Mémoires ou journal de l’abbé Le Dieu sur la vie et les ouvrages
de Bossuet, publiés pour la première fois par M. l’abbé Guetté
Tomes iii et iv
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J’ai précédemment parlé dans Le Moniteur 46 des deux premiers volumes de cet ouvrage : la lecture des deux derniers qui viennent de paraître, et qui complètent la publication du journal de Le Dieu, suggère quelques réflexions qu’il est impossible à la critique de dissimuler.
On sait qu’il y a deux ouvrages de l’abbé Le Dieu qui intéressent Bossuet : les mémoires, ou plutôt un mémoire composé par lui peu de jours après la mort du grand évêque, et à la demande de la famille, pour servir aux orateurs qui auraient à faire des éloges funèbres, et de plus un journal tout confidentiel et personnel. Le mémoire, conçu et commencé dans une intention toute particulière, mais bientôt, à mesure que l’auteur avançait et s’y développait, continué et composé réellement en vue du public, est fort utile et fort attachant. L’abbé Le Dieu s’y élève au-dessus de lui-même et de sa manière ; il y entre dans des particularités telles qu’on les aime sur les grands hommes et dans un détail sans trivialité ni bassesse. Il exprime bien le caractère de cette grande et familière éloquence, et comme quelqu’un qui n’était pas indigne de la sentir. Il a touché durant des années au manteau de Bossuet, et il lui en reste quelque chose ; il en retient une vertu. Comme certaine pierre dont on parle en physique, il garde quelque temps le rayon, même après que le soleil est couché. Les nombreux amis auxquels il lut, cahier par cahier, ces mémoires dont il était si fier, eurent raison d’en féliciter l’auteur, de lui donner des encouragements et des conseils ; de lui recommander « de les continuer dans le plus grand détail qu’il pourrait », de ne rien retrancher « de ce qui peint l’homme dans les moindres circonstances de sa vie », de ne pas trop céder sur ces points au goût simple et un peu nu du trop classique abbé Fleury, lequel en fut d’ailleurs très satisfait. L’endroit où il donne le caractère de Bossuet dans le sermon, et où il explique sa manière de s’y préparer, enleva tous les éloges. Quelques auditeurs ne lui cachaient pas leur surprise de trouver ces mémoires plus beaux et mieux écrits qu’on ne s’y attendait. Les plus vifs disaient que c’était un trésor ; que ce serait rendre un bon office à l’Église que de les publier, et qu’il n’y avait que lui, Le Dieu, qui fût en mesure de faire un tel ouvrage.
Voilà le bien. Ces mémoires ont été très utiles en effet à tous ceux qui les ont consultés pour l’histoire de Bossuet, au cardinal de Bausset d’abord, à M. Floquet en dernier lieu, et, quoique si souvent cités et mis à contribution, la lecture, lorsqu’on les a récemment publiés. en a encore été agréable et sur quelques points tout à fait neuve. Mais le journal que l’abbé Le Dieu s’est avisé de tenir durant des années, et qu’il a commencé quatre ans environ avant la mort de Bossuet pour le poursuivre presque jusqu’à l’époque de sa propre mort (1699-1713), est d’un caractère tout différent, et j’ai peine à ne pas regretter qu’il ait été publié in extenso : car il ne fait honneur à personne. Si peu de gens savent bien lire, et il sera si facile désormais d’en abuser !
D’en abuser contre Bossuet… qui l’oserait ? et pourtant, tôt ou tard, on l’osera. Bossuet a eu et aura même encore des adversaires, et l’on cherchera dans le journal de Le Dieu ce qui pourra servir à le rabaisser et à le diminuer. L’abbé Le Dieu n’a pas le dessein de diminuer Bossuet, mais il soumet son illustre maître à une épreuve à laquelle pas une grande figure ne résisterait ; il note jour par jour, à l’époque de la maladie dernière et du déclin, tous les actes et toutes les paroles de faiblesse qui lui échappent, jusqu’aux plaintes et doléances auxquelles on se laisse aller la nuit quand on se croit seul, et dans cette observation il porte un esprit de petitesse qui se prononce de plus en plus en avançant, un esprit bas qui n’est pas moins dangereux que ne le serait une malignité subtile. Les deux derniers volumes qu’on vient de publier nous font mieux connaître l’abbé Le Dieu en lui-même, dans son fonds de nature, et l’on doit rétracter les éloges qu’on avait été trop prompt à lui donner d’après les premiers dehors et les commencements. Son caractère est dénué de toute élévation, et le cœur n’y supplée pas : on ne l’appellera plus maintenant le bon abbé Le Dieu. En paraissant attaché à Bossuet, il ne poursuivait que son propre intérêt et celui des siens. Il nous l’avoue en un endroit notamment où il veut se justifier au sujet d’un sien cousin, le curé Honbrel, qui revient souvent sous sa plume :
Dans le même temps, dit-il, j’achevai mon travail sur la censure de l’assemblée du Clergé de 1700, que je lus tout entier à M. de Meaux, pour mériter de plus en plus ses faveurs, et dont il me sut très bon gré et me donna mille louanges ; j’entrepris aussitôt très vivement la correction du missel et du bréviaire, dont je lus aussi le travail à M. de Meaux, qui l’approuva fort ; tout cela dans le dessein de nous le rendre favorable dans les occasions. Mais l’abbé Bossuet, qui avait déjà ses vues et voulait être le maître, diminuait exprès et malicieusement le prix de mon travail et de mes assiduités auprès de M. de Meaux, de peur qu’il ne me fît de nouvelles grâces. En effet, trois canonicats furent donnés en 1701 et 1702 à M. de Mouhy, à M. de Mailly et au jeune Phelippeaux : c’était ceux que M. de Meaux avait voulu faire passer devant, et il me dit positivement alors qu’il voulait présentement songer à mon cousin. Pouvais-je faire davantage que de redoubler mes assiduités et augmenter mon travail ? de sorte que tous mes soins se tournaient uniquement à mériter un canonicat pour mon cousin, et il fallait s’y conduire avec d’autant plus de sagesse que l’abbé Bossuet était toujours à l’affût pour me chagriner et chercher noise… Mais Dieu m’a fait la grâce de prendre patience et de me soutenir toujours par l’espérance des bontés de M. de Meaux.
