Le journal de Casaubon79
Je parlais l’autre jour d’un journal, de celui du duc de Luynes ; en voici un d’un genre tout différent. Il ne se peut rien de plus opposé : c’est un journal tout intime, écrit par un savant pieux, qui vit dans l’étude et dans la continuelle présence de Dieu, qui s’interroge à chaque heure sur toutes ses actions, sur ses sentiments les plus secrets, et qui se confesse, à vrai dire, — mêlant à tout, à ses traverses de fortune, à ses joies et à ses tribulations domestiques, comme à ses éruditions profanes, la pensée chrétienne la plus vigilante et la prière. — « Avez-vous lu le journal de Casaubon ? Si vous ne l’avez pas lu, lisez-le », me disait l’un des hommes qui se plaisent le plus aux saines lectures (M. de Sacy). J’ai obéi à l’excellent conseil, j’ai lu, je suis édifié et je ne puis m’en taire.
Casaubon est un des savants les plus solides, les plus substantiels de son temps, un des derniers de cette grande race du xvie siècle qui en compte de si prodigieux ; mais en même temps il n’a rien, pour l’emphatique et le farouche, de ces grands preux de pédanterie, comme on a pu appeler les Scaliger. Excellent critique, incomparable pour le grec, et ne le cédant à aucun pour le latin, ses remarques sur les anciens auteurs sont des trésors. Au savoir, il unit le sens et le jugement. Il a eu récemment chez nous un appréciateur très compétent en M. Charles Nisard, et je ne viens pas refaire une étude qui a été bien faite80. Je ne veux parler que de son journal, et montrer l’homme au naturel, tel que plusieurs de ses contemporains l’avaient indiqué déjà, modeste, droit, sincère, plein de scrupule et de candeur, humble chrétien, père de famille éprouvé, le plus humain des doctes ; le digne ami de De Thou : — d’un seul mot, c’est tout dire.
Casaubon, né à Genève de parents français réfugiés, y professait le grec depuis l’âge de vingt-trois ans ; il était gendre de Henri Estienne, et sa femme, la plus féconde des mères, lui donnait chaque année un enfant ; il y avait quatorze ans déjà qu’il enseignait, et il s’était fait connaître au dehors par des ouvrages de première qualité en leur genre, notamment par ses travaux sur Strabon, sur Théophraste, lorsque le président de Thou eut l’idée, sur sa réputation, et l’estimant le premier des critiques, de l’attirer en France et de le rendre à sa patrie : après les ravages des guerres civiles, les études y étaient comme détruites, et l’on avait bien besoin d’un tel restaurateur des belles-lettres. Il suggéra son dessein au président Philippe Canaye du Fresne, qui ménagea si bien les choses que Casaubon accepta les offres de la ville de Montpellier pour une chaire de littérature ancienne. Le voilà donc qui dit adieu à Genève, et sans trop de regrets. Mais ce n’était qu’un premier pas : de Thou estimait n’avoir rien fait pour un homme de cette valeur, s’il ne le plaçait au foyer des études et en vue de tous, à Paris, et il s’aida pour cela d’un de ses amis, M. de Vic, qui attira Casaubon à Lyon, et de là, sur l’ordre du roi, l’amena à la Cour. Henri IV, averti de son mérite, lui dit qu’il le voulait à Paris. Mais le journal, à cette date, est déjà commencé ; nous avons un guide sûr, un témoin confidentiel de chaque jour : profitons-en pour pénétrer dans le cabinet et dans le cœur du plus honnête des savants.
Le journal, en effet, commence le 18 février 1507 ; ce jour-là Casaubon entre dans sa trente-neuvième année. Il est nouvellement arrivé et à peine établi à Montpellier, et dès lors, après une transplantation qui lui a fait sentir plus que jamais combien il est, lui et les siens, entre les mains de celui qui peut tout, il tient à se rendre un compte exact de l’emploi de son temps, « afin que si cet emploi est bon, il se réjouisse et rende grâces à Dieu, et que, s’il en perd quelque chose par distraction ou par sa faute, il le sache aussi et reconnaisse son malheur ou son imprudence ». C’est donc sous l’invocation souveraine et après s’être agenouillé qu’il prend la plume ; c’est dans une pensée de recueillement et de piété qu’il entreprend ce compte rendu quotidien, continué pendant dix-sept ans entiers, et qui ne cessera que seize jours avant sa mort. Le manuscrit (dont un cahier malheureusement s’est perdu) légué par Méric ou Émery Casaubon, son fils, à la Bibliothèque de l’Église de Cantorbéry, s’y était conservé et n’a été mis en lumière qu’il y a dix ans ; on ne le connaissait jusqu’alors que par des fragments. C’est toute une âme qui sort de l’obscurité et qui se révèle pleinement à nous après plus de deux siècles.
