II
II. — Ce qu’a été M. de Meilhan pour Mme de Créqui. — Ses qualités ; ses idées ; son brillant. — Le point gâté. — Meilhan. — Longueil et Meilhan-Saint-Alban.
Si je ne craignais que M. Cousin ne me fît une querelle amicale, je dirais que Mme de Créqui est la Mme de Sablé de cet autre La Rochefoucauld qui se nomme M. de Meilhan. Cela pourtant est vrai et se justifierait presque littéralement. Il lui envoie ses ouvrages en manuscrit, elle les lui renvoie avec notes, observations, avec admiration et conseils ; quand ils sont imprimés, elle l’avertit des critiques, elle lui propose des chapitres à ajouter ou de petites corrections à faire. Elle s’intéresse à son succès dans le monde ou auprès des journaux, et le voudrait voir à l’Académie. Il lui arrive à elle-même de le comparer à La Rochefoucauld, et, faut-il s’en étonner ? elle lui donne la préférence : « Il pensait, dit-elle de La Rochefoucauld, il exprimait assez fortement ses pensées, mais il est sec et amer. Vous, mon cher ami, vous êtes onctueux et indulgent. » Cette onction de M. de Meilhan de loin nous échappe, mais les auteurs contemporains ont ainsi, pour les personnes qui les connaissent et qui les aiment, toutes sortes de vertus et de supériorités singulières qui s’évanouissent à distance. La difficulté, je le sens bien, n’est pas de faire admettre jusqu’à un certain point que Mme de Créqui, pour ses mérites d’esprit, pour le ferme et le fin de son jugement, est une manière de Mme de Sablé, le plus difficile à obtenir est qu’on accorde à M. de Meilhan de pouvoir être convenablement rapproché de La Rochefoucauld. La feuille en renom au xviiie siècle pour la rigidité de ses principes classiques, L’Année littéraire, avait parlé de son livre des Considérations sur les mœurs, et en assez bons termes ; Mme de Créqui n’en était pas très mécontente :
Venons à la critique de L’Année littéraire, lui écrivait-elle ; elle est à quelques égards assez obligeante, et à d’autres détestable. Par exemple, dénier que Voltaire et Montesquieu aient donné le ton à leur siècle, c’est une absurdité ; cependant, au total, il me paraît qu’il (le journaliste) vous loue honnêtement, et dans le second extrait il dit qu’il ne connaît pas de meilleur livre depuis La Bruyère. Oh ! c’est l’impossible, monsieur, pour des gens qui ont résolu que personne n’a le sens commun depuis le siècle de Louis XIV.
L’impossible aussi pour ceux qui de nos jours posent en principe qu’on ne sait pas écrire en français, et surtout de ces choses de morale et de société, depuis Louis XIV, ce serait de leur faire reconnaître que Senac de Meilhan est un moraliste et un écrivain des plus distingués, qui a de très grandes qualités, de belles parties, et plus que de la finesse, je veux dire de la largeur, de l’élévation, de l’essor. Essayons de le prouver pourtant, et sans rien exagérer.
M. Molé, dont le jugement excellent en toute matière était parfait dans ces choses littéraires qui touchent à la société, me disait un jour en parlant de M. de Meilhan : « Il a bien connu les mœurs de son temps, mais il en avait les vices. » J’ajouterai qu’il n’avait pas seulement les idées de son temps, il les dépassait souvent et les bravait par sa hardiesse d’esprit ; il devançait sur bien des points celles du nôtre. C’est ainsi que de près il a pu inspirer une sorte de surprise et d’enthousiasme à ceux qui l’ont beaucoup vu, au prince de Ligne comme à Mme de Créqui. Le prince de Ligne aurait voulu que M. de Meilhan, dans l’émigration, écrivît ses mémoires :
Écrivez, lui disait-il, des souvenirs, des mémoires de votre jeunesse, ministériels, et de Cour et de société ; — vos brouilleries et vos raccommodements de Rheinsberg, la vie privée et militaire du prince Henri, ses valets de chambre comédiens français, ses houzards matelots, ses chambellans philosophes ; et puis les zaporogues et les évêques du prince Potemkim, et ensuite vos conversations avec le prince de Kaunitz ; — ce sera un ouvirage charmant.