Tel est le mobile avoué de ses assiduités et de son zèle. Il est dans une lutte sourde continuelle avec l’abbé Bossuet, ce neveu actif et ambitieux dont je n’ai pas à faire l’apologie ; mais le rôle de l’abbé Le Dieu à son égard n’est pas beau ; il joue au plus fin, et n’a d’autre but que d’en tirer le plus de profit qu’il pourra.
Pendant les derniers dix-huit mois de la vie de Bossuet, l’abbé Le Dieu nous tient au courant, beaucoup plus que nous ne voudrions, de ses griefs, des mille tracasseries et des misères de cet intérieur où l’illustre prélat était de plus en plus enchaîné par sa maladie. Il reproche à l’abbé Bossuet de lui retirer la confiance de son oncle, de refroidir celui-ci pour tout ce qui n’est pas sa famille, de l’isoler de ses plus anciens serviteurs et domestiques, et de le circonvenir pour tâcher plus sûrement d’être son héritier dans son évêché, comme son légataire pour ses manuscrits et pour le plus clair de sa dépouille. L’impression qu’on reçoit de ces détails à la longue est affligeante, et il en rejaillit quelque chose, quoi qu’on fasse, sur la noble et belle figure ainsi encadrée et présentée.
Déjà, dans le premier volume du journal, j’avais relevé de tristes paroles sur Fénelon, de ces paroles faites pour être ensevelies, et que Le Dieu avait pris plaisir à surprendre sur les lèvres de son maître et à noter. Si Bossuet a une grande parole, ce n’est pas celle-là qu’il répète ; s’il a une parole ordinaire ou familière, c’est celle dont il s’empare de préférence, et il la rend triviale en l’écrivant. Ainsi, il fera dire à Bossuet qu’il pressait de publier son ouvrage contre Richard Simon : « Avant toute chose, il ne se faut pas mettre la tête en quatre. » Il lui fait dire au sujet des lenteurs et des difficultés qu’éprouve cette publication : « Si nous obtenons ce que nous demandons, il y a de quoi faire bien enrager M. le chancelier ; mais aussi, si nous sommes tondus, nous enragerons bien. » Bossuet tondu et Bossuet enrageant, ce n’est pas là ce que j’appelle, en bonne peinture de portrait, de la ressemblance. Sur une lecture qu’il fit à Bossuet d’un écrit composé par lui, Le Dieu, et où il commentait l’un des actes de l’assemblée du Clergé de 1700, il dira : « Il (M. de Meaux) y a remarqué quelques expressions de son style, qu’il dit qu’il faut déguiser ; il a approuvé tous les endroits de doctrine ; … il a gobé tous les éloges que je lui donne, sans parler d’en retrancher le moindre mot ; il veut, au contraire, que je diminue celui de M. Arnauld… » Ce n’est là qu’un plat commérage ; mais combien de gens peuvent être tentés d’abuser de ce passage et de tant d’autres ! Vienne un grand railleur, ou même seulement un coloriste outré et grimaçant comme il y en a volontiers de nos jours, Le Dieu lui a préparé toute une palette. Du beau portrait de Rigaud, il sera aisé désormais de faire une caricature.
