III
IV. — Les lettres de Mme de Créqui — Ses jugements sur les auteurs ; excès dans la justesse, — De l’atticisme en France et de ses variations depuis deux siècles, — De la bonne compagnie qui ne meurt pas.
Je ne parlerai pas bien longuement de la correspondance qui se publie, de peur que le commentaire ne devienne plus gros que le texte. Ces lettres, en effet, ne sont le plus souvent que des billets, mais ce sont des billets parlants ; on n’a nulle part mieux le ton de la conversation qui se faisait l’instant d’avant ou l’instant d’après. « Retirez-vous, polisson ! M. Necker s’avance ; on m’a dit qu’il désirait succéder au chevalier de Chastellux, et si cela est, il est sûr d’obtenir. » II s’agissait d’une place à l’Académie ; M. Necker ne se présenta pas, mais ce début de billet est le premier mot dont Mme de Créqui, de son fauteuil, eût accueilli M. de Meilhan s’il était entré ce jour-là dans son salon. Les jugements qu’elle porte sur les hommes de lettres de son temps sont décisifs ; l’accent dont elle les note en passant les grave. On n’a jamais été moins ébloui qu’elle par les réputations contemporaines et par les gloires d’un jour. Et Garat, « qui s’est fait député du Tiers, et qui va être de l’Académie : c’est un pauvre mérite que ce Garat » ; — et le Chamfort, quelle force bel et bien de rétracter une de ses atrocités sur une pauvre morte qui n’est plus là pour se défendre ; — et le Raynal, dont elle se prive très volontiers à la lecture : « Je ne connais que sa conversation, très fatigante, et ses prétentions, très satisfaites : mon âme est naturellement chrétienne, et tout ce qui me ferait perdre ce sentiment, si cela était possible, il m’est facile de m’en abstenir » ; — et Cérutti, qui avait alors son instant de lueur et jetait sa première et dernière étincelle :
L’administrateur Cérutti vient d’achever sa rhétorique : il promettait beaucoup, il y a vingt ans ; il n’a pas fait un pas depuis ce temps-là. On voit effectivement des germes qui ne feront que des fausses couches. Total, ses vers m’ont paru prosaïques, et sa prose une pauvreté pomponnée. Ne vous étonnez pas de son extase vis-à-vis du siècle : il lui doit tout…
Se peut-il un croquis plus net, un médaillon mieux frappé ? — Et le président Dupaty, qui vient de donner (1788) deux volumes de Lettres sur l’Italie :
Il y joue Montesquieu comme le singe joue l’homme. Des éloges de M. Necker, ah ! Mais ce qui me charme, c’est qu’il n’a trouvé nulle part une bonne jurisprudence, mais un prince admirable : c’est le grand-duc ; et partout des sensations, des émotions, tout le contraire de votre paralysie. Il faut cependant voir cela, afin d’accroître, s’il se peut, son mépris sur les réputations ; car cela réussit.
Et le Fortia (d’Urban) dont nous avons vu le pâle couchant, et dont elle salue l’aurore d’un mot sec en trois lettres ; — et le Montyon, devenu si cher aux académies, mais qu’en son temps elle trouve plus frivole chaque jour et plus courtisan, adorant les glorioles, « et toujours à l’affût des petites nouvelles, sur lesquelles il disserte » ; — sur eux tous elle a la pierre de touche prompte et qui laissa sa traceap.
Elle parle assez favorablement de Rivarol ; ce n’est pas qu’elle ne sache ce qu’on y peut reprendre : « Mais, vu la misère des temps, je le trouve bon ; il y a une sorte d’originalité dans le style et des aperçus qui ne sont que trop justes, mais il faut s’en distraire. » Il s’agissait de quelque écrit de Rivarol, qui touchait aux affaires du temps.
