III — Toujours Vauvenargues et Mirabeau — De l’ambition. — De la rigidité
Je ne prétends pas donner pour vraies toutes les idées que Vauvenargues émet dans ses lettres à Mirabeau. Un des amis de ce dernier et qui paraît avoir été un homme des plus distingués, bien qu’il n’ait guère laissé de souvenir, le marquis de Saint-Georges, un sage, un homme de goût, un philosophe pratique comme il y en avait alors à Paris, comme il y en a peut-être encore, qui lisait ces lettres de Vauvenargues et les prisait infiniment, y trouvait, disait-il, de l’esprit partout, mais des endroits faux, trop de métaphysique, et ajoutait : « Il parle par théorie, on le voit. » C’est possible ; mais les lettres sont vraies pour nous en ce qu’elles nous peignent celui même qui les écrit, et c’est ce caractère surtout qui nous est intéressant aujourd’hui à connaître.
Mirabeau, par exemple, voit plus clair sur Versailles que Vauvenargues, et quand il lui écrit de là qu’il faut agir, mais que ce ne peut être du côté de la fortune, ce qui veut dire, dans sa bouche, du côté de la grande ambition ; que les avenues en sont fermées, et qu’il faut alors, de guerre lasse, se retourner et se rejeter, quand on a de la vertu (c’est-à-dire de la force et de la générosité), dans une voie qui soit noble encore et à la portée de celui qui la tente, il a raison :
Un homme de qualité ne doit pas s’enterrer ; il se doit à l’État. Je sais qu’il n’en est guère question à présent, selon le bas ministre (Fleury) qui le gouverne, et que ce sont les mal tôliers qui en sont les colonnes ; mais vous avez une patrie misérable, une province vexée par les esclaves subalternes, que l’on érige en souverains pour le malheur des peuples ; des amis que vous pouvez servir ; des compatriotes à qui vos talents exercés pourraient être utiles ; une famille dont vous devez ou soigner les affaires, ou soutenir le nom ; vous-même, à qui vous devez un plan fixe de bonheur et d’agrément ; que d’objets divers et opposés ! Ne croyez pas, mon cher ami, que ce soit encore ici une diversion comme l’autre fois ; non, mais je serais bien aise de vous obliger à un plan fixe, et surtout pour la conduite et pour l’action de votre esprit. Mais d’ailleurs, c’est mon histoire que je fais…
Il trace en effet, dans ce peu de mots, l’idéal de sa vie, un idéal qu’il n’a rempli qu’imparfaitement, mais qu’il était honorable, à vingt-cinq ans, de concevoir et de se mettre résolument à poursuivre. Quoi qu’il en soit, c’est cette lettre qui fait sortir Vauvenargues de la mesure qu’il a gardée jusqu’alors, et qui enfin l’oblige à se découvrir à son tour. Sa lettre en réponse est longue, abondante, difficile à couper : Vauvenargues n’est pas de ceux qui étranglent leur pensée, ou qui la gravent et la frappent en quelques mots splendides ; il aime à l’étendre, à raisonner ; il est proprement dans son élément quand il disserte ; il a une belle langue intérieure, mais un peu molle parfois, à demi oratoire, périodique, et qui se complaît dans ses développements. Je donnerai de cette lettre, qui est à lire tout entière, ce qui m’en paraît de plus saillant :
À Verdun, le 16 janvier 1740.
Il y a plus d’un an, mon cher Mirabeau, que vous attaquez ma retraite et l’inaction où je vis ; je me défends par des retours et des généralités ; je me jette tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; je pousse la première idée que je trouve devant moi. Je vous laissai dans ma dernière lettre plus de jour et de lumière ; je tirai un peu le rideau ; mais, puisque cette ouverture ne vous satisfait pas encore, que votre amitié va plus loin, qu’elle me poursuit toujours, et qu’il m’est permis de voir dans un soin aussi constant le fond de votre cœur pour moi, j’aurais tort de vous rien cacher.
