III. (Fin.)
Benjamin Constant et l’opposition du Tribunat. — Impression sur le premier consul. — Roederer directeur de l’Instruction publique ; — chargé des lycées et des théâtres. — Il est nommé sénateur. — Veille de l’Empire. — Napoléon défini par lui-même. — Ses paroles sur la guerre ; — sur le don du commandement ; — sur le travail ; — sur la règle des vingt-quatre heures dans la tragédie. — Roederer dans la retraite sous la Restauration. — Ses écrits sur Louis XII et François Ier. — L’hôtel Rambouillet et Mme de Maintenon, etc.
On me dit que Benjamin Constant parlait mal de Roederer ; je le crois bien : ils s’étaient connus, ils s’étaient rencontrés et même rendu de bons offices ; Benjamin se vantait d’avoir une fois rapproché Roederer de Sieyès qui le boudait ; Roederer avait eu souvent à écrire sur les brochures de Benjamin Constant : tout cela était bien ; mais un jour, dans une circonstance capitale, Roederer l’avait déjoué et blessé. Le jour même de la formation du Conseil d’État, on avait dressé un projet de règlement pour les rapports à établir entre le Conseil, le Corps législatif et le Tribunat. Ce premier projet de loi porté au Tribunat y excita de l’opposition. Roederer prévoyant ou peut-être prévenu de la veille que Benjamin Constant devait parler contre, écrivit le matin dans le Journal de Paris, 15 nivôse an VIII (5 janvier 1800), les lignes suivantes, qu’il signa :
Sait-on bien ce que c’est que le Tribunat ?
Est-il vrai que ce soit l’opposition organisée ? Est-il vrai qu’un tribun soit condamné à s’opposer toujours, sans raison et sans mesure, au gouvernement ; à attaquer tout ce qu’il fait et tout ce qu’il propose ; à déclamer contre lui quand il approuve le plus sa conduite ? etc., etc.
Si c’était là le métier d’un tribun, ce serait le plus vil et le plus odieux des métiers.
Pour moi, j’en ai pris une autre idée :
Je regarde le Tribunat comme une assemblée d’hommes d’État chargés de contrôler, réviser, épurer, perfectionner l’ouvrage du Conseil d’État, et de concourir avec lui au bonheur public.
Un vrai conseiller d’État est un tribun placé près de l’autorité suprême. Le vrai tribun est un conseiller d’État placé au milieu du peuple. Les devoirs sont les mêmes pour tous deux.
Benjamin Constant, sous le coup de cette note, commençant son
discours quelques heures après, était obligé de dire pour exorde :
« Il eût été à désirer que le premier projet de loi soumis à la
discussion du Tribunat eût pu être par lui adopté ; la malveillance
n’aurait pas le prétexte de dire que cette enceinte est un foyer
d’opposition… »
J’ai eu sous les yeux des lettres qui prouvent à
quel point Benjamin Constant et son monde, au moment où ils ouvraient les
hostilités, furent sensibles eux-mêmes à de si promptes représailles.
Roederer, en agissant ainsi, obéissait à son zèle pour l’établissement
consulaire, et le journaliste en lui venait en aide au conseiller d’État. Il
connaissait de plus le caractère et la manière de sentir du premier consul,
que des attaques et des chicanes de ce genre allaient à l’instant porter
au-delà du premier but. À un an de là, à la Malmaison, en janvier 1801, le
premier consul disait aux sénateurs Laplace et Monge, et à Roederer, au
sujet même des injures qu’on s’était permises au Tribunat
contre le Conseil d’État pour la loi sur les tribunaux
spéciaux : « Je suis soldat, enfant de la Révolution, sorti du sein
du peuple : je ne souffrirai pas qu’on m’insulte comme un roi. »
Il disait dans un autre moment : « Il faut que le peuple français me
souffre avec mes défauts, s’il trouve en moi quelques avantages : mon
défaut est de ne pouvoir supporter les injures. »
Vers le même
temps à Paris, toujours au sujet de la même affaire, comme Roederer lui
disait :
Les parlements autrefois parlaient toujours aux rois dans leurs remontrances des conseils perfides qui trompaient Leur Majesté, mais leurs séances n’étaient pas publiques. — Et d’ailleurs, reprenait vivement le premier consul, ces choses-là les ont renversés ; et moi j’ose dire que je suis du nombre de ceux qui fondent les États, et non de ceux qui les laissent périr.
