(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Vie militaire du général comte Friant, par le comte Friant, son fils » pp. 56-68
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Vie militaire du général comte Friant, par le comte Friant, son fils » pp. 56-68

Vie militaire du général comte Friant, par le comte Friant, son fils7

« Dans le métier de la guerre comme dans le lettres, chacun a son genre »
Napoléon

Lorsque je parlais, il y a quelques mois, dans Le Moniteur (20 avril 1857), des mémoires et Souvenirs du général Pelleport, je cherchais un nom, un type qui résumât avec gloire, aux yeux de tous, cette race d’hommes simples, purs, intrépides, obéissants et intelligents, les premiers du second ordre, les premiers lieutenants du général en chef, ses principaux exécutants et ses bras droits un jour d’action, et qui, tout entiers à l’honneur et au devoir, ne sont appliqués qu’à verser utilement leur sang et à bien servir. En essayant du nom de Drouot, je ne me trompais pas ; toutefois la physionomie de Drouot a un caractère un peu plus personnel que ce que je cherchais, sa nature se complique de singularités assez marquées, et d’ailleurs il appartenait à une arme savante, spéciale. En lisant dernièrement dans le xive  volume de l’Histoire de M. Thiers (page 168) la scène militaire dans laquelle Napoléon, à Witebsk, reçut le général Friant comme colonel commandant des grenadiers à pied de la Garde, et l’allocution qu’il lui adressa, je reconnus à l’instant le type que je poursuivais ; je me dis que c’était bien là le lieutenant de seconde ligne, mais hors ligne, en la personne de qui Napoléon entendait honorer et récompenser tous les autres.

Depuis lors, le fils du général Friant, dans une pensée de piété domestique, a publié une Vie militaire fort exacte de son glorieux père, auprès duquel il a servi lui-même durant des années, et il nous est maintenant permis de nous faire une idée précise du genre de mérite et d’héroïsme de ce modèle des divisionnaires.

Louis Friant, né sous le chaume à Villers-Morlancourt en Picardie, le 18 septembre 1758, se sentant du goût pour les armes, s’engagea dans les gardes françaises à vingt-deux ans, le 9 février 1781. D’une taille élevée, élégante, d’un bon et agréable caractère, studieux, il y devint promptement tout ce qu’on pouvait y devenir quand on n’était pas noble, ce qu’étaient les Hoche, les Lefebvre, ses camarades, c’est-à-dire grenadier, caporal, sous-officier instructeur : là était la borne qu’on ne franchissait plus. Dégoûté d’une carrière sans avenir, il acheta son congé le 7 février 1787, et ne reparut qu’au grand signal de 89. Il reprit aussitôt du service comme sous-officier dans les troupes de Paris dites du Centre, et la section de l’Arsenal le choisit pour son adjudant-major. La guerre seule pouvait donner plein essor à cette jeunesse : elle éclata. C’est alors que, son expérience du métier le rendant utile, et les circonstances extraordinaires poussant les hommes, Friant se vit en deux temps, chef de bataillon d’aborden 93, puis immédiatement général de brigade en 94. Il ne s’agissait plus que de justifier par ses talents cet avancement rapide, et il n’y manqua pas. On lit dans la premier volume des Mémoires sur les campagnes des armées du Rhin, par le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, de bien étonnants détails sur les nominations de généraux, et même de généraux en chef, qui se faisaient alors ; il y a surtout la nomination d’un certain général Carlin ou Carlenc, mis à la tête de l’armée du Rhin sur le refus de tous les autres : c’est une véritable scène de comédie. Mais dans les épreuves multipliées, dans les vicissitudes de chaque jour, les incapables étaient vite balayés, tandis que les hommes de talent, une fois promus et dans des postes élevés, prenaient de l’ascendant, acquéraient l’habileté que donne la guerre ; ils sauvèrent le pays en s’illustrant. Friant, dès les premières campagnes où il se trouva avec son bataillon devant l’ennemi, fit preuve à la fois d’ardeur et de discipline (chose rare alors) : à Fleuras, entouré par un corps nombreux de cavalerie autrichienne, il fit former le carré à son bataillon, et se fraya passage sans être entamé. Ce trait de sang-froid et d’audace fit bruit dans l’armée de Sambre-et-Meuse. Championnet demanda au général en chef Jourdan le nom de cet officier précieux et désira l’avoir avec lui pour commander son avant-garde ; et quand peu de temps après Friant passa général, il lui apprit sa nomination en ces termes tout empreints de la camaraderie républicaine :

Le représentant du peuple Gillet vient de rendre justice à ton mérite ; il t’a nommé général de brigade. Tu en recevras ta commission demain ou aujourd’hui. J’ai le regret de te quitter ; mais nous servirons dans la même armée, et mon plaisir sera de dire : Friant a fait toujours son devoir étant sous mes ordres.