Cet ouvrage n’a jamais été fait qu’en conversation et causée comme tant d’autres brillants projets de M. de Meilhan : il dépensait volontiers sa poudre en feux d’artifice. Mais il y a un écrit de lui, le dernier imprimé de son vivant, et sa dernière production peut-être, que je regrettais de n’avoir pu me procurer, et qui me semblait devoir contenir le dernier mot de son esprit et de son expérience : L’Émigré, roman en quatre volumes, imprimé en 1797 à Brunswick, ne se trouve à Paris dans aucune bibliothèque publique ; je ne connaissais personne qui l’eût jamais lu ni vu, lorsqu’un ami a eu la bonne fortune de le rencontrer à Berlin et l’obligeance de me l’envoyer. Mon plaisir a été grand d’y retrouver un Senac de Meilhan complet, avec toutes ses opinions et ses jugements sur les choses sérieuses. Le roman, qui est agréable, n’est que pour la forme ; tirons-en le fond, et quoique l’auteur, quand il l’écrivait, fût de quelques années plus âgé qu’en ses beaux jours d’éclat auprès du fauteuil de Mme de Créqui, soyons bien sûr qu’il avait déjà tous les mêmes jugements dans la tête et dans la conversation quand il désennuyait si bien la marquise. Ce qu’il dit sur les événements qui se sont précipités depuis qu’il a quitté la France en 1791, il le devinait et le présageait à la date de sa sortie ; il est de ceux que la Révolution a le moins étonnés et déconcertés, même en allant à ses extrêmes conséquences. Si Mme de Créqui avait pu lire L’Émigré et si l’on avait osé en introduire en France un exemplaire à son adresse, elle eût reconnu son ami à chaque page et se fût écriée : « C’est bien lui. »
L’action du roman est censée se passer en 1793. Un jeune militaire émigré, le marquis de Saint-Alban, qui servait dans l’armée prussienne, est blessé dans une affaire sur les bords du Rhin ; il n’évite d’être fait prisonnier qu’en traversant le fleuve dans une barque. Une fois sur l’autre rive, il est rencontré, recueilli, entouré de, soins par une noble famille allemande. Il y inspire un tendre intérêt à une jeune dame qui, après bien des troubles et des luttes secrètes de cœur, devient veuve fort à propos, et qui n’aurait plus qu’à l’épouser si lui-même, forcé par l’honneur de se rendre à l’armée de Condé, il n’était fait prisonnier les armes à la main et condamné à périr sur l’échafaud ; il ne s’y dérobe qu’en se donnant la mort et en se frappant d’un coup de stylet, exactement comme Valazé. Le roman est par lettres. Pour nous, ce qui nous attire et ce qui nous en plaît aujourd’hui, ce n’est pas tant ce canevas sentimental aisé à imaginer, et qui est traité d’ailleurs avec grâce et délicatesse, comme aurait pu le faire Mme de Souza ; ce sont moins les personnages amoureux que des personnages au premier abord accessoires, mais qui sont en réalité les principaux : c’est un président de Longueil, forte tête, à idées politiques, à vues étendues, une sorte de Montesquieu consultatif en 89, et qui, en écrivant à Saint-Alban, lui communique ses appréciations supérieures et son pronostic chaque fois vérifié ; — c’est aussi le père du jeune Saint-Alban, espèce de Pétrone ou d’Aristippe, qui, pour se livrer à ses goûts d’observation philosophique et de voyages, a renoncé dès longtemps aux affaires, aux intérêts publics, même aux soins et aux droits de la puissance paternelle, et s’en est déchargé sur son ami le président de Longueil. Voilà les deux figures originales et, pour nous, les deux acteurs du roman. M. de Meilhan semble s’être divisé à plaisir entre ces deux personnages qui souvent se combattirent en lui, l’homme d’État et l’épicurien.
Le président de Longueil n’est point de ceux qui méprisent les hommes, bien qu’il les pénètre et les juge ; il aspirerait plutôt à les guider, à les conseiller utilement, à diminuer le nombre des injustices et des maux dont ils sont auteurs ou victimes. Il a porté son observation sur toutes les branches de l’activité humaine, et il s’élève par le niveau naturel de son esprit aux idées générales, aux principes premiers applicables à chaque science :
Les hommes, disait-il, sont modifiés par l’étât qu’ils embrassent, au point, en quelque sorte, d’être entre eux comme des êtres distincts. Il faut qu’un souverain, qu’un ministre connaisse la moralité des hommes des diverses classes de la société, et un militaire appelé au commandement doit connaître à fond l’homme-soldat. La science militaire est composée de deux choses, de moralité et de géométrie : par l’une on apprend l’art de plier l’homme à une exacte discipline, d’exalter son âme et de lui inspirer un noble orgueil de son état ; par l’autre on combine les moyens les plus prompts d’opérer avec précision différents mouvements.
De bonne heure le président de Longueil a donc appliqué son élève Saint-Alban aux mathématiques et aux sciences exactes, en même temps qu’il cherchait à lui donner la connaissance des hommes. Et si l’on s’étonnait de voir un magistrat accorder cette importance aux choses militaires, n’a-t-on pas l’exemple de Machiavel, secrétaire de Florence, qui, le premier chez les modernes, a développé les principes de l’art de la guerre ? mais il faut surtout ne pas oublier que M. de Meilhan avait été intendant général des armées sous le ministère de M. de Saint-Germain, et qu’il avait rêvé un grand avenir de ce côté.
