(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Guillaume Favre de Genève ou l’étude pour l’étude » pp. 231-248
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Guillaume Favre de Genève ou l’étude pour l’étude » pp. 231-248

Guillaume Favre de Genève ou l’étude pour l’étude39

Mettons d’abord le lecteur au fait de tout ceci, car le nom et l’idée que j’y applique lui sont probablement choses nouvelles. Guillaume Favre, appelé dans sa jeunesse Favre-Cayla, et aussi depuis son mariage Favre-Bertrand, mort le 14 février 1851 à quatre-vingts ans passés, était un de ces Genevois de la belle époque, qui avaient trente ans en 1800 ; qui, après les années de la domination française, assistèrent à la restauration cantonale en 1814 ; qui, dès ce moment surtout, vécurent au bord de leur lac à côté d’Étienne Dumont, l’ami de Mirabeau, du libre publiciste d’Ivernois, du spirituel observateur Châteauvieux, de l’illustre naturaliste de Candolle, du Bernois le plus naturellement français et voltairien Bonstetten, de l’historien Sismondi, et de Rossi plus tard, des Pictet, des de La Rive, des Diodati. Pendant plusieurs années, il y eut là à deux pas de Genève Mme de Staël, à Coppet, avec son monde, avec Benjamin Constant et Auguste-Guillaume de Schlegel entre autres, et qui par le mouvement de son voisinage communiquait à la cité savante une activité inaccoutumée. Sa fille et son gendre lui succédèrent, et entretinrent cette action d’influence heureuse et de bonne harmonie. À Genève mêmmadamee, des femmes distinguées, telles que Mme Necker de Saussure, Mme Rilliet-Huber, maintenaient dans leurs salons une grâce piquante et sérieuse. Nulle part peut-être, excepté à Édimbourg et en remontant à quelques années en arrière, on n’aurait trouvé réunis sur un aussi petit espace et dans des conditions de société plus favorables une aussi grande variété d’esprits, de talents et d’idées, une culture aussi diverse, aussi complète, et aussi honorablement désintéressée, de toutes les branches de l’intelligence, un ensemble aussi supérieur, aussi éclairé, aussi paisiblement animé, aussi honnête. Guillaume Favre eut son rôle particulier au milieu de tous ces hommes d’élite et dans ce beau quart de siècle de Genève : il fut proprement l’érudit, l’homme des recherches curieuses dans le champ de l’Antiquité, sur les points les plus obscurs de l’histoire des âges barbares, ou sur des recoins oubliés de l’époque de la Renaissance ; également et indifféremment propre à disserter sur un vers de Catulle, sur l’ancienne littérature des Goths, ou sur un ouvrage manuscrit de quelque savant du xve  siècle. Le caractère de son esprit et de sa vocation, c’est d’avoir aimé l’étude pour l’étude, la recherche pour la recherche, sans aucune préoccupation de la publicité. Satisfait de savoir et de bien savoir, sans prétendre en informer l’univers, prêt toutefois à faire part à quiconque le consultait du vaste et tranquille trésor de ses connaissances, il était tout l’opposé du metteur en œuvre, qui tire aussitôt parti de ce qu’il sait et se hâte d’en faire montre, de celui dont le poète satirique a dit :

Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter.

Ses écrits aimaient l’ombre et le tiroir, comme les écrits des autres aiment la vitre et le soleil. M. Adert, un des anciens élèves de notre École normale et depuis plus de dix ans établi en Suisse, en publiant aujourd’hui, d’après le vœu de la famille, les principaux essais et mémoires qu’avait préparés plutôt qu’achevés Guillaume Favre, mais qu’il avait préparés toute sa vie, a très bien marqué et défini en sa personne ce caractère original du savant pur, du savant qui étudie toujours, qui prend note sur note et amasse les éruditions autour des pages, qui ne vise qu’au complet et à l’exactitude du fond, qui est le contraire de celui qui dit : Mon siège est fait ; qui, vécût-il quatre-vingts ans, n’a de plaisir qu’à aller toujours ailleurs en avant, et, de chasse en chasse, d’enquête en enquête, scrupuleux et amusé qu’il est, n’en finit pas.