Le général de division,

Championnet.

 

P. S. : Tu seras sous les ordres du général Kléber, et tu seras charmé de connaître ce brave républicain. J’ai reçu ton rapport. Tâche de connaître la force de la Chartreuse8.

Même avec ce titre de général de brigade, Friant, à l’armée du Rhin, commandait le plus souvent des divisions ; il n’eut le grade supérieur qu’en Égypte. Auparavant, dans la campagne d’Italie, il avait combattu dans la division de Bernadotte sous les yeux du général Bonaparte et avait pris une belle part à toute la seconde moitié de cette immortelle campagne (1797). — Les lettres qui lui sont adressées par le général Bernadotte à cette date et depuis, sont écrites encore du style républicain et sur le pied d’égalité. Ce général qui devait devenir roi fut de ceux qui conservèrent le plus longtemps le tutoiement et l’effusion.

Désigné par le général Bonaparte, à qui il était déjà voué d’admiration et de cœur, pour faire partie de l’expédition d’Égypte, et placé dans la division du général Desaix, Friant se distingua aux premières batailles de Chébreïsse et des Pyramides, et accompagna ensuite Desaix dans la Haute Égypte. À la bataille de Sediman, où Mourad Bey à la tête de ses mameluks se brisait contre les carrés français, mais où un feu de quatre pièces tiré des hauteurs emportait bien des hommes, qui une fois tombés et laissés sur le champ de bataille étaient massacrés, le général Desaix, affligé de voir ces braves périr d’une mort horrible, eut un moment l’idée de rejoindre les barques pour les y déposer ; il demanda l’avis de Friant qui lui répondit aussitôt, en lui montrant les retranchements ennemis : « Général, c’est là-haut qu’il faut aller ; la victoire ou la mort nous y attend, nous ne devons pas différer d’un moment l’attaque. » — « C’est aussi mon sentiment, répliqua le général Desaix, mais je ne puis m’empêcher d’être ému en voyant ces braves gens périr de la sorte. » — « Si je suis blessé, repartit le général Friant, qu’on me laisse sur le champ de bataille ! » — « En avant ! » s’écrie le général Desaix en l’embrassant. — « En avant ! » répète le général Friant. On s’élance au pas de charge, et les retranchements sont enlevés.

Friant était d’une activité et d’une diligence infatigable ; les gens du pays l’appelaient le sultan de feu. Il eut en grande partie la charge de poursuivre, d’exterminer Mourad Bey, l’Abdel-Kader de ce temps-là. « La rapidité et la précision de votre marche, lui écrivait le général Bonaparte, vous ont mérité la gloire de détruire Mourad Bey. » Mais Mourad Bey détruit renaissait sans cesse. « Je désire fort, lui récrivait le général Bonaparte, que vous ajoutiez aux services que vous n’avez cessé de nous rendre, celui bien majeur de tuer ou de faire mourir de fatigue Mourad Bey. Qu’il meure d’une manière ou de l’autre, et je vous en tiendrai également compte. » Souvent malade et indisposé, Friant marchait toujours, et ses opérations ne s’en ressentaient pas. Quelques lettres du général Desaix à Friant, dans cette guerre de la Haute Égypte, en établissent bien le caractère et donnent le ton des généraux entre eux.

Après le départ du général Bonaparte, Friant, sous son vieil ami Kléber, contribua à la victoire d’Héliopolis et à la reprise du Caire, cet acharné et sanglant assaut. Après la mort de Kléber, Friant fort apprécié de Menou, qui lui écrivait : « Soyez assuré que nous ferons de bonne besogne toutes les fois que l’on emploiera, comme vous, activité et moralité » ; fut moins content sans doute de ce général en chef qui, avec des qualités estimables, n’était pas à la hauteur de sa position et qui ne sut pas accueillir les bons conseils. Le général Menou avait pourtant nommé Friant lieutenant général de l’armée d’Orient, pour en remplir les fonctions sous ses ordres ; mais il n’en écouta pas davantage ses avertissements militaires. Après la capitulation, et en mettant le pied en France, Friant écrivit au général Bonaparte, premier consul, une lettre où il n’accusait personne, mais où sa réserve seule parlait assez :

