(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Histoire du règne de Henri IV, par M. Poirson » pp. 210-230
/ 5837
(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Histoire du règne de Henri IV, par M. Poirson » pp. 210-230

Histoire du règne de Henri IV, par M. Poirson35

M. Poirson, l’un de nos anciens maîtres, l’un des premiers et des plus utiles fondateurs de l'enseignement de l’histoire dans nos collèges, qui a dirigé pendant nombre d’années le lycée Charlemagne et l’a maintenu avec éclat à la tête des concours universitaires, M. Poirson, du sein de sa retraite où il ne peut s’empêcher d’être laborieux comme toujours, vient de publier un ouvrage qu’il préparait depuis longtemps, une Histoire du règne de Henri IV, dans laquelle il a rassemblé tout ce qu’une application persévérante et vigoureuse lui a permis d’apporter de documents, de réflexions et de faits de toute sorte. Ne demandez point à cette histoire les formes, les allures nouvelles, ces surprises de vues et de couleurs, ce paradoxe des conclusions, ni tout cet imprévu auquel maintenant l’on est fait et auquel on s’attend. M. Poirson n’a point été entamé par les innovations de plus d’un genre qui se sont succédé sous nos yeux ; tant de brillants météores qui ont traversé l’horizon historique ne l’ont pas ébloui ; il est resté fidèle à la méthode essentiellement raisonnable, philosophique, à celle de Robertson. Il ne présente point un Henri IV retourné à neuf ni tout l’opposé de la tradition. Il n’a point cherché de ces effets qui renversent d’abord ; les choses neuves qu’il a à nous apprendre sur le règne de Henri IV, il ne les a demandées qu’à des séries de faits soigneusement assemblés et rapprochés avec méthode, avec force. Son Henri IV est très original, très instructif, et cependant il ressemble fidèlement à l’ancien, tel que se le figuraient nos pères, tel que Voltaire l’a célébré ; il sort du même fonds. M. Poirson l’a tiré en entier de l’observation directe des circonstances et des actes de son règne. Il a creusé en tout sens le sillon et l’a considérablement fécondé.

Une idée domine l’ouvrage de M. Poirson. L’Espagne était depuis un siècle dans un accroissement de puissance et d’ascendant qui troublait les conditions d’existence et les rapports naturels des pays voisins, et menaçait tout l’occident de l’Europe ; et en même temps elle apportait dans ses conquêtes politiques un système d’oppression absolue et de machiavélisme pratique qui tendait à pervertir la morale, à nouer tout développement de l’esprit et à déformer l’humanité. D’autre part, en France, sous les derniers Valois, la décadence était complète ; les vices avaient gangrené le chef, et tous les membres de l’État se ressentaient d’une corruption honteuse et si profondes. L’habitude des guerres civiles avait ensauvagé les mœurs, et le désordre envahissait toutes les branches de l’administration. Ce grand xvie  siècle, si fécond en idées et en hommes, était menacé à son issue d’être comme étranglé, de perdre tout honneur et toute grandeur, et de passer sous les fourches caudines de Philippe II. Il y eut surtout un intervalle, depuis 1585 jusqu’au triomphe de Henri IV (1594), où le danger pour la France et pour la civilisation fut imminent. La France se vit à deux doigts d’être absorbée par l’Espagne et démembrée : ce n’est pas là une manière de dire. Ainsi en jugeait le duc de Rohan quand il écrivait : « Philippe II poussa ses affaires si avant, que le royaume de France n’est échappé de ses mains que par miracle. » De loin, quand les événements ont tourné d’une certaine façon, on ne se représente pas aisément à combien peu il a tenu qu’ils ne tournassent dans un sens tout autre ; on voit des nécessités et des dénoûments tout simples là où il y a eu des bonheurs et de merveilleux secours. On ne se figure pas qu’il s’est rencontré des instants uniques, où toute une nation avec son avenir était comme sur le tranchant du rasoir, et où un rien pouvait la précipiter presque indifféremment à droite ou à gauche. Les hommes qui ont été des instruments de salut en ces périodes critiques sont à bon droit proclamés providentiels ; et cette haute idée que l’on en conçoit est une couronne de leurs éminents services, en même temps qu’elle est faite pour rassurer les nations qui y voient le gage d’une protection divine au milieu des tempêtes. De près, quand on repasse, en étudiant l’histoire, par les mêmes traces exactement que les contemporains, quand on le fait avec un esprit de suite et de patiente impartialité, on est saisi d’effroi et de tremblement, on éprouve quelque chose de leurs anxiétés et de leurs angoisses ; on voit l’abîme et on le côtoie avec eux ; on est oppressé, on est soulagé à l’heure de la délivrance, on est reconnaissant. L’état extrême où Henri a trouvé et pris en main la France à la mort de son prédécesseur, la situation désespérée d’où il l’a tirée en luttant, et la situation florissante et forte où il l’a replacée, où il l’a élevée en elle-même et dans ses relations avec l’Europe, telle est l’idée du livre de M. Poirson. Henri IV, sauveur du pays et restaurateur de la race et de la morale française, qu’il remet dans son ordre et qu’il fait rentrer dans ses voies, voilà la conclusion et le résultat dans son expression la plus nette.