Heureux homme que ce Guillaume Favre, et que rien ne commandait dans la libre et capricieuse application de ses goûts ! Sa destinée est à faire envie à ceux (et ils sont nombreux) qu’un aiguillon incessant presse et déchire, qu’un fardeau inégal courbe et accable, pour qui l’antique corvée n’est point tout à fait abolie, et à qui il est dit, même dans ce champ libéral des études : « Tu produiras toujours, tu produiras à heure fixe, et, que tes goûts t’appellent ici ou là, tu iras où est la borne, et tu laboureras cet espace entre l’aurore et le couchant. » Heureux homme, a-t-on droit de s’écrier ! Et toutefois, après qu’on a bien envié ce bonheur d’une étude libre, ornée, active et oisive, ayant à elle une belle galerie bâtie tout exprès, remplie de livres, décorée de tableaux, de statues, et en vue d’un lac magnifique, on reconnaît tout bas, à la manière même dont il a usé de ses dons et de ses avantages, qu’il y a autre chose à faire encore qu’à jouir ainsi ; que, si noble et utile qu’ait été son exemple parmi ses compatriotes et pour ceux, qui le consultaient de près, il n’a pas donné tout ce qu’il aurait pu, et qu’un peu de contrainte, un peu de nécessité ne nuit pas ; que c’est sous ces rudes conditions seulement que l’homme, moitié de bon gré, moitié à son corps défendant, tire de lui-même, de son foyer et de ses couches intérieures, tout l’art, toute l’industrie dont il est capable, et le peu d’or qu’il doit à tous.

Guillaume Favre était né à Marseille le 1er juin 1770. Sa famille, originaire du pays de Vaud, était fixée depuis le xve  siècle, à Genève ; mais son père avait fondé à Marseille une grande maison de commerce. Les premières études de choix du jeune Favre, aussitôt ses classes terminées, furent dirigées du côté des sciences exactes et de la navigation, du côté aussi des sciences naturelles. Il était sous l’influence des grandes découvertes scientifiques de cette fin du siècle, il était disciple des méthodes et de la philosophie naturelle de Lavoisier. Il s’adonna dans un temps à la minéralogie, à la cristallographie ; il fit des collections et chercha la classification la meilleure. Ces tentatives ingénieuses l’avaient mis en communication avec l’abbé Haüy, le législateur et le maître en cette branche. La Révolution détermina le père de Favre à liquider sa maison de commerce et à quitter Marseille. Il revint à Genève avec son fils en 1792 : il y retrouva cette Révolution qui s’y propageait et y engendrait plus que des parodies. Le père et le fils furent incarcérés pendant cette imitation trop réelle de la Terreur. Au sortir de l’odieuse crise où il y eut du sang versé, le jeune Favre reprit ses études ; mais cette fois il les dirigea entièrement dans la voie historique et littéraire, il lisait tout, le crayon ou la plume à la maint ; il approfondissait les auteurs anciens et les examinait de près dans leur texte, dans les usages et les mœurs particulières qu’ils supposent, dans les questions de tout genre qu’ils suggèrent. À voir, sous le Consulat et au commencement de l’Empire, ce jeune homme d’une physionomie et d’une vivacité plus méridionale encore que genevoise, gai, riche, élégant, beau danseur, fort recherché dans le monde, même dans celui de Paris, « faisant de Genève à Paris dix-sept voyages en neuf ans », on n’aurait jamais supposé, remarque M. Adert, qu’il y avait sous cette enveloppe légère un littérateur voué aux recherches les plus ardues : et cependant Guillaume Favre était dès lors dans ce train d’application et d’études.

