(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — I » pp. 39-56
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — I » pp. 39-56

I

On déprécie trop Villars depuis quelque temps. Le portrait saillant, ineffaçable, qu’a tracé de lui Saint-Simon en sa fureur de peintre, reste dans les yeux, et empêche qu’on ne soit tenté de regarder le personnage en lui-même et d’une vue plus reposée. Il faut un intervalle pour s’en remettre et pour qu’il soit possible de se figurer l’original sous d’autres couleurs. Les principaux traits accusés par Saint-Simon sont bien en Villars ; mais il les a présentés sous un jour si contraire, si particulier, à la clarté de sa lampe de nuit et avec de telles rougeurs dans l’ombre, qu’on n’a devant soi qu’un monstre de vanité, de forfanterie et de fortune, une caricature. Changez la lumière, faites que le rayon tombe où il faut, que l’ombre se retire et se dégrade, en un mot regardez Villars au soleil, le même homme va paraître tout différent. Le charmant portrait que Voltaire a tracé du héros de Denain dans Le Siècle de Louis XIV est bien plus celui qui nous semble juste, sauf l’indispensable teinte de flatterie, laquelle encore est si transparente qu'elle laisse bien apercevoir les défauts. Mais cette esquisse de Voltaire, dans sa simplicité élégante et naturelle, ne suffit point aujourd’hui pour réfuter et repousser le magnifique portrait en laid où Saint-Simon a versé toutes ses ardeurs et son amertume : placée à côté, elle en est éteinte et absorbée. Il faut donc faire là comme en tant d’autres points de l’histoire : étudier, creuser, recourir aux sources, se former une opinion directe ; après quoi l’on se trouvera revenu, par bien des détours et avec des motifs plus approfondis, à ce que les contemporains judicieux et vifs avaient exprimé d’une manière plus légère.

Ç’a été pour moi une satisfaction imprévue que de lire ce qu’on appelle les Mémoires de Villars. J’en dois l’idée à l’un de mes confrères à l’Académie, au noble général historien M. de Ségur, qui lui-même en avait été très frappé dans une lecture récente. J’avais contre l’ouvrage une vague prévention qui, ce me semble, est assez généralement répandue. Ces Mémoires, quoique la première partie, assure-t-on, jusqu’à la fin de l’année 1700, soit du maréchal même, ne peuvent être considérés en effet que comme rédigés après coup sur ses lettres, bulletins et dépêches ; mais Anquetil, qui a été l’arrangeur, et qu’on doit suivre à partir de 1700, a très bien fait ce travail, qui gagne en avançant plutôt qu’il ne perd, et qui est d’un intérêt continu. Villars, par ses lettres et par ses propos, y est toujours en scène ; c’est bien lui seul, et pas un autre, qu’on entend parler. Il n’y dit jamais de mal de lui, mais dans le bien qu’il en raconte, dans ses récits les plus avantageux, il y a tant d’esprit, de gaieté, de bons mots joints à l’action, de belle et vaillante humeur française, il est si bien un héros de notre nation, que ses défauts cessent d’y déplaire. De grandes et incontestables qualités de guerrier y apparaissent, même à ceux qui sont le moins du métier. Villars n’est pas seulement brave et brillant, il a les instincts de la grande stratégie, de celle dont notre siècle a vu les développements et les merveilles : en deux ou trois occasions, s’il avait été maître de ses mouvements, il frappait au cœur de l’Allemagne de ces coups agressifs auxquels on n’était pas accoutumé alors ; il se lançait, par exemple, jusqu’aux portes de Vienne, et très probablement il y entrait. Le bonheur presque constant qui l’accompagna ne saurait se séparer du mérite réel et des parties de capitaine que Saint-Simon lui-même est bien forcé de lui reconnaître. C’était une nature de guerrier, tout en dehors, tout d’une venue, donnant sa mesure de pied en cap et se dessinant de toute sa hauteur ; capable d’ailleurs de plus d’un emploi, et de négociations comme de batailles ; toujours actif, toujours insatiable, audacieux et fin, aimant les richesses, le faste, avide de grandeur, adorant la gloire ; ne songeant qu’à avancer, et en toute chose à tenir la tête. Involontairement on se demande, en lisant sa vie et en le voyant contenu autant qu’appuyé par Mme de Maintenon et par Louis XIV, ce qu’il serait devenu à une époque où la carrière était ouverte plus largement, et où il n’y avait pas de limites aux espérances : où se serait-il arrêté ? où n’aurait-il point visé ? et l’on se dit : Quel général de la Révolution aux années du Directoire, ou mieux encore quel maréchal d’Empire c’eût été que Villars, et de ceux qui aspiraient de tout leur cœur à être rois !

