(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « II » pp. 21-38
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « II » pp. 21-38

II

Le voyage de Prusse et son essai d’établissement à Berlin furent pour Voltaire une triste campagne, dont il a été assez parlé, et dont on aime à sortir comme lui le plus tôt possible. À sa rentrée en France, il ressemble à un homme qui se tâte, qui s’assure qu’il est dans son entier et qui sent des contusions dans tous ses membres. Cette dernière expérience paraît avoir été pour lui décisive, et après quelques saisons de convalescence morale en Alsace, dans les Vosges, entre deux montagnes, il comprit qu’il était temps de prendre ses quartiers de vieillesse et d’indépendance. Il passa en Suisse, et s’établit dans le pays de Vaud d’abord, puis près de Genève. Sa grande seconde renaissance date de là. Il avait soixante-et-un ans, et bien de l’avenir encore… dum prima et recta senectus.

Sa vie à Monrion, à Lausanne, et ensuite aux Délices à la porte de Genève, offre une agréable nuance de transition. Il est comme un homme délivré et qui respire librement ; il se remet à rire, à jouer la comédie et la tragédie en société ; il est heureux de cette bienveillance intelligente qu’il inspire, et de cette culture mêlée de simplicité qu’il rencontre au pied des Alpes. Quand il eut acquis Ferney, il fut au complet chez lui, et dans tout son aplomb. C’était au fort de la guerre de Sept Ans ; il écrivait à la duchesse de Saxe-Gotha, des Délices (27 novembre 1758) :

Je demandais à tous les Allemands qui venaient dans nos montagnes si les armées n’avaient point passé sur votre territoire… J’ai dit cent fois malheureux Leipsick ! malheureux Dresde ! mais que je ne dise jamais malheureux Gotha ! Les succès ont donc été balancés l’année 1758 et le seront probablement encore l’année prochaine, et l’année d’après ; et Dieu sait quand les malheurs du genre humain finiront ! Plus je vois ces horreurs, plus je m’enfonce dans la retraite. J’appuie ma gauche au mont Jura, ma droite aux Alpes, et j’ai le lac de Genève au-devant de mon camp, un beau château sur les limites de la France, l’ermitage des Délices au territoire de Genève, une bonne maison à Lausanne ; rampant ainsi d’une tanière dans l’autre, je me sauve des rois et des armées, soit combinées, soit non combinées…

Dans une lettre à Tronchin de Lyon, du 13 décembre 1758, il explique encore plus à nu toute sa stratégie, et comment il cherche son assiette la plus sûre en se mettant à cheval sur trois pays (Genève, Berne, dont Lausanne était la sujette alors, et la France). Il y eut même un moment où, en achetant à vie la comté de Tourney, du président de Brosses, Voltaire se trouva, à plus de titres encore, le seigneur qualifié de quelques-uns même des gros bonnets de Genève qui avaient des terres dans le ressort de Tourney. C’était un coup de maître de se donner pour vassaux plusieurs de ceux qui, sans cela, n’auraient pas été fâchés de l’inquiéter à deux pas de là comme membres du souverain. Par Tourney et Ferney en France, il se rendait donc indépendant de Genève et des ministres calvinistes, et par le voisinage de Genève il se mettait à l’abri du côté de la France et des parlements. Une maison d’hiver à Lausanne, les Délices ou ce qu’il appelait sa guinguette près de Genève, les châteaux de Ferney et de Tourney pour les étés, voilà tous les gîtes d’agrément et de précaution qu’une expérience chèrement payée lui conseilla de se ménager, et que sa grande fortune lui permit d’acquérir. Il en rabattit après quelques années ; Ferney devint et resta son séjour unique et suffisant.

Un des premiers soins qu’il se donna dans sa retraite fut d’élever et de doter la petite-nièce de Corneille ; il entreprit le commentaire sur le théâtre de son grand-oncle. Quelque jugement qu’on porte sur l’ensemble de ce travail, il le conçut à bonne fin et le commença avec un zèle extrême :

L’entreprise est délicate, écrivait-il à un de ses amis de Paris, M. de Chénevières ; il s’agit d’avoir raison sur trente-deux pièces ; aussi je consulte l’Académie toutes les postes, et je soumets toujours mon opinion à la sienne. J’espère qu’avec cette précaution l’ouvrage sera utile aux Français et aux étrangers. Il faut se donner le plus d’occupation que l’on peut pour se rendre la vie supportable dans ce monde. Que deviendrait-on si on perd son temps à dire : Nous avons perdu Pondichéry, les billets royaux perdent soixante pour cent, etc. ?… Vous m’avouerez que ces discours seraient fort tristes. Je prends donc mon parti de planter, de bâtir, de commenter Corneille, et de tâcher de l’imiter de loin, le tout pour éviter l’oisiveté. — Plus j’avance dans la carrière de la vie, disait-il encore, et plus je trouve le travail nécessaire. Il devient à la longue le plus grand des plaisirs et tient lieu de toutes les illusions qu’on a perdues.