En 1808, on le voit pour la première fois donner dans le Magasin encyclopédique, dirigé par Millin (t. ii, p. 119), une lettre ou dissertation sur un vers de Catulle dans la pièce de La Chevelure de Bérénice, laquelle chevelure, coupée des mains de la belle reine en manière d’ex-voto pour son époux, était censée avoir été enlevée au ciel pour y devenir une constellation. Il s’agissait de comprendre un des termes mythologiques obscurs de cette pièce alexandrine, pour nous fort peu agréable, fort peu catullienne, et qui sent plutôt son Lycophron. La chevelure est portée au ciel par le cheval ailé d’Arsinoé, ou, ce qui revient au même, de Vénus, Arsinoé depuis sa déification étant devenue la même chose que Vénus. Or, quel est ce cheval ailé ? L’illustre poète Monti avait déjà expliqué cette partie essentielle du vers : ce cheval ailé d’Arsinoé n’était autre, selon lui, que l’autruche. On représentait quelquefois des Amours à cheval sur des moineaux ; la mère des Amours pouvait bien avoir pour monture ce plus gros des moineaux, ce moineau-monstre l’autruche. Mais il restait une difficulté : Arsinoé avait une épithète ou un nom qui la qualifiait :

Obtulit Arsinoës Chloridos ales equus.

Était-ce Chloridos qu’il fallait lire, ou Locridos comme le voulait le savant Bentley ? Favre s’attacha à prouver par toutes sortes de raisons qu’il faut lire Chloridos, et que ce nom de Chloris ou de Flora (car c’est encore la même chose) s’adapte tout naturellement à la Vénus Arsinoé. C’est à ces questions qu’il songeait par goût et se délectait depuis des années, dans l’intervalle de ses passe-temps mondains. Ce jeune homme se trompait de siècle ; il était né pour être un commentateur amateur comme Girac ou Méziriac, ce Méziriac qui avait relevé plus de deux mille contresens ou méprises chez Amyot, qui a tout dit sur les Héroïdes d’Ovide, et de qui l’on a écrit : « Il n’y avait point de science à laquelle il ne se fût attaché durant quelque temps, point de bel art qu’il ne connût. On le voyait faire toute sorte d’exercices suivant la saison ou suivant la compagnie, danser au milieu d’une société de femmes, et souvent faire porter après lui un portefeuille pour écrire quand il lui en prenait envie. Il connut tous les plus petits sentiers des fables. »

Favre savait dès lors bien des sentiers, quantité de choses sur toutes sortes de points d’érudition et de belles-lettres. Mme de Staël ne l’appelait que mon érudit. Un jour Schlegel et Benjamin Constant, qui s’aimaient peu, discutaient ensemble assez vivement sur l’ordre de succession des princes de Salerne. Favre, à ce moment, entra dans le salon, et Mme de Staël le lança dare-dare, comme arbitre, au milieu de la querelle. Il n’eut pas su plus tôt de quoi il s’agissait, qu’il leur prouva qu’ils se trompaient tous les deux. Il n’y en avait peut-être pas alors un autre que lui pour être si ferré à l’improviste sur la succession des princes de Salerne.

