(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Variétés littéraires, morales et historiques, par M. S. de Sacy, de l’Académie française. » pp. 179-194
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Variétés littéraires, morales et historiques, par M. S. de Sacy, de l’Académie française. » pp. 179-194

Variétés littéraires, morales et historiques, par M. S. de Sacy, de l’Académie française39.

M. de Sacy est un des hommes les plus estimés de la presse tant littéraire que politique, et il y a vingt-cinq ans qu’il y est sur ce pied-là. J’ai eu quelquefois l’idée de traiter, dans une série particulière, des principaux de mes confrères en critique, de dire mon avis vrai sur chacun d’eux ; puis, au moment de prendre la plume, j’ai toujours été retenu par cette idée qu’étant obligé de refuser à chacun quelque chose, quelque qualité essentielle, d’en arriver, après une part d’éloges et une justice largement rendue, à un mais inévitable (car enfin nous-mêmes les critiques, redresseurs de tous, nous ne sommes point parfaits), je paraîtrais dénigrer des écrivains qui me valent au moins et que j’honore, et me mettre, contre mon intention, au-dessus de la plupart. C’est l’inconvénient quand on se fait juge soi-même de ses confrères et rivaux les plus immédiats, de ceux qui sont exactement du même métier que nous ; on a toujours l’air de s’accorder tout ce qu’on refuse aux autres. Je me suis donc borné à parler de maint auteur ancien et moderne à tort et à travers, sans m’attaquer aux critiques mêmes de ma plus étroite connaissance. Toutes les fois cependant que la démangeaison me revenait (et elle me revenait de temps en temps), quand j’étais tenté d’entamer la série, d’ouvrir la tranchée à tout hasard, c’était par M. de Sacy que j’étais bien résolu de commencer : sur celui-là, l’opinion me semblait faite ; j’allais, me disais-je, à coup sûr ; il n’y avait ni à ajouter ni à rabattre, il n’y avait pas de péril.

M. de Sacy, en tout ce qu’il a écrit, est surtout remarquable par les qualités saines, pensée saine, style sain et judicieux. Politiquement, il a rempli pendant dix-huit années une fonction très humble en apparence, très importante et des plus actives : il rendait compte dans le Journal des débats des séances des chambres, du jour au lendemain ; et dans les discussions qui s’engageaient entre les principaux organes de la presse sur les questions en jeu, il intervenait pour sa grande part. J’ai ouï dire aux personnes qui, en ce temps-là, y étaient le plus intéressées, qu’aucun rédacteur n’excellait comme lui à rendre avec exactitude, avec une vivacité fidèle, l’ensemble d’une séance, l’impression générale qu’elle laissait, sa physionomie si l’on peut dire. Après avoir assisté pendant des heures à ces débats, souvent aussi éloquents que confus, sans prendre une note, mais aussi sans se dissiper en paroles, il rentrait chez lui tout plein de ce qu’il avait entendu, et il le jetait sur le papier avec feu et avec netteté dans un travail de soirée et de nuit, où sa plume, si hâtée qu’elle fût, ne rencontrait jamais un mot douteux ni une locution louche : il ne pouvait parler ni écrire d’autre langue que celle de sa famille et de sa maison, celle qu’il tenait de son illustre père, et de ses premiers maîtres, de ses premières lectures d’enfance. Tel fut son cachet, telle son originalité dans la presse politique. Il savait encore, et mieux que personne, m’a-t-on dit, le moment opportun où, dans les grandes mêlées polémiques engagées alors entre les principaux journaux, l’adversaire s’étant trop avancé et venant à prêter flanc, il était à propos d’entrer dans l’action et de donner ; il avait du tacticien. Je lui ai entendu rendre cette justice par d’anciens jouteurs. Mais ce sont là des qualités qui se rapportent à une histoire déjà bien passée, et nous n’avons à parler aujourd’hui que de ce qui ne vieillit pas, de la belle littérature.

