(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Baudelaire, Charles (1821-1867) »
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(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Baudelaire, Charles (1821-1867) »

Baudelaire, Charles (1821-1867)

[Bibliographie]

Salon de 1845 (1845). — Salon de 1846 (1846). — Les Fleurs du mal, poésies (1857). — Étude sur Théophile Gautier (1859). — La Morale du joujou, compte rendu du Salon de 1859 (1859). — Les Fleurs du mal, édition augmentée de beaucoup de poèmes, et diminuée des pièces : Lesbos, Femmes damnées, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Les Bijoux, Les Métamorphoses du Vampire (1861). — Les Paradis artificiels (1861). — Histoires extraordinaires ; Nouvelles histoires extraordinaires ; Aventures d’Arthur Gordon Pym ; Eureka ; Histoires grotesques et sérieuses ; œuvres traduites d’Edgar Poe, par Charles Baudelaire (1875). — Œuvres posthumes et Correspondance, rassemblées par M. Eugène Crépet et contenant : des fragments des Préfaces des Fleurs du mal ; les scénarios de deux drames ; Le Marquis du 1er Houzards, La Fin de Don Juan, Notes sur la Belgique et Mon cœur mis à nu (1887). — Œuvres complètes (édition définitive) : Les Fleurs du mal ; Curiosités esthétiques ; L’Art romantique ; Petits poèmes en prose (1890).

OPINION.

Charles Asselineau

Sa phrase poétique n’est pas, comme celle de M. Théodore de Banville, par exemple, le développement large et calme d’une pensée maîtresse d’elle-même. Ce qui, chez l’un, découle d’un amour savant et puissant de la forme est produit, chez l’autre, par l’intensité et par la spontanéité de la passion. Puisque j’ai nommé M. Théodore de Banville, je rappellerai ce que je disais il y a un an, à propos de ses Odelettes : « Des deux grands principes posés au commencement de ce siècle, la recherche du sentiment moderne et le rajeunissement de la langue poétique, M. de Banville a retenu le second… » Dans ma pensée, je retenais le premier pour M. Charles Baudelaire.

[La Revue française ().]

Édouard Thierry

Un livre comme les Fleurs du mal ne s’adresse pas à tous ceux qui lisent le feuilleton. En donnerai-je une idée plus précise ? En rattacherai-je la forme au souvenir de quelque forme littéraire ? Je la rattache et je le rattache lui-même à l’ode que Mirabeau a écrite dans le donjon de Vincennes. Il en a par moments l’audace, l’hallucination sombre, les beautés formidables et toujours la tristesse. C’est la tristesse qui le justifie et l’absout. Le poète ne se réjouit pas devant le spectacle du mal.

[Le Moniteur universel ().]

Sainte-Beuve

En faisant cela avec subtilité, avec raffinement, avec un talent curieux et un abandon quasi précieux d’expression, en perlant le détail, en pétrarquisant sur l’horrible, vous avez l’air de vous être joué ; vous avez pourtant souffert, vous vous êtes rongé à promener vos ennuis, vos cauchemars, vos tortures morales ; vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant.

[Lettre publiée dans l’Appendice aux Fleurs du mal ().]

Gustave Flaubert

Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée, à en craquer.

J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine.

Voici les pièces qui m’ont le plus frappé : le sonnet XVIII, la Beauté ; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur, et puis les pièces suivantes : l’Idéal, la Géante (que je connaissais déjà) ; la pièce XXV :

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés….

Une charogne ; le Chat (p. 79) ; le Beau Navire ; À une dame créole ; Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur ! Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous ! Vous pouvez vous vanter de cela sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut vous dire pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesse de la lune :

Qui d’une main distraite et légère caresse,
Avant de s’endormir, le contour de ses seins…

et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc. En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre volume, c’est que l’art y prédomine. Et puis, vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée, qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre, et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.

[Lettre du 13 juillet , insérée dans Charles Baudelaire, souvenirs, correspondances, bibliographie (1872).]

Leconte de Lisle

Les Fleurs du mal ne sont point une œuvre d’art où l’on puisse pénétrer sans initiation. Nous ne sommes plus ici dans le monde de la banalité universelle. L’œil du poète plonge en des cercles infernaux encore inexplorés, et ce qu’il y voit et ce qu’il y entend ne rappelle en aucune façon les romances à la mode. Il en sort des malédictions et des plaintes, des chants extatiques, des blasphèmes, des cris d’angoisse et de douleur. Les tortures de la passion, les férocités et les lâchetés sociales, les âpres sanglots du désespoir, l’ironie et le dédain, tout se mêle avec force et harmonie dans ce cauchemar dantesque troué çà et là de lumineuses issues par où l’esprit s’envole vers la paix et la joie idéales. Le choix et l’agencement des mots, le mouvement général et le style, tout concorde à l’effet produit, laissant à la fois dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses, dans l’oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splendides couleurs.

