Tallemant et Bussy ou le médisant bourgeois et le médisant de qualité
Le xviie siècle est à la mode plus que jamais. On publie en ce moment deux éditions nouvelles des chroniques les plus particulières de ce temps-là. L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabulin vient de reparaître, annotée avec le plus grand soin et la plus vive curiosité par M. Paul Boiteau ; c’est l’un des plus jolis volumes de la collection « Elzévirienne ». Les Historiettes de Tallemant des Réaux, qui sont en voie de publication et dont on a déjà plusieurs volumes, reçoivent de l’érudition de M. Paulin Paris, aidé en cela des secours de M. Monmerqué, toutes les additions, les explications, les assaisonnements enfin qu’on peut désirer, sans compter que le texte y est donné avec la vraie orthographe de l’auteur, dans toute sa pureté et son exactitude. On est amené, même sans viser au parallèle, à rapprocher ces deux ouvrages, ces deux noms d’écrivains, et à dire quelque chose de ce genre de mémoires tout anecdotiques qui, sous des formes différentes, réussissent à se faire lire et à plaire après tant d’années. Les histoires amoureuses de Bussy et les historiettes de Tallemant, bien qu’appartenant les unes et les autres à la chronique plus ou moins scandaleuse, ne doivent pas être rangées pourtant sur la même ligne ni se rapporter au même esprit. Bussy est un satirique, Tallemant n’est qu’un conteur ou raconteur. Il y a dans Bussy plusieurs personnages qui se compliquent et qui se nuisent l’un à l’autre, en même temps qu’ils doivent nuire à la parfaite naïveté de sa parole. Il y a l’amant et l’homme à bonnes fortunes, il y a le bel esprit et l’académicien, il y a l’ambitieux militaire et celui qui manquera le bâton de maréchal : toutes ces concurrences intimes peuvent altérer quelque peu sa sincérité, même de médisant, et faire tourner sa fine plume dans un sens ou dans un autre ; il est susceptible d’envie ou d’aigreur, il a son levain secret, il se pique, il se venge. Tallemant n’a rien en lui de pareil ; il n’obéit qu’à un seul goût, à une seule humeur. Homme d’esprit à la mode de nos pères, curieux comme on ne l’est pas, à l’affût de tout ce qui se dit et se fait à l’entour, informé dans le dernier détail de tous les incidents et de tous les commérages de société, il en tient registre, non pas tant registre de noirceurs que de drôleries et de gaietés ; il écrit ce qu’il sait par plaisir de l’écrire, avec le sel de sa langue qui est une bonne langue, et en y joignant son jugement, qui est naturel et fin. Tel quel et ainsi fait, il est en son genre impayable et incomparable. Qui eût dit à Bussy, à ce bel esprit et cette belle plume de l’armée et de la Cour, qu’il avait en son temps un rival et un maître de narration aiguisée et naïve dans ce bourgeois gausseur qu’on rencontrait partout et qui n’était déplacé nulle part, celui-là l’eût certainement fort étonné, et il ne l’aurait pas cru.
On peut lire toutes choses, surtout les choses déjà anciennes, et en tirer quelques remarques sérieuses, quelques notions au moins sur les mœurs et sur les temps qui ne sont plus. J’ouvre l’Histoire amoureuse des Gaules, et d’abord je suis frappé de ce qui a donné idée d’écrire un tel livre. Bussy âgé de quarante-deux ans, lieutenant général et mestre de camp général de cavalerie légère, ayant vingt-six ans de bons et beaux services, aspirant au cordon bleu et à devenir maréchal de France, est amoureux de Mme de Montglat, et, pendant un mois d’absence, il se met, pour la divertir, à coucher par écrit les histoires de mesdames telles et telles, qu’elle lui avait demandées. Mme de Montglat, beauté brillante et gracieuse, aimait la musique et les vers ; elle en faisait même d’assez jolis et chantait mieux que femme de France de sa qualité ; elle parlait et écrivait avec une facilité surprenante et le plus naturellement du monde. Elle tenait à l’esprit ; on y tenait beaucoup alors, pour peu qu’on en eût, car la société était en train de se dégager d’une brutalité et d’une grossièreté de manières encore toute voisine, et avec laquelle la comparaison se faisait aisément. Mme de Montglat avait en Bussy un homme d’esprit à elle, et elle voulait l’occuper à son usage.
