Le maréchal de Saint-Arnaud
Ses lettres publiées par sa famille68, et autres
lettres inédites
Il y a eu de nos jours, et dans un intervalle de peu d’années, trois belles morts, trois morts généreuses, égales à tout ce qu’on peut admirer en ce genre dans le passé, et qui laissent ceux qui ont succombé dans une attitude historique suprême, plus grands qu’il ne leur avait été donné de paraître jusque-là dans leur vie ; la mort de M. Affre, archevêque de Paris, sur les barricades ; la mort de M. Rossi, à Rome, sous le poignard, au moment où ce politique habile, devenu fier et hardi, restaurait et réhabilitait, en le servant, le régime civil pontifical ; la mort du maréchal de Saint-Arnaud, au lendemain de sa victoire de l’Alma, cette mort qu’il portait en lui depuis bien des jours, qu’il contenait et recélait en quelque sorte, à laquelle il commandait d’attendre jusqu’à ce qu’il eût lui-même frappé le grand coup qu’il méditait. Courage surnaturel, mais auquel il s’était par avance essayé de longue main et presque accoutumé avant le dernier jour ! Combien de fois déjà auparavant n’avait-il pas dompté le mal et triomphé de l’épuisement extrême pour courir à l’action, pour voler le premier au péril ! C’est ce nerf héroïque, cette veine de sentiments énergiques déjà anciens, cette lutte prolongée du moral et du physique, qui mérite étude et qui offre à l’observation un intérêt puissant. La correspondance du maréchal publiée par sa famille nous permet de pénétrer dans toute sa vie militaire des dernières années. Nous pouvons apprécier désormais, jusque dans la camaraderie du bivouac, cet homme de sentiment, d’impression, de ressort, d’élan, abattu vingt fois et se relevant toujours, se relevant en un clin d’œil comme le coursier généreux au son du clairon. Militaire français s’il en fut, esprit français, saillie française, il était fait pour conduire et enlever des soldats de notre nation. Nous allons chercher bien loin dans le passé des figures de capitaines à remettre en lumière et en honneur ; n’oublions pas et tâchons de fixer sous leur éclair celles qui passent et brillent à nos yeux dans le présent.
Né à Paris, le 20 août 1798, d’une famille honorable (son père était préfet sous le Consulat), le jeune Saint-Arnaud fut élève du lycée Napoléon. Sa mère, devenue veuve, s’était remariée en 1811 à M. de Forcade La Roquette, qui fut juge de paix à Paris pendant plus de trente ans. Après des études rapides, mais qui laissèrent une trace durable dans cette facile et spirituelle intelligence, le jeune Saint-Arnaud entra en 1815, à dix-sept ans, dans les gardes du corps ; sa jeunesse fut vive et orageuse. On le fit passer dans un régiment d’infanterie ; il fut envoyé en garnison à Lyon et ailleurs. Il s’en dégoûta et partit en 1822 pour la Grèce. C’était le moment du plus grand enthousiasme et de la croisade chrétienne universelle contre les Turcs. On a quelques lettres de lui datées de cette époque ; il y juge le pays et les hommes, et d’un ton qui est fait pour guérir de toutes les belles phrases qu’on débitait à Paris vers ce temps-là. Il n’y a pas le plus petit bout de Périclès ni de Lascaris dans tout ce qu’il voit et raconte ; ses lettres ressemblent terriblement à des pages d’Edmond About. Cette excursion de volontaire en Grèce lui fut plus tard portée sur ses états de service comme une campagne. En 1827, il reprit du service en France, toujours comme sous-lieutenant, dans le 49e « qu’il quitta sottement », dit-il. Il cessa de faire partie de l’armée. Il voyagea et se remit à sa vie de hasard et d’aventures. Il ne pouvait en finir de cette longue première jeunesse. Qu’y faire ? « La sagesse n’est pas donnée à tout le monde, écrira-t-il un jour gaiement à son frère ; mon pauvre ami, je suis arrivé tard à l’appel quand on la distribuait. On a beau dire, cela dépend beaucoup du tempérament, et on naît sage comme on naît peintre ou rôtisseur ; moi je suis né soldat… » Enfin, après la révolution de Juillet, sentant qu’un grand signal public était donné, il rentra dans l’armée avec son grade de sous-lieutenant, et nous le trouvons, au début de la correspondance, en garnison à Brest, au printemps de 1831 ; il avait trente-trois ans.
Que de temps perdu ! pas si perdu pourtant qu’on le croirait. Avoir tout vu de la vie, en savoir tous les courants et tous les écueils, s’y être brisé, puis s’en être relevé, connaître les hommes par leurs passions et savoir s’en servir, avoir appris à ses dépens à toucher en eux les cordes qui résistent et celles qui répondent, avoir conservé au milieu de toutes ses traverses, et jusque dans les désastres où l’on est tombé par sa faute, son sang-froid, sa gaieté, son entrain, ses ressources d’esprit, sa bonne mine, son courage, son espérance surtout, cette vertu et cette moralité essentielle de l’homme ; quelle préparation meilleure, quand le ressort principal n’a point fléchi, quand le principe d’honneur a gardé toute sa sensibilité ! quelle plus profitable avance pour cette vie de fatigue, d’invention et de péril, pour cette improvisation perpétuelle de toutes choses qu’on appelle la guerre, et qui, dès qu’on arrive au commandement, est bien autre que ce quelle paraît de loin ; car on ne l’a définie qu’en gros quand on a dit qu’elle est l’art de tuer et la facilité à mourir !
Mais il était loin du commandement, et un sous-lieutenant a tout son chemin à faire. En janvier 1832, et jusque dans l’automne suivant, on le voit employé en Bretagne à battre le pays et à faire la chasse aux chouans. L’horizon d’abord est étroit : il vient de se marier ; il pense à son avancement, à sortir de l’ornière. C’est l’idée fixe. À peine lieutenant, s’il pouvait tout d’un coup passer capitaine ?… Chef d’un détachement, il raconte à son frère ses battues dans les bois : pourra-t-il atteindre une des deux bandes qu’il poursuit, l’une forte de six hommes et l’autre de quinze : « Demain sera un grand jour pour moi. Je saurai, oui ou non, si je réussirai à les avoir. Si j’ai du succès, je te l’écris sans perdre une seconde. » Il y met le même cœur, la même ardeur et la même importance qu’il mettra plus tard aux plus grandes choses. C’est ainsi que l’on perce et que l’on avance. Être tout entier et donner de toute sa force sur chaque point successivement ; faire de chaque difficulté qui s’offre sa grande bataille, et dire à chaque fois : C’est le grand jour ! on a chance de telle sorte d’avoir peut-être à la fin un grand jour dans sa vie, et de n’y être pas pris au dépourvu.
Une fois, un vendredi saint, le régiment manque un bon coup. Ces diables de chouans étaient tous réunis en assemblée dans une ferme ; les principaux chefs y assistaient. Une patrouille de huit voltigeurs, commandée par un caporal, passe par là et veut entrer. On s’y oppose. De là, rixe, combat, décharge de fusils et de pistolets ; et cependant les chouans de filer par une porte de derrière :
Avoue que nous ne sommes pas chanceux, écrit à son frère le lieutenant désolé ; si ce détachement eût été commandé par un officier et fort de quelques hommes de plus, nous pouvions prendre d’un coup de filet toute la bande. Ah ! si j’eusse été avec les huit hommes, ou j’y serais resté, ou j’en aurais eu quelques-uns. Ainsi, le jeudi et le samedi, je battais tout le pays, je fouillais partout, et le vendredi ils étaient tranquilles dans une ferme à manger un mouton.
— Tout cela, d’ailleurs, est gaiement dit, avec légèreté, entrain ; c’est alerte ; il met à raconter les choses la même action et le même geste qu’à les faire.
