I
Il y a longtemps que la réputation de l’abbé de Marolles est faite, et, comme auteur, il ne vaut guère mieux que sa réputation ; et cependant il mérite un souvenir. Il convient, pour être juste, de faire en lui plusieurs parts. Il a composé des traductions sans nombre ; il a mis en français, en prose ou en vers, Lucain, Virgile, Ovide, et indistinctement tous les poètes latins, le Nouveau Testament, etc. ; en assemblant toutes les éditions et réimpressions qu’il en a faites, cela irait bien à 60 ou 70 volumes, dont plusieurs imprimés avec luxe. Tel est son bagage de traducteur. Comme amateur d’estampes (et c’est ici qu’il brille dans toute sa gloire), il avait amassé, une première fois, de quoi former 264 portefeuilles, dont M. Colbert fit acquisition pour la Bibliothèque du roi en 1667 ; et une seconde fois de quoi former 237 volumes in-folio, qu’il se plut à augmenter jusqu’à son dernier jour. Par le choix, par la méthode et le complet de ces collections, Marolles s’est placé au premier rang des amateurs et des curieux, et s’est acquis l’estime et la reconnaissance des artistes. On peut rire du bonhomme de traducteur tant que l’on voudra, il a rendu, à titre de collectionneur d’images21, un service signalé dont la postérité profite et dont elle lui sait gré. Enfin, au nombre des ouvrages de toutes sortes qu’il laissait couler chaque année de sa plume facile, il eut la bonne idée, un jour, d’écrire ses mémoires, et s’il les écrivit de ce style médiocre et, pour tout dire, un peu plat, qui était le sien, il y mit tout son naturel aussi, sa naïveté d’impressions, sa curiosité, la variété de ses goûts et de ses humeurs. La première partie du moins, qui contient la narration de sa vie jusqu’à l’âge de cinquante-cinq ans, est tout à fait intéressante ; on est bien aise d’y trouver quantité d’anecdotes littéraires ou historiques qui ne sont point ailleurs. C’est un livre vrai. Si chaque homme sensé, et qui a senti ou qui a vu, laissait ainsi son petit livre à son image, la science morale en serait plus avancée. Le spirituel jésuite Tournemine disait que l’abbé de Marolles méritait qu’on, lui pardonnât, en faveur de cet unique volume de mémoires, l’ennui mortel qu’il avait causé au public, et l’impatience qu’il avait donnée aux savants, par ses rhapsodies indigestes durant l’espace de soixante ans ; il lui appliquait, en riant, ce que Lucain, l’ampoulé flatteur, au commencement de sa Pharsale, a dit de Néron, que Rome ne l’avait pas payé trop cher, en définitive, au prix même de toutes les guerres civiles antérieures, s’il n’y avait pas d’autre moyen de l’obtenir : « Scetera ipsa… hac mercede placent ». Il n’y a pas de traductions, trahisons et crimes envers les anciens qu’on ne passe de grand cœur au bon abbé, s’il n’y avait pas d’autre chemin pour en venir à ses mémoires.