Pour nous, à parler franc, les premières pages de cette chronique de Bussy répondent bien peu à l’attente que donne sa réputation tant vantée. Il n’y a aucun art de composition dans le roman ; rien ne se tient, tout est successif et à l’aventure. On rencontre un nom de femme ou d’homme, vite un portrait. Le portrait commence par une description qui rappelle celle de nos passeports : visage rond, nez bien fait, etc. Patience ! les traits fins arriveront : ils arrivent en effet, mais tout cela sent un art bien neuf et bien élémentaire. Il en est un peu de cet art d’esprit comme de la toilette des personnages, desquels Bussy remarque volontiers qu’ils ont bien de la propreté ou qu’ils sont malpropres, ce qui ne veut pas toujours dire qu’ils se mettent bien ou mal ; cela veut dire qu’ils se soignent ou ne se soignent pas, et suppose qu’il y avait une certaine moyenne de propreté qui n’était pas alors en usage et de rigueur. Il n’y avait guère de milieu de la recherche à l’abandon. Ainsi pour l’esprit ; les uns l’avaient tout raffiné, d’autres à deux pas étaient encore grossiers ou barbares. À cette origine du règne de Louis XIV, et avant que la fusion de manières et de ton se fût opérée, on est très frappé de ces contrastes et de cette crudité à côté du raffinement. On voit des restes de barbarie encore subsistante par la plus belle matinée déjà commencée de civilisation ; on se croirait pour de certains détails dans des temps sauvages, et l’on trouve tout aussitôt des choses exquises. Le livre de Bussy donne bien cette impression mélangée.
Comment vivait en ce temps-là un gentilhomme qui était au service ? Le roi passait les étés à la frontière, où l’on se battait rudement ; il revenait ensuite d’ordinaire passer les hivers à Paris, et tous les divertissements étaient alors de saison, jeu, billard, paume, chasse, comédie, mascarade, loterie, tout ce qu’engendre une entière oisiveté, mais surtout l’amour. On dira que c’est plus ou moins l’histoire de tous les temps ; mais l’amour alors avait son cachet particulier. Parlant tout d’abord de M. de Candale, l’un des beaux les plus à la mode en son moment, Bussy le définissait de la sorte : « Le génie en était médiocre ; mais, dans ses premiers amours, il était tombé entre les mains d’une dame qui avait infiniment de l’esprit, et comme ils s’étaient fort aimés, elle avait pris tant de soin de le dresser, et lui de plaire à cette belle, que l’art avait passé la nature, et qu’il était bien plus honnête homme que mille gens qui avaient bien plus d’esprit que lui. » — Mme de Châtillon, accueillant avec une faveur marquée la déclaration de M. de Nemours et lui laissant voir qu’elle a bonne opinion de son mérite, s’attire cette réponse : « Ah ! madame, il ne tient qu’à vous que je ne passe pour être le plus honnête homme de France. » — Le marquis de Sévigné de même, qui laissait sa charmante femme pour Ninon, était persuadé « qu’on ne peut être honnête homme sans être toujours amoureux. » Ce qu’on voyait pendant les hivers, ce n’étaient donc pas seulement les distractions bruyantes et faciles de toute jeunesse guerrière, c’était une rare émulation chez quelques-uns qui se piquaient d’honnêteté, et des gageures de cette sorte : « Le duc de Candale, qui était l’homme de la Cour le mieux fait, crut qu’il ne manquait rien à sa réputation que d’être aimé de la plus belle femme du royaume ; il résolut donc à l’armée, trois mois après la campagne, d’être