Une fatigue, une prostration extrême suivie d’élan, c’est ce qu’il éprouve déjà. Ce sera le rythme de son organisation jusqu’à la fin. Cette vie de marche, jour et nuit, par monts et par vaux, à travers les ronces et les épines, l’atteint aux entrailles, lui donne la fièvre et l’abat : « Si l’on se battait, si l’on se tirait des coups de fusil, passe au moins, cela reposerait. Espérons toujours, il n’y a que cela qui nous soutienne ; car, pour mes pauvres jambes, elles ne me soutiendront bientôt plus : je suis tellement habitué à les remuer, que, même en rêve, je marche. Je suis comme le juif errant. » Il n’a plus tout à fait pour ce qui peut en arriver la même indifférence qu’autrefois ; marié, bientôt père, il sent les obligations qu’il a contractées ; il a acquis une valeur pour ceux à qui sa vie est utile : « Cela ne m’empêcherait pas de l’exposer mille fois le jour avec sang-froid pour la gloire et le roi que je crois nécessaire à mon pays. Je courrais sur le danger demain à le faire fuir loin de moi. Je n’ai pas assez de bonheur pour qu’il se présente : je cherche cependant bien. » Après une tournée qu’il a faite à la tête d’une colonne mobile, il est invité par le général Meunier à assister à une distribution de drapeau et de croix qui se fait dans une plaine auprès d’Amailhou. Après la cérémonie et au déjeuner qui termine la fête, au dessert, il improvise en l’honneur du général des couplets qui jappellent les refrains patriotiques d’Émile Debraux : « Critique, mon ami, critique, dit-il avec bonne grâce à son frère en les lui envoyant. C’est mauvais, je le sais. Dans cela, il y a trois idées ; le reste est remplissage, tiré par les cheveux, détestable ; mais le vieux général pleurait, et il est venu m’embrasser. C’est payé bien plus cher que cela ne vaut. »
En 1833, il est envoyé à Blaye où était enfermée la duchesse de Berry ; il s’y fait bien venir du général Bugeaud en traduisant au courant de la plume, en trois langues différentes, un petit ouvrage de lui, Aperçu sur l’art militaire. Le général se prend de goût et d’amitié pour ce lieutenant de grenadiers si vif, si spirituel et si amusant ; il le mettra plus tard à l’épreuve et en vue dans toute circonstance de guerre, et le traitera comme son élève préféré. En attendant, il en fait son officier d’ordonnance. À ce titre, le lieutenant Saint-Arnaud est un de ceux dont la signature se lit au bas de l’acte de naissance de la petite princesse venue au jour à Blaye. Il accompagne le général dans le voyage qu’il fait jusqu’à Palerme pour y remettre au ministre de Naples la noble prisonnière contre un récépissé de sa personne délivré en bonne formeac. On évita de débarquer par prudence, se sentant en face d’une des plus gueuses populaces de l’univers. À son retour en France, Saint-Arnaud ne désire qu’une occasion de se distinguer ; de Bordeaux où est son régiment, il regrette de ne pas s’être trouvé à Paris dans les troubles d’avril 1834. « Je viens d’écrire au général Bugeaud qui a marqué dans toutes ces affaires. Il commandait à l’hôtel de ville ; un officier de la garde nationale a été blessé à ses côtés. C’était là ma place. Cette balle-là, je la regrette. Ah ! mon ami, comme je me battrai quand j’en trouverai l’occasion ! Ce sera toujours dans la proportion de quitte ou double. Il faut que je sorte de la position où je suis, ou que je tombe avec quelque gloire. »
L’occasion, une occasion ! je ne dirai pas, peu lui importe en quel sens, pourvu qu’il la trouve ; mais il est évident que peu lui importe en quel lieu. Qu’elle s’offre à sa portée, cette occasion quelconque, il ne la marchandera pas. Un champ de bataille en Europe, le désert d’Afrique ou le pavé de Paris, il s’y portera d’un feu égal. Ces natures ardentes n’y regardent pas à deux fois. Agir avant tout, agir et se produire, c’est le premier besoin.
Un malheur domestique atteignit le lieutenant Saint-Arnaud. Il perdit sa première femme en 1836. Sur sa demande alors il passa dans la légion étrangère pour aller en Afrique (novembre 1836) ; il était le premier lieutenant de la légion ; il avait trente-huit ans.
Cette légion était le plus singulier ramassis qui se pût imaginer, des aventuriers de tout pays, parlant toutes les langues, ayant fait tous les métiers, ayant chacun son épisode orageux et ses naufrages de jeunesse : « Du reste, disait-il au premier coup d’œil, ces hommes feront, je l’espère, d’excellents soldats. Il faut savoir les prendre et s’en faire aimer, et j’y mettrai mes soins. J’aurai besoin d’eux devant l’ennemi, car on ne fait rien tout seul : je vais m’attacher à les bien connaître. »
Le 15 janvier 1837, il touche pour la première fois la terre d’Afrique. Il la décrit dès son arrivée en traits simples, pittoresques. Si cet homme-là tenait par métier une plume entre les mains comme Charles Nodier ou Alexandre Dumas (qu’il aimait tous deux), il n’en serait pas plus embarrassé que de son épée ; mais l’épée lui va encore mieux que tout. Dans les journées des 29 et 30 avril, aux environs de Blida, il reçoit, lui et sa légion, le baptême du feu. Il fait office de capitaine en attendant qu’il en ait le grade : le grade désiré arrive (août). L’expédition de Constantine se prépare ; il en est avec sa légion. Bonheur et victoire ! enfin il est à l’aise, il respire, il est dans son centre : cette vie d’énergie, de privation, de sacrifice, va se couronner de danger, d’un danger éclatant ; il faut que Constantine lui rapporte quelque chose. Ce ruban à la boutonnière qui souvent coûte si peu à gagner ici dans le civil, et qu’une bonne grâce de jour de l’an décerne, au prix de combien d’épreuves et par quels sanglants efforts ne l’achète-t-on pas à l’armée ! La prise de Constantine est admirablement décrite dans les lettres du capitaine Saint-Arnaud : lui, il monte à l’assaut avec la seconde colonne, il est sur la brèche au moment où la mine des assiégés fait explosion. À cet instant décisif, et dans le terrible étonnement qui succède, le colonel Combes, le commandant Bedeau, et lui, capitaine Saint-Arnaud après eux, s’écrient : « En avant, en avant ! camarades, ce n’est rien, c’est de la mitraille ; à la baïonnette, en avant ! » Il mérite que le colonel Combes, qui va tout à l’heure être frappé, lui serre affectueusement la main en lui disant : « Bravo, capitaine ! » La brèche franchie, et une fois dans la place, sur un léger signe du commandant Bedeau, il s’enfonce avec son peloton dans une petite rue de la ville où il y a une barricade à enlever ; puis c’est une autre rue qu’il faut prendre maison par maison ; chaque nouvel assaut lui réussit ; pas même une blessure. Enfin il a ce qu’il désire, il est cité à l’ordre du jour de l’armée : il est porté pour la croix. Il a fait son premier pas dans la grande carrière : sa réputation africaine commence.
Trois semaines après, par une péripétie qui se rencontrera plus d’une fois dans sa carrière et qui en est, si l’on y prend garde, la mauvaise étoile et comme le guignon dominant, dans un camp perdu, loin de toute ville, il était saisi du mal qui sera son ennemi familier, le choléra le terrassait : « Ô mon Dieu, comme je regrettais les balles de Constantine !… y avoir échappé et venir mourir du choléra… mourir sans la croix, sans avoir lu son nom sur le rapport de l’armée » ; ce sont là ses premiers sentiments. Il se relève, il ressuscite ; mais il a chanté trop tôt victoire, une rechute l’oblige de se faire transporter à onze lieues de là, à Bone.
Capitaine de voltigeurs avec la croix, et une croix bien gagnée que personne n’est tenté de regarder en souriant, sera-t-il bientôt chef de bataillon ? Là est tout son point de mire, là en apparence son bâton de maréchal. Cette idée fixe d’avancement ne lui est point particulière, elle est celle de tout militaire qui n’est pas encore arrivé au sommet de la hiérarchie. Les conceptions générales, les grandes vues viendront après, s’il y a lieu ; mais le grade avant tout : c’est la première condition pour pouvoir montrer à tous ce qu’on est et ce qu’on vaut. Quand il sera chef de bataillon, il visera de même, et avec la même fixité, à devenir colonel, puis quand il sera colonel à devenir maréchal de camp. Ses raisons pour conquérir ces grades le plus vite possible et pour se faire tuer, s’il le faut, à les mériter, il les dit ingénument, il ne les va point puiser dans de hautes régions métaphysiques : ce sont les motifs éternels qui, dès le temps d’Homère, dès le temps de Tyrtée, agissaient sur le cœur des hommes, et qui font de ceux qui y vibrent le mieux des héros. S’il se bat comme un lion, « c’est, dit-il à son frère, que chaque grade gagné me rapproche de vous et de mes enfants » ; et plus tard : « Il vaut mieux pour mes enfants qu’ils soient orphelins d’un colonel que d’un chef de bataillon. » En versant ainsi son sang en Afrique, en prodiguant sa vie, il ne cesse d’être occupé des siens : « Moi, je n’ai que votre souvenir pour me soutenir. Si j’étais seul, j’irais bien vite croupir dans un bataillon en France. » Il le croit, il se trompe ; un autre motif, celui-là manquant, surgirait sans doute ; mais celui qu’il se propose et qu’il a constamment devant les yeux est le plus sensible, le plus puissant :
Ah ! mon pauvre frère chéri, si tu veilles sur mes enfants, si tu me remplaces auprès d’eux, il faut bien aussi que tu aies ta compensation et que ton cœur bondisse comme le mien de joie et de fierté au récit de mes succès, où tu es pour bonne part, ami, car je n’ai jamais donné deux coups de sabre aux Bédouins sans qu’il y en ait eu un à ton intention, et l’autre dans la pensée de mes enfants… Est-ce que tu n’as pas l’intention de demander bientôt une bourse pour mon fils ? Un fils au collège ! il faut absolument être colonel.
Ah ! messieurs les philosophes, vous vous croyez supérieurs et vous souriez ; soyez plus vraiment philosophes encore, et consentez à voir l’homme en moralistes. Une chose remarquable et bien précieuse en résultats dans ces carrières tracées et définies, encadrées de toutes parts, c’est la force du ressort, c’est comme le resserrement profite à l’énergie, à l’impulsion du jet et de l’élan. On ne pense qu’à avancer, à monter, à gagner un grade de plus, et en pensant à ce point unique, on y tend avec plus de vigueur et une émulation plus ardente ; le sang circule plus vite ; tout ce qui a du cœur en a plus. Aucune force humaine ne se perd, et les plus naturellement indisciplinés, sous cet aiguillon incessant, se rangent au devoir. Il faut des motifs dans la vie, et des motifs aussi présents que possible ; les sages, les trop sages en effet, s’ils sont livrés à eux-mêmes, courent risque de prendre l’inaction pour la supériorité, et, sous air de modération, d’écouter le conseil indirect de la paresse. Pour moi, qui suis de ceux qui sont accoutumés à se glorifier de courir en une libre et vague carrière, j’ai toujours regretté, je l’avoue, qu’on ne pût y introduire quelque motif d’action plus précis, plus déterminé. L’idéal est une belle chose, mais il est bien loin et il a ses éclipses ; le public est une respectable personne, mais il est bien multiple, il a bien des visages et on ne le connaît pas. Que ne peut-on se le représenter de plus près, d’une manière sensible, encourageante, sous forme d’un juge prochain, immédiat, qui voit et qui sait, qui censure et récompense ! L’unité de direction, le but, un but précis, graduel, c’est encore ce qui mène le plus loin et le plus haut dans les arts. Que si vous faites fi d’un Mécène ou d’un Médicis, lesquels d’ailleurs ne courent pas les rues, songez du moins à une Laure ou à une Béatrix, ou encore ayez, s’il se peut, à côté de vous, ce connaisseur attentif et habituel, ce parfait ami littéraire qu’était Tibulle ou Quintilius à Horace, Horace à Virgile, Despréaux à Racine et à Molière, Gœthe à Schiller lui-même.
