(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier » pp. 303-319
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier » pp. 303-319

Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier61

Voici un livre dont j’aurais dû parler depuis longtemps, d’abord parce qu’il est consacré à la mémoire d’une femme qui est restée charmante et unique dans la pensée de tous ceux qui l’ont connue et qu’elle a honorés de sa bienveillance, ensuite parce que c’est le livre qui, le mieux fait pour la rappeler fidèlement aux amis qui l’ont regrettée et qui la regrettent encore, est le plus propre à donner d’elle une juste idée, une idée approchante du moins, aux générations curieuses qui n’avaient su jusqu’ici que son nom. Ces volumes renferment pourtant très peu de choses écrites par Mme Récamier elle-même ; elle aimait peu à écrire, ne fût-ce que de simples lettres, et ce qu’elle avait pu rédiger de ses souvenirs, elle a ordonné en mourant qu’on le détruisît. On n’a donc d’elle qu’un très petit nombre de pages, quelques récits et de petits billets. Mais si elle se tait volontiers, tous ses amis parlent et viennent tour à tour lui dire ce qu’ils pensent, ce qu’elle inspire, et témoigner de leurs sentiments avec une conformité profonde, avec un accord fondamental sous la variété des tons ; c’est tout un concert autour d’elle. Il est impossible après cela de ne pas être persuadé que Mme Récamier était une personne distinguée par l’esprit presque autant que par le cœur. Sa beauté d’abord avait pu éclipser son esprit ; on n’y songeait pas en la voyant. Cette beauté faisant retraite avec les années, — une retraite bien lente —, et se voilant insensiblement, l’esprit avait apparu peu à peu, comme à certains jours, bien avant le soir, l’astre au front d’argent se dessine dans un ciel serein du côté opposé au soleil. Tous ces hommages d’élite dont elle est environnée en font foi et sont des suffrages. On entend donc successivement sur elle, et s’adressant à elle-même dans une suite de lettres confidentielles, M. de Montmorency, M. Ballanche, M. de Laval, Benjamin Constant, M. de Chateaubriand, bien d’autres encore. J’allais (tant l’art de l’arrangeur est parfait, et tant il a mis d’attention à se dérober), — j’allais oublier d’avertir que le tout est lié par un récit biographique rapide, par des transitions indispensables, par des fils adroits et légers ; que toutes les explications nécessaires au lecteur lui sont agréablement et brièvement données, qu’elles viennent à propos au devant de lui ; que tous les petits faits, toutes les anecdotes qui se rattachent au cercle de Mme Récamier, celles qu’elle aimait à raconter elle-même, nous sont rendues avec ce tour net et dans cette nuance qui était le ton particulier de son salon ; qu’une fine critique, toujours convenable, corrige et relève, par-ci par-là, le trop de douceur dans les portraits. Enfin ces Mémoires de Mme Récamier (comme diraient les Anglais, qui excellent à ces sortes de livres) sont aussi fidèlement et habilement construits qu’on le peut désirer, et ce n’est pas être indiscret que d’en nommer ici l’auteur et rédacteur, la nièce de Mme Récamier et sa fille adoptive, Mme Lenormant : on doit la remercier d’avoir su tirer un aussi heureux et aussi ingénieux parti de tout ce qu’elle avait entre les mains. On dit et l’on croit reconnaître que l’introduction est de M. Lenormant lui-même.

Il y a quelques lacunes, sans doute, dans ces volumes : au nombre des correspondants les plus habituels et les plus intimes de Mme Récamier, Mme de Staël fait défaut ; elle brille par son absence. Des convenances rigoureuses ont pu retarder, ajourner seulement, nous l’espérons, la publication de cette branche notable de correspondance, que l’intention de Mme Récamier n’a jamais été de faire disparaître ni de supprimer. Tout ce que j’en ai lu autrefois (car j’ai dû cette lecture à sa gracieuse confiance), en introduisant plus avant dans le cœur des deux amies et en ouvrant des jours sur les orages qui les agitaient alors, était de nature à faire honneur à toutes deux. Mais il ne faudrait pas s’exagérer non plus ces lacunes de l’ouvrage, ces omissions qui étaient commandées à l’éditeur par les bienséances contemporaines. L’existence de Mme Récamier, si brillante, si entourée, si entrelacée de toutes parts, n’a point cependant de mystères, ou ces mystères, s’il y en a (et il y en a dans la vie de toute femme), sont assez simples et n’ont rien d’effrayant : ce ne sont pas des profondeurs. Mme Récamier, en définitive, n’avait rien à cacher ; et dans ce qu’on nous donne aujourd’hui au nom de la famille, nous possédons véritablement ce qui était l’habitude aimée et préférée, la manière d’être constante et suivie, l’extérieur et l’intérieur de cette femme aimable et célèbre.