Grâce aux directions du président de Longueil, Saint-Alban a très bien vu, pour un si jeune homme, les premiers événements de la Révolution, et il en fait un tableau que ne désavouerait pas le président lui-même. Dans une trentaine de pages qui seraient aussi bien un fragment de mémoires historiques, il montre comment cette Révolution est née sans qu’on le voulût, et avec quel zèle imprudent on y poussait dans les hautes sphères qui devaient le plus terriblement s’en ressentir. Sous le couvert de Saint-Alban, c’est M. de Meilhan qui nous livre directement ici ses impressions personnelles ;
Il y avait à Paris cinq ou six maisons où circulait tout ce qui composait la haute société, et l’opinion publique n’était que leur écho. Là on voyait rassemblés les ministres passés, présents et futurs ; là étaient distribuées les places à l’Académie, et préparées les intrigues qui devaient élever un homme au ministère et en faire descendre un autre ; là, le maréchal de Beauvau, qui depuis le ministère de M. de Choiseul ne pouvait renoncer à la jouissance d’un grand crédit, était une des personnes qui avaient le plus d’empire dans le monde. Sa maison rassemblait tout ce qu’il y avait de plus distingué dans les diverses classes de la société. M. Necker était l’objet du culte de la maîtresse de la maison, qui chérissait en lui les moyens de conserver un grand ascendant dans le monde et une influence dans les affaires. C’est là que toutes les trames ont été ourdies pour le rappel et le soutien de M. Necker, et pour accréditer ses opinions ; c’est là que le résultat du conseil, principe de la subversion totale de la monarchie, a été conçu, communiqué, applaudi ; c’est là que l’absence de Necker de la séance du 23 juin a été proclamée comme un acte héroïque : qu’ont été forgés les instruments qui ont brisé le trône. Les jeunes gens recevaient dans cette maison les principes d’opposition à l’autorité, qu’ils répandaient dans d’autres sociétés, et qui devinrent la règle de leur conduite. Ce qui paraîtra surprenant, c’est que la maréchale était la personne la plus infatuée de l’avantage d’une haute naissance, et des distinctions attachées à son rang. Elle n’était populaire que pour dominer, et croyait qu’on serait toujours maître de ce Tiers qu’elle carressait pour en faire le corps d’armée de Necker, par qui elle prétendait régner. Je ne puis résister à vous raconter un trait qui vous fera connaître la vanité de la maréchale, et qui dans le moment me frappa de la manière la plus comique. J’avais dîné chez elle avec plusieurs personnes dévouées au parti de Necker, et ardentes à soutenir le doublement du Tiers et l’opinion par tête ; au moment où cette question était agitée avec le plus de chaleur, la maréchale ouvrit sa boîte pour prendre du tabac, et le lourd avocat Target s’avança et prit familièrement une prise de tabac dans la boîte ouverte de la maréchale. Je ne pourrais vous peindre l’étonnement et l’indignation qu’une telle audace excita chez elle : on vit qu’elle était bien loin de penser que les droits de l’homme pussent s’étendre jusqu’à prendre du tabac dans la boîte d’une grande dame, et quelqu’un lui dit avec malice : C’est un effet naturel de l’égalité.
La Révolution, vue du côté de la haute société et des salons, y est ainsi montrée au naturel, moyennant quantité de petites circonstances que je ne vois pas si bien relevées ailleurs et qui sont vivement saisiesal. Tout le monde sait quelle a été la triste marche et l’humiliante entrée de Louis XVI ramené de Versailles à Paris dans la journée du 5 octobre :
Son cortège, étonnant par sa composition, affreux par sa contenance féroce et ses cris, mit trois heures à passer dans la rue Royale où j’étais (dit un spectateur qui n’est autre que M. de Meilhan) ; des troupes à pied ou à cheval, des canons conduits par des femmes, des charrettes où, sur des sacs de farine, étaient couchées d’autres femmes ivres de vin et de fureur, criant, chantant et agitant des branches de verdure ; ensuite le roi et sa famille escortés de La Fayette et du comte d’Estaing, l’épée à la main à la portière, et environnés d’une foule d’hommes à cheval, voilà ce qui se présenta successivement à mes yeux pendant l’espace de trois heures.
Mais ce qu’on sait moins, ce qu’un observateur moraliste peut seul avoir saisi sur le fait et nous rendre ensuite comme il l’a senti, c’est quel était au moment même et quelques heures après, dans cette même soirée, l’effet de cette scène déplorable sur ce qu’on appelait la bonne compagnie, qui n’est bien souvent qu’une autre espèce de peuple. Laissons M. de Meilhan nous le dire par la bouche d’un de ses personnages :
Je me rendis dans une maison voisine où se rassemblait ordinairement l’élite de la société ; mon cœur était navré, mon esprit obscurci des plus sombres nuages, et je croyais trouver tout le monde affecté des mêmes sentiments ; mais écoutez les dialogues interrompus des personnes que j’y trouvai, ou qui arrivèrent successivement : « Avez-vous vu passer le roi ? disait l’un. — Non, j’ai été à la Comédie. — Molé a-t-il joué ? — Pour moi, j’ai été obligé de rester aux Tuileries, il n’y a pas eu moyen d’en sortir avant neuf heures. — Vous avez donc vu passer le roi ? — Je n’ai pas bien distingué, il faisait nuit. » — Un autre : « Il faut qu’il ait mis plus de six heures pour venir de Versailles. » — D’autres racontaient froidement quelques circonstances. Ensuite : « Jouez-vous au whist ? — Je jouerai après souper, on va servir. » Quelques chuchotages, un air de tristesse passager. On entendit du canon. « Le roi sort de l’hôtel de ville ; ils doivent être bien las. » On soupe ; propos interrompus. On joue au trente et quarante, et tout en se promenant, en attendant le coup et surveillant sa carte, on dit quelques mots : « Comme c’est affreux ! » et quelques-uns causent à voix basse brièvement. Deux heures sonnent, chacun défile et va se coucher. De telles gens vous paraissent bien insensibles ; eh bien ! il n’en est pas un qui ne se fût fait tuer aux pieds du roi.
M. de Meilhan avait traduit Tacite : il a fait là une vignette à Tacite, vignette moderne, originale, et d’une vérité poignante.