Je m’oublie et je reviens bien vite à la légion étrangère. Notre capitaine de voltigeurs fait des expéditions, des reconnaissances, se familiarise avec la vie arabe. Il y a un charmant récit d’une visite que lui rend, au camp du Fondouck, un cheik d’une tribu, qui ne veut boire du vin que goutte à goutte, et qu’il grise guttatim en déjeunant. Ces lettres, pour le tour et la désinvolture, me rappellent quelquefois celles de Victor Jacquemont, le courageux et divertissant voyageur69. La gaieté et l’entrain y sont d’ailleurs fréquemment coupés par la maladie, la gastrite et les accès de découragement. « Je ressemble à ces vieux chevaux de bonne maison qui, bien pansés, bien cirés, bien harnachés et un peu poussés d’avoine, redressent encore la tête et piaffent avec élégance ; mais plus de fond, plus de nerf… L’élan est toujours là, impétueux, terrible, mais il ne faut pas que la course soit longue. » Dans ce camp du Fondouck, dans ces commandements de misérables bicoques où l’on est relégué durant des saisons, il y a de longs intervalles d’ennui, d’attente, où l’on est visité par la fièvre ; on sent qu’on s’use et qu’on se mine sans profit : « Ah ! frère, que de courage, que de résignation il me faut ! Quand le mal vient saper mon moral, que je me sens seul, isolé, loin de tout ce que j’aime, j’ai le cœur bien serré ; alors je regarde ma croix, mes épaulettes, je pense à mes enfants, à vous, à mon passé, à l’avenir ; je me roidis et je tiens bon, mais mes cheveux blanchissent et mes genoux tremblent. »
Dans une expédition faite pour prendre possession de Djidjelli (mai 1839) et pour châtier les Kabyles voisins, le capitaine Saint-Arnaud mérite d’être proposé pour le grade de chef de bataillon, en remplacement du brave Horain, qui meurt des suites d’une blessure. Le maréchal Valée le porte et l’appuie ; il cite son nom à l’ordre du jour de l’armée. Mais après les brillantes affaires du début, la fièvre vient, comme toujours en Afrique, rabattre les trop vives espérances ; Saint-Arnaud voit sa compagnie se fondre et s’en aller plus tristement que sous les balles. « Ma pauvre compagnie, si belle il y a deux mois, cent dix brillantes baïonnettes, bien pointues, bien agiles ! j’ai à peine quarante combattants… Quiconque aurait vu ce bataillon il y a cinq mois et le verrait aujourd’hui, se sentirait saisi de pitié et en même temps de haine pour la guerre. Moi, je l’aime malgré tout, parce que je suis obligé d’en vivre en attendant que j’en meure. » Lui-même, il a son accès terrible ; « il va piquer une tête contre la porte de l’enfer, mais le diable le renvoie et ne veut pas encore de lui. » Avec cela, il n’est pas nommé chef de bataillon. Misère, misère ! c’est la fin de l’automne ; il a des désirs de revoir la France : « Je voudrais voir la neige de France, dût-elle être haute de six pieds dans les rues. » Revenir en France et avoir une grande guerre en Europe, une guerre régulière, y être employé, c’est là son vœu. Comme les soldats d’Afrique, ces soldats du corps à corps, y auraient l’avantage sur les autres, et comme on jugerait vite la différence !
C’est l’avènement du ministère dit du 1er mars (1840), dont M. Thiers était le chef, qui faisait naître dans les rangs de l’armée ces espérances de guerre. La manière dont Saint-Arnaud, et, je le crois, la plupart des officiers d’Afrique, envisageaient la politique de France pendant ces huit ou dix dernières années du règne de Louis-Philippe, était commandée par leur position et leur intérêt : des champs de bataille ou des assemblées publiques, ces deux champs de gloire pour les hommes, comme disait déjà le vieil Homère, ils préféraient naturellement le premier et étaient portés à mépriser le second. Tandis que de près, ici, on était ébloui par des déploiements d’éloquence souvent contradictoires et stériles en résultats, de loin ils n’étaient sensibles qu’au peu de fruit qu’ils en retiraient, eux et la colonie pour laquelle ils guerroyaient nuit et jour, et dont l’avenir était sans cesse remis en question par des discussions décourageantes. L’armée d’Afrique était une des gloires de ce régime, et cependant elle lui reprochait tout bas et lui en voulait un peu de ne pas aimer assez la gloire. Je ne dis pas que cela fût juste, mais je dis que cela était. Et je ne parle pas des officiers qui étaient par principes de l’opposition systématique, comme le général Cavaignac, mais je parle de ceux même (et c’était le grand nombre) qui n’avaient pas de parti pris et qui étaient même attachés à ce régime d’alors par la bravoure et l’affabilité des jeunes princes. La condition naturelle de l’armée d’Afrique, résultant des points de vue et des intérêts qui étaient propres à ses chefs, était donc de vivre dans une espèce d’opposition ministérielle permanente ; de se plaindre du peu d’égard qu’on avait à Paris pour les propositions des généraux en chef et gouverneurs, et de ne pas approuver la politique générale, avant tout conciliante et accommodante, qui présidait aux relations avec les autres puissances : « Quelle marche prend le ministère ! écrivait Saint-Arnaud (juin 1839). Mon pauvre pays ! je le sers de bien loin, mais je voudrais le voir grand et puissant ; pour cela, il ne faut pas qu’il soit mené par de petites gens et de petits esprits. » Il allait à l’extrémité de sa pensée ou plutôt de son impression, lorsqu’il écrivait encore (novembre 1840) : « Il faut que le gouvernement soit bien aveugle pour ne pas voir qu’avec la marche qu’il suit, il se perd infailliblement. La paix, qu’il achète à tout prix, le renversera plus vite qu’une guerre, quelque malheureuse qu’elle eût été. » Ce qu’écrivait là Saint-Arnaud, bien d’autres de ses compagnons d’armes, qui, depuis 1848, ont suivi une autre ligne que lui, ont dû le dire comme lui dans les dix années qui précédèrent.
Saint-Arnaud n’est pas de l’expédition des Portes de fer, que le maréchal Valée exécute de concert avec le duc d’Orléans (octobre 1839) ; mais il tient, malgré sa fièvre, à être des expéditions qui se font dans les mois suivants. Il est blessé d’une balle au bas-ventre, en partant du bivouac, la veille de l’affaire du col de Mouzaïa (11 mai 1840). Cette blessure, incomplètement guérie, le ramène en France en congé ; il y est nommé chef de bataillon (août), et envoyé en garnison à Metz pour y refaire sa santé. Dînant à son passage à Paris chez le général Pajol, dont le fils est son ami : « Le général, dit-il, croit à la guerre, mais pas avant le printemps. L’Italie se remue, la Pologne gronde. Le soir, je suis allé avec Pajol voir Polyeucte et Japhet. Rachel est au-dessus de tout ce que tu m’avais annoncé. Elle a dit le Je crois… à envoyer toute la salle à confesse en sortant. » Tel est l’homme, dans sa variété et sa mobilité complexe d’impressions. — Sa santé se refait vite, et surtout sa mine. À peine arrivé à Metz, il a repris son air jeune « qui, avec sa grosse épaulette, le fait un peu regarder. — Cela m’amuse », dit-il. — Un vrai militaire français.
La nomination du général Bugeaud comme gouverneur général de l’Algérie le rappelle en Afrique ; il entre aux zouaves (avril 1841), et désormais, sous les yeux du chef le plus capable, dont il est connu et apprécié, il va parcourir la seconde et décisive partie de sa carrière avec l’avantage d’être dans des emplois supérieurs dès le premier jour.
Le général Bugeaud n’est qu’incomplétement connu, si on ne l’a pas vu se dessiner en entier et se développer dans la correspondance de Saint-Arnaud. Ceux qui avaient rencontré le général Bugeaud à Paris avant sa grande et dernière renommée ont eu quelque effort à faire avant de le placer dans leur estime à la hauteur où la reconnaissance du pays l’a justement porté. Il avait des défauts qui sautent aux yeux dans un salon ; il tranchait, parlait à satiété de lui, réfutait ses advèrsaires sans ménagement, choquait leurs sentiments sans pitié, se vantait en tout de faire mieux que tous. Habitué dans sa longue vie des champs à vivre avec des inférieurs, il ne se contraignait en rien ; il n’avait pas le tact, il ne prenait pas garde aux bienséances. Sous ces défauts d’une rude écorce, on sentait à tout coup l’homme de sens, mais souvent intempestif ; l’homme supérieur perçait, mais ne se dégrossissait pas. À la Chambre, dans les premières années où il y siégeait, ses collègues disaient de lui, non sans sourire : « Il n’y a plus qu’un homme en France qui croit à la gloire, c’est le général Bugeaud. » Il avait raison d’y croire. Dès qu’il fut en Afrique, et sur un terrain digne de son activité, il donna sa mesure et dépassa les espérances même de ses amis. Saint-Arnaud, dès les premiers mois de son installation, nous le montre à l’œuvre, positif, effectif, infatigable, allant en tout au résultat sans charlatanisme :
Passionné pour la guerre et les combats, il préfère, aux bulletins qu’il pourrait rechercher, la poursuite d’un but utile au pays. Cet homme est admirable, frère ; on ne le connaît pas, on ne lui rend pas justice. Il a vraiment du génie. Je le suis, je l’examine sans passion, et chaque jour je lui découvre de nouvelles qualités ; mais il a bien les défauts de ses qualités. Franc et loyal à l’excès, il tourne quelquefois à la brusquerie. D’une activité inconcevable, il devient minutieux. Agriculteur pendant quinze ans, vivant dans un frottement continuel avec la classe peu élevée de la société, il n’a pas toute la dignité, toute la tenue désirables. Mais quelle conscience, quelle probité, quelle délicatesse de sentiments, quelle abnégation personnelle ! Et on l’entoure de difficultés ! de petites coteries lui suscitent des embarras et des ennuis ; la presse l’assassine à coups d’épingle.