Il ajouta peu après : « Quand on attaque les conseils,
c’est pour renverser celui qui les écoute : quand on veut
abattre un arbre, on le déchausse. »
Roederer savait ces choses ; il ne les appréciait pas seulement dans leur effet sur le caractère du premier consul, il les jugeait en tenant compte du caractère général des Français. Dans un article de ce temps, il a très bien discuté cette question : « Si en France l’opposition peut être injurieuse et véhémente comme en Angleterre60 ? » Établissant la différence de mœurs et de sensations des deux peuples, il montre l’inégalité d’inconvénients dans les mêmes injures dites à des hommes publics d’un côté ou de l’autre du détroit :
En Angleterre, on pèse l’injure ; en France, il faut la sentir… En Angleterre, l’injure intéresse quelquefois en faveur de celui qui la reçoit ; en France, elle avilit toujours celui qui la souffre… En Angleterre, les invectives n’ont point renversé le trône ; en France, elles ont renversé une royauté de quatorze siècles. Pourquoi ? C’est, comme nous avons dit, parce qu’en France l’injure avilit celui qui la souffre, et excite aux injures ceux qui l’écoutent ; au lieu qu’en Angleterre, l’injure parlementaire n’excite pas les injures du peuple…
Il écrivait cela en 1802 ; il s’en souviendra plus tard, trente-trois ans après, en adressant ses fameuses Observations, jugées intempestives, aux constitutionnels, sous le roi Louis-Philippe. Il connaissait mieux que beaucoup de ceux qui le raillèrent alors les mœurs de la France, et comment le feu chez nous prend aux poudres plus vite que chez nos voisins. Toutefois, comme je ne suis ici que rapporteur et que je me borne à relever les principales opinions du personnage que j’étudie, je ferai remarquer que Roederer n’était pas sans quelque inconséquence. En même temps qu’il se montrait si ombrageux sur la liberté de la tribune, il paraît avoir été beaucoup plus coulant sur la liberté des journaux et sur celle même des théâtres. Dans son admiration pour Louis XII, il s’est plu à développer ce point de vue d’une entière liberté accordée à la scène. Après 1800, engagé déjà dans les hautes fonctions de l’État, il se prêtait plus fréquemment qu’il n’était naturel à la polémique avec Geoffroy, avec Mme de Genlis, avec Legouvé et d’autres encore. Il n’eût pas mieux demandé que de continuer de faire, comme un simple particulier, le cours d’économie politique qu’il avait repris à l’Athénée (1800-1801). Directeur de l’Instruction publique, il ne trouvait pas mauvais qu’un de ses discours pour une distribution de prix fût critiqué par un professeur de rhétorique de l’établissement où il l’avait prononcé. Il ne faut pas demander à Roederer une séparation très exacte et très absolue entre ses diverses facultés et ses divers rôles. Il y a en lui l’homme de gouvernement, il y a l’homme de publicité ; les habitudes de celui-ci reviennent fréquemment à travers l’autre61.
Un jour, le 12 mars 1802, le premier consul dit à Roederer qui entrait dans
son cabinet avant la séance du Conseil d’État : « Eh bien, citoyen
Roederer, nous vous avons donné le département de
l’esprit. »
C’était la direction de l’Esprit public,
comprenant alors, par un bizarre assemblage, et l’instruction publique et
les théâtres ; les écoles primaires, centrales, les lycées, prytanées, en y
joignant la Comédie-Française et l’Opéra. Roederer ne cessait point pour
cela d’être conseiller d’État et président de section ; mais cette direction
nouvelle, en le mettant aux prises avec des difficultés et des
amours-propres de tout genre, hâta le moment où il y eut arrêt dans sa
faveur.
On aurait peine à se figurer le désordre et la confusion où était l’enseignement de la jeunesse en 1800 : toutes les méthodes faciles, toutes les fantaisies philosophiques et philanthropiques s’étaient donné carrière sous le Directoire ; il s’agissait de remettre la règle et un peu de sévérité dans cette licence et cette bigarrure. Il existait déjà un premier plan, une ébauche d’instruction publique par Fourcroy. Avant d’en venir au système qui prévalut et qui présida à la réorganisation de l’Université sous Fontanes, on avait à passer par des épreuves successives : le système de Roederer fut un de ces essais intermédiaires. Ce directeur imprévu de l’enseignement, qui s’était formé lui-même, qui n’avait point hérité des anciennes traditions classiques, et qui n’était pas non plus du groupe polytechnicien proprement dit, mais homme d’esprit, rempli d’observations et d’idées fines, un peu particulières, se mit aussitôt en devoir de les appliquer :
J’avais depuis longtemps remarqué, dit-il, les caractères qui distinguent l’esprit des géomètres et des physiciens, de celui des hommes appliqués aux affaires, et de celui des personnes vouées aux arts d’imagination ; dans les premiers (je ne parle que généralement), exactitude et sécheresse ; dans les seconds, souplesse allant quelquefois jusqu’à la subtilité, finesse allant quelquefois jusqu’à l’artifice ; dans les troisièmes, élégance, verve, exaltation portée jusqu’à un certain dérèglement…
Ce que je projetais d’après ces observations, ajoute-t-il, était : 1º de faire marcher de front, dès les plus basses classes des collèges, les trois genres de connaissances, littéraires, physiques et mathématiques, morales et politiques, en mesurant à l’intelligence des enfants dans chaque classe les notions de chaque science ; 2º de faire enseigner dans chaque classe, même les plus basses, les trois sciences par trois professeurs différents, dont chacun serait spécialement consacré à l’une des trois…
Le but était défaire cesser le divorce entre les diverses
facultés de l’esprit, de les rétablir dans leur alliance et leur équilibre,
et d’arriver à une moyenne habituelle plutôt que de
favoriser telle ou telle vocation dominante. Mais, comme il ne fallait point
non plus surcharger l’esprit des enfants, il en résultait qu’en enseignant
trois ordres de sciences à la fois, il y avait à réduire la dose de chacune,
à ne la donner pour ainsi dire que par couches très
minces. Je n’insiste pas sur ce système qui n’a point été mis à
l’épreuve et qui, dès lors, ne peut être qu’imparfaitement jugé. Les
objections se voient d’elles-mêmes. Ce que le système offre, à première vue,
de trop mince et de trop étendu en surface, aurait pu se corriger dans la
pratique. Sachons que Roederer était aidé dans l’application par Delambre et
par Cuvier. Pourtant, Laplace, Biot, alors jeune, plein de zèle et de
vivacité pour les sciences (comme il l’est encore aujourd’hui),
ne l’agréaient pas ; les hommes du coin de Fontanes, et
dont le cœur était pour les grands écrivains du xviie
siècle, ne le pouvaient agréer non plus.