En comprenant si bien la Révolution par les surfaces qui touchaient à un monde frivole et sous son aspect de Fronde, M. de Meilhan (j’oublie à cet endroit si c’est Saint-Alban ou le président de Longueil qui parle) ne la diminue pas. Dès qu'elle est née et produite, il la reconnaît comme une puissance sans arrêt et une sorte de fatalité irrésistible. Selon lui, elle n’était nullement nécessaire avant d’éclater, elle était évitable ; elle a été purement accidentelle, en ce sens que « le caractère de ceux qui ont eu part à l’ancien gouvernement (à commencer par le caractère du roi, ennemi de toute résistance) a été le seul principe de la totale subversion de ce gouvernement » ; mais ce caractère de quelques personnes étant donné, et la faiblesse de l’opposition qu’elle rencontrera étant admise au point de départ, M. de Meilhan est bien d’avis que la Révolution en devenait un effet presque nécessaire : « Sa marche, dit-il, a été déterminée et hâtée par cette faiblesse ; le défaut de résistance a rendu tout possible, et, semblable à un torrent qui ne trouve aucune digue, elle a tout dévasté. » Il ne croit donc pas que la Révolution soit directement sortie des écrits de Rousseau ni de ceux des encyclopédistes, comme on le répète souvent, ni qu’elle découle de causes aussi générales :
Si l’on suit attentivement la marche de la Révolution, il sera facile de voir que les écrivains appelés philosophes ont pu la fortifier, mais ne l’ont pas déterminée ; parce qu’une maison a été bâtie avec les pierres d’une carrière voisine, serait-on fondé à dire qu’elle n’a été construite qu’en raison de ce voisinage ? Il est bien plus probable que, le dessein conçu, on s’est servi des matériaux qui étaient à portée.
Mais ces matériaux, peut-on lui répondre, étaient tellement sous la main et de telle qualité, et si appropriés au dessein une fois conçu, ils étaient d’une nature si vive, si combustible, qu’ils donnaient terriblement envie sinon de bâtir une nouvelle maison, du moins de commencer par brûler l’ancienne. De pareils matériaux qui volent comme d’eux-mêmes à l’incendie ne sont plus de simples ingrédients, ce sont aussi des causes.
Quoi qu’il en soit, le président de Longueil-Meilhan ne diminue, je le répète, ni ne rapetisse la Révolution. Une fois qu’elle a cours et qu’elle est ouverte, il reconnaît et il proclame tout ce qu’elle contient de nouveau, d’irrévocable et d’irrésistible. Et les athlètes d’abord elle les veut à sa taille.
La présomption que l’homme est porté à avoir de ses talents et de son esprit faisait croire à plusieurs jeunes gens qu’ils joueraient un rôle éclatant ; mais la Révolution, en mettant en quelque sorte l’homme à nu, faisait évanouir promptement cette illusion qu’il était aisé de se faire à l’homme de cour, à celui du grand monde, qui se flattait d’obtenir dans l’Assemblée les mêmes succès que dans la société. Le ton, les manières, une certaine élégance qui cache le défaut de solidité, l’art des à-propos, tout cela se trouve sans effet au milieu d’hommes étrangers au grand monde et habitués à réfléchir.
Il cite des exemples de ces imprudents frivoles qui ont été rudement rejetés, dès le premier jour, par la puissante machine dont ils prétendaient manier les ressorts. Le caractère de force fatale et presque physique que la Révolution n’a pas tardé à acquérir, lui paraît résulter surtout de l’organisation des clubs. À la voir ainsi passée à l’état d’élément déchaîné, il n’estime pas qu’elle sera de courte durée, ni que la contre-révolution sera prochaineam. Expressément questionné sur ce point par son ami Saint-Albanan, il lui fait, dans une certaine lettre LVIIe, une réponse qui est un excellent chapitre de politique clinique, si je puis dire, une leçon de politique au lit du malade. Il appelle à son aide les différents faits analogues dans l’histoire ; il discute les divers cas, le possible et le vraisemblable ; il est bien résolu en ceci, qu’il pense que la contre-révolution ne peut se faire qu’en France : mais de quelle manière y arriver ? comment la produire ? « Néron70 disait : Je voudrais que les hommes rassemblés n’eussent qu’une seule tête, pour pouvoir la couper. La Révolution a fait le contraire, elle a composé un Néron d’une multitude immense d’hommes. » Comment de cette multitude de têtes revenir à une seule, et à une seule forte et raisonnable ? Et dans la meilleure supposition il est forcément amené à demander pour chef de son insurrection idéale, et qui doit réussir, un homme qui ait du génie et de la valeur. Mais où le trouver ? jusque-là il attend.
Nombre de remarques justes sur l’humeur de la nation, et sur son étrange facilité à se plier pour un temps à cet atroce régime de terreur, révèle le publiciste moraliste, l’homme qui a vécu avec Tacite et qui en a pénétré tout le sens :
Parmi les habitants de Paris, faibles, légers, indolents pour la plus grande partie, les gens riches ou aisés désiraient intérieurement, l’année passée (1792), le retour de la monarchie, pour assurer leur fortune ; mais ils craignaient la transition, et, semblables à ces malades qui ne peuvent supporter l’idée d’une opération douloureuse qui doit les sauver, ils se familiarisaient avec leurs maux… Aujourd’hui, stupides de terreur, ils attendent comme de vils animaux qu’on les conduise à la mort.
C’est une chose remarquable dans la Révolution que le courage passif et la résignation, tandis que rien n’est plus rare qu’un courage actif et entreprenant…
Et comme il y a cependant, au milieu de cette apathie publique, d’admirables exemples de ce premier genre de courage, comme on voit des vieillards, des femmes, des jeunes gens à peine sortis de l’enfance, qui marchent à la mort de sang-froid :
Beaucoup de gens ressemblent, pour le courage, à ces avares qui gémissent à chaque petite somme qu’ils sont forcés de dépenser, et qui sont capables d’en donner une très grosse sans en être affectés.
