(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434

I

Le vrai titre que j’aimerais à donner à cette étude, en la résumant au point de vue moral, ce serait : Bonstetten ou le vieillard rajeuni. Bonstetten, disons-le bien vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand ils l’ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout causait agréablement en français, et qui semblait n’avoir tant vécu, n’avoir tant vu d’hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se souvenir. Né en 1745, il mourut en 1832, à quatre-vingt-sept ans. Mais ce qu’il eut de particulier et de vraiment original entre tant de personnages ses contemporains, qui eurent également une longue vie et qui furent ainsi que lui à cheval sur deux siècles, ce fut d’être plus jeune dans la seconde moitié de sa vie que dans la première. Et en parlant ainsi, je n’abuse pas des mots, comme on le fait trop souvent. C’est un lieu commun maintenant, qu’il n’y a plus de vieillards, et le premier compliment que l’on fait à quelqu’un qui vieillit est de lui dire qu’il n’a jamais été plus jeune. Ce n’est pas en ce sens banal de complaisance et de courtoisie qu’on doit le dire de Bonstetten. Il n’était pas non plus de ceux qui, en effet, sont restés et n’ont jamais cessé d’être jeunes d’esprit, de vivacité, de goûts, comme on l’a dit du prince de Ligne, qui semblait avoir toujours ses vingt ans. Bonstetten, en son premier temps, aux belles années du xvie  siècle, avait eu, il est vrai, une jeunesse fervente, enthousiaste, engouée, selon la forme d’idées et de sentiments qui régnaient alors, avec des teintes de Jean-Jacques et des reflets de Werther ; mais cela lui avait passé : il s’était rassis ; il était devenu vieux ; vers l’âge de trente-cinq à quarante ans, il était redevenu Bernois ou avait tâché de le redevenir, de se faire un homme sérieux, un homme politique, un bailli, un syndic ou syndicateur (comme ils disent), un aspirant au conseil souverain de son canton ; il s’acclimatait petit à petit à l’ennui ; en un mot, à l’exemple du commun des hommes, il était en train de vieillir, et il y réussissait par le cours naturel des ans et des choses, quand les événements qui, à la suite du grand mouvement de 89, bouleversèrent son pays, vinrent le secouer lui-même et le déranger, le déconcerter et l’affliger d’abord ; mais bientôt il se remit, il voyagea, il trouva des oasis et des asiles, des cercles heureux où l’amitié lui vint rendre la joie, l’espérance et l’harmonie de sentiments à laquelle il aspirait par sa nature : et c’est alors qu’il rajeunit tout de bon. Ce n’est pas une verte vieillesse qu’il eut, mais une jeune, une allègre vieillesse. Le phénomène moral qu’il nous offre est là, dans toute sa singularité. On a fait souvent l’éloge de l’esprit, et de sa vivacité conservée ou augmentée dans la vieillesse ; bien avant notre savant et ingénieux confrère M. Flourens, Sénèque s’y est surpassé : « Je suis vieux, écrivait-il à son jeune ami Lucilius, je suis plus que vieux, ce mot de vieillesse est lui-même trop jeune pour moi, pour ce que je suis avec cette machine usée et délabrée ; mais l’injure de l’âge que je sens dans le corps, je ne la ressens point dans l’esprit. Il n’y a de vieilli en moi que les vices et les passions, et leurs organes : mon âme est dans sa vigueur et se réjouit de ce qu’elle a peu à faire avec le corps ; elle a déposé une grande partie de son fardeau ; elle se sent légère, et me fait mainte chicane sur la vieillesse ; à l’en croire, c’est sa belle saison à elle, c’est sa fleur… » Telles sont les spirituelles consolations d’un stoïcien qui essaye de se donner le change ; mais encore une fois, ce n’est point le cas de Bonstetten ; car il était alerte et dispos de corps comme d’esprit. C’est aux approches de la soixantaine qu’il se mit décidément à rajeunir ; il atteignait à soixante-dix ans sa fleur, il s’y maintenait durant une douzaine d’années, et jusqu’à quatre-vingt-deux ans et même au-delà il fut dans tout son vif. L’ancien Bonstetten, celui qui avait eu cinquante ans, ne lui paraissait plus en effet que de l’histoire ancienne. Comme d’autres, en se rappelant leur temps passé, disent naturellement : Quand j’étais jeune… lui, il disait naturellement : Quand j’étais vieux.