La Bibliothèque publique de Genève possède, entre autres manuscrits précieux, celui d’un poème latin de Jean-Marius Philelphe, savant du xve  siècle. Cette circonstance détermina le choix de Favre ; vers 1810 il rédigea une Vie de cet érudit, qui est fort instructive à lire et pour laquelle il a rassemblé les notes les plus fines et les plus rares : avec lui on va hors des sentiers battus, et l’inaperçu est ce qui le tente. Le père de ce Marius, le célèbre François Philelphe, l’un des grands promoteurs et acteurs de la renaissance des lettres en Italie, et qui, pour mieux posséder le grec, alla étudier à Constantinople sous Jean Chrysoloras dont il épousa la fille, eût été un bien plus beau sujet ; mais il avait déjà été traité par Lancelot, de l’Académie des inscriptions. Favre se rabattit donc à Marius, l’un des fils de François, et qui était né lui-même à Constantinople. Il nous donne dans un récit très complet la suite des dits et gestes, des pérégrinations, des inconstances et des querelles (les érudits d’alors en avaient beaucoup) de ce Marius, assez peu digne d’ailleurs de son père, dont, avec quelques qualités, il outrait les défauts. On le voit tour à tour à Marseille, à Ferrare, à Milan, à Turin, à Venise, à Bologne, à Vérone, à Bergame, à Ancône, etc., etc., espèce de poète-orateur-philosoplie philologue ambulant, de professeur errant, partout dès l’abord s’annonçant avec éclat, mais se relâchant vite, et soutenant mal son premier feu. Il avait reçu de bonne heure les titres de chevalier, de comte et de lauréat, et en avait les brevets de par le duc de Savoie. La science conférait alors de ces dignités ; ajoutons qu’elles étaient assez creuses et purement sonores. À Venise, où il arrive très recommandé, Marius éblouit le premier jour ses illustres protecteurs : « Il parut devant le doge et devant le Sénat, et dicta sans aucune préparation, à trente-deux secrétaires, des compositions sur autant de sujets différents qui lui avaient été proposés sur-le-champ. L’improvisation était le véritable talent de Marius. » Il se vante, dans une élégie, d’avoir, avant l’âge de quarante-cinq ans, plus écrit que Virgile et qu’Ovide : « Me brevior Naso, meque Maro brevior. » Tout ce qu’on trouve de faits singuliers dans cette vie de Philelphe par Favre est inimaginable : à chaque cité nouvelle que visite ce condottiere des lettres, ce héros de l’érudition errante, Favre nous donne l’histoire politique de la ville et l’état détaillé des études. Il y a les éléments d’un tableau complet des lettres en Italie et de la condition des savants dans ce siècle. Malheureusement tout cela n’est pas condensé, n’est pas composé ; l’auteur, trop patient à la recherche, ne s’inquiète de rien au-delà. « J’ignore, dit-il en un endroit, quels furent les lieux habités par Marius Philelphe pendant la plus grande partie de l’année 1453 ; il revint peut-être dans la rivière de Gênes. » Mais qu’est-ce que cela nous fait que Marius ait fait un pas de plus ou de moins, qu’il ait perdu quelques mois de plus ici ou là ? Le biographe peut prendre de ces soucis pour son propre compte, mais il est mieux qu’il les garde pour soi, et qu’il dirige son lecteur vers quelque but, dans quelque sens déterminé. Ici c’est le souffle, c’est le courant qui manque. On ne s’intéresse pas à ce Marius qui n’est nullement un personnage intéressant, et que son biographe est trop exact pour nous montrer tel ; et l’auteur n’a pas su introduire quelque idée supérieure à la fois et juste, qui rattache cette vie à toute son époque, et qui fasse qu’on se rattrape par ce côté. En un mot, il ne se met jamais à la place du lecteur. On marche, on s’arrête à tout moment ; on n’est porté par rien, on ne va nulle part. Favre n’a préparé qu’un exact et savant mémoire, comme eût fait un bénédictin.

Je dirai la même chose du travail, très riche en matériaux, qui traite de la légende d’Alexandre le Grand, de la transformation de cette grande figure historique en fable chez la plupart des peuples. C’est une loi en effet : chez les nations qui n’avaient pas l’imprimerie, sous les gouvernements qui n’avaient pas leur Moniteur, il arrivait très vite que les personnages glorieux qui avaient frappé l’imagination des peuples et remué le monde, livrés au courant de la tradition et au hasard des récits sans fin, se dénaturaient et devenaient des types purement poétiques. Même dans nos conditions toutes modernes, on peut observer à l’égard du dernier grand homme de cet ordre, la facilité et la propension naturelle à ce qu’il en soit ainsi : la transfiguration populaire s’opère malgré tout et à la face de l’histoire. Favre s’est attaché à suivre cette métamorphose de l’idée d’Alexandre chez les différents peuples bien avant ce qu’on appelle le Moyen Âge et dès les derniers siècles de l’Antiquité. Il est piquant de voir comme chacun tirait à soi, par amour-propre, le héros demi-dieu : les Persans, pour se consoler d’avoir été vaincus, faisaient Alexandre fils du premier Darius (de telle sorte qu’en détrônant le second Darius, il n’avait fait que chasser son frère cadet) ; et les Égyptiens, en vertu d’un même point d’honneur, le faisaient fils de leur dernier roi national, Nectanèbe. Favre énumère successivement ce que disaient de la sorte, de plus ou moins absurde et de controuvé, les Persans, les Turcs, les Grecs Alexandrins, les Byzantins, les Moldaves, les Arabes, etc. La collection est complète ; cette fois encore, il n’y manque que la construction. J’aurais voulu que l’auteur, à de certains moments, nous eût montré la notion d’Alexandre telle qu'elle était chez les diverses nations contemporaines, plus exacte ici, moins exacte là, déjà fabuleuse ailleurs ; j’aurais voulu pouvoir considérer d’un coup d’œil et à chaque siècle les différentes nuances et les teintes de cette erreur en voie de progrès, de cette illusion naissante ou déjà régnante. J’aurais aimé à ce qu’il établît quelques-unes des conditions, essentielles qui s’appliquent à tout fait, à tout phénomène historique du même genre. — Mon Dieu ! je m’aperçois que je demande en ce moment à Guillaume Favre de faire ce qu’eût fait en sa place, sur un tel sujet, Ernest Renan, c’est-à-dire un savant doublé d’un artiste-écrivain. — Mais il aurait fallu pour cela dominer ses matériaux, les soumettre : Favre se borne à rassembler de merveilleux documents ; la maîtresse main s’y fait désirer.