[Revue européenne ().]

Alfred de Vigny

J’ai besoin de vous dire combien de ces Fleurs du mal sont pour moi des fleurs du bien, et me charment ; combien aussi je vous trouve injuste envers ce bouquet, souvent si délicieusement parfumé de printanières odeurs, pour lui avoir donné ce titre indigne de lui, et combien je vous en veux de l’avoir empoisonné quelquefois par je ne sais quelles émanations du cimetière de Hamlet.

[Lettre du 27 janvier , insérée dans Charles Baudelaire, souvenirs, correspondances, bibliographie (1872).]

Victor Hugo

(cité par Théophile Gautier dans sa Notice sur Charles Baudelaire ). — Vous avez doté le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre ; vous avez créé un frisson nouveau.

[Les Poètes français, recueil publié par Eugène Crépet, tome IV ().]

Joséphin Soulary

Je vous tiens (je l’ai dit en maintes circonstances) pour le premier poète de notre époque.

[Lettre du 22 février , insérée dans Charles Baudelaire, souvenirs, correspondances, bibliographie ().]

Théodore de Banville

L’auteur des Fleurs du mal est non pas un poète de talent, mais un poète de génie, et de jour en jour on verra quelle grande place tient, dans notre époque tourmentée et souffrante, son œuvre essentiellement française, essentiellement originale, essentiellement nouvelle. Française, elle l’est par la clarté, par la concision, par la netteté si franche des termes qu’elle emploie, par une science de composition, par un amour de l’ordre et de la règle qui, très rigoureusement, procèdent du xviie  siècle ; originale, nui ne le lui a contesté ; ç’a été le grand éloge et le grand reproche que lui ont sans cesse adressés ses amis et ses ennemis ; nouvelle, j’insiste là-dessus ; elle a été, elle est, elle restera étonnamment nouvelle et primesautière ; ceci est sa gloire, la meilleure et la plus vraie, dont rien ne peut la déshériter.

[Discours prononcé aux obsèques de Ch. Baudelaire (3 septembre ).]

Ferdinand Brunetière

Les vers de Baudelaire suent l’effort ; ce qu’il voudrait dire, il est rare, très rare qu’il le dise ; et sous ses affectations de force et de violence, il a le génie même de la faiblesse et de l’impropriété de l’expression… Prenez, une à une, dans ces Fleurs du mal, les pièces les plus vantées, à peine y trouverez-vous une douzaine de vers à la suite qui soutiennent l’examen ; et un examen où il en faut venir, parce que Baudelaire est un pédant… Le pauvre diable n’avait rien ou presque rien du poète que la rage de le devenir. Non seulement le style, mais l’harmonie, le mouvement, l’imagination lui manquent. Pas de vers plus pénibles, plus essoufflés que les siens ; pas de construction plus laborieuse, ou de période moins aisée, moins aérée, si je puis ainsi dire. Et quand il tient une image, comme il la serre, de peur qu’elle ne lui échappe ! Comme il suit ses métaphores, quand il en rencontre une, parce qu’il sait bien que des mois succéderont aux mois avant qu’il en rencontre une autre ! Il ne développe guère que des lieux communs, et je consens qu’il réussisse quelquefois, par les moyens que l’on a vus, à les rendre plus communs encore… Si Baudelaire ne fut pas ce que l’on appelle un fou, du moins fut-ce un malade, et il faut avoir pitié d’un malade, mais il ne faut pas l’imiter. Les imitateurs de Baudelaire n’ont pas assez vu que la perversité de leur maître ne consistait au fond que dans la perversion de ses sens et de son goût, dans une aliénation périodique de lui-même, dont il est vrai, d’ailleurs, qu’il avait le tort de se glorifier. Quand Baudelaire n’était pas malade, ou plus exactement quand sa maladie lui donnait du relâche, assez semblable alors à tout le monde, il écrivait ses Salons, qui ne valaient en leur genre ni plus ni moins que tant d’autres, et il traduisait Edgar Poe. Mais quand il était en proie à ses attaques et, comme les spécialistes le disent, d’un mot qui ne sera jamais mieux appliqué, quand il entrait dans la « période clownique », alors il écrivait ses Petits poèmes en prose et ses Fleurs du mal.

