IV
Contributions en Allemagne. — Villars en Flandre. — Impression de Fénelon. — Journée de Malplaquet. — Langueur et détresse. — Belles paroles de Louis XIV. — Action de Denain. — Retour de fortune.
La campagne de 1707 au-delà du Rhin a laissé des souvenirs ; mais bien qu’ils se rattachent à des succès, ils ne sont peut-être pas des plus glorieux pour Villars. Ces succès furent rendus faciles par la mort du prince de Bade. Villars, ayant passé le fleuve vers le Fort-Louis, força les lignes de Bülh, où le margrave de Baireuth ne l’attendit pas, puis poussa l’armée impériale de poste en poste et fit une profonde incursion dans l’Allemagne au pas de course, répandant au loin la terreur et rançonnant les villes et les contrées. Villars s’y abandonna à toute sa hauteur et s’y accorda largement tous ses défauts. Sa maxime était : « Il faut leur donner la loi ; je sais comme l’on mène les Allemands. » Il se faisait livrer les places, sans assaut ni siège et sans en avoir les moyens, en intimidant les garnisons et le peuple. Les baillis arrivaient de toutes parts dans son camp pour traiter de la contribution et commencer les payements. Ce fut une grande campagne financière. On a cité sa réponse aux magistrats d’une ville, qui lui présentaient les clefs d’argent, en lui disant humblement que M. de Turenne, dans une circonstance pareille, les leur avait rendues : « Messieurs, leur répondit gravement le maréchal, M. de Turenne est un homme inimitable » ; et il prit les clefs. — Il eût désiré parfois plus de résistance et de rencontrer une sérieuse action de guerre, afin de pouvoir rétablir dans ses troupes un peu de discipline ; car lui-même ne parvenait plus à être obéi. Le libertinage des soldats était au comble ; ils se répandaient de toutes parts à l’intérieur des pays, qui devenaient déserts à leur approche.
Villars, ici, eût encore voulu prendre l’essor, et, pour peu qu’on s’y fût prêté à Versailles, il s’ouvrait à de vastes projets :
Je ne sais, dit-il, jusqu’où j’aurais mené les ennemis si un projet qui me roulait dans la tête eût réussi, et si on n’eût pas diminué mon armée, déjà affaiblie par les garnisons que j’étais obligé de laisser dans quelques places derrière moi, pour assurer la communication avec mes ponts du Rhin. Ce projet était de me joindre avec Charles XII, roi de Suède. Après avoir fait élire Stanislas roi de Pologne, il s’arrêta en Saxe, incertain, à ce qu’il paraissait, de quel côté il tournerait ses armes, de l’empire ou de la Russie. Je lui fis proposer secrètement de nous joindre à Nuremberg, et s’il l’eût fait, jamais prince ne pouvait se flatter plus vraisemblablement d’une grandeur sans bornes.
Lorsqu’il vit en 1725, au château de Bouron, près de Fontainebleau, le roi Stanislas, père de la jeune reine, Villars reçut de ce prince toutes sortes de témoignages flatteurs ; on parla de Charles XII et de l’estime particulière qu’il avait pour le maréchal :
Je me souviens avec des regrets qui me sont toujours sensibles, dit Stanislas à Villars, de l’année 1707, lorsque vous le pressiez de marcher à Nuremberg avec son armée qui était en Saxe, dans le temps que celle de France n’était qu’à vingt lieues de cette ville. Que ne suivit-il vos conseils ! cette marche aurait décidé de l’empire et de plusieurs couronnes.
Mais pour exécuter de tels rêves il faut être plus que général d’armée, il faut être soi-même un souverain ; et alors le contrepoids manquant, et si l’on s’associe aux Charles XII, gare les aventures !
La campagne de 1707, sans mal finir, eut pourtant une conclusion peu grandiose ; Villars fut obligé de raccourir à tire-d’aile vers le Rhin pour s’opposer aux troupes impériales qui, remises de leur première frayeur, avaient marché de ce côté sur ses derrières. On peut dire que cette campagne de 1707, tout utile qu’elle fut à Louis XIV et à ses finances, ne servit point à la bonne réputation de Villars, et, par les scandales qu’elle causa, elle nuisit même d’une manière durable à sa considération : il aura beau faire pour regagner une entière et solide estime, il n’aura dorénavant à espérer que de la gloire.
