Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV, publiés par MM. L. Dussieux et E. Soulié75.
Ce furent des curieux de tout temps que les de Luynes ; non que je veuille remonter, pour retrouver en lui ce trait caractéristique, au chef même de leur race, à l’auteur de leur illustration historique, et insister sur les talents ornithologiques par lesquels il gagna, dit-on, la faveur de Louis XIII. Le connétable était curieux d’oiseaux et de beaucoup d’autres choses. Mais la curiosité proprement dite, la curiosité ouverte, amusée, désintéressée, sans autre but qu’elle-même, se marque à la seconde génération. Le fils du connétable est un savant, un amateur de la philosophie nouvelle, un traducteur de Descartes ; non seulement on discutait autour de lui, et à son exemple, dans son petit château de Vaumurier, mais on y disséquait des animaux, des chiens, pour s’assurer si les bêtes étaient ou n’étaient pas de pures horloges et des automates. Son fils, le duc de Chevreuse, l’élève de Lancelot et l’ami de Fénelon, est une autre espèce de curieux, toujours dans les projets, dans les mémoires, dans le travail du cabinet, dans les entreprises nouvelles, dont il s’engoue, qu’il étudie à fond, mais qu’il ne mène pas toujours pour cela à bonne fin : on peut voir, sur son compte, ce que Saint-Simon et Fénelon, tous deux d’ailleurs pleins de respect pour lui, s’accordent à dire. Son petit-fils, le duc de Luynes, celui dont on nous donne aujourd’hui les Mémoires, aussi pieux que son aïeul, mais plus apaisé d’imagination, vivait en homme de grande naissance à la Cour dans la familiarité de la reine Marie Leczinska, dont la duchesse, sa seconde femme, était dame d’honneur. Avec des goûts sérieux, il paraît s’être demandé de bonne heure comment il pourrait remplir de quelque occupation suivie cette existence toute d’étiquette ou de loisir, et il pensa qu’un journal dans le genre de celui de Dangeau, mais dressé et digéré avec plus de soin, pourrait avoir son utilité. Il se mit donc à enregistrer et noter tout ce qui se passait sous ses yeux, s’abstenant de toute réflexion, et ne s’appliquant qu’à relever les faits avec toute l’exactitude possible. Ces sortes de journaux qui, à quelques années de distance, deviennent nécessaires aux contemporains eux-mêmes, s’ils veulent apporter de l’ordre et de la précision dans leurs souvenirs, augmentent de prix, au bout d’un siècle, pour la postérité qui y apprend quantité de choses qu’on ne sait plus, et que presque personne n’a songé à écrire. C’est ainsi qu’à la suite de la publication complète du Journal de Dangeau, dont ils se sont si bien et si consciencieusement acquittés, MM. L. Dussieux et Eudore Soulié ont eu l’idée de mettre au jour ces Mémoires du duc de Luynes, dont ils connaissaient l’existence, et ils ont été secondés dans leur désir par l’obligeance du duc actuel, qui a donné le dernier lustre à cette curiosité héréditaire dans sa famille par son amour éclairé des arts, par ses collections célèbres, et par le goût aussi bien que par la munificence qu’il y a portés. On pardonne à la fortune du connétable, quand on voit le noble usage qu’en ont fait ses descendants.
Le duc de Luynes, l’auteur des mémoires, s’était donc proposé un travail bien minutieux, bien peu élevé, ce semble, et sans haute portée : il ne visait qu’à être (incognito) un collecteur d’anecdotes, — pas même d’anecdotes —, de faits quelconques journaliers se passant à la Cour et sous ses yeux. Mais ici le complet et la parfaite exactitude rachètent la minutie. Imaginez un observateur exact et patient qui, habitant une contrée sujette à de grandes variations de température, consulte deux ou trois fois dans les vingt-quatre heures le baromètre, le thermomètre, l’hygromètre ; qui, pendant plus de vingt ans, note et mesure la quantité d’eau qui tombe chaque semaine, chaque mois ; qui dresse de tout cela des tables météorologiques sur les chiffres desquelles on peut compter : il aura rendu service au savant futur qui en tirera des inductions, des résultats peut-être et des lois. C’est précisément ce genre de service que le duc de Luynes aura rendu à l’historien du xviiie siècle. On peut aujourd’hui, grâce aux mémoires de d’Argenson, aux mémoires (malheureusement si mal donnés) du président Hénault, grâce surtout à ce journal quotidien de la Cour rédigé par M. de Luynes, écrire de la première moitié du règne de Louis XV une histoire précise, qui n’eût pas été possible il y a quelques années. Cette histoire sera encore mieux pourvue de ses éléments et instruments essentiels quant à l’époque de la Régence, lorsqu’on aura donné les mémoires du duc d’Antin qu’a connus Lemontey, et qui sont rentrés depuis dans de jalouses ténèbres. Sachons donc gré à l’auteur des présents mémoires d’avoir rempli son dessein, même au prix de tant de détails qui sont de pure étiquette, de nous avoir tenus au courant de tous les pas et démarches du roi, de la reine, du principal ministre, de livrer ces faits tout secs et nus à notre critique, à nos réflexions : à voir le soin et le scrupule de ponctualité qu’apporte dans les moindres circonstances de son narré le noble chroniqueur, je suis tenté de l’appeler (toute proportion gardée) le Tillemont de la Cour.