Dans le volume suivant, Le Dieu continue de se venger de l’abbé Bossuet au détriment de son oncle, et d’exercer sa mesquine jalousie en notant tout ce qu’il peut attraper de petit et de dénigrant. Ce n’est pas par dessein, mais c’est par nature. Bossuet, malade à Versailles, y est retenu par son neveu, qui espère toujours une démission de l’évêché en sa faveur, et qui croit la présence de l’illustre prélat en Cour utile à ses intérêts. Mme de Maintenon s’étonne de ce séjour obstiné, et elle va jusqu’à dire au médecin Dodart, qui le rapporte à l’abbé Fleury : « Veut-il donc mourir à la Cour ? » À la fin, on transporte Bossuet à Paris. Il y a du mieux dans son mal ; logé rue Sainte-Anne, il peut faire quelques promenades au jardin des Tuileries après la messe ; il y mène son monde :
Vendredi et samedi (19 et 20 octobre 1703) promenade aux Tuileries, et le reste comme ces jours passés ; mais, en montant et descendant les terrasses des Tuileries, il nous disait qu’il éprouvait ses forces par les pentes douces, afin de s’accoutumer à monter et à descendre, pour se mettre en état d’aller chez le roi. Ainsi voilà déjà le prélat tout résolu d’aller à Versailles, et même lorsqu’il se sent à peine ferme sur ses jambes. Dieu soit loué de toutes choses, et qu’il lui plaise de donner un bon conseil à un homme si sage !
Cette idée de Versailles n’est point particulière alors à Bossuet, elle est celle de tout le siècle. L’escalier de Versailles ! Racine est mort peut-être de n’avoir plus l’espérance de le monter ; Bossuet en garde jusqu’à la fin la vision dorée et la perspective.
Bossuet tient à ce qu’on sache en haut lieu qu’il n’est pas si désespéré de santé qu’on l’a dit. Dans une visite qu’il fait au père de La Chaise chez les jésuites de la rue Saint-Antoine, il demande à voir les principaux et les plus célèbres de la maison ; mais les pères Bourdaloue, de La Rue, Gaillard, sont absents :
Le père Gravé, confesseur de Mme la duchesse de Bourgogne, s’est trouvé seul, et M. de Meaux l’a vu, et chez le père de La Chaise, et encore dans la salle où il s’est promené avec lui près d’une demi-heure et sans bâton, donnant cette marque de force et de courage, afin que le père Gravé en portât la nouvelle à Versailles comme il l’en priait.
Ce ne sont point de ces détails qui nous déplaisent chez Le Dieu, pas plus que ceux qu’il donne sur la faiblesse tout humaine et plus touchante de Bossuet, sur son désir de guérir ou du moins de continuer de vivre, même avec ses maux. Pour être grand homme, on n’en est pas moins homme. Bossuet donne raison à Mécène et à la fable si connue : « Pourvu qu’en somme je vive… »
Ce dimanche 7 d’octobre 1703, M. de Meaux a paru fort gai, à son réveil, d’avoir bien dormi toute la nuit, et de joie il lui est échappé cette parole : « Je vois bien que Dieu veut me conserver. » Il a ensuite entendu la messe dans sa chapelle et s’est encore recouché jusqu’à son dîner. Je lui ai lu le quinzième chapitre de l’Évangile de saint Jean, où il a pris un grand goût, disant : « Voilà toute ma consolation. » Puis ajoutant : « Il faut bien remercier Dieu de ce qu’il nous a donné une telle consolation dans nos maux, sans laquelle on y succomberait. » Il s’est promené environ une heure, puis on a continué la lecture des voyages, et le soir il y a eu symphonie.
Et, le 18 du même mois :
Il y a plaisir à l’entendre parler de sa santé en des termes qui expriment l’amour de la vie, et il est assez étonnant que la méditation continuelle de l’Évangile n’ôte pas ce sentiment.
Malgré les soins plus ou moins intéressés dont sa famille l’entoure, il semble que les derniers jours du grand prélat n’aient pas été convenablement honorés par les siens. Mme Bossuet, sa belle-nièce, est une mondaine, et l’abbé Bossuet est tout à fait aux ordres de sa belle-sœur. L’abbé Le Dieu, qui les déteste, tout en vivant chez eux et en étant assez bien traité par eux, nous livre ces secrets de ménage :
Vendredi dernier, 1er février (1704), il (l’abbé Bossuet) paya le carnaval à tous les valets de chambre et à leurs femmes en leur donnant de quoi aller à l’Opéra ; et samedi, fête de la Purification, à dîner, en pleine table : « Qu’est-ce donc que j’apprends ? dit-il à Hainault, son valet de chambre ; on m’a dit que vous aviez été hier à l’Opéra ? » — « Par votre libéralité » ; répondit le valet, afin que toute la maison, petits et grands, fût informée que notre casuiste envoie ses gens au spectacle, contre lesquels M. de Meaux a écrit.
Et mardi, 5 février, qui est le mardi gras :
Ce mardi soir, il y a eu grand festin ; et Mme Bossuet a encore couru le bal toute la nuit avec Mme de Pecouel et autres.
Puis le lendemain, mercredi des Cendres :
Mme Bossuet est sortie de son lit à midi pour venir vite prendre des cendres et entendre la messe que j’ai dite pour M. de Meaux. Belle dévotion après la mascarade ! La messe finie, la dame s’est remise au lit. Quelle vie !
