatre années que Guérin vécut à Paris, et où il vécut de cette vie de privations et de lutte, d’études et de monde, de relations diverses, ne sont nullement des années à mépriser ni à voiler. Cette vie est celle que beaucoup d’entre nous ont connue, et qu’ils mènent encore. Il perdit d’un côté sans doute, il gagna de l’autre. Il fut en partie infidèle à la fraîcheur de ses impressions adolescentes ; mais, comme tous les infidèles qui ne le sont pas trop, il ne s’en épanouit que mieux. Le talent est une tige qui s’implante volontiers dans la vertu, mais qui souvent aussi s’élance au-delà et la dépasse : il est même rare qu’il lui appartienne en entier au moment où il éclate ; ce n’est qu’au souffle de la passion qu’il livre tous ses parfums.
Gardant toutes ses délicatesses de cœur, ses empreintes de nature champêtre et de paysage qu’il ravivait de temps en temps par des voyages rapides, Guérin, partagé désormais entre deux cultes, le dieu des cités et celui des déserts, était le mieux préparé à aborder l’art, à combiner et à oser une œuvre. Il continuait, il est vrai, d’écrire dans son journal qu’il ne se croyait pas de talent ; il se le démontrait de son mieux dans des pages subtiles et charmantes, et qui prouvaient ce talent même. Mais quand il se risquait à dire ces choses à ses amis, gens d’esprit, gens du métier, de spirituel entrain et de verve, à d’Aurevilly, à Scudo, à Amédée Renée4 et quelques autres, il était impitoyablement raillé et tancé, et, ce qui vaut mieux, il était rassuré contre lui-même ; il leur empruntait, à son insu, de leur mouvement et de leur intrépidité5. Et c’est ainsi qu’il entra un jour dans toute sa puissance. L’idée du Centaure lui vint à la suite de plusieurs visites qu’il avait faites avec M. Trébutien au musée des Antiques. Il lisait alors Pausanias et s’émerveillait de la multitude d’objets décrits par l’antiquaire grec : « La Grèce, disait-il, était comme un grand musée. » — Nous assistons aux deux ordres, aux deux suites d’idées qui se rencontrèrent et se rejoignirent en lui dans une alliance féconde.
Le Centaure n’est nullement un pastiche de Ballanche ; c’est une conception originale et propre à Guérin. On a vu comment il aimait à se répandre et presque à se ramifier dans la nature ; il était, à de certains moments, comme ces plantes voyageuses dont les racines flottent à la surface des eaux, au gré des mers. Il a exprimé en mainte occasion cette sensation diffuse, errante ; il y avait des jours où, dans son amour du calme, il enviait « la vie forte et muette qui règne sous l’écorce des chênes » ; il rêvait à je ne sais quelle métamorphose en arbre ; mais cette destinée de vieillard, cette fin digne de Philémon et de Baucis, et bonne tout au plus pour la sagesse d’un Laprade, jurait avec la sève ardente, impétueuse, d’un jeune cœur. Guérin donc avait cherché jusqu’alors sa forme et ne l’avait pas trouvée : elle se révéla tout d’un coup à lui et se personnifia sous la figure du centaure. Ces grandes organisations primitives auxquelles ne croyait pas Lucrèce et auxquelles Guérin nous fait presque croire ; en qui le génie de l’homme s’alliait à la puissance animale encore indomptée et ne faisait qu’un avec elle ; par qui la nature, à peine émergée des eaux, était parcourue, possédée ou du moins embrassée dans des courses effrénées, interminables, lui parurent mériter un sculpteur, et aussi un auditeur capable d’en redire le mystère. Il supposa le dernier des centaures interrogé au haut d’un mont, au bord de son antre, et racontant dans sa mélancolique vieillesse les plaisirs de ses jeunes ans à un mortel curieux, à ce diminutif de centaure qu’on appelle homme ; car l’homme, à le prendre dans cette perspective fabuleuse, grandiose, ne serait qu’un centaure dégradé et mis à pied. Rien n’est puissant comme ce rêve de quelques pages ; rien n’est plus accompli et plus classique d’exécution.
Guérin rêvait plus : ce n’était là qu’un début ; il avait aussi fait une Bacchante qui ne s’est point retrouvée2, fragment anticipé de je ne sais quel poème en prose dont le sujet était Bacchus dans l’Inde ; il méditait un Hermaphrodite. La galerie des antiques lui offrait ainsi des moules où il allait verser désormais et fixer sous des formes sévères ou attendries toutes ses sensations rassemblées des bruyères et des grèves. Une première phase s’ouvrait pour son talent. Mais l’artiste, en présence de son temple idéal, ne fit que la statue du seuil ; il devait tomber dès les premiers pas. Heureux d’un mariage tout récent avec une jeune et jolie créole, assuré désormais du foyer et du loisir, il fut pris d’un mal réel qui n’éclaira que trop les sources de ses habituelles faiblesses. On comprit alors cette plainte obstinée d’une si riche nature ; les germes d’extinction et de mort précoce qui étaient déposés au fond de ses organes, dans les racines de la vie, se traduisaient fréquemment au moral par ce sentiment inexprimable de découragement et de défaillance. Ce beau jeune homme, emporté mourant dans le Midi, expira dans l’été de 1839, au moment où il revoyait le ciel natal, et où il y retrouvait toute la fraîcheur des tendresses et des piétés premières. Les anges de la famille veillaient en prière à son chevet, et ils consolèrent son dernier regard. Il n’avait que vingt-neuf ans. Ces deux volumes qu’on donne aujourd’hui le feront vivre ; et par une juste compensation d’une destinée si cruellement tranchée, ce qui est épars, ce qui n’était écrit et noté que pour lui seul, ce qu’il n’a pas eu le temps de tresser et de transformer selon l’art, devient sa plus belle couronne, et qui ne se flétrira point, si je ne m’abuse