Maine de Biran. Sa vie et ses pensées, publiées par M. Ernest Naville48.
Ici, nous avons encore affaire à un journal et à des confidences posthumes, mais il s’agit du journal et registre d’une belle âme, d’une haute intelligence, et le choix a été fait par un homme de mérite, digne parent par le cœur et par la pensée de celui qu’il présente et introduit.
J’écarterai d’abord de cette publication ce qui la complique et ce qui la masque. Elle est précédée d’un avant-propos, d’une histoire des manuscrits de Maine de Biran, puis d’une notice sur sa vie. On n’aurait dû y mettre que cette vie. Il serait temps de rejeter à leur place, c’est-à-dire dans quelque note finale imperceptible, ces interminables histoires de papiers, ces aventures et odyssées d’une malle, ces pistes perdues et retrouvées, qui donnent des émotions à l’éditeur, mais auxquelles le public est parfaitement indifférent. Ce sont là des soins et tracas d’arrière-boutique pour ainsi dire, ce ne sont pas de dignes frontispices à des œuvres morales. Vous qui êtes de la famille et de la religion de Platon, souvenez-vous donc aussi de l’art de Platon.
L’intérêt qui s’attache au volume publié par M. Ernest Naville est d’ailleurs, jusqu’à un certain point, indépendant de l’opinion qu’on a des écrits philosophiques et de la doctrine particulière de Maine de Biran ; c’est l’histoire d’un espritet d’une âme. De même que bien des lecteurs qui ne sont ni théologiens ni convertis s’intéressent aux Confessions de saint Augustin, ou au drame intérieur qui se noue et se dénoue dans les Pensées de Pascal, de même, sans avoir pris de parti pour ou contre la doctrine psychologique de Maine de Biran, on s’intéressera aux aveux et au travail individuel de sa pensée. On aimera et l’on comprendra en action dans sa personne ce que l’on ne se donne pas la peine de chercher dans ses exposés scientifiques un peu embrouillés. Maine de Biran appartient à la famille des métaphysiciens et méditatifs intérieurs, et, grâce au nouveau volume, on peut étudier à nu et très commodément ce type d’organisation en lui.
Né en 1766, fils d’un médecin de Bergerac, ayant fait ses études à Périgueux chez les doctrinaires, il entra en 1785 dans les gardes du corps de Louis XVI, et il y servit jusqu’aux journées des 5 et 6 octobre 1789. Il eut là une jeunesse, qui, jusque dans ses dissipations, ne dut jamais être très orageuse ni très vive. Il parle pourtant des passions qui l’entraînaient ou du moins auxquelles il croyait devoir céder, faussement persuadé alors que les passions sont la mesure de la force et de l’énergie. Ceux qui ne l’ont connu que dans la dernière moitié de sa vie ne retrouvaient pas dans ce personnage grand, mince, un peu penché, dans cette figure fatiguée et dont la coloration elle-même était un indice de souffrance, ce qu’il avait pu avoir d’agréments et de grâce dans un âge plus favorisé. Il parle en un endroit et « de la décadence de ce corps qu’il a tant aimé », de la prétention qu’il avait eue « d’être placé au premier rang par les qualités agréables et solides, par la beauté du corps comme de l’esprit ». Il était de ceux dont la fleur se fane vite et n’a qu’une saison. Doué d’une organisation délicate qui lui donnait l’éveil et le qui-vive sur quantité de points du dedans, enclin à s’écouter et à se sentir vivre, il commença de bonne heure à noter les états successifs et, pour ainsi parler, les variations atmosphériques de son âme ; il se rendit compte de lui à lui-même.
Il regarda comme de dessus un pont intérieur le fleuve qui passait en lui et qui n’était autre chose que lui.
Après le licenciement des gardes du roi, il se retira dans son Périgord, à sa terre de Grateloup, sorte de château dans le genre de celui de Montaigne, avec colombier et tourelle gothique49. Maine de Biran se plut toute sa vie à embellir cet héritage paternel et à en faire une de ses créations ; mais, à l’époque dont nous parlons, il ne pensait d’abord qu’à s’y recueillir un peu. Il avait vingt-quatre ans. Il se livra à l’étude ; pendant deux années, il lut toutes sortes de livres ; il s’appliqua avec suite aux mathématiques : « J’ai conçu beaucoup de choses dans cette science, disait-il, mais je n’ai pas une tête à calcul, et ma santé est trop faible pour supporter l’extrême contention qu’exige cette étude. » Il se considérait dès lors comme un solitaire un peu cacochyme, que son organisation éloigne de la vie active et des affaires, et qui est plutôt fait pour se replier et se renfermer au dedans. Il le prouve bien en commençant son journal en 1794 ; le printemps de cette affreuse et mémorable année, même avant qu’on puisse prévoir Thermidor, ne lui apporte que des impressions douces et paisibles ; il s’est complètement isolé de la tyrannie qui pèse sur toute la France, et il n’y songe même pas dans le lointain. André Chénier errant en poète dans les bois de Versailles y pensait davantage.