[Revue des deux mondes (mai ).]

Jules Barbey d’Aurevilly

M. Charles Baudelaire n’est pas un de ces poètes qui n’ont qu’un livre dans le cerveau et qui vont le rabâchant toujours. Mais qu’il ait desséché sa verve poétique (ce que nous ne pensons pas) parce qu’il a exprimé et tordu le cœur de l’homme lorsqu’il n’est plus qu’une éponge pourrie, ou qu’il l’ait, au contraire, sur-vidée d’une première écume, il est tenu de se taire maintenant, car il a dit les mots suprêmes sur le mal de la vie, ou de parler un autre langage. Après les Fleurs du mal, il n’y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle… ou se faire chrétien !

[Les Œuvres et les Hommes : les Poètes ().]

Ferdinand Brunetière

Tel quel, et malgré les subtilités qui rendent l’accès de son œuvre plus que difficile au grand nombre, Baudelaire demeure un des éducateurs féconds de la génération qui vient. Son influence n’est pas aussi facilement reconnaissable que celle d’un Balzac ou d’un Musset, parce qu’elle s’exerce sur un petit groupe. Mais ce groupe est celui des intelligences distinguées : poètes de demain, romanciers déjà en train de rêver la gloire, essayistes à venir. Indirectement et à travers eux, un peu des singularités psychologiques que j’ai essayé de fixer ici pénètre jusqu’à un plus vaste public ; et n’est-ce pas de pénétrations pareilles qu’est composé ce je ne sais quoi dont nous disons : l’atmosphère morale d’une époque ?

[Essais de psychologie contemporaine ().]

Théophile Gautier

Ce poète, que l’on cherche à faire passer pour une nature satanique, éprise du mal et de la dépravation (littérairement, bien entendu), avait l’amour et l’admiration au plus haut degré. Or, ce qui distingue Satan, c’est qu’il ne peut ni admirer ni aimer… Baudelaire, comme tous les poètes-nés, dès le début posséda sa forme et fut maître de son style, qu’il accentua et polit plus tard, mais dans le même sens. On a souvent accusé Baudelaire de bizarrerie concertée, d’originalité voulue et obtenue à tout prix, et surtout de maniérisme. C’est un point auquel il sied de s’arrêter avant d’aller plus loin. Il y a des gens qui sont naturellement maniérés. La simplicité serait chez eux une affectation pure et comme une sorte de maniérisme inverse. Il leur faudrait chercher longtemps et beaucoup pour être simples… Baudelaire avait un esprit ainsi fait, et, là où la critique a voulu voir le travail, l’effort, l’outrance et le parti pris, il n’y avait que le libre et facile épanouissement d’une individualité. Ces pièces de vers, d’une saveur si exquisément étrange, renfermés dans des flacons si bien ciselés, ne lui coûtaient pas plus qu’à d’autres un lieu commun mal rimé…

Avec ces idées, on pense bien que Baudelaire était pour l’autonomie absolue de l’art et qu’il n’admettait pas que la poésie eût d’autre but qu’elle-même et d’autre mission à remplir que d’exciter dans l’âme du lecteur la sensation du beau, dans le sens absolu du terme. À cette sensation, il jugeait nécessaire, à nos époques peu naïves, d’ajouter un certain effet de surprise, d’étonnement et de rareté. Autant que possible, il bannissait de la poésie l’éloquence, la passion et la vérité calquée trop exactement.

[Les Fleurs du mal, préface (éd. définitive ).]