Casaubon pensait en latin, et c’est aussi en latin qu’il écrit. Le chancelier d’Aguesseau, félicitant Rollin de son Traité des études, dont le français est excellent, quoique jusqu’alors le savant recteur et professeur n’eût composé que des opuscules latins, lui disait agréablement : « Vous parlez le français comme si c’était votre langue naturelle. » Ce n’est certes pas à Casaubon qu’on aurait pu faire le même compliment : quand il parlait le français, on aurait dit que c’était un paysan, et le peu qu’il en met dans son journal est tout à fait informe ; c’est seulement quand il parlait latin qu’il semblait parler sa langue. Mais son latin a cela de particulier qu’il est farci de grec, dont l’auteur était tout rempli également ; et il y a même çà et là des pointes d’hébreu : de sorte qu’une seule et même phrase, commencée dans une langue, continuée dans une autre, peut s’achever dans une troisième. Cela fait le tissu le plus singulier, et cette bigarrure, qu’il portait jusque dans ses autres écrits, lui a été reprochée dans le temps même : elle est faite pour nous étonner bien plus encore aujourd’hui· Elle n’a d’ailleurs d’effrayant que le premier aspect ; avec un peu d’habitude des langues anciennes, on en vient bientôt à bout, sauf quelques mots qu’on peut négliger. Le latin de Casaubon est en général aisé, naturel, et le grec de son journal se compose en grande partie de locutions proverbiales, de centons de morale, ou de phrases du Nouveau Testament. N’allons pas cependant, passant d’un premier effroi à la superstition, et pour nous payer de notre peine, nous mettre à admirer des choses très simples et des plus ordinaires, uniquement parce qu’elles sont revêtues de ces formes devenues pour nous un peu étranges. Démasquons-les, voyons-les à nu. Ainsi ferai-je pour mes citations ; je traduirai tout uniment, et si l’on y perd la broderie, on aura du moins l’étoffe, je veux dire la pensée courante, le sentiment ému, l’effusion, ce qui fait réellement le prix de cet écrit sincère.
Casaubon est donc à Montpellier, dans son cabinet : il s’est levé à cinq heures du matin, en février ; pour lui, c’est bien tard ! Après sa prière, il s’est mis à lire du saint Basile ; ce mot de saint est de moi : car, en sa qualité de protestant, Casaubon s’interdit ces mots de sanctus, de divus, ce qui ne l’empêche pas de se nourrir avec délices de ces écrits des Pères. Il lui en viendra de grands doutes, en avançant, et plus que des doutes, sur la légitimité de certaines réformes et de trop absolus retranchements opérés dans l’antique tradition par les Calvinistes. Son bonheur serait d’étudier sans dérangement jusqu’à l’heure du dîner : les jours où il peut le faire sont des jours heureux, silencieux, et, par là même, ceux qui tiennent le moins de place en son journal ; il les exprime en deux lignes : « Le matin, (saint) Basile ; après le dîner, préparation de ma leçon, puis la leçon (Casaubon est professeur) ; ensuite un repas léger, Basile ; le reste à l’ordinaire. » Voilà le cercle où il aimerait à tourner sans cesse. Après saint Basile vient Chrysostome ; après Chrysostome, c’est le tour d’Hippocrate ; puis Tertullien, Sénèque, Athénée, Polybe… : toujours un auteur ancien qu’il lit, qu’il s’explique à lui-même, qu’il répare pour le texte, qu’il éclaire de ses notes, de ses commentaires, et à propos duquel il amasse non seulement une science de mots, mais une grande abondance et richesse de pensées. En lisant Sénèque, il en tire surtout des applications pratiques ; par exemple :
11 avril (1597). Mes prières, Sénèque et autres études : après le dîner, ma leçon, le reste à l’ordinaire. Dans la lecture de Sénèque, ce passage surtout m’a souri (épître xii) : Pacuvius, qui s’appropria la Syrie à titre de prescription, célébrait tous les soirs ses obsèques par des flots de vin et des repas funéraires : de la salle du festin ses compagnons de débauche le portaient en pompe dans sa chambre, et un chœur de mille voix chantait autour de lui : Il a vécu, il a vécu ! Il ne passait pas un seul jour sans cette cérémonie funèbre. Ce qu’il faisait par dépravation, faisons-le par principe, et, prêts à nous livrer au sommeil, disons avec allégresse : J’ai vécu… — Je loue (continue Casaubon) l’art du sage stoïcien qui sait tourner à si bon usage les mauvais exemples, et faire son remède d’un poison. Au reste, pour que quelqu’un, chaque jour avant de s’endormir, puisse dire avec la paix d’une bonne conscience : J’ai vécu, j’ai vécu ! il ne faut pas, celui-là, qu’il sorte de ton école, mon cher Sénèque, mais bien de l’école de Celui qui seul peut enseigner excellemment et changer les âmes de ses disciples, et les former selon qu’il le veut. Et c’est toi, ô Dieu tout-puissant, qui par les miséricordes de ton fils, etc. (Suit une prière.)