Grateloup, 27 mai (1794). — J’ai éprouvé aujourd’hui une situation trop douce, trop remarquable par sa rareté, pour que je l’oublie. Je me promenais seul, quelques moments avant le coucher du soleil ; le temps était très beau ; la fraîcheur des objets, le charme qu’offre leur ensemble dans cette brillante époque du printemps qui se fait si bien sentir à l’âme, mais qu’on affaiblit toujours en cherchant à la décrire ; tout ce qui frappait mes sens portait à mon cœur je ne sais quoi de doux et de triste ; les larmes étaient au bord de mes paupières. Combien de sentiments ravissants se sont succédé ! Si je pouvais rendre cet état permanent, que manquerait-il à mon bonheur ? j’aurais trouvé sur cette terre les joies du ciel. Mais une heure de ce doux calme va être suivie de l’agitation ordinaire de ma vie ; je sens déjà que cet état de ravissement est loin de moi ; il n’est pas fait pour un mortel. Ainsi, cette malheureuse existence n’est qu’une suite de moments hétérogènes qui n’ont aucune stabilité. Ils vont flottant, fuyant rapidement, sans qu’il soit jamais en notre pouvoir de les fixer. Tout influe sur nous, et nous changeons sans cesse avec ce qui nous environne. Je m’amuse souvent à voir couler les diverses situations de mon âme ; elles sont comme les flots d’une rivière, tantôt calmes, tantôt agitées, mais toujours se succédant sans aucune permanence. Revenons à ma promenade solitaire…
Il s’interroge alors sur les causes de ce bonheur ; il se demande à quoi tient cette impression d’intime contentement : il sent que c’est qu’il est dans sa voie et qu’il est rentré dans une situation d’accord avec toute son organisation physique, laquelle a été faite pour le repos plus que pour les passions. Mais cette réponse, qui place le bonheur dans une certaine harmonie des organes avec ce qui les entoure, ne lui suffit pas :
Je voudrais, dit-il, si jamais je pouvais entreprendre quelque chose de suivi, rechercher jusqu’à quel point l’âme est active, jusqu’à quel point elle peut modifier les impressions extérieures, augmenter ou diminuer leur intensité par l’attention qu’elle leur donne ; examiner jusqu’où elle est maîtresse de cette attention… Est-ce que tous nos sentiments, nos affections, nos principes, ne tiendraient qu’à certains états physiques de nos organes ? La raison serait-elle toujours impuissante contre l’influence du tempérament ? La liberté ne serait-elle autre chose que la conscience de l’état de l’âme tel que nous désirons qu’il soitw, état qui dépend en réalité de la disposition du corps sur laquelle nous ne pouvons rien, en sorte que lorsque nous sommes comme nous voulons, nous imaginons que notre âme, par son activité, produit d’elle-même les affections auxquelles elle se complaît.
Telles sont les questions que se pose le promeneur solitaire et qu’il se posera jusqu’à la fin. Trente ans plus tard, il finira par les résoudre dans le sens favorable à l’âme, à sa force active, et encore en supposant cette force aidée et soutenue par une puissance supérieure et un esprit qui lui communique une sorte de grâce. Mais en 1794, il n’en est pas à cette solution dernière, religieuse, à laquelle il ne s’élèvera que par degrés, et, quoique sans parti pris et sans décision absolue, il incline à tout rapporter à l’état physique et à la machine :
Je ne prétends rien décider à cet égard. Pour savoir ce qui en est, il faudrait pouvoir lire dans toutes les âmes, être successivement chaque homme, et je n’ai pour moi que mon sens intime. J’ai cherché ce qui constitue mes moments heureux, et j’ai toujours éprouvé qu’ils tenaient à un certain état de mon être, absolument indépendant de mon vouloir… Moi-même qu’ai-je fait de bien lorsque je me trouve dans cet état de calme dont je désire la prolongation ? Suis-je meilleur, suis-je plus vertueux qu’un instant auparavant où j’étais dans le tumulte et l’agitation ? D’après mon expérience, que je ne prétends point donner pour preuve de la vérité, je serais donc disposé à conclure que l’état de nos corps, ou un certain mécanisme de notre être que nous ne dirigeons pas, détermine la somme de nos moments heureux ou malheureux ; que nos opinions sont toujours dominées par cet état, et que généralement toutes les affections que l’on regarde vulgairement comme des causes du bonheur ne sont, ainsi que le bonheur même, que des effets de l’organisation.