Indépendamment de ces difficultés du fond et de la méthode, il y avait aussi
celles du personnel. À qui et dans quel esprit confier les fonctions de
l’enseignement ? À cette date, si voisine de la confusion, les hommes
n’étaient pas encore assez triés et démêlés, assez remis chacun dans leur
vrai jour. Une fois, Roederer proposait au choix du premier consul, sur une
liste d’inspecteurs des études, le chevalier de Boufflers ; le premier
consul l’arrêta à ce nom et lui dit : « Comment voulez-vous donner
pour inspecteur aux lycées l’auteur de poésies si libres et si connues ?
Les élèves, en entendant son nom, demanderont : Est-ce le chevalier de
Boufflers qui a fait, etc. ? »
et il indiquait la pièce plus que
légère.
Auprès du ministre Chaptal, Roederer n’éprouvait pas le même genre d’objections. Le théâtre occupait beaucoup Chaptal ; il avait de ce côté ses préférences, ses faiblesses déclarées. De là des luttes étranges et souvent plaisantes. Par suite de cette confusion d’attributions qui faisait de lui à la fois une manière de grand maître de l’instruction publique et de directeur des Menus, Roederer, en revenant d’inspecter le prytanée de Saint-Cyr, se rendait à Versailles pour y juger des débuts de Mlle Duchesnois dans le rôle de Phèdre ; car c’est du passage de Roederer à l’administration des théâtres que datent l’entrée de Mlle Georges et de Mlle Duchesnois à la Comédie-Française, et l’admission de Mlle Bigottini à l’Opéra. Il fallut même, pour cette dernière, vaincre une sorte d’opposition des artistes de la danse, qui s’entendaient pour lui refuser toute espèce de talent. Le directeur de l’instruction publique eut à prononcer en dernier ressort sur le mérite d’un pas.
Dans le principe, Roederer avait compté travailler
directement avec le consul, s’inspirer de son esprit, et justifier devant
lui de ses idées. Chaptal, au contraire, mécontent d’un démembrement si
considérable de son ministère, avait tout fait pour réduire cette direction
à n’être qu’une simple division, dont le chef ne serait en rapport immédiat
qu’avec lui. Il avait à peu près réussi dans sa prétention. Roederer
pourtant résistait, et ne consentait pas à cette diminution qui le classait
d’un cran trop bas. C’était le moment où Bonaparte, nommé consul à vie (août
1802), instituant la Légion d’honneur, créant les sénatoreries, faisait
subir à la première Constitution consulaire une modification essentielle qui
l’inclinait dans le sens monarchique. Dès ce moment, à bien juger de la
portée des actes, l’Empire était fait, il l’était en principe ; ce qui vint
après ne devait plus être qu’une consécration, une conséquence. Roederer
fut, il le confesse, un peu lent à s’en apercevoir. Il en était encore à un
certain projet de listes nationales de notabilités, projet conçu et adopté
dans le premier ordre consulaire et provenant de Sieyès : comme Roederer
avait été le rédacteur de ce projet de loi, il continuait de le croire
existant, non incompatible avec les changements survenus, et il en écrivit
en ce sens au premier consul, qui crut sentir à l’instant qu’il n’était plus
compris. À la prochaine séance du Conseil privé, au lieu de lui dire selon
son usage : « Citoyen Roederer, écrivez »
, le premier consul
s’adressa à Regnault de Saint-Jean-d’Angély, et lui dit :
« Écrivez »
. Regnault, à partir de ce jour, devint la
plume et l’orateur du Conseil d’État sous la fin du Consulat et durant
l’Empire. Comme secrétaire confidentiel et rédacteur de la pensée
gouvernante, Roederer avait fait son temps.
