(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — I » pp. 432-453
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — I » pp. 432-453

I

Il doit paraître dans quelques semaines, chez un libraire bien connu et estimé des bibliophiles, un petit volume fait pour attirer l’attention, et qui permettra de rétablir avec précision et fidélité une des physionomies les plus remarquables et les plus caractéristiques de la société française dans la seconde moitié du xviiie  siècle67.

Le nom de la marquise de Créqui a été fort remis en vogue depuis quelques années : il ne s’agit plus que de connaître la véritable. Celle, en effet, dont M. de Courchamps a publié en dix volumes les prétendus mémoires et Souvenirs, d’ailleurs spirituels et amusants, n’est pas du tout la marquise de Créqui, laquelle n’a servi que de prête-nom. M. de Courchamps était un singulier homme : quand il signait de son nom quelque ouvrage, on lui démontrait qu’il le prenait à d’autres, qu’il était plagiaire et n’avait pas le droit d’y mettre son nom. C’est ce qui lui est arrivé en dernier lieu pour le roman intitulé Le Val funeste, qui, on l’a dit plaisamment, est devenu pour lui Le Vol funeste. Il s’est exposé à ce qu’un journal malin qui avait, découvert la fraude et qui connaissait l’ancien texte du roman, en fit paraître un jour un chapitre en disant : « Nous donnons ici le feuilleton que M. D… doit publier demain. » Puis, quand il inventait, ou du moins quand il composait et combinait réellement un livre avec des éléments ramassés de toutes parts et qu’il s’en pouvait dire très spécieusement l’auteur, alors en revanche, et comme par compensation, M. de Courchamps ne le signait pas, mais il se couvrait d’un autre nom que le sien, d’un nom connu, autorisé, et il s’exposait dès lors à ce qu’on lui démontrât qu’il n’avait pas le droit d’y attacher ce nom-là, et que c’était bien le sien, cette fois, qu’il y aurait dû mettre. Il en faudrait seulement conclure que cet homme d’esprit, et qui avait vécu dans la bonne société, était de la classe des mystificateurs, et que son amour-propre jouissait plus à donner le change au monde qu’à se faire compter comme écrivain6.

La question des prétendus mémoires de la marquise de Créqui vaut pourtant la peine d’être traitée avec quelque détail, à cause du grand succès de vogue qu’ils ont obtenu et qu’ils méritaient en partie par beaucoup d’anecdotes piquantes sur l’ancien régime et d’historiettes joliment racontées : je n’en veux ici qu’à leur authenticité et à leur crédit, nullement à l’espèce de bonne grâce de leur commérage de salon. Je les voyais, l’autre jour encore, cités et pris au sérieux par un grave et savant historiographe étranger : il importe que ces sortes de méprises ne se fassent plus. Dans une Notice récente sur la marquise de Créqui (1855), l’estimable fils de l’exécuteur testamentaire, de l’homme d’affaires et de confiance de la marquise, M. Percheron, a fort bien démontré, par des faits positifs, l’impossibilité que les mémoires soient d’elle, et comme quoi le fabricateur s’est mis en contradiction avec certaines dates essentielles qu’il a ignorées ou altérées volontairement. Mais la Notice de M. Percheron n’a été tirée qu’à vingt-cinq exemplaires et ne s’adresse qu’à un petit nombre de lecteurs. Grâce aux lettres qui vont être aujourd’hui publiées, on a d’ailleurs à ajouter aux preuves qu’il donne des preuves nouvelles, non moins décisives, et qui parlent plus sensiblement aux esprits et d’une manière peut-être plus animée que de simples dates. Avant de dire ce qu’a été la vraie marquise de Créqui, il convient une bonne foi de se débarrasser de la fausse.

I. — Que les Souvenirs dits de la marquise de Créqui ne sont pas et ne sauraient être d’elle.

Nous commençons par les preuves, tout d’abord péremptoires, qu’à produites M. Percheron.