En 1708, le duc de Bourgogne désira commander l’armée de Flandre, et, par suite de cette disposition, l’électeur de Bavière dut passer au commandement de celle du Rhin. Villars étant, on l’a vu, incompatible avec ce prince, on le déplaça et on le mit à la tête de l’armée qui défendait la frontière des Alpes du côté du Dauphiné contre le duc de Savoie. Cette destination sur un terrain tout nouveau, et qu’il n’avait jamais étudié, lui agréait peu. Il suffira de dire qu’il s’acquitta de sa mission sans trop d’échecs et avec des succès partagés.
Enfin, après les revers de 1708 et le calamiteux hiver qui suivit, Louis XIV se décida, par raison d’économie, à ne plus mettre de princes du sang à la tête de ses armées, et Villars fut envoyé pour commander en Flandre, à la frontière la plus exposée. C’était le théâtre auquel il aspirait le plus et où son ambition allait trouver tout son emploi ; car c’est là que se portaient les grands coups et que se jouait le sort du royaume. Les affaires d’ailleurs, au moment où il les prit en main, étaient dans la situation la plus déplorable. La perte de Lille, où Bouflers avait rencontré l’occasion de faire éclater sa vertu personnelle, avait été un grand et fatal exemple d’impuissance et de faiblesse de la part de nos généraux : on n’avait rien fait, avec une armée toute voisine, pour secourir une place de cette importance. La désunion entre le duc de Bourgogne et M. de Vendôme était allée jusqu’au scandale. La démoralisation, commencée par la tête du corps, avait gagné tous les membres, et c’est encore dans les derniers rangs, parmi les officiers subalternes, qu’il fallait chercher ce qui restait de ressort et de constance. La misère était extrême : point d’habits, point d’armes, point de pain. Le pain surtout était l’inquiétude principale ; c’est à quoi Villars dut pourvoir tout d’abord et durant toute la campagne, il n’y avait pas de magasins, et les subsistances n’arrivaient qu’au jour le jour ; on n’en avait pas d’assurées pour deux journées à l’avance ; et ce n’était point la faute des intendants, mais le grain manquait par tout le royaume, et la famine n’était pas seulement dans l’armée :
Imaginez-vous, écrivait Villars au ministre, l’horreur de voir une armée manquer de pain ! Il n’a été délivré aujourd’hui que le soir, et encore fort tard. Hier, pour donner du pain aux brigades que je faisais marcher, j’ai fait jeûner celles qui restaient. Dans ces occasions, je passe dans les rangs, je caresse le soldat, je lui parle de manière à lui faire prendre patience, et j’ai eu la consolation d’en entendre plusieurs dire : Monsieur le maréchal a raison, il faut souffrir quelquefois.
Et encore :
Tous les officiers de la garnison de Saint-Venant m’ont demandé en grâce de leur faire donner du pain, et cela avec modestie, disant : Nous vous demandons du pain parce qu’il en faut pour vivre ; du reste nous nous passerons d’habits et de chemises.
Les nouvelles recrues, arrivées du fond des campagnes et des provinces du centre, d’où la misère les chassait, furent une grande ressource, et ces natures patientes, habituées à peiner et à pâtir sans murmure, rendirent du nerf à l’armée.
La gaieté, que Villars « appelait l’âme de la nation », il ne négligea rien non plus pour la leur rendre, et il en avait lui-même sa bonne dose. Écrivant à M. de Torcy et lui exprimant la situation dans toute sa nudité : « Je parle à un ministre, ajoutait-il, car aux autres je me fais tout blanc de mon épée et de mes farines. » Il était bien obligé de répandre des bruits faux et d’imaginer, ne fut-ce qu’à l’usage de l’ennemi, des arrivées de fonds ou de subsistances qui n’existaient pas :
Je me vis donc réduit à payer de hardiesse, je dirais presque d’effronterie, avec cinquante mille hommes de moins que les ennemis, une petite artillerie de campagne mal traînée, mal approvisionnée, contre deux cents bouches à feu bien servies, et la frayeur perpétuelle de manquer de pain chaque jour. Panem nostrum quotidianum da nobis hodie, me disaient quelquefois les soldats quand je parcourais les rangs, après qu’ils n’avaient eu que le quart et que demi-ration. Je les encourageais, je leur faisais des promesses : ils se contentaient de plier les épaules, et me regardaient d’un air de résignation qui m’attendrissait, mais sans plaintes ni murmures.
Écrivant à M. Voisin, le successeur de Chamillart, il disait encore :
Je fais ici la plus surprenante campagne qui ait jamais été : c’est un miracle que nos subsistances, et une merveille que la vertu et la fermeté du soldat à souffrir la faim. On s’accoutume à tout : je crois cependant que l’habitude de ne pas manger n’est pas bien facile à prendre.