Je vous avouerai d’abord, fort naturellement, que si j’étais né à la Cour, ou plus près que je n’en suis, je ne m’y serais point déplu ou ennuyé autant que vous. Je ne vois point ce pays-là des mêmes yeux ; j’y crois démêler des agréments qui peuvent toucher l’esprit ; je n’y vois point ce qui vous choque : j’y vois, au contraire, le centre du goût, du monde, de la politesse, le cœur, la tête de l’État, où tout aboutit et fermente, d’où le bien et le mal se répandent partout ; j’y vois le séjour des passions, où tout respire, où tout est animé, où tout est dans le mouvement, et, au bout de tout cela, le spectacle le plus orné, le plus varié, le plus vif que l’on trouve sur la terre. Les personnages, il est vrai, n’y sont pas trop gens de bien, le vice y est dominant, tant pis pour ceux qui ont des vices ! Mais, lorsqu’on est assez heureux pour avoir de la vertu (toujours vertu dans le sens antique et non dans l’acception de la morale étroite), c’est, à mon sens, une ambition très noble que celle d’élever cette même vertu au sein de la corruption, de la faire réussir, de la mettre au-dessus de tout, d’exercer et de protéger des passions sans reproche, de leur soumettre les obstacles, et de se livrer aux penchants d’un cœur droit et magnanime, au lieu de les combattre ou de les cacher dans la retraite, sans les satisfaire ni les vaincre. Je ne sais rien même de si faible et de si vain que de fuir devant les vices, ou de les haïr sans mesure ; car on ne les hait jamais que parce qu’on les craint, par représailles ; ou par vengeance, parce qu’on en est mal traité ; mais un peu de grandeur d’âme, quelque connaissance du cœur, une humeur douce et tacite, empêchent qu’on en soit surpris ou blessé si vivement. Ainsi, mon cher Mirabeau, je maintiens ce que j’ai dit ; si j’étais né à la Cour, je ne vois pas que j’eusse été contraint de m’y déplaire, ou il y aurait eu de ma faute ; mais la Providence m’a placé si loin de cette Cour, qu’il serait ridicule de me demander pourquoi je n’y suis pas.
À l’égard de Paris, vous savez comme je pense ; si je pouvais m’y tenir, je n’aurais point d’autre patrie…
Et il expose quelques-uns des motifs et des obstacles trop réels (sans pourtant articuler le principal de ces obstacles) qui l’empêchent de se livrer à ses goûts et d’aller se fixer à Paris pour y étudier, y cultiver les gens de mérite qu’il y rencontrerait, et y devenir lui-même peut-être un écrivain. Quant à ses occupations silencieuses dans la solitude et dans les loisirs forcés des garnisons, il ne s’en explique encore qu’avec précaution et une sorte de pudeur. S’il hésite pourtant à dire qu’il a plus souvent qu’on ne le croit la plume à la main, il se montre bien au naturel et avec la dignité qui lui sied, dans la plénitude de ses pensées et de son rêve :
Je ne vous cacherai point que je n’ai ni la santé, ni le génie, ni le goût qu’il faut avoir pour écrire ; que le public n’a point besoin de savoir ce que je pense, et que, si je le disais, ce serait ou sans effet, ou sans aucun avantage. Cela vous satisfait-il ? Je n’irai pas à présent vous faire une énumération de toutes mes infirmités, il y aurait trop de ridicule ; ni vous parler de mes inclinations, j’en ai de trop reprochables ; ni des défauts de mon esprit, car à quoi servirait cela ? Mais je puis bien vous dire encore, en général, qu’il n’y a ni proportion, ni convenance, entre mes forces et mes désirs, entre ma raison et mon cœur, entre mon cœur et mon état, sans qu’il y ait plus de ma faute que de celle d’un malade qui ne peut rien savourer de tout ce qu’on lui présente, et qui n’a pas en lui la force de changer la disposition de ses organes et de ses sens, ou de trouver des objets qui leur puissent convenir. Mais, quoique je ne sois point heureux, j’aime mes inclinations, et je n’y saurais renoncer ; je me fais un point d’honneur de protéger leur faiblesse ; je ne consulte que mon cœur ; je ne veux point qu’il soit esclave des maximes des philosophes, ni de ma situation ; je ne fais pas d’inutiles efforts pour le régler sur ma fortune, je veux former ma fortune sur lui. Cela, sans doute, ne comble pas mes vœux ; tout ce qui pourrait me plaire est à mille lieues de moi ; mais je ne veux point me contraindre, j’aimerais mieux rendre ma vie ! je la garde, à ces conditions ; et je souffre moins des chagrins qui me viennent par mes passions, que je ne ferais par le soin de les contrarier sans cesse. Il n’est nullement en moi d’avoir à ma portée les objets que vous donnez à mon cœur ; je ne manque pas cependant de principes de conduite, et je les suis exactement ; mais, comme ils ne sont pas les mêmes que les vôtres, vous croyez que je n’en ai point, et vous vous trompez en cela, comme lorsque vous croyez que mon âme est inactive, quoiqu’elle soit sensible et présente, qu’elle ne supporte la solitude que par là, et qu’elle aime à se tourner sur ce qui peut la former et lui être utile, quand ma santé le permet.