amoureux d’elle (Mme d’Olonne) sitôt qu’il la verrait, et fit voir, par une grande passion qu’il eut ensuite pour elle, qu’elles ne sont pas toujours des coups du ciel et de la fortune. » On s’embarquait de parti pris avec quelqu’un, avec quelqu’une, pour se faire honneur dans le monde, pour faire parler de soi, et « parce que les femmes donnaient de l’estime aussi bien que les armes ». On se devait à soi-même d’aimer en un lieu de renom. La vanité dans l’amour, et comme principe de l’amour, c’était bien la marque du moment, et qui est celle en général de la galanterie française, où la passion, à l’origine, entre pour peu. S’embarquer était le terme habituellement employé et consacré. Ainsi le chevalier de Grammont s’avise de s’attacher à Mme d’Olonne « dans le temps que Marsillac s’embarqua auprès d’elle ». Beuvron, dès auparavant amoureux, en avait été quelque temps détourné, parce que « la légèreté qu’elle témoignait en toutes choses lui faisait appréhender de s’embarquer avec elle. » L’abbé Fouquet, le frère du surintendant, intrigant au premier chef, homme de sac et de corde, et qui avait la conduite la plus éloignée de sa profession, « s’était embarqué d’abord à aimer plus par gloire que par amour » ; mais le goût lui en était venu par degrés ; et il n’est bientôt plus question que de ses embarquements. Dans le temps qu’il tyrannise Mme de Châtillon, un des amis de celle-ci, Vineuil, écrit à la dame pour lui faire hontep : « Vous êtes devenue le sujet continuel de toutes les conversations. On dépeint votre embarquement le plus bas et le plus abject où se soit jamais mise une personne de votre qualité, et on dit que votre ami exerce sur vous un empire tyrannique, et sur tout ce que vous approchez, etc. » On s’embarque donc, et même on se rembarque quelquefois auprès de la même personne pour réparer, s’il se peut, les torts de réputation qu’on a reçus d’un premier échec. Dans cette quantité d’embarquements, la plupart se font par point d’honneur ou par raison plutôt que par inclination, et de tête bien plus que de cœur. Celui-ci cependant finissait quelquefois par se mettre de la partie. On en chercherait vainement le charme dans les narrations de Bussy ; il n’y a ni douceur ni ardeur ; mais il a le tour fin, délicat, et le piquant de la malice.
C’est ici un point sur lequel je ne puis partager l’impression du très spirituel annotateur, M. Paul Boiteau, qui a prononcé à ce propos, dans quelques vers qu’il a mis en tête du volume, les beaux noms de Grèce et d’Ionie, et qui a l’air de saluer en son auteur un des zélateurs sincères et des fidèles du culte de la beauté. Bussy donne sans doute l’idée d’une certaine naïveté dans l’expression ; mais c’est le naturel dans le raffiné. Le raffinement se devine à l’entour à bien des signes. On apprend, en le lisant, de quoi était doublé cet hôtel Rambouillet tout voisin de là, et dont on a tant reparlé de nos jours ; on a l’envers de cette préciosité, et souvent quel envers ! Mais aussi la préciosité se sent à deux pas jusque dans les dérèglements. On est, en lisant Bussy, à cent lieues de la Grèce et de ces mollesses, de ces flammes toutes naturelles, et où l’art ne faisait qu’encadrer et couronner la passion. Dans les préceptes et maximes qu’il donne de l’art d’aimer, il n’a rien non plus de cette agréable facilité d’Ovide, et rappelle plutôt, par le subtil des cas et des questions, un reste des cours d’amour ; c’est un voisin de Benserade.