Le Dieu est donc un espion domestique, et plus son journal avance, plus on y remarque ce caractère. Ce n’est pas seulement un caractère de vérité et de réalité, le vrai est ce qu’il peut ; c’est subalterne et bas. Il est exclu de la chambre de Bossuet aux approches de la mort ; on le conçoit, étant ce que son journal le déclare. Il n’est pas inscrit sur le testament non plus que les autres domestiques, qui sont seulement recommandés en général à la libéralité du légataire, et il ne craint pas de dire que ce testament déshonore M. de Meaux. Cela n’empêche point qu’à quelques jours de là, et sur la demande de l’abbé Bossuet, il ne compose ce mémoire dont nous avons parlé, et qui était destiné dans le principe à servir de matériaux et de notes pour une oraison funèbre ; mais il y met avec raison son amour-propre, et, voyant que les premiers cahiers réussissent auprès de ceux à qui il les lit, il redouble de soin et fait un ouvrage utile et plus agréable qu’on n’était en droit de l’attendre de lui. Son mobile d’ailleurs n’est pas plus élevé en cette occasion que dans toutes les autres ; il ne songe qu’à se rendre nécessaire, à se faire un sort, comme on dit, du côté de l’abbé Bossuet, en lui prouvant qu’il est l’homme indispensable pour une édition des œuvres, et surtout pour la publication des écrits posthumes. Il n’y avait que lui, en effet, qui pût bien lire les manuscrits et s’y reconnaître en qualité d’ancien secrétaire. Il était positivement désigné pour cette tâche par quelques-uns des amis de Bossuet, l’abbé Fleury, le docteur Pirot. Il aurait voulu une pension fixe et son logement à Paris. L’abbé Bossuet, que l’ambition dissipe et qui n’est guère pressé de publier, ne s’avance pas jusque-là avec Le Dieu, et la famille se borne à le combler de soins, d’attentions, à le recevoir, à le défrayer pendant les voyages qu’il fait à Paris, au moins une ou deux fois l’an. L’abbé Le Dieu revoit et met au net les manuscrits de la Politique, des Élévations, des Méditations sur les Évangiles, et il fait grandement valoir ce travail qu’il ne poursuit qu’à son aise : « L’abbé (Bossuet) m’a paru étonné de ce que je ne lui donnais que cela, trouvant les cahiers en petit nombre ; mais je suis bien résolu de ne m’en pas hâter davantage, et pour le profit que j’en reçois, ce n’est pas la peine de me tant fatiguer. » C’est le cas de dire comme cet ancien ministre à la tribune : Est-ce clair ? Le Dieu s’arrange, en attendant, pour profiter de l’hospitalité, des dîners et régals de la famille Bossuet, qui l’accueille chaque fois en ami ; il affecte, sur les papiers et projets d’écrits du grand évêque, de paraître en savoir plus qu’il n’en dit, d’avoir des manuscrits ou du moins des copies à lui, et meilleures que celles qu’on a. Il ne dit tout cela qu’à demi-mot et avec mystère pour se faire compter et respecter de la famille. Sa condition désormais, sa spécialité, en quelque sorte, sera de tenir l’article Bossuet (manuscrits, biographie., etc.) ; il craint les concurrences. Si l’on publie quelque écrit posthume sans le consulter (comme par exemple la Lettre aux religieuses de Port-Royal), il laisse faire, et, quand c’est fini, il dit : « Pourquoi ne s’est-on pas adressé à moi ? j’avais la bonne copie. » Il prétend connaître l’état des manuscrits mieux même que les possesseurs. Ainsi la sœur Cornuau a un recueil de toutes les lettres de Bossuet à elle adressées, mais elle y a mis un certain ordre de matières qui n’est pas du tout l’ordre des dates :
« Ainsi moi qui ai pris l’ordre des dates, écrit l’abbé Le Dieu d’un air triomphant, j’en serai encore mieux instruit qu’elle et ceux à qui elle communiquera ce volume. » Tel est l’homme auquel, pendant vingt ans qu’il l’eut près de lui, Bossuet ne parvint à rien communiquer de sa religion puissante et sincère, de sa bonté ni de ses vertus. Aussi ne lui accorda-t-il jamais toute sa confiance, et certes il n’eut pas tort.
La nature subalterne et sordide se révèle dans certains passages, de manière à soulever le cœur. Voyant que l’abbé Bossuet ne lui fait aucune proposition formelle, et qu’il n’y faut compter que comme sur un pis-aller, il se retourne du côté du nouvel évêque de Meaux, M. de Bissy. Chanoine et chancelier de la cathédrale, ayant avec cela un prieuré, Le Dieu est dans une situation très honnête : « Je suis sur mes pieds, Dieu merci, dit-il ; je n’ai que faire d’eux (des Bossuet). Laissons-les venir, et cependant jouissons de notre liberté. » Et à quelques jours de là, 22 juin 1705 :
En parlant de ces meubles (de la maison de Germigny) et de toute la sacristie, j’ai demandé à l’abbé Bossuet un petit calice de vermeil dont je me servais à Paris, disant la messe pour M. de Meaux, et que je le priais de m’en faire présent, afin que je m’en servisse encore le reste de mes jours à prier pour mon bienfaiteur : « Je ne vous demande que ce petit calice, lui dis-je, et non celui que je vous ai rendu ici à Meaux avec la crosse et le reste de l’argenterie qui fait partie de la petite chapelle de M. de Meaux, au lieu que ce petit calice est hors d’œuvre », — « Nous verrons cela à Paris, dit-il, puisque vous y venez. » Je suivrai donc cette demande, puisque la voilà une fois faite, et j’arracherai ce que je pourrai de ces messieurs, puisqu’ils ne me font aucune avance d’honnêteté pour ne me rien offrir ni donner. Dieu soit loué de tout !