M. de Sacy, sans en faire son occupation principale, l’a toujours aimée, cultivée, et y a su trouver, à chaque intervalle de loisir, ses plus chères délices : le loisir augmentant, et plus même qu’il n’aurait voulu, elle est devenue sa consolation et presque tout son bonheur dans l’ordre de l’esprit. Il nous le dit, et de cet accent qui persuade. Il aime les livres ; il en a réuni depuis des années une fort belle et riche collection qui, si l’on y jetait seulement les yeux, permettrait d’apprécier l’esprit du collecteur ; — chose rare ! passion de bibliophile et sagesse ! — les meilleurs auteurs latins et français dans leurs éditions les plus estimées, dans leurs conditions les plus parfaites et les plus irrépréhensibles ; pas trop de curiosité, pas de ces goûts d’exception qu’on voit présider au choix singulier de quelques cabinets rares ; une bibliothèque à la fois de luxe et de bon sens, et faite pour être lue. Car il aime la lecture pour elle-même, il relit sans cesse ; c’est un mot qu’on redit volontiers depuis quelque temps, depuis que M. Royer-Collard l’a mis en honneur, mais que je n’ai jamais vu pratiquer aussi sincèrement et aussi en conscience que par M. de Sacy. Trouvez-moi quelqu’un en France, excepté lui, qui, au milieu des occupations de journaliste si capables de distraire quand elles n’accaparent pas tout entier, relise tous les quatre ou cinq ans son Tite-Live en latin d’un bout à l’autre, ou quelque grand traité de Cicéron ! Qui donc, excepté lui, se propose aujourd’hui pour fête de rouvrir le De oratore ou le De officiis au lever de l’aurore ? Lisant sans autre but que de s’instruire et de se charmer, de revenir à la source de la juste éloquence et des pensées salutaires, il n’a guère pris la plume en littérature que pour exprimer ce sentiment vif, l’amour et le goût des bonnes et vieilles œuvres. Quand il a écrit sur les modernes, c’est que ceux-ci le ramenaient encore à ses chers et incomparables anciens. Aussi en parle-t-il sans cesse avec effusion, plénitude, avec une chaleur et une bonhomie d’admiration qui a sa grâce : il a l’honnêteté écrite dans le style. On lui a fait récemment une sorte de reproche d’avoir passé sous silence toute la littérature du xixe  siècle, dans ses branches les plus fertiles et les plus brillantes de la poésie et du roman. Mais y pense-t-on bien ? c’est là précisément le caractère de M. de Sacy, sa marque propre et distincte entre nous tous. Vécût-il cent années encore, il est dans l’impossibilité, dans l’impuissance de se teindre à aucun degré du style moderne, de s’initier aux procédés, aux motifs d’inspiration modernes, d’en connaître à fond, ou même de s’en informer. Son bon sens taillé dans la vieille étoffe a d’autres plis. Que peuvent faire tous les chants, toutes les confessions des enfants du siècle à cet esprit sain, sobre, nourri aux mœurs de la famille ; qui, enfant, lisait les Essais de Nicole le dimanche, qui apprenait par cœur Les Provinciales dans le latin de Wendrock, et qui, venu plus tôt, aurait aimé à se mouler en tout sur le patron des Bignon, des Pithou, des d’Aubray, sur celui des Fleury et des Rollin ? D’ailleurs, M. de Sacy ne s’est jamais donné comme un critique de profession, un critique complet, aspirant à tracer un tableau littéraire de son temps : il se borne à traduire avec feu et à nous livrer avec candeur une image de ses goûts intègres, de ses prédilections restées toutes sérieuses et probes.