Le maréchal de Villars fut même académicien. Il y eut depuis, sur la liste des Quarante, plus d’un personnage revêtu de cette éminente dignité militaire, les maréchaux de Richelieu, d’Estrées, de Belle-Isle, de Beauvau ; mais il fut le premier maréchal de France qui, en possession du bâton, eut cette idée gracieuse sous Louis XIV de vouloir être de l’Académie. Il y fut reçu le 23 juin 1714, quelques mois après avoir signé la paix de Rastadt et au comble de sa gloire. M. de La Chapelle (l’auteur des Amours de Catulle), qui était chargé de lui répondre, lui dit : « Il manque quelque chose à votre gloire et à celle de l’Académie : la fortune devait mettre en ma place Cicéron pour répondre à César. » — « Nous avons vu des lettres de vous, disait-il encore, que les Sarazin et les Voiture n’eussent pas désavouées. » Je n’ai pas vu de ces lettres, mais les dépêches de Villars, et les pièces dont les extraits forment le tissu de ses Mémoires, justifient pour nous suffisamment cette ambition qu’il eut de vouloir joindre à tant de palmes les titres de l’esprit6.

I

Parents de Villars. — Son éducation ; ses débuts. — Apprentissage de guerre. — Il se distingue sous Turenne, Condé et Créqui. — Volontaire à l’armée de Hongrie. — Envoyé du roi en Bavière. — Sert sous Luxembourg. — Souffre des guerres inactives.

 

Louis-Hector de Villars, né en mai 1653, à Turin, disent les uns, où son père aurait été alors ambassadeur, ou plus probablement, selon les autres, à Moulins en Bourbonnais7, était fils de Pierre de Villars et de Marie de Bellefonds. Son père, qui avait poussé assez loin sa fortune, jusqu’à être lieutenant général et ambassadeur, avait eu à souffrir des revirements politiques du temps et des suites de la Fronde. Agréé toutefois de Louis XIV au début de ses conquêtes de Flandre pour son expérience et sa bonne mine, et devenu l’un de ses aides de camp, il se reprenait aux grandes espérances, lorsque l’inimitié de Louvois, qui haïssait en lui l’allié du maréchal de Bellefonds, l’arrêta de nouveau, du moins dans son avancement militaire ; car le marquis de Villars eut depuis de grandes missions et des ambassades. Cette mauvaise fortune des parents du maréchal n’était donc que relative, et en aurait paru une meilleure et très suffisante à d’autres moins ambitieuxb. Les entendant un jour s’en plaindre, Villars encore enfant s’écria : « Pour moi, j’en ferai une grande. » Et comme ses parents lui demandaient sur quoi il se fondait pour parler de la sorte, il répondit : « C’est déjà un avantage pour moi que d’être sorti de vous ; et, d’ailleurs, je suis résolu à chercher tellement les occasions, qu’assurément je périrai, ou je parviendrai. » Son mot d’ordre, sa devise en entrant dans la vie aurait pu être : « En avant, et toujours plus haut ! »

La mère de Villars était une personne de beaucoup d’esprit, de raillerie et de finesse. On a d’elle de très agréables lettres à Mme de Coulanges pendant l’ambassade de son mari en Espagne. Elle y alla au moment où Charles II épousa la fille de Monsieur, la nièce de Louis XIV (1679). Les mœurs espagnoles, les usages de Madrid et de la cour, les bizarreries et les monotonies de cette vie si nouvelle pour une Française et une amie des La Fayette et des Sévigné, y sont touchées avec une discrète ironie. Tout cela est dit à Mme de Coulanges pour qu’elle y donne l’air qu’elle savait mettre aux choses en les racontant ; mais la marquise fait à l’avance ce qu'elle recommande si bien à Mme de Coulanges. On voit que si le maréchal de Villars eut de l’esprit, il avait de qui tenir.

