I
L’abbé de Pons ; — au café Gradot ; — chez M. me de Lambert. — Bon journaliste.
L’abbé de Pons, né en 1683, avait pour père le sieur de Pons d’Annonville, d’une noble famille de Champagne et chevalier d’honneur du présidial de Chaumont (sur Marne) ; il naquit à Marly, chez son oncle qui en était alors seigneur, et de qui le roi ne tarda pas à l’acquérir, « fit ses premières études au collège des jésuites à Chaumont, puis vint à Paris et entra au séminaire de Saint-Magloire, d’où il suivit l’école de Sorbonne : « Il était bon humaniste, nous dit-on ; il possédait les principes de la théologie ; mais surtout il était grand métaphysicien, dans le sens le plus étendu qu’on donne à présent (1738) à ce terme. Il ne faisait peut-être pas assez de cas des autres sciences. » Le biographe qui a dit cela de l’abbé de Pons, son ami, était un homme distingué lui-même et fort apprécié des économistes, Melon, auteur d’un ingénieux Essai politique sur le commerce. — Vers l’âge de quinze ans, l’abbé de Pons s’aperçut que sa taille se déformait ; il se mit entre les mains d’un chirurgien malhabile qui le tortura ; la difformité ne fit qu’augmenter et fut irréparable. Il n’était pas laid d’ailleurs ; « il avait un beau visage et une physionomie extrêmement prévenante, qui portait l’image de la candeur de son caractère. »
Cette difformité de sa taille lui fut bien souvent reprochée. Elle le lui fut dans une première circonstance assez singulière : élu chanoine de Chaumont à vingt-trois ans, en 1706, il eut un compétiteur, le sieur Denys, qui le voulut évincer, même après l’élection, soutenant que la ville avait fait choix en lui d’un sujet indigne et incapable. La prétendue incapacité était fondée sur le défaut corporel : « Le sieur de Pons a un corps bossu et contrefait ; il est moins homme que nain ; la singularité de son extérieur frappe de surprise et peut scandaliser les faibles. »
— Je ne sais, répliquait l’abbé de Pons dans un factum plein de convenance, si l’amour-propre m’a fasciné les yeux, mais il me paraît que mon peintre n’a pas flatté son modèle, et que je puis à présent me montrer avec confiance. Je déclare donc ici à M. de Blaru (l’avocat de la partie adverse) que, loin d’être offensé de son ridicule portrait, je lui sais au contraire fort bon gré de son travail. Un honnête homme ne doit jamais s’offenser des reproches qui n’ont pour objet que des défauts ou des infirmités corporelles : Neque enim tu es, quem forma ista declarat ; sed mens cujusque, is est quisque, non ea figura quae digito demonstrari potest (car tu n’es pas ce que cette forme semble indiquer ; mais l’âme de l’homme, voilà l’homme, et non cette figure extérieure qui se peut montrer du doigt)2.
Je ne rougis donc point en avouant les défauts corporels que m’a donnés un accident involontaire et imprévu ; ces défauts ne souillent point l’âme, et l’Église les méconnaît dans ses ministres, pourvu qu’ils ne soient pas d’une espèce à les rendre inhabiles aux fonctions du ministère, ou que leur aspect ne soit pas affreux au point qu’ils puissent être occasion de scandale aux fidèles.
Il n’a pas semblé à l’Église que j’eusse aucun défaut ou aucune infirmité de cette dernière espèce, puisqu’elle m’a honoré du sous-diaconat, qui est un ordre majeur.
L’abbé de Pons gagna son procès, mais résigna presque aussitôt son canonicat ; il s’était accoutumé, dans l’intervalle, à la vie de Paris et à la fréquentation des gens de lettres.
