(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « François Villon, sa vie et ses œuvres, par M. Antoine Campaux » pp. 279-302
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « François Villon, sa vie et ses œuvres, par M. Antoine Campaux » pp. 279-302

François Villon, sa vie et ses œuvres, par M. Antoine Campaux58

Si Villon a eu bien des traverses et des mésaventures dans sa vie, il a eu bien du bonheur après sa mort, le plus grand bonheur et la meilleure fortune pour un poète : il a fait école ; il a fait tradition, et a eu même sa légende. Ce nom de Villon qu’il portait et qu’il a rendu célèbre n’était pas le sien ; il l’avait emprunté, et il l’a tellement popularisé qu’il l’avait fait entrer un moment dans la langue : on disait villonner comme pateliner, lambiner, et depuis comme escobarder, guillotiner. Villonner signifiait, il est vrai, une vilaine chose, duper, tromper, friponner, payer en fausse monnaie. Mais ne frappe pas de cette fausse monnaie dans la langue, ne la met pas en circulation, qui veut. Depuis sa mort, ce Villon qui avait frisé la potence, considéré comme l’un des pères de la poésie, s’est vu, à chaque reprise et à chaque renaissance littéraire, recherché des meilleurs et salué. Marot, dès la renaissance de François Ier, se rattachait à Villon, se refaisait son éditeur sur l’invitation du prince, et avait l’air de dater de lui comme d’un ancêtre et du plus ancien poète français qu’on pût atteindre. Plus d’un siècle après, Boileau lui faisait l’honneur de commencer par lui l’histoire, nécessairement très écourtée, qu’il donnait de notre ancienne poésie. Depuis lors Villon n’a pas cessé d’être en vue et d’être cité pour quelques jolis morceaux, pour quelques ballades excellentes. De nos jours, un ecclésiastique plein de zèle pour nos antiquités littéraires qu’il n’entendait qu’imparfaitement, l’abbé Prompsault, s’était épris de Villon (singulier choix !) et se flattait d’en avoir retrouvé des vers, — 276 vers, rien moins que cela. Il y eut, vers 1833, une terrible querelle entre M. Crapelet et l’abbé Prompsault. M. Crapelet, éditeur lui-même de vieux poètes, et jaloux comme le potier l’est du potier, relevait dans la publication de l’abbé Prompsault jusqu’à 2000 fautes, à peu près le chiffre que Méziriac prétendait retrouver dans le Plutarque d’Amyot ; mais Amyot avait de quoi survivre, et le Villon de l’abbé Prompsault en mourut, — l’édition, non le poète. Celui-ci, très apprécié des romantiques, ouvrait la marche dans la série des Grotesques de Théophile Gautier, qui en traçait un portrait de verve où l’homme est deviné sous le poète et où Villon apparaît dans son relief comme le roi de la vie de Bohème. Juste dans le même temps (1844), il obtenait une place plus respectable et très motivée dans le livre sévère de M. Nisard, Histoire de la littérature française. L’éminent critique crut devoir défendre de tout point l’aperçu de Boileau et l’appuya par des raisons réfléchies : il voyait dans Villon un novateur, mais utile et salutaire, un de ces écrivains qui rompent en visière aux écoles artificielles, et qui parlent avec génie le français du peuple ; contrairement à l’opinion qui lui préférait l’élégant et poli Charles d’Orléans, il rattachait à l’écolier de Paris le progrès le plus sensible qu’eût fait la poésie française depuis le Roman de la rose. Enfin, c’était trop peu qu’une édition, la 32e, de Villon eût été publiée en 1850 dans la « Bibliothèque elzévirienne » de Jannet, par les soins du bibliophile Jacob, un dernier honneur lui était réservé : une thèse, un débat et une soutenance en Sorbonne, aujourd’hui tout un volume, celui même que j’annonce, par M. Antoine Campaux, homme de cœur et d’imagination, qui s’est épris du poète, qui l’a de bonne heure lu, relu, imité peut-être dans des vers de jeunesse et pour ses parties avouables59 ; qui l’aime comme un fils indulgent et innocent, avocat désintéressé d’un père prodigue, et qui, concentrant sur lui toute l’affection et l’érudition dont il est capable, a résumé, poussé à fond et comme épuisé les recherches à son sujet.

