Baudelaire, Charles (1821-1867)
[Bibliographie]
Salon de 1845 (1845). — Salon de 1846 (1846). — Les Fleurs du mal, poésies (1857). — Étude sur Théophile Gautier (1859). — La Morale du joujou, compte rendu du Salon de 1859 (1859). — Les Fleurs du mal, édition augmentée de beaucoup de poèmes, et diminuée des pièces : Lesbos, Femmes damnées, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Les Bijoux, Les Métamorphoses du Vampire (1861). — Les Paradis artificiels (1861). — Histoires extraordinaires ; Nouvelles histoires extraordinaires ; Aventures d’Arthur Gordon Pym ; Eureka ; Histoires grotesques et sérieuses ; œuvres traduites d’Edgar Poe, par Charles Baudelaire (1875). — Œuvres posthumes et Correspondance, rassemblées par M. Eugène Crépet et contenant : des fragments des Préfaces des Fleurs du mal ; les scénarios de deux drames ; Le Marquis du 1er Houzards, La Fin de Don Juan, Notes sur la Belgique et Mon cœur mis à nu (1887). — Œuvres complètes (édition définitive) : Les Fleurs du mal ; Curiosités esthétiques ; L’Art romantique ; Petits poèmes en prose (1890).
OPINION.
Charles Asselineau
Sa phrase poétique n’est pas, comme celle de M. Théodore de Banville, par
exemple, le développement large et calme d’une pensée maîtresse d’elle-même. Ce
qui, chez l’un, découle d’un amour savant et puissant de la forme est produit,
chez l’autre, par l’intensité et par la spontanéité de la passion. Puisque j’ai
nommé M. Théodore de
Banville, je rappellerai ce que je disais il y a un an, à propos de
ses Odelettes : « Des deux grands principes posés au
commencement de ce siècle, la recherche du sentiment moderne et le
rajeunissement de la langue poétique, M. de Banville a retenu le
second… »
Dans ma pensée, je retenais le premier pour M. Charles Baudelaire.
Édouard Thierry
Un livre comme les Fleurs du mal ne s’adresse pas à tous ceux qui lisent le feuilleton. En donnerai-je une idée plus précise ? En rattacherai-je la forme au souvenir de quelque forme littéraire ? Je la rattache et je le rattache lui-même à l’ode que Mirabeau a écrite dans le donjon de Vincennes. Il en a par moments l’audace, l’hallucination sombre, les beautés formidables et toujours la tristesse. C’est la tristesse qui le justifie et l’absout. Le poète ne se réjouit pas devant le spectacle du mal.
Sainte-Beuve
En faisant cela avec subtilité, avec raffinement, avec un talent curieux et un abandon quasi précieux d’expression, en perlant le détail, en pétrarquisant sur l’horrible, vous avez l’air de vous être joué ; vous avez pourtant souffert, vous vous êtes rongé à promener vos ennuis, vos cauchemars, vos tortures morales ; vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant.
Gustave Flaubert
Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée, à en craquer.
J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine.
Voici les pièces qui m’ont le plus frappé : le sonnet XVIII, la Beauté ; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur, et puis les pièces suivantes : l’Idéal, la Géante (que je connaissais déjà) ; la pièce XXV :
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés….
Une charogne ; le Chat (p. 79) ; le Beau Navire ; À une dame créole ; Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur ! Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous ! Vous pouvez vous vanter de cela sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut vous dire pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesse de la lune :
Qui d’une main distraite et légère caresse,Avant de s’endormir, le contour de ses seins…
et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc. En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre volume, c’est que l’art y prédomine. Et puis, vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée, qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre, et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.