Dans tout ceci je m’attacherai à présenter le Voltaire, non pas le plus complet, mais le plus honorable et le plus souhaitable, sans pourtant dissimuler l’autre, et en laissant apercevoir l’homme dans sa vérité.

Dans ce Commentaire sur Corneille, il fut fort sincère ; là même où sa critique nous paraît excessive et trop peu intelligente de l’ancienne langue, il obéit à son goût personnel, à ses habitudes d’élégance, à l’ennui que lui causaient à la longue les mauvaises pièces du vieux tragique. D’Olivet, ancien professeur de Voltaire, s’était mis à étudier Racine en grammairien et y avait relevé toutes sortes de fautes :

Mon cher maître, lui écrivait Voltaire, je vous trouve quelquefois bien sévère avec Racine. Ne lui reprochez-vous pas quelquefois d’heureuses licences, qui ne sont pas des fautes en poésie ? Il y a dans ce grand homme plus de vers faibles qu’il n’y en a d’incorrects ; mais, malgré tout cela, nous savons vous et moi, que personne n’a jamais porté l’art de la parole à un plus haut point, ni donné plus de charme à la langue française. J’ai souscrit, il y a deux ans, pour une édition qu’on doit faire de ses pièces de théâtre avec des commentaires. J’ignore qui sera assez hardi pour le juger, et assez heureux pour le bien juger. Il n’en est pas de ce grand homme, qui allait toujours en s’élevant, comme de Corneille, qui allait toujours en baissant, ou plutôt en tombant de la chute la plus lourde. Racine a fini par être le premier des poètes dans Athalie, et Corneille a été le dernier dans plus de dix pièces de théâtre, sans qu’il y ait dans ces enfants infortunés ni la plus légère étincelle de génie, ni le moindre vers à retenir. Cela est presque incompréhensible dans l’auteur des beaux morceaux de Cinna, du Cid, de Pompée, de Polyeucte.

Il dit là toute sa pensée.

Un avocat journaliste qui ne demandait avis à personne et qui jugeait d’après lui-même jusqu’à être souvent seul contre tous, Linguet, dont Voltaire a su apprécier les talents et la vigueur d’esprit, publia sur le grand écrivain, au lendemain de sa mort, un essai où il y a quelques réflexions très justes et fort bien rendues. Linguet veut expliquer à ses contemporains comment Voltaire a pu être et paraître si universel, et par quel enchaînement de circonstances, par quelle suite d’événements qui ne furent des épreuves que le moins possible, la destinée le favorisa en lui donnant une jeunesse si aisée, si répandue, si bien servie de tous les secours, et en lui ménageant à Ferney une longue vieillesse si retirée et si garantie du tourbillon :

« La jeunesse de presque tous les écrivains célèbres, disait Linguet, se consume ordinairement, ou dans les angoisses du malaise, ou dans les embarras attachés à ce qu’on appelle le choix d’un état. Ils sont tyrannisés, ou du moins distraits longtemps par leurs familles, si ce n’est par leurs besoins. Il n’y en a presque pas un chez qui le premier essor du talent n’ait été combattu comme un délire qu’il fallait réprimer, ou retardé, affaibli par la détresse, plus accablante encore que les contradictions… Il y a donc bien peu d’entre eux dont le public puisse se flatter de connaître les talents en entier. Dans l’âge où la culture, l’exercice, la liberté, seraient nécessaires pour les nourrir, les développer et les accroître, le souci les dessèche et l’esclavage les étouffe : plus tard, quand la réputation est faite, le repos, l’abondance les énervent. Jeunes, les gens de lettres sont éloignés du monde, dont le commerce modéré, recherché sans avilissement d’un côté, accordé sans orgueil de l’autre, servirait infiniment à les former : dans un âge plus avancé ils y sont portés, fêtés, absorbés, de manière qu’il ne leur reste plus de temps pour l’étude ou le travail. Il n’en a pas été ainsi de M. de.Voltaire…