Enfin il avait si bien réussi à redonner du ton et de l’entrain à ses soldats, qu’on les vit un jour de bataille. le matin de Malplaquet, jeter une partie du pain qu’on leur distribuait, n’en ayant eu qu’à peine la veille et l’avant-veille, pour courir plus légèrement à l’ennemi.
De tels résultats ne s’obtenaient pas sans bien des soins, de l’application, et sans une nature particulière de génie. Villars la possédait. Et ici je rencontre un nouvel et tout à fait imprévu adversaire et contradicteur, un juge sévère du glorieux général qui va sauver la France, et, avant d’aller plus loin, je sens le besoin de l’écarter, — je voudrais pouvoir dire, de le concilier : ce n’est rien moins que l’archevêque de Cambrai, Fénelon. Villars, durant ces années de campagne en Flandre, fit vers lui bien des avances ; Fénelon, tout en les accueillant d’un air de bonne grâce, réservait son jugement, et dans sa correspondance particulière avec le duc de Chevreuse, dans les mémoires et instructions confidentielles à l’usage du duc de Bourgogne, on voit qu’il n’estimait point Villars à sa valeur. Il appréciait son zèle et son courage, mais il augurait trop peu de son habileté ; il le croyait une tête légère, sans modération, toujours prêt à se piquer d’honneur et à tout risquer au moindre mot de défi : « Le papillon, disait-il, se brûle à la chandelle ; aille jugeait trop sur ses paroles et ne lisait pas dans ses pensées. « Je vous assure, monsieur, écrivait Villars au ministre en lui peignant sa situation, que ces contradictions (que je rencontre) rendent le fardeau que j’ai bien pesant. On ne vous mandera pas que par ma contenance je donne lieu de croire que je le trouve tel ; mais on passe de mauvaises nuits. » Fénelon n’était pas dans le secret de ces mauvaises nuits, et il en restait sur l’air d’audace et de fête du personnage, sur ses allures de bal et de plaisir aux plus graves moments. Et puis cette nature discrète et décente de Fénelon, qui était le goût suprême, devait être choquée de bien des outrecuidances de Villars, lui reconnaît cependant de l’ouverture d’esprit, de la facilité à comprendre, « avec une sorte de talent pour parler noblement ; quand sa vivacité ne le mène pas trop loin » ; et il ajoute « qu’il fait beaucoup plus de fautes en paroles qu’en actions ». Après cela les réflexions de Fénelon à son sujet sont antérieures à Denain et aux victoires ; elles se ressentent trop des mauvais discours des officiers généraux qui servaient sous Villars, et qui, dans leurs allées et venues, fréquentaient les salons de l’archevêché. Ces mauvais discours que Fénelon réprouve, tout en y cédant plus qu’il ne croit, allaient à décrier le général en chef et à lui ôter toute considération dans sa propre armée, à l’avilir, comme dit énergiquement Fénelon. C’est une difficulté de plus que Villars eut à combattre, et il n’en est que plus méritoire à lui d’avoir su, au milieu d’un tel dénigrement et de telles cabales d’état-major, ressaisir et retremper à ce point la fibre du soldat.
Fénelon, ne l’oublions pas, inclinait à croire que tout était perdu et sans ressources ; il le dit en termes nets, écrivant au duc de Chevreuse au commencement de 1740 : « La discipline, l’ordre, le courage, l’affection, l’espérance, ne sont plus dans le corps militaire : tout est tombé, et ne se relèvera point dans cette guerre. Ma conclusion est qu’il faut acheter l’armistice à quelque prix que ce puisse être, supposé qu’on ne puisse pas finir les conditions du fond avant le commencement de la campagne. » Or, l’honneur de Villars est précisément, par des moyens qui étaient en lui et qu’il puisait dans sa nature assez peu fénelonienne, d’avoir su remédier à ce découragement universel, et d’avoir tiré des étincelles d’héroïsme là ou les plus pénétrants ne voyaient plus qu’une entière prostration.