C’est à cet homme éminent et solide, et qui grandit jusqu’à la fin, que Saint-Arnaud s’attacha avec affection, avec zèle, et qu’il dut d’être assez mis en vue pour être reconnu ensuite, et l’occasion échéant, le plus digne de le remplacer.
Saint-Arnaud, en entrant dans les zouaves, « cette garde impériale de l’Afrique », avait à faire sa réputation au corps. Il la fait dans la journée du 2 mai sur la route de Milianah, en se maintenant avec énergie sur un plateau assailli par les Kabyles. Sa conduite dans les journées suivantes lui vaut d’être cité (c’est la quatrième fois) à l’ordre du jour de l’armée : « Mes enfants liront encore le nom de leur père cité au milieu de ceux des bons diables qui se battent pour le pays. »
Le général Bugeaud, par une suite d’opérations méthodiques et bien connues, travaille à ruiner la domination et l’influence d’Abd-el-Kader, en attendant qu’on vienne à s’emparer, s’il se peut, de sa personne. Il mène à bien l’expédition dans l’ouest, où l’on prend Mascara. Tout ce pays est décrit par Saint-Arnaud en quelques traits qui donnent bien la vue cavalière des lieux, de l’échiquier parcouru. Le colonel des zouaves, Cavaignac, étant parti, Saint-Arnaud reste sous le général Lamoricière avec son bataillon et comme chef de corps, ayant une responsabilité d’autant plus grande qu’on le sait aimé du gouverneur et que, là où il est, on aime peu le gouverneur. Ces dissidences de nos généraux d’Afrique sont à peine indiquées dans la correspondance ; on les sent toutefois et on les devine. Dans la mesure où tout cela est présenté (et il faut en savoir gré aux éditeurs qui ont dû quelquefois choisir entre divers passages de la correspondance), personne n’a à se plaindre. Justice est rendue et au noble caractère du colonel Cavaignac, « droit et consciencieux, mais susceptible et impressionnable » (Saint-Arnaud jouit de ses qualités, qui sont nombreuses, en évitant de heurter ses défauts), et à Changarnier, « le Masséna africain », qui montre un moral de fer dans les dangers, et à Bedeau, « homme de vrai mérite qui, tandis que d’autres se jalousent, s’efface tant qu’il peut, ne médit de personne, juge tout le monde et gémit ». Les critiques très discrètes qu’on entrevoit permettent seulement de distinguer et de nuancer ces figures, que les bulletins avaient l’habitude d’offrir sous un jour trop uniforme.
Nous sommes, même avec les réserves de la correspondance publiée, dans le secret de bien des misères qu’on a eu à traverser, et où on l’a échappé belle : il y a tel retour de Mascara à Mostaganem (juillet 1841) où il est fort heureux qu’on n’ait pas été attaqué plus sérieusement. En perçant le rideau des braves zouaves qui la couvraient à l’arrière-garde, l’ennemi n’eût trouvé qu’une armée démoralisée. Cependant, dans le rapport, on ne dit que les belles choses ; les autres sont rejetées dans l’ombre et comme non avenues : « En arrivant, j’ai dû faire mon rapport et des états de proposition pour mes officiers, récompenser mes zouaves et leur adresser des compliments dans un bel ordre du jour, nommer quelques sergents, quelques caporaux, quelques soldats de première classe. Voilà comment on fait tuer les gens ! » (21 juillet 1841.)
Installé à Blidah d’où il fait une grande expédition et de belles razzias, en rapport continuel et de confiance avec le gouverneur, appelé, consulté par lui à Alger, l’aidant dans ses correspondances, il participe aussi aux ennuis du chef, qui est souvent contrarié par le ministère dans ses mesures, et qui se sent menacé de loin dans sa position par des influences princières : les expéditions mêmes, que cet homme d’énergie ne cesse d’entreprendre pour mettre la dernière main à la conquête, ne redonnent de l’entrain qu’à de certains jours : « C’est une belle chose que la guerre, cher frère, mais seulement quand on se bat et quand il fait beau. » Cependant la nomination de lieutenant-colonel arrive pour Saint-Arnaud (avril 1842) ; à chaque pas qui le porte d’un degré de plus vers le haut de l’échelle, il y a un moment d’ivresse : « C’est une belle chose qu’une promotion à un beau grade, surtout quand elle est méritée. On ne rencontre presque pas d’envieux et on reçoit des compliments à peu près sincères. Il y a, après cela, le beau côté, la catégorie des vrais amis, des chaudes et cordiales félicitations, et les demi-mots des soldats qui vont droit au cœur. »
On n’est pas plus soldat par le nerf et par la fibre que Saint-Arnaud. Quand il parle de sa compagnie, de son régiment, de sa troupe, il a le sentiment camarade et fraternel, il a l’expression sympathique et vibrante. Quand on ne l’a que dans des bulletins, on peut la prendre et l’affecter ; mais ici, c’est dans des lettres de famille qu’il s’épanche sur cette autre famille militaire, qui est la sienne aussi : « Pauvres soldats ! quelle résignation, quel courage ! Nous, nous avons un mobile, la gloire, l’ambition, et, par-dessus le marché, nous sommes bien vêtus et bien nourris ; mais eux, rien, rien, et chantant au moindre rayon de soleil. C’est à faire pleurer. Je les aime comme mes enfants, tout en désirant leur faire entendre quelques balles d’un peu près. » — Et quand il est déjà colonel : « Je viens de recevoir pour mon brave régiment une croix d’officier, quatre croix de chevalier et deux grades à l’occasion de l’affaire de Dellys. Voilà le beau rôle du colonel, ses jouissances immenses, ineffables. J’ai attaché tous ces rubans, et j’ai vu de douces larmes de reconnaissance couler sur des visages bronzés ; j’ai senti des cœurs bien nobles et bien fermes devant l’ennemi battre comme le cœur d’une femme, et le mien battait à l’unisson. » — Et à Varna, quand il sera général en chef et pendant le fléau du choléra, revenant de visiter les hôpitaux : « J’ai vu là onze cents malades et deux mille malingres qui ne me sortent pas de la pensée. Je crois que, pour être général en chef, il faut être égoïste ; moi, je ne puis pas l’être ; j’aime mes soldats et je souffre de leurs maux. »
Nommé par le général Bugeaud au commandement supérieur de Milianah (juin 1842), avec trois bataillons sous ses ordres, soixante cavaliers, de l’artillerie, du génie, « enfin une petite brigade, complète et organisée », il s’exerce à l’administration, à la conduite de la guerre ; il gagne en expérience, en aplomb ; il fait son apprentissage de commandant en chef : « Si jamais je suis général, j’arriverai tout formé. » Dans les expéditions qu’il dirige alentour, il y a tel petit combat « où il y a tactique en miniature et combinaison de trois armes ». En parlant de sa manière de traiter avec les Arabes, il dit en riant ma politique. Les lettres écrites pendant cette période de commandement sont très vives, animées d’incidents ; les aperçus s’étendent ; le ton s’élève sans que l’enjouement diminue. Cette activité qui, lorsqu’il ne sait qu’en faire, lui rentre dans l’estomac et réveille sa gastrite, trouve ici à se déployer et à se répandre en tous sens ; un moment il a espéré faire un magnifique coup de main sur la smalah d’Abd el-Kader : « L’émir me croyait dans le sud, il ne se gardait pas du côté de la plaine, et je tombais sur lui. Mon affaire était immanquable ; les Arabes le disent hautement. » Il en veut au général Changarnier, dont un ordre des plus impératifs l’a retenu alors et l’a forcé de rentrer : « Que Dieu lui pardonne ! mais il m’a fait manquer un coup qui m’envoyait droit à la postérité. » Cette prise était réservée, quelques mois plus tard, à un jeune et hardi chasseur dont rien ne bridait l’audace. Malgré tout, et quoique Milianah devienne par moments centre d’opérations, Saint-Arnaud trouve qu’on n’en fait pas assez, que l’Afrique se gâte ; les succès même acquis et obtenus nuisent désormais aux belles occasions : « Alors (en 1840 et 1841) on faisait de l’éclatant, aujourd’hui on fait du pénible, du fatigant, du méritant. » Son vœu et son rêve est toujours une grande guerre en Europe. En 1843, il croit en voir une qui se prépare en Espagne :
Ah ! frère, si j’avais un régiment et qu’on me fît entrer en Espagne, où les affaires se brouillent, on verrait les officiers d’Afrique à l’œuvre. Je crois que je rajeunirais de dix ans… Je ferais parler de moi, quelque chose dans le cœur me le dit. Comme cette guerre aurait de l’intérêt pour moi, qui n’ai jamais rien fait qu’en Afrique, où tout se fait en miniature, où il n’y a de grand que les fatigues, les privations, les maladies et les dépenses ! mais la vraie guerre contre des masses, contre du canon, contre des manœuvres, rien qui y ressemble, vu de si loin, qu’il faut une lunette pour y reconnaître quelque chose. J’ai seulement vu un bon et beau siège.