Les deux volumes qu’il publie nous le montrent à chaque page sous ce jour et dans ce cadre qui est le sien. Je regrette qu’au lieu de ranger ses articles sous des divisions un peu arbitraires, il ne les ait pas tout bonnement laissés dans l’ordre chronologique naturel selon lequel il les avait d’abord écrits : on y suivrait mieux le progrès des saisons, dans un même esprit judicieux et constant. On n’y trouverait pas de renouvellement ni de variations, mais on aurait le fruit dans toute la succession de sa maturité. Les articles de M. de Sacy ne sont pas des études proprement dites : il ne fait pas de recherches, il ne vise pas à du nouveau sur les sujets qu’il traite. Ne lui demandez pas de retourner les idées reçues sur un personnage et sur un auteur, ou de dire des choses connues d’un air de paradoxe et de gentillesse. D’autres, à côté de lui, nous offriraient un bon sens joli et piquant, relevé d’imprévu et presque insolent de grâce ; on ferait, de leur manière à la sienne, un parallèle charmant. J’en sais d’autres encore dont l’ambition serait, dans la critique, d’atteindre à une nouveauté vraie, à une hardiesse juste, de trouver du neuf à tout coup ; mais aussi, en voulant trouver toujours, on court risque d’inventer ; on reste quelquefois en chemin avec sa hardiesse, en deçà ou au-delà de la justesse. M. de Sacy, lui, se contenterait à tout jamais de reproduire d’antiques vérités éternellement vraies. Il ne s’en ennuie pas, c’est son goût et son mérite ; et chaque fois que l’occasion s’en présente, il y rentre avec ardeur et verve ; il redit ce qu’il ne rougit pas de penser avec tous les maîtres ses prédécesseurs, mais il le redit bien comme le pensant lui-même et comme venant de se retremper vivement au bouillon de la source. Ses articles littéraires (ainsi qu’autrefois ses articles politiques) rendent bien l’ensemble de son impression, le plein effet d’une lecture récente, d’une lecture dont on est encore tout chaud, et cela sans raffinement, sans s’amuser aux hors-d’œuvre, sans se détourner aux accessoires ; car il s’attache, en toute chose, au gros de l’arbre. Mais il y a jusque dans sa solidité un certain montant qui était étranger à l’ancienne critique, et qui est bien du journaliste moderne. Il a gardé du rédacteur politique ce mouvement qu’il porte dans l’exposé de ses impressions littéraires et qui donne du courant à son discours.

Je n’avais pas attendu, pour les conserver, que M. de Sacy eût recueilli ses articles ; j’en ai sous les yeux la plupart, classés par moi au fur et à mesure qu’ils paraissaient, et avec des annotations rapides. Il y en a que je me bornais à désigner de cette sorte : du bon Sacy ordinaire. Ce sont ceux où il traite de quelque thèse favorite, gallicane, universitaire, des États généraux, etc. Mais les articles qui sortent de ligne, et dont tous ceux qui lisent avaient gardé le souvenir avant de les retrouver dans les présents volumes, ce sont les articles sur le De oratore, sur le Télémaque, sur La Rochefoucauld, sur Bossuet, Massillon, et bien d’autres.

Sur Cicéron, à propos de l’excellente traduction du De oratore par M. Gaillard, M. de Sacy épanche tout ce qu’il a d’admiration dans le cœur, et cette admiration, avec celle qu’il a pour Bossuet, est la plus grande de toutes les siennes. C’est plaisir, là-dessus, de l’écouter lorsque soi-même on a un goût vif pour l’orateur romain, pour le philosophe de Tusculum : on aime à être surpassé en enthousiasme ; on s’associe, on se prête à cette sorte d’ivresse qu’il cause à un esprit ordinairement rassis ; on est édifié de retrouver à l’improviste comme un Rollin plus jeune, aussi sincère, mais plus transporté et tout de feu en présence des modèles. Il faut l’entendre, au sortir de ce beau fleuve romain et cicéronien où il vient de s’abreuver pour la centième fois, célébrer cette ampleur et cette finesse de parole, cette transparence lumineuse, cette riche abondance de mots, et cet art savant qui les épand si nombreux, si faciles sans qu’il y en ait jamais un d’inutile ou de perdu :

Quand on se laisse simplement entraîner, dit-il, par la lecture, c’est une musique délicieuse qui vous flatte : l’esprit sent la justesse des accords sans se rendre un compte exact de son plaisir, et ne fait qu’apercevoir instinctivement une nuance délicate de la pensée sous chacune des expressions dont la phrase s’embellit. Quand il faut traduire et trouver en français le mot propre pour répondre au mot latin, alors cette richesse et cette facilité apparentes deviennent la torture du traducteur. Rien n’est si aisé que de traduire Cicéron, si l’on se contente d’exprimer en gros le sens de la phrase : Cicéron n’est pas seulement le plus clair, il est le plus lumineux des écrivains ; rien n’est si difficile, si l’on veut pénétrer dans les nuances, saisir ce rayon fugitif qui brille en passant dans chaque expression, ne jamais prendre pour des synonymes ces mots qui ne complètent l’harmonie de la période qu’en représentant toutes les faces de la pensée.