Et, en effet, on se rend compte aussitôt de la différence : sa jeunesse fut toute portée, toute favorisée par les circonstances, et il ne cessa d’avoir le zéphyr en poupe, depuis le jour où Ninon lui légua de quoi acheter des livres jusqu’au jour, le premier tout à fait sérieux et douloureux de sa vie, où il eut son aventure avec le chevalier de Rohan. Les longues années de Cirey furent encore pour lui des années d’étude variée et de bonheur. Lorsqu’il quitta la Prusse après sa seconde épreuve douloureuse et quand était venue déjà la première vieillesse, il était le mieux muni et le mieux préparé des hommes pour mettre à profit les loisirs de la retraite où il sut entrer, et pour y multiplier les productions de tout genre avec une abondance et une facilité qui étonnerait moins aujourd’hui, mais qui parut phénoménale dans son siècle. Cette santé même dont il se plaignait toujours, cette complexion voltairienne, de tout temps « assez, robuste pour résister au travail d’esprit le plus actif, et assez délicate pour soutenir difficilement tout autre excès », lui était un fonds précieux dont il usait à merveille, et qu’il gouvernait sous air de libéralité avec une prudente économie. Lui-même, d’ailleurs, dans une des lettres les plus jolies du nouveau recueil, et qui est de son meilleur entrain, il a réduit à sa valeur cette réputation exagérée d’universalité qu’on se plaisait à lui faire :

Je viens de lire un morceau, écrivait-il à M. Daquin, censeur et critique (22 décembre 1766), où vous assurez que je suis heureux. Vous ne vous trompez pas : je me crois le plus heureux des hommes ; mais il ne faut pas que je le dise : cela est trop cruel pour les autres.

Vous citez M. de Chamberlan, auquel vous prétendez que j’ai écrit que tous les hommes sont nés avec une égale portion d’intelligence. Dieu me préserve d’avoir jamais écrit cette fausseté ! J’ai, dès l’âge de douze ans, senti et pensé tout le contraire. Je devinais dès lors le nombre prodigieux de choses pour lesquelles je n’avais aucun talent. J’ai connu que mes organes n’étaient pas disposés à aller bien loin dans les mathématiques. J’ai éprouvé que je n’avais nulle disposition pour la musique. Dieu a dit à chaque homme : Tu pourras aller jusque-là, et tu n’iras pas plus loin. J’avais quelque ouverture pour apprendre les langues de l’Europe, aucune pour les orientales : Non omnia possumus omnes. Dieu a donné la voix aux rossignols et l’odorat aux chiens ; encore y a-t-il des chiens qui n’en ont pas. Quelle extravagance d’imaginer que chaque homme aurait pu être un Newton ! Ah ! monsieur, vous avez été autrefois de mes amis ; ne m’attribuez pas la plus grande des impertinences !

Quand vous aurez quelque semaine curieuse3, ayez la bonté de me la faire passer par M. Thieriot, mon ami ; il est, je crois, le vôtre. Comptez toujours sur l’estime, sur l’amitié d’un vieux philosophe qui a la manie, à la vérité, de se croire un très bon cultivateur, mais qui n’a pas celle de croire qu’on ait tous les talents. »

Quand Voltaire a raison, il n’y a que lui pour avoir la raison si facile et si légère.

N’allons pas croire, toutefois, que Ferney ait corrigé Voltaire : il était de ceux qui pensent qu’on ne se donne rien et qu’on se corrige très peu. Il vivait sans se contraindre, selon ses veines et ses boutades de nature. Il y a chez lui l’homme irréligieux, antichrétien, que le séjour de Ferney ne fera que fortifier par la sécurité et confirmer dans ses hardiesses. De même que dans ses lettres les plus ordinaires, il y a toujours un joli tour, un je ne sais quoi de piquant et de leste et un air d’agrément, de même dans ses meilleures pages, il y a presque toujours une pointe de licence, d’impiété, qui se glisse et qui se fait sentir, ne fût-ce qu’en jouant, et au moment où l’on s’y attend le moins. Il nous suffit de dire que, dans le nouveau recueil, ce côté n’est pas celui qui domine. On fait plus qu’entrevoir, pourtant, le fond du cœur de Voltaire et sa passion d’homme de parti, lorsque, écrivant à M. Bordes de Lyon, sur la nomination de Clément XIV, il lui dit (juillet 1769) :

Je ne sais pas trop ce que sera le cordelier Ganganelli ; tout ce que je sais, c’est que le cardinal de Bernis l’a nommé pape, et que par conséquent ce ne sera pas un Sixte-Quint. C’est bien dommage, comme vous le dites, qu’on ne nous ait pas donné un brouillon. Il nous fallait un fou, et j’ai peur qu’on ne nous ait donné un homme sage… Les abus ne se corrigent que quand ils sont outrés.