La démonstration est complète et appuyée de toutes les preuves. Le Henri IV personnel et anecdotique qu’on s’est attaché à dessiner dans ces derniers temps, le Henri IV tel qu’on s’est plu à le déduire des récits de d’Aubigné, non pas de d’Aubigné dans sa grande Histoire, mais dans ses Mémoires particuliers, tel aussi que Tallemant le faisait entrevoir dans ses commérages irrévérents ; ce Henri IV que M. Bazin, avec le tour d’ironie piquante et épigrammatique qui lui était trop habituel, aimait constamment à opposer, au héros un peu convenu de La Henriade ; ce Henri paradoxal et vivant, mais accidentel, et qui n’est que la moindre partie de tout l’homme, on ne doit pas le chercher dans les pages sérieuses de cette Histoire. Le Henri IV roi, grand guerrier, grand politique, non plus celui des petits défauts et des peccadilles, mais l’homme des hautes et mémorables qualités, monarque réparateur et chéri, actif bienfaiteur de son peuple et instaurateur d’une diplomatie généreuse, toute d’avenir, c’est celui-là seulement dont on rencontrera l’image.

En lisant (soit chez M. Poirson, soit dans les auteurs originaux qu’il indique) le récit des années qui précédèrent l’entrée de Henri IV dans Paris, on a bien le sentiment des différents temps de la crise et du degré de danger pour la conjuration duquel il fallut un prince aussi vaillant, aussi habile et aussi heureux. Évidemment Mayenne manqua les moments décisifs. Henri III, lui-même, n’avait pas profité de la première impression de terreur qui suivit la nouvelle des événements de Blois pour monter à cheval et se montrer par tout le royaume en disant : Je suis roi, et en le prouvant par ses actes. La réaction dès lors, après les premiers jours de stupeur et de silence, fut effroyable et prodigieuse.

Mayenne y pouvait tout. Pendant les six semaines qui suivirent ces meurtres de Blois, et dans la fureur universelle de l’opinion contre le monarque assassin, dans la faveur et l’enthousiasme qui allaient grossissant de toutes parts autour de lui, le frère et le vengeur des victimes, il n’y avait rien qu’il ne put oser. Il était porté par le soulèvement du flot populaire aussi haut que possible ; il n’avait qu’un effort à faire pour sauter ouvertement au gouvernail du royaume et pour se saisir hardiment de la couronne. Il marchanda ; le front lui blêmit, a dit un contemporain, et, quand il voulut ensuite y revenir sous main et par voies obliques, l’échelle n’y était plus.

Un des insignes bonheurs de Henri IV fut (et je parle toujours d’après des contemporains), que Henri III, un peu avant de mourir et depuis son attentat de Blois, dans l’extrémité où il se vit réduit par la révolte des principales villes, eut besoin de lui, fut contraint, au vu et su de toute la France, de capituler avec lui, de le rappeler à son service, d’en faire son bras droit et son chef d’avant-garde. Il l’accepta et le présenta de sa main à sa noblesse catholique comme son héritier, et il le désigna en expirant comme son successeur et vengeur. Si, au moment de l’assassinat de Henri III à Saint-Cloud, Henri IV n’eût pas été là, tout porté et autorisé, assisté des premiers magistrats du royaume, accompagné d’une vaillante armée de Suisses, arrivée seulement deux jours auparavant, « avec quelles mains eût-il pu empoigner ce pesant sceptre ? quels bras eût-il eus pour lever de terre cette couronne tombée et la placer sur sa tête ? » C’est en ces termes que ses fidèles serviteurs eux-mêmes, et les plus clairvoyants, se posaient la question. Que serait-il arrivé si, dans ces premiers instants, Henri IV avait été relégué au bout du royaume, cantonné en sa Rochelle, au cœur de son refuge de calvinisme ? Comment aurait-il pu de si loin se faire reconnaître des seigneurs catholiques, lui qui eut tant de peine de près à les enlever, et qui éprouva aussitôt de leur part tant de défections ? Mais, même en ne réussissant dès le premier jour qu’à demi, il montra déjà qu’il avait pour lui : la fortune de la France et qu’il était le roi de l’à-propos.

Dès l’instant où il hérita du sceptre, de ce sceptre de saint Louis, et où il reçut les serments de la noblesse près du lit ensanglanté de Henri III, Henri IV avait dû, par une déclaration expresse (3 août 1589), donner à la religion catholique toutes les promesses rassurantes pour le maintien de sa prédominance à titre de religion, du royaume, en même temps qu’il garantissait aux calvinistes une pleine liberté de conscience, et l’exercice public de leur culte dans de justes limites : il ne pouvait faire moins. Toutefois, en pourvoyant ainsi au plus pressé, il demeurait dans une position fausse et féconde en périls : il ne pouvait abjurer immédiatement sans s’avilir aux yeux de ses nouveaux sujets, sans se perdre aux yeux de son ancien parti ; et retarder cette conversion comme il le devait faire, c’était tenir incertaine et pendante la chance des événements et laisser la carrière ouverte à toutes les ambitions. Mais la condition de Henri IV était de conquérir pied à pied son héritage et de le mériter : et c’est à ce prix, on peut le dire, qu’il, se forma peu à peu à son grand caractère et qu’il devint tout à fait lui-même.