M. Rossi, qui savait si bien son Bonstetten, et qui jeune, et dans ses années de séjour à Genève, avait été si bien apprécié par lui, racontait à merveille l’anecdote suivante. Un jour, dans un salon, abordé par un ennuyeux, Bonstetten tâcha d’esquiver ; l’ennuyeux, qui était de l’espèce active et opiniâtre et de ceux qui s’acharnent, se prit à lui : Bonstetten allait toujours reculant et tâchant de rompre les chiens. L’ennuyeux, tout en continuant son discours, l’avait saisi par un bouton de son habit : Bonstetten reculait toujours. Enfin, rencogné dans un coin du salon et au moment où l’autre, se croyant sûr de lui, venait de lâcher le bouton, l’homme d’esprit aux abois, qui vit une fenêtre ouverte (on était à un rez-de-chaussée un peu élevé), n’hésita pas à sauter dans le jardin, malgré ses soixante-dix ans passés. M. Rossi n’avait jamais oublié la façon leste dont il lui avait vu faire ce saut désespéré, et cela pour éviter ce que tant de gens se résignent si aisément à subir et à prendre ou même à communiquer, — l’ennui.

Et ce n’est pas seulement en sautant par la fenêtre que Bonstetten, en cet âge avancé, fait acte de jeunesse ; il en donne de meilleures marques par son esprit libre, ouvert, affranchi de tout lien rétrograde. Il ne dénigre pas le présent, il ne voit pas l’avenir en noir, il ne loue pas le temps passé ; il n’est nullement esclave des habitudes ; il repousse ces lâches maximes qui viennent en aide à l’inertie trop naturelle de l’âge et à la paresse des organes : À quoi bon ? — Il est trop tard ! Il faut l’entendre là-dessus ; son imagination aimable se déploie :

Rien ne désole et ne flétrit la vie, se dit-il, comme la crainte de la mort. Que de gens la portent dans la vie même, en se disant : Ce n’est plus la peine d’entreprendre telle étude, tel travail, parce que je suis trop vieux pour l’achever. Comme si l’on achevait jamais quelque chose, comme si la vie entière était autre chose qu’espérance, projet, activité, confiance en l’avenir et courage dans le présent !… Que me fait l’espace grand ou petit qui me sépare de la mort ? Tant qu’elle ne me touche pas, elle n’est rien… Je place au nombre des pensées inutiles toutes celles sur la brièveté de la vie, qui ne sont en réalité que la crainte déguisée de l’avenir. Il faut prendre la destinée humaine dans son superbe ensemble et dans toute sa grandeur. Il faut avoir confiance dans l’avenir et se plaire dans le nuage où la vie est suspendue.

Il insistait vivement, et en homme pénétré, sur le courage d’esprit qui manque presque toujours là où il est le plus nécessaire, dans cette saison extrême de la vie, « qui n’a plus de prix que celui que nous savons lui donner. — Mais ce courage de l’esprit, où le trouver, vous tous qui n’avez jamais exercé votre âme par la lutte, je dirai presque la gymnastique de la pensée ? » Bonstetten est un des exemples les plus évidents des bons effets de cette gymnastique constante, variée, et diligemment pratiquée jusqu’au dernier jour.

Mais, si je n’y prends garde, je vais achever le portrait avant d’avoir commencé à esquisser la vie. Prenons donc Bonstetten dès le début, en profitant de l’excellente et complète étude que M. Steinlen vient de lui consacrer, et parcourons les principales phases de cette longue carrière, toute semée d’épisodes, et à laquelle il n’a manqué qu’un monument.