De même s’il avait un peu de romanesque dans l’humeur, il le devait sans doute à son père, à qui sa belle mine et ses airs de héros de roman avaient valu dans la société le surnom d’Orondate. Cet Orondate ou Oroondate est le principal héros du roman de Cassandre, de La Calprenède. Prince de Scythie, incomparablement beau et valeureux, fidèle à sa princesse Statira et rival auprès d’elle ou même successeur d’Alexandre, il offre l’image d’un vrai chevalier et l’idéal d’un parfait galant. Le père de Villars dans sa jeunesse, par sa tournure ou ses sentiments, donnait à ses enjouées contemporaines l’idée de cet intéressant personnage, et le nom lui en était resté. On saura de plus que le fils du maréchal, le duc de Villars du xviiie  siècle, et qui succéda à son père dans le fauteuil académique, possédait au plus haut degré le talent de la déclamation dramatique et était un excellent tragédien de société. Il semble qu’une veine légèrement romanesque et théâtrale circulât dans la famille. On sera donc peu étonné que le maréchal sût lui-même par cœur quantité de vers de Racine, de Corneille, et jusqu’à des vers d’opéra, et qu’il les citât à tout propos. Un jour qu’un homme d’État, un homme politique comme nous dirions, s’étonnait un peu malignement qu’un guerrier sût tant de vers de comédie : « J’en ai joué moins que vous, répliqua-t-il gaiement, mais j’en sais davantage. » Supposez que le mot est dit au cardinal Dubois ou à quelqu’un de tel, il devient très joli et des plus piquants. Le maréchal de Villars aima toute sa vie et jusquà son extrême vieillesse la comédie, le théâtre et ce qui s’ensuit.

Il avait coutume de dire que les deux plus grands plaisirs qu’il eût jamais eus, ç’avait été de remporter un prix en rhétorique et de gagner une bataille, ce qui ferait supposer qu’il avait fait de bonnes et même de brillantes études. Le maréchal de Villars n’était pas fâché par là de le donner à entendre : il n’était pas seulement ambitieux en avant, il l’était aussi dans son passé.

Villars débuta auprès de Louis XIV par être un des pages de la grande écurie : « Avec une figure avantageuse, une physionomie noble, et de la vivacité qui relevait encore un extérieur prévenant par lui-même, il se fit bientôt connaître et distinguer du roi parmi ses camarades. » À un moment il aurait pu suivre à l’armée son cousin germain le maréchal de Bellefonds ; mais, pressentant la disgrâce de ce général et guidé par son étoile, il se détermina « à se tenir le plus près du roi qu’il lui serait possible. » S’attacher au roi, lui persuader qu’il ne dépendait et ne voulait dépendre que de lui, ce fut toute sa politique au dedans. Elle lui vaudra un jour, quand il parviendra aux grands emplois, bien des ennemis et des envieux, à une époque où l’opposition frondeuse et dénigrante se sera glissée partout, même sur les terrasses de Marly.

En 1672, le jeune Villars accompagna le roi dans sa conquête de la Hollande, fut des premiers dans une pointe qui se fit jusque dans les barrières de Maastricht, des premiers à la tranchée devant Doesbourg, se trouva au passage du Rhin, et se jeta, toujours des premiers, dans le fleuve. Il était avide d’occasions, et quand elles ne s’offraient pas d’elles-mêmes, il courait les chercher ailleurs, jusqu’à les faire naître sous ses pas. Il avait pour principe qu’à la guerre un homme qui ne fait que son devoir n’en fait pas assez : « Il y a tel officier qui, à la rigueur, a fait son devoir, et qui en plusieurs années de service ne s’est pas trouvé à une seule action. » Pour lui, qui brûlait de parvenir, il briguait les périls et s’y prodiguait. Il avait ce qu’on a tant conseillé de ne pas avoir en diplomatie, — le zèle.