Ce sont là de détestables sentiments, en même temps qu’un détestable système et une fausse vue des véritables intérêts qui importent le plus aux hommes réunis en société. Bien imprudent et insensé celui qui, en quelque ordre que ce soit, appelle de ses vœux l’excès du mal sous prétexte d’un total et prochain redressement, et qui se plaint lorsqu’à la tête des pouvoirs humains (pour ne parler ici qu’humainement) se rencontrent la modération et la sagesse !

Ce même M. Bordes, à qui Voltaire écrivait ainsi, était un ancien ami de Jean-Jacques Rousseau, et qui était devenu, depuis, son réfutateur et son adversaire. En lui parlant de Rousseau, Voltaire s’abandonne à toute son antipathie contre cet émule et ce puissant collaborateur, en qui il s’obstine à ne voir qu’un fou et qu’il injurie sans pitié :

Ah ! monsieur, écrivait-il à M. Bordes (mars 1765), vous voyez bien que Jean-Jacques ressemble à un philosophe comme un singe ressemble à l’homme… On est revenu de ses sophismes, et sa personne est en horreur à tous les honnêtes gens qui ont approfondi son caractère. Quel philosophe qu’un brouillon et qu’un délateur ! Comment a-t-on pu imaginer que les Corses lui avaient écrit ? Je vous assure qu’il n’en est rien ; il ne lui manquait que ce nouveau ridicule. Abandonnons ce malheureux à son opprobre. Les philosophes ne le comptent point parmi leurs frères.

Il n’a point assez d’injures dans son vocabulaire pour le flétrir : c’est « un misérable dont le cœur est aussi mal fait que l’esprit » ; c’est « le chien de Diogène qui est attaqué de la rage. » Dans une lettre à M. Thomassin de Juilly, un autre des réfutateurs de Rousseau :

Ce malheureux singe de Diogène, dit-il, qui croit s’être réfugié dans quelque vieux ais de son tonneau, mais qui n’a pas sa lanterne, n’a jamais écrit ni avec bon sens ni avec bonne foi. Pourvu qu’il débitât son orviétan, il était satisfait. Vous l’appelez Zoïle : il l’est de tous les talents et de toutes les vertus.

Il y a particulièrement un endroit qui donne tristement à réfléchir sur la faiblesse du cœur humain chez les plus grands esprits. Voltaire vient d’écrire à la duchesse de Saxe-Gotha au sujet de l’exécution du chevalier de La Barre ; il en est révolté, et avec raison ; il trouve horrible que, pour un indigne méfait, et qui certes méritait (ce n’est plus lui qui parle) une correction sévère, le chevalier ait été torturé, décapité, livré aux flammes, comme on l’eût fait au xiie  siècle ; et tout à côté (tome ii, page 558), dans la lettre suivante, adressée à M. Tabareau de Lyon, voilà qu’il plaisante lui-même sur l’idée qu’on pourrait bien pendre Jean-Jacques Rousseau :

Je fais mon compliment, monsieur, à la ville de Lyon sur les droits qui lui sont rendus ; mais je ne lui fais point mon compliment si elle pense qu’il y ait jamais eu un projet de déclarer Jean-Jacques le Cromwell de Genève. Il est vrai qu’on a trouvé dans les papiers du sieur Niepz un mémoire de ce polisson pour bouleverser sa taupinière, et je vous réponds que si Jean-Jacques s’avisait de venir, il courrait grand risque de monter à une échelle qui ne serait pas celle de la Fortune. Mais vous ne vous souciez guère des affaires de Genève : elles sont fort ridicules…

Quel changement de ton ! l’idée de Jean-Jacques montant à la potence ne lui arrache plus qu’un éclat de rire. Il est bien vrai que ce ne sont là que des paroles ; que si Jean-Jacques était venu à Genève pour y tenter une insurrection, et s’était vu obligé de se réfugier à Ferney, et que si on avait dit tout d’un coup à Voltaire à table, en train de se déchaîner contre lui : « Le voilà qui entre ! il est dans la cour du château, il vous demande asile », Voltaire n’aurait plus dit : Le misérable ! il se serait écrié : « Le malheureux ! Mais où est-il ? qu’il entre vite ! fermez les grilles !… » Il aurait couru l’embrasser4. — Ses propos sur Jean-Jacques n’en sont pas moins odieux et de toute indécence. Les hommes de lettres doivent veiller à leurs propos, à leurs pensées publiques, car ils ne peuvent donner au monde que cela.