Charles-Victor de Bonstetten, né à Berne le 3 septembre 1745, descendait de l’une des familles les plus anciennes de l’Helvétie et qu’on voit poindre dès le xie  siècle. Les barons de Bonstetten que l’histoire rencontre assez souvent à la fin du xiiie et au commencement du xive  siècle, étaient d’abord établis dans leur branche principale à Zurich ; c’est au xve  siècle seulement que l’un d’eux vint se fixer à Berne et fut agrégé à la bourgeoisie de cette ville. Les Bonstetten devinrent ainsi un des six grands et vieux lignages du patriciat bernois. Braves chevaliers, prodiguant leur vie sur les champs de bataille, il semble pourtant qu’un caractère de douceur et de modération ait été le trait distinctif de la famille : selon la remarque de M. Steinlen, « on en retrouve toujours des membres dans les maisons religieuses d’hommes et de femmes, tandis que les autres, restés dans le monde, sont souvent choisis comme arbitres dans les différends ».

Le père de Bonstetten, qu’on désignait du nom de sa charge le trésorier de Bonstetten, ne démentait pas en lui ce caractère ; c’était un homme instruit qui, dans sa jeunesse, avait étudié en Allemagne sous le philosophe Wolf, et il s’occupa avec sollicitude de l’éducation de son fils. Le puissant canton de Berne, on le sait, était une république fortement aristocratique, qu’on a pu rapprocher pour la sagesse de celle de Venise et qui se régissait en vertu de maximes et de pratiques héréditaires conservées avec un soin jaloux dans un certain nombre de familles habituées à se considérer comme partie intégrante du Souverain. Bonstetten était appelé par sa naissance à ce rôle politique, et il le manqua. Il le manqua (indépendamment même des grands événements qui vinrent à la traverse) par l’éducation qu’il reçut et qu’il se donna, par son esprit novateur, ses lumières trop libérales, par ses goûts et ses vues de philosophie, de littérature et de poésie qui le promenaient en tous sens, et qui faisaient de lui un patricien bernois par trop infidèle à l’esprit du vieux sénat cantonal.

En France, vers le même temps, combien de jeunes héritiers de la noblesse se comportaient plus ou moins de même ! les La Fayette, les La Rochefoucauld, les Broglie, les Montmorency étaient atteints de la philosophie du siècle et touchés de l’esprit nouveau. Bonstetten fut au dehors de la France un de ces jeunes nobles, et des plus précoces, que l’esprit du xviiie  siècle enflamma et transforma. Ceux qui l’ont bien connu prétendent pourtant que, malgré sa conversion, il restait du patricien en lui. Avec des républicains, me dit un de ceux qui ont été le mieux à même de l’apprécier (le comte de Circourt), Bonstetten était gentilhomme ; avec des gentilshommes il devenait républicain. Son ambition, quand il en avait une, eût été de jouer dans un État aristocratique le rôle de magistrat populaire ; mais la vie publique dans une démocratie effective lui aurait été plus désagréable que dans une cour, même absolue. Cette contradiction entre les mœurs et les idées, entre les manières et les doctrines, ne nous est pas nouvelle ; nous l’avons vue en France et chez La Fayette lui-même et chez Benjamin Constant. Mais Bonstetten à la fois sérieux et mobile, qui, en matière de politique, avait plus que des goûts et n’avait pas tout à fait des doctrines, ne rencontra guère d’occasions où il pût souffrir de ce désaccord : son dernier établissement dans une république polie, à l’abri des contradictions et loin des mécomptes, laissait le champ libre à ses seuls instincts, à ses bienveillantes et incorrigibles espérances.