Telle est la singulière destinée de Villon. Pour moi, je dirai toute ma pensée : je ne voudrais rien retirer au vieux poète, mais il me semble qu’il est en train de subir cette transformation légère qui, en ne faisant peut-être que rendre à certains hommes, sous un autre aspect, la valeur et le prestige qu’ils avaient de leur vivant, leur accorde certainement plus qu’ils n’ont mis et qu’ils n’ont laissé dans leurs œuvres. Les œuvres de Villon, pour nous, malgré tant de commentaires, de conjectures érudites et ingénieuses, sont et resteront pleines d’obscurités ; elles ne se lisent pas couramment ni agréablement ; on voit l’inspiration, le motif ; on saisit les contours, mais à tout moment le détail échappe, la ligne se brise, la liaison ne se suit pas et fuit. Cela tient à bien des causes : allusions à des personnages inconnus, polissonneries et malices de quartier, rythme gênant, langue embrouillée, incertaine, et pourquoi pas aussi ? défauts de l’auteur. Pour ceux qui aiment à se rendre compte de leurs admirations, Villon bien souvent a tort, et deux ou trois perles dans son fumier, deux ou trois exquises ballades les consolent à peine des difficultés et des obstacles qu’ils rencontrent à chaque pas dans l’ensemble. Mais est-ce un malheur, en définitive, pour Villon, que ces obscurités qui rebutent quelques délicats trop exigeants ? Je ne le crois pas. Il y a deux sortes d’auteurs, je le reconnais de plus en plus. Il y a ceux qui ne vivent dans la postérité et qui ne comptent que par leurs œuvres et pour ce qu’on en lit : de ceux-ci on comprend tout, tout est net et clair, on pèse, on mesure ; on en rabat souvent. Qu’ils sont rares les auteurs comme Horace et Montaigne, qui gagnent à être sans cesse relus, compris, entourés d’une pleine et pénétrante lumière, et pour qui semble fait le mot excellent de Vauvenargues : « La netteté est le vernis des maîtres ! » La plupart de ceux qui ont mis ainsi leur pensée en tout son jour y perdent avec le temps et diminuent. Mais il y a une autre classe d’auteurs, à qui tout profite, même les défauts : ce sont ceux qui, une fois morts, tournent à la légende, qui deviennent types, comme on dit, dont le nom devient pour la postérité le signe abrégé d’une chose, d’une époque, d’un genre. Oh ! ceux-là, ils ont des privilèges, on leur passe tout ; là où ils manquent, on y supplée, on y ajoute ; tout leur est interprété à bien et à honneur, les obscurités, les excentricités, les boutades hors de propos, les écarts de verve ou les éclipses ; on y suppose après coup des clartés, des profondeurs de sens ou de passion, des miracles de fantaisie qui, le plus souvent, n’y ont jamais été, même pour leurs plus proches contemporains. Ainsi pour Rabelais, ainsi pour d’Aubigné poète et pour bien d’autres. — Ainsi pour Vous déjà (car nous voyons sous nos yeux s’accomplir le mystérieux phénomène), ô le plus charmant et le plus ardent des poètes de cet âge, Vous que je n’ai pas hésité à saluer du nom de génie quand vous n’aviez que dix-huit ans, mais qui, dans vos brillants écrits, n’avez pas tenu en entier toutes vos promesses ; qui, au milieu d’admirables éclats de passion, de jets ravissants d’élégance et de grâce, avez semé tant de disparates, de taches et d’incohérences, avez laissé tomber tant de lambeaux décousus ! je vois le moment où tout cela vous sera compté à plus grand honneur que si vous aviez mieux conduit votre talent et mis en œuvre tout votre généreux esprit ; et nos neveux diront en vous lisant : « Tant pis pour nous, là où nous ne saisissons pas ! il y a bien des sens cachés. » Et ils le diront et déjà ils le disent, parce qu’ils ont besoin de faire de vous tout ce que vous auriez dû être : car vous êtes l’enfant du siècle, vous le personnifiez, à leurs yeux, et là où le périlleux modèle ne répond pas pleinement à l’idée et fait défaut, ils y mettront la main, ils vous achèveront. Et nous-mêmes qui savons le fort et le faible, qui vous avons vu naître, briller et mourir, nous y applaudirons et nous y applaudissons déjà, à ce commencement d’illusion, parce qu’après tout votre renommée charmante, si elle dépasse un peu vos œuvres, ne fera pourtant qu’égaler votre génie, — ce que ce génie aurait été si vous en aviez daigné pleinement user et en artiste plus maître de sa force. — Mais l’essentiel, je le vois bien, même en littérature, est de devenir un de ces noms commodes à la postérité qui s’en sert à tout moment, qui en fait le résumé de beaucoup d’autres, et qui, à mesure qu’elle s’éloigne, ne pouvant toucher toute l’étendue de la chaîne, ne la compte plus, de distance en distance, que par quelque anneau brillant.

Villon est de ceux-là : il fait anneau, et il brille de loin à travers sa rouille. On ne le prend plus au pied de la lettre pour ce qu’il a été et pour ce qu’il est en tant qu’auteur : on le prend comme un de ces individus collectifs, le dernier venu et, en quelque sorte, le dernier mot d’une génération de satiriques oubliés, leur héritier le plus en vue et chef à son tour d’une postérité nouvelle, faisant lien et tradition entre Rutebeuf et Rabelais.

À le voir et à l’étudier de près, son originalité bien réelle était-elle autre part que dans son talent ? On ne saurait la chercher dans une forme de poésie qui lui aurait été propre : il n’a rien inventé en ce genre, et la ballade, dont il use si bien, florissait avant lui depuis plus d’un siècle. M. Campaux essaye pourtant de déterminer en quoi consiste l’originalité de forme de Villon, puisqu’on veut qu’il ait été novateur : il croit la trouver dans le genre du testament. Réduit souvent par sa faute à de tristes extrémités et amené, bien que jeune, à songer à sa dernière heure, Villon suppose qu’il fait son testament (il y en a deux de lui, le grand et le petit, sans compter un codicille), et dans cette supposition il lègue à ses amis tout ce qu’un pauvre diable qui n’a pas un sou vaillant peut donner ; parmi ses legs, il y a bon nombre de lays ou de ballades, et il a dû penser au jeu de mots :

C’est à un poète une idée singulièrement originale et touchante, nous dit d’abord M. Campaux, que celle de se transporter en pensée à sa dernière heure, et là, de son lit de mort, d’exhaler son âme en confessions, en adieux et en legs à tous ceux qu’il a aimés et connus. Ou je me trompe, ou c’est là pour l’inspiration, le cadre à la fois le plus large et le plus commode, la forme la plus piquante et la plus faite à souhait pour ainsi dire, celle qui lui permet d’accorder avec l’unité la variété de tons la plus grande, et le laisse le plus libre de ses allures. Si le poète, en outre, a eu particulièrement à souffrir de la vie et des hommes, que ce soit sa faute ou celle de son étoile, si plus qu’un autre il a été humilié par la destinée, je n’imagine rien de plus propre que ces novissima verba, que ces paroles suprêmes, à attirer enfin l’intérêt sur sa personne, et à touchez en sa faveur les plus distraits et les plus froids.