Tel nous apparaît Maine de Biran dans ce volume, au point de départ ; quinze et vingt ans après, et par le seul mouvement continu de sa pensée, il en était venu à déplacer totalement son point de vue, à le porter, en quelque sorte, de la circonférence au centre, à tout rendre (et même au-delà) à la force intime et à la volonté :
L’art de vivre, écrivait-il en 1816, consisterait à affaiblir sans cesse l’empire ou l’influence des impressions spontanées par lesquelles nous sommes immédiatement heureux ou malheureux, à n’en rien attendre, et à placer nos jouissances dans l’exercice des facultés qui dépendent de nous, ou dans les résultats de cet exercice. Il faut que la volonté préside à tout ce que nous sommes : voilà le stoïcisme. Aucun autre système n’est aussi conforme à notre nature.
Jusqu’à présent j’ai attendu tout mon bien-être de ces dispositions organiques, par lesquelles seules j’ai souvent éprouvé des jouissances ineffables ; maintenant je n’ai plus rien à attendre de ce côté ; la force vitale n’éprouve plus que des résistances : il faut se tourner d’un autre côté.
Ce côté duquel il se tourne, il vient de le nommer, c’est une sorte de stoïcisme. — Quelques années après, il avait changé et s’était transformé encore, il était dans sa troisième et dernière phase, et son journal se termine par cette parole qui est un désaveu de la précédente et qui semble indiquer l’entrée définitive dans une autre sphère :
Le stoïcien est seul, ou avec sa conscience de force propre le trompe ; le chrétien ne marche qu’en présence de Dieu et avec Dieu, par le médiateur qu’il a pris pour guide et compagnon de sa vie présente et future.
On a maintenant sous les yeux les trois temps et comme les trois actes qui constituent le drame intérieur de la vie de Maine de Biran. Tout ce volume est consacré à le développer ; mais les choses n’y sont pas si précises que ce résumé nous les donne. Ce drame à un seul personnage offre bien des alternatives, des péripéties ou plutôt des mélanges. Les diverses époques ne cessent d’y empiéter les unes sur les autres.
Revenons au point de départ. Maine de Biran a dès l’abord une faculté heureuse qui est le principe de toute découverte et de toute observation neuve : il s’étonne de ce qui paraît tout simple à la plupart des hommes, et de ce dont l’habitude leur dissimule la complication et la merveille. Le nil admirari en effet, dans le sens vulgaire, n’est pas une marque d’intelligence. La pomme qui tombe paraît chose toute simple au commun des hommes, elle ne le semble pas à Newton. « La première réflexion, a dit quelque part Maine de Biran, est, en tout, le pas le plus difficile : il n’appartient qu’au génie de le franchir. Dès que le grand homme qui sait s’étonner le premier porte ses regards hors de lui, le voile de l’habitude tombe, il se trouve en présence de la nature, l’interroge librement et recueille ses réponses. » Le grand homme est celui, qui, après s’être étonné, trouve l’explication. Maine de Biran reste toujours au seuil de son étonnement, si je puis dire ; il y revient sans cesse ; il y fait un pas en avant, un autre en arrière, et durant trente ans il ne le franchit pas :
Comment ne pas être sans cesse ramené, écrivait-il en 1823, au grand mystère de sa propre existence par l’étonnement même qu’il cause à tout être pensant ? J’ai éprouvé pour ma part cet étonnement de très bonne heure. Les révolutions spontanées, continuelles, que je n’ai cessé d’éprouver, que j’éprouve encore tous les jours, ont prolongé la surprise et me permettent à peine de m’occuper sérieusement des choses étrangères, ou qui n’ont pas de rapport à ce phénomène toujours présent, à cette énigme que je porte toujours en moi, et dont la clef m’échappe sans cesse en se montrant sous une face nouvelle, quand je crois la tenir sous une autre.