En même temps qu’il faisait bien et plus que bien, il n’hésitait pas à en solliciter le prix. Personne n’a été moins honteux à demander des grâces et des grades ; il savait les pouvoir payer ensuite, et qu’il les mériterait hautement après les avoir reçus.

Le roi s’accoutuma à l’agréer, à se servir de lui à plus d’une fin ; il l’envoya à Madrid après la campagne de 1672, pour complimenter le roi d’Espagne qui relevait de la petite vérole. Le père de Villars y était, dès ce temps-là, ambassadeur.

Villars raccourut vite, de peur de perdre un seul jour, et fut à l’ouverture de la campagne suivante. On entreprit le siège de Maastricht. Le roi défendit aux volontaires d’aller aux attaques sans sa permission. Villars, qui avait la charge de cornette des chevau-légers de Bourgogne, et qui n’avait rien à faire là comme cavalier, se jeta dans la tranchée sans en rien dire, une nuit où il prévoyait qu’il y ferait chaud ; avec quelques gendarmes de son corps mêlés aux grenadiers, il marcha des premiers à l’attaque d’une demi-lune, s’y logea, et y tint aussi longtemps qu’il put jusqu’au jour. Le roi, qui s’était informé plusieurs fois de ce qui se passait de si opiniâtre dans cette demi-lune, fit appeler Villars au retour : « Mais ne savez-vous pas que j’ai défendu, même aux volontaires, d’aller aux attaques sans ma permission ? à plus forte raison à des officiers, qui ne doivent pas quitter leurs troupes, et moins encore des troupes de cavalerie. » — « J’ai cru, lui répondit Villars, que Votre Majesté me pardonnerait de vouloir apprendre le métier, de l’infanterie, surtout quand la cavalerie n’a rien à faire. » C’est encore à ce siège, et pour une autre action de Villars, que le roi dit de lui : « Il semble, dès que l’on tire en quelque endroit, que ce petit garçon sorte de terre pour s’y trouver. »

Le maréchal de Bellefonds, ne pouvant aider son jeune parent que de ses conseils, lui donna du moins celui-ci, dont Villars profita : c’était d’apprendre le métier de partisan, et d’aller souvent faire des partis avec ceux qui passaient pour entendre le mieux ce genre d’entreprise ; car, faute d’avoir ainsi pratiqué le détail de la guerre, et de cette guerre légère de harcèlement et d’escarmouches, bien des officiers généraux, quoique braves, se trouvent ensuite fort embarrassés quand ils commandent des corps détachés dans le voisinage d’une armée ennemie. Ce que Villars n’avait fait jusque-là que par instinct et pour trouver des occasions, il le fit dès lors avec le désir de s’instruire :

Il passait souvent trois et quatre jours de suite dans les partis avec les plus estimés dans cet art : c’était alors les deux frères de Saint-Clars, dont l’un, qui était brigadier, fut une fois six jours hors de l’armée, toujours à la portée du canon de celle des ennemis, poussant leurs gardes à tout moment à la faveur d’un grand bois dans lequel il se retirait, faisant des prisonniers, et donnant à toute heure au vicomte de Turenne des nouvelles des mouvements des ennemis. Et certainement rien n’est plus propre à former un véritable homme de guerre qu’un métier qui apprend à attaquer hardiment, à se retirer avec ordre et avec sagesse, et enfin qui accoutume à voir souvent l’ennemi de fort près.

Ceci se rapporte au moment où Villars achevait cette campagne de 1673, en Franconie, sous Turenne.

À travers tout ce brillant de jeune homme et cette ardeur de s’avancer qui pouvait sembler un peu aveugle et téméraire, il y eut donc de la suite, de l’étude, de l’observation, ce qui se trouve toujours au fond de ces grands bonheurs, que, de loin, on se plaît à attribuer au seul hasard. Le bonheur, ce n’est le plus souvent que le bon sens hardi et adroit.

