(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Guerne, André de (1853-1912) »
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(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Guerne, André de (1853-1912) »

Guerne, André de (1853-1912)

[Bibliographie]

Les Siècles morts. I. L’Orient antique (1890). — Les Siècles morts. II. L’Orient grec (1893). — Les Siècles morts. III. L’Orient chrétien (1897). — Le Bois sacré (1898). — Les Flûtes alternées (1899).

OPINIONS.

Leconte de Lisle

M. le vicomte de Guerne, dont nous venons de couronner à l’Académie les Siècles morts, une très belle œuvre. M. de Guerne est un vrai grand poète, le plus remarquable sans contredit depuis la génération parnassienne.

[D’après l’Enquête sur l’évolution littéraire, p. 285 ().]

Camille Doucet

Toutes les parties de cette œuvre (Les Siècles morts, l’Orient antique), qui témoigne d’une vaste érudition et d’un rare talent poétique, sont unies par des liens empruntés à l’histoire, tandis que chacune d’elles est caractérisée par un épisode bien choisi dont l’intérêt rehausse encore le charme élégant de la forme.

[Rapport de M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel de l’Académie française, sur les concours de l’année .]

Pierre Quillard

On crut d’abord que le vicomte de Guerne serait l’homme d’une œuvre unique et considérable, Les Siècles morts, où il a tenté d’inscrire la légende de quelques siècles, les plus lointains, de l’Orient, père des dieux féroces et des conquérants aussi féroces que les dieux ; il avait successivement assoupli sa langue et ses rythmes à redire la Chaldée et l’Iran hiératique en des poèmes massifs et sonores et à exprimer ensuite les subtilités de la Gnose et de l’Hellénisme finissant et de la première théologie chrétienne, si proche des métaphysiques ingénieuses et extravagantes qui lui furent contemporaines. Mais sa vie littéraire n’était point scellée dans la tombe des dieux disparus, et, par une métamorphose qui surprendra seulement les niais, le vicomte de Guerne s’est montré dès lors le poète le plus voisin de nous et le plus préoccupé, maintenant, du monde qui peine autour de lui vers les destins inconnus.

Très tardivement et très modestement aussi, au moment où il est de rite de ne parler de cet autre dieu mort qu’avec un léger sourire, il s’avoue l’un des épigones d’Hugo le Père, par qui, tout jeune, enfermé dans un collège de l’Île-de-France, ou mieux, comme il dit, « dans la cage de Loyola », il eut, impérieuse et inoubliable, la révélation de la poésie lyrique :

Et soudain c’était dans nos ombres
Un éblouissement pareil
À celui des prisonniers sombre
Qui remontent vers le soleil,

Quand, frémissants, malgré le maître,
Les pensums et ses quos ego.
Nous voyons, ô rêve, apparaître
Le quadrige éclatant d’Hugo

et que le char auguste et sublime

Nous emportait jusqu’aux étoiles
Comme la boue à ses essieux !

Au seuil de l’antre, paré d’acanthes et de roses, les flûtes douces des pasteurs charment les vierges à l’œil bleu ; mais, au dedans, la sombre nuit règne comme au cœur vaste et profond des hommes. Le vicomte de Guerne s’est assis d’abord parmi les chevriers ; d’antiques idylles ont chanté par sa voix, à l’aube, à midi, jusqu’au soir, non qu’il niât l’ombre où se débattent les spectres de misère et de douleur, et dans les conseils À un jeune poète, il souhaite qu’en pleine joie même l’œuvre s’assombrisse :

Ainsi qu’une forêt où se taisent les nids,
Tandis que, secoués de frissons infinis,
Plus haut que l’ouragan qui burle et se lamente,
Les chênes orageux grondent dans la tourmente.

Et quand descend sur lui la grande ombre, une sorte de remords le prend pour les heures dépensées inutilement ; la foule des hommes haletait de souffrance et il s’est tu :

Et des peuples, maudits par des mères en larmes,
Sans nombre, résignés, marchaient dans un bruit d’armes,
De clameurs, de chevaux, de foudres, de remparts
S’écroulant d’un seul bloc sur les gazons épars.
Et le sang ruisselait des fronts, des seins, des bouches,
Et les drapeaux claquaient en torsions farouches ;
Et c’était dans les champs, c’était dans les halliers
La mort éperonnant l’essor des cavaliers.
Ô terreur ! Et c’était dans les faubourgs des villes
L’égorgement hideux des révoltes civiles ;
Et sur le noir amas des cadavres, parmi
Les fanfares, les champs, les salves, à demi
Divinisé, sacré, béni, splendide, un homme,
— Qu’importe, ô liberté ! le nom dont on le nomme,
Consul, directeur, roi sauveur ? — apparaissait
Et sur l’honneur aux fers, le droit qui fléchissait,
La vertu polluée et la loi violée,
La pensée arrachée à la nue étoilée,
Silencieux posait son pied chaussé d’airain.
……………………………………………………………
Ah ! cachez-moi, tombeaux, nuit, ombres vengeresses !

Pégase dompté sera maintenu dans l’abîme de la géhenne, jusqu’à ce que toute douleur ait cessé ; de son poitrail éblouissant, il écartera les bourreaux et les monstres, et alors seulement, libre enfin, il bondira vers le ciel, salué dans son assomption par le cri des foules délivrées.

Tel est, en ces lignes générales, le beau livre du vicomte de Guerne. Les citations qu’on en a faites à dessein éviteront un commentaire superflu et de repousser, par exemple, la critique, autrement possible, que l’auteur se fût transformé de poète en professeur de morale : auquel cas, il est peu probable qu’il ait trouvé ici un accueil fort encourageant. C’est pour nous, au contraire, une vive joie de pouvoir admirer, dans un aîné, une aussi ferme conscience d’artiste qui ne défaut point aux pins périlleuses tentatives.

[Mercure de France (mai ).]