Les prétendus mémoires font mourir la marquise de Créqui à l’âge de 98 ans au commencement de 1803, et il y est dit, dès les premières lignes, qu’elle était née je ne sais quand (les registre de l’état civil faisant défaut) et approximativement de 1699 à 1701, ce qui même la ferait mourir à plus de cent ans. Tout ceci n’est qu’une invention du fabricateur pour se donner prétexte de mettre sa marquise de Créqui en relation avec quantité de personnages du xviie  siècle qui continuaient de vivre au commencement du xixe . En fait, la vraie marquise de Créqui était née le 19 octobre 1744, et elle mourut le 2 février 1803, âgée de 88 ans et quelques mois.

La vraie marquise de Créqui fut mariée à 23 ans, le 6 mars 1737, au marquis de Créqui-Hémond, qu’elle perdit le 24 février 1744, après trois ans, onze mois et dix-huit jours de mariage. L’auteur des prétendus mémoires fait dire à la marquise « qu’elle a passé trente ans avec M. de Créqui dans un bonheur sans mélange. » Elle revient en plus d’un endroit, d’un air d’attendrissement, sur « tant d’années » d’un parfait bonheur qu’elle lui a dû.

Le reste des erreurs ou des altérations biographiques matérielles est de la force de ces deux-là. Mme de Créqui a un frère, le comte de Froullay, qui est blessé à la bataille de Laufeld le 2 juillet 1747, et qui, transporté à Tongres, y meurt le 11 du même mois. Il n’avait été marié que deux ans environ, ne laissa point de postérité, et n’avait guère que 25 ans à l’époque de sa mort. Le fabricateur des mémoires fait mourir ce frère de la marquise à l’armée de Villars, de la petite vérole, et en 1713, époque où il n’était pas né. Évidemment, la manie d’antidater et de remonter haut l’a mené trop loin : il n’était pas dans les secrets ni dans les papiers de la famille. M. Percheron, dans cette Notice où il ne procède que pièces et actes notariés en main, ruine ainsi complètement la construction et déchire le canevas des prétendus mémoires à tous les points fixes où le fabricateur s’était efforcé de les rattacher.

Reste la partie morale ou, si l’on aime mieux, la chronique scandaleuse, la broderie, qui n’est pas moins fausse, mais qui est plus délicate à dénoncer et à convaincre de contrefaçon et d’imitation mensongère. Certes, si on lisait avec un peu d’attention et de critique, si l’on se donnait la peine de comparer et de raisonner à propos de lectures auxquelles on ne demande qu’une heure de distraction et de délassement, on arriverait à une conviction personnelle très motivée, et qui dispenserait (au moins pour soi, simple lecteur) de beaucoup d’autres recherches. Dès les premières pages des prétendus mémoires, comment se peut-il admettre qu’une personne du xviiie  siècle, une douairière à peu près contemporaine de Mme du Deffand7, et qui doit avoir sinon les mêmes principes, du moins le même ton et la même langue, vienne nous parler théologie en des termes qui ne datent que de 1814 au plus tôt, et nous dise en raillant et réprouvant les protestants d’Allemagne :

C’est un mélange inouï de vide et d’informe, de mielleux, d’arrogant et de niais, de mystique, d’érotique et de germanique enfin, qu’on trouve inconcevable et qui ne saurait s’exprimer. Ces hommes qui rejettent les dogmes du catholicisme, admettent toutes les superstitions connues. Dans une même tête on trouve amassées les opinions de Pythagore et la philosophie de Kant, le pyrrhonisme de Voltaire et la croyance aux enchantements, etc.

C’est là une douairière qui a au moins entendu parler du comte Joseph de Maistre, qui s’est fait lire quelques-unes de ses Soirées, et qui a connu Mme de Krüdner. Mme de Créqui, née au commencement du xviiie  siècle, pouvait-elle, en parlant de je ne sais quelle cérémonie monastique dont elle avait été témoin dans son enfance, ajouter ce trait classique plus convenable chez une lectrice de La Gazette : « Je n’ai rien vu dans les nouveaux romans qui fut aussi romantique que cette scène nocturne et qui fût aussi pittoresque surtout. » Pouvait-elle, en citant une complainte du vieux temps qui se serait chantée au berceau de son petits-fils, dire à ce dernier : « Vous vous rappellerez peut-être, en lisant ceci, que Mlle Dupont, votre berceuse, vous chantait précisément la même complainte, et qu’elle en usait toujours de la sorte, en guise de somnifère et pour le service de votre clinique. » On rencontre à chaque pas de ces anachronismes évidents de couleur et de langage, et qui donneraient droit de conclure avec certitude que, quand même il y aurait eu un fonds primitif d’anciens papiers, d’anciens récits, l’éditeur les avait retouchés et arrangés à la moderne.