Il y a deux endroits par où se trahissent chez Bussy le mauvais goût et l’inexpérience. Il cite assez volontiers et insère des lettres dans son récit. Ces lettres lui semblaient apparemment piquantes. Pour comprendre qu’elles le parussent de son temps à d’autres que lui, on a besoin de se rappeler que ce temps était celui où l’art, le génie épistolaire, qui allait briller et éblouir dans la correspondance de la charmante cousine de Bussy, était encore à s’essayer et à se former. Les billets qu’il cite, et que sans doute il fabrique, ne valent pas les frais de l’invention ; ils sont d’un maître à écrire. — Bussy aime encore, à la rencontre, à citer des vers, des couplets ou madrigaux de sa façon, et quels vers ! C’est là chez bien des écrivains de son siècle et du suivant, très distingués par l’esprit et très agréables en prose, une sorte d’infirmité que de croire qu’ils ajoutent quelque chose à l’agrément d’une pensée en faisant et en mettant, à l’endroit où l’on s’y attend le moins, de méchants vers. Ils parlaient bien, ils raillaient avec grâce, avec tour, ils jouaient d’un trait bien appuyé, bien acéré, et tout d’un coup, sans qu’on sache pourquoi, un petit délire soi-disant poétique les prend, ils s’arment d’un violon de village et font, pendant une minute ou deux, un crin-crin qui écorche les oreilles. Faux goût de pointe, d’épigramme, de galanterie froide, venu des derniers troubadours, et le plus contraire à l’imagination vraie et au génie de la poésie. Combien les anciens étaient loin de faire ainsi ! Chez ce Pétrone qu’il imite et qu’il traduit par places (et pourquoi le commentateur qui n’oublie rien a-t-il oublié de nous le dire ?), chez ce premier modèle du genre trop affectionné par Bussy, il y a des vers aussi, mêlés à cette prose et qui en font une composition farcie ; mais ces vers sont d’un poète, ils étincellent, ils ont la blancheur du Paros, ou la verte fraîcheur des bocages Idaliens :
Emicuere rosae violaeque et molle cyperon,Albaque de viridi riserunt lilia prato ;…Candidiorque dies secreto favit amori.
Ces anciens étaient privilégiés pour la poésie et pour la peinture des objets naturels. Même à l’époque de la corruption commencée, ils avaient la mesure des grandes choses et la vue nette des plus belles ; ils avaient Virgile sous les yeux, et Homère à l’horizon. Quant à Bussy, il se croit poète quand il a fait un méchant couplet de sarabande :
De tout côtéOn vous désire ;Mais quand vos yeux ôtent la liberté,On veut aussi que votre âme soupire, etc.
On ne sait si tout est de Bussy dans cette peinture satirique, qu’il a en partie désavouée. Si la conversation de Mme Cornuel et de Mme Olonne est de lui, il n’a pas échappé à l’un des inconvénients et des défauts de son moment, au pédantisme et au dogmatique dans la galanterie. Ce n’était pas la peine d’introduire Mme Cornuel, cette personne de tant de sel et de mordant, pour lui faire professer un code d’amour honnête et débiter une sorte de sermon en trois points. Ce passage est peu digne de Mme Cornuel, et irait mieux à la plume du chevalier de Méré qu’à celle de Bussy.
Maintenant, tout cela dit, et les torts de trahison et d’indiscrétion étant dès longtemps épuisés, on sait gré involontairement à Bussy (à cette distance) de nous montrer en action tout ce beau monde, nobles gentilshommes et grandes dames, de nous les produire dans un naturel et une originalité de désordre qui fait réfléchir sur le degré de civilisation et d’honnêteté aux différents âges, et qui peut servir à remettre à la raison l’enthousiasme des historiens à tête montée et des faiseurs d’oraisons funèbres. Sa politesse de diction, sa simplicité de tour fait mieux ressortir de certains fonds. Il y a d’ailleurs de jolis traits, et délicats, dans ses récits ; son portrait de Mme de Sévigné est des plus vivants et des mieux caressés dans sa méchanceté ; il s’y est surpassé vraiment, et s’est armé de toutes ses perfidies contre un tel modèle. Il fait songer d’avance par ce malin portrait à ceux d’Hamilton, bien qu’il n’ait pas le léger d’Hamilton ni cette fine ironie presque insensible. En un mot, Bussy a donné dans l’Histoire amoureuse des Gaules une sorte de plat de son métier, une rabutinade qui a un ragoût particulier pour les palais qui n’en sont pas restés aux mets de l’âge d’or.