Le trait distinctif et caractéristique de Mme Récamier est d’avoir inspiré de l’amour, un amour très vif, à tous ceux qui la virent et la cultivèrent, et, en ne cédant à aucun, de les avoir conservés tous, ou presque tous, sur le pied d’amis. « Il n’y a guère que vous dans le royaume, écrivait Bussy à sa charmante cousine, qui puissiez réduire un amant à se contenter d’amitié. » Mme Récamier, plus belle, et d’une beauté plus irrésistible, que Mme de Sévigné, peut-être aussi un peu plus coquette et plus irritante au temps de ses élégances, eut bien plus à faire qu’elle pour réduire ensuite au devoir et à la douceur d’un commerce uni ceux qu’elle enflammait. Il lui fallut un art, un effort savant et continuel, toute une tactique composée d’adresse et de bonté, tempérée de froideur et de compassion ; et c’est où nulle autre, je crois, ne l’a surpassée. Quelques-uns lui en voudront et trouveront qu’il est disproportionné, vraiment, d’avoir mis un art si accompli et si raffiné au service d’une destinée si virginale. Mais il est assez, depuis Ariane et Didon jusqu’à Mlle de Lespinasse et au-delà, — bien assez de lamentables victimes d’une passion délirante et sacrée : laissons sous sa couronne pure une figure unique, la plus savante des vierges dans l’art de dompter et d’apprivoiser les cœurs. Mme Récamier avait le secret d’y réussir, et tout ce livre en est la preuve parlante, — sans compter tout ce qu’il est permis de deviner dans les intervalles ; car ce ne fut pas toujours envers des natures aussi apaisées que celle de M. Ballanche ou de M. de Montmorency qu’elle eut à s’exercer (on ne peut même dire en parlant d’eux, à se défendre) ; mais d’autres, que nous voyons à la fin soumis et sous le joug, combien ils ont récalcitré auparavant !