Il y a plus, et, indépendamment des questions de dates, on arriverait, rien qu’avec les lettres qu’on publie et dont j’ai les originaux sous les yeux, à être assuré que les prétendus mémoires ne sont, à aucune degré, de la marquise de Créqui elle-même. Et, en etfet, par une rencontre imprévue et qui permet la confrontation, le fabricateur fait dire à sa fausse marquise, sur les personnes de son monde et de sa connaissance, des méchancetés plus ou moins atroces, qui sont justement le contraire de ce qu’on trouve dans les lettres authentiques et qui en reçoivent un entier démenti. Je ne citerai qu’un ou deux exemples frappants. La vraie Mme de Créqui est pleine de raison, de sens, et n’est surtout pas une marquise à préventions, à passions politiques, telles que le fabricateur des mémoires les aime et comme il s’en vit plus d’une dans un noble faubourg après 1815 ou après 1830. Mme de Créqui connaît M. et Mme Necker, comme tout le grand monde de 1780 à 1789 les connut et les estima : elle n’est pas engouée des Necker au point où l’étaient la maréchale de Beauvau, la duchesse de Lauzun et tant d’autres grandes dames ; elle reste à cet égard bien en deçà ; son enthousiasme pour eux est très modéré ; elle sait même très bien les railler sur leur trop visible désir de rentrer au ministère : toutefois elle les estime, et il y a même un moment en 1788, après le renvoi du cardinal de Brienne, où, si elle compte sur quelqu’un pour rétablir le crédit public, c’est sur M. Necker. Celui-ci lui envoie en manière d’hommage les livres qu’il publie, même quand ils sont pleins de chiffres : « Ce qui est à ma portée, dit-elle, me paraît dolent et plein de désir. » Là s’arrête son épigramme. Elle les visite quelquefois, — rarement —, car elle sort peu. Elle reçoit chez elle des visites de Mme Necker, « triste, languissante, mais toute pleine d’espérance. » Elle y va dîner une ou deux fois, mais sur ce chapitre elle a contre eux un véritable grief qui l’empêchera d’y retourner : c’est qu’ils dînent à cette heure indue qui était alors quatre heures et demie de l’après-midi : la marquise avait l’habitude de dîner à deux heures. Elle témoigne assez peu de goût pour leur fille Mme de Staël : « Les enthousiastes ne sont pas mon fait, et j’ai remarqué, dit-elle, que leur chaleur cache très peu d’esprit ; c’est une nouvelle découverte pour moi. » Elle écrivait cela en mars 1789, et elle se trompait en croyant faire cette découverte ; car si l’enthousiasme de Mme Staël méritait de trouver grâce auprès des têtes froides, c’était eu faveur de tout l’esprit qu’il y avait derrière. Quoi qu’il en soit, telle se montre à nous, par sa correspondance, la vraie marquise de Créqui dans ses relations avec la famille Necker, de 1782 à 1789. Or, le fabricateur des mémoires, qui ne le sait pas et qui ne s’en soucie guère, uniquement préoccupé qu’il est de satisfaire ses rancunes et ses aigreurs politiques et de donner cours à toutes les malignités qui, dans un certain coin du grand monde, s’attachaient depuis la Révolution à la personne de Mme de Staël et de ses parents, suppose que sa marquise en est aussi tout imbue ; il lui met sous la plume des pages impossibles de méchanceté et de diffamation. Il établit comme un point indubitable que la marquise ne pouvait connaître directement les Necker ni daigner les visiter. Il ne sait pas qu’elle était une des premières à qui ils avaient fait part en novembre 1785 du mariage de leur fille avec l’ambassadeur de Suède : « Je n’ai jamais rencontré Mme de Staël que deux fois dans ma vie, lui fait-il dire, et c’était premièrement à l’hôtel de Bouliers, où j’arrive un soir au milieu d’une belle conversation de Mlle Necker avec M. Bailly… etc. »

Suit tout une histoire grotesque composée à plaisir. Mais le fabricateur, qui parle de ce qu’il ne sait pas et qui place ses cadres à faux, est déjà atteint et convaincu.