Il lui fallut tout d’abord jouer et gagner sa couronne contre Mayenne en Normandie dans le combat d’Arques, ou, comme M. Poirson veut qu’on dise, dans les combats d’Arques ; car ce ne fut pas une seule journée ni une bataille, mais une suite d’actions et d’assauts « dirigés au moins sur six points différents depuis le 15 jusqu’au 27 septembre (1589), pendant douze jours36. »

Henri, avec une armée trois fois moins nombreuse que celle de Mayenne, dut éviter une affaire générale, et réduisit habilement l’adversaire à une guerre de postes. L’impression des contemporains est que, si Mayenne avait gagné la partie en ces journées et avait vaincu l’armée royale, le mouvement populaire aidant et l’avénement de Henri IV ayant réveillé toutes les colères de la Ligue, il n’avait qu’à se saisir de la couronne, il était roi ; il l’était en vertu d’un mouvement français égaré, et sans avoir eu trop besoin de Philippe II. Les succès de Henri IV dans cette première campagne, en prouvant aux princes lorrains leur impuissance quand ils étaient seuls, les poussèrent bon gré mal gré entre les bras de l’Espagne. La Ligue française, que M. Poirson distingue de la ligue espagnole, et dont Villeroy était le principal représentant et l’homme d’État, se montrait assez disposée à s’accommoder de Henri IV s’il abjurait. Mayenne, sentant sa faiblesse, entra donc en arrangement avec l’Espagne, d’abord à demi ; mais la journée d’Ivry (14 mars 1590), où ses forces jointes aux auxiliaires espagnols furent défaites, acheva de le convaincre qu’il lui fallait pour se maintenir un plus vigoureux appui d’au-delà des monts. Lui et les chefs rebelles n’hésitèrent plus dès lors à faire appel ouvertement à l’étranger. Des armées de Lorraine, de Savoie, d’Espagne, entrèrent à la fois sur bien des points. Le royaume de tous côtés fut en proie, et le cœur de la patrie entamé. Un parti puissant dans Paris était vendu et à la solde de Philippe II, à l’aumône du vieillard de l’Escurial qui disait déjà : « J’ai commandé au duc de Parme de venir secourir ma ville de Paris. »

Ce fut le moment du grand péril pour Henri IV (1591) et pour la cause française, dont il était le bras et l’âme. Il dut recourir alors, contre des troupes disciplinées et aguerries, à des troupes aussi plus régulières. Il demanda à ses alliés protestants, Suisses, Allemands, Anglais, Hollandais, des auxiliaires en nombre. Mais il était souvent mal servi par les siens propres ; il ne s’en aperçut que trop au siège de Paris, au siège de Rouen. Plus d’un auprès de lui, tel que le vieux Biron, ne voulait pas trop vaincre, de peur de devenir moins nécessaire et d’en être réduit ensuite à retourner planter des choux en son manoir. C’était à qui se ferait valoir le plus. La menue noblesse, quand elle était mandée, venait bien en armes et avec grand état pour une quinzaine de jours ; mais, le terme passé, rien ne les pouvait retenir, pas même les brevets de pension qu’exigeait en partant un chacun pour son salaire. Cependant la haute noblesse, et dans le camp de Mayenne et dans le camp de Henri IV, élevait des prétentions exorbitantes et mettait tout accommodement à un prix impossible. Pour peu que Henri y eût cédé, on revenait à la féodalité par morcellement ; il n’y avait plus de royaume ni de France. « Il n’y aurait rien eu en France moins roi que le roi même. » M. Poirson a dressé (page 134 de son premier volume) une sorte de tableau synoptique de toutes ces prétentions et demandes de gouvernements et de provinces, dont quelques-unes en toute souveraineté. C’était bien le cas à un contemporain, témoin de ces hontes, de s’écrier avec douleur :

Malheureux serez-vous, noblesse, Église, peuples, villes, qui vous trouverez parmi ces démembreurs, si leurs desseins succèdent ; vous ne serez plus de la France : qui sera Espagnol, qui tiendra de Lorraine, qui reconnaîtra la Savoie, qui sera du gouvernement du duc de Joyeuse, érigé en comté de Toulouse, qui de la république d’Orléans, qui du duché de Berry, qui des cantons de Picardie. Somme, il vous fera beau voir. Je ne sais si, après la tempête, vos enfants pourront faire des bachots des pièces de ce grand navire, mais je vous assure bien que vous qui vous trouverez dedans quand il se brisera, courrez grand’fortune !