Mais, en perdant la faveur proprement dite, il garda et continua de mériter
l’estime et jusqu’à un certain
point la confiance
du chef de l’État. Quelques jours après avoir été retiré de la direction de
l’instruction publique et mis au Sénat (septembre 1802), le premier consul
lui dit chez Mme Bonaparte : « Eh bien, citoyen
Roederer, nous vous avons placé entre les Pères conscrits. » — « Oui,
général, répliqua-t-il, vous m’avez envoyé ad
patres. »
À cette parole un peu épigrammatique, Bonaparte
répondit gravement : « Le Sénat n’absorbe
plus »
; ce qui revenait à lui dire : Vous n’êtes point condamné
à une sorte d’inaction. Et, en effet, d’après les modifications apportées à
la première Constitution, les sénateurs étaient aptes à remplir de hautes
missions actives, et Roederer bientôt s’en ressentit.
Investi de la sénatorerie de Caen dont le siège était à Alençon, Roederer s’y livra à l’étude du pays, et il fit un beau travail, un rapport sur l’état économique, moral et politique de ces provinces qui confinaient au foyer de la guerre civile et qui elles-mêmes en avaient été atteintes. En 1804, à la veille de l’Empire, causant avec lui aux Tuileries, pensant tout haut, exprimant son impatience des injustices de l’opinion parisienne à ce moment, son ennui des résistances qu’il éprouvait dans ses vues de la part même de quelques-uns de ses proches, le premier consul disait ces paroles qui renferment une trop haute et trop soudaine définition personnelle pour ne pas être recueillies :
Au reste, moi je n’ai point d’ambition… (Et se reprenant :) ou, si j’en ai, elle m’est si naturelle, elle m’est tellement innée, elle est si bien attachée à mon existence, qu’elle est comme le sang qui coule dans mes veines, comme l’air que je respire. Elle ne me fait point aller plus vite ni autrement que les mobiles naturels qui sont en moi… Je n’ai jamais eu à combattre ni pour elle ni contre elle ; elle n’est jamais plus pressée que moi ; elle ne va qu’avec les circonstances et l’ensemble de mes idées. — Elle ne va qu’avec votre prudence, répondait Roederer en s’inclinant. (7 mars 1804.)
L’esprit parisien s’était emparé alors de la conspiration Moreau et Pichegru pour forger mille inventions et mille médisances. À ce sujet, le premier consul, dans cette conversation du 7 mars, disait encore :
Je crois bien que, si le ministre de l’Intérieur était meilleur, que, si vous l’étiez, l’esprit public serait meilleur. Mais vous n’avez pas voulu l’être. J’avais chargé Talleyrand de vous le dire ; vous n’avez pas voulu. — Citoyen premier consul, repartit Roederer (à qui Talleyrand dans le temps n’avait dit que peu de chose), vous m’avez très bien jugé en ne me nommant pas. Je suis un homme de parti ; je suis un soldat du parti philosophique. Il faut me laisser à mon poste.
C’est, en effet, le moment pour nous de bien fixer le caractère
littéraire et philosophique de Roederer. Il est et il restera un homme du
xviiie
siècle. Il y eut, en 1802, non
seulement une grande métamorphose dans le pouvoir, il y eut une grande et
vive réaction dans les idées. Il accepte et servira l’une, mais non point
l’autre. Il maintient le Catéchisme universel de
Saint-Lambert, quand le Génie du christianisme a éclaté.
Chateaubriand lui paraît « un esprit romanesque et au
rebours »
. Il approuve civilement le Concordat, mais il reste
étranger à l’ordre d’idées et d’inspiration de Portalis. Il s’attache tant
qu’il peut, dans ses conversations avec le consul, à combattre l’idée qu’il
lui voit du pouvoir de l’imagination sur les Français ;
cette idée du pouvoir de l’imagination, puisée dans les
camps et justifiée par les prodiges militaires, lui paraît dangereuse à
transporter dans le civil et menant à l’extraordinaire plus qu’à l’utile.
Mais lui-même il ne se rend pas assez compte de certaines choses lumineuses,
éclatantes, de représentation ou de fantaisie, qui sont nécessaires chez
nous. Il met de côté cette faculté d’admiration
qui veut être satisfaite et tenue en haleine, même dans le régime ordinaire
de la vie. Le monumental le touche peu ; la célébration des fêtes
religieuses et autres, les solennités en tout genre, lui paraissent
volontiers une superfluité. Quand il dirigeait les théâtres, si on l’eût
laissé faire, il aurait laissé tomber l’Opéra. En un mot, il est pour une
raison trop continue, trop suivie ; il n’admet pas ces coups d’archet en
toute chose qu’il faut de temps en temps en France.
Plus tard, dans ses loisirs, lui aussi il reviendra passionnément et avec une prédilection marquée à une sorte de culte, au culte littéraire du xviie siècle ; mais, même dans ce mouvement qui lui est commun avec d’autres, notez les différences. Dès 1800 et vers les premières années de cette renaissance, quelques hommes de talent et de goût revinrent également au grand règne, mais par un sentiment prompt et vif d’admiration pour les chefs-d’œuvre, par l’adoption reconnue salutaire des doctrines, par l’attrait du beau langage et de l’éloquence ; les Fontanes, les Joubert, les Bausset obéirent à cet esprit et s’en firent les organes. Quand Roederer reviendra sous la Restauration à la belle littérature et à la société de Louis XIV, ce sera par un long détour et par un revers imprévu, en vertu d’une vue ingénieuse, fine, et moyennant tout un enchaînement d’idées ; il y reviendra à la manière de Fontenelle, non de Fontanes.