Dans ses violences contre Rousseau, il ne faudrait point voir cependant de la jalousie. Voltaire n’était point jaloux ; il était passionné, injuste, et dans le cas présent il obéissait en aveugle à toutes ses antipathies de goût et d’humeur contre l’homme qui ne badinait jamais, qui tournait tout, non en raillerie, mais en amertume ; qui écrivait avec emphase, et dont l’élévation même devait lui sembler emphase ; qui déclamait en républicain contre les arts, les spectacles : « Souvenez-vous que ce malheureux petit Jean-Jacques, le transfuge, m’écrivit il y a un an : Vous corrompez ma république pour prix de l’asile qu’elle vous a donné. » Toute l’explication du mépris léger de Voltaire pour Rousseau est dans ces mots-là. Il ne comprit rien au sérieux ardent de ce nouvel apôtre et à sa prise sur les jeunes âmes : il n’y vit qu’un grotesque, par-ci par-là éloquent.

Ce n’était pas un démocrate que Voltaire, et il n’est pas mauvais de le rappeler à ceux qui de loin, et pour le besoin de leurs systèmes, veulent nous donner un Voltaire accommodé à la Jean-Jacques ; quand on aime à étudier les hommes et à les voir tels qu’ils sont, on ne saurait s’accoutumer à ces statues symbolisées dont on menace de faire les idoles de l’avenir. Voltaire est contre les majorités et les méprise ; en fait de raison, les masses lui paraissent naturellement bêtes ; il ne croit au bon sens que chez un petit nombre, et c’est assez pour lui si l’on parvient à grossir peu à peu le petit troupeau :

Il paraît par la dernière émeute, écrivait-il à M. Bordes (novembre 1768), que votre peuple de Lyon n’est pas philosophe ; mais pourvu que les honnêtes gens le soient, je suis fort content. — La France, écrit-il à un autre de ses correspondants de Lyon, M. Tabareau, serait un bien joli pays sans les impôts et les pédants. À l’égard du peuple, il sera toujours sot et barbare : témoin ce qui est arrivé à Lyon. Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin.

Malheureuse parole ! Voltaire se moque quelque part du bruit qui avait couru qu’on allait ériger sa terre de Ferney en marquisat : « Le marquis Crébillon, le marquis Marmontel, le marquis Voltaire, ne seraient bons qu’à être montrés à la foire avec les singes de Nicolet. » C’est avec son goût qu’il se moque du titre ; mais son esprit, sa nature était aristocratique au fond, et cette fois sa première impression l’a emporté plus loin, il a été brutalement féodal. On a dit que la Révolution, s’il avait assez vécu pour en être témoin, l’aurait désolé ; ce qui est bien certain, c’est que les excès et les horreurs qui se mêlèrent dès l’abord aux utiles réformes ne l’auraient en rien surpris. En 93 même, s’il y avait assisté, il aurait dit : « Les y voilà, je les reconnais, mes Welches ; c’est bien cela. » Nul n’a aussi vivement et aussi fréquemment exprimé le contraste qui se fait remarquer dans le caractère des Français et des Parisiens aux diverses époques de notre histoire. Voici un passage entre dix autres :

J’ai toujours peine à concevoir, écrit-il au père de Benjamin Constant (janvier 1776), comment une nation si agréable peut être en même temps si féroce, comment elle peut passer si aisément de l’opéra à la Saint-Barthélemy ; être tantôt composée de singes qui dansent, et tantôt d’ours qui hurlent ; être à la fois si ingénieuse et si imbécile, tantôt si courageuse et tantôt si poltronne.

Et encore, et plus gaiement (septembre 1770) :

Je crois que rien ne pourra empêcher le factum de La Chalotais de paraître ; le public s’amusera, disputera, s’échauffera ; dans un mois, tout finira ; dans cinq semaines, tout s’oubliera.