Ferdinand Brunetière

À qui se fier, je vous le demande, ô compagnons de la vie nouvelle, et sur qui compterons-nous désormais, si M. Paul Desjardins lui-même fait défaut à la cause du « devoir présent » ! Lorsque j’ai lu quelque part qu’il était question d’élever un buste (à Charles Baudelaire) ou une statue tout entière, — là-haut, devers l’Élysée-Montmartre ou du Moulin-Rouge, — je n’ai rien dit, et j’attendais, comme tout le monde, la généreuse protestation de M. Desjardins. Il me semblait qu’en effet il nous en devait une, ou même deux, en sa qualité d’ouvrier du « devoir présent » et de professeur de rhétorique. Comme professeur de rhétorique, il ne se peut pas, me disais-je, qu’une Charogne ou le Voyage à Cythère n’offensent ou ne révoltent la délicatesse de son goût. Mais comme ouvrier du « devoir présent », quelle sera donc cette « littérature infâme » qu’il avait pris l’engagement de combattre, si ce n’est celle à laquelle appartiennent une Martyre ou les Femmes damnées ? Cependant il a gardé jusqu’ici le silence, et j’en cherche vainement les raisons. Est-ce que peut-être il se réserve pour le jour de l’inauguration ? ou n’a-t-il jamais lu Baudelaire ? ou attend-il à intervenir que l’on ait proposé de dresser sur la place publique, dans une attitude analogue à leurs œuvres, la statue de Restif de la Bretonne, ou celle de Casanova ? Mais en ce cas, qu’il nous pardonne alors d’être moins ambitieux, ou moins dégoûtés que lui ! Assurément, il l’eût mieux dit lui-même, avec plus de pleurs dans la voix, et je ne sais quoi de plus navré, de plus abandonné, de plus démissionnaire dans toute sa personne ; mais enfin, si ce serait un scandale, ou plutôt une espèce d’obscénité, que de voir un Baudelaire en bronze, du haut de son piédestal, continuer de mystifier les collégiens, il faut bien que quelqu’un le dise.

[Revue des deux mondes ().]

Jules Laforgue

Ce grain de poésie unique où fermente toujours (même quand les mots parlent d’autre chose) la nostalgie des quais froids de la Seine aux rives vicieuses et mal aux cheveux pour la jeunesse passée aux Indes…

Ça lui fait trouver une gamme d’images qui n’est ni l’image renforcée de Hugo, ni l’image déliquescente d’instinct des décadents : quelque chose d’inimitable, de sentimental…

Baudelaire : chat, Indou, Yankee, épiscopal, alchimiste.

[Entretiens politiques et littéraires ().]

Henri de Régnier

Non seulement Baudelaire fut un poète original et admirable, égal aux plus grands, avec je ne sais quoi d’une saveur captieuse et d’un tour magnifique, un linguiste excellent, mais encore un esprit qui eût, si l’on peut dire, de l’architecture. Les parties s’en correspondent et, outre que les assises en sont solides, l’édifice est parachevé par une ornementation délicate et imprévue qui l’enjolive et le parfait.

[Entretiens politiques et littéraires (février ).]

Léon Dierx

Dans le jardin fermé dès l’innocent outrage
L’arbre ancestral étend ses bras insidieux,
Et le poète au cœur profond, peuplé de dieux,
En esprit rôde auprès du ténébreux ombrage.

L’archange intérieur qui tout bas l’encourage.
Le démon qui parfois transparaît dans ses yeux,
Au secret des rameaux dormant pareils entre eux.
Ont dans son œuvre ensemble admiré leur ouvrage.

Et dans le vaste Éden de l’art, autre univers
Accru de siècle en siècle, aux seuils toujours ouverts,
Un labyrinthe appelle, épouvante et fascine.

Tout, couleur, hymne, encens, cri, frisson, le flambeau
Liturgique ou maudit, l’autel ou l’officine,
Autour d’un nom magique éclate en fleurs du Beau.
[Le Tombeau de Charles Baudelaire ().]

Pierre Louÿs

Fleurs du mal :

La tombe t’environne et le vol des harpies
Tourne autour de sa main ténébreuse, où fleurit
Comme un bouquet mauvais, le mortel manuscrit
Lié d’affreux fils blancs qu’il applique en charpies.

Sa Joie et sa Douleur le gardent, accroupies.
Et, les seins dans les mains, devant lui qui sourit,
Se touchent, rose essor et chair de son esprit
Remords voluptueux qui tord ses yeux impies.

Mais lui, dieu de lui-même et maître d’ignorer.
Il songe à la beauté, qui porte sans pleurer
La lune à son front bleu ceint de joncs verts et d’ulve.

Déesse qui descend dans le lac des péchés
Et, dans l’ombre sur l’eau de ses cheveux penchés,
Parmi tous les iris cueille la rouge vulve.
[Le Tombeau de Charles Baudelaire ().]

Gustave Kahn

Tu sus le grand sanglot des jets d’eau,
Les affres des absences loin des terrains bleus
Tout parfumés d’essence et gais de pagnes bleus ;
Tu sus ce qu’on peut savoir de nostalgique.