Et le lendemain il écrit :
12 avril. Je me suis levé un peu tard pour cause d’indisposition, et j’ai perdu la meilleure partie des heures du matin. J’ai mis le nez dans Sénèque, et je me suis profondément pénétré de ce précepte (l’endroit est dans l’épître xiii ) : Entre autres maux, la folie a cela de particulier ; elle est toujours à commencer à vivre. O Lucilius, mon vertueux ami, pénétrez-vous de cette maxime, et vous rougirez de la légèreté des hommes qui changent tous les jours la base de leur vie, et qui, prêts à la quitter, ébauchent encore des projets. De toutes parts, que voyez-vous ? des vieillards qui s’évertuent, qui se préparent à l’intrigue, aux voyages, au commerce. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus honteux qu’un vieillard qui commence à vivre ? — Ô grand philosophe (s’écrie à son tour Casaubon), je suis bien de ton avis, et je te prendrai plutôt pour conseil que ces miens amis, gens d’ailleurs de vertu et de prudence, qui m’engagent à changer de genre de vie et à embrasser si tard la profession d’enseigner le droit. Je conviens que j’y gagnerais pour mes affaires domestiques, et encore plus du côté de la réputation. Car aujourd’hui nos muses trouvent à peine quelque part où se glisser et se tapir. Mais que me fait, à moi, le bruit du vulgaire ? et en ce qui est de mes enfants si chers, Celui-là en aura soin, qui a veillé sur moi jusqu’ici. Je suivrai donc ton conseil, ô mon cher docteur, et je ne me hasarderai point à ce qu’on puisse penser que j’ai écourté ma vie par mon inconstance : et certes la vie entière est si courte qu’elle nous interdit d’entamer les longues espérances. S’il n’en était ainsi, et si quelque raison plausible pouvait me décider à faire le transfuge, tu sais, ô mon Dieu, quelles études me seraient le plus à cœur : car il y a longtemps qu’un violent désir m’a saisi de m’adonner tout entier à ces lettres dans lesquelles seules toute vérité est contenue, et qui seules immortalisent ceux qui s’y vouent et les unissent à Dieu. Et lié comme je le suis de plus en plus envers la divine Bonté par tant de bienfaits de chaque jour, qu’ai-je à lui donner en retour, si ce n’est moi-même ? Car voilà que, dans le temps même où je me livre à ces pensées, je suis l’objet d’un nouveau don du Père très clément. Aujourd’hui ma très chère épouse est accouchée sur les cinq heures et a augmenté ma famille d’une petite fille : puisse-t-elle grandir et vivre un jour de telle sorte, ô mon Dieu, qu’elle règle toutes ses actions, ses paroles et ses pensées d’après les préceptes de ta sainte parole ! Ainsi soit-il, ainsi soit-il !
Père de vingt enfants (ce qui ne laisse pas d’être une distraction et une charge pour un savant et un pur homme de lettres), Casaubon, on le voit, ne considère chaque nouveau-né qui lui arrive que comme un présent du ciel. — Et c’est ainsi que tout en lisant Sénèque et les stoïciens, il s’emparait de leurs maximes pour leur donner le vrai sens, et il les détournait, il les accommodait, par une parodie d’un genre nouveau, disait-il, à la piété véritable. Sa santé délicate l’avertit cependant de ne pas trop s’écarter des travaux commencés, s’il veut les mener à bonne fin ; il fait donc, un matin, le vœu formel, en présence de Dieu, et en implorant son aide, de se livrer dorénavant sans distraction à l’achèvement, de son commentaire d’Athénée ; il en prend l’engagement devant celui qui incline à son gré le ciel et la terre, comme si cet Athénée de plus ou de moins pouvait être pesé dans la souveraine balance ! Et du moment qu’il y a balance, tout n’y doit-il pas être pesé en effet ? — Naïveté touchante ! alliance étroite et bien rare, chez un savant du xvie siècle et un homme de la Renaissance, de ce culte des lettres profanes avec le culte du Dieu toujours présent et vivant !