Dieu vient là bien à propos ! Toutes les fois qu’il est piqué ou mécontent, il dit de la sorte : « Dieu soit loué ! » — Et plus loin, 1er juillet :
Étant à Paris, j’ai acheté par ordre de M. l’abbé Bossuet des livres pour son cabinet, et plusieurs exemplaires de ceux de M. de Meaux pour le père de La Rue, jésuite, et il a été content de ces emplettes. J’en ai pris occasion de lui demander le petit calice dont je lui avais déjà parlé à Meaux, et il me l’a donné de bonne grâce.
Le Dieu n’est pas encore satisfait, il y met de la suite. L’année d’après nous lisons cet article, qui complète les précédents :
Ce samedi 24 (juillet 1706), cet agent (l’agent des Bossuet, Cornuau) m’a envoyé le missel de Meaux, en maroquin, de feu M. de Meaux, que j’avais demandé à l’abbé Bossuet dès Paris, et qu’il ne m’avait accordé qu’à son corps défendant ; mais enfin je le tiens : il faut tirer ce qu’on peut de mauvaise paye. Avec ce missel, voilà ma chapelle complète, au moins telle quelle, venant de feu M. de Meaux ; nous verrons ce que cet abbé fera de plus quand il aura fini ses affaires, et qu’il verra ce qu’il aura de reste en ses mains.
Le Dieu nous livre là, comme dans tout le cours de son journal, ses mobiles habituels. On n’est pas au bout. Il y a surtout quatre aunes de tapisserie, provenant de l’ameublement de Germigny, qu’il a sur le cœur et qu’il réclame à outrance :
On voit par là que l’abbé Bossuet n’a pas seulement eu la pensée de me faire présent de ces quatre aunes de tapisserie, tant pour rendre ma tenture parfaite que pour me restituer l’aunage qui me manque, à moi qui travaille pour lui actuellement en chose si importante et si nécessaire (les Méditations sur les Évangiles).
Ces quatre aunes se trouvent ainsi mises en balance avec son travail sur les Méditations. D’ailleurs pas un mot de regret, d’affection sentie, d’admiration ni de culte pieux pour le grand homme dont il passait pour être l’Élisée. Ce n’est qu’un valet de chambre mécontent. Pline et Cicéron avaient pour secrétaires des affranchis qui les servaient mieux et avaient de plus nobles sentiments.
L’abbé Le Dieu est de la race et de l’espèce de Boswell, tel que Macaulay nous a défini ce curieux et plat espion-biographe de Johnson, sans délicatesse, sans discrétion, sans tact, sans sûreté, et avec tout cela, et à cause de tout cela, biographe incomparable. Mais, Boswell s’attachant à Johnson, nature puissante, colossale et elle-même grossière, l’a pu peindre à ravir et faire le livre le plus intéressant dans son genre, en s’y accordant tous ses défauts de parasite. Le Dieu, au contraire, en s’attachant aux actions de Bossuet (et à part les mémoires écrits pour la montre), n’a fait que compromettre, sans le vouloir, cette haute figure ; il lui eût fallu pour pâture d’observation un moins noble maître. De tels témoins dégradent, en s’y installant et s’y vautrant (comme dirait Saint-Simon), les grands sujets.