Vous avez sans doute appris les malheurs de l’armée d’Orient et la perte de la colonie, et vous aurez appris également combien les divisions qui ont régné entre plusieurs de nous y ont contribué. Je ne cherche à jeter de la défaveur sur personne, mais un jour chacun de ceux qui ont eu part aux événements devra rendre compte au gouvernement de sa conduite ; la mienne sera facile à connaître : le général Menou fut nommé par vous notre général en chef9 ; il avait votre estime, il eut votre confiance ; devais-je lui refuser la mienne ?…

Et il entrait dans quelques brèves explications sur le débarquement de l’armée anglaise, qu’il n’avait pu empêcher.

Bonaparte lui répondit :

J’ai connu, citoyen général, les efforts que vous avez faits pour empêcher le débarquement des Anglais. Je sais que depuis, et dans toutes les occasions, vous avez soutenu la réputation que vous aviez acquise. Lorsque vous vous serez reposé dans le sein de votre famille le temps que vous jugerez convenable, venez à Paris ; je vous y verrai avec le plus grand plaisir.

Je vous salue.

Dans la relation de la Campagne d’Égypte, publiée en 1847, et où le général Friant est plus d’une fois mentionné avec honneur, Napoléon a traité, en finissant, des événements militaires qui amenèrent l’évacuation de la conquête. Il fait à chacun des généraux la part de critique, et l’une de ses observations (la quatrième) porte sur le mouvement du général Friant sur la plage d’Aboukir : il indique quelques dispositions qu’on aurait dû prendre. J’aurais désiré que cette page ne fût point omise dans la Vie militaire du général Friant ; cette vie est assez riche pour supporter quelques critiques, surtout quand elles sont de Napoléon.

Après avoir rempli quelque temps les fonctions d’inspecteur général de l’infanterie, Friant fut appelé au commandement d’une division qui se réunit au camp d’Ambleteuse et devint plus tard la 2e division du 3e corps d’armée, commandé par le maréchal Davout. C’est cette division, surnommée l’immortelle, qu’il conduisit si vaillamment depuis le camp de Boulogne jusqu’en 1812, jusqu’au moment où il fut blessé à la bataille de la Moskowa, et quand il venait d’être chargé, comme colonel général, du commandement des régiments à pied de la vieille Garde. Davout et les divisions Morand, Friant, Gudin, qui formaient le noyau de ce 3e corps invincible, sont comme un seul nom indissolublement enchaîné dans la mémoire quand on a lu une fois dans un récit rapide les opérations de ces guerres ; c’est comme un seul homme inséparable qui frappe et agit sans cesse, et dont le triple coup retentit. — Friant est une des principales articulations dans ce grand corps appelé la Grande Armée.

Il avait les qualités essentielles pour cette fonction puissante. J’aime mieux essayer de les faire sentir que de repasser sèchement toutes les grandes batailles où il fut un des vigoureux artisans, Austerlitz, Auerstaedt, Eylau, Eckmuhl, Wagram, Smolensk, la Moskowa : — une intrépidité de premier ordre, cela va sans dire ; — l’affection de ses troupes qui lui permettait de tirer d’elles de merveilleux surcroîts de fatigue et des combats acharnés au sortir des marches les plus rudes : — « Cet homme me fera toujours des siennes », disait l’empereur, en apprenant une de ces marches sans exemple à la veille d’Austerlitz ; — l’habileté des manœuvres et le coup d’œil sur le terrain, le tact qui lui faisait sentir l’instant décisif, ce talent pratique qui est du tacticien et du capitaine, et qui montre l’homme né pour son art (cela se voit surtout dans sa conduite à Auerstaedt, à Eckmuhl) ; — oser prendre, au besoin, la responsabilité de ses mouvements dans les circonstances critiques, sans se tenir à la stricte exécution des ordres ; et, quand il se bornait à les exécuter, une activité sans trêve. C’était chose reçue dans l’état-major du général Davout « que dès qu’un ordre de mouvement offensif parvenait au général Friant, il était aussitôt, sinon exécuté, du moins en voie d’exécution, sans observation ni réticence si la chose était praticable ; et que, dans le cas contraire, il en démontrait, sur-le-champ, le danger ou l’impossibilité, et que ses appréciations prévalaient toujours sur la combinaison projetée. »

Rien n’égalait sa vigilance. Dans ses campements il était toujours le plus près de ses avant-postes ; fût-on à cent pas d’un village et d’une maison, il n’y entrait pas ; il faisait établir son bivouac au dehors, et indiquait lui-même l’endroit aux sapeurs. De nuit il se relevait pour tout visiter : « Quand on a seize mille hommes derrière soi, disait-il, on doit veiller pour tous. » Aussi n’était-il jamais surpris.