Examinant la nature des différents gouvernements et le dédain que professent les républicains pour celui d’Angleterre, le président de Longueil remarque que le gouvernement romain et celui des Anglais sont les seuls qui aient dû leurs succès et leur grandeur à leur constitution, tandis que les autres ont dû leur plus grande prospérité à ceux qui en ont tenu les rênes :
Mais l’art d’attacher les hommes au régime qui les gouverne, et de le renforcer par leurs efforts, quoique souvent en sens contraire en apparence, n’a été le partage que de ces deux peuples. C’est ainsi que le pont de César sur le Rhin était construit de manière que plus le fleuve était violent et impétueux, et plus le pont se renforçait et s’affermissait.
Le président de Longueil, en ces endroits, devient tout à fait le président de Montesquieu, même pour le bonheur de l’image et le trait du talent.
La bibliothèque du président, qui était considérable, est confisquée comme bien d’émigré par la nation et mise en vente. Il s’en console pour lui-même, en se disant comme Valincourt après un incendie : « Je n’aurais guère profité de mes livres, si je n’avais appris d’eux à m’en passer. » Il ne la regrette que pour son jeune ami à qui il la destinait, et il lui donne en même temps les raisons pour lesquelles cette perte doit lui être moins sensible dans les circonstances : « Le cours des idées, dit-il, augmente ou diminue le prix des choses et dirige vers d’autres objets l’intérêt et la curiosité. Ma bibliothèque était composée en grande partie de livres sur la jurisprudence et sur l’histoire de France ; un de mes oncles qui était évêque m’avait, laissé une collection complète des procès-verbaux du Clergé, etc., etc. » ; et il montre que la Révolution qui s’accomplit a déjà mis beaucoup de ces livres à la réforme, et qu’elle va simplifier bien des sciences. Il le dit en des termes d’une grande justesse et avec une clairvoyance qui fait honneur à son coup d’œil.
La Révolution de la France, unique dans son espèce, a donné aux esprits une commotion violente, qui leur a fait parcourir en tous sens les sentiers de l’économie politique et de la législation. Les Français, charmés de leur indépendance, se sont livrés aux plus téméraires conceptions ; ils ont détruit, mais ils ont en même temps creusé, porté la lumière dans les routes les plus obscures ; ils en ont ouvert de nouvelles et forcé les barrières élevées par le préjugé. Un jour viendra où dans le calme on examinera ces nombreuses discussions enfantées au milieu du tumulte et de l’effervescence de l’esprit de parti, et l’on fera paisiblement un choix éclairé de résultats utiles à l’humanité.
Ne dirait-on pas que le président de Longueil prévoit les discussions calmes et lumineuses du Conseil d’État sous le Consulat, et cette épuration des débats orageux de la Constituante, cette savante extraction des seuls résultats utiles, œuvre immortelle des sages Portalis et surtout du génie qui les présidera ?
Ce même homme qui vient de nous dire que la Révolution a été purement accidentelle dans son explosion, reconnaît qu’une fois enfantée, elle ouvre une ère entièrement nouvelle :
La Révolution deviendra une époque nationale, comme la captivité de Babylone chez les juifs, et l’an de l’Hégire chez les arabes et les Turcs ; et une infinité de familles dateront de ce temps une illustration méritée par des services éclatants, ou un attachement héroïque à la monarchie, qui les rapprocheront des anciennes maisons.
L’émigré paye sa dette à son opinion en mettant là l’ancienne monarchie ; mais pour tout le reste, comme il sent qu’on a rompu à jamais avec tout un passé, et qu’on est entré sous l’invocation des tempêtes dans un océan nouveau !
Ne lui reprochez pourtant pas, si vous êtes un émigré comme lui, de faire par là l’éloge de la Révolution :
Si je vous disais, répond-il, que j’ai vu des enfants qui, au sortir d’une terrible maladie, avaient considérablement grandi, serait-ce faire l’éloge de la maladie ? La Révolution a de même hâté la marche de l’esprit ; mais cet avantage ne sera jamais la compensation de la millième partie des désordres et des barbaries qui ont fait gémir l’humanité, et quand la plus grande prospérité devrait un jour découler de cette sanglante source, je dirais toujours avec Publius Syrus : « Abominandum remedii genus debere salutem morbo. »
La fin de cette réponse me paraît un peu faible, je crois qu’on sera de mon avis, et inconséquente ; et Publius Syrus, en pareil cas, est une petite autorité. Le président, cette fois, a trop fait entrer en ligne de compte sa sensation de contemporain, au lieu d’oser se dire avec le comte de Maistre, que la postérité est une ingrate qui profite et qui oublie. Mais sans doute il le savait, et il avait seulement égard à ses compagnons d’infortune.
Il poursuit ses raisonnements au sujet de la perte de sa bibliothèque, et démontre par des applications sa pensée : « À mesure que l’esprit humain avance, une multitude d’ouvrages disparaît. » Le président estime que nous n’avions pas en France, à sa date, de bons historiens :
Un historien ne peut avoir de gloire durable que lorsqu’il approfondit la moralité de l’homme, et développe avec sagacité et impartialité les modifications que lui ont fait subir les institutions civiles et religieuses : alors il devient intéressant pour toutes les nations et pour tous les siècles…
Ce n’est pas dans nos histoires qu’on apprend à connaître les Français, mais dans un petit nombre de mémoires particuliers, et je maintiens que l’homme qui a lu attentivement Mme de Sévigné est plus instruit des mœurs du siècle de Louis XIV et de la Cour de ce monarque, que celui qui a lu cent volumes d’histoire de ce temps, et même le célèbre ouvrage de Voltaire.