Je voudrais donner idée, par quelques extraits, de l’intérêt qu’offrent ces mémoires pour ceux même qui, sans être historiens, se contentent de les feuilleter et savent bien y discerner du coin de l’œil les pages qu’on peut passer et celles qu’il faut lire. Sur le cérémonial de Louis XV, sur les questions de révérences, de tabourets, de pliants, de carreaux, qui reviennent à tous moments, — sur le droit que prétendent avoir les ducs d’avoir à l’église des carreaux, non pas devant le roi, mais derrière ; — sur tout cela, je passe. Cependant, quand il s’agit de Louis XIV et de l’importance qu’avaient alors ces grâces d’entrées, ces permissions de suivre, ces faveurs singulières si fort recherchées du courtisan, il y a lieu de s’arrêter avec M. de Luynes, et de les relever comme des traits de mœurs qui ont leur signification et leur physionomie. Causant avec un homme de la vieille Cour, M. de Luynes, qui aimait ainsi à interroger chacun sur son coin d’histoire, tirait de lui cette jolie anecdote :
Du temps du feu roi, toutes les petites circonstances par où on pouvait lui faire sa cour étaient des grâces importantes. M. de Nangis m’en contait aujourd’hui un exemple. Étant à la chasse avec le feu roi dans la forêt de Marly, il imagina, pour lui faire sa cour, de lui demander la permission de le suivre à la chasse à tirer ; mais étant fort embarrassé de demander une si grande grâce au roi (M. de Nangis n’avait alors que vingt-cinq ou vingt-six ans), le roi lui dit qu’il était bien jeune pour lui demander une pareille grâce, et qu’il verrait. Quelques moments après, ayant trouvé M. de Nangis et l’ayant appelé, il lui dit qu’il avait pensé à ce qu’il lui avait demandé, qu’il lui en savait bon gré parce que ce n’était pas une chose amusante, qu’il lui accordait cette grâce à deux conditions : la première, qu’il n’en parlerait point qu’il ne l’eût permis, la seconde qu’il en userait modérément. Plusieurs jours se passèrent sans que M. de Nangis osât faire usage de cette permission ; enfin, dans le même voyage, s’étant trouvé auprès de Bontemps (le valet de chambre) dans le salon de Marly, Bontemps lui dit qu’il savait quelqu’un qui irait bientôt à la chasse à tirer avec le roi. M. de Nangis fit l’ignorant et le pressa extrêmement de lui dire qui c’était. Bontemps l’assura qu’il pouvait donner cette bonne nouvelle à celui que cela regardait ; enfin, ils s’expliquèrent plus clairement, et M. de Nangis, fort embarrassé de savoir si, sur cette conversation, il devait profiter de la permission, dit à Bontemps qu’il irait dès le lendemain, et que, si le Roi le trouvait mauvais, il le citerait. Bontemps en convint, et dès le lendemain M. de Nangis, ayant laissé partir le roi pour la chasse, monta à cheval pour l’aller joindre. M. le duc de Berry (le petit-fils de Louis XIV), qui avait beaucoup d’amitié pour lui, le voyant arriver et ne doutant pas que ce fût une étourderie, fit tout ce qu’il put pour l’engager à s’en retourner. M. de Nangis n’avoua jamais qu’il eût la permission et continua son chemin, répondant de mauvaises raisons à tout ce que lui dit M. le duc de Berry, et ensuite à M. le premier (le premier écuyer) qui était venu lui parler, étant persuadé que cette démarche déplairait au roi. M. de Nangis se mit derrière tout le monde ; le Roi, ayant tourné, l’aperçut, et, lui adressant la parole, lui dit : « Que dites-vous de ma chienne, trouvez-vous qu’elle chasse bien ? » Ce discours étonna extrêmement tous les spectateurs, et dès le soir même toute la Cour vint faire des compliments à Mme la maréchale de Rochefort (grand-mère de M. de Nangis) et à M. de Nangis.