De toutes les lettres publiées dans les différentes parties de ces volumes, et qui offrent un ensemble et une suite, les plus intéressantes, selon moi, sont celles de M. de Montmorency, de M. Ballanche et de M. de Laval : M. de Chateaubriand n’y gagne pas, et sans doute ici, et sur ce seul point, la tendresse délicate de Mme Récamier aurait eu à souffrir, à s’inquiéter, de l’effet de la publication présente. M. de Montmorency, encore jeune et déjà converti au commencement de cette liaison, paraît d’abord un peu monotone. Il aime Mme Récamier purement, platoniquement ; il tremble pour elle de la voir mêlée sans garantie à tant de mondanités, à tant d’orages, de la voir, comme une imprudente enfant, se jouer en riant sur l’écume des flots. Il voudrait l’amener à Dieu, l’enchaîner par quelque promesse formelle, par quelque vœu préservatif : il n’ose pas tout à fait lui proposer de porter sous sa robe de bal (comme Mme de Longueville) un petit cilice ; mais, s’il osait, je ne répondrais pas qu’il ne le fît. Il l’avertit sans cesse ; chaque lettre de lui a sa conclusion, son petit coup de cloche, tôt ou tard, qui ne manque jamais. On finit par s’y attendre ; on le voit venir de loin et s’y préparer. Un prédicateur disert n’est pas plus attentif à ménager la fin et la chute heureuse de son sermon, — un grand lyrique moderne n’est pas plus préoccupé de clore brusquement chacune de ses pièces par un coup de tonnerre ou par un coup de fouet éclatant, — Mme des Ursins, dans sa correspondance récemment publiée, n’est pas plus ingénieuse à introduire, à varier le compliment obligé et la noble révérence qui termine chacune de ses lettres à la maréchale de Noailles, — le général Bernadotte, dans les billets même qu’il adresse à Mme Récamier, n’est pas plus jaloux d’amener de bonne grâce et de tourner galamment son salut final chevaleresque, — que lui, M. de Montmorency, ne se montre attentif et ingénieux, dans chaque lettre, à insérer et à glisser son petit bout d’homélie. L’excellent homme nous fait quelquefois sourire ; nous lui reprochons presque comme un tic ce qui n’est que l’idée fixe de sa très chrétienne amitié. Mais que surviennent des circonstances délicates et difficiles qui mettent tout l’homme à l’épreuve, comme on s’aperçoit que le caractère de M. de Montmorency gagne à ce point d’appui intérieur ! comme il nous apparaît solidement fondé en équité, en noblesse ! Et dans la politique, par exemple, lorsqu’il se trouve en présence de M. de Chateaubriand, en rivalité sourde avec lui, et qu’il est, le premier, évincé du ministère, quelle supériorité morale il garde sur ce brillant et orageux émule ! Mme Récamier était, en 1823-1824, leur confidente à tous deux ; elle entrait bien pour quelque chose dans leur jalousie, dans leur rivalité déguisée ; elle penchait d’inclination, je le crains, pour le moins sage (les meilleures même des femmes sont ainsi) ; pourtant elle savait tenir la balance assez indécise encore : chacun était écouté, chacun lui parlait de l’autre ; tout le monde était content, personne n’était trahi. Mais dans cette double confidence dont on la faisait dépositaire, de quel ton différent l’un et l’autre lui parlaient ! et quand ils furent tous deux sortis du pouvoir, quelle différence de conduite et d’attitude ! d’un côté, des accents de rage vengeresse, et une personnalité implacable ; de l’autre, le calme, la sérénité et l’élévation ! On me dira que M. de Montmorency n’avait pas les mêmes raisons que M. de Chateaubriand d’être irrité au vif et ulcéré, que ses talents ne le dévoraient pas, qu’il n’avait pas la conscience d’être le plus habile et le seul capable de mener à bien la monarchie. Mais cette idée-là et cette prétention étaient-elles donc bien fondées chez l’autre ? Quoi qu’il en soit, l’impression que laisse la lecture parallèle de ces lettres de M. de Montmorency et de M. de Chateaubriand est toute favorable au premier ; sa belle et bénigne figure ressort à nos yeux par le contraste ; et dans les générations modernes, ceux qui auront quelque souci encore de ces choses pourront dorénavant se faire une idée de ce dernier homme de bien des grandes races, de ce dernier des prud’hommes (comme on disait du temps de saint Louis), dont la renommée de vertu avait été jusqu’ici renfermée dans un cercle aristocratique tout exclusif.

M. Ballanche aussi tient une grande place et a un beau rôle dans cette correspondance. C’était un singulier personnage que l’excellent M. Ballanche : il avait des parties vagues, nuageuses, inintelligibles, je le crois, même pour lui, et qu’il ne parvint jamais à éclaircir, qu’il ne débrouilla jamais aux yeux du monde ni aux siens ; il avait des puérilités et des enfances, des bégayements sans fin dans l’entretien habituel, et, tout à côté de cela, il lui sortait de la bouche, et surtout de la plume, des paroles d’or. Tous ceux qui ont écrit sur lui l’ont loué ; je le crois bien : c’était déjà une distinction présumée que de paraître l’entendre. Génie plus qu’à demi voilé, on n’y entrait qu’en y mettant du sien ; on ne le comprenait qu’en l’achevant. Écrire sur lui, c’était devenir à quelque degré son collaborateur. Sous ses airs de naïveté et de bonhomie, ne le jugez pas trop modeste : il avait une haute idée de sa supériorité ; il ne pardonna jamais à l’Académie française de l’avoir fait attendre. Au fond, malgré l’admiration extérieure et une familiarité de chaque jour, il goûtait assez peu M. de Chateaubriand, lequel, de son côté, ne le prenait pas très au sérieux et l’appelait l’hiérophante. « Monsieur, me disait un jour le bon Ballanche, le lendemain de l’une des dernières brochures de M. de Chateaubriand, ne pensez-vous pas que le règne de la phrase est près de finir ? » Il comptait bien que le règne de l’idée, c’est-à-dire le sien, allait succéder. Vers la fin, et bien que l’Abbaye fût toujours pour lui « le centre du monde », il avait son petit cercle d’adorateurs à lui et d’admiratrices, son petit cénacle, une petite chapelle succursale à domicile, dont il était le pontife et l’oracle. « M. Ballanche, y disait-on, est l’homme le plus avancé de l’Abbaye-au-Bois. » Il n’en doutait pas lui-même, et se considérait comme ayant sa destinée particulière et grandiose, toute une mission d’initiateur à remplir. Avant ces excroissances de l’orgueil individuel, il était le plus doux et le plus placide des rêveurs, un innocent sublime. C’est dans les lettres qu’il écrit à Mme Récamier que l’on trouverait le plus de traits exquis pour la peindre sous la forme idéale et symbolique qu’il ne cessa de lui prêter. Par exemple, se plaignant doucement qu’elle ne rendît point amour pour amour, et supposant qu’elle luttait en cela contre sa destinée naturelle et sa vocation secrète, il lui disait :