Quand il arrive, dans cette revue qu’il fait en idée de sa bibliothèque, aux auteurs dramatiques et aux tragédies, le président exprime des idées littéraires très libres, très dégagées, et qui, bien que justes au fond, ne sont pas vérifiées encoreao. Il prédit, il dessine à l’avance un futur rival romantique de Racine et de Corneille ; nous aussi nous le croyons possible, mais nous l’attendons toujours :
Les tragédies de Corneille, de Racine, de Voltaire (en nommant Voltaire à côté des précédents, il paie tribut au siècle) semblent devoir durer éternellement ; mais si un homme de génie donnait plus de mouvement à ses drames, s’il agrandissait la scène, mettait en action la plupart des choses qui ne sont qu’en récit, s’il cessait de s’assujettir à l’unité de lieu, ce qui ne serait pas aussi choquant que cela paraît devoir l’être, ces hommes auraient un jour dans cet auteur un rival dangereux pour leur gloire.
Ce président de Longueil eût été homme à écrire dans Le Globe de 1825. Il devançait, en théorie et en espérance romantique, les jeunes modernes d’il y a trente ans.
Il se trompe quelquefois dans ses prévisions et ses pronostics, mais seulement sur des points de détail. Il accorde trop d’avenir à La Henriade ; il me semble qu’il réduit trop la part définitive de La Bruyère. Sur Montesquieu il est d’un avis assez tranché et a l’air paradoxal, et peut-être n’a-t-il que raison :
Montesquieu perdra moins qu’un autre dans cette révolution d’idées et de sentiments, parce que les objets dont il a parlé seront éternellement intéressants, et que sa manière de s’exprimer est simple et piquante ; mais, tout en admirant plusieurs parties de L’Esprit des lois, je crois que cet ouvrage lui donnera moins de droits que les Lettres persanes pour se maintenir au premier rang des hommes de génie. Toutes les idées politiques répandues et dans L’Esprit des lois, et dans l’ouvrage si bien fait, si sagement ordonné, sur la grandeur et la décadence des Romains, sont contenues en germe dans les Lettres Persanes, et le sujet y permet certaines idées qui déparent la dignité d’un ouvrage aussi grave que L’Esprit des lois.
Et il en cite un passage relatif à la polygamie et aux sérails, sujet glissant, auquel l’imagination de Montesquieu, de tout temps, s’est complu.
La conclusion du président, dans cette espèce de liquidation d’une grande bibliothèque, qu’il montre si réduite si l’on en ôtait tout ce qui est devenu inutile, fastidieux ou indifférent, semblera peu en rapport avec nos goûts d’aujourd’hui, à nous qui aimons toutes les sortes de curiosités et d’éruditions, et qui y recherchons, jusqu’à la minutie, les images et la reproduction du passé ; elle a pourtant sa vérité incontestable et philosophique, plus certaine que les vogues et les retours d’un moment :
Tous ces livres, dit-il en achevant son énumération, ne seront pas plus recherchés un jour que les factums relatifs à des affaires qui dans leur temps fixaient l’attention générale. Le temps fait perdre de leur prix non seulement aux pensées des hommes, mais à leurs actions, à mesure que des actions semblables se multiplient ; des exemples de valeur héroïque, des mots sublimes inspirés par l’héroïsme militaire ou patriotique, qu’on admirait chez les anciens, sont devenus des lieux communs ; dès qu’on entend commencer l’histoire, on en devine la fin et le trait, comme on devine souvent l’hémistiche d’un vers ; l’esprit se blase ainsi sur tout ; l’amour-propre même s’use ; les triomphes, les honneurs, les applaudissements multipliés n’offrent plus le même attrait, et l’homme, de jour en jour, doit être moins avide de succès qu’il voit prodiguer à un grand nombre de personnes, et souvent à des hommes méprisables. Il en doit être un jour des honneurs et de la gloire, comme de la demande des auteurs à la fin d’une pièce ; le flatteur empressement avait enivré Voltaire, et les Poinsinet y devinrent insensibles. Que conclure de ce que je viens de vous dire, sinon que rien n’est durable dans le monde, et que les pensées et l’estime des hommes sont comme les flots de la mer qui se succèdent et disparaissent.
C’est fin à la fois et élevé, et d’une calmante tristesse. Maintenant nous connaissons M. de Meilhan par les parties les plus sérieuses et par les plus beaux jets de son esprit et de sa conversation.
Mais si M. de Meilhan n’était autre que le président de Longueil, et lui seul purement et simplement, il serait trop beau, il serait trop grave, il serait trop sage ; il aurait un faux air de génie ; il n’aurait pas assez ce qu’a remarqué en lui M. Molé, les vices de son temps, et il se piquait trop de les avoir pour négliger de se peindre par ce dernier aspect : il s’est donc montré aussi dans le père du jeune Saint-Alban, dans ce second personnage sybarite et relâché qui fait contraste avec le président, et qu’il a traité également avec complaisance.
Il est permis de croire toutefois qu’il ne s’y est peint que de profil, et en se figurant par endroits qu’il ne nous présentait que le meilleur de ses amis. Ce Saint-Alban père a la passion de l’indépendance ; à peine maître de lui-même, dès sa jeunesse, il s’est affranchi de la gêne des devoirs de la société et s’est livré à un goût raisonné pour le plaisir, avec un petit nombre d’amis ou de complaisants qui formaient une petite secte de philosophes épicuriens dont il était le chef :
Le goût des plaisirs, le mépris des hommes, et l’amour de l’humanité et de tous les êtres sensibles, formaient la base de leur système ; mon père (c’est son fils qui parle) méprisait les hommes en théorie par-delà ce qu’on peut imaginer, et cédait à chaque instant à un sentiment de bienveillance et d’indulgence qui embrassait les plus petits insectes.