Cet homme paisible, aux goûts tout littéraires, né pour le cabinet et pour la bibliothèque, ou pour une promenade modérée dans l’entretien de quelques amis, était sorti d’un des plus vaillants hommes de son temps, du brave Claude de Marolles, capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, célèbre par le combat singulier à la lance et la joute mortelle qu’il engagea devant les tranchées de Paris, le jour même de la mort de Henri III et le premier jour du règne de Henri IV, contre Marivaut, un des plus braves gentilshommes de l’armée du roi. Marolles était du côté de M. de Mayenne et de la Ligue. Le défi avait eu lieu la veille ; la joute se fit dans la plus noble lice, en vue des deux armées et même des dames de Paris. Les deux champions, montés sur des coursiers de différentes couleurs, l’un en armure noire sur un cheval blanc, l’autre sur un cheval noir avec l’écharpe blanche, brisèrent l’un contre l’autre leurs lances du premier coup : Marolles, atteint en plein dans la cuirasse, résista ; Marivaut, frappé à l’œil dans la grille de la visière, tomba roide mort. Ce père de Marolles, le plus beau gendarme qui se pût voir, s’étonnait, bien des années après, de mourir dans son lit ; il en était presque humilié : « Comment, disait-il, ce n’est pas les armes à la main qu’il faut quitter la lumière ! » Et quand ses médecins jugeaient à propos de le saigner, il lui fallait donner sa pertuisane qu’il avait au chevet de son lit, pour lui servir de bâton dans la faiblesse ; il n’en voulait point d’autre22. C’est de ce personnage chevaleresque sortit le fils qui lui devait ressembler si peu. Il naquit en Touraine le 22 juillet 1600. Il n’était ni le premier ni le dernier de la famille ; il fut le quatrième de sept enfants. Ses frères se montraient aussi amateurs d’épées, de chevaux, de chiens et de chasse, que, lui, il était posé, enjoué, amateur de livres et de peintures, de musique, de contes et d’histoires du temps passé. Une maladie qu’il eut en bas âge lui avait causé un affaiblissement de l’œil gauche, duquel, sans que cela parût au dehors, il ne vit jamais qu’imparfaitement. Mais s’il n’eut qu’un œil pour voir, on peut dire qu’il s’en servit avec d’autant plus d’activité, toujours curieux et l’esprit à la fenêtre. Un médecin qui le soigna dans cette première maladie augura de la conformation de sa tête et de sa physionomie qu’il ne chasserait pas de race et qu’il était fait pour une vocation plus tranquille. On le destina à être d’église, et dès l’âge de neuf ans on obtint pour lui du roi un brevet d’abbaye, — d’une petite abbaye de l’ordre de Cîteaux, Baugerais près Loches. Il en eut les bulles de Rome l’année suivante (1610).
Le voilà donc à dix ans tonsuré et abbé, ayant en commande un monastère où il y avait six religieux prêtres, plus un prieur. Marolles, qui joindra plus tard (1627) à ce premier bénéfice l’abbaye de Villeloin, plus considérable, et qui en prit occasion de recevoir l’ordre de prêtrise moins par vocation que par convenance (les bulles y mettant cette condition), fut lié avec quelques-uns de messieurs de Port-Royal, fort sévères sur ce genre d’abus et de d’irrégularités ; mais, tout en se prévalant de leur amitié et en la leur rendant par de bonnes paroles et des témoignages publics d’intérêt, il ne fut touché en aucun temps de scrupules sur la manière dont il était entré dans les bénéfices et dans le sacerdoce ; il avait le christianisme assez large et coulant, et n’était rien moins que rigoriste, soit pour la doctrine, soit pour les mœurs : se contentant de vivre en honnête homme, comme on disait alors. Nous reparlerons de lui en tant qu’abbé.
Élevé par une mère indulgente et tendre, il apprenait tant bien que mal le latin au logis sous un précepteur ; il aimait surtout à lire d’anciens romans français et les autres livres qui se rencontraient alors dans une bibliothèque de campagne assez bien garnie. Il savait par cœur les aventures de L’Odyssée, et goûtait fort les Amadis. Parmi les pères chartreux du Liget qui étaient assez proches voisins, il y avait un dom Marc Durant qui avait fait un poème français sur Sainte Madeleine intitulé : La Magdaliade. Dans les visites que faisait à la Chartreuse le jeune enfant accompagné de son précepteur, il s’entretenait avec dom Durant, qui était ravi de le voir prendre si bien à la poésie jusqu’à admirer son poème ; de ces visites l’enfant rapportait toujours quelque image en taille-douce, dont il ornait les murailles de sa chambre à coucher. C’est ainsi que ses goûts divers se dessinaient déjà : littérature facile et belles images. Ç’a été l’enfant et l’homme le plus amusé qu’il y ait eu, que l’abbé de Marolles.