Ce qu’il y a eu de séparé dans votre existence n’est pas ce qui vous eût le mieux convenu, si vous en aviez eu le choix. Le phénix, oiseau merveilleux, mais solitaire, s’ennuyait beaucoup, dit-on. Il se nourrissait de parfums et vivait dans la région la plus pure de l’air ; et sa brillante existence se terminait sur un bûcher de bois odoriférants, dont le soleil allumait la flamme. Plus d’une fois, sans doute, il envia le sort de la blanche Colombe, parce qu’elle avait une compagne semblable à elle.

Je ne veux point vous faire meilleure que vous n’êtes ; l’impression que vous produisez, vous la sentez vous-même ; vous vous enivrez des parfums que l’on brûle à vos pieds. Vous êtes ange en beaucoup de choses, vous êtes femme en quelques-unes.. 

Insistant sur cette nature première, toute de dévouement, qu’il se plaisait à contempler en elle et que la société, selon lui, méconnaissait en n’y voulant voir que désir de plaire et coquetterie, il lui disait encore :

Vous étiez primitivement une Antigone, dont on a voulu, à toute force, faire une Armide. On y a mal réussi : nul ne peut mentir à sa propre nature.

Dans ses idées littéraires un peu naïves et qui se sentaient encore un peu de la province, il aurait désiré que Mme Récamier écrivît, qu’elle prît rang à son tour parmi les femmes qui aspirent à la double couronne ; il essaya, à un moment, de l’enhardir à faire preuve de talent, à devenir poète, c’est-à-dire à traduire et à interpréter un poète, comme si ce n’est pas la même chose que de devenir auteur. Mais il le lui conseillait en des termes d’un bien beau choix, et avec une poésie digne de son objet :

Comment voulez-vous, en effet, lui disait-il, que j’aie quelque confiance en moi, si vous n’en avez pas en vous, vous que je regarde comme si éminemment douée ! Le genre de mon talent, je le sais, ne présente aucune surface : d’autres bâtissent un palais sur le sol, et ce palais est aperçu de loin ; moi, je creuse un puits à une assez grande profondeur, et l’on ne peut le voir que lorsqu’on est tout auprès. Votre domaine à vous est aussi l’intimité des sentiments ; mais, croyez-moi, vous avez à vos ordres le génie de la musique, des fleurs, des longues rêveries et de l’élégance. Créature privilégiée, prenez un peu de confiance, soulevez votre tête charmante, et ne craignez pas d’essayer votre main sur la lyre d’or des poètes.

Ma destinée à moi, tout entière, consiste peut-être à faire qu’il reste quelque trace sur cette terre de votre noble existence. Aidez-moi donc à accomplir ma destinée. Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aimée et appréciée lorsque vous ne serez plus. Ce serait un vrai malheur qu’une si excellente créature ne passât que comme une ombre charmante. À quoi servent les souvenirs, si ce n’est pour perpétuer ce qui est beau et bon ?

Mme Récamier laissa à d’autres, et à l’ami même que l’on vient d’entendre, le soin de consacrer son souvenir ; elle ne fit point ce qu’aurait souhaité M. Ballanche ; elle se défia d’elle-même, et peut-être se dit-elle qu’une femme qui écrit donne trop exactement sa mesure : il est mieux, en cela comme en tout, qu’elle laisse à deviner. Dans le peu qu’on lit d’elle, il y a une netteté, une finesse, une correction élégante, une urbanité naturelle, qui mettent en goût le lecteur délicat. Le joli récit qu’elle a fait de ses courses à Rome avec une noble et bien gracieuse reine, alors exilée, la nuance d’affection et d’espièglerie mystérieuse qui anime ces pages, donnent le regret d’en voir si vite la fin. C’est toujours Galatée qui vous jette une seule pomme d’or, et qui s’enfuit en se faisant désirer.