Tous les lieux communs de Cicéron sont si beaux, si spécieux, si honorables pour la société civile et pour la nature humaine, si accompagnés d’un noble pli et d’un large mouvement de la toge, que l’on conçoit vraiment combien ils doivent être chers à tous ceux qui sont encore moins des observateurs politiques inexorables et des scrutateurs du fonds naturel humain que d’éloquents avocats d’une cause.

Sur le Télémaque, il y a tant de gens qui, après l’avoir lu enfants, l’ont oublié ou qui le rejettent d’un air d’ennui s’ils essayent de le relire, qu’on est surpris d’abord de voir un homme si sage et que de loin on jugerait un peu froid (pour ceux qui le connaissent, il ne l’est pas du tout), nous raconter comment il a passé par trois impressions successives au sujet du livre relu, et nous faire l’histoire de ces trois époques, de ces trois âges du Télémaque en lui. C’est de sa part toute une confession, comme il l’appelle. Heureux ceux qui n’en ont pas à faire de plus grave ni de plus contagieuse ! On sourit en commençant à lire ; peu à peu la verve et la sincérité du narrateur nous gagnent, et l’on finit, au milieu de tant de soucis plus pressants, de tant d’intérêts du jour qui nous tirent et nous sollicitent, par se laisser aller de bonne foi, jusqu’à concevoir avec lui des doutes sur la parfaite convenance des deux portraits de Nestor et de Philoctète, placés à travers l’action et venant interrompre ou retarder le combat d’Adraste et de Phalante. Questions à faire envie aux Le Batteux, aux Tournemine, et aux Porée, et qui nous reportent à l’âge d’or des lettres ! L’opinion définitive de M. de Sacy sur le Télémaque me paraît, à dire vrai, un peu exagérée. Je suis bien de son avis sur la simplicité de Fénelon, laquelle n’est pas une simplicité primitive, mais plutôt celle d’une grâce exquise et peut-être d’une coquetterie accomplie ; mais je ne saurais admettre que le Télémaque soit le comble et le chef-d’œuvre de l’esprit. Oh ! s’il avait lu L’Odyssée, non pas comme tout le monde la lit (« j’ai lu, dit-il, Homère comme tout le monde »), mais comme il lit Cicéron, qu’il eût rabattu de cet éloge ! Je lui sais gré toutefois d’avoir remué ainsi des idées dans un sujet si connu, et d’avoir parlé avec tant de jeunesse sur un livre d’enfance.

Bossuet, à la bonne heure ! voilà celui sur lequel M. de Sacy ne tarit pas, dont il sent tous les mérites, et qu’il embrasse sans cesse. Ici, il fera comme pour Fénelon ; il nous racontera ses impressions diverses aux lectures et aux relectures successives qu’il en a faites. D’abord il croyait admirer assez en choisissant parmi ses Oraisons funèbres : il y en avait trois sur six qu’il estimait fort inférieures aux autres. Il s’en confesse (c’est encore son mot), il s’en humilie et s’en repent : « La dernière lecture, nous dit-il, que je viens de faire des Oraisons funèbres m’a bien changé ! J’ai peur de retomber dans un autre paradoxe. » En effet, peu s’en faut que cette fois il ne déplace les rangs, qu’il ne les intervertisse, et qu’il ne mette au premier ce qu’il avait d’abord laissé descendre au dernier dans son estime. Il nous donne ingénument ses raisons, raisons d’homme de goût et qui sait les délicatesses du sentiment. Mais n’admirez-vous pas le scrupule ? voilà qu’il craint de tomber dans un paradoxe, quand il ne s’agit que du plus ou moins d’admiration au sein de Bossuet, et d’un simple classement dans les Oraisons funèbres ; c’est bien de celui qui tout à l’heure a fait, en tremblant, une révolution sur le Télémaque. N’est-il pas touchant de voir un homme qui a usé sa vie dans le spectacle et l’examen des débats, et, s’il l’avait voulu, des intrigues politiques, avoir conservé une telle fraîcheur, une telle innocence d’impressions, une telle fleur d’âme ; se complaire à de pareilles questions et avoir l’idée de se les poser, en même temps que le zèle et l’espoir d’y ramener les autres : « Croyez-moi, s’écrie-t-il à propos de Bossuet et dans sa religion pour ce grand homme, ne vous figurez jamais en avoir fini avec ces œuvres parfaites. Elles sont, si la comparaison est permise, comme les œuvres mêmes de la nature et de Dieu : c’est une matière infinie d’étude et de contemplation. »