En 1709, après avoir refait une armée, Villars sut si bien choisir ses postes, et il en occupa d’abord un si bon ou qu’il rendit tel, dans la plaine de La Bassée, que les ennemis, bien que supérieurs de quarante mille hommes, n’osèrent risquer une attaque ; après l’avoir tâté, ils renoncèrent pour le moment à une bataille et se rejetèrent sur le siège de Tournai, qu’ils entreprirent. Ce ne fut qu’après la prise de cette ville et de la citadelle, qui, selon Villars, ne fut pas assez opiniâtrement défendue (3 septembre 1709), que le prince Eugène et Marlborough pensèrent à une autre entreprise considérable, et ils se dirigèrent vers Mons. L’heure d’une action générale décisive ne pouvait plus se différer. Villars recevait en même temps la nouvelle que le roi lui envoyait le maréchal de Bouflers pour être à côté de lui en cas d’accident, et pour que l’armée ne restât point sans général en chef. Bouflers, bien que l’ancien de Villars dans le maréchalat, consentait à servir sous lui comme simple volontaire. Villars sentit le prix d’une telle générosité, et entre Bouflers et lui tout se passa dans les termes de la plus cordiale estime. Pour parer aux mouvements de l’ennemi qui décidément en voulait à Mons, Villars, rassemblant son armée, la porta par-delà Valenciennes, dans ces plaines boisées que le nom de Malplaquet a rendues tristement célèbres.
Qu’on ne s’y trompe point toutefois, Malplaquet n’est point un de ces noms à jamais néfastes qu’on doive hésiter à prononcer et dont le patriotisme ait à souffrir, infaustum Allia nomen ; une de ces journées dont le poète a dit, en les voilant d’une larme :
Son nom jamais n’attristera mes vers !
Ce fut un combat de lions, et où, après une lutte acharnée de plus de six heures au débouché ou à l’intérieur des bois et dans des trouées retranchées, après avoir épuisé de part et d’autre toutes sortes de chances diverses et d’opiniâtres alternatives, le vaincu ne cédant que pied à pied, l’ennemi ne conquit que le champ de bataille et le droit de coucher au milieu des morts. Aucun des combattants ne se souvenait d’avoir vu une action si meurtrière. Bouflers commandait l’aile droite, Villars s’était réservé la gauche avec la direction de l’ensemble. Depuis sept heures et demie du matin (11 septembre) l’action était engagée, lorsque vers midi, averti par Saint-Hilaire que le centre dégarni était en danger d’être enfoncé, et se disposant à y pourvoir, Villars fut grièvement atteint d’un coup de mousquet au-dessous du genou, et il fallut l’emporter hors du combat.
« Il ne m’appartient pas de raisonner sur la guerre, et je n’ai garde de tomber dans ce ridicule », dit quelque part, et à propos de Villars même, Fénelon. Ainsi dirai-je à mon tour, et c’est pourquoi je laisserai toutes les discussions des Feuquières et autres connaisseurs sur les fautes qui purent être commises à Malplaquet ; si la disposition de la veille était bonne ; s’il n’eût pas mieux valu pour Villars prendre les devants et attaquer résolument le 9 ou le 10, au lieu de recevoir le combat le 11. Remarquez que les Hollandais ont adressé juste le même reproche au prince Eugène. Encore une fois, laissons ces raisonnements à qui de droit. Ce qui paraît certain, c’est que l’ennemi eut vingt-cinq mille hommes tués ou blessés, et nous quatorze mille ; que le vainqueur ne fut bien assuré d’avoir gagné la bataille que le lendemain 12 au matin, quand il se vit tout à fait maître du terrain, sur lequel, à la rigueur, nous aurions pu être encore, ou que nous pouvions revenir lui disputer. La retraite des deux ailes, vers deux ou trois heures de l’après-midi, s’était faite régulièrement et sans être inquiétée. « Notre canon, dit l’un des généraux de l’artillerie, tira toujours sur l’ennemi jusqu’au dernier moment de la retraite, et le contint si bien, que les derniers coups qui se tirèrent en cette journée furent des coups de canon. » Le maréchal de Bouflers eut toute raison d’écrire au roi, de son camp de Ruesne, dès le 11 au soir : « Je puis assurer Votre Majesté que jamais malheur n’a été accompagné de plus de gloire. » On lit dans la relation de la bataille qui fut publiée par les alliés (c’est-à-dire les ennemis) : « On ne peut refuser au maréchal de Villars la gloire d’avoir fait ses dispositions et ménagé ses avantages avec autant d’habileté qu’un général pût jamais le faire. » L’honneur de nos armes dans ces contrées, qui était resté comme accablé et gisant sous le coup des défaites d’Oudenarde et de Ramillies, se releva ; les adversaires, les Anglais surtout, avouaient qu’ils avaient, en ce jour, retrouvé les braves Français, les Français d’autrefois, et qu’on voyait bien qu’ils ne demandaient qu’à être bien menés pour être toujours les mêmes. Villars, qui se flattait que, sans sa blessure, on aurait, remporté la victoire, ne se prévalait pas trop du moins lorsqu’il écrivait au roi : « Si Dieu nous fait la grâce de perdre encore une pareille bataille, Votre Majesté peut compter que ses ennemis sont détruits. » Enfin, quoiqu’on n’ait pu empêcher Mons d’être assiégé et pris comme l’avait été Tournai, le royaume ne fut pas entamé, et l’on espéra que la leçon donnée à l’arrogance des alliés, aux Hollandais particulièrement qui avaient le plus souffert, rendrait la paix moins difficile.