Dans ce qu’il a écrit Sur la littérature des Goths et sur la partie profane de cette littérature, sur les traditions héroïques dont l’origine remonte au temps d’Attila, et qui ont été la source des grands poèmes germaniques du Moyen Âge, Favre a été plus achevé, ou du moins un peu plus pressé d’arriver ; sa forme y a gagné, sinon pour la rapidité, du moins pour la cohésion et pour la suite : c’est qu’il a publié ce morceau dans la Bibliothèque universelle de Genève en 1837, et que la publicité oblige.

On se prend à regretter, malgré l’utilité des articles et des notes assez nombreuses qu’il a donnés à cet estimable recueil, qu’il n’ait pas vécu dans le voisinage d’une revue un peu plus vive, qui l’eût stimulé et l’eût forcé d’accoucher plus souvent. Il est bon quelquefois aux hommes de science de se sentir en présence d’un public moins sérieux, moins solide, et qui, par sa plus grande indifférence du fond, oblige les écrivains à s’évertuer.

Voyez parmi nous Fauriel, qui, par la nature des études et le tour d’esprit, se rapproche de Guillaume Favre. Il était bien plus original que Favre ; il avait l’esprit de découverte, d’initiative, et l’instinct d’investigation dans des veines prolongées et fécondes ; mais, comme écrivains, ils sont de la même famille ; ils aiment à s’occuper de questions analogues, à s’y enfoncer, à les approfondir : la plume, pour eux, est l’auxiliaire de leur recherche bien plus que l’instrument de leur production. Fauriel, si on l’eût abandonné à lui-même et à ses goûts, eût été trop tenté de faire comme Guillaume Favre ; il aurait travaillé, creusé à l’infini ; il aurait eu peine à se contenter jamais, à se résoudre à rien donner comme achevé. Ses amis, devenus ministres après 1830, le nommèrent professeur ; on put d’abord regretter que ces fonctions nouvelles le détournassent des grands travaux historiques qu’il poursuivait depuis des années : en y songeant mieux pourtant, je ne sais s’ils ne lui rendirent pas service, à lui et à nous, dans tous les sens. Si on ne l’avait pas mis en demeure une bonne fois de débiter sa science, et si on ne l’avait constitué à l’état de fontaine publique chargée d’en distribuer les eaux courantes à des générations qui en étaient avides, il n’aurait peut-être accumulé que des notes immenses et des réservoirs cachés. La plupart des excellents écrits que ses fidèles amis (M. et Mme Mohl) ont donnés depuis, datent de là, et n’ont pris forme qu’à cette époque et par la nécessité des leçons à rédiger. Le voisinage d’une revue qui le sollicita sans cesse, et qui le forçait à faire des coupes bien nettes dans ses vastes matériaux, a été aussi pour quelque chose dans cette détermination dernière, dans cette mise en dehors qui a été si profitable au public, et d’un résultat inappréciable pour nos générations.