Il fallut tout le génie de Henri IV, sa constance, son habileté militaire et autre, son charme personnel, son bon sens armé de gentillesse, d’esprit et d’adresse, pour triompher de tant de difficultés, de tant de cupidités misérables, pour les briser ou les adoucir, en avoir raison, les faire tourner à bonne fin, sachant, à travers cela, conduire sa conversion à maturité, sans soupçon de lâcheté et sans bassesse. On a un portrait de lui tracé en ces années mêmes par une plume loyale et hardie que M. Poirson prise fort et à laquelle j’ai emprunté beaucoup, celle de Hurault Du Fay, un petit-fils de L’Hôpital, qui fit deux libres et excellents Discours sur les affaires du temps, dont le second se rapporte à l’année 1591. Du Fay mourut à la fin de 1592, à Quillebeuf, dont il était gouverneur. Il ne vit donc point le Henri IV du triomphe et des années de paix ; il ne put rien ajouter ni changer aux traits sous lesquels il nous l’a peint dans l’action, au plus fort des dangers et des épines. Voici les principaux endroits de ces pages énergiques peu connues, digne prélude de celles de la Ménippée ; je n’ai fait qu’y couper des longueurs et en resserrer quelques phrases :

Il y aurait lieu de décrire tout au long quel est le roi qui nous commande. En une grande tempête, l’une des plus assurées confiances que l’on peut avoir, c’est quand on sait que le pilote entend bien son état…

Pour te le peindre d’un seul trait de pinceau, je te dis que c’est un grand roi de guerre, et je conseille à quiconque de ses voisins, qui se voudra jouer à lui de n’oublier hardiment rien à la maison. Quant aux particularités de son naturel, il l’a extrêmement vif et si actif, que, à quoi qu’il s’adonne, il s’y met tout entier, ne faisant jamais guère qu’une seule chose à la fois. Aussi certes, aux actions présentes, c’est le prince du monde qui a fait le moins de fautes, que je pense. De joindre une longue délibération avec un fait pressé, cela lui est malaisé, et c’est pourquoi, au contraire, aux effets de la guerre il est admirable, parce que le faire et le délibérer se rencontrent en un même temps, et qu’à l’un et à l’autre il apporte toute la présence de son jugement ; mais aux conseils qui ont trait de temps, à la vérité il a besoin d’être soulagé…

Il a cela néanmoins qui doit fort contenter ses conseillers : c’est qu’encore qu’il n’ait nullement pensé ni été disposé à une affaire, si ses serviteurs, après l’avoir bien ruminée et bien digérée, la lui viennent représenter, il est si prompt à toucher au point et à y remarquer ce qu’on peut y avoir ou trop ou trop peu mis, qu’on jugerait qu’il y était déjà tout préparé. J’ai vu tel lui venir communiquer d’un fait d’importance, duquel il n’avait en sa vie ouï parler, qui s’en retournait avec une opinion que quelque autre déjà en avait fait ouverture. Mais cela vient de la promptitude admirable de son esprit.

Oh voit ici bien naturellement cette première forme du roi capitaine et guerrier dans Henri IV, tout prêt néanmoins à entendre toutes choses et à devenir un grand roi politique et civil dès qu’il en aura le besoin et l’instant. Il devine du premier coup d’œil, il devance et redresse ceux même qui ont le plus médité. Il est bien en cela de la famille des grands hommes fondateurs ou restaurateurs d’une société, et qui ne doivent leur éducation qu’à eux-mêmes.

C’est le prince du monde, continue Du Fay, qui a le plus de créance et de fiance en ceux qui le servent, et qui les traverse le moins en leurs charges, lui semblant que depuis qu’il a une fois fait élection de quelqu’un en quelque chose, il lui doit laisser faire son devoir sans l’en empêcher… Et n’y a rien en quoi il fasse gloire de s’en faire croire seul qu’aux principaux coups de la guerre, lorsqu’il se trouve à cheval. Car là, encore qu’il tâte tous ses capitaines l’un après l’autre, il est bien aise néanmoins que l’on pense que son opinion est des bonnes. Mais en toutes les autres choses, aux affaires de la justice, aux affaires des finances, aux négociations étrangères, aux dépêches, à la police de l’État, reconnaissant bien que ce n’est pas là où en ce temps il s’applique tout, il croit entièrement ceux des siens qu’il voit s’y être occupés et y avoir bien pensé…

Henri IV ne sera pas toujours ainsi ; mais à cette heure il laisse encore beaucoup faire et s’en remet de bien des choses d’État à ses serviteurs, notamment à du Plessis ; il est capitaine avant tout et ne se pique d’honneur que dans cette partie.

S’il faut, outre cela, dire quelque chose de ses mœurs, le lieu d’où il est né, sa physionomie, ses paroles, ses gestes plus militaires qu’autrement, le font soupçonner d’être léger ; et néanmoins, soit par artifice qui a corrigé la nature, soit par vraie et naturelle inclination, il n’y a rien au monde si constant que lui, si attaché à une chose de laquelle il ne déprend jamais, quand il s’y est mis, qu’elle ne soit achevée, voire jusques au blâme véritable d’opiniâtreté. Un grand prince de France lui reprochait un jour qu’il était léger : il fit venir, pour s’en défendre, tous ses officiers domestiques, ceux de cuisine, ceux de panneterie, de la sommellerie, ceux des écuries, et quasi tout son train ; il ne s’en trouva pas un qui n’eût servi ou qui ne fût sorti de personnes qui avaient servi son père et son aïeul, et lui-même dès le berceau : l’autre se trouva bien empêché à la réplique, étant accoutumé, de trois en trois mois, de faire maison neuve…

On l’a estimé aussi être avare, et à la vérité il était malaisé autrement, succédant à un prince qui était par-delà le libéral… L’un pourvoyait à ses libéralités plutôt qu’à ses nécessités : celui-ci ne le fera pas. L’autre donnait à la fois beaucoup à peu, celui-ci donne peu à beaucoup.