Leconte de Lisle
Les Fleurs du mal ne sont point une œuvre d’art où l’on puisse pénétrer sans initiation. Nous ne sommes plus ici dans le monde de la banalité universelle. L’œil du poète plonge en des cercles infernaux encore inexplorés, et ce qu’il y voit et ce qu’il y entend ne rappelle en aucune façon les romances à la mode. Il en sort des malédictions et des plaintes, des chants extatiques, des blasphèmes, des cris d’angoisse et de douleur. Les tortures de la passion, les férocités et les lâchetés sociales, les âpres sanglots du désespoir, l’ironie et le dédain, tout se mêle avec force et harmonie dans ce cauchemar dantesque troué çà et là de lumineuses issues par où l’esprit s’envole vers la paix et la joie idéales. Le choix et l’agencement des mots, le mouvement général et le style, tout concorde à l’effet produit, laissant à la fois dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses, dans l’oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splendides couleurs.
Alfred de Vigny
J’ai besoin de vous dire combien de ces Fleurs du mal sont pour moi des fleurs du bien, et me charment ; combien aussi je vous trouve injuste envers ce bouquet, souvent si délicieusement parfumé de printanières odeurs, pour lui avoir donné ce titre indigne de lui, et combien je vous en veux de l’avoir empoisonné quelquefois par je ne sais quelles émanations du cimetière de Hamlet.
Victor Hugo
(cité par Théophile Gautier dans sa Notice sur Charles Baudelaire ). — Vous avez doté le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre ; vous avez créé un frisson nouveau.
Joséphin Soulary
Je vous tiens (je l’ai dit en maintes circonstances) pour le premier poète de notre époque.
Théodore de Banville
L’auteur des Fleurs du mal est non pas un poète de talent, mais un poète de génie, et de jour en jour on verra quelle grande place tient, dans notre époque tourmentée et souffrante, son œuvre essentiellement française, essentiellement originale, essentiellement nouvelle. Française, elle l’est par la clarté, par la concision, par la netteté si franche des termes qu’elle emploie, par une science de composition, par un amour de l’ordre et de la règle qui, très rigoureusement, procèdent du xviie siècle ; originale, nui ne le lui a contesté ; ç’a été le grand éloge et le grand reproche que lui ont sans cesse adressés ses amis et ses ennemis ; nouvelle, j’insiste là-dessus ; elle a été, elle est, elle restera étonnamment nouvelle et primesautière ; ceci est sa gloire, la meilleure et la plus vraie, dont rien ne peut la déshériter.
Ferdinand Brunetière
Les vers de Baudelaire suent l’effort ; ce qu’il voudrait dire, il est rare, très rare qu’il le dise ; et sous ses affectations de force et de violence, il a le génie même de la faiblesse et de l’impropriété de l’expression… Prenez, une à une, dans ces Fleurs du mal, les pièces les plus vantées, à peine y trouverez-vous une douzaine de vers à la suite qui soutiennent l’examen ; et un examen où il en faut venir, parce que Baudelaire est un pédant… Le pauvre diable n’avait rien ou presque rien du poète que la rage de le devenir. Non seulement le style, mais l’harmonie, le mouvement, l’imagination lui manquent. Pas de vers plus pénibles, plus essoufflés que les siens ; pas de construction plus laborieuse, ou de période moins aisée, moins aérée, si je puis ainsi dire. Et quand il tient une image, comme il la serre, de peur qu’elle ne lui échappe ! Comme il suit ses métaphores, quand il en rencontre une, parce qu’il sait bien que des mois succéderont aux mois avant qu’il en rencontre une autre ! Il ne développe guère que des lieux communs, et je consens qu’il réussisse quelquefois, par les moyens que l’on a vus, à les rendre plus communs encore… Si Baudelaire ne fut pas ce que l’on appelle un fou, du moins fut-ce un malade, et il faut avoir pitié d’un malade, mais il ne faut pas l’imiter. Les imitateurs de Baudelaire n’ont pas assez vu que la perversité de leur maître ne consistait au fond que dans la perversion de ses sens et de son goût, dans une aliénation périodique de lui-même, dont il est vrai, d’ailleurs, qu’il avait le tort de se glorifier. Quand Baudelaire n’était pas malade, ou plus exactement quand sa maladie lui donnait du relâche, assez semblable alors à tout le monde, il écrivait ses Salons, qui ne valaient en leur genre ni plus ni moins que tant d’autres, et il traduisait Edgar Poe. Mais quand il était en proie à ses attaques et, comme les spécialistes le disent, d’un mot qui ne sera jamais mieux appliqué, quand il entrait dans la « période clownique », alors il écrivait ses Petits poèmes en prose et ses Fleurs du mal.