Sur Mme de Genlis, dont elle parle au long dans deux lettres qui ne sont pas adressées à M. de Meilhan, elle développe les raisons de son antipathie et nous explique ses sévérités. Tout la séparait de cette femme de lettres habile, douée de talents et de facilités incontestables, mais de veine mensongère et verbeuse. La religion romancée de Mme de Genlis révoltait la religion positive et vraie de Mme de Créqui ; ses jugements littéraires, dictés par la prévention et arrangés selon le thème du moment, étonnaient le goût ferme et sain de la marquise, et ce système d’éducation tout échelonné en jeux et en plaisirs n’offensait pas moins sa solidité. Dans les ouvrages, si vantés alors, de ce professeur d’un nouveau genre, au milieu des qualités spécieuses il y avait un manque de sincérité auquel elle ne pouvait se faire. Elles étaient de deux races d’esprit opposées.
Voltaire est un de ceux sur lesquels Mme de Créqui a laissé le plus au net son jugement, et l’on saisit bien les deux principes, les deux termes contraires qu’elle y fait entrer et qu’elle y maintient en présence. Le style, le ton, la manière de Voltaire lui paraissent choses aimables et charmantes ; souvent elle blâmera le fond, mais il lui semble difficile de critiquer le tour, et encore plus difficile de l’imiter. Quant à l’effet moral que lui fait le manège de l’homme vu de près et son inquiétude de succès, il faut l’entendre elle-même :
J’ai vu la correspondance de Voltaire (dans l’édition de Kehl, qui paraissait alors), et comme je lis moralistement, elle me fait beaucoup de plaisir. Un homme tel que lui, si vil par gloriole, est un spectacle pour des yeux observateurs. Ne croyez pas qu’il fût dupe des dieux qu’il encensait, mais il voulait être encensé, prôné et couru : il l’a été, et certainement, sans cette manigance honteuse, il n’aurait pas été aussi célèbre avec le même mérite. J’y ai souvent réfléchi : les vicieux sont plus célébrés et plus aimables que les vertueux modestes. La raison ni les principes n’arrêtent jamais les premiers ; ils se permettent tout, et ils obtiennent tout. On les craint, on les désire, on s’en vante ; et le talent modeste est estimé et souvent oublié.
Il est à regretter qu’elle n’ait pas également laissé son opinion sur Rousseau qu’elle avait si bien connu, et que ce qu’elle en disait ne soit point arrivé jusqu’à nous. On aurait sur lui quelque chose de plus, et de très particulier. Elle a une manière de frapper la corde et de la faire résonner que d’autres n’ont pas.
Mme de Créqui, on l’a vu, goûtait peu Mme de Staël et ne devinait pas son grand esprit sous son enthousiasme. Elle a parlé légèrement en un endroit de Bernardin de Saint-Pierre. C’est à propos du prix d’utilité déjà fondé par M. de Montyon, et que le peintre des Études de la nature disputa à M. Necker, auteur de L’Importance des opinions religieuses : « Ce M. de Saint-Pierre, dit-elle, était son concurrent : je n’aime pas mieux son livre. » Voilà qui abrège. En général, Mme de Créqui, excellent type de fin de société, ne devine pas l’avenir et ne pressent pas l’esprit nouveau. Elle ne croit plus, depuis des années, à de futurs printemps, et Bernardin de Saint-Pierre, avec ses harmonies et ses verdures, lui paraissait hors de saison. Elle revient en maint endroit sur cette peu flatteuse idée, qu’on ne peut plus vivre avec le monde tel qu’il est, « que tous les jours elle trouve le monde plus bête ». Mais cette même personne, qui sait très bien regimber contre ceux qui ne voulaient pas qu’on eût le sens commun depuis le siècle de Louis XIV, pourquoi ne veut-elle pas que d’autres aient du sens commun après elle, et que l’esprit, tant bien que mal, continue, sauf à prendre un costume un peu différent ?