Après les premières années passées à Berne, dans un état de contrainte et de souffrance due à la rudesse des mœurs domestiques, et à la grossièreté des mœurs scolaires, le jeune Bonstetten, vers l’âge de quatorze ans, fut placé à la campagne près d’Yverdun, dans une famille composée de trois sœurs et de deux frères, « tous aimables, bons, tous le chérissant comme leur enfant ». Il s’y forma de lui-même :

Je n’avais à peu près aucune leçon, nous dit-il, j’étais l’heureux enfant de la nature, livré à mon bonheur et à ma pensée personnelle. J’avais seulement une vingtaine de bons livres que je relisais sans cesse, comme Le Spectacle de la nature (de Pluche), Batteux, quelques poètes allemands, latins et français, surtout les œuvres philosophiques de Cicéron. Né dans une ville où l’on ne savait ni l’allemand ni le français, je ne savais aucune langue ni même le latin, qu’il me fallut apprendre tout seul, quoiqu’une première éducation eût été, comme c’était l’usage, employée à ses tristes et inutiles rudiments.

Ces quelques mots nous indiquent déjà le tour d’esprit de Bonstetten et un léger défaut dont son talent plus tard se ressentira. Il croit peu à la règle, il se fie beaucoup aux inclinations, il aime à se passer de discipline. Ces années d’heureuse adolescence à Yverdun, où il était « roi de son temps et seigneur de ses heures », où il déchiffrait ses auteurs sans dictionnaire et lisait tant bien que mal Horace en parcourant la campagne ou perché entre les branches d’un vieux cognassier, lui laissèrent dans l’imagination un tableau d’âge d’or ineffaçable. Dans ses promenades vagabondes il lui arriva plus d’une fois de rencontrer un homme « dont l’air pensif et le regard de feu le frappaient singulièrement » ; il apprit plus tard que c’était Jean-Jacques Rousseau, une de ses futures idoles. À dix-huit ans, le père de Bonstetten le tira de cette vie d’idylle et le plaça à Genève chez le ministre Prévost, père de celui qui devint le célèbre professeur Pierre Prévost. Il trouva moyen d’y conserver sa liberté d’études, sa spontanéité d’éducation. « Le peu de leçons qu’on me donnait, dit-il, n’avaient pas d’attrait pour moi ; mais, comme on me voyait sans cesse occupé et que ma conduite était irréprochable, on me laissait faire ». Genève possédait alors, comme toujours, un grand nombre d’hommes de mérite, parmi lesquels des étrangers illustres et des visiteurs de haute distinction. Bonstetten jeune, aimable, instruit déjà et surtout curieux d’instruction, fut bien accueilli de tous et séduisit chacun par sa spirituelle candeur. Puisqu’il eut la vieillesse si sympathique, que ne devait-il pas être dans sa jeunesse !

J’étais très souvent invité, dit-il, chez Voltaire, chez lord Stanhope, chez la duchesse d’Anville (cette grande dame française qui, pour changer, allait de temps à autre se faire un salon sérieux à Genève)… Je visitai le sage Abauzit dont l’heureuse pauvreté et l’âme sereine me remplissaient d’enthousiasme ; il avait trente louis de revenu ; avec cela il vivait plus heureux qu’un roi… Je n’ai point oublié le sentiment de gloire que j’éprouvai quand lui, qui ne faisait de visite à personne, vint me voir dans ma pension… Le syndic Jalabert eut la bonté de me donner des leçons de physique ; j’étais lié avec Moultou, l’ami intime de Rousseau ; mes véritables maîtres étaient ces hommes distingués. Ma pensée était dans une activité perpétuelle, mais je n’avais aucune connaissance solide, lorsqu’à un souper (chez le syndic Jalabert) je me trouvai à côté de Bonnet : cet heureux hasard fit la destinée de ma vie intellectuelle. M. Bonnet me prit en amitié, m’invita à l’aller voir, s’informa de mes études, et s’empara de toute mon âme (1765).