De même pour la fameuse banqueroute du prince de Guemené. Il faut lire dans les prétendus mémoires le dédaigneux et insolent chapitre qui commence d’une façon toute triomphante : « Écoutez le récit d’un désastre à faire pâlir… », et qui finit par ces mots jetés d’un ton leste : « Et voilà ce qu’il est convenu d’appeler la banqueroute du prince de Guemené ». C’est un persiflage de grande dame de l’ancien régime qui affecte d’ignorer, en fait d’intérêts matériels, ce que sait le moindre bourgeois. Or on a, dans les lettres aujourd’hui publiées, le récit même, le vrai récit de la marquise au moment de cette scandaleuse nouvelle. Cette personne sensée n’a rien de toutes ces ignorances affectées ni de ce persiflage. Elle compatit aux pauvres gens et aux affligés que frappe cette banqueroute ; elle en donne les détails et les chiffres précis à Senac de Meilhan, son correspondant très cher ; et, voyant la superbe famille de Rohan si humiliée et par cette catastrophe et par d’autres accidents qui bientôt suivirent, elle en revient aux réflexions morales ; elle se félicite au moins de ne tenir à rien, et de ne point prêter à ces revers subits du faste et à ces chutes de l’ambition ; elle se rejette dans la médiocrité, comme disait La Bruyère :

Ô obscurité, s’écrie-t-elle avec un sentiment moral qui ferait honneur à toutes les conditions, tu es la sauvegarde du repos, et par conséquent du bonheur ; car qui peut dire ce qu’on serait en voulant des places, des biens, des titres, des rangs au-dessus des autres, où on arrive par l’intrigue, où on se maintient par la bassesse, et dont on sort avec confusion souvent, et toujours avec douleur ? Mais il faut, pour être sage, pouvoir durer avec soi-même (car l’ennui est la source de tous les écarts), donner à la vie la consistance qu'elle a, qui est bien peu de chose ; et, si tous ces calculs ne font pas rire, ils empêchent souvent de pleurer.

Une telle manière de sentir vaut mieux et honore plus les grandes dames sensées de l’ancien régime que les impertinences que leur prête M. de Courchamps, et que notre âge, envieux à la fois et copiste des aristocraties, est trop disposé à admirer.

J’ai nommé Senac de Meilhan ; c’est à lui en effet que sont adressées la plus grande partie des lettres ou billets qu’on publie (au nombre d’environ 80). Mme de Créqui en faisait le plus grand cas ; on voit dans ces lettres mêmes le progrès de son estime et de son amitié pour lui. Ce qui la rapproche surtout de cet homme de grand esprit et qui avait laissé jusqu à présent trop peu de souvenir, c’est une certaine conformité dans la manière de juger les choses et les personnes, le besoin de causer à cœur ouvert, d’être entendue de quelqu’un. Mme de Créqui était sincèrement religieuse et chrétienne, et Senac de Meilhan était franchement philosophe et même épicurien. Il y avait donc entre eux un abîme de ce côté-là, du côté du rivage de l’Éternité ; mais de ce côté-ci du monde, et dans l’observation de la société, ils pensaient presque en tout de même ; ils avaient la même expérience définitive, le même désabusement, avec cette différence que Mme de Créqui était revenue de tout intérêt actif dans la vie, et que M. de Meilhan était désabusé, mais non détaché ; elle lui en fait quelquefois la guerre. Il y avait donc entre eux toute la conformité et les différences qui peuvent donner du charme à rintimité des esprits et de la vivacité à leur commerce. « Je suis très obligée à M. de Meilhan, lui écrit-elle un jour après un dîner auquel elle l’avait invité avec quelques amis, de regretter une société qui n’a de mérite que de connaître ce qu’il vaut ; ce n’en est peut-être pas un petit, malgré l’évidence. » On ne saurait parler à quelqu’un avec un sentiment plus marqué de considération et d’estime. Eh bien ! le fabricateur des mémoires, qui ne soupçonne pas cette relation intime, s’est avisé de nommer Senac de Meilhan dans un passage ; mais gare à lui ! comment l’a-t-il fait ? Le nom de Meilhan d’abord y est mal écrit Meillan), ce nom que la vraie marquise avait tant de fois mis de sa main et très correctement sur l’adresse de ses lettres à son ami. Après d’assez méchants propos sur le père, le médecin Senac, et sur sa femme, le fabricateur fait dire à sa marquise : « L’unique héritier de ce bon ménage est M. de Meillan, qui se pavane aujourd’hui dans son intendance avec tant de fatuité. C’est à lui qu’on prenait la liberté d’appliquer cette vilaine épigramme de Piron… » Nous ne transcrirons point l’injure dégoûtante dont on le gratifie. Voilà le fabricateur encore pris la main dans le sac, comme on dit, et nous l’y tenons si fort qu’il ne lui est pas possible, cette fois, de la retirer. Il est arrêté comme une fausse patrouille qui ne savait pas le mot d’ordre, et qui s’est livrée elle-même en prenant l’ami pour l’ennemi.