Un des amis et des correspondants de Mme Récamier, qui se montre le plus à son avantage, et qui est tout à fait nouveau pour le public, est le duc de Laval, cousin de M. de Montmorency. C’est lui qui, amoureux longtemps de Mme Récamier, comme l’avait été son cousin et comme l’était son fils, disait que c’était dans la destinée des Montmorency, et ajoutait agréablement : Ils n’en mouraient pas tous y mais tous étaient frappés. C’était donc un homme d’esprit, mais qui, à première vue, payait peu de sa personne : un peu bègue, très myope, toujours questionnant comme s’il n’était pas au fait, il lui fallait quelque temps avant d’être apprécié à sa valeur. D’abord ambassadeur à Madrid, on l’avait desservi, comme peu capable, dans l’esprit du roi Louis XVIII. Ce fut M. Pasquier, alors ministre des Affaires étrangères, qui, en lisant sa correspondance, la trouva aussi spirituelle que sensée, et fit revenir le roi de l’impression qu’on lui avait donnée. M. de Laval, depuis ambassadeur à Rome, à Vienne, à Londres, se montra partout au niveau, sinon au-dessus de ces hautes fonctions. Il ne cessa, dans aucun temps, d’être pour Mme Récamier un ami fidèle, constant, attaché, non exigeant, se plaignant à peine d’être rejeté au second ou au troisième plan (car il y avait une hiérarchie marquée dans ce monde d’amis), mais prouvant par la délicatesse et la suite de son affection qu’il eût été digne d’être mieux traité, d’être avancé au moins d’un cran. « Il n’y a de doux, de consolant, et je dirais même d’honorable, lui écrivait-il après trente années de liaison, que la suite et la persévérance des sentiments. On m’arracherait plutôt le cœur que le souvenir de vous avoir tant et si longtemps aimée. » M. de Chateaubriand a jeté une fois à son adresse, en un jour de mauvaise humeur, le mot de médiocrité : les lettres de M. de Laval nous montrent un homme d’une politesse, d’une sociabilité parfaites, et dont le cœur n’était pas médiocre à sentir l’amitié. Loyales et galantes natures qui, nées et nourries dans les sphères oisives, s’appliquaient du moins à donner de nobles cadres à leur vie !

Le duc de Laval avait de la gaieté dans l’esprit ; c’est lui qui disait d’une grande femme qui avait un grand nez : « Il faut beaucoup la ménager, car si on la fâchait, elle vous passerait son nez au travers du corps. » Le mot a été relevé comme spirituel et original ; mais je ne saurais admettre, avec l’écrivain distingué qui en a fait la remarque, qu’il n’y ait que ce mot-là à retenir dans les deux volumes. Et ici il faut bien s’entendre et ne pas demander au rédacteur des mémoires sur Mme Récamier de dire plus ni autrement qu’il n’y avait en réalité. Chaque salon, chaque monde a comme son diapason d’entretien : celui du monde de Mme Récamier était, avant tout, modéré. Il se disait assez peu de ces mots d’un ton voyant et que l’on peut citer, dans le salon de l’Abbaye-au-Bois. Il y avait plus de nuances que d’éclat ; l’esprit y était fin et doux, — couleur gris de perle, si l’on voulait à toute force lui trouver une couleur. Ce n’était pas du tout, comme on le croirait d’après le renom extérieur, un salon de bel esprit : rien de précieux, rien de guindé ; on y était naturel et à l’aise. Un art et une grâce de Mme Récamier, c’était de faire valoir la personne avec qui elle causait ; elle s’y appliquait, en s’effaçant volontiers ; elle n’était occupée que de donner des occasions à l’esprit des autres, et on lui savait gré même de ses demi-mots, de ses silences intelligents. L’esprit de ses amis courait donc et jouait devant elle, mais sans affectation, sans effort. Si elle intervenait, c’était discrètement, pour glisser une remarque fine, pour placer une anecdote choisie et dont le trait d’ordinaire amenait un sourire. La plupart de ces anecdotes que nous lui avons entendu raconter ont trouvé place dans les présents volumes ; je les y reconnais, et je crois l’entendre. Ainsi elle racontait gaiement ce voyage de Rome à Naples, dans lequel, sur toute la route, elle prit, sans s’en douter, les relais préparés pour le duc d’Otrante. Elle racontait encore très bien qu’en 1815, comme elle s’étonnait devant le duc de Wellington que les Bourbons rentrant s’appuyassent sans répugnance sur ce même personnage, et que Louis XVIII, cédant à une prétendue nécessité de circonstance, prît pour ministre l’homme si fameux par tant d’actes révolutionnaires, le duc de Wellington, après s’être fait expliquer ce que c’étaient que ces actes (les horreurs de Lyon), lui dit, en se méprenant sur la valeur du mot français : « Oh ! ce sont des frivolités ! » — On souriait, et la conversation animée et non déroutée comme il arrive par de trop vives saillies, continuait son cours. Si j’osais me permettre aujourd’hui une espèce de jugement sur une société à jamais regrettable, dont j’ai été, et dont l’auteur des Mémoires veut bien m’assurer que j’aurais pu être encore davantage, je dirais qu’en admettant qu’il y eût péril et inconvénient par quelque endroit dans ce monde gracieux, ce n’était pas du côté du goût ; il s’y maintenait pur, dans sa simplicité et sa finesse ; il s’y nourrissait de la fleur des choses : s’il y avait un danger à craindre, c’était le trop de complaisance et de charité ; la vérité en souffrait. Où ne s’y gâtait pas le goût, on le perfectionnait plutôt ; on l’aiguisait ainsi que le tact : on s’amollissait un peu le caractère. L’amour-propre, le sien et celui des autres, y étaient trop caressés. L’esprit et l’agrément y trouvaient leur compte : l’originalité et l’indépendance y couraient des risques. Le charme, à la longue, pouvait être énervant.