Mirabeau avait fort usé dans ses précédentes lettres de l’exemple et de l’autorité de M. de Saint-Georges, cet homme d’esprit et ce philosophe dont j’ai parlé, qui demeurait rue Bergère, et qui l’avait engagé à quitter le service pour se créer une existence agréable, occupée, indépendante. Vauvenargues, qui a vu un moment à Paris M. de Saint-Georges, et qui en fait cas, récuse toutefois l’exemple et l’application que Mirabeau en voudrait faire à eux deux. Ce passage où il les caractérise tous les trois est d’une belle touche et d’une peinture morale excellente :
L’exemple de M. de Saint-Georges, dit-il, n’est fait ni pour vous, ni pour moi ; c’est un homme trop accompli ; il est gai, modéré, facile, sans orgueil et sans humeur ; il a une santé robuste ; il aime les sciences et la paix ; il est formé pour la vertu ; sa famille et ses affaires lui font un intérêt et une occupation ; son esprit déborde son cœur, le fixe et le rassasie ; il a le goût de la raison et de la simplicité, tout cela se trouve en lui, sans qu’il lui en coûte ; ce sont des dons de la nature ; il est formé pour les biens qu’elle a mis autour de sa vie ; les autres le toucheraient moins ; il a le bonheur, si rare, de jouir de tout ce qu’il aime, parce qu’il n’aime rien que ce dont il jouit. Mais vous êtes ardent, bilieux, plus agité, plus superbe, plus inégal que la mer, et souverainement avide de plaisirs, de science et d’honneurs ; moi, je suis faible, inquiet, farouche, sans goût pour les biens communs, opiniâtre, singulier, et tout ce qu’il vous plaira. Vous voyez donc que M. de Saint-Georges ne peut pas nous servir de règle ; il a son bonheur en lui et dans sa constitution, comme nous avons en nous la source de nos déplaisirs. Vous n’êtes donc pas fait pour vivre comme lui ; le repos vous est dangereux ; il vous faut tenir loin de vous ; votre cœur ne peut vous verser que le fiel dont il est pétri…
Dans ce qui suit, et à dessein de détourner son impétueux ami de quitter le service, Vauvenargues le raille avec une légère ironie sur ce plan un peu trop doux de vie heureuse et toute privée, sur cette félicité tempérée et dans le goût d’Horace, qu’il se promet trop complaisamment. Il le rappelle à sa nature ardente qui a besoin d’un objet puissant, d’une proie à ronger pour ne pas se ronger elle-même. Qu’est devenue cette passion des grandes choses dont ils se sont tant de fois entretenus ?
Mais, cette gloire que vous aimiez (pourrait-on vous dire), dont le goût était né avec vous, l’a-t-on dépouillée de ses charmes ? aurait-elle trompé vos vœux ? n’est-elle qu’une chimère ? voulez-vous démentir le chagrin naturel de ceux dont elle s’éloigne, qui témoigne si bien pour sa réalité ? L’estime et le mépris ne sont-ils que des noms ?… L’on sait assez que la gloire ne rend pas un homme plus grand ; personne ne nie cela ; mais, du moins, elle l’assure de sa grandeur, elle voile sa misère, elle rassasie son âme, enfin elle le rend heureux. Elle n’est pas également sensible à tous les hommes ; il faut qu’elle trouve certaines dispositions dans leur cœur : la musique et la poésie ne flattent pas tous les goûts, ni la gloire ; mais cela n’empêche pas qu’elle ne soit réelle… Je crains que le goût de la littérature n’arrête trop vos pensées.