Louis XIV écrivit à Villars (20 septembre) une lettre d’une entière et magnanime satisfaction :
Mon cousin, vous m’avez rendu de si grands et de si importants services depuis plusieurs années, et j’ai de si grands sujets d’être content de tout ce que vous avez fait dans le cours de la présente campagne, en arrêtant par vos sages dispositions les vastes projets que les ennemis avaient formés, et vous m’avez donné des marques si essentielles de votre zèle et particulièrement dans la bataille du 11 de ce mois, dans laquelle mes troupes, encouragées par votre bon exemple, ont remporté le principal avantage (Louis XIV, on le voit, accepte la version de Villars) sur nos ennemis, que j’ai cru devoir vous témoigner la satisfaction que j’en ai en vous accordant la dignité de pair de France ; vous avez bien mérité cet honneur, et je suis bien aise de vous donner cette distinction comme une marque particulière de l’estime particulière que je fais de vous.
D’Artagnan, de qui Villars avait rendu bon témoignage, bien que ce ne fût point pour lui un ami, fut nommé maréchal de France.
Tel était Villars et tel il nous apparaît les jours où il se voyait malheureux et le plus maltraité par la fortune. Si le sourire était permis en un tel sujet, on sourirait à voir la manière dont il présenta constamment, et de plus en plus, cette affaire, après tout sinistre, de Malplaquet. Il n’y a que lui pour raconter de cet air-là les batailles perdues. Dans son discours de réception à l’Académie, il ne fait allusion qu’à une seule de ses grandes actions de guerre ; vous croyez que c’est de Denain et d’une victoire qu’il veut parler, point du tout ; il y encadre et il y glorifie le souvenir de Malplaquet. De Villars, la défaite elle-même est triomphante.
Traité d’abord au Quesnoy pour sa blessure, Villars put être transporté à Paris au bout de quarante jours : « Mon passage par les villes que je traversai, couché sur un brancard, fut une espèce de triomphe. » Arrivé à Paris, le roi l’envoya visiter, et lui fit dire qu’il le désirait à Versailles et qu’il lui destinait l’appartement du prince de Conti. Lorsqu’il y fut établi, le roi le vint voir, l’entretint pendant deux heures. Mme de Maintenon le visitait presque tous les jours. Elle avait du goût pour Villars, et aujourd’hui que toutes les fantasmagories, les amas de sottises et d’horreurs contre Mme de Maintenon sont tombés, c’est assurément une bonne note pour lui que cette amitié constante et cet appui, quelle qu’en soit l’origine première. Elle aimait sans doute en lui le fils d’un des contemporains et des adorateurs de sa jeunesse ; mais si ce fils n’avait pas eu du bon sens et de la solidité sous ses airs légers, s’il n’avait pas eu du fonds, elle ne lui aurait point été une si invariable amie et protectrice. Le jugement de Mme de Maintenon sur Villars fait contrepoids à celui de Fénelon. Durant cette campagne de 1709, elle lui écrivait agréablement qu’en lui voyant faire tant de miracles, on le regardait à Saint-Cyr comme un saint : « Je vais demander à Dieu, avec les dames de Saint-Cyr, de vous protéger et de vous rendre tel qu’elles croient que vous êtes. »
Je serai plus bref sur les deux campagnes suivantes (1710-1711). Nous n’avons plus ici, pour nous guider, les Mémoires militaires de la guerre de la succession, dont les derniers volumes ne sont pas publiés encore, et nous en sommes réduits à des témoignages abrégés ou incomplets. En présence des progrès croissants de l’armée coalisée, Villars était évidemment l’homme de la dernière bataille à livrer ; mais on hésitait devant cette grande et suprême action décisive, après laquelle, si l’on était vaincu, il n’y avait plus de ressources. Lui, il avait l’air de la désirer beaucoup et de vouloir qu’on la lui permît, qu’on la lui ordonnât ; mais il était lui-même trop homme de sens pour l’engager à la légère. On lui avait un moment donné pour second, dans cette prévision d’une bataille prochaine, le maréchal de Berwick avec qui il vécut en bons termes, bien qu’ils fussent quelquefois d’avis différents : « Je me doutais, dit Villars, qu’il était chargé de tempérer ce qu’on appelait ma trop grande ardeur : c’est pourquoi je n’hésitais pas à proposer les projets les plus hardis, persuadé qu’on en rabattrait toujours assez. » Dans la première partie de cette campagne de 1710 il ne put, malgré sa bonne envie, secourir et sauver Douai ; dans la seconde partie il sut manœuvrer et se poster assez bien pour empêcher le siège d’Arras, et l’on en fut quitte pour perdre Béthune, Saint-Venant et Aire. Ennuyé pourtant de voir prendre tant de places sous ses yeux sans qu’il lui fût permis ou possible d’agir, il revint d’assez bonne heure de l’armée, sous prétexte ou à cause de sa blessure. Il en était encore très réellement empêché : il restait à cheval cinq et six heures de suite, mais il fallait l’y monter et l’en descendre.