N’est-ce pas là un récit charmant, qui donne juste le ton et qui en dit plus que toutes les réflexions ne pourraient faire ? Le cérémonial monarchique, en moins de cent ans, avait certes fait du chemin depuis les chasses de Henri IV jusqu’à celles de Louis XIV ; c’est à croire qu’on n’avait plus affaire à la même espèce et à la même nature de monarchie.
Il y avait cependant, alors même, de singulières infractions à cette étiquette, et telles qu’on ne le croirait pas, si un narrateur aussi véridique que M. de Luynes ne nous les certifiait en nous citant ses garants et auteurs :
Mme la duchesse mère (fille naturelle de Louis XIV) me contait à Marly, il y a quelques jours, que dans les soupers du feu roi avec les princesses et des dames à Marly, il arrivait quelquefois que le roi, qui était fort adroit, se divertissait à jeter des boules de pain aux dames et permettait qu’elles lui en jetassent toutes. M. de Lassay, qui était fort jeune et n’avait encore jamais vu ces soupers, m’a dit qu’il fut d’un étonnement extrême de voir jeter des boules de pain au roi ; non seulement des boules, mais on se jetait des pommes, des oranges. On prétend que Mlle de Viantais, fille d’honneur de Mme la princesse de Conti, fille du roi, à qui le roi avait fait un peu de mal en lui jetant une boule, lui jeta une salade tout assaisonnée.
Qui donc s’attendrait à ces débauches de gaieté de Marly, au sortir des majestueuses symétries de Versailles ?
Il y a des usages qui disparaissent insensiblement : mais à quelle date ont-ils disparu ? tout le monde a oublié de le dire. On dînait autrefois avec le chapeau sur la tête, c’était la règle. Dans le dîner burlesque de la satire de Boileau, on voit à un certain moment l’un des campagnards relevant sa moustache
Et son feutre à grands poils ombragé d’un panache :
il dînait donc le chapeau sur la tête, bien qu’on fût dans une salle fort chaude et en plein été. Quarante ans plus tard, cet usage subsistait encore. L’abbé Le Dieu, ancien secrétaire de Bossuet, étant allé visiter Fénelon à Cambrai en septembre 1704, fut invité à dîner et à souper avec le prélat, et il nous a laissé un détail minutieux de tout ce dont il fut témoin en ce palais où régnait la politesse : « M. l’archevêque, dit-il, prit la peine de me servir de sa main de tout ce qu’il y avait de plus délicat sur sa table ; je le remerciai chaque fois en grand respect, le chapeau à la main, et chaque fois aussi il ne manqua jamais de m’ôter son chapeau, et il me fit l’honneur de boire à ma santé. » Du temps de M. de Luynes, il paraît que l’usage ordinaire de dîner le chapeau sur la tête subsistait encore, puisqu’il remarque qu’on se découvre quand on dîne avec le roi. Voici, du reste, le passage duquel on peut tirer cette conséquence
On sait, dit-il (août 1738), qu’il y a longtemps qu’il est en usage, lorsqu’on a l’honneur de manger avec le roi, d’ôter son chapeau ; ce n’était pas autrefois le respect, et Mme la maréchale de Villars m’a dit que dans le temps qu’elle suivait M. le maréchal dans ses campagnes, les officiers qui mangeaient avec elle et M. le maréchal, même les ordonnances de la maison du roi, le gendarme, le chevau-léger, etc., qui ont toujours l’honneur de manger avec le général, y mangeaient avec leurs chapeaux sur la tête. J’ai vu aussi cet usage, et il n’y a pas grand nombre d’années qu’il est supprimé. Cependant il faut qu’il ait varié, car M. de Polastron m’a dit qu’à une des campagnes de M. le duc de Bourgogne, à la table de M. le duc de Bourgogne, on mangeait sans chapeau, et quand quelqu’un, ignorant cet usage, gardait son chapeau, on l’en avertissait ; et M. le maréchal de Boufflers, dans la même campagne, disait à ceux qui dînaient chez lui d’ôter leurs chapeaux parce qu’il faisait chaud, ce qui prouverait que la règle était de l’avoir.