Et il lui cite l’exemple de Voltaire ; ne croyez pas que ce soit comme une preuve éclatante et rare de la gloire littéraire ; il le lui cite pour lui montrer le néant de cette gloire contestée et troublée des grands écrivains : « Je songe quelquefois à Voltaire, dont le goût est si vif, si brillant, si étendu, et que je vois méprisé tous les jours par des hommes qui ne sont pas dignes de lire, je ne dis pas sa Henriade, mais les préfaces de ses tragédies. » Racine, Molière, « qui sont pourtant des hommes excellents », n’ont pas été plus heureux pendant leur vie ; ils n’ont pas joui plus paisiblement de la renommée due à leurs œuvres : « Et croyez-vous que la plupart des gens de lettres n’en eussent pas cherché une autre, si leur condition l’eût permis ? »
Ici nous retrouvons quelques-unes des idées particulières et, si l’on veut, des préventions de Vauvenargues, un reste de gentilhomme, ou plutôt un commencement de grand homme ambitieux, qui aimerait mieux franchement être Richelieu que Raphaël, avoir des poètes pour le célébrer que d’être lui-même un poète ; qui aimerait mieux être Achille qu’Homère : « Quant aux livres d’agrément, ose-t-il dire, ils ne devraient point sortir d’une plume un peu orgueilleuse, quelque génie qu’ils demandent ou qu’ils prouvent. » Il ne permet tout au plus la poésie à un homme de condition et de ce qu’il appelle vertu, que « parce que ce génie suppose nécessairement une imagination très vive, ou, en d’autres termes, une extrême fécondité, qui met l’âme et la vie dans l’expression, et qui donne à nos paroles cette éloquence naturelle qui est peut-être le seul talent utile à tous les états, à toutes les affaires, et presque à tous les plaisirs ; le seul talent qui soit senti de tous les hommes en général, quoique avec différents degrés ; le talent, par conséquent, qu’on doit le plus cultiver, pour, plaire et pour réussir. » Ainsi la poésie, il ne l’avoue et ne la pardonne qu’à titre de cousine germaine de l’éloquence, et qu’autant qu’elle le ramène encore à une de ces grandes arènes qui lui plaisent, à l’antique Agora ou au Forum, ou à un congrès de Munster, en un mot à une action directe sur les hommes.
Vauvenargues se trompe sur un point, et il borne trop son regard à l’influence présente : de grandes pensées, de belles vérités écrites et fixées avec éclat, ne sont-elles pas aussi des actions, moins promptes il est vrai, mais permanentes et éternelles ? Proposées à tous ceux qui lisent, elles sont un germe incessant d’actions pour l’avenir.
Mais, en solitaire qu’il est, il suit jusqu’au bout son idée et ne la quitte point. Il tient surtout dans sa lettre (car nous en sommes toujours à cette même lettre décisive, où il se découvre) à bien montrer à Mirabeau qu’on peut désirer de sortir d’une condition médiocre et d’arriver à une grande situation, par de grands motifs et sans du tout abjurer la hauteur des sentiments :
Il y a des hommes, je le sais, qui ne souhaitent les grandeurs que pour vivre et pour vieillir dans le luxe et dans le désordre, pour avoir trente couverts, des valets, des équipages, ou pour jouer gros jeu, pour s’élever au-dessus du mérite et affliger la vertu, et qui n’arrivent à ce point que par mille indignités, faute de vues et de talents : mais, de souhaiter, malgré soi, un peu de domination parce qu’on se sent né pour elle ; de vouloir plier les esprits et les cœurs à son génie ; d’aspirer aux honneurs pour répandre le bien, pour s’attacher le mérite, le talent, les vertus, pour se les approprier, pour remplir toutes ses vues, pour charmer son inquiétude, pour détourner son esprit du sentiment de nos maux, enfin, pour exercer son génie et son talent dans toutes ces choses ; il me semble qu’à cela il peut y avoir quelque grandeur. L’ambition est dans le cœur et dans la moelle des os de tous les gens de la Cour ; mais tous n’ont pas les mêmes idées, ni les mêmes sentiments, il s’en faut de beaucoup. Il n’y a qu’un nom pour les passions que les mêmes objets font naître mais les objets ont tant de faces, et peuvent être envisagés dans des jours si différents, que les sentiments qu’ils inspirent ne se ressemblent en rien… Par notre idée nous ennoblissons nos passions, ou nous les avilissons ; elles s’élèvent ou descendent, selon les cœurs.
Tel est l’homme en Vauvenargues, ou ce qu’il était ou ce qu’il voulait être. Ce qui est bien certain, c’est que l’élévation lui met un signe au front et fait le cachet de sa nature. Il ne se peut de plus beau plaidoyer en faveur de l’ambition, considérée comme le déploiement des plus hautes facultés de l’être humain au complet. N’ayant pu être ambitieux par lui-même et pour son compte, Vauvenargues demeure le plus excellent et le plus vertueux professeur d’ambition.