Ces divers jugements de Mme de Créqui, le plus souvent justes en dernier résultat, mais si secs, et qui coupent leur homme en quatre, ont un inconvénient, et, par leur rigueur même, atteignent à une sorte d’injustice ; ils ne laissent après eux aucune ressource à celui qui en est l’objet. Ce ne sont pas des jugements, ce sont des exécutions. Il n’y aurait plus, en sortant de là, qu’à enterrer le personnage ainsi laissé sur le carreau. Or, plusieurs de ces hommes étaient pleins de vie et devaient agir encore. Le mieux donc, même en causant, est de ne pas désespérer à ce point des talents nés incomplets, de ne pas rayer d’un trait les esprits, eussent-ils leur coin d’infirmité (et chacun a le sien, elle en convient toute la première), de ne pas méconnaître le parti qu’ils peuvent tirer d’eux-mêmes et qu’en peut tirer la société. Cela aide à vivre avec eux, si on a à vivre encore. De leurs défauts combinés avec d’autres parties meilleures, il peut s’engendrer, chemin faisant, de bonnes choses et sortir des effets non méprisables. Je n’en veux pour exemple que M. de Montyon, qui, en obéissant à des mobiles dont quelques-uns au moins étaient nobles, a su se rendre utile jusque dans l’avenir et perpétuer honorablement sa mémoire.
L’objection que je fais ici à Mme de Créqui est la même que j’adresserais à Mme Du Deffand et à toutes ces personnes d’autrefois, d’un goût exquis, d’un esprit exact, d’un monde consommé, et qui ont trop vécu. On a, en les lisant ou en les écoutant (quand on a eu le plaisir d’en rencontrer quelqu’une de pareille), l’impression qu’on est au bout du monde et que la création est épuisée. Avec elles on a le tuf des jugements ; ce tuf est recouvert à peine d’une terre très maigre ; c’est stérile. Mais, en revanche et aux belles heures, on se fait aussi près d’elles l’idée d’une certaine perfection, d’un certain atticisme, de quelque chose de net, de bien dit, de définitivement pensé, et qui ne se reverra plus. On jouit singulièrement par la partie la plus civilisée de l’esprit.
Ce qu’on peut appeler l’atticisme dans notre langue ne date guère que du xviie siècle, et on le retrouve, selon moi, avec toute sa pureté jusque dans la langue parlée de la fin du xviiie ; je dis la langue parlée et non écrite, la langue de la conversation et non celle des livres ; là où cette langue parlée a laissé des traces et des témoignages d’elle-même, c’est-à-dire dans les correspondances, on la goûte encore en ce qu’elle a de parfait, et c’est à ce titre qu’après l’excellente et plus ample correspondance de Mme Du Deffand, les billets de Mme de Créqui ont leur prix.
Nulle part cet atticisme (ne vous en en étonnez pas) ne s’offre dans de meilleures conditions, avec ses qualités propres et sincères, que chez les vieilles femmes qui ont du bon sens et du monde, et qui ont eu le temps de se débarrasser des faux goûts et des fausses expressions que la mode avait mis en circulation dans leur jeunesse. Les écrivains sont de métier, de profession ; ils sont doctes, les uns novateurs, les autres académiques ; ils ont des systèmes et des recettes d’art, ils ont des curiosités ou des emphases ; ils font quelquefois avancer la langue, mais aussi ils la tourmentent ils la déplacent. Pendant ce temps-là, quelques vieilles femmes assises dans leur chambre parlent le français à ravir, familièrement, crûment, comme chez elles, sans demander la permission à personne, et tout à fait comme des vieilles d’Athènes. Cela est vrai des deux derniers siècles, et depuis Mme Cornuel jusqu’à Mme de Créqui.
N’allez pas me demander de définir l’atticisme ; l’aticisme chez un peuple, et au moment heureux de sa société ou de sa littérature, est une qualité légère qui ne tient pas moins à ceux qui la sentent qu’à celui qui parle ou qui écrit ; je me contenterai de dire que c’est une propriété dans les termes et un naturel dans le tour, une simplicité et netteté, une aisance et familiarité entre gens qui s’entendent sans appuyer trop, et qui sont tous de la maison. Quelques fautes de grammaire, si elles ne sont que de négligence et d’oubli, n’y font rien et n’y contreviennent pas ; bien loin de là, elles y contribuent. Rien d’étranger surtout, ni de cherché du dehors, ni d’affiché ; voilà le point. La locution vulgaire s’y relève par l’application seule, et devient piquante. Chaque esprit, au reste, y porte sa nuance particulière ; l’un y met le sel, la gaieté ou l’âcreté de la réplique, l’autre une fleur de raillerie et de délicatesse. Toujours et pour tous, la mesure et la sobriété.