Ceux qui ont servi sous le général Friant, questionnés sur ses mérites et qualités, nous ont donné de lui une idée que le colonel Michel, un d’entre eux, a résumée heureusement dans ce vivant portrait :

Le général Friant, par son bon naturel, son excellent cœur, ses sentiments généreux, l’humanité qui le dominait, aimait ses soldats, les soignait comme ses propres enfants, vivant de leur vie, se mêlant avec eux, tout en conservant sa dignité ; il en était chéri et estimé au point que pas un d’eux n’eût balancé à sacrifier sa vie pour sauver celui qu’ils appelaient : Notre bon, notre brave père. — (Tombant mortellement blessé près de lui à la Moskowa, un voltigeur lui disait : « Mon général, voilà quatorze ans que je suis sous vos ordres ; votre main, et je meurs content. — Il avait un talent particulier pour s’attirer l’affection, même des troupes étrangères qui servaient sous lui.)

Il était d’une grande taille, portant la tête haute, surtout devant l’ennemi ; d’une tenue irréprochable ; doué d’un esprit fin et juste, d’un courage et d’une bravoure incontestables et incontestés ; il aurait figuré dans le nombre de ces nobles et vaillants chevaliers cités dans l’histoire et dans les poèmes épiques, qui ne comptaient leurs ennemis que quand ils avaient mordu la poussière.

La belle journée de récompense et d’honneur pour le général Friant fut à Witebsk, dans cette pause utile qu’y fit l’empereur en août 1812, et qui, par malheur, ne fut pas un temps d’arrêt assez long. Le poste de colonel commandant des grenadiers à pied de la Garde était vacant par la mort du général Dorsenne, et c’était une dignité. L’empereur eut l’idée d’en récompenser un des trois anciens divisionnaires du maréchal Davout, et il désigna Friant. La réception se fit le 8 août, à la parade. La vieille Garde, rangée sur plusieurs lignes, attendait son nouveau chef. L’empereur paraît, exact comme toujours, descend les marches du perron de la maison qu’il occupe, se porte au centre et devant le front de la ligne, fait avancer les tambours et placer le général Friant à sa droite. Alors il tire son épée, chose unique dans sa vie ordinaire, fait battre un ban, reconnaît lui-même le général Friant et lui donne l’accolade. Le ban fermé, les officiers sont appelés à venir former le cercle, et l’empereur leur dit : « Officiers des grenadiers de ma Garde, voilà le chef que je vous donne. » Puis se tournant vers le nouvel élu : « Général Friant, c’est la récompense de vos beaux et glorieux services. » Et plus familièrement, il ajouta :

Mon cher Friant, vous ne prendrez ce commandement qu’à la fin de la campagne ; ces soldats-ci vont tout seuls, et il faut que vous restiez avec votre division, où vous aurez encore de grands services à me rendre. Vous êtes l’un de ces hommes que je voudrais pouvoir placer partout où je ne puis pas être moi-même.

Avec des hommes comme Friant, tout honneur, toute simplicité, sans politique, sans raillerie frondeuse, héroïquement utiles et n’ambitionnant pas autre chose, Napoléon n’était resté que le premier des soldats. Il avait des mots charmants. Le précédent colonel commandant des grenadiers de la Garde était le général Dorsenne, et c’était Friant lui-même qui l’avait indiqué au choix de l’empereur. « Il me faut un colonel pour ma Garde, lui avait dit un jour Napoléon ; qui prendrai-je ? » Friant indiqua Dorsenne et rappela quel beau colonel ou chef de brigade il était en Égypte. « C’est vrai, dit l’empereur, mais il y a encore tel et tel », et il en nomma d’autres. — « En ce cas, ce n’était pas la peine de me consulter », répliqua Friant. — « Allons, Friant, ne vous fâchez pas, on prendra Dorsenne. »