Doué d’une mémoire heureuse pour toutes les choses extérieures, il a retracé quelques tableaux d’enfance avec plus de vivacité, ce semble, qu’à lui n’appartient. J’ai eu précédemment23 l’occasion de citer des pages de lui sur la félicité pastorale et champêtre dont on jouissait en Touraine durant les dernières années du règne de Henri IV, — toute une idylle. Ces pages sont assurément les meilleures qu’il ait écrites, et il ne faudrait pas juger par là du reste. Il n’a pas retrouvé deux fois les mêmes couleurs. C’est assez qu’il ait partout le ton simple, naturel, « et cet air de sincérité qui gagne la confiance ».
Après la mort de Henri IV, le jeune Marolles va avec sa mère à Tours, dont il fait une description agréable, qui doit être chère encore aujourd’hui aux Tourangeaux. Peu après il va, également en famille, à Paris ; on n’est pas moins de huit jours à faire la route. Son père l’envoie d’abord au collège de Clermont, tenu par les jésuites ; mais comme l’Université, en ce temps-là (1611), mit opposition à cet enseignement par les jésuites, on dut faire passer presque aussitôt le nouvel écolier au Collège de La Marche ; il y étudia assez mollement. Il prend soin d’énumérer tous les aimables condisciples qu’il retrouva ensuite dans le monde ; il ne se loue d’aucun maître en particulier. Ce qui manqua, en effet, à Marolles doué d’une grande facilité et de dispositions vagues pour les lettres, ce fut précisément un maître digne de ce nom, qui lui transmît quelque chose des fortes habitudes et de la méthode du xvie siècle, et lui apprît à étudier les anciens avec précision, ou qui du moins l’avertît des dangers du trop de sans-gêne avec eux. Marolles ne se douta jamais de la difficulté de ce qu’il entreprit plus tard sur les classiques. Petit écolier poli, petit monsieur déjà mondain, ayant besoin, pour s’affectionner aux choses, qu’on lui parlât civilement, il ne rencontra guère que des pédagogues qui le rebutèrent, et il s’habitua à confondre le pédantisme et la discipline. En ces années, il nous tient très au courant de ses sorties et de tout ce qu’il y voit : carrousels, festins, comédies, ballets ; il a, au plus haut degré, la mémoire des yeux. C’est le raisonnement et la logique qui est en lui le côté faible. Il est frappé avant tout de ce qui est singulier, et l’un des souvenirs les plus mémorables qu’il ait gardés du collège est celui du professeur de philosophie Crassot, à la chevelure et à la barbe incultes, vêtu comme un cynique : « Il avait, ajoute Marolles, une chose bien particulière et que je n’ai vue qu’en lui seul, qui était de plier et de redresser ses oreilles quand il voulait, sans y toucher. » De tout temps Marolles aimera à niaiser, à enregistrer tout ce qui s’offre, tout ce qui passe à sa portée, raretés ou balivernes, le philosophe Crassot ou la chanteuse des rues Margot la musette, — le baptême des six Topinamboux, ou une réception des chevaliers du Saint-Esprit.
Au sortir du collège, il s’appliqua avec une certaine ardeur à l’étude, même à celle de la théologie, mais surtout il rechercha la connaissance des beaux esprits et grands hommes du temps, et dans la rue Saint-Étienne-des-Grès, où il logeait alors, il forma, en société de quelques amis honnêtes gens, une petite académie où chacun s’exerçait, se produisait, et où probablement on se louait aussi ; la louange fut très chère de bonne heure à Marolles, et il ne la marchandait pas aux autres, ne leur demandant qu’un peu de retour. Colletet père, Marcassus, un de Molières qui n’est pas le grand Molière, et bien d’autres, étaient de cette société académique, qui naissait d’avance un peu surannée. Marolles, content de lui dès le premier jour, ne se perfectionna jamais. C’est pour payer son écot dans ces réunions littéraires, qu’il commit sa première traduction, celle de Lucain, son premier crime, qui devait être suivi de tant d’autres.