Bonaparte, depuis qu’il était empereur, ne voyait guère Roederer sans lui
demander : « Comment va la métaphysique ? »
Il y avait dans
cette question, d’ailleurs bienveillante, tout un jugement.
Les principaux emplois de Roederer sous l’Empire furent auprès du roi Joseph,
qu’il avait beaucoup connu dans le Conseil d’État, alors qu’ils en faisaient
tous deux
partie, et qui lui portait une
véritable amitié. Lorsque Joseph fut roi de Naples, Roederer, député avec
deux autres sénateurs pour le complimenter, lui resta et fut retenu par lui
pour son ministre des finances. Il y administra depuis la fin de 1806
jusqu’en juillet 1808. Il avait préparé dans ce pays l’utile réforme
financière qui fut depuis reprise et exécutée sous le roi Murat par le comte
de Mosbourg62. Lorsque Joseph passa de Naples sur le trône d’Espagne, ce
fut Roederer qui fut chargé deux fois et dans des circonstances diversement
délicates (avril 1809 et juillet 1813) d’aller lui transmettre les
intentions de l’empereur, de les lui interpréter et de les lui faire agréer.
Ces missions sont d’une nature trop particulière pour être exposées soit en
entier, soit incomplètement. Je me borne, pour ces années, à noter quelques
paroles tirées çà et là des conversations de l’empereur, et par lesquelles
cette grande nature continue de se définir elle-même avec l’accent qui lui
est propre. C’est l’honneur de Roederer de nous initier ainsi à cette intime
connaissance. Amené à parler de la guerre, « de cet art immense qui
comprend tous les autres »
, des qualités nombreuses qu’elle
requiert, qui sont tout autres que le courage personnel, et qu’on ne se
donne pas à volonté :
Militaire, je le suis, moi, s’écriait Napoléon, parce que c’est le don particulier que j’ai reçu en naissant ; c’est mon existence, c’est mon habitude. Partout où j’ai été, j’ai commandé. J’ai commandé à vingt-trois ans le siège de Toulon ; j’ai commandé à Paris en Vendémiaire ; j’ai enlevé les soldats en Italie dès que je m’y suis présenté : j’étais né pour cela…
… Moi, je sais toujours ma position. J’ai toujours présents mes états de situation. Je n’ai pas de mémoire pour retenir un vers alexandrin, mais je n’oublie pas une syllabe de mes états de situation. Je sais toujours la position de mes troupes. J’aime la tragédie63, mais toutes les tragédies du monde seraient là d’un côté, et des états de situation de l’autre, je ne regarderais pas une tragédie, et je ne laisserais pas une ligne de mes états de situation sans l’avoir lue avec attention. Ce soir je vais les trouver dans ma chambre ; je ne me coucherai pas sans les avoir lus. (Il était en ce moment près de minuit.)
C’est peut-être un mal que je commande en personne ; mais c’est mon essence, mon privilège…
… J’ai plus d’esprit… Et que me fait votre esprit ? c’est l’esprit de la chose qu’il me faut. Il n’y a point de bête qui ne soit propre à rien, il n’y a point d’esprit qui soit propre à tout.
Les amours des rois ne sont pas des tendresses de nourrices. Ils doivent se faire craindre, et respecter. L’amour des peuples n’est que de l’estime.
J’aime le pouvoir, moi ; mais c’est en artiste que je l’aime… Je l’aime comme un musicien aime son violon. Je l’aime pour en tirer des sons, des accords, de l’harmonie…
Le militaire est une franc-maçonnerie ; il y a entre eux tous une certaine intelligence qui fait qu’ils se reconnaissent partout sans se méprendre, qu’ils se recherchent et s’entendent ; et moi je suis le grand maître de leurs loges…
Il n’est rien à la guerre que je ne puisse faire par moi-même. S’il n’y a personne pour faire de la poudre à canon, je sais la fabriquer ; des affûts, je sais les construire ; s’il faut fondre des canons, je les ferai fondre ; les détails de la manœuvre, s’il faut les enseigner, je les enseignerai. En administration, c’est moi seul qui ai arrangé les finances, vous le savez… Il y a des principes, des règles qu’il faut savoir…
Moi, je travaille toujours, je médite beaucoup. Si je parais toujours prêt à répondre à tout, à faire face à tout, c’est qu’avant de rien entreprendre, j’ai longtemps médité, j’ai prévu ce qui pouvait arriver. Ce n’est pas un Génie qui me révèle tout à coup en secret ce que j’ai à dire ou à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, c’est ma réflexion, c’est la méditation. Je travaille toujours, en dînant, au théâtre ; la nuit, je me réveille pour travailler. La nuit dernière, je me suis levé à deux heures, je me suis mis dans ma chaise longue, devant mon feu, pour examiner les états de situation que m’avait remis, hier soir, le ministre de la Guerre. J’y ai relevé vingt fautes dont j’ai envoyé ce matin les notes au ministre, qui, maintenant, est occupé avec ses bureaux à les rectifier.