Le journal de Casaubon, dans sa sincérité, offre de singuliers contrastes : à la fin et au commencement de chaque année, le pieux auteur récapitule ce qui s’y est passé, ce qui lui est advenu, et il se répand en bénédictions reconnaissantes et en actions de grâces ; mais si vous prenez le détail des journées l’une après l’autre, vous croiriez que ce ne sont pour lui que chagrins, ennuis, tribulations, petites ou grandes misères. Convenons-en, il y a même un peu trop, par moments, de ce qu’on appellerait (s’il écrivait en français) des jérémiades. Et le premier de ses chagrins, le plus fréquent et, j’allais dire, le plus sensible ! presque chaque jour il est dérangé ; les affaires, les amis lui prennent ses heures, — les amis, dites plutôt les ennemis. Les devoirs de famille sont aussi de grands ennemis de l’étude : de ceux-ci, il n’ose se plaindre ; il est l’homme des devoirs et des tendresses. Pendant qu’il lit saint Basile, le jour où il va l’achever, et quand il touche à la fin, un cri soudain se fait entendre ; il se lève et s’élance hors de son cabinet : c’est sa chère petite Élisabeth qui est tombée dans le feu. Par bonheur, par un coup de la Providence, elle y est tombée à la renverse et non la face la première, ce qui a permis de la retirer sans que le feu ait endommagé autre chose que son bonnet et sa coiffure. Mais cette chère enfant, ainsi échappée au danger, — cette enfant, l’unique soin de sa mère et la joie de la maison, — meurt quelques mois après, et elle laisse dans l’âme du père une douleur qui s’épanche en plus d’une page. Ce jour-là les études ont tort, ce jour-là et les jours suivants ; et pendant bien du temps encore, l’image de cette aimable et gentille petite créature viendra passer et repasser devant les yeux paternels, et se placer entre lui et son Athénée, qu’il a rouvert. — Que sera-ce quand il perdra par la suite une autre de ses filles, sa bien-aimée Philippe, âgée de dix-huit ans et demi ? C’est alors son Polybe qui aura tort, et qui, les premiers jours qu’il s’y remettra, sera plus d’une fois mouillé de ses larmes.
Mais tout cela est bien naturel, dira-t-on, et tout homme de science, qui en même temps est père, l’a pu éprouver. Je le sais bien, et c’est précisément ce qui me touche en Casaubon : il est resté le plus naturel des hommes sous son latin bariolé de grec et d’hébreu.
Une phrase a dû nous frapper dans le passage de Casaubon que j’ai donné : il se plaint que les lettres, les muses trouvent à peine quelque part un asile, un coin où se caser ; et ce n’est pas là une plainte banale. Il est très vrai que les études étaient fort tombées en France après les saturnales de la Ligue ; elles n’avaient pas moins besoin de réparation alors qu’elles n’en eurent besoin plus tard sous l’Empire au sortir des désastres de la Révolution : « Les fureurs de Mars, écrivait en ces années Casaubon à Scaliger, ont presque entièrement éteint dans les âmes le culte et l’amour des muses. Au lieu de la vraie science, ce qui domine aujourd’hui dans le royaume, c’est la sophistique, la casuistique, la polémique, — l’amour de la dispute et le culte de l’argent. » Je ne fais qu’étendre ses paroles sans y rien ajouter pour le sens. Que de peine n’a-t-il pas à trouver dans tout le Midi un imprimeur qui ait des caractères grecs pour son Athénée ? — Et plus tard à Paris, et ensuite à Cantorbéry ou à Londres, ne croyez pas que Casaubon puisse se livrer en paix et selon son cœur à ses études chéries ; non, ce qu’on demande de lui, ce que désirent les puissants du siècle, c’est autre chose : et qui donc, en aucun temps, excepté quelques esprits atteints d’une douce manie, va s’occuper uniquement des morts, des livres d’autrefois, des chastes et pures belles-lettres ? Non, ce qu’on veut de Casaubon, c’est de l’amener sur le terrain de la théologie, qui est alors le terrain de la passion brûlante, de l’intérêt en jeu, de la politique ; ce que lui veut le cardinal du Perron dans ces fréquents entretiens qu’il a avec lui et pour lesquels il le mande sans cesse, ce n’est pas de causer avec désintéressement des belles choses inutiles, d’un sens de Virgile ou d’Homère, ou d’un usage transmis par Athénée, de ces doux riens qui occupent pendant des journées les âmes innocentes : ce qu’il veut, c’est de l’ébranler, de le convaincre à l’aide de passages des Pères, et, s’il se peut, de le convertir. Quelle belle conquête, en effet, ce serait à opposer aux hérétiques que celle du premier des doctes parmi eux, de l’illustre Casaubon ! — Et en Angleterre où il ira de guerre lasse et où il finira ses jours, que lui veut le roi Jacques ? De quoi l’entretient-il de préférence ? De quels travaux le charge-t-il, et sur quels sujets nouveaux va-t-il diriger cette érudition dont le champ bien assez vaste, ce semble, était tout trouvé ?