Quand tu fus lentement crucifié
Par de noires négresses et des bourreaux marrons,
Tu n’en donnas pour gage qu’une larme
Sertie des musiques, sertie des parfums.
Parée des splendeurs longues des chevelures.
Tu conquis l’unité de la souffrance et l’inutile.

Et lors tu aboyas à la lune, tristement.
Comme un grand chien noyé dans les ombres d’Hécate,
Et puis tu fus noyer ta pensée délicate
Dans la nuit, de la parole et du geste, complètement.

Maître, qui fus Celui, un instant, pour nous,
Tu dois, de ceux qui se passent le flambeau,
L’éternel flambeau, qui nous éclaire, nous,
Recevoir le tribut des hymnes clairs et beaux :
« Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères.
Des divans profonds comme des tombeaux ».
[Le Tombeau de Charles Baudelaire ().]

Emmanuel Signoret

Vers dorés pour Charles Baudelaire  :

I

La terre merveilleuse où ta proue aspira
Et que tu ne conquis qu’en chantant dans les voiles.
Nous l’avons fait surgir des mers que consacra
L’immersion d’un flot magnifique d’étoiles.

Ton verbe la créait, mais tu ne croyais pas
À la réalité splendide de ton verbe.
Et le souffle douteux que soulevaient tes pas
Éparpilla toujours l’or pompeux de tes gerbes.

Tu fatiguas les flots de nefs d’airain, courbé,
Sous des spectres lointains de palme, aux vierges Îles ;
Puis tu sentis en loi ta vertu succomber.
Quand tu compris l’élan de tes nefs inutile.

Il eût été bien mieux de te proclamer roi,
De trompes d’or sonnant d’épouvanter les ondes
Et de faire surgir un monde égal à toi
Du tumulte pacifié des mers profondes !

Que nous importe, à nous, la révolte des mers ?
Et qu’il existe ou non une terre sacrée,
Chaque nuit, le torrent des astres croule et crée
Un continent de gemme, aux verts palmiers d’éclairs !

Pour en consolider l’errante illusion,
Nous l’immobilisons du poids de notre essence ;
Et puis nous imposons ces belles visions
Qui nous ont investis de leur toute-puissance.

Et le monde agonise en un ricanement ;
À nos fronts incompris, il prodigue l’injure. — 
Le Puits maudit veut rétrécir le firmament,
Mais l’Azur irrité plane et le transfigure.

II

Nous nous sommes conquis sur l’antique univers ;
Nous le repétrirons, ô Maître, à notre image ;
Et couronnes d’insulte aussi bien que d’hommage,
C’est pourquoi nous passons, portant des rameaux verts.

Nous sommes les enfants élus de la Victoire !
Nous rêvons un empire et nous le conquerrons ;
Mais ton Ombre égarée aux bois expiatoires
Nous conduit au chant clair de ses pâles clairons.

Quand ton Ombre a passé par nos midis suprêmes,
Aux poudres des chemins nous nous sommes couchés ;
Ton Ombre a secoué sur nous, comme un baptême,
Les lys élyséens, par ta dextre fauchés.

Ah ! verse-nous aussi le pardon des colères
Et la coupe d’oubli puisée au doux Léthé,
Et l’on verra passer nos cohortes célères
Dans l’éclat pacifique et divin des étés !
[Le Tombeau de Charles Baudelaire ().]

Armand Silvestre

Ô jardinier des fleurs du Mal, ô Baudelaire,
Qui, des venins amers aux lis sombres cachés,
Sus tirer la liqueur exquise des péchés.
Pour consoler d’Adam la race séculaire ;

Vigneron du coteau que mûrit la colère
Des soleils ténébreux sur la terre penchés,
Chars des Icares morts sur les chemins cherchés,
Martyrs dont le mépris des sots fut le salaire ;

Chercheur du feu sacré des éternels enfers,
Qui plongeas dans l’horreur des abîmes ouverts
Sous les pas chancelants des mornes destinées ;

Je t’aime, ô contempteur des communs paradis.
Pour ta haine des Dieux, ton amour des maudits,
Et ta grande pitié pour les femmes damnées !
[Le Tombeau de Charles Baudelaire ().]

Émile Verhaeren

Hugo régnant, quand tous n’étaient que son reflet,
Un soir, tu les quittas et leurs routes battues.
Pour t’en venir, puissant et seul, vers les statues
D’un art en marbre noir veiné de violet.