J’ai dit qu’en France, à en juger par l’histoire de notre société, les femmes d’un certain âge sont plus propres à ce genre de perfection que les hommes ou que les plus jeunes femmes : ces dernières en effet ont volontiers le travers d’épouser les modes jusque dans les choses de l’esprit, et de les porter d’abord à l’excès. Elles aussi ont des cocardes, et elles les font ; elles les distribuent. Du temps de l’hôtel Rambouillet, bien des jeunes femmes comptaient et brillaient entre les précieuses, qui plus tard et en vieillissant revinrent à la parfaite et saine justesse. Mme de Sablé, retirée à l’ombre de Port-Royal, ne gardait que peu de marques de cette première manière ; Mme de Longueville ne s’en guérit jamais. Mais Mme de Sévigné, Mme de La Fayette rejetèrent de bonne heure et bien vite tout soupçon de préciosité, si tant est qu’elles en aient été un moment atteintes. La langue du monde, telle que ces deux personnes d’une raison si charmante et leur ancienne 483 amie Mme de Maintenon la parlèrent et la firent, était le suprême de cette exquise et simple élégance où le soin disparaît dans la facilité. Les rares jeunes femmes à qui il fut donné d’éclore et de fleurir dans ce cercle des Maintenon et des Coulanges en étaient imbues sans effort ; celles-là eurent le regard de la grâce en naissant. On peut dire de Mme de Caylus que sa parole fut sans tache dès qu’elle la bégaya, et qu’elle eut la perfection innée du langage. Une telle félicité de saison ne se renouvelle pas deux fois. Dès le commencement du xviiie siècle, une nouvelle maladie de l’esprit, un nouveau genre de précieux, et d’autant plus subtil qu’il se donnait des airs simples, s’introduisit et courut par Fontenelle et La Motte. Le salon de Mme de Lambert, la petite cour de Sceaux, un peu plus tard l’hôtel de Brancas, en tenaient école à des degrés différents, et l’on y voyait comme des jeux d’escrime. Voltaire, dès le premier jour, para au danger pour lui et pour les autres ; il rompit avec le concerté ; il donna l’exemple d’une source rapide et vive de naturel, circulant à travers le siècle. Quelques femmes n’avaient pas eu besoin de cet exemple pour rester ou redevenir naturelles de leur côté et fidèles à la plus saine diction. Je n’oserais dire que Mme du Châtelet ou Mme de Staal de Launay n’eussent pas gardé, en écrivant, quelque chose de la science et des études qui les occupaient chacune dans son genre et à sa manière. Mais Mme Du Deffand en était tout à fait exempte, et sa langue est la plus excellente qui se puisse rencontrer, sauf les sécheresses qui sont inhérentes à son esprit.
Cependant une grave complication était survenue au milieu du siècle. Jean-Jacques Rousseau se levant avait tout d’un coup parlé une langue éloquente, ferme et franche, pleine de sève, mais où s’accusait aussi la roideur et le travail de l’ouvrier, et que le solennel et le déclamatoire gâtaient par endroits. Ces grands talents, en apparaissant, renouvellent les courants de l’intelligence et de la curiosité publique, mais dérangent et troublent l’atticisme là où il existe encore : on les applaudit, on s’exalte, on les veut imiter, et on les imite même quand on ne le veut pas ; ils s’interposent pour longtemps, avec leur manière de dire, entre la pensée et l’expression de chacun de leurs admirateurs. Les imaginations et les âmes, une fois atteintes du Rousseau, eurent peine à s’en débarrasser ensuite, et à rejeter cet élément fiévreux tant de leur cœur que de leur parole. Je ne sais si Mme de Créqui n’en fut pas attaquée un moment ; on le dirait du moins, à voir son vif intérêt pour la personne de Rousseau et pour ses écrits. Mais il semble aussi que c’est surtout pour les qualités mâles et fermes qu’elle le goûta. Quoi qu’il en soit, vieille, il ne lui en restait rien, que peut-être une certaine trempe et vigueur habituelle d’expression quand elle raisonnait. Elle, avait eu plus à faire, je le crois, que Mme Du Deffand pour être simple la plume à la main, et elle y était également revenue.