Force m’est bien, écrira de là Casaubon à de Thou, de renoncer une fois pour toutes à tout ce que j’avais élaboré jusqu’à ce jour pour l’utilité des amis des lettres, à ces chers travaux auxquels le monde me croit un peu propre, et par lesquels j’ai mérité votre estime à vous-même, très illustre et très docte président ; il faut bien qu’ici je m’applique avant tout à satisfaire à la volonté du maître : et comme son esprit royal est tout entier aux controverses théologiques du jour, il y a nécessité que nous qui lui appartenons et sommes de sa suite nous entrions dans les mêmes études, dans les mêmes inquiétudes que lui.
Et c’est ainsi que comme un fleuve qu’on saigne tant qu’on peut à droite et à gauche, jusqu’à ce qu’à la fin on parvienne à lui faire changer de cours, le pauvre Casaubon, qui, de loin, nous apparaît comme la personnification de l’étude heureuse de l’Antiquité dans une époque faite exprès pour lui et toute favorable, suivait péniblement sa voie à travers les obstacles et luttait pour maintenir sa vocation.
Il a quitté Montpellier, il est à Paris : Henri IV s’est chargé de sa subsistance, de sa fortune. Il a été présenté au roi qui lui a fait un très bon accueil. Quelques semaines après, il reçoit une missive royale ainsi conçue :
M. Casaubon, je désire vous veoir et vous communiquer ung affaire que j’ay fort à cueur : c’est pourquoy vous ne faudrez, incontinent la présente receue, de vous acheminer en ce lieu et vous y rendre pour le plus tard dimanche au soir, et m’asseurant que vous n’y manquiez, je ne feray celle-cy plus longue que pour prier Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. — Ce soir, de Fontainebleau, ce 28e jour d’avril 1600. Henry.
Cette affaire que Henri IV avait tant à cœur n’était pas la plus agréable pour Casaubon à son début en Cour : il s’agissait d’assister, en qualité de juge commissaire, à la fameuse conférence qui était appointée par-devant le roi et le chancelier, entre le cardinal du Perron et Duplessis-Mornay, au sujet de nombreux passages allégués par celui-ci dans son traité De l’Eucharistie, et que du Perron arguait de faux : c’était un défi, un vrai cartel théologique qui devait le vider en champ clos. Il était bien entendu, d’ailleurs, qu’on n’y devait discuter en rien ni aborder le fond des doctrines : c’était de simples questions de faits à éclaircir, une expertise et une vérification solennelle des textes, par une espèce de jury composé d’hommes notables de l’une et de l’autre communion. On sait le résultat de l’unique séance qui eut lieu, le 4 mai. Le récit qu’en donne Casaubon dans son journal concorde avec celui que de Thou, également présent et l’un des juges, a consigné dans son Histoire. Le célèbre Duplessis eut le désavantage sur tous les points, et il refusa, le lendemain et les jours suivants, de recommencer l’épreuve, soit qu’il fût réellement trop malade pour cela, soit qu’il saignât du nez, comme on dit. Casaubon, à la veille de cette séance et quand il en sut l’objet, était dans les transes, et il nous a laissé un tableau fidèle de ses fluctuations douloureuses :
Mon esprit est en proie à une incroyable inquiétude, ne sachant que faire, ne voulant point offenser Dieu, ni, sans de graves raisons, paraître refuser obéissance au roi. À quoi me résoudre ? Irai-je donc siéger parmi ceux qui se préparent à condamner un livre où la pieuse et sainte doctrine est renfermée ? Ajoutez que l’Église de Paris m’a envoyé tout exprès Dumoulin pour s’opposer à ce que je vinsse ici (à Fontainebleau), dussé-je souffrir tous les supplices ! Que faire ?… Tout le jour s’est passé pour moi dans cette angoisse. Ô Seigneur Dieu, délivre-moi de cette agitation et de cet assaut. Dieu éternel, mets fin à cette tempête de mon âme !