Je voudrais voir une belle et bonne bataille, avec une cinquantaine de mille hommes engagés.
Son rêve ici lui ouvre par avance l’avenir, et cette belle et bonne bataille où il verra, non pas cinquante mille, mais plus de cent mille hommes engagés, et où il commandera en chef, aura nom l’Alma. Heureux qui ne meurt pas sans avoir vu l’instant sublime qui lui rend accompli et exaucé son plus noble désir ! il emporte jusque dans la mort la conscience d’avoir vécu.
Après un an du commandement de Milianah, où, encore lieutenant-colonel, il est remplacé par un maréchal de camp, il revient passer quatre mois de congé en France. De retour en Afrique en février 1844, il retrouve le maréchal Bugeaud, toujours aussi chaud pour lui, et qui lui donne le commandement de l’infanterie dans une colonne d’expédition conduite par le général Marey. Il éprouve des retards dans sa nomination au grade de colonel et les ressent vivement ; il est pressé comme quelqu’un qui n’a pas de temps à perdre et dont le pouls a souvent la fièvre. Il n’était pas auprès du maréchal lorsque se livre la bataille d’Isly, « une vraie et savante bataille », qui donne idée de ce que le maréchal pouvait faire dans une grande guerre. Cette image de grande guerre se retrouve sans cesse dans les prévisions de Saint-Arnaud et dans ses espérances. Un moment, au plus fort des débats Pritchard, il croit à une rupture inévitable avec l’Angleterre : « Il faudra en venir aux coups tôt ou tard, parce que l’esprit national et la masse de la nation, raisonnable ou non, entraînera et débordera le gouvernement lui-même… Enfin, tout se complique tellement que la bombe éclatera, et ses éclats tueront bien des médiocrités, et nous… nous monterons. » Nous monterons ! c’est là le fond de l’âme et de ses désirs. Ne demandons pas aux hommes de ne pas être des hommes ; demandons-leur plutôt d’être le plus hommes possible, c’est-à-dire actifs, courageux, ardents et dévoués chacun dans leur ordre et dans leur ligne. Un moment, même après Isly, Abd el-Kader recommence à se remuer. Il a quitté le Maroc et s’est montré en deçà de la frontière : « Cela ne finira jamais ; tant mieux, nous aurons le temps d’entrer dans les constellations », c’est-à-dire dans les étoiles de l’épaulette de général.
Le maréchal a obtenu pour Saint-Arnaud le grade de colonel ; le 53e régiment et le commandement de la subdivision d’Orléansville, qui est en réalité un poste de général, voilà des occupations nouvelles et brillantes (novembre 1844) ; Saint-Arnaud s’y adonne tout entier. À peine installé dans son gouvernement, il fait labourer, il fait faire des routes. Il y a une mosaïque (car on est, à Orléansville, sur une ancienne ville romaine), une mosaïque admirable, qui servait d’enseigne au tombeau de saint Reparatus : « Je veux, dit-il, dans un sentiment de Génie du christianisme que nous lui retrouverons plus tard, je veux faire bâtir l’église chrétienne au-dessus. Une voûte bien faite la conservera visible dans toute sa beauté, et le temple de Dieu s’élèvera là où il était il y a quatorze siècles. » En attendant, il donne un bal qu’il nous décrit plaisamment. Il entreprend toutes choses, et sa santé, bien que si atteinte, semble d’abord suffire à tout : « Comme tous les nerfs de mon imagination sont tendus, les autres sont au repos par force. » Un bonheur lui arrive : un marabout se disant chérif, c’est-à-dire de la famille du Prophète, a travaillé les tribus arabes ; il a prêché la guerre sainte et a levé l’étendard. « Cher frère, la guerre, voici la guerre ! vive la gloire ! Nous sommes en pleine révolte d’Arabes. Les coups de fusil roulent comme en 1840 et 1842. » C’est Saint-Arnaud qui parle. Il a Bou-Maza à poursuivre, à réduire, à mater et à traquer. Bou-Maza, c’est son Abd el-Kader à lui, et à force d’activité, il saura en venir à bout. L’ouest est en feu. Avec les Arabes, c’est à recommencer toujours : « Cette nation-là naît un fusil à la main et un cheval entre les jambes. » Au point où il est arrivé, Saint-Arnaud sent ses vues s’agrandir, et se multiplier les occasions d’agir comme il l’entend. Ses idées sur l’Afrique plaisent au maréchal ; sa manière de mener les Arabes en paix comme en guerre lui convient. Il ne songe plus à quitter cette terre d’Afrique ; « plus il y réussit, plus il y est enchaîné » ; c’est une bonne école ; il se fait petit à petit général : « Je m’aperçois avec plaisir qu’en face des circonstances les plus difficiles je prends un calme et un sang-froid que je n’avais pas autrefois : je me sens commander, je m’écoute, je me trouve de l’aplomb, et tout marche. Qui sait ce que tout cela deviendrait sur une plus grande échelle et dans un cadre plus étendu ?… Patience, notre temps et notre tour viendront ! »
Puis, à d’autres jours, la patience manque ; un mauvais vent du désert se remet à souffler ; à force de guerroyer et de courir, de mener de razzia en razzia sa colonne infernale, de s’ingénier (périlleux problème) à soumettre les Arabes par les Arabes, de vouloir créer et fonder par tout le pays de petits forts de sûreté où les chefs amis, les agas et les caïds puissent se maintenir et se défendre au besoin, et brider les tribus rebelles ; à force d’être sur pied nuit et jour, et de se ronger au gîte quand on y est retenu, à force de se passionner pour tout, on se consume, on s’use avec une rapidité effrayante : « Je veux trop bien faire et trop de choses, et je prends tout trop à cœur ; c’est le propre des âmes généreuses, mais ces âmes-là ne vivent pas longtemps ; elles s’usent trop vite, et je le sens, mais il n’est plus temps de se changer. »
Quelques visites de France apportent des diversions dans cette vie locale si dévorante. Saint-Arnaud voit à Alger M. de Salvandy, qui lui plaît beaucoup, et dont les bonnes qualités lui apparaissent là dans un jour tout favorable. À Orléansville, il a occasion de recevoir M. de Tocqueville et d’autres voyageurs appartenant à la Chambre ou à la presse. Il les observe d’un clin d’œil, il a des mots fins pour les silhouetter au passage. Il aime peu la presse d’ailleurs, et si en 1847 on le voit n’augurer rien de bon du système politique ministériel qui continuait de prévaloir, ce n’est point qu’il penche du côté des journaux ; il s’exprime sur leur compte avec un dédain et une énergie de soldat : antipathie de milieu et de métier, plus encore que de nature.
Bou-Maza s’est rendu à lui. Il est fier, comme il le doit, de sa capture ; cependant, lorsque ensuite on en fait un lion à Paris, il est d’avis qu’on le gâte trop. Grande révolution en Afrique : le maréchal Bugeaud se retire ; « fatigué de lutter contre des ministres qui repoussent ses idées et veulent faire prévaloir d’autres systèmes », il envoie sa démission, cette fois irrévocable. Le duc d’Aumale devient gouverneur général de l’Algérie. Saint-Arnaud est nommé maréchal de camp. C’est le moment où Abd el-Kader se soumet, ou les girondins de M. de Lamartine font fureur, où s’organisent les fameux banquets, où la France chauffe et fermente de plus en plus. Le général Saint-Arnaud arrive en congé à Paris, tout juste à temps pour assister à la révolution de Février (1848), Il y court quelques dangers du côté des quais, et est retenu quelque temps prisonnier à l’Hôtel de ville.
Il se remarie et repart pour l’Afrique, décidé à suivre uniquement sa carrière militaire, en prenant aussi peu de part qu’il pourra à une politique qui le dégoûte et pour laquelle il n’est pas mûr. C’est alors qu’on voit avec lui percer et se produire plus fréquemment dans ses lettres cette seconde génération africaine qui remplacera la première déjà revenue en France ; les Pélissier, les Canrobert, les Bosquet, les Morris, sont, avec Saint-Arnaud, les chefs brillants de cette seconde génération qui serre et talonne le plus près qu’elle peut les Changarnier, les Lamoricière, les Bedeau, les Cavaignac, et qui n’attend que son tour d’entrer en scène. La politique intérieure de la France, les fautes des assemblées et celles des dictateurs provisoires sont saisies dans les lettres de Saint-Arnaud avec un bon sens net, qui était assez facile d’ailleurs à qui restait en dehors et loin de la mêlée. Tout compte fait, et malgré les chances de guerre en Europe, il aime mieux l’Afrique pour le quart d’heure, bien assuré que, si l’on se bat en Europe, tout le monde en sera : « Ici, je sers mon pays, et je m’éloigne des mauvaises passions. » Le maréchal Bugeaud, rappelé dès ce temps-là à des commandements importants et consulté par le prince président de la République, dut lui donner les premières impressions avantageuses sur Saint-Arnaud comme officier général de grand avenir et comme homme de nerf à employer dans l’occasion : sa mort soudaine arrache à Saint-Arnaud des témoignages bien dus de regret et de profonde douleur. Il s’impatiente des lenteurs qu’on met à sortir du triste fossé où la France s’est jetée ; il n’aime pas la république, il la souffre ; il en souffre aussi. Ne lui demandez pas une ligne de politique suivie : sa solution, à lui, est celle de l’instinct, celle de son impulsion de cœur et de son intérêt particulier de soldat : « Je vois toujours l’avenir sombre ; avec la guerre, j’aurais eu quelque espoir ; j’aurais bravé tout, fait face à tout : j’ai foi en moi ; mais la paix nous étrangle. C’est le terrain des intrigants, des esprits médiocres, des faiseurs et des phraseurs ; ce n’est pas le mien. »
Une belle position d’intervalle et d’attente se présente pour lui : il est nommé au commandement supérieur de Constantine (janvier 1850). Tandis qu’en France les autres généraux illustres de la première génération africaine s’emploient utilement et s’usent aussi (et tous, sauf Changarnier, s’usèrent vite) dans les assemblées, dans les luttes et les compétitions civiles, lui, il va continuer de se former militairement et de mûrir. Il ne voit de l’émeute que ce que la déportation lui en a jeté de débris, « mélange d’artisans et d’instruments de désordre : journalistes, poètes, maçons, instituteurs, peintres, puis des échappés de prison ». Il fait de ces déportés de Bone et de leur fureur d’énergumènes un tableau qui rappelle ceux d’une maison de fous. Au printemps, il entreprend une grande expédition au sud, au-delà de l’Aurès, qu’il traverse en tous sens ; il fait briller les baïonnettes françaises en de lointaines oasis et jusqu’en des défilés réputés impraticables, où, depuis les légions d’Antonin le Pieux, nulle force aussi imposante n’avait passé. Il n’est pas insensible à ces souvenirs des temps anciens. Au bivouac de Raz-Gueber, en pleins Nemenchas, il rencontre des ruines de temples chrétiens : son imagination s’exalte, ce rayon de Génie du christianisme, auquel nous l’avons déjà vu enclin et accessible, revient le frapper : « J’ai un aumônier, l’abbé Parabère, que je viens de faire recevoir chevalier de la Légion d’honneur devant la deuxième brigade. Il va nous dire la messe en face d’un vieux temple chrétien. Toute l’armée y assistera. Est-ce que tu ne trouves pas qu’on élève mieux son âme vers Dieu en plein air que dans une église ? le vrai temple de Dieu, c’est la nature. L’abbé Parabère est enchanté de dire sa messe. Moi je penserai à vous tous, à ma femme, à mes enfants. »
Un moment viendra où il entendra la messe pour elle-même, le sacrifice pour le sacrifice : il a en lui un commencement de disposition, qui de la tête lui descendra dans le cœur.