Cependant le capitaine Marolles avait quitté sa compagnie des Cent-Suisses et était passé au service de la maison de Nevers, en qualité de gouverneur du jeune duc de Rethelois. L’abbé de Marolles se vit donc naturellement introduit à l’hôtel de Nevers, et il y fut très favorablement accueilli de l’aînée des filles, la princesse Marie de Gonzague, la future reine de Pologne, « qui se pouvait dès lors appeler la gloire des princesses de son âge par la beauté de sa personne et par les excellentes qualités de son esprit ». La princesse Marie était loin pourtant d’avoir l’esprit de sa sœur cadette Anne de Gonzague, mais elle en avait bien assez pour éblouir Marolles ; elle avait surtout de la grâce, de l’indulgence, et un charme qui opéra sensiblement sur cet excellent et galant homme plus encore peut-être qu’il ne l’a dit et qu’il ne se l’est avoué à lui-même. Elle disposa souverainement de lui durant des années. Il était de sa cour et de sa suite. Il l’accompagnait dans ses voyages. Je ne sais s’il était capable de se former un idéal à la Beatrix et j’en doute, mais s’il a eu un éclair de cet idéal, c’est à la princesse Marie qu’il l’a dû. Il s’occupa de lui achever son éducation et, pour cela, de mêler l’utile et l’agréable, dans les soirées qu’il passait en tiers avec elle et avec sa gouvernante. C’est pour elle qu’il commença de traduire quelques comédies de Plaute, quelques tragédies de Sénèque, telles que la Médée, l’Hercule furieux. Dans un voyage de trois mois qu’il fit en sa compagnie, il traduisit l’office de la Semaine sainte, « pour l’amour de Mlle de Nevers, dit-il, à qui sa piété en avait suggéré le désir ». Dans un autre voyage et séjour à Forges, bien des années après, on le voit conversant de toutes sortes de sujets, et notamment de l’astrologie judiciaire, dans la chambre de la princesse avec les doctes visiteurs qu’il y rencontre : « C’est ainsi, ajoute-t-il après le résumé d’un de ces entretiens où il a brillé, que nous agitions tous les jours quelque belle question pour le divertissement de celle qui nous ordonnait de parler, et qui se plaisait en cette sorte d’entretiens. » Pendant vingt ans et plus (1623-1645) l’abbé de Marolles fut ainsi l’homme de lettres familier, le latiniste ordinaire, une façon de bibliothécaire de la princesse Marie ; sa curiosité y trouvait son compte. Il voyait le monde, les ballets, cérémonies, entrées solennelles, à une très bonne place et d’une fenêtre très commode. Il regardait aussi le dedans. Il s’offrit, un jour, pour travailler à dresser un inventaire général de tous les titres de la maison de Nevers, comptant par là faire sa cour à la princesse Marie, et aussi découvrir toutes sortes de belles choses ignorées : « Je m’appliquai à cet ouvrage quatre ou cinq mois durant avec tant d’assiduité que j’en vins à bout, ayant sans mentir dicté les extraits et marqué de ma main plus de dix-neuf mille titres rédigés en six gros volumes, avec les tables d’une invention toute nouvelle : ce que j’aurais de la peine à croire d’un autre si je n’en avais moi-même fait l’expérience et si je ne voyais encore entre mes mains les marques d’un labeur si prodigieux, pour la seule satisfaction de ma curiosité, quoiqu’il a bien pu servir à des choses plus importantes. »
C’est à Nevers qu’il était allé faire ce rude et, pour lui, délicieux travail : il y avait fait venir quelques personnes de son choix pour l’aider, entre autres le prieur d’une de ses abbayes. Au retour de cette glorieuse campagne, la princesse Marie lui donna un logement à l’hôtel de Nevers et lui sut gré de sa peine : elle eut un de ses plus charmants sourires. Mais Marolles n’était pas encore satisfait ; en matière de catalogue, il était ambitieux comme César et comme tous les vrais collectionneurs, ces insatiables conquérants, qui n’aspirent qu’à se compléter : rien ne lui semblait fait tant qu’il restait quelque chose à faire. Il y avait encore, disait-il, à voir les titres du grand cabinet, ceux du trésor de l’hôtel de Nevers, et enfin une table générale devenait indispensable pour ces derniers inventaires ; on lui demanda ce nouvel effort, et il s’y mit : « L’affection que j’ai toujours eue pour cette princesse ne m’a rien fait trouver de difficile ni d’ennuyeux, où il s’agissait de son service, et puis j’étais bien aise d’avancer toujours dans ma curiosité, pour y faire de nouvelles conquêtes quand l’occasion s’en offrait. »