Ces paroles, même décousues, et que j’extrais de conversations très suivies, suffisent à donner la force du jet, à faire sentir la note et l’accent. Et comme il était question un peu de tout avec Napoléon, et que sa pensée se portait en mille sens, je trouve encore, dans une de ces conversations, du 6 mars 1809, ce brusque jugement sur les unités et la règle des vingt-quatre heures, à propos de la tragédie semi-romantique de Walstein qu’avait publiée Benjamin Constant. Les classiques peuvent enregistrer cet imposant témoignage de plus à l’appui de leur système :
Benjamin Constant a fait une tragédie et une poétique, disait Napoléon. Ces gens-là veulent écrire et n’ont pas fait les premières études de littérature. Qu’il lise les poétiques, celle d’Aristote. Ce n’est pas arbitrairement que la tragédie borne l’action à vingt-quatre heures : c’est qu’elle prend les passions à leur maximum, à leur plus haut degré d’intensité, à ce point où il ne leur est possible ni de souffrir de distraction ni de supporter une longue durée. Il veut qu’on mange dans l’action ; il s’agit bien de pareilles choses ! quand l’action commence, les acteurs sont en émoi ; au troisième acte, ils sont en sueur, tout en nage au dernier.
Roederer, lorsqu’il fit plus tard ses comédies historiques sur la Ligue et autres sujets, d’après le président Hénault, et avant M. Vitet, n’était point de l’école impériale en cela.
Créé comte de l’Empire en février 1809, il fut chargé en octobre 1810 de l’administration du grand-duché de Berg, avec rang de ministre64. À la fin de 1813, envoyé à Strasbourg comme commissaire impérial, il y resta pendant tout le blocus. À la chute de l’Empire il devint étranger à toutes fonctions publiques. Au retour de l’île d’Elbe, dans les Cent-Jours, nommé commissaire dans neuf départements du Midi, il a laissé un témoignage de son zèle et de son activité d’efforts dans une pièce confidentielle qui a été publiée65. C’est une lettre de conseils adressée à M. Frochot, alors préfet à Marseille, et qui se disait peu apte aux fonctions extraordinaires que réclamaient les circonstances. J’ai entendu juger diversement cette pièce : je suis de ceux qui, ayant peu d’avis sur le fond de ces choses et croyant qu’il y a plus souvent nécessité d’y recourir que de les dire, voient pourtant circuler dans la fin de la lettre une verve et presque une gaieté de Beaumarchais. Après la seconde rentrée des Bourbons, Roederer cessa de faire partie de la Chambre des pairs et fut même éliminé de l’Institut. Ce demi-ostracisme l’affligea peu. C’est alors que, retiré absolument des affaires, au seuil d’une robuste vieillesse, vivant de préférence en sa charmante habitation du Bois-Roussel (dans l’Orne), au milieu des libertés champêtres ou des joies de la famille, il se livra à ses goûts d’étude et de société combinés, et à la composition d’ouvrages moitié littéraires, moitié historiques, où il se développa avec une originalité entière.
Cette vie qu’on menait au Bois-Roussel a été décrite assez vivement et avec
assez de relief par un témoin ou du moins par le fils d’un voisin de
terre66 ; ces sortes de
descriptions d’intérieur sont trop délicates pour pouvoir être reprises à
distance par ceux qui n’en ont pas vu de leurs yeux quelque chose. Je me
bornerai donc à renvoyer à ce qu’on en a dit, et je définirai de mon mieux
la suite d’idées que M. Roederer a portées dans ses derniers écrits, ce qui
en fait l’intérêt et le lien. Dès sa jeunesse et du temps qu’il était à
Metz, il s’était déjà occupé de Louis XII ; il y revient en vieillissant, et
il fait de lui son héros de prédilection et son roi. En étudiant l’histoire
de France, il a cru découvrir, dit-il, qu’à la fin du xve
siècle et au commencement du xvie
, ce qu’on appelle la Révolution
française était consommé, que la liberté reposait sur une
Constitution libre, et que c’était Louis XII, le Père du peuple,
qui avait accompli tout cela. La bonhomie et la bonté ne
sont guère refusées à Louis XII ; Roederer s’attache à revendiquer de plus
pour ce prince l’habileté. Ces guerres d’Italie considérées généralement
comme des fautes, il les excuse et les justifie en les montrant dans la
pensée du prince comme un moyen de politique utile et nationale : il lui
fallait obtenir du pape Alexandre VI de rompre son mariage avec Jeanne de
France pour épouser ensuite Anne de Bretagne, et pour réunir ce duché au
royaume. Je n’ai pas à développer tous les mérites et les perfections que
Roederer reconnaît en Louis XII ; il en fait je ne sais quel type accompli,
il semble, en vérité, que du moment que Bonaparte, premier consul, ne
s’était point tenu dans sa forme première et avait brisé le cadre où il
s’était plu d’abord à l’enfermer, Roederer s’était, de regret, rejeté en
arrière, et qu’il avait cherché loin des régions historiques brillantes,
loin de la sphère de l’admiration et de la gloire, et, comme il dit,
« dans l’obscure profondeur d’un gouvernement utile »
, un
héros d’un nouveau genre, pour se consoler et se dédommager de celui qu’il
n’avait pu fixer.