Le résultat de sa campagne est complet. La puissance française s’est fait reconnaître et craindre en des contrées jusque-là hors d’atteinte, et où elle semblait ne pouvoir pénétrer. Bou-Akkas, le dernier des grands chefs du pays, qui avait toujours refusé de se faire voir à Constantine, y est venu faire acte de soumission et d’hommage au général Saint-Arnaud. Les gouverneurs généraux de l’Algérie se succèdent ; le général d’Hautpoul y remplace le général Charron. Saint-Arnaud lui-même commence à entrevoir ce gouvernement général de l’Algérie comme pouvant devenir la récompense de ses travaux africains et le dernier terme de son ambition. Il témoigne toujours de la même aversion pour la politique intérieure de la France, triste ménage en effet, et des plus embrouillés alors : « Ce à quoi je dois viser, c’est à une réputation militaire pure de politique. Je ne suis ni usé, ni coulé comme tant d’autres ; je suis jaloux de ne pas perdre cette rare et précieuse virginité. » Parti de France depuis avril 1848, il ne connaissait nullement le prince président. Le résumé du message présidentiel le frappe ; il le trouve remarquablement bien : « Le général d’Hautpoul dit qu’il est de la main du président ; mais alors c’est un homme, c’est plein de cœur et d’esprit. »
L’expédition de la petite Kabylie ou Kabylie orientale, que le général Saint-Arnaud entreprend pour affermir son autorité dans sa province et agrandir sa réputation africaine, sera pourtant l’occasion imprévue de sa première initiation très intime à la politique de Paris et de la France. Le prince président lui envoie le commandant Fleury pour faire cette expédition à ses côtés ; les entretiens de la marche et du bivouac durent en apprendre beaucoup à Saint-Arnaud. Par une campagne de quatre-vingts jours (mai-juillet 1851), durant laquelle sa colonne se mesure vingt-six fois avec l’ennemi, et toujours avec avantage, et où il dirige une série de mouvements qui amènent des résultats prévus et décisifs, il couronne sa carrière d’Afrique et mérite d’être nommé général de division comme il convient de le devenir, c’est-à-dire à la suite « d’une des plus rudes, des plus longues et des plus belles expéditions qui se pussent faire ». Cette nomination de général de division qui lui arrive en même temps que la nouvelle que son fils a passé un bon examen pour Saint-Cyr, lui tire de la plume et du cœur cette lettre charmante et qui décèle en Saint-Arnaud des qualités, des jets de source qu’on ne peut s’empêcher d’aimer :
Cher enfant, tu es admissible, et moi je suis général de division. Nous avons fait tous deux un pas de plus dans le monde. Il t’en reste à toi beaucoup à faire en montant. Je viens d’atteindre le sommet de l’échelle militaire. Ma nomination, l’expédition que je viens d’achever avec quelque succès, aplanissent devant toi les difficultés de la route, je l’espère du moins ; mais que jamais cette idée ne ralentisse tes efforts et ton zèle. Cher Adelphe, il est doux de ne devoir rien qu’à soi-même. C’est une grande satisfaction pour les cœurs bien placés…
Le fils, à qui cette lettre est adressée et à qui elle donnait une si pénétrante leçon, devait mourir avant son père.
Malgré sa répugnance à la politique, et quoiqu’il écrivît vers ce temps même : « Ici, l’on a sa réputation dans sa main ; à Paris, on la joue sur une phrase, sur un mot, sur une démarche, sur un sourire : j’aime mieux l’Afrique ; m’y laissera-t-on ? » le général Saint-Arnaud accepta le commandement d’une division active à Paris (juillet 1851) ; ce n’était qu’une porte d’entrée au ministère de la guerre (octobre). Dès lors les événements se pressent ; ceux auxquels le général Saint-Arnaud prit part sont trop considérables et trop voisins encore pour pouvoir être exposés avec tout leur développement. S’il avait tant tardé à se mêler de politique, il en fit beaucoup en peu de temps ; ministre de la guerre avant et après le 2 décembre, et durant cette année où la France entière changeait de face comme à un soudain commandement, le maréchal de Saint-Arnaud avait raison de dire : « C’est sur moi (dans le ministère) que reposent l’action et la force. »
Cependant cette santé, que nous avons vue tant de fois minée, se ruinait de plus en plus : il dissimulait encore ; l’ivresse des grandes choses faites ou à faire le soutenait par accès ; ceux qui le voyaient de près pouvaient seuls observer cette alternative presque continuelle de soubresauts et d’épuisements. C’est alors, après une dernière atteinte plus rude que les précédentes, qu’il recourut à un autre remède, à un auxiliaire puissant qu’on eût été loin d’imaginer. Pendant un séjour à Hyères pour une convalescence trop provisoire, il se sentit touché des entretiens d’un prêtre, qui lui parla un langage d’affection et de charité :
J’ai trouvé dans le curé d’Hyères, écrivait-il à son jeune frère du second lit (M. de Forcade), un prêtre comme je les comprends et les aime. Nous avons eu de longues conférences, et dimanche je communierai comme un vrai chrétien. Cette conversion t’étonnera peut-être, et tu verras en moi une grande transformation. La prière est un excellent médecin : rappelle-toi cela dans l’occasion. Tu feras lire cette lettre à ma gracieuse sœur : son âme élevée me comprendra. (22 mars 1853.)
Ce qui est certain, c’est que cette force morale nouvelle qui lui vint par la religion servit puissamment à le rendre capable des derniers efforts auxquels sa constitution physique semblait par elle-même se refuser. Il ne lui fallait pas moins que ce viatique inattendu pour ravitailler jusqu’à la fin son cœur généreux, mais expirant, et qui était souvent comme aux abois. À n’en juger même qu’en moraliste et en philosophe, il est évident qu’ici le sacrement vint directement en aide et en réconfort à la vertu guerrière. Un second ressort mystique s’ajouta à celui de l’honneur et le doubla.
L’expédition d’Orient se prépare, et Saint-Arnaud, tout mortellement atteint qu’il est, demande à l’empereur la faveur de la conduire et de la commander70. Son vœu secret, magnanime, c’est du moins de tout lancer dans une bonne voie, de commencer, de pousser vaillamment la grande œuvre, et de mettre, dès les premiers jours, les choses dans un tel état qu’un autre, à son défaut, n’aura plus qu’à achever. Mais que de lenteurs non prévues, que d’obstacles de tout genre, que de misères à traverser avant de voir luire ce beau jour, ce jour unique tant désiré, et de mourir sans même avoir pu assister et présider à la seconde grande journée ! J’userai de préférence, pour ce qui me reste à dire, de lettres du maréchal non encore imprimées, et qui montrent à nu les mouvements, les battements de son cœur dans une entière franchise.
En arrivant à Marseille en avril 1854, le général en chef au moment de s’embarquer, s’impatiente et se plaint des lenteurs et mécomptes, sans doute inévitables dans les débuts d’une grande entreprise. Il voudrait s’embarquer le 27. Cependant il souffle un vent d’est défavorable, et qui fait rentrer les bâtiments dans le port. Il comptait sur des frégates ; la marine n’a pu fournir d’abord que des corvettes et des avisos. Il s’en prend à tout le monde. Mais même quand il a l’air de se fâcher, ce n’est que du bout des nerfs, et une sorte de gaieté se mêle aux reproches comme une mousse piquante : « Il n’y a de charbon nulle part, et Ducos ordonne de chauffer avec le patriotisme des marins. C’est de l’histoire. Chapitre oublié dans Les Girondins ou les Garonnais… On ne promène pas un maréchal de France général en chef comme une cantinière hors d’âge. ». Quelques lettres encore, il remerciera son ancien et excellent collègue, le ministre de la marine, qui a fait de son côté tout ce qu’il a pu.