Il faut que ce soit un Français aussi Français que Voltaire qui dise de ces choses à sa nation d’alors et d’autrefois pour qu’on se permette de les répéter. Ajoutons, pour être juste, que dans toutes ses appréciations piquantes et sagaces, mais qui sentent la boutade, Voltaire oubliait ou ne prévoyait pas un adoucissement graduel de mœurs, un progrès insensible et continu auquel lui-même contribuera. Le peuple de Paris a montré de nos jours, et même dans les périodes d’excès, qu’il n’était plus le même que ce peuple informe, tout nouvellement sorti de la société d’avant 89.

D’intéressantes lettres du nouveau recueil adressées à Tronchin de Lyon pour être lues du cardinal de Tencin, et dont je me suis servi dans mon étude sur la margrave de Baireuth, ont fait dire que Voltaire, si habile à ménager et à nouer une négociation, aurait pu faire un ministre. Il faut bien s’entendre. Voltaire avait certainement tout l’esprit nécessaire pour être ministre ; mais il ne s’agit pas tant, en politique, d’avoir quantité d’idées que d’avoir la bonne idée de chaque moment et de s’y tenir. Le tempérament voltairien, tel que nous le connaissons, cette sensibilité si prompte, si vive, si irritable et si irrésistible, est le contraire du tempérament politique. Si Voltaire avait été ministre, il y a des jours où Mme Denis aurait été obligée de l'enfermer sous clef et de le cacher, pour qu’il ne parût pas un enfant.

Ce que Voltaire aimait mieux que d’être ministre, c’était d’être bien avec les rois, de se voir compté et caressé par eux, de les flatter à son tour et de les égratigner doucement :

Vous serez peut-être surpris, écrivait-il à d’Argental (janvier 1765), que Luc (Frédéric) m’écrive toujours. J’ai trois ou quatre rois que je mitonne. Comme je suis fort jeune, il est bon d’avoir des amis solides pour le reste de sa vie.

En s’installant à Ferney, Voltaire s’était donc emporté tout entier lui-même, avec son imagination et ses caprices, avec tous ses principes d’agitation et d’inquiétude. On l’y retrouve surtout dans les premières années, engendrant encore les tracasseries jusque dans son bonheur, se montant la tête pour son éternelle Pucelle ; car s’il avait eu tort de la faire, elle l’en a bien puni ; il se créait des dangers en idée, se voyait déjà décrété par un parlement, et tenait parfois ses paquets tout prêts, même en plein hiver et pendant les mois de neige, pour pouvoir d’un saut, s’il le fallait, franchir la frontière. Mais il dut bientôt à la protection du duc de Choiseul de vivre plus rassuré, et alors il se livra avec une incroyable ardeur au plaisir de bâtir, de planter, de peupler ses environs, d’y établir des industries et des fabriques de montres, d’y introduire la joie, la santé et l’aisance. Il obtint notamment pour ses fabriques de Ferney et de Versoix des exemptions qui favorisèrent la naissance de ces petites colonies. Quand M. de Choiseul tomba, il sut, tout en restant honnêtement fidèle au ministre disgracié, à l’« illustre Barmécide », comme il l’appelait, se ménager la protection du chancelier Maupeou. Voltaire n’avait point d’aversion pour ce ministère Maupeou, de près si impopulaire ; l’éloignement l’avait bien servi et lui avait fait voir juste sur un point. Il avait les parlements en haine, et il estimait que c’était beaucoup de s’être débarrassé de ces corps arriérés et désormais gênants, qui feraient un perpétuel obstacle à toute amélioration et réforme émanant du pouvoir royal. Il n’eût jamais été d’avis qu’on les ressuscitât. Cependant ce ne fut qu’avec le ministère de M. Turgot et les espérances auxquelles l’avénement de Louis XVI ouvrit carrière, que Voltaire, philosophe et berger, manufacturier et laboureur, parut reprendre une vie toute nouvelle. Le nouveau recueil de lettres dessine très bien ce vieillard de quatre-vingts ans qui tout d’un coup rajeunit, qui se multiplie pour écrire au ministre réformateur et à ceux qui le servent, aux Trudaine, aux de Vaisnes, aux Dupont de Nemours, et s’écrie gaiement : « Nous sommes dans l’âge d’or jusqu’au cou. » Il était arrivé à Voltaire ce qui arrive naturellement à toute grande renommée littéraire qui est jointe à une existence sociale considérable, mais ce qui devait lui arriver à lui plus qu’à un autre, à cause de son activité prodigieuse et des preuves éclatantes qu’il en avait données. Chacun, de près ou de loin, réclamait ses bons offices ; on le consultait, on lui racontait les injustices dont on était victime, et on sollicitait le secours de sa plume, de son crédit. Ce ne sont à Ferney que requêtes sur requêtes, de toute forme et de toute espèce : tantôt Lally-Tollendal plaidant pour réhabiliter la mémoire de son père, tantôt une directrice de théâtre à Lyon à laquelle on retire son privilège ; aujourd’hui d’Étallonde songeant à faire reviser son procès, demain les main-mortables de Saint-Claude à affranchir de la glèbe monacale et à rendre sujets du roi. C’est une noble idée, et qui ne saurait être tout à fait une illusion, que plus un homme est cultivé, et plus il doit être bon ; que dans une position élevée, et avec une renommée toute faite, on est plus aisément impartial et qu’on se doit à tous. Voltaire, disons-le, dans les dernières années de sa vie, nous apparaît, par cette suite même de lettres, comme s’étant occupé activement du bien public dans sa petite contrée de Gex, et de tous les intérêts particuliers qui, de loin, faisaient appel à son patronage ; il plaide sans cesse auprès des ministres et des sous-ministres pour ses colons et pour tout ce qui peut assurer leur existence ou améliorer leur bien-être, et aussi pour les autres clients plus éloignés qui se donnaient à lui. Il est l’avocat bénévole et zélé de plus d’une belle cause. Ce qui avait pu ne paraître qu’inquiétude fébrile devint à la fin une sollicitude noble pour des intérêts généraux. Cela honore sa vieillesse ; cela explique, qu’on ait fini par rattacher à son nom une renommée plus sérieuse et plus grandiose que ne semblaient l’autoriser tant d’incartades de conduite et d’inconséquences, et cela aussi fait regretter qu’il ne se soit pas toujours souvenu de ce qu’il écrivit une fois à un libraire de Hollande, Marc-Michel Rey, qui lui attribuait dans son catalogue des ouvrages indignes de lui :