Mirabeau, d’un ton pressé et saccadé, répond des choses qui nous semblent assez sensées sur bien des points ; — sur Versailles : « Vous rougiriez, si vous connaissiez Versailles, du portrait que vous en faites ; tout ce qui est obligé d’y rester en pleure… Quelle idée d’aller chercher le séjour du vice et de la dégradation totale de tous sentiments, pour y paraître vertueux avec plus d’éclat ! » — Sur Voltaire : « Vous avez vu mépriser Voltaire, dites-vous, par des gens qui ne le valent pas… Ceux qui méprisent Voltaire se rangeraient s’il passait, je l’ai vu souvent arriver ; ils n’auraient jamais connu M. Arouet. » Il répond aussi, plus délicatement qu’à lui n’appartient, sur la poésie que Vauvenargues n’aime guère et dont il méconnaît les ressources propres et le secret mécanisme, utile par sa contrainte même à la pensée, et provoquant par la rime à l’image. Quant à se faire des sectateurs de la fortune dans la même route et côte à côte avec tant de bas poursuivants, sous prétexte qu’on a l’âme noble, Mirabeau déclare qu’il n’y consentira jamais. Je ne juge pas du fond ; mais on serait fâché que Vauvenargues n’eût pas fait sa belle déclamation sincère, sa noble profession de grandeur idéale.
Tancé par Mirabeau, condamné avec éloges par M. de Saint-Georges, Vauvenargues s’exécute d’assez bonne grâce : « Il (M. de Saint-Georges) dit que je parle par théorie, d’autres appelleraient cela rêver creux, et ce l’est peut-être en effet. Il est assez naturel qu’un homme qui passe sa vie à Verdun ou à Salins, parle de l’ambition en métaphysicien. » Et il retire la plupart de ses assertions, comme un assiégé fait rentrer dans la place des troupes qui se sont trop avancées dans une sortie. En faisant cette retraite en bon ordre, il redevient tout à fait pareil au Vauvenargues ordinaire, qu’on se figure plus voisin du stoïcien que d’un coureur de fortune et d’un hasardeur d’entreprises. Au risque de démentir ses propres conseils de tout à l’heure, il dira à Mirabeau :
Il n’est pas facile de changer son cœur, mais il est encore plus difficile de détourner le cours rapide et puissant des choses humaines ; c’est donc principalement sur nous que nous devons travailler, et la véritable grandeur se trouve dans ce travail. La pompe et les prospérités d’une fortune éclatante n’ont jamais élevé personne aux yeux de la vertu et de la vérité ; l’âme est grande par ses pensées et par ses propres sentiments, le reste lui est étranger ; cela seul est en son pouvoir. Mais lorsqu’il lui est refusé d’étendre au dehors son action, elle l’exerce en elle-même, d’une manière inconnue aux esprits faibles et légers, que l’action du corps seul occupe. Semblables à des somnambules qui parlent et qui marchent en dormant, ces derniers ne connaissent point cette suite impétueuse et féconde de pensées, qui forment un si vif sentiment dans le cœur des hommes profonds.