Pour Villon, ç’a été une manière de distribuer bien des malices et des épigrammes à ses ennemis, de bonnes paroles à ses amis et quelques-uns des objets qui lui avaient appartenu, dont ils avaient la signification et le secret, et qui à eux seuls, si on saisissait bien son intention, raconteraient toute sa vie : mais là encore l’épigramme, la contrevérité et la farce, on l’entrevoit, se glissent à chaque ligne, et ce qu’il lègue repose bien souvent sur les brouillards de la Seine. Ç’a été enfin, pour lui, une manière ingénieuse d’encadrer ce qu’il possédait plus à coup sûr, ses pièces de vers, même les plus étrangères à cette idée de testament. M. Campaux s’est demandé si avant Villon il y avait eu de ces espèces de testaments poétiques, et il en a retrouvé quelques-uns à l’état d’essais ; mais il reste vrai que si Villon n’a pas entièrement inventé, en littérature, cette forme de contrefaçon et de parodie des volontés dernières, il se l’est appropriée par le dessin net et tranché, par l’ampleur du contenu, et par une Verve de détails, par un sel mordant qui n’appartient qu’à lui. Il a mis son cachet au genre ; il a scellé le testament.

Une vie exacte de Villon ne saurait se refaire ; on n’a sur lui aucun témoignage contemporain qui donne rien de précis, et l’on est à peu près réduit à ce qu’on peut apprendre de lui-même dans ses œuvres. M. Campaux a induit et conjecturé là-dessus tout ce que l’on peut raisonnablement. Suivant lui, François, d’abord surnommé Corbueil, serait né en 1431 (l’année même de la mort de Jeanne d’Arc) à Auvers, près Pontoise, ce qui ne l’empêchait pas de se dire Parisien, sans doute parce qu’il était venu de bonne heure à Paris et y avait été élevé. « Rien d’ailleurs dans ses œuvres n’indique une enfance passée aux champs, absolument rien ; au contraire, tout y trahit l’enfant de la cité et le polisson du ruisseau. » Le nom de Villon, sous lequel il se fit ensuite connaître, n’était probablement qu’un surnom d’emprunt qu’il dut à un Guillaume Villon, lequel n’était ni son père, comme on l’a avancé, ni son oncle, mais seulement son maître. La mère de Villon était pauvre, ignorante et très pieuse. Un érudit allemand a essayé, dans ces derniers temps, de déterminer au juste quelle était la part du père et de la mère de Villon dans le caractère de leur fils, et leur double influence sur son œuvre. Ces érudits allemands, à force d’étudier, ne doutent de rien. Celui-ci a donc découvert et imaginé que toute la veine satirique, railleuse, irrévérente et sensuelle de Villon lui venait de son père, et que la veine tendre et religieuse qu’on lui suppose par moments, ses velléités du moins et ses retours de mélancolie venaient de sa mère. Il passa, à un certain jour, de l’échoppe paternelle (si échoppe il y a) aux bancs de l’Université ; il fut écolier, et de cette race immortelle, célèbre dès le temps de Rutebeuf et que nous décrivait hier encore Henri Murger. À la tête des plus spirituels entre les mauvais sujets, il usa et abusa de toutes les licences de son quartier et de son temps. Il était boute-en-train et un vrai chef de bande. Ses espiègleries, qui nous sont racontées dans Les Repues franches, ne peuvent nous donner que du dégoût :

Ne soyons pourtant pas trop sévères, nous dit M. Saint-Marc Girardin. Les Repues franches ne sont autre chose que l’art de vivre aux dépens d’autrui ; c’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’art de faire des dettes et de ne pas les payer. Voilà le proie blême que se propose Villon, et c’est le même que travaillent à résoudre les enfants de famille du xixe  siècle…. En fait de joyeuse vie, le fond des traditions ne change pas. À cette époque, faute de civilisation, il n’y avait point encore ces maximes d’honneur et de délicatesse sociale qui nous apprennent à faire la différence entre ce qui est une bassesse et ce qui n’est qu’une espièglerie. De nos jours, Villon aimerait encore la bonne chère et la joyeuseté, mais il serait honnête homme. De son temps, le libertinage allant jusqu’à l’escroquerie, il ne sut pas s’en préserver.