Mon nom ne rendra pas ces ouvrages meilleurs, et n’en facilitera pas la vente. J’aurais trop de reproches à me faire, si je m’étais amusé à composer un seul de ces ouvrages pernicieux. Non seulement je n’en ai fait aucun, mais je les réprouve tous, et je regarde comme une injure cruelle l’artifice des auteurs qui mettent sous mon nom ces scandaleux écrits. Ce que je dois à ma religion, à ma patrie, à l’Académie française, à l’honneur que j’ai d’être un ancien officier de la Maison du roi, et surtout à la vérité, me force de vous écrire ainsi…

Voltaire, absent de Paris depuis des années, et qui depuis sa première jeunesse n’y avait jamais, à l’en croire, demeuré deux ans de suite, avait contre ce monde parisien dont il était l’idole une prévention invétérée : « L’Europe me suffit, disait-il un peu impertinemment ; je ne me soucie guère du tripot de Paris, attendu que ce tripot est souvent conduit par l’envie, par la cabale, par le mauvais goût et par mille petits intérêts qui s’opposent toujours à l’intérêt commun. » Il croyait sincèrement à la décadence des lettres, et il le dit en vingt endroits avec une amère énergie : « La littérature n’est à présent (mars 1760) qu’une espèce de brigandage. S’il y a encore quelques hommes de génie à Paris, ils sont persécutés. Les autres sont des corbeaux qui se disputent quelques plumes de cygne du siècle passé qu’ils ont volées, et qu’ils ajustent comme ils peuvent à leurs queues noires. » À Le Kain il écrivait en 1765 : « Je vous souhaite un autre siècle, d’autres auteurs, d’autres acteurs et d’autres spectateurs. » Ce fut bien autre chose quand il crut voir qu’on abandonnait Racine pour Shakespeare, il poussa des cris d’aigle : « La canaille se mêle de vouloir avoir de l’esprit, écrivait-il en janvier 1778 au censeur Marin ; elle fait taire les honnêtes gens et les gens de goût. Vous buvez la lie du détestable vin produit dans le siècle qui a suivi le siècle de Louis XIV. Si j’avais quelques bouteilles de l’ancien temps, je voudrais les boire avec vous. » Enfin il était nettement d’avis qu’on n’avait jamais autant écrit qu’alors et que jamais on n’avait écrit plus mal. Voltaire, homme de goût, était impitoyable pour le siècle de Voltaire. Mais patience ! moins d’un mois après cette lettre à Marin, il arrive à Paris, dans ce dernier et imprudent voyage qu’il se décida à y faire. Il y est reçu comme on sait, et, au sortir de cette représentation où son buste est couronné, il écrit à la présidente de Meynières : « Après trente ans d’absence et soixante ans de persécution, j’ai trouvé un public et même un parterre devenu philosophe, et surtout compatissant pour la vieillesse mourante… » il est séduit, il pardonne ; toute sa colère est tombée. C’est la fable de Borée et du soleil : le soleil n’a eu qu’à montrer son rayon, et le voyageur a quitté son manteau.