Il était temps. Bonstetten, qui avait horreur d’un maître, avait grand besoin d’un guide. Sa jeune tête était enflammée. J’estimerais peu un jeune homme qui resterait insensible aux grandes idées, aux beaux fantômes qui traversent l’air et planent sur les têtes de vingt ans, aux saisons fécondes. Il est bien de connaître, de partager les nobles fièvres de son temps, car ce sont souvent des fièvres de croissance pour l’humanité, cette éternelle enfant qui n’a jamais fini de grandir. L’important et le difficile, c’est de s’apaiser ensuite à un degré convenable, de guérir sans trop se refroidir, de ne pas s’égarer dans la déraison, de ne pas se fixer dans un fanatisme, de ne pas revenir non plus en sens contraire jusqu’à se jeter dans la négation et la haine de ce qu’on a trop aimé. Charles Bonnet, philosophe chrétien, psychologue et naturaliste éminent, homme d’observation et de principes, eut à entreprendre cette cure délicate sur l’esprit du jeune Bonstetten que l’enthousiasme de Rousseau avait saisi, qui prenait hautement parti pour lui, pour sa profession de foi condamnée à Genève ; qui, dans les troubles de cette petite république, penchait pour les démagogues (ô scandale !), lui le patricien de Berne ; qui voyait une tyrannie naissante dans le gouvernement de la cité de Calvin au xviiie  siècle, et pour qui l’aristocratie de Berne n’était ni plus ni moins qu’une tyrannie consommée. Bonnet essaya peu à peu de le ramener à la réalité, et il y réussit en partie ; il essaya de le convaincre que la liberté n’est pas une pure sensation, une exaltation vague ; qu’elle est une véritable science, et que le citoyen qui veut s’en rendre digne a tout autant de devoirs que de droits. Il essaya aussi, mais infructueusement, de le ramener du déisme au christianisme positif ; le résultat le plus net de tous ses efforts fut de lui donner le goût de l’observation intérieure et de lui transmettre quelque chose de ses procédés ingénieux pour cette fine analyse des phénomènes de l’imagination et de la sensibilité, où il était maître. Bonstetten s’en ressouviendra et renouera le fil de ces études trente ans après, dans les mêmes lieux.

Cependant le père de Bonstetten était alarmé ; il craignait pour son fils ainsi exposé au contact des idées et des passions genevoises, absolument comme un père aurait craint pour son fils exposé dans le Paris de 89 à la contagion révolutionnaire. Malgré les observations que lui adressa Bonnet et les garanties qu’offrait ce sage curateur, lui faisant remarquer que « Genève avait ses propres antidotes et offrait le remède à côté du mal », il résolut de le rappeler et de le transplanter (1766). Ce fut un rude coup pour le jeune homme, de qui Bonnet se plaisait à dire : « Il a du génie, un cœur droit, la passion de la vertu et du savoir. » On brisait sa vocation au moment où il croyait l’avoir rencontrée ; on intervenait brusquement dans sa crise morale au moment où elle allait trouver sa solution intérieure. Il fut froissé ; son âme se révolta ; il s’ensuivit une mélancolie aussi profonde que le comportait cette nature beaucoup trop vive pour ne pas être un peu légère. C’est ce que j’appelle la période werthérienne de Bonstetten. On put craindre par moments qu’il n’attentât à ses jours, et il paraît y avoir en effet songé.

Que serait-il advenu si son père l’avait laissé tranquillement se développer et mûrir à Genève ? Peut-être, et c’est la solution qui nous sourit le plus, eût-il fini par se livrer entièrement aux lettres et par se fixer dès lors dans cette cité qui devint plus tard sa dernière patrie : « Mais au moins, remarque M. Steinlen, concentrant dans cette carrière littéraire toutes les forces de son esprit, il y aurait conquis une place bien autrement distinguée qu’il ne put le faire dans la suite » ; car il glissa dans la littérature plus qu’il n’y marqua. Peut-être aussi n’eût-il fait que se préparer avec lenteur et par un long détour, mais avec plus de sûreté, à la vie publique et au rôle politique influent que sa naissance lui réservait à Berne et qu’il négligea trop de remplir. Quoi qu’il en soit, il fut arrêté alors dans son jet et coupé dans son essor. Il a exprimé, dans une page heureuse et que je veux citer, l’idéal de l’éducation libre comme il l’entendait et comme il avait commencé de la recevoir :