Depuis qu’il eut son logement en ce lieu d’honneur et d’étude, il semble qu’il ne lui manquait plus rien. Il a fait de ce que nous appellerions le salon de la princesse Marie une description qui respire la félicité suprême ; il était parvenu au comble de ses vœux :
Comme je logeais dans l’hôtel de Nevers, je ne me mettais pas en peine d’aller bien loin pour faire ma cour et pour voir le grand monde, si j’en eusse eu la curiosité, parce qu’il nous venait chercher de tous côtés ; et après la conversation qui se trouvait dans le cabinet de Mme la princesse Marie, il n’y avait plus rien à désirer en ce genre-là. Toutes choses y étaient si honnêtes et si agréables qu’il eût fallu être tout à fait de mauvaise humeur, pour ne s’y plaire pas. La belle raillerie s’y mêlait avec le doux et le sérieux ; et la médisance et toute autre sorte de licence en étaient bannis. Quelquefois le jeu y était admis, mais il avait ses limites ; et la lecture des bons livres y trouvait son temps, aussi bien que la piété solide, aux heures qui lui sont principalement dédiées.
C’était le beau temps de Marolles : il n’était pas décrié comme il le fut plus tard quand il se mit à publier coup sur coup ses incessantes traductions. Il n’avait donné que son Lucain, une suite de l’histoire romaine de Coeffeteau, tirée d’Aurelius Victor et autres, quelques versions de l’office de la Semaine sainte, des heures canoniales, des épîtres et Évangiles. Ce n’était qu’un abbé de qualité, amateur de science et de lecture, habile aux généalogies, et sur le meilleur pied à l’hôtel de Nevers. Dans ce cercle indulgent et aussi peu éclairé que possible, il était même une manière d’oracle. Il avait des commencements d’abbé philosophe. On a souvent cité de lui un mot qui ressemble presque à une saillie. Dans un voyage avec la princesse, en passant à Amiens, comme on présentait parmi les reliques le chef de saint Jean-Baptiste à baiser, il s’en approcha après elle et, sur son invitation, fit de même, tout en disant à demi-voix de cette tête du saint : « C’est la cinq ou sixième que j’ai l’honneur de baiser. » Il raconte avec complaisance en ses mémoires ce propos dont il est tout fier. Un autre jour, comme on débitait la prodigieuse nouvelle qu’un impie ayant tiré un coup de pistolet sur une enseigne de la Vierge au pont Notre-Dame, l’image s’était mise aussitôt à saigner, la princesse Marie, « dont le naturel doux avait toujours été facile à croire aux miracles », pria Marolles d’aller sur les lieux s’informer de la vérité du fait, dont quantité de personnes étaient venues lui parler, se donnant pour témoins oculaires. Marolles, qui lui fait à l’avance toutes les objections, et qui établit qu’en telle matière « le peuple ne voit pas même ce qu’il regarde », ne laisse pas d’y aller pour lui obéir, et il s’assure que tout est fabuleux, hors le coup de pistolet que quelqu’un avait lâché sans intention : « Toutefois, ajoute-t-il, on ne laissa pas d’en faire une image en taille-douce, que j’ai eue entre les miennes ». Marolles n’a pas perdu sa peine. À chacun son faible. Que lui fait un miracle de plus ou de moins, pourvu qu’il en rapporte une image ?
On aurait tort de se faire de la philosophie de Marolles une trop haute idée. Il parle une fois très sensément contre l’astrologie judiciaire ; il paraît avoir une conception assez juste et assez saine du système du monde ; il démontre par des considérations physiques et naturelles la chimère qu’il y a à prétendre tirer des horoscopes sur la fortune des hommes ; et l’instant d’après, parlant d’un voyage en mer que fait devant Dieppe la princesse Marie et d’un vent violent qui, se levant tout d’un coup, aurait pu la mettre en danger : « Cela me fit souvenir, dit-il, d’un songe que j’avais eu la nuit précédente pour un certain débordement d’eaux que je m’étais imaginé, comme il arrive assez souvent. » Il ne croyait pas à l’astrologie, et il a l’air de croire aux songes. Avec Marolles, il ne faut rien presser ; il a les facultés visuelles, extérieures, superficielles, très développées ; mais à part les catalogues et les généalogies, rien ne s’enchaîne dans sa tête. C’est le contraire du penseur.