C’était l’époque des cafés et de leur première vogue ; ils étaient hantés par ce qu’il y avait de mieux parmi les gens d’esprit. Il y avait alors deux cafés qui étaient leur lieu de rendez-vous : celui de Procope, en face de la Comédie, et celui de Gradot, sur le quai de l’École. Je laisse parler Duclos, le meilleur témoin de ce temps ;
La Motte, dit-il, Saurin, Maupertuis, étaient les plus distingués de chez Gradot. Boindin, l’abbé Terrasson, Fréret et quelques artistes s’étaient adonnés au café Procope, et s’y rendaient assidûment, indépendamment de ceux qui y venaient de temps en temps, tels que Piron, l’abbé Desfontaines, Lesage et autres. Je ne crois pas, ajoute Duclos, que ces cafés soient aujourd’hui sur le même pied… Parmi ceux qui venaient chez Procope, il y en avait qui allaient aussi au café de Gradot, tels que La Faye.
Mais La Motte, que Duclos appelle le plus aimable des gens de lettres, ne s’éloignait guère, et pour cause, du café Gradot :
Après avoir vécu dans les meilleures sociétés de Paris et de la Cour, devenu aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se faire porter en chaise au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la conversation de plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à certaines heures. J’y trouvai (c’est Duclos qui parle) Maupertuis, Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des sciences, Melon, auteur du premier traité sur le commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les lettres. La Motte était le point de réunion de l’assemblée, et personne n’y était plus propre que lui, par le ton de politesse qu’il mettait dans la discussion. Les sciences, dont il ne s’était pas occupé, ne lui étaient pas étrangères ; il en saisissait la métaphysique. Ses idées étaient nettes, précises, et rendues avec ordre et clarté. Ses ouvrages, et surtout ses qualités personnelles, lui avaient fait des enthousiastes : aussi était-il l’objet de l’envie de ceux qui n’étaient pas en état de l’estimer.
L’abbé de Pons était un des habitués de ce café Gradot, où l’on ne criait pas, et où La Motte donnait le ton de la politesse. Je note ce point, et je ne l’invente ni ne le suppose. L’abbé Prévost y insiste et le discute, au sujet même de l’abbé de Pons :
Je ne sais, dit-il22, par quel préjugé on s’est persuadé depuis quelque temps que les cafés sont une mauvaise école pour l’esprit et pour le goût. Il est clair qu’on n’en a pas toujours eu cette opinion, puisque des gens du mérite de M. de La Motte et de M. de Pons n’ont pas cru s’avilir en les fréquentantj. Mais avaient-ils raison ? et l’idée qu’on paraît s’en former aujourd’hui est-elle plus juste ? Je réponds, dans les termes d’un bon juge, que toute assemblée publique où les bienséances sont observées est une école utile…
Il continue dans ce sens cette apologie des cafés. Et prenez garde que ce n’est plus l’abbé Prévost, un peu suspect de laisser-aller et de facilité sur le chapitre des mœurs et manières, qui parle en ce moment ; il ne fait qu’emprunter les raisons du sage et poli Addison. J’en conclurai seulement qu’en France, à la date de l’abbé de Pons, ce n’était pas une mauvaise note de fréquenter le café dont La Motte avait fait son salon du matin.
Et puisque nous en sommes à ces petites scènes et à ces historiettes vivantes du passé, représentons-nous bien les lieux et les gens comme ils étaient. La Motte qui demeurait rue Guénégaud, près du quai Conti, très froid, comme on sait, et exposé au nord, sentait le besoin de chaleur et de soleil en même temps que de conversation ; le quai d’en face les lui offrait ; il avait à lui sa chaise, c’était alors le luxe des demi-fortunes : « Il se faisait porter, nous dit Voltaire, autre bon témoin, depuis dix heures du matin jusqu’à midi, sur le pavé qui borde la galerie du Louvre, et là il était doucement cuit à un feu de réverbère. » Louvre et café Gradot, cela se touchait. La Motte, vieillard précoce, et frileux comme les vieillards (« aprici senes »), était de l’avis du grand Frédéric, qui disait : « J’ai manqué ma vocation, j’aurais dû naître espalier. » Ses infirmités, qui augmentèrent dans les dernières années, étaient déjà bien sensibles quand l’abbé de Pons le connut. Le petit abbé au corps infirme s’était attaché de bonne heure à l’ingénieux aveugle, et sans doute par une secrète sympathie, le voyant également et diversement affligé. Il fut donc enthousiaste de La Motte, et crut réellement que cet esprit très éclairé était un talent supérieur et un génie. Ce qui manquait à La Motte pour s’élever jusque-là, manquait à plus forte raison à l’abbé de Pons lui-même ; mais l’abbé avait aussi en lui beaucoup des qualités et des distinctions de La Motte.