Sur cet article. Du Fay défend un peu faiblement Henri IV, et il ne repousse le reproche qu’à moitié.

Or, je veuille dire aussi le bon qui est en lui, puisque j’ai touché ses fautes. Il a une pièce que peu de princes ont eue, et jamais nul ne l’eut qu’il ne fût grand prince : il sait souffrir qu’on lui dise vérité. Je dis là un grand mot, et qui sera cru de peu de gens ; il est ainsi néanmoins. Jamais homme qui lui ait dit une parole vraie ne s’en repentit, quoiqu’elle fût hardie, principalement s’il reconnaît qu’elle parle d’amour et d’affection. Il se fâchera, il rabrouera, il dira un mot piquant, mais c’est tout aussi. Le mal ne va jamais plus outre, on n’en est point pis pour cela ; je parle de ceux qui ont cet honneur de pouvoir et devoir parler à lui… Quoi que ce soit, il sera loisible aux gens de bien, sous ce roi-ci, de penser librement ce qu’ils voudront, et de dire librement ce qu’ils auront pensé.

Du Fay en vient à toucher et définir la qualité qui est peut-être la plus singulière chez Henri IV, la plus royale qualité et la plus éloignée de tyrannie, mais qu’il pousse jusqu’à l’excès et au défaut :

C’est qu’il est le plus doux, le plus pardonnant et le plus oublieux d’injure qui fut oncques… Je l’appelle douceur, mais je te jure que si je pouvais et osais, je lui donnerais un autre nom, car elle passe par-dessus la raison. J’ai vu, un quart d’heure après les batailles gagnées, les ennemis tellement parmi nous qu’on ne les pouvait plus reconnaître. Ils étaient au coucher, au lever du prince, à son dîner, à sa chambre, à son cabinet et à toutes ses heures privées : je ne dis pas seulement des principaux à qui le respect que les capitaines rendent aux capitaines eût pu permettre cette bonne chère ; cela eût été bienséant si le duc de Mayenne ou celui de Parme eussent été prisonniers. Ces caresses se faisaient souvent à de petits mestres de camp de guerres civiles, qui n’eussent jamais en leur vie osé parler au roi s’ils n’eussent été ses ennemis, et en cette qualité-là ils en recevaient un bon visage.

Dans ce joli pêle-mêle qui nous est si bien montré, dans cette confusion familière d’amis et d’ennemis autour de Henri IV un soir de bataille, la bonté se voit d’elle-même ; la politique aussi y trouvait son compte. Avec un vainqueur si peu farouche, les prisonniers étaient deux fois pris.

Pour dernier coup de crayon à ce vivant et naturel portrait tracé d’une main si ferme au milieu du tumulte et en plein orage, Du Fay insiste sur un point qui n’est pas indifférent en un chef de peuple : c’est que Henri IV est heureux, heureux à la guerre, heureux en toute chose. Combien de fois de soudaines résolutions prises par lui, et que condamnaient ses plus sages conseillers, ne lui ont-elles pas réussi, « tellement qu’à la fin, tout accoutumés à cela, eux-mêmes étaient contraints de le laisser faire après, assurés qu’il avait un bon guide ! » Henri IV a plus que le bon sens qui plante ses jalons sur la route ; il a l’éclair et l’illumination dans les périls, le rayon qui semble venir d’en haut :

Les ignorants, conclut Du Fay, appelaient cela bonheur et félicité ; mais nous qui savons la vérité le devons nommer grâce et faveur de Dieu le grand monarque, le Dieu des batailles, et en tirer de là une conclusion nécessaire, que ce grand ouvrier ne fait rien à demi, et que, puisqu’il a si heureusement commencé son ouvrage en ce petit berger, il l’achèvera entièrement à sa gloire.