Auguste-Guillaume de Schlegel est encore un homme qui, par la profondeur et l’étendue de la science, est de la famille des précédents ; mais celui-ci avait en lui de l’artiste, et, s’il embrassait beaucoup et préparait longuement, il tirait enfin la statue du bloc, il terminait quelquefois. Il fut dans d’étroits rapports d’intelligence et d’amitié avec Guillaume Favre ; une section très précieuse des deux volumes que nous annonçons comprend une correspondance française de Schlegel (1807-1819), en tout trente-cinq lettres ou billets. Dans la composition de son Cours de littérature dramatique, Schlegel, alors à Coppet, mit sans cesse à contribution la science, la sagacité et la bibliothèque de Favre. Lorsqu’il eut quitté la Suisse, il le tenait au courant de ses études qu’il allait diversifiant sans cesse ; il était d’un certain âge déjà lorsqu’il s’appliqua au sanscrit ; il s’occupait à la fois de la langue et des poésies provençales, mais le sanscrit au premier abord éclipsa tout :

Voilà, écrivait-il de Paris à Favre en 1815 en lui parlant de livres indiens très rares qu’il avait fait acheter à Londres, voilà mes confessions en fait de folies érudites. Mme de Staël dit que c’est par paresse que j’étudie tout cela ; elle voudrait me voir travailler pour produire un effet instantané, et c’est la chose pour laquelle j’ai le moins de goût. Les journaux de Paris vous auront quelquefois rappelé mon nom, en m’érigeant bien gratuitement en hérésiarque littéraire. On a voulu m’engager à répondre, mais je n’ai jamais fait attention à ces glapissements de la meute journaliste…

On sent à ces derniers mots la hauteur de dédain propre à Schlegel. Il était moins indifférent qu’il ne le dit ; il était passionné pour ou contre certaines doctrines. Il n’était pas fâché, tout en rendant une éclatante justice à l’Antiquité et aux nations étrangères, de faire une sorte de réaction contre la gloire littéraire de la France. « Ce ne sera pas un désavantage à nos yeux, écrivait son traducteur anglais, qu’il ait été impitoyable dans ses hostilités contre la littérature de nos ennemis40. » Il y eut là un coin de faiblesse et, on peut dire, d’infirmité chez un si grand esprit. Il ne nous aimait pas. On a publié depuis sa mort des poésies françaises de sa façon, presque toutes dirigées contre nous ; elles ne tournent que contre lui, tant elles décèlent une absence complète de goût et de sentiment français ! Qui a fait de ces vers-là n’a jamais dû rien entendre à ceux de Molière ni de Racine. Notez que ce même volume où l’on a recueilli ces misérables vers, ces lourdes et plates épigrammes, contient de lui d’admirables pensées en prose française sur les plus sérieux problèmes de l’histoire et de la philosophie41. Soyons plus justes envers Schlegel qu’il ne l’a été envers nous, et ne cessons point pour cela de l’honorer, à côté de Lessing et de Goethe, comme un des plus fermes et des plus doctes esprits critiques de la grande époque.

Guillaume Favre n’avait point de ces passions déterminantes et directrices pour son érudition ; il n’avait point de motif. Cette érudition était étendue et profonde, comme son beau lac, mais un peu stagnante ; il y manquait au milieu le Rhône. Il ne s’y élevait jamais de tempêtes.

Il n’avait point comme Letronne, autre savant avec qui il eut quelques points de contact et dont il a mérité l’éloge, le besoin de contredire, de détruire. Une assertion inexacte ou mensongère ne l’irritait pas. Son érudition n’avait rien d’agressif ni de militant. Il n’était point tourmenté d’un reste de levain philosophique, venu du siècle dernier. Un Genevois qui porte un nom célèbre, M. Deluc ayant, en 1837, préparé un ouvrage où il discutait les questions historiques qui se rattachent aux Évangiles, Guillaume Favre le détourna de le publier, et, dans une belle lettre adressée à l’auteur, il exposa ses motifs, qui sont ceux d’un vrai sage en même temps que d’un chrétien éclairé.

Il nous faut donc accepter Guillaume Favre pour ce qu’il était, et ne pas lui demander d’être autre. Citoyen de Genève, membre des assemblées et des conseils de son pays, il en sut remplir les devoirs avec chaleur, il paya largement sa dette politique dans la cité ; il en administra et dota les établissements publics ; il prit une part active et généreuse en 1823, avec Capo d’Istria et M. Eynard, au réveil patriotique de la Grèce : mais dans l’ordre des études il n’eut la passion que de l’étude en elle-même ; il n’y apporte qu’un zèle pur, impartial, innocent, indifférent presque sur l’objet auquel il s’applique, et ne s’y appliquant pas moins en toute exactitude et en toute dilection. Et c’est là une originalité aussi, une note honorable et singulière.