Il dit cela d’un accent pénétré, et c’est sa propre histoire. Sachons seulement qu’il ne se replie si fortement sur lui-même que parce qu’il ne lui a pas été donné de se déployer : « Il était dans sa destinée, a très bien dit M. Gilbert, d’ouvrir toujours les ailes, et de ne pouvoir prendre l’essor. »
La première question que Vauvenargues a traitée dans sa correspondance avec Mirabeau a été celle de l’ambition ; la seconde question qui s’entame (car ce sont véritablement des questions, et la forme de dissertation même n’y manque pas) sera celle de la rigidité. J’ai dit que le plus jeune frère de Mirabeau servait dans le régiment du roi ; Vauvenargues était quelquefois prié de le surveiller, de lui donner des conseils : « Ayez soin du petit », lui écrivait le fougueux aîné devenu père de famille. Le jeune chevalier, pour le dire en passant, fit bientôt fausse route et perdit son avenir ; il s’amouracha d’une charmante et brillante folle, Mlle Navarre, fille d’un receveur des tailles à Soissons, aimée du maréchal de Saxe, et qui nous est connue par les Mémoires de Marmontel et par ceux de Grosley. Il l’épousa, vécut avec elle dans une petite maison au Marais (une chaumière et son cœur !), la perdit, quitta la France, et s’en alla chercher fortune en Allemagne à la petite cour de Baireuth, où il se remaria et devint chambellan et conseiller privé. C’est lui qu’on rencontre incidemment nommé dans les lettres du grand Frédéric, et chargé en 1757 par la margrave, sa sœur, d’une négociation secrète auprès de la marquise de Pompadour et de l’abbé de Bernis pour obtenir et acheter la paix4. Il mourut peu après, en 1761, à l’âge de trente-sept ans. Ce jeune homme, et très jeune homme au temps où il servait avec Vauvenargues, avait le trait caractéristique de sa famille : « Je lui trouve dans l’humeur quelque chose des Riquetti, qui n’est point conciliant. » Vauvenargues, qui jugeait ainsi le petit chevalier, essayait de lui insinuer un peu de douceur, de politesse de ton et de mœurs, de l’assouplir. « Quant au genre de persuasion que vous soufflez au chevalier, lui disait Mirabeau, vous ne réussirez pas, s’il est du même sang que nous ; votre système est d’arriver aux bonnes fins par la souplesse ; le mien est d’arriver au bien, droit devant moi, ou par la violence ; de fondre sur le mal décidé, de l’épouvanter, et enfin de m’éloigner de ce qui n’a la force d’être ni l’un ni l’autre. » Ce système à outrance et que Vauvenargues a décrit dans un de ses caractères intitulé Masis (évidemment d’après Mirabeau), est le contraire de sa science à lui, de sa tactique dans le maniement des esprits, qui va à les gagner par où ils y prêtent, et à en tirer le parti le meilleur :
Où Masis a vu de mauvaises qualités, jamais il ne veut en reconnaître d’estimables ; ce mélange de faiblesse et de force, de grandeur et de petitesse, si naturel aux hommes, ne l’arrête pas ; il ne sait rien concilier, et l’humanité, cette belle vertu, qui pardonne tout parce qu’elle voit tout en grand, n’est pas la sienne… Je veux une humeur plus commode et plus traitable, un homme humain, qui ne prétendant point à être meilleur que les autres hommes, s’étonne et s’afflige de les trouver plus fous encore ou plus faibles que lui ; qui connaît leur malice, mais qui la souffre ; qui sait encore aimer un ami ingrat ou une maîtresse infidèle ; à qui, enfin, il en coûte moins de supporter les vices que de craindre ou de haïr ses semblables, et de troubler le repos du monde par d’injustes et inutiles sévérités.
Voilà les deux systèmes en présence, et le petit chevalier exactement placé entre la méthode de Vauvenargues et celle de son frère, qui n’est pas du tout une méthode, mais un pur abandon à l’humeur et à la nature première. Vauvenargues, avant d’échouer, s’épuise à prêcher le chevalier et à vouloir convaincre le frère aîné auquel, par ricochet, s’adressent non moins justement ses conseils. Mirabeau craint que Vauvenargues ne combatte en son frère la force et la fermeté ; Vauvenargues s’attache à distinguer ces qualités de la sécheresse et de la rudesse, de la roideur de l’esprit :
Il me semble que la dureté et la sévérité ne sauraient convenir aux hommes, en quelque état qu’ils se trouvent. C’est un orgueil misérable que de se croire sans vices, et c’est un défaut odieux que d’être vicieux et sévère en même temps ; nul esprit n’est si corrompu, que je ne le préfère, avec beaucoup de joie, au mérite dur et rigide. Un homme amolli me touche, s’il a l’esprit délicat ; la jeunesse et la beauté réjouissent mes sens, malgré l’étourderie et la vanité qui les suivent ; je supporte la sottise, en faveur du naturel et de la simplicité, etc. Mais l’homme dur et rigide, l’homme tout d’une pièce, plein de maximes sévères, enivré de sa vertu, esclave des vieilles idées qu’il n’a point approfondies, ennemi de la liberté, je le fuis et je le déteste… Un homme haut et ardent, inflexible dans le malheur, facile dans le commerce, extrême dans ses passions, humain par-dessus toutes choses, avec une liberté sans bornes dans l’esprit et dans le cœur, me plaît par-dessus tout ; j’y joins, par réflexion, un esprit souple et flexible, et la force de se vaincre quand cela est nécessaire : car il ne dépend pas de nous d’être paisible et modéré, de n’être pas violent, de n’être pas extrême, mais il faut tâcher d’être bon, d’adoucir son caractère, de calmer ses passions, de posséder son âme, d’écarter les haines injustes, d’attendrir son humeur autant que cela est en nous, et, quand on ne le peut pas, de sauver du moins son esprit du désordre de son cœur, d’affranchir ses jugements de la tyrannie des passions, d’être libre dans ses idées, lors même qu’on est esclave dans sa conduite. Caton le censeur, s’il vivait, serait magister de village, ou recteur de quelque collège ; du moins serait-ce là sa place : Caton d’Utique, au contraire, serait un homme singulier, courageux, philosophe, simple, aimable parmi ses amis, et jouissant avec eux de la force de son âme et des vues de son esprit, mais César serait un ministre, un ambassadeur, un monarque, un capitaine illustre, un homme de plaisir, un orateur, un courtisan possédant mille vertus et une âme vraiment noble, dans une extrême ambition. Les deux premiers n’ont que l’esprit de leur siècle, et les mœurs de leur patrie ; mais le génie de César est si flexible à toutes les mœurs, à tous les hommes, à tous les temps, qu’il l’emporte.