M. de Sacy, certes, a ses défauts, et je puis dire qu’ayant habituellement suivi une tout autre voie, une tout autre méthode que la sienne en critique littéraire, j’y suis sensible, à ces défauts, comme il doit l’être aux miens : il a ses redites, il a ses longueurs ; il a des excès de louange sans nuances à l’égard de certaines personnes ; il a des humilités soudaines par lesquelles il se dérobe et s’interdit presque le droit de juger en des cas où il serait sans doute très compétent : voilà les inconvénients de sa manière et qui sont presque des conséquences de ses vertus. Mais celui qui ne sentirait pas tout ce qu’il y a de rare, de foncièrement salubre et de moralement exquis dans les bonnes pages que nous indiquons, ne s’expliquerait pas l’estime universelle qu’il inspire. S’il n’y a qu’une voix sur lui, et si un juste respect l’environne, c’est qu’il s’exhale un parfum d’honnêteté de tout ce qu’il écrit. D’autres critiques brillent par l’invention, d’autres par l’érudition curieuse, d’autres par l’imprévu du tour ou le fini du détail : lui, il est surtout recommandable comme l’aimable et modeste Nicole, par les mœurs.

Un de ses bons, de ses meilleurs articles, est celui qu’il a fait sur les Maximes de La Rochefoucauld. En conscience, il ne doit pas les aimer, et il nous dit à merveille pourquoi. Je ne défendrai pas La Rochefoucauld ; il n’est pas de ceux qu’on mette son amour-propre à défendre et qu’il y ait honneur à épouser. D’ailleurs il se passe bien d’apologie, et il laisse à l’expérience toute seule le soin de dire le dernier mot sur son compte. Je ferai ici une simple remarque : c’est qu’ayant relu depuis peu la première édition des Maximes en la comparant à la dernière qu’a donnée l’auteur et qui est celle qu’on suit généralement, j’y ai trouvé assez de différences pour pouvoir affirmer que c’est la première seule qui contient toute la pensée de l’homme, pensée franche, absolue à l’origine, toute verte et toute crue, sans adoucissement, et qui, par la portée, va rejoindre d’autres systèmes moraux de date plus récente. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. M. de Sacy, père de famille, fils d’un père très religieux, et religieux lui-même, à demi platonicien autant qu’il sied à un admirateur déclaré de Cicéron, ayant en lui, dans sa nature modérée et sensée, de beaux restes et comme des extraits mitigés de toutes ces hautes doctrines, M. de Sacy, homme pratique et de mœurs domestiques vertueuses, a lu les Maximes, et, en les admirant littérairement, il en a souffert dans sa sensibilité : « Ma répugnance est invincible, dit-il ; je tiens les Maximes pour un mauvais livre. J’éprouve, en les lisant, un malaise, une souffrance indéfinissable. Je sens qu’elles me flétrissent l’âme et me rabaissent le cœur… » Et il développe sa thèse avec une grande vigueur de conviction, un profond accent de conscience, dans un style animé et tempéré qui est déjà celui d’un jeune et doux vieillard (pardon du mot ! mais nous sommes, lui et moi, à peu près contemporains). On peut dire, en effet, de sa critique, en y appliquant une expression que Cicéron emploie pour l’éloquence, qu’elle a commencé à blanchir de bonne heure. En combattant La Rochefoucauld, il est à la fois plein d’onction et d’émotion ; il s’arme de tous les souvenirs d’enfance, de toutes les traditions héréditaires, du besoin de croire et d’espérer qui revient et s’augmente avec l’âge. Il estime que depuis le christianisme, l’homme reconnu infirme et malade, éclairé sur ses misères, a plus besoin de consolations, de secours divin ; qu’insulter à l’humanité depuis le christianisme, la railler ou la mépriser, si l’on ne va aussitôt jusqu’au remède, est chose plus grave qu’auparavant, et qui tire plus à conséquence. C’est ainsi qu’il a des paroles d’aversion, non seulement pour La Rochefoucauld, mais pour Voltaire, pour Molière. Il refuse aux amers ironiques et aux grands railleurs modernes une qualité qu’il accorde volontiers aux grands railleurs et aux mélancoliques de l’Antiquité, à Aristophane et à Lucrèce, l’élévation : « Tout écrivain parmi les modernes, s’écrie-t-il, que n’anime pas à un degré quelconque le sentiment chrétien, pourra être un déclamateur ; élevé, il ne le sera jamais. »