Ce n’est donc pas un grand homme que ce métaphysicien à la fois prédestiné à l’être et insuffisant, ce n’est qu’un commencement de grand homme, ce n’est pas un homme complet. J’ai dit qu’on pouvait étudier à nu le type du métaphysicien en sa personne ; il est juste d’ajouter que ce type, entier et accompli de tout point dans une nature telle que celle de Kant, est fragile et fuit par bien des côtés chez Maine de Biran. Il a en lui, au cœur de sa vocation bien distincte, un principe d’infirmité. Il donne l’idée que la première condition pour être psychologue est d’être infirme, ce qui ne se doit dire d’aucune science vraie : « Quand on a peu de vie, dit-il, ou un faible sentiment de vie, on est plus porté à observer les phénomènes intérieurs. C’est la cause qui m’a rendu psychologue de si bonne heure. » Doué par la nature de la faculté d’aperception interne, il ne tient pas à lui qu’on ne croie que cette aptitude qu’il a est due à une maladie ou à une manie. Il compromet à tout instant le résultat de cette observation par je ne sais quoi de mou et d’incertain. C’est le psychologue en peine et dans l’embarras. Il se peint à nous comme une intelligence non pas servie (selon le mot de M. de Bonald), mais trahie et dé-servie par des organes. Il passe sa vie à chercher un point d’appui en lui, à s’assurer que ce point central spirituel existe indépendant du dehors, qu’il n’est pas complètement à la merci des choses ou de la machine intérieure ; et quand il croit avoir trouvé ce point d’appui (arx animi), ce moi permanent, cette force et cette cause, il ne s’y tient pas, il le laisse et n’en fait rien ; il se repent « d’avoir trop compté sur lui-même » ; il va ailleurs, et demande secours, comme dans un naufrage, à l’esprit universel. Ce n’est qu’un stoïcien manqué, ou un chrétien tardif. Savant, il n’a ni la force d’un Fichte, ni l’audace et la trempe d’un Emerson, ce Descartes en permanence. Maine de Biran est un ancien garde du corps de Louis XVI, qui a du Greuze en lui, un principe de mollesse au milieu de l’élévation, absence de vigueur, de netteté, d’originalité, de ressort… Ai-je assez dit tout ce qui lui manque ? Mais ce qu’il a et ce qui rachète bien des défauts, c’est (je ne parle que du présent volume et du journal) une certaine richesse de vues, la présence et la suggestion de plusieurs solutions possibles à la fois, la plénitude du problème bien posé et considéré sans cesse, la sincérité parfaite, l’honnêteté, la bonté, la profondeur à force de candeur, un sentiment moral qui anime et personnifie ses recherches, qui les rend touchantes, et qui y donne (avec plus de douceur et d’affection) quelque chose de l’intérêt qu’auront éternellement les angoisses et les fluctuations orageuses de Pascal à la poursuite du bonheur. Bien des esprits sérieux et réfléchis suivront et partageront ainsi désormais les vicissitudes morales de Maine de Biran.
Cette vie de la pensée, à laquelle il était presque exclusivement appelé, fut pourtant interrompue, coupée de temps en temps et longuement entamée par les fonctions publiques. Maine de Biran fut un des administrateurs du département de la Dordogne en 1795, et ensuite nommé député au Conseil des Cinq-Cents, de ceux qui virent leur élection annulée par le 18 fructidor. Sous l’Empire il fut sous-préfet de Bergerac, puis député au Corps législatif, et en cette qualité il prit part en 1813, avec MM. Lainé, Raynouard, Gallois et Flaugergues, à l’acte fameux de résistance qui peut être apprécié diversement, mais qu’il considéra comme un devoir. Redevenu pour la forme garde du corps en 1814, il fut membre de la Chambre des députés et questeur. Il redevint l’un et l’autre après les Cent-Jours, et fut de plus nommé conseiller d’État. Royaliste par affection et par conviction, voulant le bien, l’ordre et la paix, on ne sera pas tenté, après la lecture de son journal, de lui attribuer plus de vertus publiques qu’il n’en eut. Si on le prenait au mot et si l’on s’emparait de ses aveux au pied de la lettre, il serait l’homme le plus impropre aux affaires qui y ait jamais été mêlé ; mais, capable ou non dans tel ou tel emploi particulier, il est certes le moins homme d’État de tous les hommes. Quoiqu’il se soit laissé faire et qu’il n’ait jamais refusé les fonctions publiques, tous ses penchants, toutes ses qualités étaient pour la vie privée : « Les goûts simples qui s’allient avec les études abstraites donnent une sorte de candeur, de timidité, qui fait aimer la vie domestique. » N’ayant de valeur que dans la solitude ou dans un cercle intime qui l’appréciait, et où ses facultés reluisent quelques instants, son état habituel, au sein d’une grande assemblée, tout le temps qu’il en fut membre, était un état de timidité et de crainte :
Je me sens plus faible, disait-il, au milieu de tant d’hommes forts ; je ne me mets pas en rapport avec eux : je cesse d’être moi sans me confondre avec les autres. Le moindre signe d’opposition ou seulement d’indifférence me trouble et m’abat, je perds toute présence d’esprit, tout sentiment et toute apparence de dignité. Je sens que les autres doivent avoir une pauvre idée de mon chétif individu, et cette persuasion me rend plus chétif, plus timide et plus faible encore… Je suis comme un somnambule dans le monde des affaires.