L’aimable jésuite du Cerceau, qui s’est occupé de Villon, pensait à peu près de même. À la bonne heure ! je ne demande pas mieux ; mettons sur le compte du temps tout ce que nous pouvons à la décharge du poète. La littérature est le lieu le plus fait pour admettre les circonstances atténuantes. — On a les noms de quelques-uns des garnements, ses compagnons et sujets, qu’il n’a eu garde d’oublier dans l’un ou l’autre de ses testaments. Leurs plus innocentes occupations se passaient à en conter aux belles du quartier, marchandes ou autres, la belle heaulmière, la belle gantière, la gente saulcissière, Blanche la savatière, etc. Cette belle heaulmière paraît avoir été chef d’école en son genre et celle qui les endoctrinait toutes au plaisir. Villon ne s’en tint pas là : il vint un moment où il descendit jusqu’à une Margot, dont il nous ouvre le bouge, et il s’y montre installé comme chez lui, — mieux que chez lui. Il résulte de cet aveu cynique qu’il fit bien des métiers, jusqu’au plus dégradant de tous, et qu’il s’en vantait. Un jour, du milieu de ces ignominies, qui ne laissaient pas de fournir matière à sa verve, Villon eut un accent de patriotisme, et il lança contre les ennemis de l’honneur français une ballade dont l’énergique refrain aurait encore son écho ; il maudit et honnit, sur tous les tons, qui mal vouldroit au royaume de France ! « Chose étrange, dit à ce sujet M. Campaux, surtout en un siècle où le sentiment de patrie était encore si peu commun ; il y avait un Français dans ce vagabond qui n’avait ni feu ni lieu. » Admirons moins : il faut bien que Villon, puisqu’il nous occupe, ait eu quelque chose en lui et qu’il soit quelquefois sorti de sa vie de taverne et de crapule ; sans quoi nous l’y laisserions tout entier. Au train qu’il menait jour et nuit, on devinerait, si on ne le savait de reste, qu’il eut souvent affaire aux gens du roi : il connut le Châtelet, peut-être la Bastille. — Un tel écolier, croisé de bandit, avait-il eu le temps d’acquérir un grade académique ? Le docte Allemand de tout à l’heure, qui sait si bien ce que le père et la mère de Villon lui avaient transmis dans le sang, a conclu, de ce que Villon a dit qu’il n’était pas maître en théologie (je le crois bien), qu’il était, au moins, maître en quelque chose. M. Campaux, plus prudent, n’ose affirmer qu’il ait dépassé dans la Faculté des arts le grade de licencié. On a recherché, d’après les noms d’auteurs que cite le poète, quelle pouvait être sa librairie, sa bibliothèque (si tant est qu’il en ait eu jamais une), celle même qu’il léguait, en un couplet du Grand Testament, à son maître Guillaume de Villon. Mais ce legs, comme tant d’autres, m’a tout l’air d’avoir été quelque peu dérisoire et imaginaire : l’étudiant Villon dut ressembler de bonne heure à cet écolier du vieux fabliau qui avait joué aux dés tous ses livres et les avait dispersés à tous les coins de la France. Cependant, à vivre de la sorte, Villon avait atteint ses vingt-cinq ans (1456). Une affaire d’amour où il apporta, ce semble, plus de cœur qu’à l’ordinaire et qui se termina par une éclatante disgrâce, par je ne sais quelle perfidie notoire qui le faisait montrer au doigt et qui le rendit la fable de la cité, le décida tout d’un coup à quitter Paris et à partir pour Angers :

Mais auparavant il voulut, nous dit M. Campaux (un peu plus sérieux et plus ému que nous sur le compte de Villon), il voulut faire ses adieux au monde qu’il quittait, et laisser de lui un souvenir, d’abord à celle qui était la cause de son départ, et que, par un reste d’espoir si naturel aux malheureux, il ne désespérait peut-être pas de toucher par l’expression de sa douleur si navrante et si résignée ; ensuite à son maître Guillaume de Villon, auquel il devait tant, ainsi qu’au petit nombre d’amis qui lui étaient restés fidèles ; enfin aux nombreux compagnons qui n’avaient pas épargné sans doute les railleries à sa disgrâce, et sur lesquels il était bien aise de prendre sa revanche. De là les Lays ou legs, comme il les appelle, et qui reçurent de son vivant, mais non de son fait, le nom de Petit Testament.

Il préférait le titre de Legs, probablement à cause du jeu de mots et de la double entente qui leur convenait parfaitement.

Ayant ainsi réglé ses comptes avec Paris, que devint l’exilé Villon ? Il paraît qu’il ne demeura guère à Angers, et que, revenu vers décembre 1457 dans les environs de Paris, il se serait porté, avec une demi-douzaine de ses compagnons, à quelque attentat hardi dont on ignore la nature précise, mais qui n’était guère moins qu’un vol à main armée sur un grand chemin. Arrêté pour ce méfait, mis en prison au Châtelet et appliqué à la question, il se vit même condamné à mort : c’est alors qu’il se hâta de répondre par un J’en appelle (au Parlement), et il en fit une ballade piquante, montrant ainsi sa liberté d’esprit à toute épreuve et badinant jusque sous le gibet. Très heureusement pour Villon, il naquit vers ce temps-là une princesse qu’on croit être Marie d’Orléans, fille de Charles d’Orléans le poète : le prisonnier, pour qui l’appel n’était qu’un répit, saisit l’occasion aux cheveux, célébra l’illustre naissance et obtint sa grâce. Il dut cependant quitter Paris, et pendant quatre ans entiers il mena une vie errante et en France et aux frontières de France : l’idée de suicide lui traversa un instant l’esprit. Faut-il croire qu’en passant à Blois il y connut Charles d’Orléans, et qu’il fut accueilli un moment à la cour de cet aimable prince, son rival et son associé en renom dans l’avenir ? Il est plus certain qu’il fut très mal accueilli sur le territoire de l’évêque d’Orléans, Thibault d’Aussigny, et qu’y ayant commis, par suite de cette même nécessité qui fait saillir le loup hors du bois, quelque nouveau méfait, quelqu’une de ces peccadilles dont il était si fort coutumier, il fut jeté dans les prisons de Meung-sur-Loire, y languit tout un été au fond d’un cul de basse fosse, et ne dut sa grâce qu’à Louis XI, nouvellement roi, qui vint à passer en cette ville de Meung dans l’automne de cette année 1461. En vertu du don de joyeux avènement, leur peine était remise à tous les prisonniers d’une ville où le roi entrait après son sacre, et par le seul fait de la présence de Louis XI à Meung dans ces circonstances, Villon obtenait sa grâce et se trouvait libre6. M. Campaux établit très bien tout cela ; et comme heureux lui-même de cette délivrance :