Voilà ce que les plus misanthropes auraient eu à dire ; voilà la seule réserve qu’on pourrait faire, en parlant de ce coin de monde si orné et si délicieux. Pour celui qui y entrait, ne fût-ce qu’une fois, il n’y avait pas à s’y méprendre : le roi de céans, le Dieu du petit temple, durant toutes les dernières années, c’était M. de Chateaubriand. On le voit assez, aujourd’hui encore, à la place qu’il tient dans ces volumes : l’impression des lecteurs les plus favorables est qu’on a un peu trop mis de lui ; il remplit trop de pages de son impérieuse et inévitable personnalité. Ce serait pourtant être ingrat, à ceux qui ont eu l’honneur de le rencontrer souvent dans ce cercle de son choix, de ne pas se rappeler et de ne pas dire à tous combien de fois ils l’y virent naturel, aimable, facile, éloquent, bonhomme même ; mais, dès que le public intervenait, dès que les passions du dehors entraient par la moindre fente, et que le plus léger souffle de contrariété se faisait sentir, tout changeait aussitôt ; le visage se pinçait, l’humeur s’altérait : la correspondance accuse trop ces variations et ces susceptibilités excessives. Le Chateaubriand politique, que nous avons autrefois essayé de peindre, achève de s’y dessiner tout entier, jamais content, toujours prêt à rompre, en ayant, dès le second jour, de cent pieds par-dessus la tête, voulant tout et ne se souciant de rien, n’ayant pas assez de pitié et de dédain pour ses pauvres amis, ses pauvres diables d’amis (comme il les appelle), croyant que de son côté sont tous les sacrifices, et se plaignant de l’ingratitude des autres, comme si seul il avait tout fait.

Mme Récamier, le voyant, depuis sa rentrée aux affaires et son triomphe de la guerre d’Espagne, plus ardent, plus exalté et enivré que jamais, moins maniable probablement dans l’intimité, prit le parti d’aller à Rome, sur la fin de 1823 : dans son système d’amitié constante, mais d’amitié pure et non orageuse, elle jugea prudent, à cette heure critique, de s’éloigner pendant un certain temps, et de lui laisser jeter, avec ses fumées de victoire, ses derniers feux, — Mme Cornuel aurait dit, sa dernière gourme de jeunesse62.

Il essayait de se justifier auprès d’elle, en lui écrivant à la date du 3 avril 1824 :

Pardonnez-moi, et si vous souffrez, songez aussi que je souffre beaucoup. C’est déjà bien assez que l’on ne me reproche que ma perfidie envers Mathieu (M. de Montmorency). Vous savez ce qu’il en est et ce qu’il en pense lui-même ; il a dîné hier chez moi à mes côtés. Mais un homme dans ma position devait être exposé à bien d’autres calomnies. On vous a dit que l’encens m’était monté à la tête ; venez, et vous verrez ; il m’aurait fait un tout autre effet. Mon grand défaut, c’est de n’être enivré de rien ; je serais meilleur, si je pouvais prendre à quelque chose. Je ne suis pas insensible à voir la France dans un tel état de considération au dehors et de prospérité au dedans, et de penser que la gloire et le bonheur de ma patrie datent de mon entrée au ministère ; mais, si vous m’ôtez cette satisfaction d’un honnête homme, il ne me reste qu’un profond ennui de ma place, de la lassitude de tout, du mépris pour les hommes beaucoup augmenté, et l’envie d’aller mourir loin du bruit, en paix et oublié dans quelque coin du monde : voilà l’effet de l’encens sur moi.