Au sortir du xviiie siècle, nous franchissons le plus périlleux des détroits, je parle toujours au point de vue de l’atticisme. Ce n’est plus Rousseau qui vient, c’est Chateaubriand : il étonne, il trouble et bouleverse à son tour et les jeunes cœurs et les vieilles formes de langage ; il frappe les têtes, il séduit à tort et à travers, à droite et à gauche, et projette jusque dans les rangs de ses adversaires ses fascinations éclatantes. Mme de Staël, quoique moins puissamment, fait de même. On n’est pas encore remis de la commotion violente produite par ces deux talents, et de l’imitation forcée qu’elle entraîne, que viendra Lamartine, cet autre enchanteur et fascinateur, suivi de bien d’autres : les Lamennais, les Sand, les Michelet… Ce n’est pas un crime que je leur fais, mais tout grand talent est presque nécessairement perturbateur d’atticisme. Et puis toutes les langues vivantes qu’on sait désormais et qu’on mêle, les sciences avec l’industrie dont le vocabulaire déborde et nous inonde, tant de produits exotiques, l’esthétique, l’hégélianisme, l’humanitarisme, toutes ces mers à boire, tout ce qu’on prend chaque jour, sans s’en apercevoir, avec le feuilleton du matin ! L’atticisme, c’est-à-dire le pur langage naturel français, reposé, coulant de source, et jaillissant des lèvres avant toute coloration factice, est-il donc fini à jamais, et doit-il être rejeté en arrière parmi les antiquités abolies qu’on ne reverra plus ? Il est certainement très compromis, et c’est un mot et une chose qui n’a plus guère de sens aujourd’hui ni d’application.
Mais cependant, même après Chateaubriand ou pendant Chateaubriand, sous le Premier Empire et sous la Restauration, il se voyait encore de bien beaux restes, des coins réservés d’atticisme. On l’eût retrouvé, par exemple, au suprême degré dans le salon de la princesse de Poix, un de ses derniers asiles. Je viens de lire une très agréable et fidèle description de ce monde-là par une personne plus jeune et qui en avait reçu dès le berceau les dernières et intimes élégances, par une personne de notre temps, et qui n’a disparu que d’hier. La vicomtesse de Noailles, en écrivant la Vie de la princesse de Poix, née Beauvau, sa grand-mère72, a fait comme le testament de ce vieux et délicieux monde qui s’est prolongé assez tard pour quelques natures d’élite abritées depuis leur naissance dans des cercles privilégiés. Le petit écrit de la vicomtesse de Noailles n’est pas seulement une peinture de cette ancienne politesse et de cette finesse comme naturelle du ton et du langage, il en est presque partout un modèle. Se peut-il un portrait plus vrai, qui dise plus et moins, qui rappelle mieux les Souvenirs de Caylus, que celui-ci (je le choisis entre dix autres) de la princesse d’Hénin, avec laquelle la vicomtesse de Noailles avait passé une partie de sa jeunesse :
J’ai vu en elle une chaleur et une vivacité qui étonneraient bien aujourd’hui. Notre tante (M. d’Hénin était cousin germain de ma grand-mère) avait été belle, à la mode, et, je pense, un peu coquette. À cela près73, l’âge n’avait rien changé en elle ; sa figure resta noble et agréable jusqu’à la fin de sa vie, et son caractère ne subit pas plus de modification. C’était une personne toute de mouvement ; je n’ai jamais rien vu de si vif ; quand la dispute s’échauffait entre elle et mes parents, je ne pouvais m’empêcher de trembler pour eux : les cris, les interruptions, les démentis, les sorties furibondes en