Cet article de M. de Sacy est un de ceux où il se dessine le mieux et le plus au complet dans l’excellence de sa nature mixte, avec ses velléités, ses aspirations et ses répulsions, ses regrets ou ses désirs, son vœu d’alliance de la raison et de la foi, ses préférences païennes ou classiques, et ses adhésions chrétiennes. Il ne faudrait pourtant pas trop presser ce juste milieu religieux et moral en tant que système : cela n’a toute valeur que comme expression d’une nature individuelle, et ce qui en fait la force en M. de Sacy, c’est d’être avant tout porté par un bon fonds, préparé de longue main. Car qu’on ne croie pas que ce soit une petite avance pour la vertu que de sortir de la race des justes.

Je pourrais, en feuilletant ces volumes, continuer mon énumération, ma liste d’auteurs, que je ne veux cependant pas épuiser. Mais l’article mémorable et tout à fait distingué, chef-d’œuvre de M. de Sacy, a été celui du mardi 25 octobre 1853, sur le Catalogue de la bibliothèque de feu J.-J. De Bure. Parler d’un catalogue, c’est peu inspirant, ce semble ; et pourtant, si M. de Sacy a jamais été neuf, fin, varié, imprévu, s’il a eu de l’accident et de la bonne fortune d’écrivain, un grain d’humour, ç’a été ce jour-là. Nous l’avons ici dans son vif, dans sa fantaisie. Oui, de la verve et du lyrique sur des catalogues ! Il ne s’agit que de prendre les gens à leur heure et à leur moment, dans ce qu’ils aiment à la folie. On a des trésors de talent quand on parle de l’objet de sa passion. En parlant des livres, et, à ce propos, de la rue obscure, du salon grave et sombre où il visitait les antiques libraires dans son enfance, et des savants modestes qu’il y rencontrait, et des différentes manières d’aimer les livres, des différentes espèces de bibliophiles, et des variétés dans l’espèce, jusqu’à l’amateur de bouquins exclusivement, en parlant de toutes ces choses et de tous ces gens, qui faisaient son sujet d’observation et son gibier depuis des années, le rayon lui est venu, un de ces rayons familiers, riants, comme La Bruyère les savait saisir, qui éclairent le front des originaux, et qui pénètrent dans les intérieurs. Pour moi, les deux morceaux de M. de Sacy que je préfère, sont l’article sur L’Orateur de Cicéron et cet article sur les catalogues : Cicéron et les beaux livres, ses deux amours !

Je n’ai pas à conclure, tous mes lecteurs connaissant M. de Sacy presque aussi bien que je le puis connaître moi-même. Dans notre temps, où ce qu’on appelait autrefois le sens commun est si peu d’usage en littérature et se trouve le plus souvent remplacé par le caprice, M. de Sacy en est un des derniers représentants utiles ; je ne sais même si l’on trouverait aujourd’hui personne qui le représentât aussi nettement et aussi distinctement que lui, qui en offrît un exemplaire vivant aussi authentique et aussi sensible. Et pour finir, qu’on me permette, à ce sujet, une petite histoire.