Casaubon, en homme sincère, n’avait pu se dispenser, sur les points proposés à son examen, de s’unir à la déclaration de ses collègues et de rendre un verdict conforme à l’évidence des faits. Il était contraint de confesser dans l’intimité que le grand Duplessis n’avait rien fait ce jour-là de digne de lui, que l’affaire avait été entamée à la légère, conduite à l’aventure, et avait eu une honteuse conclusion. Il faut l’entendre au retour mêler dans un confus épanchement ses joies, ses tristesses et mortifications, ses espérances :
J’écris ceci à mon retour, remerciant Dieu de ce qu’il a permis que je revinsse de là sain et sauf (il craignait apparemment quelque guet-apens), et de ce qu’il m’a accordé de trouver grâce auprès du roi, lequel m’a dit de compter sur sa bienveillance ; mais triste néanmoins et gémissant au dedans que la chose ait si mal tourné pour un ami et un homme de piété. Et qui ne s’étonnerait en effet qu’un personnage si excellent, au moment même où il défendait la cause de la religion, ait pu s’attirer la condamnation d’hommes pieux et droits ? J’en demeure stupéfait quand j’y pense. Mais puisque rien de ce qui est arrivé n’est arrivé sans la permission de Dieu, je me tairai, ô Dieu éternel, j’implorerai ton nom, et je le demanderai pour moi, pour tous les miens, des sentiments d’humilité profonde, etc.
C’est un honnête homme que Casaubon, un homme de bonne foi, ce n’est pas un héros, et il n’a pas en lui l’étoffe d’un martyr. Il se trouve du premier jour, à cette Cour de Henri IV, placé entre l’enclume et le marteau, comme on dit ; entre du Perron qui le convie, qui le presse, qui le travaille, et le ministre Du Moulin qui le chapitre, qui le remonte et le semonce. Depuis qu’il a assisté à cette conférence de Fontainebleau, les zélés protestants l’accusent, le soupçonnent, et la solidité de sa foi est à tout instant mise en question ; il se voit obligé de se justifier, il est sur l’apologie et la défensive. Ce journal lui fait beaucoup d’honneur en ce que, sans que l’auteur vise à aucun effet ou songe à aucun lecteur futur, on y voit clairement, naïvement, l’état perplexe de sa croyance et la force de conscience qu’il lui fallut, modéré et timide comme il était, pour résister à des assauts aussi répétés que ceux qu’on lui livrait. Le siège de sa conscience, mené et suivi de très près par l’habile et persuasif du Perron, ne dura pas moins de dix ans (1600-1640) ; c’est plus long que le siège de Troie, et Casaubon n’a point capitulé. Or, il avait tout intérêt à capituler. Il subsistait, lui et sa nombreuse famille, des bienfaits et des gages du Roi ; il était son bibliothécaire ; dans ses peines et ses surcroîts d’embarras domestiques (et il avait une sœur qui lui en donna), il était obligé de solliciter par du Perron la faveur et l’appui du roi : « Tu sais, ô mon Dieu, s’écriait-il, que c’est bien à contrecœur que je m’y résous, de peur que le monde ne répande des bruits sur mon compte. » En effet, recevoir et demander toujours, et ne rien accorder jamais, est chose difficile : il y avait des moments où Casaubon avait peur de fléchir, et il se retrempait alors par la prière : « Ô mon Dieu, affermis-moi contre ceux qui, profitant de mes embarras et de mes ennuis de famille, cherchent à tenter mon âme et à me subtiliser ma foi. » Notez qu’il n’était qu’un demi-protestant, ou du moins un demi-réformé : ses conversations continuelles avec du Perron et ses lectures assidues des Pères grecs l’avaient conduit à ce résultat, où plus d’un de ses coreligionnaires de bonne foi est arrivé depuis. Le ministre Du Moulin lui paraissait en bien des articles un novateur, un contempteur outré de l’ancienne Église : une fois, en sortant de l’entendre prêcher, Casaubon estima qu’il avait dit bien des choses nouvelles plutôt que vraies. Contradiction singulière et pourtant assez naturelle ! lorsque Casaubon allait entendre à Saint-Paul ou ailleurs (car il se laissait mener volontiers aux églises catholiques) quelqu’un des prédicateurs du temps si détestables de goût, le célèbre Valladier, par exemple, faisant le panégyrique de la Vierge, célébrant les louanges de Marie, il se sentait redevenir très protestant, et il avait quantité de réponses toutes prêtes à opposer à du Perron ; au contraire, il y avait des jours où quand il sortait d’un prêche, d’un sermon protestant de Du Moulin, il se sentait rejeté vers les catholiques. Sur le sacrement de l’Eucharistie en particulier il hésite, il est tenté de revenir en arrière : il a là-dessus une bien belle page, pleine d’onction, d’humilité, de candeur :
