Maeterlinck, Maurice (1862-1949)
[Bibliographie]
Serres chaudes (1889). — La Princesse Maleine (1889). — Les Aveugles ; l’Intruse (1890). — L’Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbrœck (1891). — Les Sept Princesses (1891). — Pelléas et Mélisande (1892). — Alladine et Palomides ; Intérieur ; La Mort de Tintagiles (1896). — Annabella, de John Ford (1894). — Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis (1895). — Le Trésor des humbles (1896). — Aglavaine et Sélysette (1896). — La Sagesse et la Destinée (1898). — Douze chansons (1899). — La Vie des abeilles (1901).
OPINIONS.
Octave Mirbeau
Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck. Je ne sais d’où il est et comment il est. S’il est vieux on jeune, riche ou pauvre, je ne le sais. Je sais seulement qu’aucun homme n’est plus inconnu que lui, et je sais aussi qu’il a fait un chef-d’œuvre, non pas un chef-d’œuvre étiqueté chef-d’œuvre à l’avance, comme en publient tous les jours nos jeunes maîtres, chantés sur tous les tons de la glapissante lyre — ou plutôt de la glapissante flûte contemporaine ; mais un admirable et pur et éternel chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre qui suffit à immortaliser un nom et à faire bénir ce nom par tous les affamés du beau et du grand ; un chef-d’œuvre comme les artistes honnêtes et tourmentés, parfois, aux heures d’enthousiasme, ont rêvé d’en écrire un et comme ils n’en ont écrit aucun jusqu’ici. Enfin M. Maurice Maeterlinck nous a donné l’œuvre la plus géniale de ce temps, et la plus extraordinaire et la plus naïve aussi, comparable, — et oserai-je le dire ? — supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare. Cette œuvre s’appelle la Princesse Maleine.
Lucien Muhlfeld
M. Maeterlinck est le plus intérieur des intérieurs. C’est le vrai mystique, le seul mystique d’aujourd’hui. Ses premiers essais, Serres chaudes, n’étaient que d’un baudelairien assoupi. Mais la Princesse Maleine et surtout les Aveugles et surtout l’Intruse sont d’un particulier mysticisme. Brièvement, le mysticisme de M. Maeterlinck se caractérise en ceci : qu’il s’exprime en phrases très claires, très simples, mais à double ou à triple sens, sens de plus en plus lointains sans cesser jamais d’être cohérents, et de s’amplifier les uns par les autres. De la sorte, le lecteur finit par s’effrayer de chaque mot, car auprès d’aucun il n’a plus la sécurité d’une banalité plane, il n’est plus certain qu’il ne cache pas le plus terrifiant mystère. C’est là excellemment un procédé de fantastique. M. Maeterlinck n’est pas un simple fantastique, et cet art n’est chez lui qu’une méthode, plus au juste une expression naturelle de son tempérament. Il est effrayant, comme Banville était réjouissant. Son mysticisme traduit par un sens extérieur presque insignifiant, mais symbolique à plusieurs puissances, affecte une forme artistique d’une remarquable pureté, et dont la traduction, par Baudelaire, des Histoires extraordinaires est l’évident prototype. Poe, le Poe de la Maison Usher, est à coup sûr son maître familier ; aussi Villiers et aussi les primitifs et les mystiques.
Charles Delchevalerie
Les personnages des Sept Princesses se meuvent selon la philosophie développée déjà dans l’Intruse et dans les Aveugles ; un malheur plane sur cette salle : la reine, âme de femme, en a la prescience ; le vieux roi, en son entendement obscurci par la vie, n’en perçoit plus les présages ; le prince en a comme une vague conscience, âme d’enfant encore, il est terni déjà par le monde extérieur, il participe des deux âmes du roi et de la reine. Et sans avoir peut-être cette unité dans la gradation qui produisit de si énormes effets dans les deux drames précédents, les scènes sont menées vers le but avec une puissance magistrale.
Mais ce qu’il faut louer spécialement dans les pages récentes, c’est la claire noblesse des plastiques.
À ce point de vue, ni Maleine, ni les sœurs, dans l’Intruse, ni la jeune aveugle, ne nous suscitèrent aussi rare vision de beauté que le sommeil clos des sept sœurs, le surnaturel réveil et le cortège tragique d’Ursule morte. Cela seul, avec le décor général, suffirait à faire des Sept Princesses une œuvre d’essentielle noblesse et de grandeur.
Venu après les autres, ce drame me semble devoir prendre sa place logique entre la Princesse Maleine et l’Intruse, et je ne serais pas étonné qu’il ait été conçu dans la période de transition qui sépare ces deux étapes.
L’atmosphère relative des Sept Princesses rappelle la Princesse Maleine ; d’autre part, les Sept Princesses, sans être tout à (ait, comme la Princesse Maleine, une suite d’accidents, une tranche d’histoire légendaire, n’est pas non plus le simple fait normal de l’Intruse ou des Aveugles. De même aussi, l’œuvre nouvelle est moins enfoncée vers l’absolu, moins baignée des vents de l’infini que les deux drames qui la précédèrent, et l’épisode des voix lontaines, du chant des matelots sur le navire qui s’éloigne, semble avoir été écrit dans le souci d’élargir le cadre comme un peu envoûté de la fable. C’est, quelle qu’en soit la signification, un rappel aux choses du dehors, une voix qui arrive du monde ; cela ne fait pas partie intégrante du drame ; ces voix ne traversent pas l’œuvre comme tel souffle qui, dans les Aveugles, courbe toutes les têtes ; ici, à tel instant, le roi et la reine se doivent distraire du spectacle de la salle pour jeter les yeux vers ces hommes.