Je cherche dans cette paperasserie quelques pages du moins qui instruisent, qui consolent de tant de petitesses ; je cherche des passages où les défauts mêmes de l’abbé Le Dieu aient jusqu’à un certain point leur juste emploi. Je reviens en arrière et je trouve une description minutieuse mêlée d’inventaire, une photographie, telle que nous les aimons à cette heure, des salons de l’archevêché de Paris ; c’est le récit d’une visite que fait Le Dieu au cardinal de Noailles, chez qui il est envoyé un jour par Bossuet pour lui porter un de ses écrits en réfutation de Richard Simon :
Ce mardi 19 (décembre 1702), j’ai porté au cardinal un exemplaire du livre en état d’être lu, au milieu de son audience remplie d’évêques, de grands seigneurs et de grandes dames, tout le monde debout, et les évêques même, aussi bien que les dames, comme chez le roi ; tout le monde dans un grand respect, et plus que chez le roi ; le silence même était très grand dès les antichambres, où les pauvres prêtres attendaient, le chapeau sous le bras, les cheveux fon courts et la tonsure faite, en posture de suppliants ou de séminaristes qui vont à l’examen pour les ordres ; leur extérieur était beaucoup plus composé qu’à l’église et à l’autel. Les dames que j’y ai vues, entre autres Mme la princesse de Soubise, étaient toutes vêtues de noir, des coiffes sur leurs têtes et la gorge couverte jusqu’au menton. Après la grande salle, on entre dans le grand cabinet où se tient le bureau du secrétaire et autres officiers ; là il y avait des sièges pour les expectants et bon feu à la cheminée. On entre de là dans le grand salon où est la croix archiépiscopale. Les parquets étaient partout frottés et luisants, les vitres claires et nettes, les meubles propres. Le grand cabinet d’audience, orné de tableaux superbes, tous de piété ou de la cour de Rome et de France, sur des tapisseries de damas violet sans or, est la dernière pièce de ce superbe appartement, destinée aux audiences publiques : des bureaux, des fauteuils, des paravents se voient à l’entour dans un grand ordre, et rien ne manque de ce qui est nécessaire à la propreté et à la magnificence ; et il y avait aussi fort bon feu. C’est là où Son Éminence écoute les dames, les prélats et les puissants de la terre, qui sont tous debout en différents coins, tandis que le cardinal occupe le milieu de la cheminée avec ceux qu’il entretient. Les plus distingués d’entre les prêtres se pressent à la porte de ce cabinet pour se faire voir, et quand le cardinal conduit quelqu’un, ils profitent de cette occasion pour dire leur petit mot et recevoir quelque sèche réponse. Pour moi, qui n’avais rien à demander, mais au contraire un présent à faire, je n’ai pas laissé d’éprouver le froid de son abord et la sècheresse de sa réponse, pour ne pas dire sa gronderie.
Il était en vraie conversation inutile avec deux dames, leur parlant fort négligemment et toujours la tête allant de côté et d’autre de la chambre, sans jamais finir. Ennuyé de perdre là mon temps à voir faire des grimaces, je profitai du moment qu’il regarda de mon côté, qui était celui de la porte : je m’avançai, lui mis le livre en main en lui faisant un court compliment ; à quoi, sans me dire un seul petit mot de M. de Meaux, il me répondit par cette dureté : « Vous m’avez bien pressé », o pour me reprocher mes paroles de ma précédente visite, où certainement je n’avais pas tort de lui avoir dit que les imprimeurs pressaient, parce que le livre était demandé et attendu avec impatience par le public… Je me retirai sans répliquer, bien résolu de ne paraître jamais, si je puis, à ce spectacle.
Il n’y a rien dans tout cela de scandaleux, mais seulement un salon de haute compagnie, et l’on voit que le cardinal de Noailles, qui passait pour un peu janséniste, mais qui n’en était pas moins grand seigneur, n’avait rien rabattu du ton ni de l’air de grandeur de son prédécesseur M. de Harlay.
L’autre tableau, si l’on peut donner le nom de tableau à de tels relevés de lieu, est celui d’une visite que fait l’abbé Le Dieu à l’archevêché de Cambrai peu de temps après la mort de Bossuet. Il était de Péronne, et Fénelon, qui le savait, l’avait invité autrefois à le visiter. Le Dieu, avant de partir de Meaux, se munit d’une lettre de Mme de La Maisonfort, ancienne et fidèle disciple de Fénelon, et qui vivait reléguée à Meaux dans un couvent d’ursulines. En arrivant à Cambrai, Le Dieu apprend que Fénelon est absent, en tournée épiscopale ; le jour du retour, il se trouve à l’archevêché à l’heure de l’arrivée du prélat, un peu après midi. Il laisse les gens de la maison aller à la descente du carrosse, et il se tient dans la première grande salle au haut de l’escalier. Ici nous lui donnons la parole sans l’interrompre ; c’est lui, ou plutôt c’est nous avec lui, tant il copie et verbalise exactement ! qui allons faire une visite à Fénelon :
J’étais donc dans la grande salle du billard, près de la cheminée : dès que je l’y vis entrer, j’approchai en grand respect ; il me parut au premier abord froid et mortifié, mais doux et civil, m’invitant à entrer avec bonté et sans empressement. « Je profite, lui dis-je, monseigneur, de la permission qu’il a plu à Votre Grandeur de me donner de venir ici lui rendre mes respects, quand j’en aurais la liberté. » C’est ce que je dis d’un ton modeste, mais intelligible ; j’ajoutai plus bas, et comme à l’oreille, que je lui apportais des nouvelles et des lettres de Mme de La Maisonfort. « Vous me faites plaisir, dit-il ; venez, entrez. » Alors parut M. l’abbé de Beaumont, qui me salua avec embrassades, d’une manière fort aisée et fort cordiale.