Il n’a jamais mieux déployé que dans ces lettres cette indulgence supérieure, cette ouverture, cet art de la persuasion dont il se pique, « l’art de plaire et de dominer dans un entretien sérieux » ; on croit l’entendre. Ce ne sont point des traits, des saillies qui frappent : il n’a ni la découpure ni le relief d’un Montesquieu. Mirabeau, qui écrit à l’emporte-pièce, lui trouve en quelques endroits le style lâche ; le mot n’est pas poli ; nous le traduirons mieux en disant : c’est une suite, un enchaînement de raisons déduites avec largeur et un peu de complaisance, dans une langue riche, un peu traînante en effet, mais d’une belle plénitude morale, d’une élévation continue, et qui rencontre quelquefois des mouvements d’éloquence.
Il y arrive, à l’éloquence, dans sa lettre du 22 mars 1740, non sans avoir passé par quelques lenteurs ; car il résume assez longuement les espèces de conférences morales qu’il tient avec le chevalier : ces conversations pour former un parfait honnête homme sont un peu sermon pour nous, comme elles l’étaient probablement pour son impatient élève ; puis tout à coup, à propos des lectures qu’il lui voudrait voir faire, entre autres celle des Vies de Plutarque, il s’enflamme et se laisse emporter :
C’est une lecture touchante, j’en étais fou à son âge ; le génie et la vertu ne sont nulle part mieux peints ; l’on y peut prendre une teinture de l’histoire de la Grèce, et même de celle de Rome. L’on ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme ; là, la force de la nature brille au sein de la corruption ; là, paraît la vertu sans bornes, les plaisirs sans infamie, l’esprit sans affectation, la hauteur sans vanité, les vices sans bassesse et sans déguisement. Pour moi, je pleurais de joie, lorsque je lisais ces Vies ; je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres ; j’allais dans la place de Rome, pour haranguer avec les Gracques, et pour défendre Caton, quand on lui jetait des pierres. Vous souvenez-vous que, César voulant faire passer une loi trop à l’avantage du peuple, le même Caton voulut l’empêcher de la proposer, et lui mit la main sur la bouche, pour l’empêcher de parler ? Ces manières d’agir, si contraires à nos mœurs, faisaient grande impression sur moi. Il me tomba, en même temps, un Sénèque dans les mains, je ne sais par quel hasard ; puis des lettres de Brutus à Cicéron, dans le temps qu’il était en Grèce, après la mort de César : ces lettres sont si remplies de hauteur, d’élévation, de passion et de courage, qu’il m’était bien impossible de les lire de sang-froid ; je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému, que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient en moi ; j’étouffais, je quittais mes livres, et je sortais comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse (la terrasse du château de Vauvenargues), en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mît fin à la convulsion.
C’est là ce qui m’a donné cet air de philosophie, qu’on dit que je conserve encore, car je devins stoïcien de la meilleure foi du monde, mais stoïcien à lier ; j’aurais voulu qu’il m’arrivât quelque infortune remarquable, pour déchirer mes entrailles, comme ce fou de Caton, qui fut si fidèle à sa secte. Je fus deux ans comme cela, et puis, je dis à mon tour, comme Brutus : Ô Vertu ! tu n’es qu’un fantôme !…
C’est là du Rousseau antérieur, comme durent en avoir bien des esprits isolés, enthousiastes à huis clos, avant que Rousseau fût venu faire explosion et leur dire leur dernier mot à tous. Voilà proprement la crise de Vauvenargues, cette belle folie de jeunesse qu’il est bon d’avoir ressentie dans l’intelligence, comme dans le cœur. Malheur, a-t-on dit, à qui n’a pas été amoureux une fois ! Malheur aussi à qui, dans l’ordre de la pensée, n’a pas été une fois ou stoïcien à lier, ou platonicien ébloui, ou péripatéticien forcené, ou toute autre chose, mais enfin quelque chose d’élevé, d’ardent et de difficile ! Il n’a pas connu les cimes enflammées de l’esprit5.