Il demeurera prouvé pour nous, et pour tous ceux qui examineront désormais l’ouvrage, que les prétendus Souvenirs de la marquise de Créqui ne sont d’elle, à aucun degré, ni pour les faits, ni pour les sentiments, ni pour le ton. De qui sont-ils donc, et de quelle manière peut-on se rendre un compte vraisemblable de ce singulier livre ? Voici comment je me l’explique à peu près. L’homme d’esprit qui l’a compilé avait vu le succès des mémoires de Saint-Simon et celui (excusez le rapprochement) des Mémoires d’une contemporaine ; il s’était dit : « Et moi aussi je ferai une manière de Saint-Simon pour le xviiie  siècle, et pour cela je me déguiserai en douairière. Je ferai une Contemporaine, mais royaliste et de qualité, la contemporaine de l’ancien grand monde. » Il aimait les coiffes ; il avait reçu les confidences de quantité de vieilles dames d’autrefois, et savait à ravir le menu de ce haut commérage. Il avait par devers lui sans doute des correspondances, des journaux manuscrits peut-être, des malles remplies de vieux papiers, mais surtout des, souvenirs de conversations à n’en plus finir. Il fit de tout cela un vaste anecdotier, un grand sottisier sans suite, sans liaison. Il n’y oublia pas les anecdotes malignes, et chères à toutes les oppositions d’alors, sur les origines et les antécédents de la dynastie qui occupait le trône depuis 1830, et de ceux qui y adhéraient. Il distilla partout son fiel avec assez d’agrément. L’homme était frotté de bon ton, les pages qu’il griffonnait s’en ressentirent. Le recueil ainsi conçu et rassemblé, il ne s’agissait plus que de savoir quelle forme, quelle figure définitive il prendrait, et quelle fée on lui donnerait pour marraine. On assure que l’éditeur hésita quelque temps ; il aurait d’abord songé à d’autres noms. Mais comment se jouer aux Coigny, aux Coislin, à aucune de ces nobles familles qui avaient laissé des héritiers et des descendants ? Il fallait absolument quelque nom de duchesse ou de marquise sur lequel un descendant n’eût pas le droit de venir réclamer. Le nom de la marquise de Créqui se présenta avec toutes sortes d’avantages et comme réunissant le plus de conditions : point de descendant ni d’héritier, une vie longue et qu’avec un peu d’adresse on pouvait étendre jusqu’à la durée d’un siècle, un souvenir déjà vague d’une personne de beaucoup d’esprit et mordante. Va donc pour la marquise de Créqui ! ce masque est décidément le plus commode. Ce n’était qu’un jeu de le porter, pour quelqu’un qui aimait avant tout s’habiller et à babiller en vieille femme. On rajusta tant bien que mal un semblant de biographie ; Crispin en marquise fit tous ses grands airs, et la comédie a réussi.

Venons, il en est temps, à la seule et vrai marquise ; nous ne parlerons plus que de celle-là désormais.