Il y a plus : les femmes jouèrent toujours un grand rôle dans la pensée de Roederer ; il les aimait, entre autres choses, pour leur esprit, pour leur conversation, pour le charme qu’elles mettaient dans la société, et pour la part de culture qu’elles apportèrent dans la formation de la langue. Il voyait dans l’amour qu’on avait pour elles une des passions dominantes, une des vertus sociales du Français. Or, il crut remarquer que l’épouse chérie de Louis XII, Anne de Bretagne, avait fondé une école de politesse et de perfection pour le sexe :
C’était, avait dit Brantôme, la plus digne et honorable reine qui eût été depuis la reine Blanche, mère du roi saint Louis… Sa cour était une fort belle école pour les dames, car elle les faisait bien nourrir et sagement, et toutes à son modèle se faisaient et se façonnaient très sages et vertueuses.
Prenant acte de ces paroles de Brantôme et leur donnant un sens rigoureux, Roederer avait tâché d’en tirer toute une série de conséquences. Comme François Ier avait, à bien des égards, bouleversé l’état de choses établi politiquement par Louis XII, il croyait de même que les femmes aimées par François Ier n’avaient pas moins dérangé l’honorable état de société établi par Anne de Bretagne. À partir de cette époque, il voyait comme une double lutte se poursuivre entre deux sortes de sociétés rivales et incompatibles, entre la société ingénieuse et décente dont Anne de Bretagne avait donné l’idée, et la société licencieuse dont les maîtresses de roi, les duchesse d’Étampes, les Diane de Poitiers, favorisaient le triomphe. Ces deux sociétés, selon lui, n’avaient cessé de coexister durant tout le xvie siècle : c’était une émulation de mérite et de vertu de la part des nobles héritières, trop éclipsées, d’Anne de Bretagne, c’était une émulation et une enchère de galanterie de la part des folles élèves de l’école de François Ier. Or, pour M. Roederer, l’hôtel de Rambouillet, ce salon accompli, fondé vers le commencement du xviie siècle, n’était que la reprise tardive des traditions d’Anne de Bretagne, la revanche du mérite, de la vertu et de la politesse sur la licence à laquelle tous les rois depuis François Ier, et Henri IV lui-même, avaient payé tribut.
Arrivé à cette date de l’hôtel de Rambouillet, et tenant désormais en main un fil ininterrompu, Roederer insistait, divisait et subdivisait à plaisir. Il marquait les temps divers, les diverses nuances de transition, d’accroissement ou de déclin qu’il croyait discerner. Les premières années de la jeunesse de Louis XIV lui causaient un peu de chagrin : on revenait à la méthode de François Ier, aux maîtresses brillantes. Roederer, sans s’inquiéter s’il ne mécontenterait pas les classiques, s’en prenait un peu aux quatre grands poètes, Molière, La Fontaine, Racine et Boileau lui-même, tous plus ou moins complices de ces louanges pour un victorieux et un amoureux. Pourtant l’âge venait ; Louis XIV se tempérait à son tour, et une femme sortie du plus pur milieu de la société de Mme de Rambouillet et qui en était moralement l’héritière, une femme accomplie par le ton, la raison ornée, la justesse du langage et le sentiment des convenances, Mme de Maintenon, s’y prenait si bien qu’elle faisait asseoir sur le trône, dans un demi-jour modeste, tous les genres d’esprit et de mérite qui composent la perfection de la société française dans son meilleur temps. Le triomphe de Mme de Maintenon était celui de la société polie elle-même. Anne de Bretagne avait trouvé son pendant à l’autre extrémité de la chaîne, après deux siècles.
Ces idées de M. Roederer, qui perçaient déjà dans quelques-uns de ses ouvrages sur Louis XII et François Ier, publiés en 1825 et 1830, n’acquirent tout leur développement et leur piquante évidence que par l’impression de son Mémoire sur la société polie, en 1835. Le livre, non mis en vente, circula de main en main ; on en discuta, on disputa même. L’auteur avait traité trop légèrement, sans assez d’égards, quelques opinions contraires à la sienne, qu’il avait rencontrées sur son chemin : à propos des précieuses, il se fit des affaires presque aussi vives qu’au 10 Août ou qu’aux approches de Vendémiaire. Je dirai pourtant à l’un de ceux qui ont répondu en dernier lieu à M. Roederer67 : Faut-il donc porter dans la discussion littéraire cette âcreté qui en dénature l’esprit, et qui semblait autrefois réservée pour les disputes de grammaire ou pour les controverses théologiques ? Sans doute, l’opinion si ingénieusement tissue et si subtilement déduite de Roederer est contestable ; qui le nie ? et lui-même, au fond, qu’a-t-il voulu ? Il n’a prétendu, j’imagine, dans ce jeu suivi et patient de sa vieillesse, que fournir matière à conversation, à contradiction, à quelques-uns de ces dissentiments agréables et vifs qui remplissent et animent les soirées d’automne à la campagne. Pour moi, ce qui me frappe et me touche le plus dans ce paradoxe d’érudition française, c’est de voir l’homme qui se trouvait assister avec l’écharpe tricolore à la chute de l’ancienne monarchie, celui qui, le 19 Brumaire, suivait comme un volontaire des plus ardents le général Bonaparte à Saint-Cloud, se faire en vieillissant, par choix et par courtoisie, le chevalier d’honneur de Mme de Maintenon, et n’avoir de cesse qu’il ne l’ait reconduite, déjà plus qu’à demi vengée, entre les mains d’un Noailles.