Cependant Villars ne cessait de représenter les inconvénients du misérable système qu’on suivait et le terme fatal où il devait aboutir, du moment que la paix n’était qu’un leurre et qu’elle reculait toujours. On se ruinait en détail ; la frontière s’en allait pièce à pièce ; on périssait également et sans honneur :
Puisque la guerre est résolue, disait-il, tâchons de la faire sur de meilleurs principes qu’elle n’a été faite depuis longtemps. Faisons quelques projets d’offensive ; car de parer toujours à la muraille, c’est le moyen de ne jamais rien gagner, et de perdre tous les jours peu ou beaucoup… S’il faut désespérer de la paix, espérons tout d’une guerre hardie : aussi bien on périt à la fin par la défensive.
Il faisait remarquer que ce genre de guerre timide et circonspecte était le moins conforme au génie de notre nation, et que rien n’y compensait la souffrance et le danger :
Enfin, monsieur, écrivait-il à M. Voisin, l’armée de Flandre n’est pas désirée par le soldat, et l’on en peut juger par la grande désertion des troupes qui ont eu ordre de s’y rendre. Une cause pour cela c’est qu’on y meurt de faim l’hiver, et qu’on y est tué l’été : l’on peut n’être pas de ce goût-là sans passer pour extraordinaire.
L’année 1714 fut peut-être la pire de toutes et la plus triste par l’absence de toute action et de toute velléité énergique. Villars avait les bras liés : lui qui passait pour chercher les occasions, il dut les refuser, et même quand elles s’offraient avec l’apparence d’un avantage. La mort de l’empereur Joseph et plus d’un signe avant-coureur de la disgrâce de Marlborough, de secrètes avances même, venues de Londres et qui s’étaient confirmées, firent croire à une paix possiblee ; les négociations se ranimèrent, et on ne voulut rien hasarder sur un autre terrain. Les alliés eux-mêmes semblaient un peu engourdis ; ils se contentèrent pour principal exploit de prendre Bouchain.
Il était temps que cette méthode rétrograde, injurieuse au caractère national et abaissante pour la France, eût un terme. Villars, en 1712, n’allait plus avoir affaire du moins qu’au seul prince Eugène, et sa cour aussi devait lui laisser plus de liberté d’action. Louis XIV, en le recevant à Marly dans le courant de mars, au plus fort de tous ses deuils de famille, lui avait dit ces paroles qu’il faut savoir gré au maréchal de nous avoir textuellement conservées :
Vous voyez mon état, monsieur le maréchal. Il y a peu d’exemples de ce qui m’arrive, et que l’on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite-belle-fille et leur fils, tous de très grande espérance et très tendrement aimés. Dieu me punit, je l’ai bien mérité : j’en souffrirai moins dans l’autre monde. Mais suspendons mes douleurs sur les malheurs domestiques, et voyons ce qui se peut faire pour prévenir ceux du royaume.
La confiance que j’ai en vous est bien marquée, puisque je vous remets les forces et le salut de l’État. Je connais votre zèle, et la valeur de mes troupes ; mais enfin la fortune peut vous être contraire. S’il arrivait ce malheur à l’armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j’aurais à prendre pour ma personne ?…
Je sais les raisonnements des courtisans : presque tous veulent que je me retire à Blois, et que je n’attende pas que l’armée ennemie s’approche de Paris ; ce qui lui serait possible si la mienne était battue. Pour moi, je sais que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour que la plus grande partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme. Je connais cette rivière : elle est très difficile à passer ; il y a des places qu’on peut rendre bonnes. Je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin y ramasser tout ce que j’aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble ou sauver l’État ; car je ne consentirai jamais à laisser approcher l’ennemi de ma capitale. Voilà comme je raisonne : dites-moi présentement votre avis…
Ces paroles de Louis XIV ont été citées un peu diversement ; il les redit au duc d’Harcourt pendant le siège de Landrecies, et il dut les répéter à peu près dans les mêmes termes : mais c’est à Viliars qu’il est naturel qu’il les ait dites d’abord ; et il est mieux qu’on les lise de la sorte dans le langage grave et simple, familier au roi, avec leur tour de longueur, et sans aucune ostentation, sans aucune posture à la Corneille.