C’est l’achèvement de cette mission glorieuse, le développement de l’œuvre de Henri IV, qu’on trouvera rendu dans l’Histoire de M. Poirson avec un ensemble et une intensité, si je puis dire, que je n’ai vue jusqu’ici nulle part ailleurs dans les autres histoires de ce règne. Lorsqu’il en vient aux années de paix, à celles qui suivent la conclusion du traité de Vervins, il y concentre tous les travaux et les services civils ; il consacre une suite de chapitres nourris et solides à l’étude de la monarchie administrative de Henri IV et de son économie intérieure. Tout s’y vient ranger successivement dans les cadres et sous les titres de « Justice », « Ordre public », « Finances », « Agriculture », « Manufactures », « Routes et canaux », « Colonies », « Littérature », « Beaux-Arts », etc., etc. Cette partie de l’ouvrage de M. Poirson, dans laquelle il a fait passer la substance des édits et règlements soigneusement dépouillés, est très neuve et du plus sérieux intérêt. Si sur quelques points l’auteur est enclin et entraîné à trop accorder à Henri IV, à le faire plus libéral dans le sens moderne qu’il ne l’était, à donner une trop grande consistance à ce qui n’a été que fort court, à croire qu’il aurait tout fait s’il avait plus vécu, il y a un train général de bien-être et de félicité bien ordonnée pendant ce règne, sur quoi il est pleinement dans le vrai et ne se méprend pas ; et il nous apporte toutes les pièces à l’appui, les démonstrations victorieuses. Je ne crains pas d’opposer ces pages à ce qu’ont écrit de partial et de singulièrement injuste les estimables auteurs de La France protestante, MM. Haag, qui dans une notice savante, mais composée et construite sous l’empire d’un ressentiment vivace contre celui qui a quitté leur communion, ont cru devoir assombrir ou, comme ils disent, ombrer le tableau des dernières années de ce beau règne. Échos de la Ligue, échos de La Rochelle, il nous en vient encore après plus de deux siècles. Laissons-les se répondre les uns aux autres, et tenons le droit chemin. Non, la conscience publique ne s’est point trompée, la reconnaissance nationale et populaire n’a point salué à faux le roi longtemps guerrier qui devint celui des laboureurs et des gens du plat pays, qui les releva de la ruine, réprima les brigandages, permit à tout gentilhomme ou paysan « de demeurer en sûreté publique sous son figuier, cultivant sa terre ». Mécène n’a pas plus directement conseillé à Virgile d’entreprendre ses Géorgiques après les guerres civiles que Henri IV n’a inspiré Olivier de Serres, et ne l’a incité à donner son excellent, et plantureux ouvrage, le Théâtre de l’agriculture et ménage des champs. Lui, le prince le plus impatient et le moins capable de lecture suivie, il se faisait apporter après dîner le volume dans sa nouveauté et s’en faisait lire une demi-heure, dit-on, et cela deux ou trois mois durant. Ce livre d’Olivier de Serres, publié en mars 1600 et qui eut cinq éditions en dix ans, a été le livre opportun et de circonstance pour les dix dernières années de Henri IV ; il a eu le même à-propos pour ces saisons de fructueux labeur que la Satyre Ménippée sur la fin des guerres civiles et au début du règne. Celle-ci avait dissipé les derniers fuyards de la Ligue et contribué à remettre le bon ordre dans les esprits et dans les cités ; l’autre allait former à la vie rurale le père de famille gentilhomme, de retour au manoir des ancêtres, et quand il avait pendu au clou son armure. Henri IV, une fois la guerre faite, aimait que ses gentilshommes demeurassent au logis plutôt qu’à la Cour. Olivier de Serres leur apprenait le bon usage du chez-soi. Son livre donna comme le signal d’inauguration pour la période de paix ; c’était le meilleur guide pour en appliquer et en recueillir les bienfaits.

Ce que fut, après de telles fatigues et de si longues guerres, après des guerres intestines où l’on s’était vu sur un qui-vive perpétuel et où l’on était presque partout à l’état de frontière, — ce que fut enfin le soulagement et la libre respiration des peuples quand on se sentit tout de bon en paix, en sécurité, sans plus avoir à s’occuper même de Picardie surprise et de siège d’Amiens, il faudrait l’avoir éprouvé pour le dire ; c’est du témoignage des contemporains qu’il le faut entendre. Il y eut là, vers l’année 1600, dans la nature aussi bien que dans les âmes, comme un immense et vigoureux printemps ; on avait un puissant besoin de réparation et de saine jouissance ; c’était le cri universel. Plus d’un laboureur dut se dire comme le vieillard de la comédie grecque, chez cet antique Philémon dont on n’a que des fragments :

Les philosophes cherchent, à ce qu’on m’a dit, et ils perdent à cela beaucoup de temps, quel est le souverain bien, et pas un n’a encore trouvé ce que c’est. Ils disent que c’est la vertu, — que c’est la prudence, — et ils embrouillent toutes choses plutôt que de dire au juste ce que c’est que le bien. En demeurant dans mon champ et en bêchant la terre, moi maintenant je l’ai trouvé : c’est la Paix. Ô Jupiter chéri, la mille fois aimable et humaine déesse ! Noces, fêtes, famille, enfants, amis, richesse, santé, pain, vin, plaisir, c’est elle qui nous les donne. Que tout cela disparaisse, c’en est fait de tout le prix de la vie pour les vivants.

Plus d’un homme des champs qui savait ses anciens put se dire alors, en parodiant légèrement Ménandre : « La paix nourrit bien le laboureur, même en Sologne ; et la guerre le nourrit mal, même en Beauce. » L’heureux mot de Sully, et qui est resté, « que le labourage et le pâturage étaient deux mamelles dont était alimentée la France », exprime ce même sentiment.

Je veux ici (et quoique ce ne soit plus de l’histoire) introduire un témoignage assez inattendu, celui d’un traducteur dès longtemps décrié, mais homme instruit, curieux, et galant homme de son vivant, le bon abbé de Marolles, qui, né en 1600, était âgé de dix ans à l’époque de la mort de Henri IV, et qui conserva toujours un très vif souvenir de ses années d’enfance passées en Touraine. On croirait lire une idylle ; il en faut rabattre sans doute ce qui est de l’exagération propre à chacun quand on se met à revoir flotter à l’horizon du passé cet âge d’or des jeunes saisons : il en restera toujours un sentiment bien vrai et d’une couleur non feinte. C’est une jolie estampe à sujet bucolique à mettre entre deux pages de Sully :