M. Paul Boiteau a été pour lui un annotateur comme il s’en voit peu, d’un éveil, d’un entrain, d’une verve mêlée à l’esprit, et jusqu’à mettre de la poésie même, dans un genre qui n’en demande pasq. Il a donné des notes à la fois sémillantes et précises. J’y aurais voulu quelquefois un peu moins de trait et de geste. À un certain endroit, j’en voudrais effacer les mots de synthèse et d’entités (p. 78), qui jurent avec le ton général de la langue. Mais la plupart des notes principales sur Condé, Mme de Montbazon, Mme de Châtillon, Mme de Fiesque, Mme de Longueville, etc., sont excellentes et résument vivement ce qu’ont dit les contemporains. On a au bas des pages un portrait composite par dix auteurs. C’est un répertoire à renseignements qu’on peut consulter et avoir sous la main, même quand il n’est plus question de Bussy.
Je reviens au caractère de ce dernier. Saint-Évremond l’a très bien jugé quand il a dit :
Que peut-on penser sur le chapitre de M. de Bussy, que ce que tout le monde a déjà pensé ? Il est homme de qualité, il a toujours eu beaucoup d’esprit, et je l’ai vu autrefois en état de pouvoir espérer une haute fortune, à laquelle sont parvenus beaucoup de gens qui lui étaient inférieurs.
Il a préféré à son avancement le plaisir de faire un livre, et de donner à rire au public ; il a voulu se faire un mérite de sa liberté ; il a affecté de parler franchement et à découvert, et il n’a pas soutenu jusqu’au bout ce caractère.
Après plus de vingt ans d’exil, il est revenu dans un état humilié, sans charge, sans emploi, sans considération parmi les courtisans, et sans aucun sujet raisonnable de rien espérer.
Quand on a renoncé à sa fortune par sa faute, et quand on a bien voulu faire tout ce que M. de Bussy a fait de propos délibéré, on doit passer le reste de ses jours dans la retraite, et soutenir avec quelque sorte de dignité un rôle fâcheux dont on s’est chargé mal à propos…
Il faudrait citer tout ce qui suit. Saint-Évremond, en parlant ainsi d’un homme qui avait plus d’un rapport avec lui par les talents comme par la disgrâce, nous laisse cependant bien apercevoir les différences. Tous deux se perdirent par une indiscrétion et pour avoir eu l’esprit plus satirique qu’il ne convenait ; leur fortune militaire fut brisée, et ils en furent l’un et l’autre pour un long exil, auquel Bussy ne put jamais se faire, tandis que Saint-Évremond porta jusqu’au bout le sien avec constance, dédaignant même à la fin d’en revenir quand il ne tenait qu’à lui. Saint-Évremond au fond est un épicurien, et il est cela avant tout ; les circonstances tournant autrement, il aurait pu paraître un tout autre personnage sans doute, mais il avait en lui essentiellement l’étoffe d’un philosophe d’indifférence et de plaisir, d’un observateur souriant et ferme qui compare, qui apprécie la valeur des choses et s’en détache autant qu’il lui sied. Pourvu qu’il passât ses après-midi et ses soirs à entretenir Mme de Mazarin, il n’avait pas perdu sa journée et il était content. Bussy, au contraire, était un ambitieux et un courtisan qui avait imprudemment barré sa fortune, et qui le sentait et qui en souffrait ; c’était une âme inquiète et vaine, qui ne trouvait pas en elle les ressources pour se consoler. Imaginez un militaire de courage et de talent qui a peut-être en lui de quoi gagner dix batailles, de quoi s’illustrer s’il arrive au premier poste, et qui, pour un travers incurable, se crée toutes sortes d’entraves et des impossibilités. Homme de guerre, lieutenant de Turenne, mais compliqué d’un Maurepas, il trouve moyen d’effaroucher son général et de se l’aliéner par la peur qu’on a de ses chansons. Courtisan tout prêt, s’il le faut, à ramper devant Louis XIV pourvu qu’on l’emploie, il trouve moyen, au début du glorieux règne, et par une scandaleuse sottise, de se faire traiter comme un libelliste dont on brise la plume, lui dont l’épée est avide de l’action et impatiente du fourreau. Pour s’être donné le malin plaisir de faire un livre de Régence et de Directoire, qui est bien de la date où le surintendant Fouquet faisait collection de ses billets doux, et dressait une liste de ses bonnes fortunes, il manque le grand siècle, les guerres de Flandre, celle de Franche-Comté qui vient passer presque sous ses fenêtres ; tous ses compagnons d’armes y seront : « Il vient de passer dix mille hommes à ma porte (à la porte de son château de Bussy) : il n’y a pas eu un officier tant soit peu hors du commun qui ne me soit venu voir ; bien des gens de la Cour ont couché céans. » Vite il écrit au roi pour demander à servir cette campagne, et le roi impassible répond : « Qu’il prenne patience ! pas encore pour cette fois. » Et cette autre fois n’arrive jamais. Il y avait là, convenons-en, de quoi faire, enrager un gentilhomme de bonne race et lui faire manger son cœur ; et c’est en effet à quoi Bussy passa le reste de sa vie.