1er janvier 1611. Que je commence bien ce jour et l’année, c’est ce que je te demande avec prière et supplication, Dieu éternel ! Et certainement heureux sera le jour, heureuse sera l’année, heureux tout le temps que je vivrai pour toi et que je consacrerai à ta loi divine et à ton Écriture véritablement inspirée ; quoique cependant sans ton secours, ô Père céleste, sans une aide particulière venue d’en haut, cela même ne me réussisse pas. Ce n’est pas tout de lire, il faut comprendre, et non seulement comprendre, mais faire ce qui est écrit ; cela seul ouvre les cieux. Ô souverain maître du monde, tu m’as donné, il est vrai, la volonté de diriger ma vie selon tes préceptes ; mais, au moment où je cherche ton propre vouloir, quelquefois je me sens incertain entre les variétés merveilleuses des opinions des hommes. Et sur ce seul sujet du saint mystère de l’Eucharistie, les choses en sont venues à ce point que les pieux et les sincères ont peine à fixer leur sentiment. Ce n’est, point à de simples particuliers, en effet, à expliquer l’Écriture ; et en ce qui est des docteurs du jour, ils ne nous enseignent point de voie certaine, mais ils nous conduisent comme au rond-point des chemins dans une forêt : quand on les a entendus, ils nous laissent plus incertains qu’auparavant. En une chose de cette importance, qui suivrons-nous, Dieu éternel ? qui suivre en d’autres difficultés du même genre ? Il nous paraît dur de condamner ton ancienne Église comme coupable d’une telle ignorance, qu’il nous faille aujourd’hui croire le contraire de sa foi pour entrer dans le chemin de la vie. Or, sur un si grand mystère et sur quelques autres articles de grande importance, je suis certain, ou du moins je crois l’être, que l’ancienne Église a pensé tout autrement que ceux de doctrine toute récente. Où donc se tourner ? quelle route prendra-t-il, celui qui veut marcher droit ? Voilà ce qui me tourmente depuis des années déjà, et me tient en inquiétude les jours et les nuits. Je désire, ô Seigneur Jésus, te servir fidèlement ; je désire être trouvé dans ta barque, et que les miens et tout ce qui est à moi y soient trouvés également ; c’est mon plus ardent désir. Mais le poids des raisons différentes me tire étrangement par accès et m’entraîne en des sens contraires. Je vois les uns, sous prétexte d’antiquité, soutenir des erreurs grossières ; les autres, en voulant fuir des erreurs qu’ils croient nouvelles, inventer eux-mêmes des nouveautés ; et, pour retrancher des abus, je les vois condamner et supprimer de leur autorité privée l’usage de beaucoup d’institutions des plus saintes, je le pense du moins. Enfin ces auteurs et chefs d’une réformation, à d’autres égards nécessaire, je les vois s’accorder si peu entre eux qu’ils sont l’un pour l’autre comme des loups dévorants. (Il en dit ici plus long encore pour et contre l’antique Église et l’Église romaine, et il ajoute en gémissant 81 :) Ô Dieu qui lis dans les cœurs, tu vois les plaies de mon âme, sois mon médecin ! Dans cette ambiguïté de routes, sois mon guide sur, celui de ma compagne et des miens !…
Lorsque Casaubon écrivait cette page touchante, il était depuis quelques mois en Angleterre : la mort de Henri IV son bienfaiteur, l’incertitude de l’avenir en France, les avances réitérées et pressantes du roi Jacques l’avaient décidé à se transplanter encore une fois ; il avait cinquante et un ans, et pendant les trois ou quatre années qu’il vécut encore, il n’eut qu’à se féliciter du parti qu’il avait pris. Non seulement il rencontra un bon et flatteur accueil auprès d’un roi qui ne craignait point de paraître savant jusqu’au pédantisme, et avec qui il conversait en français ou en latin (Casaubon ne savait pas l’anglais), non seulement il fut gratifié d’une pension et de deux prébendes à Cantorbéry et à Westminster, mais il trouva une sorte d’apaisement à ses inquiétudes morales et un point d’appui à ses tendresses de conscience dans le culte anglican qui était comme fait à sa mesure, tant pour la part de réforme introduite que pour celle d’antique tradition conservée. Casaubon était, si je puis dire, un protestant de juste-milieu. La vue de cette Église bien ordonnée rendit