Ce refrain est perpétuel chez lui ; ce vœu de retraite lui revient toujours, à tout propos, et jure singulièrement avec ses âpres désirs et ses accès d’ambition mal dissimulée. Au fond, trop poète toujours pour la politique, il est désormais trop homme d’État et trop politique pour la retraite, pour l’innocent et studieux loisir du poète : il porte en lui l’inconciliable. — Lorsqu’il est renvoyé du ministère, en cette crise violente et décisive qui déchira en deux sa vie de royaliste, ses lettres à Mme Récamier manquent et font défaut ; elles n’ont pas été retrouvées, nous dit-on, avec les autres papiers ; elles devaient renfermer trop d’éclats de colère et de haine vengeresse, ce qui sans doute les aura fait dès longtemps supprimer.

Ambassadeur à Rome en 1828 et 1829, il écrit de là à Mme Récamier des lettres qui ont de beaux passages, et qui, à travers les infirmités de caractère désormais trop en vue, montrent le talent encore dans tout son plein et dans sa plus grande manière :

Rome, mercredi 15 avril 1829.

Je commence cette lettre le mercredi saint au soir, au sortir de la Chapelle Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres et entendu chanter le Miserere, Je me souvenais que vous m’aviez parlé de cette belle cérémonie, et j’en étais, à cause de cela, cent fois plus touché. C’est vraiment incomparable : cette clarté qui meurt par degrés, ces ombres qui enveloppent peu à peu les merveilles de Michel-Ange ; tous ces cardinaux à genoux, ce nouveau pape prosterné lui-même au pied de l’autel où, quelques jours avant, j’avais vu son prédécesseur ; cet admirable chant de souffrance et de miséricorde, s’élevant par intervalles dans le silence et la nuit ; l’idée d’un Dieu mourant sur la croix pour expier les crimes et les faiblesses des hommes ; Rome et tous ses souvenirs sous les voûtes du Vatican : que n’étiez-vous là avec moi ! J’aime jusqu’à ces cierges dont la lumière étouffée laissait échapper une fumée blanche, image d’une vie subitement éteinte. C’est une belle chose que Rome pour tout oublier, pour mépriser tout et pour mourir.

Si sévères que nous puissions être envers celui qui s’est trahi à nous dans toutes ses contradictions morales et ses misères personnelles, n’oublions jamais ce qu’on doit d’admiration à un tel peintre, à celui qui, à ce titre, est et demeure le premier de notre âge : car c’est le même homme exprimant comme on vient de le voir toute la poésie de la Rome catholique, qui a su peindre avec un égal génie et une variété d’imagination toujours sublime la forêt vierge américaine, le désert d’Arabie, et les ruines historiques de Sparte63 !

Il est fâcheux que les défauts de sa manière se marquent trop avec les années, et je regrette qu’on nous ait donné, dans la dernière moitié du second volume, un trop grand nombre de ces pages qui sont des certificats de décadence. Ainsi la description du château de Maintenon, malgré l’intérêt qui s’attache à un si noble séjour, méritait d’être supprimée : la plume de M. de Chateaubriand, en ces derniers écrits, n’est plus elle-même. — L’observation faite, il n’en est pas moins vrai que ces deux volumes nous offrent sur une femme qui fut un modèle de beauté et de bonté, et sur le monde qu’elle eut le charme et l’art de grouper jusqu’à la fin autour d’elle, une quantité de pièces intimes, agréables, imprévues, qui permettent aux nouveaux venus, s’ils en sont curieux, de vivre pendant quelques soirées dans une intimité inespérée et des plus choisies. Mme Récamier a désormais sa place assurée, et l’une des meilleures, dans le rayon de bibliothèque consacré aux femmes françaises ; elle vit, et, pour reprendre une expression de M. Ballanche, elle n’aura point passé comme une ombre charmante.