Villars, tandis qu’il sert dans la cavalerie, apprend le métier d’éclaireur : aux sièges où il est, il fait le métier de fantassin. Il veut savoir mener et manier des troupes sous toutes les formes et dans le plus fréquent usage. C’est ainsi qu’ensuite on connaît à fond le soldat, et que rien n’étonne devant l’ennemi8.

L’année suivante, Villars continua de servir encore quelque temps en Allemagne sous Turenne, qui l’apprécia, et qui dit qu’il le fallait faire colonel le plus tôt possible ; puis il passa en Flandre, sous Condé, de qui il eut pareillement l’honneur d’être distingué. Le matin de la journée de Senef, à un mouvement que faisaient les ennemis, la plupart des officiers généraux qui étaient autour du prince crurent qu’ils fuyaient. « Ils ne fuient pas, dit Villars, ils changent seulement leur ordre. » — « Et à quoi le connaissez-vous ? » lui dit le prince de Condé en se retournant vers lui. — « C’est, reprit Villars, à ce que, dans le même temps que plusieurs escadrons paraissent se retirer, plusieurs autres s’avancent dans les intervalles, et appuient leur droite au ruisseau dont ils voient que vous prenez la tête, afin que vous les trouviez en bataille. » Le prince de Condé lui dit ; « Jeune homme, qui vous en a tant appris ? » Et regardant ceux qui étaient auprès de lui : « Ce jeune homme-là voit clair », leur dit-il.

Après quelques ordres donnés, le prince se mit à la tête des premiers escadrons et tira son épée. Le jeune Villars, qui se tenait le plus près possible, ne put s’empêcher de s’écrier, de manière à être entendu de lui : « Voilà la chose du monde que j’avais le plus désiré de voir, le grand Condé l’épée à la main ! » Condé parut content du mot.

Belle parole et noble désir en effet ! Qu’il y ait dans tout ceci, et dans la manière dont Villars le raconte, un peu d’appareil, de mise en scène et d’air de gloire, qui en doute ? Villars a le panache comme naturel. Il ne prétend jamais assurément se faire tort ni se faire oublier. Mais il y a aussi le fond du sentiment et le feu sacré. Un soldat n’est pas tenu d’être abstrait et rentré comme un philosophe.

Voir le grand Condé un jour de bataille l’épée à la main, qui de nous (chacun dans son art) n’a point formé tout haut ou tout bas un pareil vœu ? Pour le poète de théâtre, quel rêve que celui qui lui découvrirait le grand Corneille à l’œuvre, travaillant à une scène de Polyeucte ou d’Horace ! Pour le poète tendre, quel songe plus doux que de rencontrer à la lisière d’un bois La Fontaine égaré, au moment où il a trouvé de beaux vers ? Quiconque a dit : Et moi aussi je suis peintre, que ne donnerait-il pas pour qu’il lui fût permis de contempler un instant ou Michel-Ange ou Raphaël le pinceau à la main, et tout entier suspendu à sa toile ou à sa paroi sublime ? Le géomètre, qui a le génie des hautes sphères et l’imagination froidement sereine dans l’étendue, n’a pas été lui-même sans se représenter quelquefois Newton ou Lagrange dans la méditation d’un problème. De tous ces vœux, le plus en dehors et le plus flamboyant est celui de Villars, mais il l’a exprimé ce jour-là comme un héros de Corneille. Il s’est senti à la fête, et il a eu le mot du moment, qui résume toute la poésie de son art.

Il dut à sa conduite à Senef, où il ne cessa de combattre, bien que blessé au commencement de l’action, d’être nommé colonel de cavalerie ; il avait vingt et un ans.

L’année suivante (1675), il continua de servir en Flandre sous Condé encore, puis sous Luxembourg, l’un de ses maîtres pour le brillant et le hardi comme pour le bonheur. À défaut d’affaire générale et de bataille, il y eut des escarmouches, des partis, et Villars, pratiquant plus que jamais le conseil de son cousin, fit de ces expéditions et de ces aventures, qui tournèrent bien. Il se plaît à les raconter avec détail, et dans ces endroits de ses Mémoires il nous rappelle le vieux Montluc, grand amateur et narrateur aussi d’escarmouches et d’actions particulières.