Il y a d’ailleurs, indépendamment de toute conjecture, une idée vraie et neuve dans son livre, c’est de ressaisir à distance l’histoire de la conversation, d’en noter l’empire en France, de reconnaître et de suivre à côté de la littérature régulière cette collaboration insensible des femmes, à laquelle on avait trop peu songé jusque-là. Depuis que M. Roederer a donné son Mémoire, combien d’écrivains n’ont-ils pas recommencé l’histoire de l’hôtel de Rambouillet ou de quelques-unes des héroïnes qui y figurent ! L’ont-ils surpassé en exactitude ou en talent ? c’est en partie ce qu’il a voulu. — Dans tous les cas, il a gagné un point ; il n’est plus permis, après l’avoir lu, de parler de l’hôtel Rambouillet du ton de dédain qu’on y mettait auparavant.
La politique se mêla encore à ses derniers jours : il avait écrit un petit
livre : L’Esprit de la Révolution de 1789 ;
il en communiqua le manuscrit au duc d’Orléans (depuis
roi) en 1829, et il le publia en 1831. On y trouve des observations très
vraies et très bien vues sur le caractère particulier de la Révolution en
France, sur la part qu’y eut, plus que l’intérêt même, un amour-propre
légitime, et sur ce que cette Révolution est restée chère aux Français,
moins encore comme utile que comme honorable. Dans notre pays d’égalité, et
sous cette forme démocratique qui séduit la jeunesse, il s’agit moins
encore, selon Roederer, de telles ou telles garanties positives que de
chances d’élévation libre et de distinctions accessibles à tous. Ce que rêve
et ce qu’ambitionne au fond chaque jeunesse, ce n’est pas un niveau commun
qui fasse limite, « c’est une carrière ouverte à l’émulation de tous
les talents pour atteindre à toutes les supériorités »
. L’émulation de supériorité inspirée par l’égalité de
droits, c’est ainsi qu’il définit l’esprit de la France.
Mais l’écrit de la vieillesse de Roederer qui fit le plus de bruit, ce fut son Adresse d’un constitutionnel aux constitutionnels (février 1835). Redevenu membre de la Chambre des pairs après 1830, témoin des agitations parlementaires et de la formation des majorités compactes ou systématiques, il crut y voir un danger ; il se hâta de le dire. Il combattit la fameuse doctrine : Le roi règne et ne gouverne pas. Il montra que, dans un gouvernement naissant et dans un ordre à peine établi, le roi ne pouvait, sans inconvénient et sans danger, être ce soliveau que les Français n’aiment jamais sentir dans leur chef. Il évoqua ses souvenirs de 1800 et du Consulat. On le traita très mal des deux côtés. L’opposition prétendait voir dans la brochure un ballon d’essai, et dans l’auteur anonyme un organe direct de la pensée royale4. Roederer signa la seconde édition de son Adresse et revendiqua l’honneur de son opinion. Quand on relit aujourd’hui ce petit écrit, on y trouve des idées justes, des vérités et des prévisions en partie justifiées. Le seul tort de cette brochure fut dans l’irritation qu’elle causa. Pourquoi imprimer brusquement ces choses ? Mais Roederer était pressé, il allait mourir.
Il expira sans maladie et par accident, dans la nuit du 17 au 18 décembre 1835, à l’âge de près de quatre-vingt-deux ans. Il avait gardé jusqu’au dernier instant quelque chose de robuste.
On ne saurait se dissimuler qu’il a une façon dépenser particulière, une tournure métaphysique portée dans les choses, un goût de paradoxe ingénieux : ç’a été la forme de son esprit. Littérairement il aime à soutenir thèse ; il tient de La Motte, de Fontenelle, je l’ai dit ; avec bien moins de fini dans l’expression, il a plus d’activité qu’eux, plus d’abondance et de vigueur. Cette activité, longtemps dispersée sur toutes sortes de sujets dont aucun ne lui paraissait ingrat, s’est retrouvée la même à la fin sur d’autres sujets purement agréables et parfaitement désintéressés. Il a gagné à vieillir. Le fond de ses goûts s’est déclaré avec honneur. L’histoire politique le nommera ; mais ce qui est mieux encore, sans être précisément un écrivain et en ne paraissant qu’un amateur, il a marqué par ses idées et ses vues sa place dans l’histoire de la littérature et de la société françaises68.