Depuis l’année 1627, c’est-à-dire depuis l’âge de vingt-sept ans, Marolles avait joint à sa première petite abbaye de Baugerais l’abbaye bien plus importante de Villeloin, dont le titre se rattache habituellement à son nom. Son père la lui avait obtenue du roi et du cardinal de Richelieu, en gagnant de vitesse les autres compétiteurs. À peine le précédent abbé avait-il rendu le dernier soupir, que Marolles, alors sur les lieux, en donna avis en toute hâte à son père, grâce à l’obligeance d’un maître de poste qui par un très mauvais temps, à dix heures du soir, expédia un courrier qui devança tous les autres. Cette abbaye de Villeloin était une abbaye bénédictine, au diocèse de Tours, d’un revenu d’environ 6000 livres : elle contenait onze religieux prêtres et trois novices, quatorze religieux en tout. Elle était, à l’époque où Marolles y fut nommé abbé, dans un grand désordre, plus grand qu’il ne l’a osé indiquer dans ses Mémoires imprimés. Un mémoire écrit de sa main, et qui se trouve aux Manuscrits de la Bibliothèque impériale24, nous en apprend davantage. Cette pièce, adressée à l’archevêque de Tours, Victor Bouthillier, à la date d’octobre 1644, montre que Marolles avait mis du temps à songer à la réformation de l’abbaye dont il jouissait depuis quatorze ans. Ses fréquents voyages, ses longs séjours à Paris et ses assiduités à l’hôtel de Nevers n’expliquent qu’en partie cette négligence. Il n’avait pourvu d’abord qu’au plus pressé et à ce qui lui avait paru le plus directement de sa convenance, aux soins des bâtiments, aux réparations, au logement de la belle bibliothèque pour laquelle il fit bâtir un local tout exprès, orné de portraits peints des plus doctes personnages. Se livrant avant tout à son goût favori, il avait inventorié les titres de ses abbayes, avait transcrit les plus considérables, et les avait rangés par ordre chronologique.
C’était un excellent rangeur et classificateur que Marolles. Quant à la correction des mœurs de ses religieux, il n’estimait pas apparemment que son titre d’abbé commandataire lui conférât autorité suffisante pour cela, et, au lieu d’entrer en lutte avec ses moines, il avait mieux aimé patienter ; c’est à l’archevêque diocésain sous la juridiction duquel était placée l’abbaye, qu’il demanda enfin d’autoriser un rétablissement de règle devenu bien nécessaire. Les désordres qu’il signale et dénonce dans son mémoire, et dont les moins répréhensibles étaient des parties de chasse ou de paume qu’on allait faire « à des quatre ou cinq lieues de là », n’ont rien de nouveau, et l’histoire de l’abbaye de Villeloin était celle de bien des monastères dégénérés à la fin du xvie et au commencement du xviie siècle. Marolles, d’ailleurs, n’avait pas en lui la moindre étoffe d’un réformateur sérieux, tels qu’on en vit quelques-uns à cette époque. Le règlement qu’il présente à l’adoption de l’archevêque de Tours est plus extérieur qu’intérieur, plus économique que moral ; il ne prétend que remettre le bon ordre administratif et la décence dans la communauté, auprès de laquelle il est destiné à résider le plus habituellement : pas autre chose.