un peu de repos à son esprit inquiet : surtout personne ne le tourmentait plus sur sa foi : il cessa d’être, comme il disait, sur le tranchant du rasoir. Il est vrai qu’il n’avait pas également sauvé tous les siens, et, avant de quitter la France, il avait eu le chagrin de voir son fils aîné converti, et qui se fera même Capucin. « Ô race de vipères ! s’écrie-t-il (en grec), ils me l’ont pris, ils me l’ont gâté » ; et il se lamente. Sa femme cependant accouche toujours, et comme pour remplacer Jean, cet aîné que le père n’a pas pour cela cessé d’aimer, elle lui donne un petit Jacques, qu’on nomme ainsi parce que le roi veut bien faire aux parents l’honneur de le tenir au baptême. Mme Casaubon ou, comme on disait alors pour les femmes de la bourgeoisie, Mlle Casaubon, d’une santé délicate (on le serait à moins), au milieu de ces fatigues et des voyages qu’elle entreprend pour les affaires de la famille, avait peine à s’acclimater en Angleterre. Il y avait donc du pour et du contre à cet établissement, bien que le pour l’emportât, et qu’il n’y eût point de regret à avoir de la France sans Henri IV. Le plus grand inconvénient pour notre savant dans cette nouvelle et dernière patrie, c’est que le goût du roi le dirigea sur la théologie et le poussa à écrire contre Baronius. Casaubon entra en campagne un peu trop vite, et y laissa quelque chose de sa réputation. Il avait d’ailleurs le plaisir de trouver à qui parler, dans la familiarité de ce roi homme de lettres et quasi confrère. Le second jour qu’il le vit, l’entretien tomba sur Tacite, Plutarque et Commynes :
Le roi ayant dit que c’est se tromper que de faire de Tacite le maître unique de la prudence civile, l’historien politique par excellence, je m’empressai de remarquer (c’est Casaubon qui parle) qu’il n’y avait pas un an que j’avais porté le même jugement dans ma préface du Polybe ; et le docte monarque me témoigna qu’il était charmé de cette rencontre de sentiments. Il blâmait dans Plutarque son injustice envers Jules César ; dans Commynes, la légèreté des jugements et un malicieux éloge du peuple anglais. Enfin je n’en revenais pas de voir un si grand roi prononcer si pertinemment en matière de littérature.
À propos de cette critique de Commynes dans la bouche de Jacques Ier, faisons pourtant remarquer nous-même que, loin d’être léger dans son jugement des Anglais et des institutions anglaises, Commynes est bien informé, plein de sens, de prévoyance, et que dans la différence qu’il établit entre la manière dont les choses se passaient de son temps en France et en Angleterre, il devance tout à fait les publicistes modernes et Montesquieu. Mais Commynes est pour l’impôt librement consenti, pour le droit des communes, et non pour ce droit divin, pour ces prérogatives absolues que revendiquait Jacques, et dont la chimère obstinément poursuivie perdit sa race. Il était donc naturel que ce roi estimât Commynes léger et malicieux. Cette critique est un suffrage de plus tout à l’honneur du sage historien.
Toutes les prétentions et les éruditions de Jacques Ier ne sauraient me faire oublier un admirable mot de Henri IV, ce prince qui, pour être peu fort sur les livres, n’en paraît que plus grand de cœur et d’esprit. Un jour que Casaubon l’était allé visiter (c’était dans le temps du procès du maréchal de Biron), l’aimable roi se mit d’abord à badiner avec lui en lui disant qu’il le croyait complice de la trahison de Biron ; puis tout d’un coup prenant un visage sérieux ; « Vous voyez, lui dit-il, combien j’ai de peine, moi, afin que vous puissiez étudier en paix. » Un tel mot rachète bien des ignorances82.
On aurait à relever bien d’autres choses dans le journal de Casaubon ; on y apprend bien des particularités sur les hommes célèbres du temps avec lesquels il est en relation, et sur son beau-père Henri Estienne, devenu le plus bizarre des hommes en vieillissant, qui avait si bien commencé et qui a si mal fini, et sur Théodore de Bèze dont la vieillesse, au contraire, est merveilleuse ; et sur des personnages considérables de la Cour de France, le duc de Bouillon et d’autres ; mais le personnage intéressant, c’est lui-même, lui, à toutes les pages, nous faisant l’histoire de son âme : aussi, pour ceux qui aiment ce genre de littérature morale intime qui nous vient de saint Augustin, on peut dire qu’il existe maintenant un livre de confessions de plus.