M. de Sacy est de l’Académie, et à ce titre il a charge, pour sa part, d’entendre et de juger chaque année nombre de pièces de poésie et de prose qui y sont adressées pour les concours. Il y a quelque temps (il y a quelques années, si vous voulez), on lisait dans une séance particulière des pièces de vers, et, on le sait trop, il y a une infinité de façons pour les vers d’être médiocres ou mauvais. Mais les pires de tous à entendre sont ceux qui, sans être plats et en laissant percer des efforts d’élévation, n’attestent après tout que les convulsions d’un talent ambitieux qui se débat contre une demi-impuissance. On lisait donc, on lisait pour la seconde ou la troisième fois, et en dernier ressort, une de ces pièces de vers pénibles, laborieuses, sillonnées çà et là de lueurs, mais pleines d’obscurités, semées de précipices et à se casser le cou à chaque pas ; c’était un supplice pour tous. Notez que, sans nommer l’auteur de ces vers, je me garderais bien de faire l’allusion même la plus lointaine à son poème rejeté et enseveli, si lui-même, par son procédé, n’avait depuis lors rompu toute mesure et ne nous avait dégagés du secret, en s’attaquant d’une manière inqualifiable (et de quoi n’est pas capable un poète piqué ?), — en s’attaquant, dis-je, à des juges qu’il avait non seulement choisis, mais sollicités un à un très humblement40. On lisait donc cette pièce, un poème fort long, fort dur, fort inégal, où tous les tons se heurtaient et où tout dansait à la fois, et on allait jusqu’au bout par conscience, par égard pour les traces de talent qui s’y révélaient, pour les étincelles qui sortaient de la fumée, pour les éclairs qui sillonnaient la nuit. On écoutait, mais on souffrait. La lecture très bien faite, — trop bien faite — par un académicien poète41 qui sait le prix du moindre vers et qui caresse tout ce qu’il touche, ajoutait à la souffrance en étalant complaisamment les défauts comme on eût fait des qualités et en les mettant dans leur plus beau jour. Je ne connais rien de plus irritant, en pareil cas, qu’un lecteur qui s’arrête en souriant à chaque vers amphigourique, de l’air de dire : Que c’est charmant ! qui ralentit à tout instant son débit pour avertir d’admirer, et qui s’applaudit du geste comme s’il était l’auteur. Quand il eut fini, et qu’on fit ce qu’on appelle un tour d’opinions, il n’y eut qu’une voix chez tous ceux qui avaient entendu. On rejeta la pièce, mais elle avait produit son effet. Quelques-uns étaient sortis avant la fin ; quelques autres, en demeurant, n’avaient pu dissimuler leur impatience. J’avoue que j’étais de ceux-là ; à un moment j’avais crié. Or M. de Sacy qui était resté jusqu’au bout, et qui avait écouté en silence, avait apparemment souffert plus qu’un autre dans son bon sens, et dans ses habitudes de bonne langue, de bonne logique, de logique de Port-Royal. Il rentra chez lui après la séance et se sentit indisposé ; il le fut pendant quelques jours. Voilà une indisposition à la Despréaux, qui lui fait honneur, et qui prouve sinon la force de ses nerfs, du moins la santé de son esprit.

On disait de l’avocat général Talon, en son temps, qu’il était le plus beau sens commun du Palais. Depuis ce jour-là, je dis de M. de Sacy, qu’il est le sens commun le plus délicat de l’Académie, puisqu’il a été malade d’une sotte chose. — On le voit assez, chez M. de Sacy, la personne et les écrits sont dans un parfait accord ; l’homme est d’une pièce. Aussi, sans viser à l’originalité dans la critique, et par la seule droiture de son goût, par l’incorruptible fidélité de ses affections comme de ses répugnances, il remplit parmi nous une place à part, il tient un coin qu’on ne prendra pas et qui n’est qu’à lui.