Parce qu’il a été vers la fin un adversaire du gouvernement impérial, on aurait tort de le prendre pour un grand partisan du régime constitutionnel ou parlementaire ; selon lui, le seul bon gouvernement est celui
sous lequel l’homme trouve le plus de moyens de perfectionner sa nature intellectuelle et morale et de remplir le mieux sa destination sur la terre : or, sûrement, ajoute-t-il, ce n’est pas celui où chacun est occupé sans cesse à défendre ce qu’il croit être ses droits ; où les hommes sont tous portés à s’observer comme des rivaux plutôt qu’à s’aimer et s’entr’aider en frères ; où chaque individu est dominé par l’orgueil ou la vanité de paraître, et cherche son bonheur dans l’opinion, dans la part d’influence qu’il exerce sur ses pareils. Rien n’est plus funeste au repos public comme au bonheur individuel que cette préoccupation universelle de droits, d’intérêts, d’affaires de gouvernements.
Son idéal en ce genre, autant qu’on l’entrevoit à travers ses regrets, serait une sorte de gouvernement paternel et de famille, avec des influences locales et territoriales et beaucoup de décentralisation. Intime ami de M. Lainé et son égal à l’entrée de la carrière, signalé comme lui à l’attention publique et aux honneurs du nouveau régime par le même acte de résistance au régime précédent, il sent bien vite quelle destinée différente ont faite à son ami ses talents d’orateur, et quelle disproportion de classement il en résulte entre eux dans l’opinion ; il en souffre, il s’abandonne tout bas au découragement et prend une part de moins en moins active aux discussions de la Chambre :
J’en suis puni (écrivait-il à la fin de l’année 1814) par la perte de cette considération personnelle dont je jouissais il y a un an. Quelle distance s’est élevée dans l’opinion entre mon collègue Lainé et moi ! Nous allions de pair l’année dernière ; il faut désormais que j’apprenne à me passer de considération publique, de renommée, et que je me couvre du manteau philosophique en prenant pour devise : Bene qui latuit bene vixit.
La clef de bien des vicissitudes et de bien des variations morales de Maine de Biran est dans ce sentiment intime et radical d’impuissance et de faiblesse, joint à une intelligence élevée qui se rend compte et se contemple. Il s’est attaché quelque part à réfuter une définition que Cabanis a donnée du bonheur : « Le bonheur, dit Cabanis, consiste dans le libre exercice des facultés, dans le sentiment de la force et de l’aisance avec lesquelles on les met en action. » — « À cette condition, répond Maine de Biran, il n’est guère d’homme moins heureux que moi. L’exercice des facultés que j’ai le plus cultivées et auxquelles je tiens le plus est toujours en moi plus ou moins pénible, et je n’ai presque jamais le sentiment de force et d’aisance dans leur exercice. » Tout le journal que nous avons sous les yeux est la preuve de ce labeur et de cette difficulté continuelle.
Même là où il est sur son terrain et dans sa voie, il a peine à s’en bien démêler ; il entreprend plus d’un écrit philosophique ou politique avec le sentiment qu’il n’en finira jamais :
Je fais un écrit politique (sur L’Ordre et la liberté, en 1818) comme Pénélope faisait sa toile. Mon imagination est éteinte, et il faut de l’imagination, c’est-à-dire un certain degré d’activité et de vivacité dans les idées, pour traiter un sujet quelconque, fût-il le plus abstrait possible… Je suis toujours à l’essai de mes forces ; je n’y compte pas, je commence et recommence sans fin. Il m’est impossible de faire autrement ; mon malheur et mon trouble, mon inutilité, tout vient de n’être pas commandé, de n’être soutenu par rien : je manque d’idée fixe et de but.