Au retour d’un voyage d’Italie en 1823, il avait cinquante-trois ans, il avait fait bâtir pour ses livres dont le nombre augmentait chaque jour, pour ses quinze mille volumes, une élégante galerie dans sa villa de La Grange aux Eaux-Vives, sur la rive du lac ; il y avait fait transporter le beau groupe de Canova, Vénus et Adonis, qu’il venait d’acquérir à Naples. À Genève, où il passait les hivers et où il n’allait d’ailleurs que le plus tard possible, il avait dans son hôtel vingt et une toiles ni plus ni moins, des toiles accomplies des plus grands peintres hollandais. Il entra donc en possession, pour n’en plus sortir, de toute sa sérénité définitive et de tout son bonheur. C’était un bénédictin pour l’étude, mais qui n’avait rien de mortifié ni d’austère. De Brosses, visitant, de compagnie avec son ami Sainte-Palaye, la Bibliothèque de Modène sur la fin de l’hiver de 1740, y avait rencontré le docte Muratori :

Nous trouvâmes ce bon vieillard, dit-il, avec ses quatre cheveux blancs et sa tête chauve, travaillant, malgré le froid extrême, sans feu et nu-tête dans cette galerie glaciale, au milieu d’un tas d’antiquités ou plutôt de vieilleries italiennes ; car, en vérité, je ne puis me résoudre à donner le nom d’antiquité à tout ce qui concerne ces vilains siècles d’ignorance. Je n’imagine pas que, hormis la théologie polémique, il y ait rien d’aussi rebutant que cette étude ; il est heureux que quelques gens veuillent s’y adonner, et je loue fort les du Gange et Muratori qui, se dévouant comme Curtius, se sont précipités dans ce gouffre, mais je serais peu curieux de les imiter. Sainte-Palaye, au contraire, s’extasiait de voir ensemble tant de paperasses du xe  siècle.

De Brosses eût été moins effrayé en entrant dans la galerie de La Grange et chez un hôte qui lui eût rappelé les goûts et les entretiens mitigés de son ami le président Bouhier. C’était une maison de campagne de Pline le Jeune, et où le maître aurait pu aussi s’écrier : « O rectam sinceramque vitam ! o dulce otium honestumque !… Ô la pure et innocente vie ! oh ! que ce loisir est aimable, qu’il est honnête, qu’il est plus noble en quelque sorte que tous les plus beaux emplois ! Ô lac, ô rivage, véritable et secret cabinet des muses ! que de choses vous trouvez, que de choses vous me dictez ! »

Mais Pline était un metteur en œuvre ; il ne se bornait pas à l’étude, il voulait de belles pensées et se donner le plaisir de les exprimer en termes brillants et qui se vissent de loin. Elles lui venaient le long de ce beau rivage ; il les saluait avec la joie d’un poète qui a trouvé. Ici nous avons le cadre, nous avons l’érudit, mais l’étude rit peu ; elle est froide. Entre ce procédé de moderne bénédictin et celui de Pline, ou, si l’on veut, de l’ancien Balzac qui ne lisait que pour trouver de belles sentences et de belles expressions à recueillir et à enchâsser, il y a, ce semble, un milieu qui est le bon, qui est celui de Montaigne, qui est l’union de la pensée et de la forme, la lecture vivifiée par l’esprit, le suc et la fleur. On voudrait que, dans tout résultat d’étude littéraire, l’idée morale dominât ou, du moins, entrât pour quelque chose, que l’intérêt humain y eût sa part, et que l’âme de celui qui cherche s’adressât de temps en temps par quelque reflet à l’âme de celui qui ne demande pas mieux que de le suivre.