De toute cette effusion éloquente, Vauvenargues ne prétend pas conclure qu’il faille que le chevalier de Mirabeau devienne un stoïcien, car c’est plutôt le contraire qu’il lui conseille ; il n’a fait qu’obéir à un impérieux souvenir, et sa plume, qui ne cherchait qu’une occasion, l’a emporté.
Dans les lettres qui suivent, la discussion continue et traîne un peu sur ce thème de l’éducation sociale du chevalier, Vauvenargues s’y dessinant de plus en plus comme un maître de grâce sérieuse et persuasive, et Mirabeau se redressant bientôt en homme de race et en patricien opiniâtre qui ne veut rien retrancher des défauts et qui entend respecter jusqu’aux tics de la famille. Ils sortent l’un et l’autre de ce conflit amical sans s’être convaincus, l’un décidé à se montrer plus absolu et plus bourru que jamais, l’autre n’aspirant qu’à être étendu et conciliant :
Vous croyez qu’il dépend de nous de nous former un caractère, et vous ne donnez qu’une route et qu’un objet à tous les esprits ; moi, je voudrais que chacun se mesurât à ses forces, que l’on consultât son génie, qu’on s’étudiât à l’étendre, à l’orner, à l’embellir, bien loin de le contraindre ou de l’abandonner. Je suis fortement persuadé que ce qu’il y a de meilleur n’est pas fait pour tous les hommes, et qu’au-dessous de ce degré l’on en peut trouver d’estimables, d’aimables, de raisonnables.
Vauvenargues va même jusqu’à vouloir, quand on rencontre dans le monde de ces demi-sots et de ces ignorants dont il est rempli, qu’on ne rompe pas en visière, et qu’on tâche d’écrémer ces esprits légers, « de leur prendre ce qu’ils ont de spécieux pour leur ôter leurs avantages ; qu’on se familiarise avec leurs vices ou leur folie, afin de savoir s’en servir, s’en prévaloir ou s’en défendre, au lieu de fuir, de gronder ou de se laisser éblouir ». Il prêche à un sourd. Sur le Régent toutefois, sur son immoralité en tant que gouvernant, et sur quelques points de fait, Mirabeau, qui sait mieux son monde et la corruption présente que ne la pouvait deviner le solitaire bienveillant, le réfute et le bat sans peine : « Il (le Régent) a introduit ce monstrueux oubli des bienséances qui sera, je crois, l’époque de la décadence de cet État ; car l’on ne revient jamais aux mœurs, quand une fois on les a perdues. Vauvenargues caressait un peu trop la chimère d’un ambitieux à souhait, et même d’un vicieux aimable, à grands talents et à grand caractère ; il ne s’en tenait pas en ce genre à César, au Régent, ni à Alcibiade, il se faisait même un Clodius ou un Catilina de fantaisie. C’est un léger travers de son oisiveté. L’expérience l’eût vite guéri de cet excès d’optimisme6.
Restons-en sur l’impression produite. La correspondance entre Vauvenargues et Mirabeau, dans sa nouveauté d’aujourd’hui, est donc une intéressante lecture, profitable et pleine de sens ; elle agite beaucoup d’idées, provoque bien des observations contraires, pose au naturel les deux personnages, ajoute à notre bonne opinion de l’un, et ne laisse pas du tout une mauvaise opinion de l’autre.
Enfin, un avantage précieux des deux correspondances inédites, publiées par M. Gilbert, c’est d’éclairer d’un jour intérieur et certain un assez grand nombre de pages qui, jusqu’à présent, étaient restées inaperçues ou assez insignifiantes dans les œuvres de Vauvenargues, et de leur restituer le caractère biographique et personnel qu’elles ont, et qui désormais les rendra vivantes. M. Gilbert a indiqué d’une main fine et précise tous ces endroits.