Il était donc échappé une seconde fois à la mort, nous dit-il d’un accent touché, mais dans quel état ! Qu’on s’imagine sur la tête d’un homme l’effet de cinq années d’un exil aggravé par la misère et suivi d’une longue et dure prison. Sa santé, sa santé de bohème, si longtemps à l’épreuve des plus dures privations, y avait succombé, et aussi la gaieté vivace qui faisait toute sa philosophie. Vieilli avant l’âge, sans en être devenu plus fort contre les vices de sa jeunesse, le cœur encore mal guéri de l’amour dont il avait tant souffert, sans ressource, sans espoir, dénoncé au mépris public par son passé et par sa prison récente ; — dans de pareilles circonstances, croyant en avoir fini avec la vie, et comme s’il eût déjà été étendu sur son lit de mort, il dicta le poème qui porte le titre de Grand Testament… Le Petit Testament contenait les adieux et les legs de Villon à ses amis en 1456 : Le Grand Testament renferme aussi une longue suite de legs satiriques ; mais ces legs, au lieu de constituer le fond même du poème, comme ils constituent celui du Petit Testament, n’en sont en réalité que le prétexte et que la partie accessoire. Le fond du Grand Testament, ce sont les plaintes, les regrets, les remords et les confessions qui remplissent le préambule et la plus grande partie du codicille, et par où le poète répand comme par autant de blessures tout le sang de son cœur ; ce sont, avec les leçons saisissantes que le poète y donne, çà et là, au commencement et à la fin, les véritables legs de Villon à la postérité ; c’est là le vrai testament de son âme et de son génie, celui qu’elle a accepté religieusement et qu’elle n’oubliera pas, tant qu’il y aura une langue française. Le tout est entremêlé de ballades et de rondeaux, dont il n’est pas un qui ne se rattache étroitement aux diverses parties du poème où ils figurent, et qui sont, si je puis dire, comme l’épanouissement et le jet lyrique des sentiments du poète.

Je laisse volontiers parler M. Campaux qui a veillé et pâli sur cette œuvre gothique bizarre, et qui a pu y saisir un secret et un art de composition qui n’y paraît pas d’abord ; il va même jusqu’à y remarquer trois inspirations bien distinctes et comme trois époques. Pour moi, sans me faire plus indifférent ni plus sévère qu’il ne me convient sur Villon, je me contenterai, après cette lecture, de reconnaître en lui un des plus frappants exemples de ces natures à l’abandon, devenues étrangères à toute règle morale, incapables de toute conduite, mais obstinément douées de l’étincelle sacrée, et qui sont et demeurent en dépit de tout, et quoi qu’elles fassent, des merveilles, presque des scandales de gentil esprit, et, pour les appeler de leur vrai nom, des porte-talents ; car ne leur demandez pas autre chose, elles ne sont que cela.

On ne sait rien de la vie du poète après Le Grand Testament. Revint-il à Paris pour y mourir ? Passa-t-il ses derniers jours en Poitou, comme on peut l’inférer de l’anecdote qu’on lit dans Rabelais et qui nous découvre un dernier tour pendable de l’incorrigible mauvais sujet ? A quel âge mourut-il enfin ? M. Campaux conjecture que ce dut être vers 1484. Il aurait eu cinquante-trois ans.

J’en suis toujours à choisir dans Villon et à ne m’arrêter complaisamment que sur quelques-unes des choses exquises qui se détachent aisément du cadre artificiel où il les a placées. Une des pièces qui me le présentent avec le plus de franchise par un de ses aspects tout littéraires, c’est celle qu’il fit contre les amateurs du genre pastoral et champêtre, alors à la mode comme depuis. Nous savons, pour l’avoir mainte fois observé, combien l’invention est rare en poésie, combien la gent versifiante est moutonnière, et qu’une forme, une veine, une seule note, une fois trouvée, se copie et se répète ensuite à satiété jusqu’à ce qu’une autre ait succédé, qu’on épuise à son tour. Une voie neuve à peine ouverte et indiquée, si étroite qu’elle soit, appelle aussitôt le troupeau des imitateurs qui foule et ravage ce qui n’était d’abord qu’un vert sentier : ce n’est bientôt plus qu’une route poudreuse. Ainsi la seule pièce de Millevoye, La Chute des feuilles, a produit toute une postérité de mélancoliques et d’infirmes gémissants ; La Pauvre Fille de Soumet a eu aussi sa génération malingre et plaintive. Les plaignards et les niais suivent de près les sensibles. Le Lac de Lamartine a eu ses cascades à l’infini, et a formé quantité de petits lacs au-dessous, avec des couples d’amants soupirant leurs barcaroles. C’est par impatience de toutes ces fades copies et de ces répétitions serviles qu’Alfred de Musset, dans le préambule de La Coupe et les lèvres, au milieu de cet admirable développement où il s’ouvre à cœur joie sur l’infinie variété et la riche contrariété de ses goûts, s’écriait :

Vous me demanderez si j’aime la nature.
Oui, — j’aime fort aussi les arts et la peinture.
Le corps de la Vénus me paraît merveilleux…
[…]
Mais je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles,
Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles,
Cette engeance sans nom qui ne peut faire un pas
Sans s’inonder de vers, de pleurs et d’agendas.
La nature, sans doute, est comme on veut la prendre ;
Il se peut, après tout, qu’ils sachent la comprendre ;
Mais eux, certainement, je ne les comprends pas.