Le maréchal de Schomberg, chargé de secourir Maastricht en 1676, eut à contenir l’ardeur de Villars qui avait bien envie, à un certain moment, qu’on attaquât l’armée du prince d’Orange en train de se retirer, et qu’on engageât une affaire en tombant au moins sur l’arrière-garde. Il alla au maréchal de Schomberg et lui représenta qu’il croyait l’instant favorable. Le maréchal reçut l’avis assez vertement ; mais peu après, rappelant Villars, il lui dit avec amitié : « Quand une place comme Maastricht est secourue sans bataille, le général doit être content, et, pour satisfaire un jeune colonel avide d’actions, il faut lui donner un parti de cinq cents chevaux. Faites-les commander, prenez les officiers que vous voudrez ; et, en suivant l’armée ennemie pendant trois ou quatre jours, vous verrez ce qu’elle deviendra, et ce que vous pourrez faire sans vous commettre. »

Le lendemain soir, au retour, Villars ramenant bon nombre de prisonniers qu’il avait enlevés, le maréchal lui dit : « Nous aurions été brouillés ensemble, si je ne vous avais pas donné un détachement pour suivre vos amis que vous ne sauriez perdre de vue. »

En 1677, à la bataille de Mont-Cassel près Saint-Omer, commandant une réserve de cinq escadrons, Villars conseilla sur la droite des ennemis une charge qui, faite à temps, eût rendu la victoire décisive ; mais un ordre précis, apporté par l’aide de camp Chamlay, homme de confiance de la Cour, le força de s’abstenir et de se diriger ailleurs. Peu après, le maréchal de Luxembourg ayant emporté l’abbaye de Piennes et gagné le champ de bataille, mais voyant la droite des ennemis se retirer sans perte, ne put s’empêcher de dire à Villars : « Je voudrais que le cheval de Chamlay eût eu les jambes cassées quand il vous apportait ce maudit ordre. » Villars ne raconte sans doute dans ses Mémoires que ce qui peut lui faire honneur, et il ne serait pas plus juste de le suivre en tout aveuglément que de s’en remettre à Saint-Simon contre lui ; mais dans tout ceci il n’est rien qui ne réponde à la suite de sa carrière et que ne confirment ses futurs succès. Qui pourrait en douter ? tout d’abord il eut le coup d’œil.

Il croyait en son bonheur, et il tenait à ce qu’on y crût. Servant, cette même année, en Alsace sous le maréchal de Créqui, il désira passer d’une brigade dans une autre, n’étant pas en bons termes avec le brigadier. Le maréchal, bien qu’il eût de l’amitié pour Villars et qu’un jour, qu’il le voyait en habit brodé d’or s’exposant sur une brèche, il s’échappa jusqu’à lui dire : « Jeune homme, si Dieu te laisse vivre, tu auras ma place plutôt que personne », ne fit point dans le cas présent ce qu’il désirait : « Et cela fut heureux pour le marquis de Villars, ajoutent les Mémoires ; car d’être demeuré dans cette brigade lui valut d’avoir la meilleure part à quatre actions considérables qui se passèrent dans le reste de cette campagne. »

Ce petit désagrément, qui tourna si bien, servit dans la suite à le persuader tout à fait de sa bonne chance et le guérit pour toujours de demander ni même, à ce qu’il assure, de désirer d’être plutôt dans un corps que dans un autre. Il se dit qu’il avait sa fatalité et qu’elle était bonne ; il s’abandonna à la fortune et à son bon génie. Plus tard, quand il commanda en chef, dans les marches qu’il entreprenait on avait remarqué qu’en général il faisait beau temps, et les soldats, quand ils voyaient le soleil dès le matin, appelaient cela un temps de Villars.