Et en réfutant un ouvrage de M. de Bonald, ce qui pourtant devait lui convenir et lui fournir un but précis : « Je me fatigue chaque jour en pure perte et fais avec un grand labeur des pages qui seleront effacées le lendemain. C’est, ce semble, une grande patience de rouler ainsi le rocher de Sisyphe… Mon état physique et moral, dont je suis toujours plus mécontent, est une croix intérieure, près de laquelle toutes les croix extérieures ne sont rien. » Un jour qu’il est chargé d’un rapport sur les pétitions, ce qui n’est jamais très inspirateur, il s’écrie, pensant bientôt à tout autre chose et à ses difficultés dans tous les genres de travaux : « Je m’ennuie de mes propres idées ; je ne suis satisfait d’aucune de celles qui se présentent ; j’efface à mesure que j’écris. Heureux les hommes qui sont ou se sentent inspirés ! Ils ont confiance dans leurs idées et leurs sentiments, précisément parce qu’ils ne se les approprient pas comme l’ouvrage de leur esprit, comme le produit de leur activité proprex, mais qu’ils les attribuent à Dieu ou à quelque bon génie… » C’est précisément le génie dont il manque, le bon démon, celui de la facilité, la muse, comme on dirait en d’autres sujets. Les jours où il l’entrevoit par hasard et où elle lui sourit, il est heureux. Il a des éclairs de satisfaction, il se relève. Ainsi, lorsqu’il eut terminé, après bien des efforts et des reprises, son grand article « Leibnitz », entrepris à l’instigation de M. Stapfer, pour la Biographie Michaud :
Cependant, il y a des compensations, écrivait-il ; si je me tourmente aux heures de travail, quand j’ai en tête une composition de quelque étendue, je sens aussi plus d’énergie, plus d’aplomb au dedans de moi, plus de sérénité dans ma journée, quand j’ai travaillé avec un succès réel ou apparent, mais dont j’ai l’idée… Voilà ce que j’éprouve en terminant mon article « Leibnitz » le 1er juillet (1819).
— L’année suivante en refaisant son mémoire autrefois couronné à l’Académie de Copenhague, il éprouvait de nouveau quelque chose de la même joie intellectuelle, tant il est vrai que ce n’est que le travail régulier et un cours tracé de production qui lui manque pour retrouver toute la conscience de lui-même et son équilibre : « Ce travail, dit-il, a duré un mois. J’ai été heureux et actif dans tout cet intervalle ; j’avais un point d’appui fixe, un seul objet qui servait de centre à mes idées ; j’y étais tout entier ; le monde des affaires et des intrigues avait disparu pour moi, ou ne me servait que de distraction. » Il ne tire pas, ce me semble, de ces faits tout le parti qu’il devrait. La seule conclusion que nous tirons, nous, lecteur vulgaire, de ce rare sentiment de satisfaction que nous le voyons éprouver quand il a fini et bien fini, c’est que ce qui lui a manqué, ç’a été la satisfaction plus fréquente de produire, et le plaisir sérieux, mérité, qui accompagne un labeur plus ou moins facile, mais répété, habituel et fécond. Au lieu d’appliquer ses facultés avec suite, il les laisse vaguer, tournoyer, et se dévorer sur place. Les chevaux attelés au char, pour peu qu’ils soient généreux, se rongent le frein et se mordent l’un l’autre s’ils ne courent pas. Maine de Biran est de ceux qui passent leur vie à se creuser un puits artésien en eux-mêmes : l’eau ne vint que tard et pas abondamment. De là bien des mécomptes, bien des subtilités et des poursuites toujours nouvelles et toujours recommençantes, auxquelles il est secrètement intéressé et induit par son état tout personnel. Mais ces subtilités sont celles d’une nature élevée, délicate ; ces tourments sont d’une noble espèce, et l’humanité a de tout temps estimé ceux qui y furent sujets et qui se sont montrés capables de ces belles croix.
Par son premier ouvrage public, couronné par l’Institut (Influence de l’habitude sur la faculté de penser, 1802), Maine de Biran s’était rallié à l’école, alors régnante, des idéologues de la fin du xviiie siècle ; mais il ne s’y rattacha jamais que transitoirement, et bientôt, ne consultant que son sens intime, il passa outre. Il avait en lui un principe d’inquiétude qui l’avertissait que le problème intellectuel et moral de l’homme n’était pas si simple, et qu’il y avait à chercher encore. En 1811, âgé de quarante-cinq ans, et plus lassé ou plus attentif que beaucoup d’autres, sentant la vie se décolorer et la scène intérieure pâlir, il se demandait avec tristesse si c’était là tout, si cette décroissance et cette décadence déjà sensible ne ferait que marcher plus ou moins vite, et s’il fallait se résigner, même dans l’ordre de l’esprit, à cette diminution physique et fatale de tout l’être. Les incapacités que nous lui avons trop vues, et qu’il nous révèle, supprimaient pour lui les années que la plupart des hommes emploient ardemment et consacrent à la poursuite des honneurs et aux objets de l’ambition. Après la jeunesse il voyait venir immédiatement la vieillesse sans avant-garde ni appareil protecteur, sans rien qui la lui ornât à l’avance et la lui déguisât :
Me voilà déjà avancé en âge, disait-il, et je suis toujours incertain et mobile dans le chemin de la vérité. Y a-t-il un point d’appui, et où est-il ? — De même qu’en musique le sentiment dominant du musicien choisit dans la variété des sons ceux qui lui conviennent et donnent à tout l’ensemble un motif unique, de même il doit y avoir dans l’être intelligent et moral un sentiment ou une idée dominante qui soit le centre ou le motif principal ou unique de tous les sentiments ou actes de la vie. Malheur à qui ne se conduit pas d’après un idéal ! il peut toujours être content de lui, mais il est toujours loin de tout ce qui est bon et vrai.