Car notez bien une distinction, très essentielle selon moi : si Louis XIV nous paraît avec raison un peu auguste et solennel, il était naturel aussi, il n’était jamais emphatique, il ne visait pas à l’effet. Dans le cas présent, ces paroles du grand roi sont d’autant plus belles qu'elles lui sortaient du cœur et n’étaient pas faites pour être redites. Et on en a la preuve assez particulière : lorsqu’en 1744 Viliars fut nommé de l’Académie française et qu’il fit son discours de réception, il eut l’idée de l’orner de ces paroles généreuses de Louis XIV, à lui adressées avant la campagne de Denain, et qui l’y avaient enhardi. Il demanda au roi la permission de les citer et de s’en décorer. Le roi rêva un moment et lui répondit : « On ne croira jamais que, sans m’en avoir demandé permission, vous parliez de ce qui s’est passé entre vous et moi. Vous le permettre et vous l’ordonner serait la même chose, et je ne veux pas que l’on puisse penser ni l’un ni l’autre. »
Ce n’est pas Louis XIV qui manquera jamais à une noble et délicate convenance. Tout s’ajoute donc, et même une sorte de modestie, pour rendre plus respectable et plus digne de mémoire le sentiment qui dicta ces royales et patriotiques paroles.
La première partie de la campagne de 1712 fut cependant marquée encore par des revers : le prince Eugène assiégea et prit le Quesnoy, qui se défendit mal. Mais le duc d’Ormond, qui avait succédé à Marlborough dans le commandement des troupes anglaises, les emmena en se retirant. Eugène seul et Villars restèrent en présence, et, comme l’a dit le vieux Crébillon en des vers dont ce trait rachète l’incorrection, Villars montra qu’avec un foudre de moins Eugène pouvait être vaincu.
Eugène, plein de confiance, venait d’investir Landrecies, qui était de ce côté la clef du royaume ; il tirait ses munitions et ses vivres de Marchiennes, un peu éloignée, et croyait sa communication assurée par le camp retranché de Denain. Villars, après avoir étudié le terrain, suivant son principe « que, quand on doit jouer une furieuse partie de paume, il faut au moins connaître le tripot », vit bien que d’attaquer Eugène dans ses lignes commencées de Landrecies était chose téméraire, et il se décida à porter son effort contre le camp de Denain, qu’il savait plus abordable, et dont le maréchal de Montesquiou (d’Artagnan) lui avait le premier parlé11. Il fallait seulement masquer ce projet jusqu’au dernier moment, donner le change à Eugène, lui faire croire que c’était à lui et à ses lignes de circonvallation qu’on en voulait : c’est à quoi l’on réussit moyennant un grand secret gardé même avec plusieurs des généraux chargés de l’exécution. Dès le soir et dans la nuit du 23 juillet, Villars donna ses ordres et mit ses troupes en mouvement. À force de célérité, de hardiesse, de précision dans les mesures et de brusquerie dans l’attaque, tout se passa comme il l’avait réglé. On traversa l’Escaut sur des ponts improvisés ; on arriva à cette double ligne établie pour la sûreté des convois, et que les ennemis avaient appelée le chemin de Paris ; on assaillit d’emblée le camp surpris, et on défit totalement le corps qui y était retranché. Le prince Eugène, averti au matin du 24 que l’armée française n’était plus devant lui, accourut, mais trop tard, et pour assister à la défaite de sa réserve, il voulut de colère faire attaquer les ponts de l’Escaut, ce qui ne se pouvait devant nos troupes qui bordaient la rivière12. Il retourna sur Landrecies, comptant bien encore en pousser le siège ; mais Villars, profitant de son succès, se porta sur Marchiennes qu’il prit en quatre jours (30 juillet), et s’y empara de toutes les munitions et des approvisionnements d’Eugène ; la chance avait tourné. Tel fut l’effet merveilleux de cette contremarche habile et soudaine que couronna le succès de Denain. Le mot que Villars avait redit si souvent à sa cour durant ces dernières campagnes se trouva justifié : « Il ne faut qu’un moment pour changer la face des affaires peut-être du noir au blanc. »
Villars, libre enfin de se livrer à l’activité qui était dans sa nature, assiégea et reprit en moins de quatre mois, sous les yeux d’Eugène réduit à l’inaction, Douai, Le Quesnoy, Bouchain, les places que l’ennemi avait conquises sur nous en trois campagnes. Il avait triomphé de l’envie et pleinement mérité la gloire.