Les hommes ont bien des manières de se vanter et de s’en faire accroire à eux-mêmes. Tantôt ils se flattent de ne rien devoir qu’à leur mérite, à leur vertu, sans rien laisser au hasard ; tantôt ils sont plus fiers de paraître tout devoir au hasard qu’à leurs qualités propres : c’est qu’il semble alors qu’un génie suprême, l’âme même des astres et de l’univers s’occupe d’eux, — change et incline l’ordre général pour eux.

Je passe sur ces quatre occasions considérables que rencontra Villars en cette campagne. Il se complaît à ces prémices de sa fortune. La sienne lui paraissait cependant trop lente à son gré. Il aspirait au grade de brigadier, et voyait de ses cadets l’obtenir sans qu’on le lui accordât. Il avait le roi pour lui, mais Louvois était contre ; et, de plus, en cette saison Villars était amoureux, violemment amoureux (il ne nous dit pas l’objet de cette belle passion), ce qui, sans nuire à son service, nuisait peut-être à son assiduité en Cour pendant les hivers. J’ai peine à croire pourtant que le roi ne le trouvât point à ses levers aussi souvent qu’il le fallait ; il était de ceux qui se multiplient. Il pressa par trois fois Louis XIV sur ce grade de brigadier :

Sa Majesté y répondit deux fois avec bonté, et même avec des éloges de ses actions ; mais, à la troisième, ce fut avec quelque aigreur, et le marquis de Villars se retira. Réduit à la nécessité de se faire un mérite qui forcât la Fortune en sa faveur, et d’être pour ainsi dire lui-même sa créature, son cœur lui suggéra le seul parti que la raison elle-même lui laissait à prendre, de servir et de surmonter les obstacles, ou de périr.

On ne peut nier qu’il n’ait, en effet, conquis par ses seules actions et ses services continuels l’avancement dont il fît un si heureux et glorieux usage. Cet homme, qui à vingt et un ans était colonel et si en vue auprès des chefs, ne devint maréchal de France qu’à près de cinquante.

La paix de Nimègue fut pour beaucoup dans ce retard. L’inaction n’était pas son fait. La guerre entre l’empereur et le Turc, comme on disait, ayant recommencé, Villars eut l’idée d’y aller tenter prouesse. Ayant obtenu la commission de porter à l’empereur un compliment de condoléance sur la mort de l’impératrice sa mère, il se rendit à Vienne, y fut reçu agréablement, se mit au fait des intrigues de cour et de cabinet, se hâta d’en informer le roi, et travailla dès lors, par tous moyens auprès de l’électeur de Bavière à le détacher de l’empereur, dont il s’était fait le général, et à le ramener vers la France où sa sœur était dauphine. En même temps qu’il ne perdait point de vue les intérêts du roi et qu’il restait Français zélé à Vienne, il se conduisait à l’armée de Hongrie comme un fidèle sujet de l’empereur, et il prit part, en y contribuant de son conseil autant que de son bras, à une grande victoire contre les Turcs. L’empereur lui en fit faire des remerciements publics dans une santé portée en plein festin par un de ses ministres.

Cependant Villars s’attachait de plus en plus à l’électeur de Bavière ; il eut ordre de le suivre à Munich, et put prendre auprès de lui la qualité d’envoyé extraordinaire de la Cour de France : il alarma par ses progrès celle de Vienne, qui envoya, pour le contrecarrer, ses meilleurs hommes d’État, de ceux qu’il aura plus tard à combattre comme généraux. Villars joua cette partie diplomatique avec beaucoup d’adresse et de vigueur. Né pour la guerre, on sentit à Versailles qu’il pouvait être utile encore à autre chose. Louvois, de loin, se réconcilia avec lui et lui promit son appui à l’avenir. À l’un de ses retours en France, le roi l’accueillit avec bonté et « lui fit l’honneur de lui dire qu’il l’avait toujours connu pour un très brave homme, mais qu’il ne l’avait pas cru si grand négociateur. » Mme de Maintenon lui fit aussi un accueil très obligeant ; le jour même de son arrivée, elle le mena à une comédie que l’on représentait à Saint-Cyr devant le roi ; et où il n’y avait que peu d’élus (1687), Enfin Villars fut des Marly.