Friant, grièvement blessé à la bataille de la Moskowa, se trouvait encore retenu à Paris à l’ouverture de la campagne de 1813. Au moment du départ de Napoléon pour l’armée, il vint lui faire visite aux Tuileries, appuyé sur ses béquilles. L’empereur le reçut dans son cabinet et le fit asseoir. Bientôt après arrive le roi de Rome ; Friant veut se lever, mais l’empereur lui posant la main sur l’épaule : « Restez, général Friant ; de vieux soldats comme nous ne se dérangent pas pour un enfant ; ce n’est pas à vous à donner cet exemple, on me le gâtera assez tôt. » L’impératrice entre alors ; même mouvement du général et de l’empereur qui, cette fois, dit au blessé : « Dans votre position, on ne se lève même pas pour les dames. » Puis se tournant vers l’impératrice, il ajouta d’un ton de considération : « Madame, c’est le général Friant. »

En quelque occasion où Friant, parlant de ses fatigues et de la crainte qu’il avait de ne pouvoir suffire à de nouvelles campagnes, rappelait que plusieurs de ses anciens camarades étaient depuis longtemps au repos et pourvus de sénatoreries, l’empereur lui dit : « Friant, de braves gens comme nous doivent rester tant qu’il y a quelque chose à faire. » Je laisse à juger si de tels mots, qui n’ont l’air de rien, séduisaient et confirmaient le cœur10.

Friant à son tour avait de ces mois qui réussissaient à merveille auprès des soldats, de ces traits familiers qui ne suffiraient pas dans toutes les bouches, mais qui viennent bien quand on a le reste. — « Allons, mon petit 15e, en avant ! » disait-il à la journée d’Austerlitz, en menant au feu le 15e léger dont les deux tiers étaient détachés ailleurs et qui était réduit à 500 hommes, et le petit 15e se piquant d’honneur fit des prodiges. — Maintenir en belle humeur une troupe de braves au moment où on les force de rester en ligne immobiles sous les boulets, leur rendre de cet entrain qu’on perd aisément à demeurer au feu l’arme au bras, n’est point un talent à mépriser. Un jour, c’était le cas, et les boulets qui pleuvaient sur les rangs faisaient à la fin baisser la tête aux plus aguerris. « Qu’est-ce que c’est ? s’écria Friant : pour six b… de malheureux sous que vous touchez par jour, on dirait que vous avez peur de mourir. Regardez-moi ! j’ai 150 mille livres de rente, et je n’ai pas peur. Allons, relevez la tête ; que je voie vos moustaches ! » Si d’autres ont dit quelque chose de pareil, il l’a dit aussi. Mais c’est assez de citer une de ces saillies-là. De tels propos hors de situation supportent peu le papier, et quand on a d’ailleurs affaire à un chef qui a pour principe d’aborder le plus tôt possible les difficultés à la baïonnette, cela simplifie la littérature.

Friant prit le commandement de l’infanterie de la vieille Garde dans la seconde moitié de la campagne de 1813, et il ne quitta plus la partie jusqu’à la fin. Il redonnait des jambes aux grognards. Il les guidait dans ces coups de collier de plus en plus fréquents, auxquels cette réserve d’élite ne se ménageait plus désormais pour arracher des résultats de plus en plus difficiles. « Vous demandez le général Friant, monsieur, disait l’empereur à un officier qui croyait apercevoir ce général dans un groupe et qui s’approchait pour le demander ? allez où l’on tire le canon, vous le trouverez. » L’empereur disait cela le 29 octobre 1813, et, le lendemain 30 à Hanau, Friant et la Garde avaient à rouvrir à travers les Bavarois de De Wrède la route de Francfort, c’est-à-dire, la route de France.

Friant fit toute la campagne de France : mais, malade et au lit depuis huit jours, il ne put assister aux adieux de Fontainebleau, où était sa place : c’eût été la touchante contrepartie de Witebsk ; il y fut suppléé par le général Petit, comme on le sait d’après ce tableau devenu populaire.

En 1815, à Waterloo, blessé à la tête de la Garde dans cet effort suprême où elle s’avançait sur les lignes anglaises à la Haie Sainte, Friant ne vit point les dernières et lugubres heures où le drapeau recula. Mis à la retraite le 31 août suivant à l’âge de cinquante-sept ans, exclu de tout service et de toute faveur sous la Restauration, il mourut, fidèle à ses dieux, le 24 juin 1829, à Gaillonnet, non loin de sa province natale, et voulut être enterré dans l’humble cimetière de Seraincourt. — Il ne se peut de vie militaire plus belle, plus pleine, plus simple, plus une, plus exactement enchâssée dans l’époque héroïque où son profil toujours se détachera.