Dans le résumé des guerres illustres que Napoléon a tracées en une quarantaine de pages, Villars obtient une ligne, mais cette ligne est celle-ci : « Le maréchal de Villars sauva la France à Denain. » C’est là le mot de l’histoire. La France était-elle alors, et à cette époque avancée des négociations d’Utrecht, sous le coup d’un danger aussi imminent que les années précédentes ? De telles questions ne se posent pas. Oui, Villars en sauvant Landrecies sauva la France ; il la sauva certainement de l’humiliante nécessité de subir les conditions de vainqueurs hautains, et de clore la plus magnifique des époques sur des désastres sans consolation et sans mesure. Il montra, en la leur disputant et en la leur arrachant à son jour, que cette foudre de combat et de victoire, cette usurpation du tonnerre n’appartient sans réserve à aucun mortel. Les images que la poésie de son temps lui a prodiguées pour sa fière attitude dans cette lutte extrême lui sont bien dues13.
L’année suivante, 1713, l’empereur hésitant encore à signer sa paix particulière, Villars fut envoyé à l’armée d’Allemagne, et, poussant sa veine, il n’y eut que des succès. Les rôles étaient changés : le prince Eugène, sans recrues, sans argent, était le spectateur forcé des pertes de l’empire. Villars assiégea et prit Landau, Fribourg ; enfin il conquit de ce côté la paix, et il mérita d’être envoyé sur cette fin d’année à Rastadt pour en régler les conditions avec le prince Eugène, puis à Bade pour la conclure (1714).
Il était au comble des honneurs et de la popularité. Il aurait bien voulu pour récompense l’épée de connétable, cette épée de du Guesclin, trop profanée par de Luynes, enterrée avec Lesdiguières, refusée à Turenne lui-même, et que lui, Villars, poursuivit toujours ; il aurait désiré du moins (car il ne faisait pas fi des pis-aller) être nommé chef du conseil des finances, cette charge étant venue à vaquer en ce temps-là ; mais elle fut donnée au maréchal de Villeroy. « Pour moi, madame, écrivait-il à ce propos à Mme de Maintenon, je me trouve toujours trop heureux quand je songe qu’ayant le bonheur d’approcher le plus grand et le meilleur maître du monde, je ne lui rappelle pas de fâcheuses idées ; qu’il peut penser : Celui-là m’a plusieurs fois mis en péril, et cet autre m’en a tiré. Que me faut-il de plus ? » Il lui eût fallu pourtant davantage. Les satisfactions de l’orgueil tranquille et désintéressé n’étaient point son fait. Il se plaignit au roi ; il lui dit avec sa hardiesse ordinaire à demander, et avec cette aisance à parler pour soi qui serait la chose la plus impossible à des âmes de la race pudique de Catinat :
Ayant mon départ pour Bade, j’ai supplié Votre Majesté de vouloir bien se souvenir de moi lorsque la charge de chef du Conseil des finances viendrait à vaquer. Vous en avez honoré le maréchal de Villeroy. Je ne suis pas étonné, Sire, qu’une amitié de la première jeunesse ait prévalu ; mais enfin, Sire, après avoir été honoré des plus importantes marques de votre confiance, il ne me restera donc plus que d’aller chercher une partie de piquet chez Livry1 avec les autres fainéants de la Cour, si Votre Majesté ne daigne pas me donner entrée dans ses conseils.
Louis XIV résista à ses instances, et s’en tira en l’embrassant par deux fois ; il chercha par toutes sortes d’égards et de bonnes grâces à dédommager Villars, à l’honorer ; on lui fit avoir la Toison d’or. Mais sur cette entrée dans les conseils, le roi demanda du temps et se rejeta sur des arrangements futurs : apparemment il jugeait que Villars, avec ses éminentes qualités de capitaine et même ses utilités de négociateur, n’était pas précisément un conseiller.
Il n’était pas non plus un caractère. Au lieu de rien demander après de tels services rendus, il n’avait qu’à s’abstenir, à se renfermer dans le sentiment de sa juste gloire ; mais alors il eût été un autre ; et il était surtout un talent, un beau zèle et une fortune.