De retour à Munich, il n’y put toutefois conjurer l’ascendant des ministres de l’empire ; dans la nouvelle ligue qui se nouait, l’électeur dut se déclarer, en attendant mieux, contre la France, et Villars, pour s’en revenir (1688), eut à traverser en toute hâte des pays ennemis, des populations irritées. À la frontière de Suisse, aux portes de Bâle, il tomba par une nuit sombre dans le fossé, et faillit y laisser sa vie. Louis XIV, la première fois qu’il le revit après cet accident, « lui fit l’honneur de lui dire qu’il avait trop bonne opinion de l’étoile du marquis de Villars pour croire qu’il eût pu périr d’une chute dans les fossés de Bâle. »

Dans les années de guerre qui suivirent et qui ne se terminèrent qu’à la paix de Riswick, Villars, d’abord commissaire général de la cavalerie, puis maréchal de camp, puis lieutenant-général et gouverneur de Fribourg en Brisgau, continua de se distinguer ; mais il souffrait beaucoup de l’inaction où l’on restait trop souvent avec de fortes armées, et se plaignait de ces campagnes trop peu remplies d’événements. Il ne trouva un peu son compte qu’en servant sous Luxembourg, et en prenant grande part au combat de Leuze (1691), dont il disait avoir préparé l’occasion en même temps qu’il aida fort au succès. En lisant cette partie de ses Mémoires, telle qu’il paraît l’avoir rédigée ou dictée lui-même, on est très sensible à ce ralentissement d’ardeur et de mouvements, qui trahit dans le corps des armées une lassitude générale et une diminution dans les talents militaires de ceux qui commandaient en chef. Les maréchaux de Lorges, de Choiseul, de Joyeuse, toute cette monnaie de M. de Turenne, paraissent au-dessous des commandements supérieurs, auxquels le courage seul et les qualités secondaires ne suffisent pas. Les grands hommes, les beaux caractères, tels que Bouflers, Catinat, sont modestes (ce qui n’est pas un mal), mais d’une grande circonspection, et semblent quelquefois fléchir ou du moins s’arrêter sous le poids de la responsabilité. Villars est plein de verve et d’ardeur, il se dévore ; il conçoit à tous moments des plans, des possibilités d’entreprise là où d’autres jugent qu’il n’y a rien à faire. Sous ses airs bouillants il observe ; il étudie les terrains où il passe. Son gouvernement de Fribourg lui donne occasion d’aller visiter les entrées des montagnes Noires : « Il ne les trouva pas d’un accès si difficile que l’on le publiait, et dès ce temps-là il prit des connaissances qui lui furent utiles dans la suite. » Le roi lui demande même des mémoires sur les projets de guerre qu’on peut former : Villars les lui remet en audience particulière ; le roi les lit et l’assure que c’est avec plaisir, et qu’il en comprend les conséquences et l’utilité :

mais comme celui qui pensait n’était pas à portée d’être chargé de l’exécution, qu’il y avait trois maréchaux de France destinés au commandement de l’armée d’Allemagne, et que, d’ailleurs, le ministre de la guerre (c’était alors Barbesieux) était ennemi déclaré du marquis de Villars, ses idées ne furent point suivies. Elles lui furent cependant très utiles : elles avaient frappé le roi et le confirmaient dans le dessein de l’élever, ce qui arriva quelques années après.

Louis XIV, dans son jugement de maître, le nota donc et le tint en réserve comme l’homme nécessaire et indiqué, pour le cas où il faudrait à tout prix agir et remonter par quelque action hardie le moral des Français. Le mérite de Villars et le trait dominant de son tempérament militaire fut de rester jeune de cœur et entier de zèle pendant ces ennuis et ces retardements, qui en eussent usé ou fatigué d’autres ; et il se trouva le plus entreprenant des maréchaux, à cinquante ans, c’est tout simple, et à soixante, ce qui est plus rare, — j’allais dire, et à quatre-vingts —, car il garda jusqu’à l’extrême vieillesse, et quand il prenait Milan en 1734, la vivacité de son feu et de son allure.