On croit la jeunesse indomptable, parce qu’on se fait une fausse idée de l’autorité. L’adolescence est l’âge où la volonté, l’âge où le moi s’éveille ; c’est par cette volonté même qu’il faut la dompter. Cela n’est pas aisé, je le sais ; mais si l’éducation de l’enfance est une science que les siècles n’épuisent pas, celle de l’adolescence, qu’à peine on a ébauchée, est plus difficile encore.

Le véritable maître du jeune homme, c’est l’opinion de ce qu’on appelle le monde, et dans le monde celle de ses contemporains. Plus l’éducation de l’enfance a été commandée et plus l’adolescent s’empresse de la rejeter. Le moment de l’éveil de sa volonté est un moment critique qu’il faut suivre avec attention. Il y a une éducation à faire à cette volonté naissante ; il faut surtout ne pas la choquer. C’est dans ce germe d’un nouvel être que sont placées toutes les vertus. Rien de plus rare qu’une âme naturellement vicieuse. La direction de nos facultés morales tend à la vertu, comme celle de nos facultés physiques à la santé ; et l’âme du jeune homme que la première éducation n’a pas flétrie s’élève d’elle-même vers le ciel comme la tige d’une plante vigoureuse.

Il est optimiste, sans doute, en parlant ainsi ; il juge des autres d’après lui-même ; mais cela reste vrai des belles âmes, des belles natures morales comme des beaux corps, et le divin aveugle l’a dit :

Qu’aimable est la vertu que la grâce environne !
Croissez, comme j’ai vu ce palmier de Latone,
Alors qu’ayant des yeux je traversai les flots ;
Car jadis, abordant à la sainte Délos,
Je vis près d’Apollon, à son autel de pierre,
Un palmier, don du ciel, merveille de la terre :
Vous croîtrez comme lui…

Après avoir tenté inutilement de l’acclimater à Berne, le trésorier de Bonstetten permit à son fils de se rendre en Hollande à l’université de Leyde, mais sous la condition expresse qu’il n’y étudierait pas la philosophie : il craignait que ce regard aux choses du dedans ne nuisît à l’observation des faits du dehors ; mais Bonstetten était assez éveillé pour suffire aux deux sortes de vue. Il observa très bien la Hollande, et pourtant s’y ennuya. Nature communicative, il avait besoin de mouvement autour de lui et de réponse. Il obtint de son père la permission de visiter l’Angleterre, et là du moins il devait trouver un monde à son gré, une de ses patries intellectuelles. Il avait vingt-quatre ans, d’aimables dehors, de la naissance ; il parlait l’anglais avec facilité et aimait même à l’écrire : « Car cette langue, disait-il, se prête à tout, au lieu qu’en français il faut toujours rejeter dix pensées avant d’en rencontrer une qu’on puisse bien habiller. » Il y contracta tout d’abord d’étroites amitiés, y vit le grand monde, fut présenté à la cour, et, ce qui nous intéresse davantage, fut admis, à Cambridge, dans l’intimité du charmant poète Gray. « Jamais, disait-il, je n’ai vu personne qui donnât autant que Gray l’idée d’un gentleman accompli. »

Nous avons un récit de ces mois de séjour à Cambridge, par Bonstetten, qui s’est plu à mettre en contraste le caractère mélancolique de Gray avec la sérénité d’âme de son autre ami, le poète allemand Matthisson, qu’il posséda plus tard chez lui comme hôte en son château de Nyon, dans le temps qu’il y était bailli. Je crois qu’on m’excusera de donner ici dans tout son détail cette page aussi agréable que peu connue :