brisant les portes, tout faisait croire qu’ils ne se reverraient de leur vie. Il est vrai que le moment d’après on riait de soi et des autres, et on ne s’en aimait que mieux. Le nom de fille de notre tante était Mauconseil ; sa mère était une belle femme de beaucoup d’esprit, qui avait épousé un vieux mari, dont j’ai ouï conter qu’il avait été page de Louis XIV ; il en gardait l’immense souvenir d’avoir un jour brûlé la perruque du grand roi avec son flambeau. Mlle de Mauconseil, fille unique, riche, très jolie, et passablement enfant gâté, épousa le prince d’Hénin, fils d’une Beauvau, sœur du père de ma grand-mère ; ce fut l’origine de leur liaison. Elle fut dame du palais de la reine, extrêmement à la mode, et resta toute sa vie volontaire, impétueuse, irascible, mais avec tout cela si bonne, si généreuse, si dévouée à ses amis et aux plus nobles sentiments, et puis si spirituelle, et, par suite de son extrême naturel, si parfaitement originale, qu’elle excitait constamment l’affection, l’admiration, et en même temps la gaieté. Sa réputation fut attaquée en deux occasions, d’abord au sujet du chevalier de Coigny, et ensuite du marquis de Lally-Tolendal. La première de ces médisances fut à peine fondée ; la seconde devint respectable, car il s’ensuivit une amitié dévouée qui dura jusqu’à la mort de ma tante devenue fort pieuse plusieurs années avant sa fin.
Nous retrouvons dans ce joli volume les portraits de plusieurs amies et connaissances de Mme de Créqui, notamment de la maréchale de Mouchy et de Mme de Tessé. En parlant de ce monde-là, de la haute société dans les premières années du règne de Louis XVI, la vicomtesse de Noailles lui donne plus de vie qu’on ne lui en voit et qu’on ne lui en supposerait en lisant les lettres de Mme de Créqui ; elle lui prête peut-être un peu de ce rajeunissement qui était en elle, personne du xvie siècle et qu’avaient caressée les souffles nouveaux. Elle y répand un peu de la teinte animée et de la fraîcheur qui signalèrent les printemps d’une autre époque recommençante, et elle revoit le passé à travers un léger voile embelli que son imagination gracieuse et son émotion colorent :
Mon Dieu, s’écrie-t-elle, qu’on est injuste pour ce temps-là ! que la société distinguée était généreuse, élevée, délicate ! que de dévouement dans l’amitié ! que de solidité dans tous les liens ! que de respect pour la foi jurée dans les rapports les moins moraux ! Jamais le roman ne s’est produit dans la réalité comme alors. Je sais bien que justement c’est un reproche, et un reproche fondé à faire à cette aimable société, que ce manque d’aplomb moral qui laissait un vague dangereux à la vertu ; mais n’était-ce pas là l’esprit général du siècle, et n’est-ce pas là la source de tous les maux qui ont ensanglanté notre pays après l’avoir bouleversé ?…
La société française des derniers jours de Louis XV et du commencement du règne suivant, dit-elle encore dans une page d’une apologie séduisante, est, à mon avis, la combinaison la plus exquise de tous les perfectionnements de l’esprit, et surtout du goût. Les hardiesses de la philosophie, devenues plus tard des instruments de destruction, n’étaient alors que des stimulants pour la pensée. Voltaire, dont notre Révolution eût fait le désespoir (car jamais esprit ne fut à la fois plus aristocratique et plus libéral), excitait ses disciples de Cour à mêler aux discussions littéraires l’examen de l’état social de leur époque ; ce puissant