II. — Première vie de Mme de Créqui. — Devoir ; régularité ; religion. — Expérience et désabusement.

Mme de Créqui est de ces personnes qui ne nous apparaissent que vieilles et qu’on ne saurait se figurer autrement. C’est sous cette forme qu’elle a toute sa valeur, tout son esprit et son originalité. Elle nous dit elle-même, en parlant de sa santé : « Je n’ai jamais connu ce bien-là, ni celui de la jeunesse. » Toute la première moitié de sa vie est simple, uniforme, et dans la ligne stricte du dévouement et du devoir. On y chercherait en vain ce qu’il est trop ordinaire de rencontrer dans la jeunesse des femmes du xviiie  siècle, le tempérament ou le roman ; c’est à une personne tout à fait calme et vertueuse (s’il est permis de savoir si bien ces choses de si loin) qu’on a affaire ici.

Renée-Caroline de Froullay, née, comme on l’a déjà dit, le 19 octobre 1714, au château de Monfleaux, dans le Bas-Maine, fille d’un lieutenant général des armées du roi, ondoyée à sa naissance par un de ses oncles, évêque du Mans, fut confiée dès l’âge de trois ans à Mme des Claux, sa grand-mère maternelle, qui l’éleva et auprès de laquelle elle demeura jusqu’à l’époque de son mariage. Ce mariage, qui paraît avoir été assez heureux, fut de courte durée, et la laissa veuve à vingt-six ans (1744) avec un fils unique ; une fille qu’elle avait eue était morte peu après sa naissance. La vie de cœur de Mme de Créqui paraît s’être concentrée, durant ses belles années, sur deux personnes, ce fils unique et son oncle le bailli de Froullay. Jeune veuve, elle prit un parti courageux : pour assurer l’avenir de son fils et remettre en ordre la fortune que la mort du marquis laissait assez embrouillée, elle se retira à la communauté de la Doctrine ou de l’Instruction chrétienne, rue du Pot-de-Fer, et y demeura tout le temps qu’il fallut pour ses desseins d’économie. Son grand intérêt dans la vie, et plus tard son amertume profonde et sa plaie secrète, fut ce fils auquel elle sacrifia tout et qui, en devenant un homme assez distingué, du moins à la surface, se montra des plus indifférents et des plus méconnaissants envers sa mère. Elle n’avait rien négligé pour le bien élever et le mettre dans le monde sur un pied digne de son nom. Elle le plaça aux jésuites, puis à l’académie (école d’exercices pour la jeune noblesse) ; puis, après quelques campagnes, elle lui eut un régiment. On était alors en pleine guerre de Sept Ans, et elle dans toutes ses inquiétudes et ses transes de mère.

Je conçois, lui écrivait Jean-Jacques Rousseau (13 octobre 1738), les inquiétudes que vous donne le dangereux métier de M. votre fils, et tout ce que votre tendresse vous porte à faire pour lui donner un état digne de son nom ; mais j’espère que vous ne vous serez point ruinée pour le faire tuer : au contraire, vous le verrez vivre, prospérer, honorer vos soins, et vous payer au centuple de tous les soucis qu’il vous a coûtés. Voilà ce que son âge, le vôtre, et l’éducation qu’il a reçue de vous, doivent vous faire attendre le plus naturellement.

Au sujet de ces agitations, de ces énergies de cœur et d’esprit qu’elle lui marquait, il lui disait encore : « Votre âme se porte trop bien, elle vous use ; vous n’aurez jamais un corps sain. » — À la paix, après quelques années passées à observer les riches héritières, le marquis de Créqui se maria avec Mlle du Muy ; cette union, tout en vue de la fortune, fut sans bonheur, et les zizanies, les chicanes qu’elle engendra rejaillirent jusqu’à Mme de Créqui, et lui causèrent bien des ennuis et même des pertes d’argent considérables ; mais ce qui l’atteignait plus que tout, c’était l’indifférence et l’ingratitude de cœur de son fils, qui ne parut jamais s’apercevoir des sacrifices et de l’affection de sa mère. Celle-ci écrivait à M. de Meilhan en octobre· 1787 : « Depuis vingt ans que je compte ce que je pouvais avoir d’agrément, et à quelle perspective j’avais tant sacrifié, et que j’ai vu à quoi cela était réduit, j’ai senti qu’il fallait se pendre ou se consoler : j’ai pris le dernier parti… » Mais cette espèce de consolation, qui n’est que le pis-aller du désespoir, est morne et laisse le cœur bien flétri. Son fils ne lui accordait aucune confiance ; elle apprenait ordinairement par d’autres, et après tous les autres, ce qu’il faisait, ce qu’il écrivait (car il se mêlait d’écrire et de se faire imprimer). Caustique et médisant dans le monde où il était craint pour ses épigrammes, il avait contracté une sécheresse qu’il pratiquait avec elle et qu’il lui apportait sans déguisement. Nommé en 1789 député des États d’Artois à l’Assemblée constituante, elle en était instruite par le bruit public : « On vient de me dire que mon fils était député (l’un des quatre) des États d’Artois ; à la bonne heure ! Je n’ai pas eu une fois de ses nouvelles ; je vois cela, je ne le sens plus. »