Marolles, à quelques moments, eut des velléités d’ambition plus haute, et il fut question pour lui de quitter son abbaye, peu de temps après l’avoir obtenue, et de « traiter » (c’est le terme qu’il emploie) soit pour l’archevêché d’Aix, soit pour l’évêché de Luçon. Tout en envisageant ces dignités ecclésiastiques d’une manière beaucoup trop mondaine, il eut pourtant le bon sens de reconnaître ses limites et de sentir qu’il n’avait rien de la capacité ni de la vocation épiscopale : « Car pour en dire la vérité, bien que je tinsse à honneur d’avoir été proposé pour un état si sublime, si est-ce que, ne m’en trouvant pas digne, je me contentais seulement d’avoir donné sujet d’en parler. » C’était déjà, en effet, beaucoup d’honneur pour lui qu’on eût songé, un moment, à en faire un évêque. Une conversation qu’il eut, en 1632, avec l’abbé de Saint-Cyran, ce chrétien austère, ne contribua pas peu à le remettre à la raison : sous air de l’exhorter à aller en avant dans la carrière ecclésiastique, M. de Saint-Cyran lui fit une telle description du péril où se jettent ceux qui recherchent une si haute élévation sans connaître les perfections et les grands devoirs que Dieu leur impose, qu’il le consterna et le guérit, comme on guérit un malade avec une douche froide : « Au lieu d’accroître mon souci pour cela, il aida merveilleusement à me faire perdre le peu de désir qui m’en pouvait rester, dont je lui aurai une éternelle obligation. » Marolles se contenta désormais d’être le plus paisible et le plus oiseusement occupé des abbés de France, dont il sera le doyen un jour.
Le mariage royal de la princesse Marie apporta un changement notable dans le genre de vie et dans les idées de Marolles. Cet événement, on peut le dire, fait époque dans son existence et la partage en deux moitiés : jusque-là, il avait été du monde, de la Cour, des belles sociétés, s’y accordant bien des distractions permises, et non sans une pointe légère d’ambition : à partir de là (1645), il fit une demi-retraite et s’adonna tout à l’étude, à ses traductions des auteurs, à sa collection d’images, deux passions rivales qu’il mena de front jusqu’au bout ; il vécut beaucoup dans son cabinet, soit à son abbaye de Villeloin, soit à Paris (quand il y était), dans son faubourg Saint-Germain, ayant quitté l’hôtel de Nevers, mais logeant toujours près des Quatre-Nations. Il s’appliquait un conseil de Gassendi qui avait coutume de dire que, « dans le monde, la part des gens de lettres était encore la meilleure, parce qu’ils n’avaient pas le loisir de s’ennuyer, ni même de se plaindre de tout ce qui afflige les autres jusqu’au fond de l’âme ». Marolles, en embrassant ce genre de vie, avait-il donc besoin d’être consolé de quelque chose ? Parlant quelque part du jeu de tarots, que la princesse Marie aimait beaucoup, dont elle avait renouvelé et diversifié les règles (et elle avait même chargé Marolles de les rédiger et de les faire imprimer), le bon abbé remarque que c’est presque le seul jeu auquel il se soit plu, bien qu’il ne fût heureux ni à celui-là ni à aucun autre : « Mais depuis que l’exaltation de cette princesse, ajoute-t-il, m’a privé du bonheur de la voir, ni je n’ai plus aimé ce jeu, ni je ne me suis plus soucié de voir le grand monde, et je me suis contenté de mes livres et de recevoir quelques visites de peu de mes amis. »
À l’arrivée des ambassadeurs polonais envoyés pour demander la princesse en mariage, et dès leur première visite confidentielle à l’hôtel de Nevers, ce fut Marolles qui les alla recevoir au bas du degré et leur fit en latin un compliment, auquel ils répondirent dans la même langue. À la seconde visite qui eut lieu en grande cérémonie, il fit encore l’introducteur et servit d’interprète.
Au moment de ces noces et de ce couronnement de la reine de Pologne, il n’eut rien pour lui ; elle n’employa pas son crédit à lui procurer quelque charge ou emploi considérable (et il lui en fait un léger reproche), mais elle lui accorda avec une parfaite douceur et bienveillance tout ce qu’il demanda pour ses amis, et il obtint d’elle la permission qu’il réclamait comme une faveur, de faire graver son portrait par le burin de Mellan, satisfaisant ainsi à la fois sa double passion et de la personne et des images.