André Fontainas
Sans doute, il serait possible d’établir d’étranges ou de naturelles affinités
avec tels des dramaturges qui l’ont précédé, mais l’on ne pourrait nier à
M. Maeterlinck de
s’être créé une spéciale vision et de nous avoir intéressés à nous-mêmes par des
moyens jusqu’à lui ignorés. On retrouverait chez les Grecs, dans Shakespeare et encore dans
Ibsen, les indications
théoriques ou des réalisations qui furent peut-être l’origine et la cause de cette
particulière et désormais triomphante formule esthétique qui est celle de ses
drames ; mais n’eut-ce été que de les coordonner et d’en tirer tous les effets
virtuels, la gloire de M. Maeterlinck serait assez enviable. Il y a plus : il y a l’apport
d’une émotion artistique de qualité spontanée et neuve, il y a l’emploi d’une
phrase dont l’apparence simple est un miroir profond d’attitudes séculaires et de
pensées accumulées, héritage perpétuel que se transmettront à jamais les âmes. Il
y a la force du mystère et de l’inconnu qui, sur les choses et les habitudes
quotidiennes, pèse d’un poids inexorable et dont nul n’a le soupçon ; il y a la
révélation entrevue de ce que l’on sent confusément et de ce qu’on redoute, de ce
qui dans la vie est la raison d’être : de la vie ou la vie elle-même, ou mieux,
comme le disait M. Maeterlinck lui-même au sujet du théâtre d’Ibsen (Figaro,
2 avril 1894), on y reconnaît « je ne sais quelle présence, quelle
puissance ou quel dieu qui vit avec moi dans ma chambre… quelque chose de la vie
rattachée à ses sources et à ses mystères par des liens que je n’ai l’occasion
ni la force d’apercevoir tous les jours »
.
Camille Mauclair
J’observerai la dualité de cet esprit. Comme celui de Poe, il est également apte à la construction d’œuvres tangibles et saisissantes et à la spéculation abstraite, conciliation naturelle chez lui, et si difficile aux autres esprits : c’est l’intellectuel complet. Il semble pourtant préférer la dissertation métaphysique à la réalisation littéraire directe où il a trouvé la célébrité. Son évolution l’y entraîne ; et cet homme, qui a commencé par être un parfait artiste de légendes, finira par renoncer aux drames et aux œuvres imaginatives pour se consacrer exclusivement aux sciences morales. Ce qu’il en a esquissé présage un métaphysicien peut-être inattendu de l’Europe intellectuelle, un surprenant continuateur de la philosophie imagée et artiste de Carlyle. Je répète que M. Maurice Maeterlinck, est un homme de génie authentique, un très grand phénomène de puissance mentale à la fin du xixe siècle. L’enthousiaste Mirbeau l’approche à tort de Shakespeare, avec qui il n’a nulle affinité intellectuelle. La vraie figure à qui fait songer M. Maeterlinck, au-dessus de la vaine littérature, j’ose dire que c’est Marc-Aurèle.
Edmond Pilon
Les poèmes des Serres chaudes ne contiennent pas d’exubérances outrées ; ils détaillent simplement de petits faits et de petites impressions. Le grand souffle de l’Amour n’y est pas parvenu encore à sa pitié humaine. Tout s’y trouve comme restreint à l’exil d’une prison artificielle où il ferait extraordinairement froid. Je n’aimerais pas à y demeurer. L’atmosphère qu’on y respire est étouffante à l’excès. Tout ne peut se transfigurer que par la façon avec laquelle on envisage. Et, ici, les voix qu’on entend ont de telles plaintes. Il y bêle tant d’agneaux destinés aux hécatombes, de pauvres malades y pullulent en telle affluence, et aussi tant de mélancolie y flotte.
La plupart de ces poèmes seraient plutôt des canevas d’œuvres plus étendues, plus tard réalisées en drames. Le poète recueille ses petites tristesses et ses petites joies. Il se fait observateur minutieux, et il semblerait qu’il veuille jusqu’à leurs plus imperceptibles nuances étudier les fleurs minuscules et les fillettes hâves, les atomes incorporels presque, ou encore les nomades ! ou déjà les âmes ! Il recherche, pour en orner sa beauté intérieure, les parures les plus habituelles et les décors les plus communs. C’est que de la mortification de tant de calamités, il retirera tant de récompense et de satisfaction, plus tard, lorsqu’il aura compati. Son âme, ainsi que celle de sainte Catherine de Sienne, saura s’éduquer au voisinage banal et familier de chaque jour et de chaque endroit, et, peu à peu, dans la parole d’un enfant, dans les réflexions du petit Allan, du petit Yniold, ou du petit Tintagiles, il découvrira des trésors de bonté infinis et des fortunes d’amour inépuisable. Il en aura appris, auprès d’eux, plus qu’auprès « de La Rochefoucauld ou de Stendhal ». Et cela, parce que, dans l’entretien et la compagnie de ces enfants, il se sera trouvé plus proche de ce qui est impérissable. Aussi, dans la Quenouille et la Besace s’y exprimera-t-il avec moins de pessimisme que dans les Serres chaudes, avec moins de poésie artificielle et avec des refrains de complaintes plus délicates, plus douces, plus émouvantes.
Robert de Souza
Voici un poète qui n’a pas voulu que l’âme de la châtelaine ne fût pas celle de la bergère, l’âme du pâtre celle de l’artisan ; il dépouilla la chanson de ses attaches locales, et c’est l’âme, l’universelle âme humaine qui chante, dénudée de tout ce qui n’est pas elle seule, partout semblable à elle-même, éternellement. Le rythme fait le décor ; l’intensité des formes populaires suffit à toute caractérisation sans que la profondeur du sentiment y perde de son étendue. Mais ces chansons, au premier abord, saisissent par la vue de leur simplicité : pas la moindre épingle ne brille au nœud d’un voile.