Pendant toute cette première partie de l’expédition, le maréchal Saint-Arnaud, on le conçoit, pétille d’impatience ; il voudrait tout hâter, tout concentrer dans sa main pour une exécution rapide ; il se sent pressé, il l’est plus qu’un autre, et ce n’est, en effet, qu’au prix de cette activité dévorante, de ce cri continuel d’appel, qu’à de telles distances et avec des éléments si nombreux et si disparates à concerter, on parvient à être en mesure pour l’occasion.
Cette occasion, elle ne s’offrit point d’abord, et il fallut des combinaisons pour l’amener. Partant de Yeni-Keuï pour Varna, où il allait s’occuper à concentrer et à organiser l’armée, le maréchal de Saint-Arnaud songeait à se porter le plus tôt possible, et dans la première quinzaine de juillet sur Silistrie, pour y secourir les Turcs et atteindre les Russes s’ils s’y prêtaient. Ce premier mouvement, qui semblait naturellement indiqué, n’était pourtant pas aussi facile, les Russes même y consentant, qu’il le semblait à Paris aux promeneurs du boulevard ; l’armée n’avait au plus de biscuits que pour dix jours :
De Varna à Silistrie, disait le maréchal (24 juin 1854), sur toutes les routes, peu ou point d’eau… quelques puits sans cordes et sans seaux. Je fais donner des cordes aux compagnies et des seaux en cuir. J’ai fait faire de grandes outres à Constantinople et partout ; mais il faut des chevaux pour les porter… À chaque pas des embarras… des ennuis. C’est égal nous en triompherons, mais cela ne sera pas sans peine. Nous allons trouver sur le Danube un ennemi fortifié, bien établi dans un camp retranché, qui rend son armée, déjà forte, très mobilisable. Nous croyions les Russes endormis, ils travaillaient, et si les Autrichiens ne marchent pas en avant, j’aurai 450000 hommes sur les bras, dans de bonnes conditions et ayant bien préparé leur champ de bataille. On ne se fait pas d’idée de cela à Paris. On croit qu’il n’y a qu’à marcher sur Silistrie pour le débloquer et jeter les Russes dans le Danube. — Pas du tout. — Il y a quatorze redoutes bien armées à enlever et 30000 Russes dans la Dobrutscha, sur mon flanc droit. Vous voyez, mon cher ami, qu’il faut manœuvrer, ouvrir l’œil et jouer serré. J’ai peu d’envie de perdre 40000 hommes à ma première affaire.
Mais, tandis qu’il agissait en conséquence de ces données, les Russes se dérobaient à une trop facile bataille et, le 27 juin, le maréchal écrivait de Varna :
Je suis à Varna depuis trois jours, et les oiseaux sont dénichés. C’est un grand désappointement pour moi, qui me fait déplorer encore davantage les retards inévitables qui nous ont empêchés d’être prêts. — Ce n’est la faute de personne et c’est la faute de tout le monde. Enfin, au moment où nous étions en mesure, quand nous pouvions, avec quelques jours de marche, être en face des Russes, ils ont… ils ont lâchement levé le siège d’une bicoque, dont les défenseurs ont fourni une belle page à l’histoire de l’empire turc, et m’ont enlevé, à moi, une magnifique occasion de les battre ; car j’avais quatre-vingt-dix-neuf chances contre une pour moi… C’est vexant… Le fait est accompli, les Russes ont repassé le Danube en détruisant leurs redoutes, leur camp retranché, leurs ponts. Où vont-ils ? Je ne le saurai que dans quelques jours.
Et encore, à la date du 11 juillet : « Les Russes m’ont causé une des douleurs les plus vives que j’aie ressenties de ma vie. Ils m’ont volé l’occasion presque sûre de les battre et de les jeter dans le Danube71. »
Les Russes jouaient leur jeu, et il n’y avait rien dans ce mouvement rétrograde qui ne fût d’une bonne politique et d’une bonne tactique ; Saint-Arnaud au fond le savait bien : « La Russie peut être bloquée impunément. Elle en est quitte pour se retirer dans sa carapace et attendre. C’est un porc-épic, et les piquants sont toujours en arrêt. »
La campagne semblait manquée ; elle l’était dans sa première partie. On écrivait de France et tous les échos répétaient : Faites quelque chose ; le cœur du maréchal le lui disait plus haut encore :
Vous dites, à Paris : Il faut faire quelque chose, il est indispensable de faire quelque chose, de frapper un grand coup ; mais je sens cela mieux que vous, mes généraux aussi, mes soldats aussi, tout le monde ; mais j’aime mieux ne rien faire que de faire des bêtises ou de tenter des choses absurdes !… Je pioche jour et nuit, je sonde par la pensée la Crimée, Anapa, Tiflis et Odessa. Tous ces projets sont beaux et faciles à faire en imagination et en prenant du thé à Paris ou buvant du champagne72.
C’est alors qu’on en vint ou qu’on en revint à l’idée d’un débarquement en Crimée. La Crimée était d’abord l’idée favorite du maréchal, le joyau dont il rêvait. Il en avait médité jour et nuit les cartes et plans. Mais il avait vu des embarquements et des débarquements se faire, ces laborieux morcellements de transports, il savait à quelles chances fortuites sont sujettes ces vastes machines, dans lesquelles concourent tant de variables et d’inconnues, et, entre toutes les opérations de ce genre, combien est périlleuse celle surtout qui s’appelle un débarquement devant l’ennemi. En ces moments pénibles, la pensée religieuse à laquelle il s’était ouvert depuis quelque temps le ressaisissait à propos ; il y puisait l’humilité en même temps que la force :
Vois-tu, frère, écrivait-il à M. de Forcade, à M. Le Roy de Saint-Arnaud, dans ces grandes expéditions, l’homme, c’est bien peu de chose ; ses desseins, ses projets, c’est moins encore : il faut que Dieu sanctionne et protège tout cela. — Je ferai de mon mieux : Dieu est le maître ; je ne néglige rien pour mettre les bonnes chances de mon côté ; mais je sens bien que je navigue dans une mer semée d’écueils, et que chaque jour j’en vois sortir de nouveaux du fond des eaux… — À la volonté de Dieu ! En attendant, je prie et ne me plains pas.
À l’armée même, et parmi les officiers de toute arme, de tout grade, il ne manquait pas de contradicteurs et d’opposants à cette audacieuse entreprise : « L’opposition à la guerre de Crimée continue, écrivait un jour le maréchal, sourde chez les pusillanimes, plus ouverte chez ceux qui sont décidés à faire leur devoir. » Cette opposition, qui ne se déclara pas tout d’abord, tenait surtout aux événements qui étaient venus affecter l’état de l’armée à la fin du mois de juillet et pendant le mois d’août : choléra, incendie, tous les contre-temps et toutes les calamités.
Et d’abord le choléra qui éclate dans le camp de Varna, et dont le germe était également à bord de la flotte :
Tout allait bien, écrit de Varna le maréchal à la date du 4 août, tout marchait à souhait. Nos préparatifs sont poussés vigoureusement ; j’ai été moi-même à Constantinople choisir le parc de siège pour remplacer celui que vous m’annoncez comme étant sur mer, — mais sur des bateaux à voiles, ce qui me le fait espérer pour le mois de septembre au plus tôt. Malgré cette anicroche incroyable, je pouvais croire à la réussite d’une expédition hardie, mais bien étudiée et entreprise par des gens de cœur commandant à de braves soldats. La main de Dieu brise souvent les projets des hommes. Le choléra s’abat sur nous et fait de grands ravages… la 1re division est décimée ; la 2e moins touchée ; la 3e a peu de cas ainsi que la 4e, mais la 5e est horriblement maltraitée… Le moral des troupes est excellent, mais comment oser entasser pour quatre ou cinq jours sur des vaisseaux des hommes qui ont le germe cholérique, germe qui existe aussi sur la flotte, où plusieurs équipages sont atteints et ont eu des morts ! Je suis paralysé partout.
Les Anglais sont comme moi, mais moins forts jusqu’à présent.
Cependant il faudrait faire quelque chose, et nous sommes prêts…
Malgré tout, je fais face à l’orage et mon moral est et sera toujours le même. C’est un mauvais moment à passer, je m’en sortirai ; mais j’avais rêvé une grande gloire pour mon pays, et le cœur me saigne en la voyant près de s’échapper.
Et le 8 août, il définissait en ces termes sa situation telle qu’elle se peignait dans son imagination douloureuse :
Jamais général en chef n’a été placé dans une position semblable. Je l’accepte telle qu’elle est et je ferai face à tout ; mais personne ne la comprend cette position. — Pas d’ordres, liberté d’action, mais pas de moyens de faire : le choléra décimant mes troupes, et les fièvres du pays arrivant à grands pas. — Impossibilité de rester dans ce pays pestilentiel et d’y hiverner. — Nécessité de faire quelque chose ; tout le monde crie : Sébastopol ! Sébastopol !… Allons à Sébastopol. Parfait si je réussis, mais si j’échoue !… J’ai plus de quatre mille malades et deux mille morts. — Toutes les divisions sont plus ou moins envahies ; la 1re, la plus belle, est abîmée. — Mauvaises conditions pour entreprendre une opération où toutes les chances de succès sont dans l’élan, la force et la vigueur. Malgré tout, le moral de l’armée est excellent, et je continue mes préparatifs.