Grandes, qui reposaient sous des roses funèbres
Les bras en croix et les deux seins désenflammés.
Ton regard clair toucha leurs pauvres yeux fermés
Et rénova leur âme en ces closes ténèbres.

Tu les ornas de ton orgueil, toi, le hanté
De vice et de terreur, d’amour et de prière,
Et les vêtis soudain d’une telle lumière,
Qu’elles furent la Vie et ton Éternité.

Depuis, au long des jours de désir et de haine
Dont les soleils couchants meurent au fond du cœur,
Celles que tu créas rêvent d’une douleur
Étrangement nouvelle et fervemment humaine,

Et crient au loin ton nom qui rayonne d’un feu
Céleste et souterrain comme une pierre ardente,
Ô poète, qui retourna l’œuvre de Dante
Et mis en haut Satan et descendis vers Dieu.
[Le Tombeau de Charles Baudelaire ().]

Francis Vielé-Griffin

Quand — hommage pieux — les poètes laurés
Jetèrent, tour à tour, leur plume sur sa bière,
Peut-être que, parmi ses clairs rêves dorés.
L’âme du vieux Spencer en a souri, plus fière ;

Mais toi !… toute la Gloire eût-elle pris ton deuil,
La Muse eût-elle dit ton haut panégyrique.
Le lourd sommeil qui t’a prostré dans le cercueil
Ne se fût pas troublé d’un rire sarcastique.

Dors, oublieux : l’Éternité n’est pas assez
Pour reposer ton cœur et ton âme lassés
De ce chemin de croix que tu semas de ronces.

Est-il un pèlerin des antres sans réponses
Qui, se penchant pour épeler ton nom si las.
Répète : Baudelaire ! — et ne s’attriste pas ?
[Le Tombeau de Charles Baudelaire ().]

Georges Rodenbach

Il semble que Baudelaire ait prévu son propre cas quand il écrivit : « Les nations sont comme les familles : elles n’ont de grands hommes que malgré elles ». En effet, il est surprenant de penser qu’on le conteste encore, que les critiques le dénaturent, que les anthologies le négligent, qu’on le tient tout au plus pour un poète étrange, malsain, stérile en tout cas. Mais l’opinion finale sera de le mettre enfin au premier rang, où régnent Lamartine et Victor Hugo, qu’on cite toujours en l’omettant. L’œuvre de ceux-ci fut en horizon ; le génie de Baudelaire est en profondeur.

[L’Élite ().]

Maurice Le Blond

Un fort méchant poète, qui nous a laissé pourtant d’excellentes critiques — Charles Baudelaire

[La Revue naturiste (mai 1900).]

Edmond Pilon

Dirai-je ta maison et tes palais de cèdre,
Sombres comme ceux de la grande Diane à Éphèse,
Ta retraite de roseaux, de platanes, de palmiers,
Construite près de l’Indus et du Gange familiers ?

Dirai-je tes sanglots, tes cris, ton amertume.
Plus rudes que le vent et plus fous que l’écume
Que verse l’Océan aux falaises, aux rochers,
À la côte marine battue et mauvaise ?

Dirai-je ton séjour sous les cieux exotiques,
Ton amour pour l’étrange, le rare et le beau,
Tes maîtresses plus parées que des idoles antiques,
Ta pensée plus choisie que le chant des oiseaux,
Plus profonde que la mer et que les tombeaux,
Plus haute que les colonnades et les portiques…

Dirai-je tes amours, tes cris et tes blasphèmes,
Tes appels au dieu noir, ta recherche des poisons,
La sauge et la ciguë tressées pour tes diadèmes.
Plantées pour tes jardins, versées pour les poisons ?
Dirai-je le haut silence de tes méditations,
Les soleils de septembre réchauffant ta pauvre âme,
La merveille des parfums emplissant ta narine
Et de vagues musiques gonflant ta poitrine
Comme le vent les plis glorieux des oriflammes ?

Célébrerai-je en des cadences indécises,
En des strophes flottantes, en des rythmes berceurs,
Ta grande âme, ô Poète ! Irai-je sous les plantes
Porter avec ton ombre des fleurs merveilleuses
Pour le souvenir et le grand cœur de la servante ?
Aux barques de l’Érèbe embarquerai-je pour Toi ?
Descendrai-je les fleuves, les torrents et les grèves
Terribles comme tes chants et tes rêves de Poète,
Et pour ta seule statue et pour ton mausolée
Cueillerai-je des chrysanthèmes désolés ?
[La Vogue (juillet ).]