Ce point d’appui, ce motif dominant, Maine de Biran ne cessera plus de le chercher jusqu’à sa dernière heure, à travers toutes sortes d’anxiétés et d’incertitudes. Il n’est pas de ceux qui se hâtent de dire à tous en courant : Je l’ai trouvé !
En 1814, il se donna pourtant un plaisir social bien en accord avec ses goûts méditatifs. Il fonda chez lui, à Paris, un petit cercle philosophique, une véritable petite académie de métaphysique, qui s’assemblait une fois par semaine, et où se réunissaient MM. Royer-Collard, Ampère, de Gérando, les deux Cuvier, Stapfer, Cousin, Guizot et plusieurs autres. Cette société, plus ou moins fréquentée et renouvelée par portions, mais toujours de grand choix et d’élite, se continua pendant plusieurs années ; on y traitait à fond les questions d’analyse interne. C’était un laboratoire de psychologie. Maine de Biran avait des jours où il y était moins mécontent de lui, et où il avait conscience de s’épanouir un peu, de renaître.
Dans le journal très intéressant, et qui ne va plus discontinuer depuis lors, de ses impressions et de ses pensées, on suit parfaitement, sans en rien perdre, les différents temps et presque les motifs de ses désirs, de ses troubles et de ses transformations de doctrine. Si Maine de Biran avait été plus ferme et d’une trempe d’esprit plus résistante, il semble qu’étant arrivé à la conviction du point d’appui intérieur, de l’âme et de la force vive, de la cause efficace qui domine tout l’être (ce qui est sa seule originalité de penseur, si c’en est une), il se serait établi dans une sorte de stoïcisme élevé, tranquille ; il aurait cru à la liberté humaine, au devoir, au choix éclairé qu’on en fait, et à la satisfaction sentie qui en est la récompense. Mais il n’est pas plus tôt arrivé à cette conviction méditée qu’il se fait des objections qu’on n’attendait pas. Le roc sur lequel il s’ancrait se dérobe. Il trouve sa liberté de vouloir absente ou insuffisante ; il ne trouve nulle part le repos, pas même en soi ; non seulement l’homme extérieur en lui contrarie l’homme intérieur, mais du fond de l’homme intérieur il sent ressortir des contradictions dont il n’est pas maître : « Quel sera le terme de ces contradictions ? Où est le repos ? Je vois maintenant qu’il est inutile de chercher à l’atteindre par les efforts de la volonté. C’est une vraie misère de vivre sur la terre. » Il a besoin d’un secours extérieur encore, mais, cette fois, de ce secours invisible qui opère par la grâce et moyennant le canal de la prière. « La plus fâcheuse des dispositions, dit-il, est celle de l’homme qui, se méfiant de lui-même au plus haut degré, ne s’appuie pas sur une force supérieure et ne se livre à aucune inspiration ; il est condamné à être nul aux yeux des hommes comme à ses propres yeux. » Il connaissait bien cet homme-là. Nul n’a agité plus habituellement que lui et n’a plus pressé en tous sens les rapports du stoïcisme et du christianisme, essayant de les concilier, oscillant de l’un à l’autre, mais, après chaque oscillation, s’approchant d’un degré de plus du christianisme vif et complet, tel qu’il est dans saint Paul, dans L’Imitation, dans les Lettres spirituelles de Fénelon. — « Douleur, tu n’es pas un mal », dit le philosophe stoïcien que le mal dévore. Maine de Biran veut encore davantage, il aspire à dire avec le chrétien parfait : « Douleur, tu es mon bien » — « Car, remarque-t-il délicatement, c’est le trouble et non la souffrance qui nuit à l’âme. »
Tout cela ne se passe pas en un jour chez Maine de Biran, mais dure des années. Son journal ressemble à un journal de fièvre morale, une longue fièvre de croissance. Que d’intermittences en effet, que d’accès de découragement, que de rechutes ! mais le progrès, dans le sens où il l’entend, gagne et avance toujours ; il est de ceux qui travaillent à se perfectionner sans cesse « L’homme extérieur se détruit, l’homme intérieur se renouvelle », se dit-il avec l’apôtre. Ce journal intéresse, parce qu’il n’est pas seulement d’un esprit qui cherche la vérité, mais aussi d’une âme plaintive et qui a soif de bonheur. La vérité pour lui, c’est avant tout celle qui fortifie et guérit, celle qui console. Bien d’autres ont passé par le même chemin, mais il y procède à sa manière, il y parle avec son accent. Je ne sais laquelle choisir dans ces pages où l’on aperçoit insensiblement la transition du philosophique au mystique, le passage de Marc Aurèle à Fénelon ; c’est la continuité même qui en fait le prix et le charme. Maine de Biran n’a pas de ces vigoureuses expressions de pensée qui se gravent, mais il a et il rend bien, à force d’y revenir et d’y abonder, la plénitude de son objet :