Dix-huit ans avant mon séjour à Nyon, j’avais passé quelques mois à Cambridge avec le célèbre poète Gray, presque dans la même intimité qu’avec Matthisson, mais avec cette différence que Gray avait trente ans de plus que moi et Matthisson seize de moins. Ma gaieté, mon amour pour la poésie anglaise, que je lisais avec Gray, l’avaient comme subjugué, de manière que la grande différence de nos âges n’était plus sentie par nous. J’étais logé à Cambridge dans un café, voisin de Pembroke Hall ; Gray y vivait enseveli dans une espèce de cloître, d’où le xve  siècle n’avait pas encore déménagé. La ville de Cambridge, avec ses collèges solitaires, n’était qu’une réunion de couvents, où les mathématiques et quelques sciences ont pris la forme et le costume de la théologie du Moyen Âge. De beaux couvents à longs et silencieux corridors, des solitaires en robe noire, de jeunes seigneurs travestis en moines à bonnets carrés, partout des souvenirs de moines à côté de la gloire de Newton. Aucune femme honnête ne venait égayer la vie de ces rats de livres à forme humaine. Le savoir prospérait quelquefois dans ce désert du cœur. Tel j’ai vu Cambridge en 1769. Quel contraste de la vie de Gray à Cambridge avec celle de Matthisson à Nyon ! Gray, en se condamnant à vivre à Cambridge, oubliait que le génie du poète languit dans la sécheresse du cœur.

Le génie poétique de Gray était tellement éteint dans le sombre manoir de Cambridge, que le souvenir de ses poésies lui était odieux. Il ne me permit jamais de lui en parler. Quand je lui citais quelques vers de lui, il se taisait comme un enfant obstiné. Je lui disais quelquefois : Voulez-vous bien me répondre ? Mais aucune parole ne sortait de sa bouche. Je le voyais tous les soirs de cinq heures à minuit. Nous lisions Shakespeare qu’il adorait86, Dryden, Pope, Milton, etc. ; et nos conversations, comme celles de l’amitié, n’arrivaient jamais à la dernière pensée. Je racontais a Gray ma vie et mon pays, mais toute sa vie à lui était fermée pour moi ; jamais il ne me parlait de lui, il y avait chez Gray entre à présent et le passé un abîme infranchissable : quand je voulais en approcher, de sombres nuées venaient le couvrir. Je crois que Gray n’avait jamais aimé, c’était le mot de l’énigme ; il en était résulté une misère de cœur qui faisait contraste avec son imagination ardente et profonde qui, au lieu de faire le bonheur de sa vie, n’en était que le tourment. Gray avait de la gaieté dans l’esprit et de la mélancolie dans le caractère. Mais cette mélancolie n’est qu’un besoin non satisfait de la sensibilité. Chez Gray elle tenait au genre de son âme ardente, reléguée sous le pôle arctique de Cambridge.

Je ne sais si Bonstetten avait deviné juste et si le secret de la mélancolie de Gray était dans ce manque d’amour ; je le chercherais plutôt dans la stérilité d’un talent poétique si distingué, si rare, mais si avare. Oh ! comme je le comprends mieux, dans ce sens-là, le silence obstiné et boudeur des poètes profonds, arrivés à un certain âge et taris, cette rancune encore aimante envers ce qu’on a tant aimé et qui ne reviendra plus, cette douleur d’une âme orpheline de poésie et qui ne veut pas être consolée ! Gray et Ulhand !