Jules Barbey d’Aurevilly
M. Charles Baudelaire n’est pas un de ces poètes qui n’ont qu’un livre dans le cerveau et qui vont le rabâchant toujours. Mais qu’il ait desséché sa verve poétique (ce que nous ne pensons pas) parce qu’il a exprimé et tordu le cœur de l’homme lorsqu’il n’est plus qu’une éponge pourrie, ou qu’il l’ait, au contraire, sur-vidée d’une première écume, il est tenu de se taire maintenant, car il a dit les mots suprêmes sur le mal de la vie, ou de parler un autre langage. Après les Fleurs du mal, il n’y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle… ou se faire chrétien !
Ferdinand Brunetière
Tel quel, et malgré les subtilités qui rendent l’accès de son œuvre plus que difficile au grand nombre, Baudelaire demeure un des éducateurs féconds de la génération qui vient. Son influence n’est pas aussi facilement reconnaissable que celle d’un Balzac ou d’un Musset, parce qu’elle s’exerce sur un petit groupe. Mais ce groupe est celui des intelligences distinguées : poètes de demain, romanciers déjà en train de rêver la gloire, essayistes à venir. Indirectement et à travers eux, un peu des singularités psychologiques que j’ai essayé de fixer ici pénètre jusqu’à un plus vaste public ; et n’est-ce pas de pénétrations pareilles qu’est composé ce je ne sais quoi dont nous disons : l’atmosphère morale d’une époque ?
Théophile Gautier
Ce poète, que l’on cherche à faire passer pour une nature satanique, éprise du mal et de la dépravation (littérairement, bien entendu), avait l’amour et l’admiration au plus haut degré. Or, ce qui distingue Satan, c’est qu’il ne peut ni admirer ni aimer… Baudelaire, comme tous les poètes-nés, dès le début posséda sa forme et fut maître de son style, qu’il accentua et polit plus tard, mais dans le même sens. On a souvent accusé Baudelaire de bizarrerie concertée, d’originalité voulue et obtenue à tout prix, et surtout de maniérisme. C’est un point auquel il sied de s’arrêter avant d’aller plus loin. Il y a des gens qui sont naturellement maniérés. La simplicité serait chez eux une affectation pure et comme une sorte de maniérisme inverse. Il leur faudrait chercher longtemps et beaucoup pour être simples… Baudelaire avait un esprit ainsi fait, et, là où la critique a voulu voir le travail, l’effort, l’outrance et le parti pris, il n’y avait que le libre et facile épanouissement d’une individualité. Ces pièces de vers, d’une saveur si exquisément étrange, renfermés dans des flacons si bien ciselés, ne lui coûtaient pas plus qu’à d’autres un lieu commun mal rimé…
Avec ces idées, on pense bien que Baudelaire était pour l’autonomie absolue de l’art et qu’il n’admettait pas que la poésie eût d’autre but qu’elle-même et d’autre mission à remplir que d’exciter dans l’âme du lecteur la sensation du beau, dans le sens absolu du terme. À cette sensation, il jugeait nécessaire, à nos époques peu naïves, d’ajouter un certain effet de surprise, d’étonnement et de rareté. Autant que possible, il bannissait de la poésie l’éloquence, la passion et la vérité calquée trop exactement.