Le prélat était en habits longs violets, soutane et simarre avec des parements, boutons et boutonnières d’écarlate cramoisi : il ne me parut pas à sa ceinture ni glands ni franges d’or, et il y avait A son chapeau un simple cordon de soie verte ; des gants blancs aux mains, et point de canne ni de manteau. Je lui remis le paquet de lettres en entrant dans sa chambre, et, sans l’avoir ouvert, il me fit asseoir au-dessus de lui en un fauteuil égal au sien, ne me laissant pas la liberté de prendre un moindre siège et me faisant couvrir. Les premiers discours furent sur Mme de La Maisonfort, sa santé, sa situation et la fermeté qu’elle devait avoir à persévérer dans la maison des ursulincs de Meaux sans songer à changer. Il ouvrit alors son paquet et parcourut ses lettres : « Elles sont, dit-il, un peu malaisées à lire ; il faudra les étudier à loisir. » — « J’espère, monseigneur, de votre bonté, lui dis-je, que vous l’honorerez d’une réponse, afin qu’elle voie que j’ai exécuté ses ordres et que je lui porte de vos nouvelles de vive voix et par écrit. » — « Je n’y manquerai pas, ajouta-t-il ; et encore il faut bien lui recommander la fermeté. » — « Elle en sait l’importance et la nécessité, lui dis-je, monseigneur, car elle ne peut se déplacer sans lettre de cachet, et elle ne veut pas si souvent faire parler d’elle… » Comme on était déjà venu avertir pour dîner, il se leva et m’invita à venir prendre place à sa table.
Tous les convives l’attendaient à la salle à manger, et personne n’était venu à sa chambre, où l’on savait que j’étais enfermé avec lui. On lava les mains sans façon et comme entre amis : le prélat bénit la table et prit la première place, comme de raison ; M. l’abbé de Chanterac était assis à sa gauche : chacun se plaça sans distinction à mesure qu’il avait lavé. Je me mis à une place indifférente, et on me servit aussitôt du potage. La place de la droite du prélat était vide, il me fit signe de m’y mettre : je remerciai, disant que j’étais placé et déjà servi ; il insista doucement et poliment : « Venez, voilà votre place. » J’y allai donc sans résistance ; on m’y apporta mon potage. Nous étions quatorze à table, et le soir seize…
La table fut servie magnifiquement et délicatement : plusieurs potages, de bon bœuf et de bon mouton, des entrées et ragoûts de toute sorte, un grand rôti, des perdreaux et autre gibier, en quantité et de toute façon ; un magnifique fruit, des pêches et des raisins exquis quoique en Flandre, des poires des meilleures espèces, et toutes sortes de compotesv ; de bon vin rouge, point de bière ; le linge propre, le pain très bon, une grande quantité de vaisselle d’argent bien pesante et à la mode. Les domestiques portant la livrée étaient en très grand nombre, servant bien et proprement, avec diligence et sans bruit ; je n’ai pas vu de pages : c’était un laquais qui servait le prélat, ou quelquefois l’officier lui-même. Le maître d’hôtel me parut homme de bonne mine, entendu et autorisé dans la maison.
M. l’archevêque prit la peine de me servir, de sa main, de tout ce qu’il y avait de plus délicat sur sa table ; je le remerciais chaque fois en grand respect, le chapeau à la main, et chaque fois aussi il ne manqua jamais de m’ôter son chapeau, et il me fit l’honneur de boire à ma santé, tout cela fort sérieusement, mais d’une manière aisée et très polie. L’entretien fut aussi très aisé, doux et même gai : le prélat parlait à son tour, et laissait à chacun une honnête liberté ; je remarquai que ses aumôniers, secrétaires et son écuyer parlèrent comme les autres, fort librement, sans que personne osât ni railler ni épiloguer. Les jeunes neveux ne parlaient pas : l’abbé de Beaumont soutenait la conversation, qui roula fort sur le voyage de M. de Cambrai ; mais cet abbé était très honnête, et je n’aperçus rien, ni envers personne de ces airs hautains et méprisants que j’ai tant de fois éprouvés ailleurs47 : j’y ai trouvé en vérité plus de modestie et de pudeur qu’ailleurs, tant dans la personne du maître que dans les neveux et autres.
Le prélat mangea très peu, et seulement des nourritures douces et de peu de suc, le soir, par exemple, quelques cuillerées d’œufs au lait ; il ne but aussi que deux ou trois coups d’un petit vin blanc faible en couleur, et par conséquent sans force : on ne peut voir une plus grande sobriété et retenue. Aussi est-il d’une maigreur extrême, le visage clair et net, mais sans couleur, disant lui-même : « On ne peut être plus maigre que je le suis. »
Dans les conversations qui suivent, Le Dieu a soin de remarquer que l’archevêque se garde bien de dire jamais un seul mot au sujet de Bossuet, ni en bonne ni en mauvaise part, et, lors même que Le Dieu est interrogé par lui sur les circonstances de la mort de M. de Meaux, Fénelon, qui demande nommément quel prêtre l’a exhorté à ses moments suprêmes, n’y joint pas pour le défunt le moindre petit mot de louange. Entre ces deux grands hommes, la division et la rupture furent entières et de tout point irréparables jusqu’à la fin. Fénelon ne haïssait pas, mais il n’oubliait pas.