La consolation véritable de Mme de Créqui eût été dans sa famille, si elle avait pu conserver plus longtemps son oncle le bailli de Froullay, auquel elle fut attachée comme la fille la plus tendre : elle connut avec lui tout ce qu’il y a de pur et de doux dans l’amitié la plus constante, la plus dévouée. Vingt ans après l’avoir perdu, elle écrivait à M. de Meilhan, qui avait eu sur les amis je ne sais quelle pensée digne de La Rochefoucauld (et elle avait pu elle-même dans une occasion récente vérifier la quasi-justesse de cette pensée) : « Je me souvins alors de ce que vous avez écrit sur l’amitié, et je dis : Il a raison ; ensuite je tourne mes regards sur trente-deux ans d’amitié avec mon si cher oncle, et je dis : Il a tort. J’avoue que ce goût, cette estime, cette persuasion avaient des bases très solides ; tout est anéanti pour moi depuis cette cruelle perte. »

Nous savons tout ce qu’il nous importe de savoir sur là jeunesse de Mme de Créqui : encore une fois, nous n’avons affaire avec elle ni à une Mme Du Deffand, ni à une maréchale de Luxembourg, à aucune de celles qui eurent à refaire leur existence morale dans la seconde moitié et à regagner la considération. Elle n’eut rien, quant aux mœurs, de ce qu’on est convenu d’attribuer en propre au xviiie  siècle, et M. de Meilhan qui s’y connaissait, dans le portrait presque enthousiaste qu’il a tracé d’elle sous le nom d’Arsène, a pu dire en toute vérité :

La jeunesse d’Arsène n’a point été troublée par les passions ; c’est dans le temps des erreurs et de la dissipation qu’elle a cultivé son esprit et exercé son courage par les privations et sa patience par les contrariétés.

L’amour n’a jamais seulement effleuré son âme ; l’amitié suffit à sa sensibilité…

La vie de cœur de Mme de Créqui, aux années actives, se résume en ces deux mots : Elle a aimé son digne oncle, et elle a souffert par son fils.

Née et vivant dans la haute société, elle s’y fit de bonne heure son coin de retraite à elle ; elle ne fut, en aucun temps, mondaine, et dans sa vieillesse, jetant un regard en arrière, elle pouvait dire : « Le temps d’être dans le monde n’est jamais venu pour moi, mais en revanche celui de m’y montrer est absolument passé. » Sérieuse, instruite, ayant du temps à donner à la lecture, Mme de Créqui encore jeune désira voir les littérateurs célèbres de son temps et se former dans leur familiarité. Ils avaient de quoi se former à leur tour auprès d’elle et au contact de son esprit si vrai, de sa parole si ferme et si aiguisée. Les Lettres de Pougens nous la montrent à cet égard, et dans ses relations avec eux, sous son vrai jour. Elle était très liée avec d’Alembert ; elle le fut avec Rousseau dès les premiers temps de sa célébrité. Elle savait être naturellement simple et se prêter à leurs goûts, à leur humeur et à leurs légères prétentions d’indépendance. Lorsque d’Alembert venait lui demander un matin de vouloir bien lui prêter la somme de « vingt-deux livres dix sous », elle lui prêtait cette somme juste, ni plus ni moins. Elle avait apprivoisé Rousseau, et quoiqu’elle lui envoyât quelquefois des poulardes (elle en avait bien le droit, étant du Bas-Maine) et qu’elle essayât de lui glisser quelques autres petits présents, il ne se brouilla jamais avec elle. On a les lettres qu’il lui a écrites et qui sont à l’honneur de tous deux. Dans le temps qu’il méditait son Émile, il lui demandait de vouloir bien lui mettre par écrit ses idées et le résultat de son expérience maternelle :