Le marquis d’Argenson, lisant plus tard le volume des Œuvres de l’abbé de Pons, se souvenait d’avoir connu autrefois l’auteur, et en parlait en ces termes, n’écrivant que pour lui seul23 :
Je crois que c’est chez Mme la marquise de Lambert que je l’ai vu. C’était un petit bossu, grand ami de La Motte, homme d’une éloquence charmante quand il s’animait en parlant. On a recueilli ce qu’on a pu de ses écrits depuis sa mort pour composer ce recueil, et véritablement on y lit avec plaisir l’homme de goût, l’homme de belles-lettres, le philosophe. Il était cependant par trop admirateur de La Motte-Houdar ; il en fait un homme trop élevé, trop sublime. Ce qu’il dit contre les stupides admirateurs des anciens à propos de L’Iliade française me semble d’une grande justesse ; mais son La Motte n’est pas si grand poète qu’il dit, quoique homme de beaucoup d’esprit et de goût.
Et M. d’Argenson, qui est sans gêne dans son tête-à-tête et dont tous les jugements d’ailleurs ne sont pas articles de foi, note dans ce volume de l’abbé de Pons qu’il vient de lire « un petit traité De l’origine des âmes qui est, dit-il, une miniature de métaphysique. »
L’abbé Trublet, autorité peu considérable en matière le goût, mais témoin exact des faits, nous dit de son côté :
Je n’ai connu personne qui écrivît plus facilement que l’abbé de Pons, quoique d’un style très singulier et en apparence très recherché. Ce qui étonnait davantage, c’est qu’il parlait comme il écrivait, et avec la plus grande rapidité. Il était d’un tempérament vif et très faible, ce qui l’épuisa bientôt. À un très bel esprit il joignait un cœur excellent. Mais il nuisait à M. de La Motte par l’excès de son zèle.
Trublet, voué à La Motte presque autant qu’à Fontenelle lui-même, estime que l’abbé de Pons lui nuisait par trop de zèle, et d’Argenson estime au contraire que le trop d’admiration pour La Motte a nui à l’abbé de Pons. La vérité est qu’ils se convenaient l’un et l’autre de tout point, qu’il y avait harmonie préétablie entre leurs esprits, et qu’à la première rencontre leurs atomes crochus s’attirèrent3.
Comme ceux qui sentent en eux un aiguillon secret de douleur et qui ont la vie rapide, l’abbé de Pons se prenait plus activement qu’un autre aux choses du jour, à la circonstance qui passe, et s’y jetait avec une vivacité et un feu qui faisaient de lui un excellent journaliste : ce n’est pas une raison pour nous de le mépriser. Nous le voyons en 1711 publier une Lettre critique sur la tragédie de Crébillon, Rhadamiste et Zénobie, qui était alors dans tout son succès. En juin 1715 il écrit une autre Lettre critique, qui fut insérée dans Le Mercure et qu’il adressait à Du Fresny sur sa comédie nouvelle, Le Lot supposé ou la coquette de village. Ce sont des feuilletons, et des feuilletons consciencieux ; ils durent être fort lus et discutés. Dans son jugement de Rhadamiste, qui parut en brochure, le critique, après avoir reconnu qu’il y a dans la pièce des traits hardis, heureux, et des situations intéressantes, se met à la suivre scène par scène et à démontrer les invraisemblancesk, les incohérences du sujet, l’action peu liée, les caractères peu soutenus ; il n’en laisse à peu près rien subsister :
Enfin, dit-il, je n’ai pas d’idée d’avoir jamais lu une tragédie plus embarrassée, plus fausse, et moins intelligible ; j’ai l’avantage de pouvoir dire ici tout ce que je pense, sans crainte de faire tort à l’auteurl ; car, ou je m’égare dans le jugement que j’expose, et en ce cas le public le vengera de moi, ou le public déférera à mes remarques, et en ce cas même il en rejaillira beaucoup de gloire à M. de Crébillon : on estimera à la vérité un peu moins sa pièce, mais il paraîtra d’autant plus grand, qu’il aura mieux trouvé l’art de fasciner les esprits, en leur cachant les défauts de sa tragédie à force de splendeur et de magnificence.