Ce qui est assez particulier, c’est que ce comte de Saint-Alban, dessiné de la sorte, nous est donné de son propre aveu comme ayant été à l’origine, et presque dès le collège, un libéral sans préjugés et un ambitieux de la belle gloire, de celle qui s’acquérait dans les luttes de la parole publique et de l’antique forum ; ce serait un grand citoyen manqué, un Chatam venu trop tard ou trop tôt, désœuvré dans le pays de Mme de Pompadour, et qui, voyant le noble but impossible, en aurait dédaigné de moindres, et se serait jeté, de dégoui et de pitié, dans les délices :
Les plaisirs sont la seule ressource de l’homme ardent et passionné dont l’ambition est contrariée ! je ne pouvais prétendre à jouer le rôle de Cicéron, et je pris celui de Pétrone. Le goût des lettres et l’amour d’une vie voluptueuse amortirent en peu de temps mon ambition, et, jusques à l’assemblée des notables, je ne fus occupé que des lettres, de mes plaisirs, et du bien que je pouvais faire aux hommes.
Mais, en vivant de cette vie obscurément délicieuse et amollie, à la fois sentimentale et très sensuelle, il est arrivé au dégoût final, au néant ; en perdant les enchantements de la jeunesse, il a perdu ses illusions de tout genre qui, même dans l’ordre de l’esprit, avaient besoin d’elle pour se colorer. Ami de la perfectibilité au début, il a fini par douter de l’utilité de la science et des avantages que retire l’homme du progrès des lumières. La Révolution naissante l’a surpris dans cette disposition morale, et l’y a bientôt confirmé :
Pénétré de ces idées, dit-il, je déplorai les fatales lumières du xviiie siècle ; et, prévoyant les malheurs qui devaient résulter de la fermentation de la lie de la nation, je me retirai dans ma terre. On m’a cru misanthrope dans le monde, tandis que la philanthropie était en quelque sorte chez moi une passion.
On voit, du moins, que M. de Meillan excellait à combiner des nuances très particulières de misanthrope ou d’épicurien : en homme raffiné, il y faisait entrer les contraires.
Ce Saint-Alban, dont la vie s’est passée dans un cercle de plaisirs et d’émotions agréables, est décidé à ne pas attendre que la Révolution vienne le prendre au collet, et l’atteignant dans sa personne le soumettre à une série d’épreuves cruelles et de tortures : il porte toujours sur lui un poison subtil pour s’y soustraire à temps. Dans les derniers conseils qu’il donne à son fils, à ce fils dont il s’est si peu occupé, et envers qui il ne revendique aucun des droits de l’autorité paternelle, mais seulement le privilège de l’« affection » et de la « prédilection » (ce sont les termes mesurés qu’il choisit), il insiste sur certaines recommandations précises et pratiques ; il lui dit en lui faisant passer un reste de fortune :
Il faut avant tout se garantir de la misère ; tout autre malheur doit peu affecter un homme jeune et bien portant ; mais le besoin, la dépendance et le mépris des autres empoisonnent la vie, flétrissent l’âme, abâtardissent le génie.
Ces recommandations d’un père philosophe dans une Révolution m’en ont rappelé d’autres d’un très ancien poète grec, Théognis, qui avait assisté également à des révolutions politiques, et subi des confiscations, des exils : « Ô misérable pauvreté, s’écrie Théognis, pourquoi à cheval sur mes épaules déshonores-tu mon corps et ma pensée ? Malgré moi tu m’apprends toutes sortes de hontes, moi qui connais tout ce qu’il y a de bon et de beau parmi les hommes. » Le vieux poète, imbu d’une philosophie naturellement païenne et voluptueuse, s’adresse à un jeune ami Cyrnus. Mais sur toutes ses prescriptions, et par-dessus toutes les plaintes qui lui échappent, il plane un certain respect des dieux, de la main desquels il convient que l’homme reçoive tout ce qu’ils envoient, les maux comme les biens : « Il ne faut point jurer que telle chose n’arrivera jamais ; car cela irrite les dieux en qui réside tout accomplissement. » Théognis, courbant la tête sous la puissance mystérieuse qui régit le monde, consent à être quelquefois errant et mendiant comme Homère ; il ne porte point à tout propos dans sa bague le poison de Cabanis. Le raffinement des Pétrone n’était point inventé.
Ce raffinement se décèle dans le recueil des maximes que Saint-Alban est censé léguer en souvenir à son fils. C’est un catéchisme moral digne d’Aristippe. Je n’en citerai que quelques pensées qui donnent le fin fond du cœur de M. de Meilhan, et dont celles qui concernent l’amitié devaient faire entre lui et Mme de Créqui le sujet de contradictions assez vives :
Chacun doit s’empresser de faire aux autres le bien que comportent ses facultés, sans attendre de reconnaissance, et sans mettre dans ses actes de bienfaisance rien de passionné qui puisse compromettre le repos.
Ce qui doit dégoûter de la science, c’est que jamais elle ne nous apprendra ni l’origine du monde, ni le premier principe des êtres, ni leur destination.