intérêt, tout nouveau pour des esprits légers, les élevait à leurs propres yeux, en même temps qu’il ouvrait à leur curieuse ardeur un champ inconnu et sans bornes. Quel charme dans ces réunions du commencement de notre terrible Révolution, où les intelligences distinguées, les âmes généreuses de toutes les classes se réunissaient dans le désir du bien ! J’ai toujours pensé qu’un homme de génie arrivant aux affaires eût tiré le plus magnifique parti de tous les éléments qui fermentaient alors. Si Napoléon eût été à la place de l’archevêque de Sens (de toutes les spirituelles suppositions qu’on pouvait faire, voilà certes la plus inattendue), il eût recommencé en 1789 les conquêtes de Louis XIV, ou réalisé les rêves de nos meilleurs princes. Que de beaux faits d’armes n’eussent pas illustré cette jeune noblesse qui courait en Amérique malgré son roi ! que de talents perdus dans nos premières assemblées auraient réformé l’administration ou relevé la magistrature ! Cette première époque de notre Révolution est celle d’une grande injustice envers la jeunesse de la haute classe. On s’obstine encore aujourd’hui à la représenter sous des traits qu’elle n’avait plus, et on la calomnie malgré l’évidence des faits. La philosophie n’avait point d’apôtres plus fervents que les grands seigneurs. L’horreur des abus, le mépris des distinctions héréditaires, tous ces sentiments dont les classes inférieures se sont emparées dans leur intérêt, ont dû leur premier éclat à l’enthousiasme des grands, et les élèves de Rousseau et de Voltaire les plus ardents et les plus actifs étaient plus encore les courtisans que les gens de lettres. L’exaltation chez quelques-uns allait jusqu’à l’aveuglement. Les imaginations vives se flattaient de voir réaliser les plus belles chimères, ou se dépouillaient avec satisfaction de ce qu’on croyait abusif, pensant naïvement s’élever ainsi à une hauteur morale que les masses auraient la générosité de comprendre et de respecter. Enfin, comme l’astrologue de la fable, on tombait dans un puits en regardant les astres.
En attendant la catastrophe, la société était délicieuse ; la diversité des manières de voir, la vivacité des espérances ou des inquiétudes, la nouveauté des objets d’intérêt, y imprimaient un mouvement sans exemple. Tous les esprits s’y montraient sous un jour imprévu…
La vicomtesse de Noailles est fidèle encore au salon de la maréchale de Beauvau et de ses grands-parents, en nous le montrant ainsi, aux approches de 89, traversé en bien des sens et agité de ces courants d’opinion qui rafraîchissaient si agréablement les esprits et y remuaient les idées avant qu’on eût la tempête. Nous sommes loin du tableau satirique, et pourtant bien véridique aussi, qu’en a tracé M. de Meilhan. C’est ce même monde dont Mme de Créqui répète à tout moment qu’on n’y pouvait plus vivre. On dirait ici que l’illusion n’a pas cessé ; elle se ranime aux complaisances de l’affection filiale, et elle se joue cette fois sans danger à l’horizon du souvenir.
Affection, admiration, sources fécondes qui souvent s’égarent, mais qui réjouissent toujours ! Après tout, ne soyons point exclusifs et négatifs en aucun genre ; ne prenons jamais le dégoût pour le goût, l’exemption pour la qualité ; et, de quelque prix qu’il soit à qui l’a su connaître, périsse l’atticisme lui-même si on ne peut absolument le conserver que par le manque de vie, par une stagnation qui mène insensiblement et bientôt à la sécheresse !