On a la contrepartie du récit de Bonstetten, le témoignage de Gray lui-même sur ce jeune ami, et un témoignage tout vif donné dans le temps de son séjour. Sur une lettre de Bonstetten87, écrite de Cambridge le 6 janvier 1770 à son ami Nicholls qui l’avait lié avec Gray, celui-ci avait ajouté en post-scriptum : « Je n’ai jamais vu un tel enfant, les nôtres ne sont pas faits sur ce moule-là. Il est en action du matin au soir ; il n’a d’autre récréation que de passer d’une étude à l’autre ; il n’aime rien de ce qu’il voit ici, et cependant il désire rester plus longtemps, quoiqu’il ait passé déjà toute une quinzaine avec nous. Sa lettre n’a pas été corrigée du tout, et elle est de moitié plus agréable que si elle était d’un Anglais. » Mais s’il donnait à Gray bien du plaisir par ses vivacités, Bonstetten lui donnait pour le moins autant d’inquiétude. Le poète ne s’explique pas là-dessus très nettement ; si Bonstetten croyait à un mystère pour la tristesse de Gray, celui-ci en retour paraît avoir cherché avec quelque anxiété le secret de la bizarrerie de Bonstetten, qui est, dit-il, « la personne la plus extraordinaire qu’il ait jamais rencontrée ». L’aimable Bernois l’avait tout à fait ensorcelé, et Gray ne pouvait parler d’autre chose. Sur un point il reste mystérieux et n’ose se confier par lettre. Il paraît avoir craint qu’un si grand mouvement d’idées ne finît par quelque dérangement d’esprit. Au moment du départ de son jeune ami pour la France, il écrit à leur ami commun Nicholls :

C’est pour le coup que mes soirées solitaires vont me paraître moins légères à passer qu’avant de l’avoir connu. Aussi c’est votre faute. Tâchez, je vous en prie, que le premier que vous m’enverrez soit écloppé, aveugle, lourd, bouché, dur de tête. Car pour celui-ci, comme dit lady Constance (dans Le Roi Jean), il n’y a jamais eu une aussi gracieuse créature née sous le soleil. Et cependant… — mais n’importe. Brûlez ma lettre… Vous allez croire que j’ai pris de lui la folie (car il est certainement fou), et peut-être vous aurez raison.

La dernière fois qu’il est question de Bonstetten dans une lettre de Gray (3 mai 1771), c’est avec un sentiment d’inquiétude bien légitime ; Bonstetten était alors retourné dans son enfer de Berne :

Il y a trois jours j’ai reçu une si étrange lettre de Bonstetten, que je ne sais comment vous en rendre compte, et je désire que vous n’en parliez à personne. Il dit qu’il est le plus malheureux des hommes, qu’il est décidé à quitter son pays, c’est-à-dire à venir passer le prochain hiver en Angleterre, qu’il ne peut supporter la morgue de l’aristocratie et l’orgueil, armé des lois ; bref, dans l’expression de son ennui et de sa confusion d’esprit, il va jusqu’à parler de pistolet et de courage, et le tout sans ombre de raison précise à l’appui. Il faut ou bien qu’il ait l’esprit dérangé (ce qui est trop possible), ou qu’il ait fait quelque étrange chose qui aura exaspéré toute sa famille et ses amis de là-bas, ce qui (je le crains) est également possible. Je ne sais absolument qu’en penser ; c’est à vous de voir et d’en savoir davantage ; mais n’épargnez aucun moyen pour soumettre au frein ces imaginations capricieuses et vagabondes, s’il y a place pour un bon conseil…

Ce Bonstetten wertherien, hâtons-nous de le dire, excède et dépasse de beaucoup le Bonstetten naturel, habituel, celui qui va durer, fleurir et se renouveler jusqu’à la fin, et qui, après avoir été un si séduisant jeune homme, parut à tous un si agréable vieillard. En regard du Bonstetten de vingt-quatre ans que Gray vient de nous montrer dans toute sa fougue et sa gentillesse, et dont il a peur en même temps qu’il en est charmé, représentons-nous celui que Zschokke a dépeint à bien des années de là, « d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais fortement constitué, trahissant par la grâce et la noblesse de ses manières l’habitude d’une société choisie, le visage plein d’expression, d’un coloris frais et presque féminin, le front élevé et d’un philosophe, les yeux pleins d’une souriante douceur, tout à fait propre à captiver, et tel, en un mot, qu’après l’avoir vu une fois, on ne l’oubliait plus ». C’est à celui-ci que nous allons avoir affaire.