Eh bien ! du temps de Villon, il y avait eu une mode et un travers du même genre. Une idylle, composée, il y avait quatre-vingts ans environ, par un ancien évêque de Meaux, Philippe de Vitry, sur le bonheur de la vie champêtre, continuait de faire fureur, et le bûcheron Franc-Gontier et dame Hélène sa femme (un Philémon et une Baucis plus jeunes) recrutaient, parmi les badauds de la cité, bien des admirateurs à froid de la vie des forêts, louant la médiocrité non dorée, l’eau pure du ruisseau et le gland du chêne. Villon, qui savait par expérience et pour en avoir pâti, ce que c’est que la pauvreté, le cri de la faim, qui avait bu souvent de l’eau claire, faute de mieux, et y avait trempé sa croûte sèche, fit à sa manière sa pièce du Mondain, par laquelle il rompait en visière à toute cette école de bûcherons amateurs ; il opposa à leur félicité rustique imaginaire, à ces délices plus que douteuses de la vie agreste, toutes les aises et les petits soins de la vie commode et vraiment civilisée, telle qu’il la rêvait et telle qu’il ne l’avait jamais entrevue, hélas ! que par le trou de la serrure :

Sur mol duvet assis un gras chanoine,
Lez un brasier, en chambre bien nattée ;
À son costé gisant dame Sydoine…

avec ce refrain naturel et facile :

Il n’est trésor que de vivre à son aise.

Relisez toute la pièce. Voilà de l’excellent Villon. M. Campaux, qui en juge comme nous, a tiré de cette jolie ballade plus d’une conséquence sur les goûts, sur l’éducation première et les habitudes du poète. La page de critique conjecturale où il se répand à ce sujet, et où il se laisse aller à quelques regrets sur son auteur favori, est trop heureuse de développement et d’une trop bonne venue pour que nous en privions le lecteur :

On ne peut, nous fait-il remarquer, afficher plus de mépris pour la campagne que n’en montre Villon dans cette pièce. L’innocence des champs, il faut le dire aussi, devait peu sourire aux goûts qu’on lui connaît ; il ne la pouvait souffrir par les mêmes raisons que le fermier d’Horace. Ce n’était pas seulement chez lui dégoût instinctif des fadeurs pastorales, et manque absolu peut-être, extinction, causée par la misère, du sens des beautés de la nature ; c’était encore répugnance profonde pour un cadre où toutes ses habitudes se trouvaient désorientées ; répugnance constante et qui ne se dément pas une seule fois dans son œuvre. Chose curieuse ! il n’est pas de poète en général, si étranger que soit son genre aux descriptions naturelles et à la peinture des champs, chez lequel ne se rencontre quelque échappée de paysage, quelque coin de nature qui, de temps à autre, rafraîchit le lecteur. Horace et Juvénal, jusque dans leurs satires, ont de temps en temps de ces surprises charmantes ; Régnier et Boileau lui-même, ces chantres exclusifs des rues et de la vie de Paris, en offrent çà et là des exemples. Rien de pareil chez Villon ; pas l’ombre d’un arbre, pas le plus petit reflet de ciel, ne fût-ce que dans le ruisseau ; jamais rien qui ressemble au cri d’Horace : O rus, quando ego te aspiciam ! Et pourtant, dans sa jeunesse, ne s’était-il donc jamais arrêté par quelque jour de printemps devant le frais et verdoyant spectacle que présentait dans toute sa longueur, sur son revers méridional, la montagne Sainte-Geneviève ? Après une nuit passée, en dépit de la cloche du couvre-feu, dans quelque taverne du voisinage, la tête encore lourde de l’orgie de la veille, ne lui était-il jamais arrivé sur le seuil de se sentir renaître au souffle matinal qui lui arrivait, tout frais, à la figure, de ces champs de blé, de ces vergers et de ces pampres échelonnés le long de la pente qui regardait Gentilly, Fontenay et Meudon ! Plus tard enfin, banni de Paris, lorsque, chevauchant sans croix ni pile par tous les chemins de France et de Navarre, il promenait son exil et sa misère d’une frontière à l’autre, méditant déjà dans sa tête et dans son cœur les confessions et les plaintes douloureuses du Grand Testament, l’arbre et le buisson de la route ne lui avaient-ils donc jamais parlé et fait oublier un instant ses douleurs, comme ils devaient un jour, plus d’une fois, calmer celles de Jean-Jacques vagabond ? Ou bien, le spectacle de la nature, par son innocence même, n’avait-il plus de quoi le toucher, et avait-il fini par ne respirer à l’aise que dans l’atmosphère des mauvais lieux ? Je voudrais croire le contraire. Quoi qu’il en soit, cela suffirait pour me confirmer dans l’idée qu’il n’a pas été élevé à la campagne. Il a pu naître sur les bords de l’Oise ; il n’y a certainement pas grandi : autrement, à défaut de son cœur, ses yeux en eussent gardé le souvenir, et ses rêves au moins lui eussent plus d’une fois rapporté le parfum des herbes et des fleurs de la rive natale.