Le Dieu ne paraît pas se douter qu’après la mort de Bossuet, et sauf le compte rendu de ses écrits posthumes, son journal n’a plus d’objet. Il se croit intéressant, et nous initie avec un redoublement de complaisance à tous les détails de la vie du chapitre ; on a ses querelles de chœur, ses rivalités avec le trésorier Phelippeaux et les philippotins, des zizanies auprès desquelles celles du Lutrin sont grandioses. Ces haines étroites et tout ce qu’elles engendrent, ces trigauderies, comme il les appelle élégamment, font souvent penser aux Célibataires de Balzac, à ce duel fourré de l’abbé Birotteau et de l’abbé Troubert. — Quand la famille de Bossuet, toutes affaires terminées, quitte Meaux définitivement, Le Dieu les salue de cet adieu vraiment cordial et touchant : « Ainsi pour le coup, voilà les Bossuet partis de Meaux : la maison rendue et vidée. — Mardi 2 novembre 1706, est arrivé l’entier délogement de l’abbé Bossuet de Meaux, la dernière charrette partie et la servante dessus, et Cornuau même, son homme d’affaires, parti aussi : Dieu soit loué ! » Notez que dans tous ses voyages à Paris il ira loger chez eux, manger chez eux ; mais la méchanceté va son train sous cape ; il a sur leur propos la dent venimeuse. Il se méfie toujours de l’abbé Bossuet et prend ses garanties contre lui. En lui envoyant copie de la Lettre latine de Bossuet au pape Innocent XI sur l’éducation du dauphin, il dit : « Je le fais bien valoir à cet abbé par la lettre que je lui écris, parce qu’avec de pareilles gens si méprisants il faut faire le gascon… Nous verrons comment notre abbé le recevra ; je veux qu’il sente le besoin qu’il a de moi. » — D’ailleurs il est heureux à sa manière, il s’arrange et s’acoquine à Meaux ; il achète une maison, grande affaire ; il se cache pour cela sous le nom du chanoine Blouin ; dès qu’on le sait, les anciennes jalousies contre lui se réveillent. Cette maison est « la plus neuve, la plus propre et la mieux tournée de tout le cloître ». — Il nous explique comment il a pu une fois s’enrhumer en voyage. Ses rhumes durent longtemps, mais il en guérit. Il a son jour de jubilation, où il trouve que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles : « Ce dimanche 15 janvier 1707, mon ameublement entièrement fait dans ma nouvelle maison, et tous mes ouvriers payés. Ma santé est aussi meilleure, mon rhume fort diminué, et il ne me reste qu’à prendre des forces : c’est pourquoi j’ai retenu ma place au carrosse de voiture pour aller à Paris, Dieu aidant, lundi 30 janvier 1708. Mon jardin tout changé, nouveau parterre, nouveaux arbres fruitiers, le jardin net et approprié. » Il met sa vanité à ce qu’on le croie bien portant : « Je déclare à tout le monde que, ma santé étant assez bonne, je fais état de partir pour Paris lundi 30 janvier. » Arrivé à Paris, il se remet en veine et en pointe d’un peu de haine contre l’abbé Bossuet ; c’est son montant. Mais, revenu à Meaux, il retombe dans sa bonne humeur, il a un accès de satisfaction, comme le rat qui rentre dans son fromage : « À mon arrivée (samedi 31 mars 1708), j’ai trouvé mes six beaux fauteuils neufs venus en bon état, et tous les autres meubles et estampes avec des verres que j’avais envoyés avant moi. Dieu soit loué, me voici assez bien meublé et nippé ! il faut à présent faire bien aller la cuisine et tout assaisonner de bon vin. » Il dit une messe en sortant d’une indisposition, et remarque que l’appétit lui est revenu. — Rien n’est parfait en ce monde ; Le Dieu commence à souffrir d’une tumeur au pied gauche ; puis son pied droit s’enfle. À partir de ce moment, il n’y a plus que des détails sur ses maux de pied. Il est partagé entre la crainte de la maladie et sa gourmandise naturelle. Il note « qu’il a mangé trois tranches d’une éclanche de mouton », et il ajoute : « J’ai bien dormi avec une petite moiteur, la nuit, sans reproche du gigot. » On a jour par jour le menu des cataplasmes, et cela va jusqu’aux derniers mois (1713).
C’est ainsi que nous est montré finissant, et de plus en plus confit dans sa vulgarité, l’homme qui passait jusqu’ici pour s’être consacré à la mémoire de Bossuet. Nous ne regrettons pas qu’il y perde ; le seul danger serait qu’en le lisant mal, et en s’emparant des circonstances triviales qui étaient la pâture naturelle de son esprit, on n’ôtât quelque chose au grand évêque, qui ne lui accorda jamais d’ailleurs, on ne saurait trop le redire, qu’une confiance très limitée.
Oh ! messieurs les érudits et les chercheurs, les déchiffreurs de chartes et de parchemins d’archives, les infatigables transcripteurs de tous authentiques documents, je vous estime, je vous révère pour votre science et vos travaux dans ce qui est du Moyen Âge ; mais que de mal, vous et les vôtres, vous avez fait sans vous en douter en propageant jusque dans la littérature moderne le culte des vieux papiers ! On imprime tout désormais ; on ne connaît plus le choix.