L’idée qui me reste encore de ces choses-là, nous dit le naïf abbé au commencement de ses Mémoires, me donne de la joie : je revois en esprit, avec un plaisir non pareil, la beauté des campagnes d’alors ; il me semble qu’elles étaient plus fertiles qu’elles n’ont été depuis ; que les prairies étaient plus verdoyantes qu’elles ne sont à présent, et que nos arbres avaient plus de fruits. Il n’y avait rien de si doux que d’entendre le ramage des oiseaux, le mugissement des bœufs et les chansons des bergers. Le bétail était mené sûrement aux champs, et les laboureurs versaient les guérets pour y jeter les blés que les leveurs de taille et les gens de guerre n’avaient pas ravagés. Ils avaient leurs meubles et leurs provisions nécessaires, et couchaient dans leurs lits. Quand la saison de la récolte était venue, il y avait plaisir de voir les troupes de moissonneurs, courbés les uns près des autres, dépouiller les sillons, et ramasser au retour les javelles que les plus robustes liaient ensuite, tandis que les autres chargeaient les gerbes dans les charrettes, et que les enfants, gardant de loin les troupeaux, glanaient les épis qu’une oubliance affectée avait laissés pour les réjouir. Les robustes filles de village sciaient les blés, comme les garçons ; et le travail des uns et des autres était entrecoupé de temps en temps par un repas rustique, qui se prenait à l’ombre d’un cormier ou d’un poirier, qui abattait ses branches chargées de fruits jusqu’à la portée de leurs bras.

Quand le soleil, sur les six heures du soir, commençait à perdre la force de ses rayons, on nous menait promener vers le champ des moissonneurs, et ma mère y venait aussi bien souvent elle-même, ayant toujours mes sœurs et quelques-unes de mes tantes avec elle… Elles s’allaient toutes reposer en quelque bel endroit d’où elles prenaient plaisir de regarder la récolte, tandis que nous autres enfants, sans avoir besoin de ce repos, nous allions nous mêler parmi les moissonneurs, et, prenant même leurs faucilles, nous essayions de couper les blés comme eux…

Après la moisson, les paysans choisissaient un jour de fête pour s’assembler et faire un petit festin qu’ils appelaient l’oison de métive (c’est le mot de la province) ; à quoi ils conviaient non seulement leurs amis, mais encore leurs maîtres, qui les comblaient de joie s’ils se donnaient la peine d’y aller.

Quand les bonnes gens faisaient les noces de leurs enfants, c’était un plaisir d’en voir l’appareil ; car, outre les beaux habits de l’épousée, qui n’étaient pas moins que d’une robe rouge et d’une coiffure en broderie de faux clinquant et de perles de verre, les parents étaient vêtus de leurs robes bleues bien plissées, qu’ils tiraient de leurs coffres parfumés de lavande, de roses sèches et de romarin ; je dis les hommes aussi bien que les femmes, car c’est ainsi qu’ils appelaient le manteau froncé qu’ils mettaient sur leurs épaules, ayant un collet haut et droit comme celui du manteau de quelques religieux ; et les paysannes, proprement coiffées, y paraissaient avec leurs corps de cotte de deux couleurs. Les livrées des épousailles n’y étaient point oubliées ; chacune les portait à sa ceinture ou sur le haut de manche. Il y avait un concert de musettes, de flûtes et de hautbois, et, après un banquet somptueux, la danse rustique durait jusqu’au soir. On ne se plaignait point des impositions excessives ; chacun payait sa taxe avec gaieté, et je n’ai point de mémoire d’avoir ouï dire qu’alors un passage de gens de guerre eût pillé une paroisse, bien loin d’avoir désolé des provinces entières, comme il ne s’est vu que trop souvent depuis, par la violence des ennemis.

Telle était la fin du règne du bon Henri IV, qui fut la fin de beaucoup de biens et le commencement d’une infinité de maux, quand une Furie enragée ôta la vie à ce grand prince.

Il y a, dans les derniers chapitres de La Mare-au-Diable, une noce de Berry qui ne fait pas trop pâlir cette vieille noce de Touraine. Paix et réparation aux mânes de l’abbé de Marolles pour avoir, une fois, si bien rencontré !

Un historien qui n’est pas exempt de faux goût, mais qui a des portions de vie et de vérité, Pierre Matthieu, a exprimé d’une manière mémorable le deuil des villes et des campagnes à cette soudaine et fatale nouvelle que Henri IV n’était plus :

Dire maintenant quel a été le deuil de Paris, c’est entreprendre de persuader une chose incroyable à qui ne l’a vu. Partout on voyait saillir des sources de pleurs ; partout on entendait les cris et les gémissements du peuple : il semblait qu’on l’eût assommé, tant la violence de la douleur l’avait étourdi et éperdu. Si on demande d’où venait cet extrême regret, la réponse est prompte : De l’amour…

Ces torrents de larmes inondèrent toute la campagne. C’était pitié de voir par toutes les provinces de France les pauvres gens de village s’amasser en troupes sur les grands chemins, étonnés, hagards, les bras croisés, pour apprendre des passants cette désastreuse nouvelle ; et, quand ils en étaient assurés, on les voyait se débander comme brebis sans pasteur, ne pleurant pas simplement, mais criant et bramant comme forcenés à travers les champs. Ce regret venait du soin que ce prince avait eu de les faire vivre en paix37.