La perle de Villon est la Ballade des dames du temps jadis. Il était préoccupé de l’idée de la mort : il avait de bonnes raisons pour cela, des raisons très particulières, sans compter que le Moyen Âge tout entier en avait l’imagination frappée. Il se plaît donc à faire défiler devant nous le cortège des beautés illustres, des reines puissantes, des héroïnes, et il se demande : Où sont-elles ? — Mais où sont les neiges d’antan (les neiges de l’an passé) ? c’est toute sa réponse. — On a cherché quelle était au juste l’originalité de Villon dans cette charmante pièce qui, seule, suffirait à assurer son renom. Bien des poètes avant lui avaient employé cette forme : Où est Arthus ? Où est Hector de Troie ? Où est Hélène ? Où est la beauté de Jason, d’Absalon ?… M. Campaux a pris le soin de nous les citer :

Il semble, d’ailleurs, dit-il, que cette idée mélancolique fût dans l’air, du temps de Villon. Ainsi, dans Le Chevalier délibéré, Olivier de La Marche, un poète et un historien de ce temps-là, passe en revue, dans vingt-huit stances successives, les princes et les seigneurs morts de son temps ; et dans l’Exemple du mirouer d’entendement par la mort y après avoir raconté la mort de quantité de dames d’un haut rang et d’une naissance distinguée, il demande ce que chacune de ces dames est devenue.

Menot enfin, le célèbre prédicateur, né vers 1450, aurait imité dans un de ses sermons, selon M. Campaux, les deux ballades de Villon, celle des Dames et celle des Seigneurs du temps jadis : « Où est le roy Louis, naguère si redoublé ? Et Charles qui, dans la fleur de sa jeunesse, faisoit trembler l’Italie ? Hélas ! la terre a déjà pourri son cadavre. Où sont toutes ces demoiselles dont on a tant parlé ?… Mélusine et tant d’autres beautés célèbres ? »

J’en demande pardon à M. Campaux, mais ici la source première est plus haut que chez Villon : elle est dans saint Bernard et dans d’autres auteurs de la grande époque du Moyen Âge. Un homme de mérite qui s’est occupé des anciens poètes chrétiens, au point de vue de la musique et de la littérature, M. Félix Clément a recueilli quantité de passages qui prouvent que ce mouvement d’interrogation si naturel a été trouvé de bonne heure60. Saint Bernard notamment, dans une psalmodie sur le mépris du monde (Rhythmus de contemptu mundi), qui se compose de quatrains formés eux-mêmes d’espèces d’alexandrins à césure marquée et se suivant sur quatre rimes plates, s’était dès longtemps demandé : Où est le noble Salomon ? Où est Samson l’invincible, etc. ?

Dic ubi Salomon, olim tam nobilis ?
Vel ubi Samson est, dux invincibilis ?
Vel pulcher Absalon, vultu mirabilis ?
Vel dulcis Jonathas, multum amabilis !

Et il continuait sa question pour les païens : Où est César ? Où est Lucullus (ou Crassus, ou peut-être Crésus) ? Où est Cicéron, etc. ?

Quo Caesar abiit, celsus imperio ?
Vel Dives splendidus, totus in prandio !
Dic, ubi Tullius, clarus eloquio !
Vel Aristoteles, summus ingenio ?

Je ne saurais, je l’avoue, admirer beaucoup cette prose symétrique dans laquelle la rime donne le mot, de gré ou de force, et tire tout à soi ; mais enfin le premier mouvement, l’accent et, pour ainsi dire, le geste sont là. L’honneur de Villon, son originalité et sa gentillesse d’esprit (M. Rigault l’avait déjà remarqué), est donc principalement dans ce refrain si bien trouvé, si bien approprié à la beauté fugitive et qui s’écoule en si peu d’heures : Mais où sont les neiges d’antan ? Pour que Villon perdît à nos yeux quelque chose de son avantage, comme paraît le désirer M. Clément, il faudrait que saint Bernard eût terminé sa kyrielle de noms par un vers tel que celui-ci, ou approchant :

Ast ubi nix vetus, tam effusibilis ?

ce qu’il n’a pas fait. Tant qu’on ne produira pas un exemple ancien de cette façon de réplique qui donne ici tout l’agrément, et qui a surtout son à-propos quand il s’agit de femmes et de beautés célèbres, Villon reste en possession de son titre ; il garde en propre son plus beau fleuron.

Trêve maintenant à toutes ces discussions critiques ! Laissons-nous faire à la poésie ; relisons, redisons-nous tout haut la pièce entière… Heureux celui qui a su ainsi trouver un accent pour une situation immortelle et toujours renouvelée de la nature humaine ! Il a chance de vivre aussi longtemps qu’elle, aussi longtemps du moins que la nation et la langue dans laquelle il a proféré ce cri de génie et de sentiment. Toujours, quand il sera question de la rapidité et de la fuite des générations des hommes qui ressemblent, a dit le vieil Homère, aux feuilles des forêts ; toujours, quand on considérera la brièveté et le terme si court assigné aux plus nobles et aux plus triomphantes destinées :

Stat sua quaeque dies, breve et irreparabile tempus
Omnibus est vitae…

mais surtout lorsque la pensée se reportera à ces images riantes et fugitives de la beauté évanouie, depuis Hélène jusqu’à Ninon, à ces groupes passagers qui semblent tour à tour emportés dans l’abîme par une danse légère, à ces femmes du Décaméron, de l’Heptaméron à celles des fêtes de Venise ou de la cour de Ferrare, à ces cortèges de Diane, — de la Diane de Henri II, — qui animaient les chasses galantes d’Anet, de Chambord ou de Fontainebleau ; quand on évoquera en souvenir les fières, les pompeuses ou tendres rivales qui faisaient guirlande autour de la jeunesse de Louis XIV :