À en juger par ce que j’éprouve, dit-il en un de ces endroits essentiels, et ne considérant que le fait psychologique seulement, il me semble qu’il y a en moi un sens supérieur et comme une face de mon âme qui se tourne par moments (et plus souvent en certaine temps, à certaines époques de l’année) vers un ordre de choses ou d’idées, supérieures à tout ce qui est relatif à la vie vulgaire, à tout ce qui tient aux intérêts de ce monde et occupe exclusivement les hommes. J’ai alors le sentiment intime, la vraie suggestion de certaines vérités qui se rapportent à un ordre invisible, à un mode d’existence meilleur, et tout autre que celui où nous sommes. Mais ce sont des éclairs qui ne laissent aucune trace dans la vie commune, ou dans l’exercice des facultés qui s’y rapportent ; je retombe après m’être élevé. Or, qu’est-ce qui m’élève ? Comment le voile ordinaire qui couvre mon intelligence se trouve-t-il écarté par moments pour retomber aussitôt ? D’où me vient enfin cette suggestion extraordinaire de vérités dont les expressions sont mortes pour mon esprit, même quand il les connaît à la manière ordinaire ? Il m’est évident que ce n’est pas moi, ou ma volonté, qui produit cette intuition vive et élevée d’un autre ordre de choses. Un sourd qui aurait par moments la perception des sons, un aveugle qui aurait le sentiment subit et instantané de la lumière, ne pourraient croire qu’ils se donnent à eux-mêmes de telles perceptions : ils attribueraient ces effets singuliers, et hors de leur mode d’existence accoutumé, à quelque cause mystérieuse…
Et il en vient à conclure qu’il faut se mettre, s’il se peut, dans un rapport régulier avec cette grande cause, y disposer toute sa personne et son organisation elle-même par certains moyens :
Les anciens philosophes, comme les premiers chrétiens et les hommes qui ont mené une vie vraiment sainte, ont plus ou moins connu et pratiqué ces moyens. Il y a un régime physique comme un régime moral qui s’y approprie : la prière, les exercices spirituels, la vie contemplative ouvrent ce sens supérieur, développent cette face de notre âme tournée vers les choses du ciel, et ordinairement si obscurcie. Alors nous avons la présence de Dieu, et nous sentons ce que tous les raisonnements des hommes ne nous apprendraient pas.
Tel est le point de vue final auquel Maine de Biran se dirige de plus en plus, jusqu’à sa dernière heure (20 juillet 1824). Les défaillances fréquentes qui retardent son avancement et son progrès, en le montrant homme toujours sincère, et, malgré sa portée d’esprit, semblable d’ailleurs aux plus faibles, ne sont pas sans exciter de la sympathie :
J’ai souvent pitié de moi-même, confesse-t-il ; je déplore mes écarts d’esprit ou de raison, la faiblesse et les courtes limites de mes facultés physiques et morales. Ce sentiment de pitié ou de compassion réfléchie du moi sur lui-même est encore assez doux à éprouver, en tant qu’il constate une nature supérieure à celle qui pâtit, quoiqu’elle lui soit intimement jointe.
S’il y avait pour lui quelque douceur à cette prise en pitié de soi par une autre partie de soi-même, il se communique aussi à la longue et il se transmet quelque chose de ce sentiment de tendresse et de commisération chez le lecteur. Ce souffrant et ce patient, qui se flatte si peu, est pour nous un frère.
On a l’aperçu de ce livre, qui est moins un livre de philosophie qu’une peinture morale, livre de naïveté et de bonne foi, nullement d’orgueil, d’où il résulte qu’un homme de plus, et de ceux qui sont le plus dignes de mémoire, est bien connu ; livre à mettre dans une bibliothèque intérieure à côté et à la suite des Pensées de Pascal, des Lettres spirituelles de Fénelon, de L’Homme de désir par Saint-Martin, et de quelques autres élixirs de l’âme. Quand on l’a bien lu, il naît, selon l’esprit et les dispositions qu’on y apporte, une foule de réflexions sur les problèmes les plus importants et les plus déliés de notre condition humaine ; mais la nature si délicate de ces problèmes fait qu’il vaut mieux que chacun tire sa leçon comme il l’entend, et boive l’eau de la source à sa manière. Je me suis borné à faire mon office et à montrer le chemin50.