Quelques années après, lors du second mariage de la reine avec le nouveau roi frère de son premier mari, elle se ressouvint de son cher abbé de Marolles pour lui mander qu’elle se voulait faire peindre dans quelque tableau allégorique ou historique avec ses deux illustres époux. Marolles là-dessus, se mettant en frais d’invention et de mythologie, imagina une Junon entre deux Jupiters, dont l’un céleste sous la figure du roi Wladislas le mari défunt, l’autre terrestre sous la figure de Jean-Casimir l’époux régnant. Je fais grâce du détail et des devises. En fait de devises, il en proposa une, toutefois, fort galante et ingénieuse pour mettre au revers d’une médaille qu’on faisait frapper à Paris pour cette reine. C’était un vers tout entier, emprunté de l’élégie d’Hylas de Properce, avec un seul changement imperceptible du masculin au féminin, et qui, dans son application, montrait deux frères, deux enfants du Septentrion, épris du même charmant objet, comme jadis ces fils de Borée Zétès et Calaïs :
Hanc duo sectati fratres, Aquilonia proles.
Je ne veux ni offenser ni embellir la mémoire de Marolles, ni lui prêter un culte chevaleresque qu’il n’a pas. Aimer d’un haut amour platonique comme Dante et Michel-Ange n’appartient qu’à une âme forte ; aimer comme Pétrarque sa Laure est d’une âme encore adorable et charmante. Marolles n’avait rien de ces distinctions originelles ; mais il était auprès de la princesse Marie depuis l’âge de vingt-quatre ans ; il la voyait assidûment, il aimait à la servir ; il eut un je ne sais quoi pour elle : c’est ce qui m’a paru ressortir de ses mémoires, et c’est tout ce que j’ai voulu dire.
Quoi qu’il en soit, âgé de quarante-cinq ans, il se retire et mène dorénavant une vie privée sans plus de partage. Il va travailler et noircir du papier comme un auteur qui n’aurait eu que ce métier pour vivre : il y aura de la manie dans son fait. C’est chez lui besoin d’occuper ses heures, besoin d’occuper les autres de soi, désir de servir le public, gloriole, vanité puérile ou sénile, comme on le voudra, qui ne fera que croître avec les années, qu’on a fort raillée en son temps, mais qui lui a fait faire du moins certaines choses utiles. Il n’a pas été ridicule en tout ; il a été connaisseur en de certaines parties rares qui sont de plus en plus prisées. Tel qui se croyait alors bien supérieur à lui se trouve aujourd’hui de beaucoup son inférieur, au compte de la postérité. Marolles enfin, cet homme qui a fait tant de collections, a mérité qu’on en fit de lui à son tour. En sa qualité de Tourangeau, il a suscité ses fidèles dans quelques-uns de ses compatriotes. J’ai sous les yeux tout un prodigieux amas de ses écrits, et quelques-uns en volumes magnifiques, le tout recueilli avec un zèle d’amateur à la fois malicieux et pieux, par les soins de M. Taschereau, et sans ce secours unique, sans l’ensemble de notes manuscrites qui y sont jointes, je n’aurais pas eu le moyen, je l’avoue, de me faire une juste idée de Marolles, de l’œuvre de Marolles, si l’οn peut employer le mot sans rire ; je n’en aurais pu parler tout à fait pertinemment. Heureux ceux qui sont d’un pays, d’une province, qui en ont le cachet, qui en ont gardé l’accent, qui font partie de son caractère et de son histoire ! ils ont chance d’y retrouver une famille, d’y obtenir une chapelle domestique après des siècles. Michel de Marolles est de ceux-là ; il échappe à l’oubli, et bien lui prend de pouvoir dire avec le plaisant et incomparable héros de Rabelais : « Je suis né et ai été nourri jeune au jardin de France, c’est Touraine. » — La gloire ! la gloire ! laissons ce grand mot. Mais du moins quelqu’un le connaît, quelqu’un s’occupe de lui, quelqu’un sourit de lui ; et, chose presque inouïe de son temps ! si l’on rencontre un de ses livres errants sin le quai, il y a quelqu’un qui l'achète.