Ferdinand Brunetière
À qui se fier, je vous le demande, ô compagnons de la vie nouvelle, et sur qui compterons-nous désormais, si M. Paul Desjardins lui-même fait défaut à la cause du « devoir présent » ! Lorsque j’ai lu quelque part qu’il était question d’élever un buste (à Charles Baudelaire) ou une statue tout entière, — là-haut, devers l’Élysée-Montmartre ou du Moulin-Rouge, — je n’ai rien dit, et j’attendais, comme tout le monde, la généreuse protestation de M. Desjardins. Il me semblait qu’en effet il nous en devait une, ou même deux, en sa qualité d’ouvrier du « devoir présent » et de professeur de rhétorique. Comme professeur de rhétorique, il ne se peut pas, me disais-je, qu’une Charogne ou le Voyage à Cythère n’offensent ou ne révoltent la délicatesse de son goût. Mais comme ouvrier du « devoir présent », quelle sera donc cette « littérature infâme » qu’il avait pris l’engagement de combattre, si ce n’est celle à laquelle appartiennent une Martyre ou les Femmes damnées ? Cependant il a gardé jusqu’ici le silence, et j’en cherche vainement les raisons. Est-ce que peut-être il se réserve pour le jour de l’inauguration ? ou n’a-t-il jamais lu Baudelaire ? ou attend-il à intervenir que l’on ait proposé de dresser sur la place publique, dans une attitude analogue à leurs œuvres, la statue de Restif de la Bretonne, ou celle de Casanova ? Mais en ce cas, qu’il nous pardonne alors d’être moins ambitieux, ou moins dégoûtés que lui ! Assurément, il l’eût mieux dit lui-même, avec plus de pleurs dans la voix, et je ne sais quoi de plus navré, de plus abandonné, de plus démissionnaire dans toute sa personne ; mais enfin, si ce serait un scandale, ou plutôt une espèce d’obscénité, que de voir un Baudelaire en bronze, du haut de son piédestal, continuer de mystifier les collégiens, il faut bien que quelqu’un le dise.
Jules Laforgue
Ce grain de poésie unique où fermente toujours (même quand les mots parlent d’autre chose) la nostalgie des quais froids de la Seine aux rives vicieuses et mal aux cheveux pour la jeunesse passée aux Indes…
Ça lui fait trouver une gamme d’images qui n’est ni l’image renforcée de Hugo, ni l’image déliquescente d’instinct des décadents : quelque chose d’inimitable, de sentimental…
Baudelaire : chat, Indou, Yankee, épiscopal, alchimiste.
Henri de Régnier
Non seulement Baudelaire fut un poète original et admirable, égal aux plus grands, avec je ne sais quoi d’une saveur captieuse et d’un tour magnifique, un linguiste excellent, mais encore un esprit qui eût, si l’on peut dire, de l’architecture. Les parties s’en correspondent et, outre que les assises en sont solides, l’édifice est parachevé par une ornementation délicate et imprévue qui l’enjolive et le parfait.
Léon Dierx
Pierre Louÿs
Fleurs du mal :
Gustave Kahn
Emmanuel Signoret
Vers dorés pour Charles Baudelaire :
I
II
Armand Silvestre
Émile Verhaeren
Francis Vielé-Griffin
Georges Rodenbach
Il semble que Baudelaire ait prévu son propre cas quand il écrivit : « Les
nations sont comme les familles : elles n’ont de grands hommes que malgré
elles
». En effet, il est surprenant de penser qu’on le conteste encore,
que les critiques le dénaturent, que les anthologies le négligent, qu’on le tient
tout au plus pour un poète étrange, malsain, stérile en tout cas. Mais l’opinion
finale sera de le mettre enfin au premier rang, où régnent Lamartine et Victor Hugo, qu’on cite toujours en
l’omettant. L’œuvre de ceux-ci fut en horizon ; le génie de Baudelaire est en
profondeur.
Maurice Le Blond
Un fort méchant poète, qui nous a laissé pourtant d’excellentes critiques — Charles Baudelaire…