Ces belles Montbazons, ces Châtillons brillantes,
Dansant avec Louis sous des berceaux de fleurs ;

quand, plus près encore, mais déjà bien loin, on repassera ces noms qui résonnaient si vifs et si frais dans notre jeunesse, les reines des élégances d’alors, les Juliette, les Hortense, ensuite les Delphine, les Elvire même et jusqu’aux Lisette des poètes, et quand on se demandera avec un retour de tristesse : « Où sont-elles ? » que trouve-t-on à répondre de plus naturel et de plus vrai que ce refrain chantant et qui vole déjà sur toutes les lèvres :

Mais où sont les neiges d’antan ?

Dans la Ballade des seigneurs du temps jadis, Villon a aussi son refrain heureux et approprié au sujet. Après une série de questions où il énumère les papes, rois et puissants du jour récemment disparus, il répond, à la fin de chaque couplet, par cette autre question : Mais où est le preux Charlemaigne ? — Puisque Charlemagne, ce dernier grand type héroïque en vue à l’horizon, et qui domine tout le Moyen Âge, avait lui-même payé le tribut mortel, les moindres que lui, les rois et princes du siècle présent, avaient bien pu mourir.

Il y a dans Villon bien d’autres pièces dignes d’étude et qui demanderaient un peu d’effort pour être goûtées : je renvoie à M. Campaux qui est un excellent guide. Je ne veux que mettre en garde sur un point : c’est de ne pas prêter à Villon plus de mélancolie qu’il n’en a eu, ni une tristesse plus amère. Ne venons pas prononcer, à son sujet, le nom de Bossuet, ni même celui de Byron et des don Juan modernes. Villon a dit quelque part que quand nous aimons ordure, elle nous aime (c’est le sens), et que quand nous fuyons honneur, il nous fuit ; mais il m’est impos^ sible de découvrir là-dedans un cri de damné. Villon n’a pas de ces cris ; il est de ce bon vieux temps où l’on s’accommodait mieux de son vice, et où on ne le portait pas avec de si grands airs, ni d’un front si orageux. Il n’est pas homme à s’écrier avec un poète moderne7, maudissant les passions que l’on continue à subir sans qu’elles nous plaisent :

Je bois avec horreur le vin dont je m’enivre.

Pour lui, je le crains fort, il but avec plaisir jusqu’à la fin le vin dont il s’enivrait.

Si l’on rabat un peu en ce sens du travail de M. Campaux, on aura pour tout le reste un commentaire aussi ample qu’utile, et conçu dans un esprit mieux encore que littéraire, je veux dire sympathique et presque filial. — Il a dû y avoir, je m’imagine, du temps de Villon, quelque écolier un peu plus jeune que lui, aussi laborieux, aussi bon sujet que l’autre était mauvais et dérangé, mais grand admirateur du poète, sachant ses premières chansons, récitant à tous venants ses plus jolies ballades, en étant amoureux comme on l’est à cet âge de ce qu’on admire. Cet écolier aura fait, un jour, à Villon sa déclaration d’enthousiasme, et Villon l’aura reçue avec plus de sérieux qu’il n’en gardait d’ordinaire en pareil cas ; il aura même, en voyant sa candeur, ménagé assez le jeune homme pour ne pas l’initier à ses tromperies et pour n’essayer, à aucun moment, de l’embaucher dans sa troupe de mauvais garçons. Il l’aura respecté et même un peu craint, comme un frère enfant, comme un bon génie qu’il ne faut offenser et effaroucher que le moins possible : il aura eu quelque pudeur avec lui. Et le jeune homme, logé un peu loin du centre, loin des bruits de la rue, sur la pente la plus champêtre de la montagne Sainte-Geneviève, aura ignoré bien des tours de Villon, et les pires, ou il n’y aura pas cru : il aura conservé pour lui son culte. Plus d’une fois, le soir, Villon en fuite, traqué par les gens du guet, se sera souvenu tout d’un coup, en voyant la lampe briller à la fenêtre du studieux jeune homme, qu’il avait là un admirateur, un ami, et il lui aura demandé abri et gîte pour une nuit ou deux, en prétextant quelque belle et galante histoire ; et, toute la nuit durant, pour le payer de son accueil, il l’aura charmé de ses récits, ébloui de ses saillies et de sa verve. Il aura même poussé l’amitié, en partant le matin, jusqu’à accepter tout l’argent, toutes les épargnes de son généreux hôte, trop heureux de se dépouiller et de se mettre à la gêne pour le poète, comme il le nommait par excellence. Cette chambrette, aussitôt, sera devenue plus chère à celui qui l’habitait, et pendant quelques jours elle lui aura paru presque un sanctuaire (ô puissance des premières illusions !), pour avoir reçu et logé le dieu. En un mot, le jeune homme aura connu assez Villon pour l’admirer encore plus, et il l’aura fréquenté assez peu pour continuer de l’estimer et de l’aimer. Eh bien ! cet écolier que je me figure, qui a respiré la bonne âme de Villon et non la mauvaise, et pour qui le poète, même complètement connu plus tard, était demeuré une passion, il revit de nos jours, il est devenu maître et de la meilleure école, et c’est lui qui a été, cette fois, le commentateur, l’apologiste (là où c’était possible), l’interprète indulgent et intelligent de Villon par-devant la Faculté, et aussi devant le public.