Avec Tallemant on est avec une tout autre nature d’homme, d’une autre condition et d’un autre tempérament. Il se trouve bien comme il est, il atteint d’abord à son niveau, il n’en veut à personne. S’il se permet le grain de malice, il n’y met du moins ni rancune ni arrière-pensée. Du même âge que Bussy (Tallemant est né vers 1619 et Bussy en 1618), fils d’un riche financier, nourri dans l’opulence et la jovialité bourgeoises, il nous a tenus au courant de ses belles passions de jeunesse, il a fait aussi son histoire amoureuse, mais que le ton est différent ! Encore écolier, il avait lu Amadis, il en raffolait. Quand de la place Maubert à la rue Montorgueil, où elle logeait, il allait voir certaine veuve qui avait pour lui des bontés, et que pour arriver moins crotté devant elle (les chaises et les galoches, qui furent une ressource quelques années plus tard, n’étaient pas encore inventées), il prenait un cheval de louage, on lui disait en le rencontrant : « Où vas-tu, chevalier ? » Mais quel étrange chevalier cela faisait ! il avait du Sancho dans sa chevalerie. Un jour il est près d’entrer, pour une de ses cousines, dans de grands sentiments et dans le langoureux : « Un sot camarade que j’avais eu au collège, dit-il, et qui était un peu roman, acheva de me gâter ; nous prenions tous deux la générosité de travers. » Ce travers ne dura pas. Même quand il était mélancolique, c’était « d’une mélancolie douce, et qui ne l’empêchait jamais d’être gai quand il le fallait ». Il se remettait, au moindre propos, à sauter, à badiner, à gaudir et rire. À dix-huit ans on l'envoie avec deux de ses frères et avec l’abbé de Gondi (le futur cardinal de Retz) faire un voyage en Italie ; il s’éprend, en passant à Lyon, de la fille d’un ami chez qui il loge, et emporte avec lui promesses et bracelets de la belle, une intention de tristesse ; il se croit un des amoureux de l’Amadis. Mais foin des héros de roman ! il ne peut faire longtemps ce rôle : « Tout cela ne m’empêcha pas de me bien divertir en Italie, tant c’est belle chose que jeunesse. »
Le père de Tallemant aurait voulu faire de lui un conseiller au Parlement de Paris ; le jeune homme ne se sentait pas de vocation à devenir un magistrat. Pour se mettre en pleine liberté, il se maria avec une cousine germaine, une Rambouillet : la mère de Tallemant était elle-même une Rambouillet, de la famille de finance qui n’avait rien de commun avec les nobles Rambouillet d’Angennes, mais qui, avec des écus, avait aussi de l’esprit en patrimoine. On sait peu de chose de la vie de Tallemant ; il paraît avoir exercé une charge de finance (contrôleur provincial ancien des régiments au département de la Basse Bretagne, c’est ainsi que cela s’appelait). Il acheta la terre du Plessis-Rideau en Touraine vers 1650, et obtint d’en changer le nom en celui de des Rêaux, qui devint désormais le sien. Il se distinguait bien nettement par là de son frère cadet, l’abbé Tallemant l’académicien, de même que Boileau-Despréaux se distinguait de son aîné Gilles Boileau. Cet abbé Tallemant, qui est resté pour nous le sec traducteur du français d’Amyot, n’aimait pas notre Tallemant et lui portait envie. Il y avait peut-être entre eux des zizanies de famille, et sans doute aussi des antipathies de goût ; Tallemant devait narguer les puristes. Il faisait des vers dignes d’ailleurs de ceux de son frère ; ceux qu’on a de lui sont assez fades ou très plats. On a de sa façon une épître au père Rapin, qui était de ses amis ; il n’y a pas le plus petit mot pour rire :
Pour moi, rien ne m’est cher comme les bons amis ;C’est ce qu’en mon estime au plus haut rang j’ai mis.Au prix de tels trésors, nuls trésors ne me tentent.Après les bons amis, les bons livres m’enchantent.À toute heure, en tout temps, je tiens entre les mainsLes ouvrages fameux des Grecs et des Romains.Ô le grand don de Dieu que d’aimer la lecture !