Guillaume Favre ne paraît pas s’être posé ces questions, ni s’être jamais pris à partie lui-même sur son mode de développement toujours servi par les circonstances ; il apportait dans les lettres un esprit et une méthode d’observation positive ; il ne songeait qu’à la vérité du fait qu’il poursuivait et à sa propre satisfaction individuelle. C’était un dilettante de l’érudition. À l’âge où le bonheur s’enfuit pour plusieurs, il trouva le sien et le prolongea pendant près de trente années encore. Un des poètes qui ont visité ce beau lac du Léman et qui, sur les traces de Jean-Jacques, y ont promené de jeunes rêves, s’est écrié : « Que vient-on me dire de ces beaux lieux que j’ai visités autrefois, de ces villas délicieuses au bord des lacs, en vue des sommets sublimes ? À quoi bon ces paradis terrestres quand on n’a plus à y placer le bonheur ? » Pour Guillaume Favre le bonheur n’était point si court qu’un brûlant été, ni si passager qu’un jour d’orage ; il sut le fixer autant qu’on le peut ici-bas, et il se serait plu sans nul doute à répéter et à s’appliquer à lui-même, s’il l’avait connue, cette page riante et modérée que je lisais dernièrement dans le journal familier d’un homme de son âge, et qui y est inscrite sous ce titre assez naïf, Le Paradis sur terre 42 :

En faisant ce matin, de bonne heure, une promenade agréable et par le temps le plus délicieux, respirant l’air le plus pur et admirant la tranquille et paisible gaieté du paysage, je me disais : Un homme de Moyen Âge, jouissant d’une bonne santé et d’une fortune un peu au-dessus de ses besoins stricts, et par là dans une situation sociale indépendante, pouvant se donner le séjour de la campagne en été, celui d’une grande ville en hiver, ayant quelque goût pour la littérature et les beaux-arts, usant de tous ces avantages qui peuvent cependant se trouver réunis assez facilement, et les appréciant avec un peu de philosophie, ne pourrait-il pas dire qu’il serait ingrat de penser avec le sage Salomon : Vanité des vanités, tout n’est que vanité ? Il est vrai que le sage Salomon était roi et ambitieux, et par conséquent insatiable. Moi, j’ose penser qu’un tel homme, doué de cette réunion d’avantages, serait tellement heureux que l’on ne peut se faire l’idée d’une situation plus agréable, même en paradis ; il n’y manquerait que la durée pour avoir ainsi le ciel sur la terre.

Ce que l’homme d’État hollandais rendu à la retraite se plaisait à se dire dans une promenade aux environs de Leyde ou de La Haye, Guillaume Favre le sentait à plus forte raison, lui possesseur et connaisseur plus fin, en vue de son Léman et dans l’exercice délicieux de sa faculté curieuse à travers les domaines de l’histoire. Vivre par la pensée dans d’autres temps et s’y oublier à volonté, tandis que l’on continue dans l’heure présente de jouir insensiblement et par tous les sens de l’air, de la lumière, de la pureté du ciel, de la limpidité des eaux, de la majesté des horizons, de tous les bienfaits naturels qui sont encore la plus vraie jouissance pour des êtres vivants, que faut-il de plus à l’homme qui est sorti de l’âge des passions et en qui elles n’ont point laissé la lie de leur philtre empoisonneur ? C’est assez pour qui vieillit, et, comme l’a dit le poète, c’est assez pour qui doit mourir.

Les compatriotes de Favre l’ont célébré et pleuré pour les services généreux qu’il n’a cessé de rendre jusqu’à sa dernière heure et pour ses vertus : sa famille, en recueillant ses principaux écrits et en lui élevant, par les soins d’un digne éditeur, ce monument littéraire, a pourvu à la durée de son nom. Ces volumes s’adressent à un petit nombre de lecteurs sans doute, mais ce petit nombre est de ceux qui n’oublient pas. Toutes les fois qu’on voudra citer les hommes qui ont eu le goût passionné de la lecture, de l’étude, de la critique historique désintéressée, de l’érudition en elle-même, à la suite de ces noms fameux et toujours répétés des Huet, des Gabriel Naudé, des président Bouhier et de tant d’autres, lorsqu’on arrivera à notre siècle si rare en esprits de ce genre, en esprits aussi avides de savoir que peu empressés de le dire, on ne pourra s’empêcher de nommer Guillaume Favre.