Et le 14, après le nom de quelques braves officiers qui ont succombé, tels que Garbuccia, aussi regrettable que d’Elchingen :
Bien d’autres braves ont succombé comme lui. La liste en est longue, et leurs cendres seront bien froides quand vous aurez à vous attrister et la lisant. Mais vous avez failli avoir de plus grands désastres encore à déplorer. Le 10 août, mauvais jour, nous nous sommes défendus pendant cinq heures pied à pied contre un saut aérien d’où personne ne serait redescendu par terre à l’état complet. Le feu a dévoré le septième de la ville de Varna, et les flammes, à plusieurs reprises, sont venues lécher les murs de nos poudrières. Les trois magasins renfermant les munitions de guerre des Anglais, Français et Turcs, étaient menacés, enveloppés, échauffés par le feu. À deux reprises, j’ai été supplié de faire sonner la retraite, signal d’un triste sauve qui peut. Je n’ai pas voulu. J’ai préféré sauter avec tout le monde ; il n’y avait de salut pour personne : Constantinople et ses faubourgs auraient sauté avec une telle quantité de poudres, et on n’aurait pas retrouvé vestige de Varna. J’ai lutté, et Dieu a fait changer le vent. Nous avons tous été bien fatigués. Le feu avait pris par la maladresse d’un débitant d’eau de vie qui a laissé s’enflammer de l’esprit. À sept heures, l’incendie se déclarait ; nous n’avons été maîtres du feu et hors de danger qu’à trois heures du matin.
Les généraux Thiry, Bizot, Martimprey, le colonel Lebeuf et bien d’autres ont été superbes. Thiry disait avec calme : « Un miracle seul peut nous sauver », et il restait devant son magasin. Le directeur de l’artillerie turque s’était couché devant la porte et attendait le moment fatal. Je n’ai eu à regretter que deux morts et quelques blessés. Mais quel désastre ! que de pertes ! Nous n’avions pas besoin de cela… Rien ne nous aura manqué : le choléra dans l’armée, et aujourd’hui dans les flottes ; — l’incendie. — Il nous faut une tempête atroce pour être complets : — je l’attends…
Cependant il n’y avait plus que le choléra qui s’opposât au départ ; on attendait avec anxiété qu’il se ralentît ou cessât de sévir. C’est ce qui arriva dans la seconde quinzaine d’août. Au moment enfin de prendre la mer (29 août), énumérant encore une fois les incertitudes, les difficultés de tout genre qu’il ne se dissimulait pas, et sur le point précis où opérer le débarquementad, et sur la manière d’aborder Sébastopol et le côté par où mordre à « ce dur morceau », et son autre souci, presque aussi grave, du bon accord à maintenir entre des alliés d’habitudes et de génies si différents, le maréchal concluait ainsi et livrait le fond de son âme au sein de l’intimité :
N’est-ce pas bien lourd tout cela, mon cher Franconnière, pour un pauvre homme qui lutte contre ses propres souffrances, qui les domine pour d’autres luttes plus importantes et plus nobles, qui heurte sa tête, sans l’amollir, contre des obstacles sans nombre que la prudence humaine ne peut ni prévoir ni empêcher ? Voilà la vie qui m’est faite, et le rôle qui m’est imposé. Pensée triste qui ne change rien à mes résolutions, à ma fermeté, à mon entrain, à ma confiance même, parce que j’ai foi dans le Dieu de la France et dans ses soldats, mais qui vous prouve que je ne me fais pas d’illusions et que j’envisage tout d’un œil calme. Fais ton devoir, advienne que pourra !
L’héroïsme du maréchal en cette expédition glorieuse, on le sent bien maintenant, consiste non pas à avoir pris sur lui et à avoir maîtrisé sa souffrance pendant une journée, pendant une bataille, à avoir vaincu à l’Alma et à être resté debout tout ce temps, ayant déjà la mort dans les entrailles, mais à avoir fait cela pendant des mois et durant tous ces jours obscurs qui n’étaient pas des jours de bataille ; il s’était fait une préméditation et une habitude de ce suprême effort où il est déjà beau à l’âme guerrière de réussir une seule fois. Il agissait et vivait à tous les instants, la mort dans le cœur, le calme sur le front.
À sa noble femme, la maréchale de Saint-Arnaud qui l’avait accompagné jusqu’à Constantinople et qui avait songé à aller même plus loinae, il écrivait de Varna, à cette heure du départ pour la Crimée :
Il vaut mieux que je ne te voie pas. Je me serais beaucoup attendri, et cela m’aurait fait mal. Je souffre déjà bien assez, et j’ai besoin de tout mon courage, de toute mon énergie. Peut-être le repos forcé de la traversée me remettra-t-il : dans tous les cas, je me connais et je sais qu’au moment solennel la machine se remontera au diapason le plus élevé, dût-elle ensuite retomber affaissée sur elle-même ! J’ai éprouvé cela bien des fois dans ma vie. Dieu ne me retirera pas sa grâce au moment où elle me sera le plus nécessaire.
Il y avait d’autres heures moins soumises et où la nature retrouvait ses plus âpres plaintes ; à la maréchale encore, et à deux jours de là, il écrivait : « Aurai-je assez bu dans le calice d’amertume ? Il y a des moments où mon âme entière se révolte et se soulève. La prière n’agit plus sur moi que comme une tempête. Son impuissance me rejette parfois dans le doute, et je souffre tant que ma foi s’ébranle. »
À bord, et dès le premier jour de la traversée (6 septembre), il est assailli d’un accès de fièvre pernicieuse qu’il surmonte.
Opérant son débarquement le 14, et de la façon la plus brillante, la plus magnifique qu’on pût espérer, il pousse ses mouvements avec toute la rapidité possible ; mais nos braves alliés les Anglais n’ont pas l’élan de Saint-Arnaud : ils ne sont et ne seront jamais prêts (c’est lui qui le dit) qu’à se bien battre en face de l’ennemi, et il faut les locomotiver dans les intervalles ; ils ne savent pas se retourner : « Il y a deux jours, écrivait de Old-Fort le maréchal, à la date du 18, que j’aurais pu avoir battu les Russes qui m’attendent à Alma, et je ne peux partir que demain, grâce à MM. les Anglais qui ne se gênent guère, mais me gênent bien !… Enfin cela finira, je l’espère. Je pousse les opérations aussi vite que je le peux pour arriver jusqu’au bout. Ma santé est déplorable, mais personne ne s’en apercevra les jours de bataille. Je serai le 23, au plus tard, sous Sébastopol. »
Le 20 septembre se livre cette glorieuse bataille de l’Alma qui restaure, en face de l’Europe, l’honneur des armes de la France, et à laquelle il n’a manqué que mille sabres des chasseurs d’Afrique pour être la plus merveilleuse par les résultats : « Malgré tout, belle et magnifique journée, qui a mis au grand jour la valeur et les qualités de chacun, nation et hommes, a donné à l’armée un moral de 99 degrés et tué les Russes. » Saint-Arnaud écrit ces mots triomphants sur le champ de bataille même et la tête encore ardente de l’action. Mais il a touché le terme, et, comme dans l’épopée antique, le fantôme de la mort l’environne jusque durant sa victoire et se tient debout à ses côtés. « Si je triomphe, avait-il dit en s’embarquant, je ne resterai pas longtemps à jouir du succès ; j’aurai fait plus que ma tâche, et je laisserai le reste à faire à d’autres ; mon rôle sera fini dans ce monde, nous vivrons pour nous dans la retraite et le repos. » Il écrivait cela à la maréchale en se flattant peut-être ou plutôt en la flattant ; il n’y avait plus pour lui que l’éternel repos. On sait qu’atteint le 24 d’une attaque de choléra, il dut résigner le commandement de l’armée, et il expira le 29 à bord du Berthollet qui le transportait à Thérapia. Sa retraite et sa mort ont laissé douteuse, à son grand honneur, la question de savoir si, lui vivant, le siège de Sébastopol et toute l’expédition de Crimée n’eussent point été considérablement abrégés ; car sa retraite, après le premier grand coup d’épée, eut pour effet immédiat de supprimer la rapidité dans les opérations, cette rapidité foudroyante qui était sa pensée même et qui, à ce début, était le premier élément de succès. C’était lui qui avait dit : « Si je débarque en Crimée, si Dieu m’accorde quelques heures d’une mer calme, je suis maître de Sébastopol et de la Grimée ; je mènerai cette guerre avec une activité, une énergie qui frappera les Russes de terreur. » Belle mort, quoi qu’il en soit du contretemps, heureuse même dans sa destinée incomplète, et qui comble à jamais une vie de guerrier. Le maréchal Saint-Arnaud a un dernier bonheuraf, et qui assure à son nom une durée ou mieux un rajeunissement continuel que les actions toutes seules ne donnent pas. Il s’est trouvé écrivain sans le savoir et sans y viser. Ses lettres, conservées avec intérêt dans sa famille et publiées aujourd’hui par elle, sont tout naturellement une des productions les plus agréables de cet esprit français si vif, si net, si improvisé, et qui n’a jamais fait faute en aucun temps à nos hommes de guerre, à remonter jusqu’au vieux Villehardouin. Le maréchal de Saint-Arnaud est de ceux qui ne sont pas plus embarrassés à tenir la plume que l’épée, et qui, en ne songeant qu’à laisser courir leur pensée du moment, réussissent souvent à mieux dire que les auteurs de profession. On le lira toujours avec plaisir, même après les grands écrivains militaires, les César, les Montluc, les Villars ; n’ayant pas écrit des mémoires, mais des lettres, il est même le premier des épistolaires de bivouac. Sa langue est svelte, son bon sens fin, spirituel, sa gaieté excellente, son naturel saisissant ; son expression prompte est presque toujours celle que la réflexion eût choisie. Il a de l’artiste, du soldat, de l’homme surtout, et si l’on voulait donner à quelque étranger de distinction, à quelqu’un de nos ennemis réconciliés, la définition vivante de ce qu’est un brillant officier français de notre âge, on n’aurait rien de plus commode et de plus court que de dire : Lisez les lettres du maréchal de Saint-Arnaud.
31 mai 1857.