À la date où il rimait cette épître, si la prose de Tallemant en était au même point que ses vers, il avait bien baissé. — Né et nourri dans la religion réformée, il se convertit en vieillissant ; on ne dit pas si c’est à l’époque de la révocation de l’Édit de Nantes. Il atteignit et passa peut-être l’âge de soixante-douze ans ; on n’a pas exactement la date de sa mort. Je ne sais si M. Paulin Paris trouvera de nouveaux renseignements à ajouter à ceux qu’on a déjà donnés ; la notice qu’il prépare ne viendra que dans le dernier volume, qui n’a point encore paru25.
Mais qu’a-t-on besoin de particularités insignifiantes qui ne révéleront rien de plus caractéristique sur cet homme facile et heureux ? lui-même il s’est assez montré à nous dans ses Historiettes ; il y est à nu et dans son beau. Il acheva de les écrire vers 1657, dans les années mêmes où la plume de Bussy prenait ses licences. Il prit également les siennes, sans y tant regarder. Allant partout, frayant avec les plus qualifiés et lié avec les plus gens d’esprit, aimant à tout écouter, à tout recueillir et à en faire de bons contes, né « anecdotier » comme La Fontaine était « fablier » (le mot est de M. Paris), ses amis ne cessaient de lui dire : « Écrivez donc cela. » Il le fit et nous en profitons. Sans Tallemant et ses indiscrétions, beaucoup d’études particulières sur le xviie siècle seraient aujourd’hui à peu près impossibles. Par lui on est de toutes les coteries, de tous les quartiers ; on connaît tous les masques, et jusque dans le déshabillé. Faut-il ajouter foi à tout ce que dit Tallemant ? Pas le moins du monde. Il redit ce qu’on disait, il enregistre les propos courants ; il ne ment pas, mais il médit avec délices et s’en donne à cœur joie. Cependant ce qu’il raconte est toujours fort à prendre en considération, parce qu’il est naturel et judicieux, véridique et fin, sans aucune fatuité, sans aucune prétention. Sur Henri IV, Sully, Richelieu, sur les plus anciens que lui et qui le dépassent par tant de côtés, il n’a ramassé que des miettes (et encore sont-elles tombées de bonne table) ; il n’est à écouter que comme un écho et un assembleur de bruits : mais sur les gens qu’il a vus et qu’il a fréquentés, dont il a mesuré et pressé la taille, il y a mieux de sa part, il compte autant que personne ; il a lu dans les physionomies, et il nous les rend. Il a le crayon rouge, heurté, brusque et expressif de nos vieux dessinateurs qui logeaient près des Halles, il a le croquis parlant. Je suis tout à fait de l’avis de M. Paulin Paris, qu’il ne faut pas traiter Tallemant à la légère ni le contredire sans preuves. Creusez sur bien des points, et vous trouverez la confirmation de ce qu’il a dit en courant. Et ce n’est pas seulement dans le genre bourgeois qu’il excelle, ce n’est pas seulement quand il nous exhibe et nous étale Mme de Cavoye ou Mme Pilou, ou Mme Cornuel, dans toute l’originalité et le copieux de leurs saillies ; Tallemant est encore le meilleur témoin de l’hôtel Rambouillet et de ce monde raffiné ; il le juge avec l’esprit français du bon temps, comme il sied à un ami de Patru, à quelqu’un qui a en lui du La Fontaine en prose et du Maucroix, en gaulois attique qui a passé par la place Maubert. On a bien parlé de M. de Montausier ; mais le portrait dès longtemps n’est plus à faire. Que dire de mieux que cette page de Tallemant :