Ce passage ne semble-t-il pas indiquer qu’à cette date de 1738 et autre part qu’à la Cour, lorsqu’on n’était pas en cérémonie, on dînait encore avec le chapeau sur la tête ? — C’est au reste une simple question que je propose : Aristote a oublié de la traiter dans son fameux chapitre « Des chapeaux ».
Il y a une jolie histoire sur le cuisinier du maréchal de Tessé, qui mystifia un jour son maître et le roi (Louis XIV) et toute la Cour. C’était à l’un des bals masqués que donnait la duchesse de Bourgogne, et où naturellement on se trouvait affranchi des formalités régulières. Tout le monde y était admis, pourvu que, dans chaque troupe de masques qui se présentait, un d’eux se démasquât et, s’étant fait connaître, répondit de tous ceux de sa troupe. Un masque de contrebande put ainsi s’introduire et se faufiler dans le bal ; mais je laisse conter M. de Luynes, qui tenait le récit du bailli de Froulay, qui disait le tenir du cuisinier lui-même :
Il (le cuisinier) était fort bien masqué en don Quichotte ; il était bien fait, avait de l’esprit et parlait espagnol à merveille. Le roi le remarqua et eut curiosité de savoir qui il était ; il donna ordre au maréchal de Tessé de questionner cet homme. M. de Tessé alla à lui, et voyant qu’il parlait aussi bien espagnol, il crut que c’était un Espagnol effectivement. Le cuisinier, bien loin de chercher à le détromper, lui répondit toujours avec esprit et légèreté, lui dit qu’il avait eu l’honneur de lui donner à dîner plusieurs fois en Espagne, lui cita même un tel jour où tels et tels étaient à dîner avec M. de Tessé, lui ajouta même que M. de Tessé, à Madrid, n’avait guère fait de dîners sans lui. Le maréchal, plus persuadé que jamais, vint dire au roi que c’était un seigneur espagnol vraisemblablement, mais qu’il ne le connaissait pas. Le roi eut curiosité de lui parler : le maréchal de Tessé l’amena ; le cuisinier parla au roi mauvais français ; le roi lui trouva de l’esprit et dit à Mme la Dauphine de le prendre pour danser. Il ne fut ni démasqué ni connu. Un mois ou six semaines après M. de Tessé étant prêt de se coucher, et son cuisinier étant dans sa chambre dans ce moment, il lui demanda s’il ne pourrait donc point lui faire découvrir le seigneur espagnol à qui il avait tant fait de questions. Le cuisinier lui dit qu’il pouvait lui en dire des nouvelles, pourvu que cet Espagnol fût sûr de ne lui avoir pas déplu, mais qu’il fallait qu’il lui parlât en particulier. M. de Tessé fit sortir tous ses gens, et il lui avoua ce qu’il avait fait.
Parmi les historiettes rétrospectives qui se glissent dans les nouvelles courantes et dans le menu du jour, il en est une des plus piquantes sur Colbert ; mais comme, ici, M. de Luynes ne la tient que de seconde ou de troisième main, il y aurait à vérifier si tout ce récit concorde en effet avec les circonstances auxquelles il se rattache : tel qu’il est, je le livre à l’exacte critique de l’historien de Colbert, M. Pierre Clément.