L’ambition est une passion dangereuse et vaine, mais ce serait un malheur pour la plupart des hommes que d’en être totalement dénués ; elle sert à occuper l’esprit, à préserver de l’ennui qui naît de la satiété ; elle s’oppose dans la jeunesse à l’abus des plaisirs, qui entraînerait trop vivement ; elle les remplace en partie dans la vieillesse, et sert à entretenir dans l’esprit une activité qui fait sentir l’existence et ranime nos facultés.
Il est bon d’exercer son esprit pour se procurer des plaisirs à tous les âges ; il est bon de se former des plaisirs intellectuels qui servent d’entractes aux plaisirs des sens, qui sont les seuls réels…
Il faut croire assez à l’amitié pour avoir de douces illusions, mais jamais ne s’abandonner assez fortement pour être surpris de n’avoir embrassé qu’un nuage.
Il n’est personne à qui l’on doive confier des secrets dont la publication peut compromettre la vie et le bonheur : il faut donc séparer d’avance dans sa pensée tout ce qui doit être l’objet d’un profond silence avec le plus intime ami, et s’abandonner à lui pour tout le reste. C’est une vaste maison ouverte à l’amitié ; dont une seule pièce reste fermée.
Le plus grand plaisir en amitié est de parler de soi, et cet épanchement provient d’une faiblesse mêlée d’amour-propre.
Cacher son amour-propre et caresser celui d’autrui est le contraire de ce que font les hommes, et c’est cependant le seul moyen d’avoir avec eux des rapports agréables et de leur plaire.
Je laisse bien d’autres de ces pensées là où elles sont. C’est encore un poison qu’il avait dans sa bague : il peut y rester71.
Nous tenons la seconde moitié de M. de Meilhan ; qu’elle se rejoigne comme elle pourra à la première. Il s’était dédoublé, nous le rassemblons ; nous le comprenons tout entier. Dans tous les cas, nous avons rafraîchi par des impressions nouvelles et bien nettes l’ancienne connaissance que nous avions de lui. Certes, il était plus qu’un homme d’esprit dans le sens ordinaire et même dans le sens distingué où on emploie le mot. Il avait des vues, de la portée, des idées. Dans ce roman de L’Émigré, ils en ont tous. Le président de Longueil disait quelquefois en montrant la tête de son jeune élève : « Il y a du monde au logis. » Dans la conversation, M. de Meilhan devait être brillant, imprévu, fertile, plein de coup d’œil, ouvrant à tout moment des perspectives, donnant le sentiment et l’aperçu de grandes choses qu’il ne s’agissait plus que d’exécuter. Tel Mme de Créqui le vit, l’admira et l’aurait voulu perfectionner. Elle aurait voulu développer en lui le président de Longueil, et corriger le Saint-Alban. Elle lui donne quelques conseils dans ce sens. Elle ne pouvait, pure et vertueuse comme elle avait toujours été, soupçonner les recoins profonds que la corruption du siècle avait creusés en lui. Il y avait, dans la première édition des Considérations sur les mœurs, quelques passages assez peu honnêtes qu’elle n’avait pas bien compris : « Ce que j’entends le moins dans ce recueil, disait-elle en lui en renvoyant le manuscrit, c’est ce qui touche mon sexe ; mais pour le reste, je l’ai souvent pensé. » Mme de Créqui, malgré sa longue expérience du monde et son esprit mordant, avait l’âme neuve et par certains endroits assez naïve. Il faut voir comme, dans les prétendus Mémoires d’Anne de Gonzague, elle goûte l’épisode romanesque de la comtesse de Moret que M. de Meilhan avait ajouté à la seconde édition ; elle y revient sans cesse : cette vie à deux, toute d’union, d’amitié et de sacrifice, au milieu de la forêt des Ardennes, dans une profonde solitude, lui paraît réaliser l’idéal du parfait bonheur et lui arrache des larmes : « Quel dommage, s’écrie-t-elle, que ce ne soient là que des songes ! »
Quand leur liaison se fit, elle avait soixante-huit ans, et lui quarante-six. Le souvenir de la liaison de Mme du Deffand et d’Horace Walpole se présente aussitôt à l’esprit, et l’on se demande involontairement : « N’y eut-il rien, chez Mme de Créqui, de ce sentiment possible à tout âge chez une femme, et qui la porte avec un intérêt tendre vers un homme dont quelques qualités la séduisent ? n’y eut-il pas un reste de chaleur de cœur tardivement ranimé ? » Qu’on réduise la chose autant qu’on le voudra, qu’on la déguise sous forme d’intellect, qu’on n’y voie qu’un besoin de causer, de trouver qui vous entende et vous réponde, il est certain que la connaissance de M. de Meilhan introduisit un mouvement et un attrait dans la vie de Mme de Créqui : elle s’occupe de lui, elle désire son avancement, elle le souhaite plus proche d’elle, elle épouse sa réputation, elle a besoin qu’il soit loué et approuvé. Il lui fait l’effet d’être plus jeune qu’il ne l’était, et M. de Meilhan passa longtemps dans le monde pour être plus jeune que son âge : elle le plaint et elle compatit à le voir ainsi désabusé comme un vieillard, et il semble qu’en mettant son propre désenchantement en commun avec le sien, elle ait quelque désir de le consoler : « Vous êtes destiné, monsieur, lui disait-elle au début, à passer une vie douloureuse : vous voyez le jeu des machines, et alors plus de bonheur. »
Je crois qu’en demeurant dans ces termes, et bien en deçà d’une passion qui ferait sourire, on a saisi le point délicat et vif de la liaison de M. de Meilhan avec Mme de Créqui.