On raconte que plusieurs personnes moururent de douleur à la nouvelle de cette mort, et l’on cite des noms.

Que serait-il arrivé si Henri IV avait vécu davantage ? quels étaient au juste les longs desseins qu’il avait formés sur l’Europe, et de quelle manière cette grande guerre renaissante, et supposée heureuse, les aurait-elle fait tourner ? Autant qu’on le peut conjecturer, il semble qu’on aurait eu un peu plus tôt ce qu’on obtint plus tard dans la politique extérieure par l’abaissement de la maison d’Autriche, et que les résultats de la paix de Westphalie eussent été avancés. Au dedans, si Henri IV avait vécu et si quinze années de règne lui avaient été accordées encore, on peut croire que la France se serait de plus en plus assise, aurait mûri (ce qui lui est chose rare) par voie de continuité. La société française aurait eu chance de se fixer, de se consolider sur des fondements assez différents de ceux qu’elle essaya ensuite, et qui toujours lui manquèrent. Sous Henri IV, l’élément prédominant ou qui tendait à le devenir était le gentilhomme de campagne, bon économe bon ménager de son bien ; Henri IV l’aimait et le favorisait de cette sorte, se piquant de n’être lui-même que le premier gentilhomme de son royaume ; bien différent en cela de Louis XIV, qui attirait tout à sa Cour et n’aimait les grands et les nobles qu’à l’état de courtisans. Le coup de poignard de Ravaillac ne laissa pas le temps à cette monarchie ainsi faite, s’appuyant d’un nombreux corps de noblesse sédentaire (sauf les cas de guerre), brave et intéressée, adonnée à sa maison des champs et assez protectrice d’ailleurs du tiers état, à cette monarchie tempérée par des parlements, des notables, et surtout par la bonne humeur et une sorte de familiarité du prince, de se dessiner et de former institution. L’inconvénient fut que, les troubles et les désordres renaissant, les remèdes s’en ressentirent. Richelieu reprit à certains égards l’œuvre de Henri IV, mais en mêlant à son procédé quelque chose de tyrannique, car il n’était point roi, et, bien que tout-puissant de fait, il était à bon droit soupçonneux, comme toujours menacé. Le remède eut donc de la violence du mal. Louis XIV, après la Fronde, revint de même à corriger les excès ; il semble avoir voulu en abolir jusqu’à la pensée et en couvrir la mémoire en poussant plus qu’on ne l’avait jamais fait le ressort monarchique à l’extrême. On quitta ainsi la voie de continuité progressive pour celle de l’intermittence ; on eut des accès de fièvre d’anarchie coupés par des applications de pouvoir royal énergique.

Il serait facile de rêver après coup un système de monarchie selon les données fournies par l’histoire de Henri IV, et de déclarer ce système préférable à celui qui a prévalu sous Louis XIV. Ce serait faire, comme on dit, une réaction en faveur de Henri IV. J’aime peu ces réactions en sens divers ; car on laisse toujours tomber en chemin quelque vérité. Voyons les choses de l’histoire telles qu’elles se sont passées, et tirons-en les conséquences les meilleures. Si la France s’était assise et établie sous Henri IV et sur les bases de la société d’alors, si elle y avait acquis son ciment qui l’eût fixée sous la forme qu’elle semblait affectionner de 1600 à 1610, l’élément prédominant, je l’ai dit, eût été le gentilhomme rural, disséminé dans le pays, le cultivant, mais aussi le possédant ; prenant volontiers la charrue après l’épée, mais ayant aussi seul le droit de porter l’épée, ayant le droit de justice sur le paysan, etc. En manquant cet établissement honnête et fait pour contenter un bon sens secondaire, la France de l’Ancien Régime a perdu peut-être en bonheur, mais non en gloire. La France, en ne s’asseyant pas, et, à travers tout, en ne se sentant point satisfaite à demi, y a gagné d’être en étude, en expérience, en éducation perpétuelle, d’être comblée, puis épuisée, mais non pas rassasiée sous Louis XIV, de grandir par la pensée, même sous Louis XV, — surtout sous Louis XV, — d’en venir à la nécessité d’un 89 et d’un 1800, c’est-à-dire à un état social plus complètement débarrassé des liens du passé, à une plus grande perfection civile. Elle y a gagné de conserver une vive et féconde initiative, d’être toujours prête et alerte pour quelque grande action civilisatrice, d’être l’organe expérimentateur des nations de l’Occident. Moins de bonheur et plus d’honneur. Loin de moi de dire un mot désobligeant pour cette ancienne noblesse dont Henri IV est la personnification la plus attrayante ! Noblesse généreuse et brave, bien française, et qui a su accepter depuis et pratiquer l’égalité sur tous les champs de bataille ; mais si quelques descendants de cet ordre, qui était le préféré du prince dans l’État, pouvaient, dans des considérations rétrospectives, regretter la forme intérieure de monarchie qui parut possible un moment sous Henri IV, ils ne feraient qu’obéir à des instincts ou à des intérêts particuliers de race : les fils du peuple, les enfants du tiers état, arrivés à la vraie égalité, et qui n’ont pas perdu pour attendre, n’ont rien à y voir ; ce sont vœux et utopies en arrière38.