On me contait aujourd’hui ce qui se passa dans le temps du grand carrousel que Louis XIV donna en 1662. C’était M. de Louvois qui avait proposé au roi de donner ce carrousel ; la proposition aurait assez plu à Louis XIV sans la dépense, qu’il regardait comme considérable et qu’il n’était pas en état de faire alors. M. de Louvois avait compté embarrasser M. Colbert par cette idée ; le roi en parla à M. Colbert, mais comme d’une chose impossible. M. Colbert répondit au roi qu’il ne pouvait assez approuver le conseil que M. de Louvois avait donné à Sa Majesté ; que c’était un projet digne d’un aussi grand roi. Le roi lui demanda à combien il estimait qu’irait la dépense, si ce serait un objet de trois ou quatre cent mille livres. M. Colbert dit au Roi qu’il ne fallait point le flatter sur cette dépense, qu’il fallait que la fête fût digne de celui qui la donnerait, et qu’elle coûterait au moins un million. Le roi crut alors la chose impossible, et demanda à M. Colbert comment il imaginait pouvoir trouver cette somme. M. Colbert pria le Roi de ne se point mettre en peine de l’argent, et lui dit qu’il ne lui demandait qu’une seule grâce, qui était de vouloir bien en garder le secret pendant huit jours. C’était dans le temps que l’on venait de donner les fermes générales ; les fermiers craignaient fort qu’on ne leur retirât le domaine de Paris. M. Colbert les envoya quérir aussitôt après la conversation qu’il eut avec le roi, et leur demanda pour quel prix ils mettaient le domaine de Paris dans les fermes générales. Comme leur intérêt était d’y donner une moindre valeur, ils dirent à M. Colbert un prix fort au-dessous de ce qu’il savait être la valeur réelle ; M. Colbert leur répondit qu’il était persuadé que le domaine de Paris rapportait davantage, mais que, pour en être plus certain, le roi le retirait pour six mois ; il convint avec eux d’un prix dont le roi leur tiendrait compte et dont ils furent contents : même le prix étant plus fort que leur estimation, ils furent obligés de lui en faire des remerciements. M. Colbert alla rendre compte au roi de ce qu’il venait de faire, et lui dit que Sa Majesté pouvait déclarer le carrousel, qu’il était même convenable qu’il fût annoncé dans toutes les cours étrangères et indiqué pour dans trois ou quatre mois. Ce conseil fut suivi exactement ; il vint de toutes parts un prodigieux nombre d’étrangers. Trois semaines ou un mois avant le jour destiné pour le carrousel, M. Colbert représenta au roi que tout n’étant pas encore arrangé pour cette fête, il était plus convenable de la remettre pour quinze jours ou environ. Ce court intervalle ayant obligé ceux qui étaient venus de rester à Paris, la consommation extraordinaire que cette affluence attira dans la ville augmenta considérablement les revenus de Sa Majesté par rapport aux entrées, et lorsque la fête eut été donnée avec toute la magnificence possible et que le roi voulut savoir ce qu’elle lui coûtait, M. Colbert lui montra que, bien loin de lui avoir coûté, elle lui avait valu plus d’un million, tous frais faits.
C’est un joli tour de finances, un joli coup joué au profit de l’État76.On en peut tirer une leçon d’économie politique, et M. de Luynes n’y manque pas ; car il cite à ce propos la réponse du roi de Pologne, Auguste le Magnifique, à l’avare roi de Prusse, qui s’étonnait qu’il pût suffire aux dépenses de son camp de plaisance à Muhlberg, et qui lui demandait son secret. Le roi Auguste tira un ducat de sa poche et lui dit ; « Si vous aviez ce ducat, vous le garderiez, et moi, je le donne ; il me revient cinq ou six cents fois dans ma poche. »
Mais le véritable intérêt des mémoires du duc de Luynes est moins dans les histoires d’autrefois, qui en relèvent de temps en temps l’apparente monotonie, que dans ces faits mêmes du jour, minutieusement enregistrés, et à travers lesquels il faut savoir lire. Dans les volumes publiés jusqu’ici, je vois se dérouler dans toute sa lenteur et sa débilité, comme un fleuve dormant dont on aperçoit à peine le cours, cette époque de transition, la fin du ministère du cardinal Fleury. Singulier spectacle, singulier jeu auquel nous assistons : un vieillard de plus de quatre-vingts ans qui ne peut se décider à n’être plus ministre ; un roi de près de trente ans qui ne peut se décider à devenir homme et maître ! Toutes les phrases du monde nous en diraient moins là-dessus que le bulletin de chaque jour et le va-et-vient des principaux personnages. Je recommande, sur ce chapitre du cardinal, les mois de septembre et d’octobre 1738. Son Éminence a besoin de repos ; elle a l’estomac dérangé : M. de Luynes sait dans la dernière exactitude tous les détails de santé qui font rire quand Molière nous les étale, mais qu’on n’écrit plus ; il les note ; on a le compte, le chiffre exact des coliques du cardinal dans les vingt-quatre heures ; et « d’ailleurs, les différentes situations de la santé de M. le cardinal se remarquent aisément, se reflètent — sur le visage du roi. » Quant au cardinal, il continue de s’occuper d’affaires dans ses intervalles de répit ; il reçoit le viatique, mais il ne songe pas à lâcher le ministère ; il n’a pas l’idée qu’il puisse s’en aller déjà, et il le dit même assez agréablement à l’adresse de ceux qui attendent. À l’occasion du renvoi de M. Chauvelin, il disait : « Il s’ennuyait de ce que je vivais trop longtemps ; c’est un défaut dont je n’ai pas envie de me corriger si tôt. » Rencontrant dans un de ses salons, au milieu de trente personnes, M. de Bissy, dont on lui avait apparemment rapporté quelque propos, il va droit à lui, et le regardant en face : « Monsieur, vous voyez que je me porte bien ; cependant je ne mets point de rouge pour me donner un bon visage. » M. de Puységur, qui avait quatre-vingt-quatre ans77, demandait depuis longtemps d’être chevalier de l’Ordre, et il pressait là-dessus le cardinal, qui lui répondit tout naturellement : « Monsieur, il faut un peu attendre. » L’archevêque de Paris, M. de Vintimille, fort âgé, mais un peu moins que le cardinal, sollicitait un régiment pour son neveu, et faisait remarquer au cardinal qu’il importait de l’obtenir promptement, d’autant plus que, quand lui, oncle, ne serait plus là, ce serait pour le jeune homme un grand appui de moins : « Soyez tranquille, répondait le cardinal, je m’engage à lui servir de père et de protecteur. » Sur quoi M. de Vintimille, malgré toute sa politesse, ne put s’empêcher d’éclater : « Pour moi, monseigneur, je sens bien que je suis mortel, mais je me recommande à Votre Immortalité. » Jamais on n’a mieux compris qu’en lisant les présents mémoires cette lente et coriace ténacité, ce doux et câlin acharnement au pouvoir qui caractérise l’ancien précepteur de Louis XV.
Le roi a des velléités de révolte, mais que c’est peu, et que c’est court ! Un jour qu’il est allé masqué au bal de l’Opéra en compagnie du comte de Noailles, il en parle au cardinal et lui dit que c’est M. de Noailles qui, pour dépister les curieux, a fait le rôle du roi et a fort bien joué tout le temps son personnage. « Oui, sire, reprend le cardinal ; mais j’ai ouï dire qu’il avait fait Votre Majesté un peu trop galante. » Le roi piqué fut un moment sans répondre, et il dit ensuite d’un ton sec : « J’en suis content, il n’a fait que ce que je lui ai ordonné. » Et il tourna le dos à son ancien précepteur qui croyait l’être toujours. Le cardinal rougit et se tut. — Une autre fois, pendant un voyage à Compiègne (juin-juillet 1739), une petite circonstance paraît digne de remarque au duc de Luynes ; c’est encore une légère velléité d’indépendance :
M. le cardinal de Fleury était dans l’usage d’entrer dans les cabinets du roi par une porte de derrière dont il avait la clef. Ayant été averti pour le travail, il donna à Barjac (son valet de chambre) sa clef pour lui ouvrir la porte ; Barjac n’ayant pu en venir à bout, M. le cardinal crut que c’était sa faute et y essaya lui-même ; le bruit fut entendu du cabinet, et l’on vint ouvrir. M. le cardinal ayant conté au Roi ce qui venait de lui arriver, Sa Majesté lui dit qu’il avait fait changer les gardes (les gardes ou garnitures de la serrure).
Vers ce même temps (1739), il est curieux de voit comment le marquis d’Argenson, dans son journal, s’exalte en espérances, d’après les on dit qui transpirent et qui lui reviennent des cabinets ; il se flatte que le cardinal, dont on se moque dans les soupers de La Muette ou de Bagatelle, est à bout de crédit ; que le roi est las de lui, qu’il en est saoul et le déteste ; qu’il n’y a plus qu’un peu de honte qui le retienne encore à la veille de le renvoyer78 ; mais bientôt il s’aperçoit que c’est aller trop vite en besogne ; que M. Chauvelin, s’il comptait pour son retour sur ces batteries qu’il a dressées, mais qu’il ne dirige pas, se méprendrait étrangement ; que tout ce parti de Mlle de Charolais et de Mme de Mailly n’a pas de force ni de consistance, et que, de ce côté aussi, tout se passe en velléités d’ambition, en désirs sans suite et non concertés. Le rusé cardinal, dans sa demi-retraite et ce qu’on appelait sa cour d’Issy, n’avait qu’à faire semblant de bouder, il les déjouait tous.