M. de Montausier est un homme tout d’une pièce ; Mme de Rambouillet dit qu’il est fou à force d’être sage. Jamais il n’y en eut un qui eût plus besoin de sacrifier aux Grâces. Il crie, il est rude, il rompt en visière, et s’il gronde quelqu’un, il lui remet devant les yeux toutes ses iniquités passées. Jamais homme n’a tant servi à me guérir de l’humeur de disputer. Il voulait qu’on fît deux citadelles à Paris, une au haut et une au bas de la rivière, et dit qu’un roi, pourvu qu’il en use bien, ne saurait être trop absolu, comme si ce pourvu était une chose infaillible. À moins qu’il ne soit persuadé qu’il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret. Sa femme lui sert furieusement dans la province ; sans elle la noblesse ne le visiterait guère : il se lève là à onze heures comme ici, et s’enferme quelquefois pour lire, n’aime point la chasse et n’a rien de populaire. Elle est tout au rebours de lui. Il fait trop le métier de bel esprit pour un homme de qualité, ou du moins il le fait trop sérieusement. Il va au samedi fort souvent26. Il a fait des traductions ; regardez le bel auteur qu’il a choisi : il a mis Perse en vers français. Il ne parle quasi que de livres, et voit plus régulièrement M. Chapelain et M. Conrart que personne. Il s’entête, et d’assez méchant goût ; il aime mieux Claudien que Virgile. Il lui faut du poivre et de l’épice. Cependant, comme nous dirons ailleurs, il goûte un poème qui n’a ni sel ni sauge : c’est La Pucelle, par cela seulement qu’elle est de Chapelain. Il a une belle bibliothèque à Angoulême.
Si ce n’est pas là un chef-d’œuvre de vérité et de ressemblance, où le chercher ? On n’a que le choix de telles pages dans Tallemant : ouvrez-le à maint endroit, c’est gai, net, clair, riant, bien troussé, non entortillé. J’aime bien mieux le bon Tallemant que le Bussy. Quand Bussy a dit une jolie chose, il a toujours peur de la perdre. Des deux, c’est encore le gentilhomme dont on voit le plus l’écritoire.
Tallemant continue sans effort la race des conteurs et des auteurs de fabliaux ; il a sa veine de Rabelais. Il parle une langue excellente, d’une grande propriété d’acceptions, pleine d’idiotismes, familière, parisienne, et qui sent son fruit. Sa manière s’appliquerait très mal uu vrai règne de Louis XIV ; on ne se figure pas Tallemant à Versailles ; le médisant de ces futures années en aura l’ampleur et la grandeur : ce médisant de génie sera Saint-Simon. Le monde que nous fait voir Tallemant, c’est la ville proprement dite, la ville à l’époque de Mazarin, avant ou après la Fronde et sous la minorité de Louis XIV, ce qui répond assez dans notre idée à ces premières satires de Boileau des Embarras de Paris et du Repas ridicule, le Paris où remuait en tous sens une bourgeoisie riche, hardie et libre, dont les types sont dans Molière, dont Gui Patin est le médecin comme attitré, et dont sera un jour Regnard. Voilà le cadre de Tallemant et où il a tout son jeu. Il y nage dans son élément.
Après cela il ne faut pas s’étonner si on profite des pages de Tallemant sans le citer, lui, avec honneur, si on le dépouille souvent sans trop s’en vanter et en se donnant l’air d’en faire fi. Un Tallemant n’est pas un Tacite. Il écrit dans un genre après tout peu élevé, qui semble facile, et qui est médiocrement honorable. Mais chacun donne ce qu’il peut.