Crébillon, s’il était conséquent avec lui-même, dut remercier l’abbé de Pons. C’était un poète d’humeur bizarre que Crébillon : il avait promis à Du Fresny, pour son Mercure, une critique, faite par lui, de sa propre tragédie, et il l’avait en effet commencée de bonne foi sans se ménager. Il y convenait de tous les défauts qu’on trouvait à sa pièce. C’était une vanité de plus, car le succès, enlevé d’emblée, allait son train et ne dépendait plus des critiques : il s’était fait deux éditions de la tragédie en huit jours, et les représentations, commencées longtemps avant le carnaval, devaient franchir avec vigueur le carême tout entier, ce qui était alors la plus glorieuse épreuve.
On aurait tort, sur ce début, de juger l’abbé de Pons un de ces guerroyeurs qui n’ont de plaisir qu’à frapper, qui n’entrent en lice que pour jeter les gens par terre, et à qui l’on peut opposer ce beau mot de Montesquieu, devise et louange de la vraie critique : « Ceux qui nous avertissent sont les compagnons de nos travaux. » Le gentil abbé se dessine mieux et avec son vrai caractère dans sa Lettre à Du Fresny. Celui-ci lui ayant lu sa pièce du Lot supposé avant la représentation, il l’avait approuvée, et il se croyait comptable devant l’auteur et devant tous de son premier jugement :
Il me semble, disait-il, que lorsqu’un ouvrage livré à notre censure nous a semblé bon, nous devons à l’auteur l’hommage public du jugement avantageux que nous en avons porté… Quand il me serait arrivé de trouver bon un ouvrage que le public aurait ensuite jugé mauvais, il n’y aurait pas grand mal à cela, et j’ose assurer que je serais en ce cas moins mécontent de moi, que si, dissimulant lâchement mon estime, je m’étais épargné cette espèce d’humiliation.
L’abbé de Pons est donc un critique brave, et qui, au besoin, ose approuver tout haut et le premier ; il a, comme nous dirions aujourd’hui, le courage de son opinion et de ses admirations. Il ne croit point aux ouvrages parfaits, surtout au théâtre ; il lui suffit que les beautés rachètent libéralement les défauts :
C’est, dit-il, l’équitable appréciation de ces beautés et de ces défauts qui est l’objet de la bonne critique. La plupart des gens croient avoir donné une haute idée de leur goût lorsqu’ils ont reproché durement à un auteur quelques fautes sensibles de son ouvrage. Voilà les bornes de leur examen. Ils ne sortiront point de là. Vous ne les verrez jamais citer un endroit heureux, ils ne relèveront jamais une grâce délicate.
Tel il fut avec Du Fresny, tel nous allons le voir à côté de La Motte dans la querelle commune qu’il épousa, franc, net et vif ; critique fin, paradoxal, mais sincère ; raisonnant son admiration comme toutes choses, et tellement fidèle au tour de son esprit, même en se donnant à La Motte et en se faisant son lieutenant, qu’il n’est pas juste d’estimer l’un et de mépriser l’autre.