Voltaire, retiré en Suisse depuis plus de vingt ans, n’avait pas créé seulement Ferney et Versoix ; il avait fait Paris à son image, et il l’avait fait de loin. Ce n’est pas le résultat le moins singulier de cette merveilleuse existence.

Les éditeurs de ces deux volumes méritent des remerciements. Il y a bien quelques défauts à relever dans la distribution des lettres, et quelques légères inexactitudes dans les notes. Il n’est pas commode pour le lecteur que ces volumes, qui sont un supplément à la correspondance générale, renferment eux-mêmes deux suppléments subsidiaires ; dans une réimpression on devrait mettre ordre à ce dérangement. Quant aux notes, je ferai observer que le curé Meslier (tome i, page 349) était curé d’Étrépigni et de But, et qu’il ne s’agit point là de lord Bute ; que, si le Pollion de Thieriot (tome i, page 65) est en effet M. de la Popelinière, ce Pollion, à deux pages de là (p. 63), n’est probablement pas le duc de Richelieu ; que, si le marquis d’Argenson perdit le portefeuille des affaires étrangères, ce ne fut point purement et simplement, comme on l’affirme (tome i, page 263), parce qu’il avait des sentiments généreux et de la probité, mais aussi parce qu’il était utopiste et secrétaire d’État de la république de Platon ; qu’il est douteux que l’ami qui servait de lien entre Diderot et Voltaire (tome ii, page 519) fût Thieriot, et qu’il est bien plus vraisemblable que c’était Damilaville ; que, si l’on prodigue le contre-seing Belle-lsle (tome ii, page 370) pour faire arriver les lettres franc de port, ce ne sont pas messieurs de Laporte qui en seront mécontents, mais plutôt messieurs de la Poste, etc., etc. Ce sont là des riens. M. Alphonse François, fort au-dessus par son esprit et par son goût de ce travail d’annotateur, a montré qu’il en était plus que capable dans des notes spirituelles et fines toutes les lois qu’il s’agissait de théâtre et de comédie. M. Alphonse François est de ces esprits délicats et de ces hommes heureux qui, dès leur jeunesse, ont pris le parti de goûter les belles choses et les choses exquises, plutôt que de se fatiguer à en produire ; c’est un dilettante classique dont je puis parler pertinemment, car, d’un âge approchant du mien, mais de bonne heure très mûr, il a eu autrefois des bontés pour mon enfance. Nul ne savait mieux que lui, au collège, aiguiser le vers latin et même tourner le vers français en un genre qu’on était déjà près d’abandonner :

Sous lui bâille un commis qui l’aide à ne rien faire,

disait-il agréablement dans une épître à je ne sais quel avocat sans cause5. Amateur de l’orchestre, sachant son ancien théâtre et les traditions du foyer comme s’il avait vingt-cinq ans de plus, il lui est toujours resté ce pli (un excellent pli), d’avoir été nourri entre le goût pour Andrieux et l’admiration pour M. Villemain. Et c’est ainsi que lorsqu’il s’est agi d’une introduction pour le présent recueil, il est allé tout droit dans sa modestie vers l’écrivain qui peut paraître, au meilleur titre, concilier en lui ces deux filiations, ce double mérite de la haute critique et de la gentillesse de parole et d’esprit ; il s’est donc adressé à M. Saint-Marc Girardin, qui a répondu à son appel par une lettre ou préface très vive, très spirituelle, parfaitement judicieuse, un peu indulgente, mais tout à fait digne, par son tour preste et dégagé, d’ouvrir cette lecture des lettres de Voltaire.