Les Mémoires du duc de Luynes nous découvrent une chose assez neuve, le règne très prolongé de Mme de Mailly comme maîtresse, et nous fixent sur son étendue chronologique ; ils le font, en effet, remonter avec certitude jusqu’à 1733, c’est-à-dire à un temps où personne n’en avait le soupçon. Boisjourdain l’avait dit, je le sais bien, dans ses mémoires historico-satiriques ; mais ce n’était pas une autorité. De la sorte, ce règne de Mme de Mailly n’aurait guère duré moins de neuf ans, jusqu’en 1742. Il est vrai que cette première maîtresse de Louis XV n’abusa point de sa faveur, ne l’afficha point trop hautement, qu’elle n’en parut surtout point jalouse, et que, sauf quelques petits accès d’humeur et de caprice qu’on lui entrevoit, elle était la plus accommodante des femmes. Aussi s’accommodait-on d’elle du côté de la reine, et même du côté du cardinal. Les amis de la reine, et lui-même le duc de Luynes, s’expriment sur son compte avec assez d’éloges. Elle a pour elle, à la longue, le parti des honnêtes gens ; elle est devenue avec le temps, si l’on peut ainsi parler, une maîtresse légitime. Il est amusant, quand on sait de quoi il retourne, de suivre de l’œil jour par jour le train de cette Cour et de ses plaisirs, ces continuelles parties à La Muette, à Madrid, à La Rivière, à Choisy, ces voyages intimes du roi et des quatre sœurs ainsi qu’on les appelle, c’est-à-dire des deux princesses du sang, Mlle de Charolais et Mlle de Clermont, et des deux sœurs, Mme de Mailly et Mme de Vintimille ; car Mme de Mailly, à un certain moment, s’était adjoint une de ses sœurs, avec laquelle elle paraît avoir vécu en parfaite intelligence, quoique celle-ci fût d’une humeur plus hardie et plus inégale. La mort subite de Mme de Vintimille à Versailles, à la suite de sa première couche, vient tout confondre et porter un coup bien rude au cœur de Mme de Mailly comme à sa fortune ; et quand une autre sœur (car on ne sort point d’abord de cette famille de Nesle) se présente pour disputer l’héritage de Mme de Vintimille, cette fois c’est une rivale qui s’annonce, une ambitieuse véritable, non plus une femme à rien partager : Mme de La Tournelle, la future duchesse de Châteauroux, veut et impose des conditions éclatantes, qui vont mettre fin au règne traînant de son aînée. M. de Luynes, tout homme pieux qu’il est et de morale sévère, est bien obligé de nous initier à tout ce manège et à cet imbroglio d’intrigues qu’il lui est plus facile de traduire à l’extérieur, jour par jour et successivement, qu’il ne l’est à nous de le résumer avec convenance. Par Mme de La Tournelle, la politique va s’introduire décidément dans l’alcôve ; il y a un dessein arrêté : elle prétend faire de son royal amant un monarque véritable et, s’il se peut, un héros. Jusque-là il n’y avait eu que de vains projets et des pourparlers contradictoires, une coterie plutôt qu’une cabale. Mme de Vintimille, liguée avec Mme de Mailly, ne s’était jamais senti de force à faire ce coup d’État dans l’âme du roi, et un jour qu’en une circonstance critique Mme de Mailly et elle avaient essayé de lutter directement contre l’influence du cardinal, au moment même de réussir sur l’objet en question, elles virent en définitive qu’il fallait céder, et Mme de Vintimille dit fort sensément à sa sœur : « Nous pourrions peut-être l’emporter aujourd’hui sur le cardinal, mais il est absolument nécessaire au roi, et nous serions renvoyées dans trois jours. » Mme de La Tournelle tenta hardiment l’aventure : l’eût-elle emporté si le cardinal eût vécu ?… Elle se brisa peu après sur d’autres écueils. — Ce sont ces graves événements de l’intérieur des cabinets et des petits appartements, dont les premiers volumes du duc de Luynes nous donnent le fil continu et comme le canevas tout uni : il n’y a plus qu’à broder là-dessus des fleurs, si l’on veut, et à semer des couleurs. C’est affaire à MM. de Goncourt, qui sont si bien informés d’ailleurs et si friands de toutes ces choses du xviiie siècle.
En résumé, les Mémoires du duc de Luynes renferment sans doute bien des futilités de pur cérémonial, mais aussi beaucoup de particularités curieuses, et quelques-unes même d’importantes.