Il faut prendre garde de faire à notre tour comme Mme de Créqui, et de prétendre fermer après soi le monde. Combien de fois n’a-t-on pas dit que la bonne compagnie s’en va, qu’elle est morte ! C’est une doléance qui se renouvelle à chaque génération. Rien n’est moins vrai. Partout où il y aura une femme spirituelle, douée de charme ; à côté de l’aïeule souriante et qui n’invoque pas à tout propos son expérience, une mère avec d’aimables filles qui paraîtront presque ses sœurs ; un cercle de jeunes femmes amies, honnêtement enjouées, instruites, attirant autour d’elles leurs frères ; partout où il y aura de l’aisance, de l’instruction et de la culture, des mœurs sans maussaderie, avec le désir de plaire ; partout où tout cela se rencontre, la bonne compagnie à l’instant recommence. Seulement comme la société n’est plus étagée ainsi qu’elle l’était, cette bonne compagnie qui ne sera pas en vue dans quelque hôtel du faubourg Saint-Germain ou du faubourg Saint-Honoré, et qui n’aura point son cadre historique ne sera pas remarquée, ne sera pas citée et célèbre. Et puis il est possible que, dans ce cercle d’ailleurs charmant, et avant tout intelligent, l’admiration surabonde et que la chaleur l’emporte sur la fine raillerie ; que quelqu’un parle trop haut, qu’un autre ait l’accent de sa province ; qu’on ne sache pas de certaines manières, de certaines traditions d’autrefois, et qu’un raffiné des beaux temps, s’il y entrait à l’improviste, pût trouver à redire. Mais pour tout l’essentiel, on l’aura ; on y retrouvera tout de la bonne compagnie, le solide et même l’agréable.
Ce sont les idées qui me venaient à l’esprit en lisant les lettres de Mme de Créqui à M. de Meilhan, et en réfléchissant sur cette ancienne société dont elles nous rendent un moment la note rapide et précise, le dernier mot aigu et arrêté. Cette correspondance, qui n’est qu’une indication de ce qui a fui et de ce qui ne s’écrivait pas, se termine assez naturellement, dans les premiers mois de 89 et avec l’ouverture des États généraux, d’abord parce que M. de Meilhan revint à Paris, et aussi parce qu’un commerce de lettres intimes sur les intérêts de société devenait insignifiant en présence des grands événements publics. C’est le moment où l’on a cessé de causer à loisir, à demi-voix, et de s’entretenir d’une manière désintéressée ; le bruit de l’Assemblée et celui de la rue absorbaient tout. On ne parlait plus que d’une seule chose, et les dangers de la situation dominaient les âmes. Plus rien de libre ni de léger ; comme chez les fabuleux Phéaciens, ce qui l’instant d’auparavant était le navire ailé qui allait et venait sans cesse et volait aussi vite que la pensée, s’était tout d’un coup changé en un rocher fixe, en une écrasante montagne qui barrait la vue et couvrait la ville d’effroi.
Mme de Créqui ne paraît avoir songé en aucun temps à émigrer. En 1793 elle fut mise en arrestation, elle s’y attendait ; conduite au couvent des Oiseaux, qui était alors converti en prison, elle y passa tolérablement les mois de la captivité, et en sortit après le 9 thermidor. Elle se refit une société composée de quelques anciens amis et de parents. Son fils mourut deux ans avant elle, lui laissant des ennuis derniers et des embarras d’affaires, et prolongeant ses torts envers elle jusqu’au-delà de la mort. Elle-même mourut le 2 février 1803.
Mme de Créqui, à l’en croire, avait toujours été laide ; elle faisait bon marché de son passé et de ses grâces de jeunesse :
Mais, nous dit l’auteur de la notice déjà citée, M. Percheron, qui a eu souvent occasion de la voir, dans cette appréciation d’elle-même elle allait un peu loin : elle était petite, avait une grosse tête et un nez de perroquet très prononcé ; cela ne constitue pas effectivement de la beauté ! mais elle avait eu une très jolie taille, la peau très blanche et des yeux très éclatants, qui avaient conservé leur vivacité jusque dans ses derniers jours ; avec ces avantages, c’est trop de dire qu’elle était laide.
Elle portait dans sa vieillesse un petit bonnet à bec, et était montée sur des mules avec des talons très hauts. — C’est sous cette figure, qui ne manque pas du moins de caractère, qu’on peut se représenter de loin la personne respectable, aujourd’hui remise dans son vrai jour, au moment où elle disparaît l’une des dernières au bout d’une des allées du xviiie siècle.