À propos d’éducation, lui disait-il (janvier 1759), j’aurais quelques idées sur ce sujet que je serais bien tenté de jeter sur le papier si j’avais un peu d’aide ; mais il faudrait avoir là-dessus les observations qui me manquent68. Vous êtes mère, madame, et philosophe, quoique dévote ; vous avez élevé un fils, il n’en fallait pas tant pour vous faire penser. Si vous vouliez jeter sur le papier, à vos moments perdus, quelques réflexions sur cette matière, et me les communiquer, vous seriez bien payée de votre peine si elles m'aidaient à faire un ouvrage utile, et c’est à de tels dons que je serais vraiment sensible (il a les poulardes sur le cœur) : bien entendu pourtant que je ne m’approprierais que ce que vous me feriez penser, et non pas ce que vous auriez pensé vous-même.

Il parle d’elle dans ses Confessions sur le ton d’une respectueuse reconnaissance.

À un certain moment toutefois, vers l’âge de 44 ans, elle avait pris un parti absolu, celui de la dévotion, qui se marquait alors par une réforme dans la toilette, par les habitudes extérieures. Elle ne voulut pas laisser dans le doute un seul instant ses amis, et elle leur en fit part en leur écrivant : « Je comprends par le commencement de votre lettre, lui répondait sur ce point Jean-Jacques (13 octobre 1758), que vous voilà tout à fait dans la dévotion. Je ne sais s’il faut vous en féliciter ou vous en plaindre : la dévotion est un état très doux, mais il faut des dispositions pour le goûter. Je ne vous crois pas l’âme assez tendre pour être dévote avec extase, et vous devez vous ennuyer durant l’oraison. Pour moi, j’aimerais encore mieux être dévot que philosophe, mais je m’en tiens à croire en Dieu, etc. » Quelques années après il lui écrivait, et toujours de sa façon la moins bourrue (juillet 1764) :

Je reconnais avec joie toutes vos anciennes bontés pour moi dans les vœux que vous daignez faire pour ma conversion. Mais, quoique je sois trop bon chrétien pour être jamais catholique, je ne m’en crois pas moins de la même religion que vous ; car la bonne religion consiste beaucoup moins dans ce qu’on croit que dans ce qu’on fait : ainsi, madame, restons comme nous sommes ; et quoi que vous en puissiez dire, nous nous reverrons bien plus sûrement dans l’autre monde que dans celui-ci.

Il était alors fugitif, ayant quitté Montmorency et retiré à Motiers-Travers.

D’Alembert cessa de voir Mme de Créqui lorsqu’elle se jeta tout à fait dans la religion. Mme de Créqui était tolérante, mais d’Alembert était trop engagé. Elle avait gardé de lui un bon souvenir. Du temps qu’elle le voyait, elle lui disait quelquefois, à propos de ses colères d’enfant à l’Académie : « Vous n’êtes que furibond, vous n’êtes pas furieux. »

Voltaire aurait dit, selon Pougens, en apprenant cette conversion de Mme de Créqui : « Ah ! c’est Pascal qui nous a fait ce larcin-là. » Je ne sais s’il a dit réellement ce mot, et je ne voudrais pas refuser à Pascal l’honneur d’avoir contribué à l’entière réformation de Mme de Créqui. C’est elle qui a écrit pourtant : « Je ne regrette point Pascal ; ses lumières étaient aussi étendues que sa société était triste : c’était de l’absinthe qu’il répandait dans ses communications, et je trouve que la religion et la vraie philosophie, qui apprécient tout, donnent, sinon de la gaieté, du moins de la sérénité. »

La sérénité, quoi qu’elle en dise, n’est point précisément ce qui nous paraît dominer dans la religion de Mme de Créqui. La considération de l’éternité forme la limite habituelle et assez rapprochée de son horizon ; c’est là qu’elle porte les yeux dès qu’elle veut anéantir le présent et amortir en elle quelque peine, quelque regret qui remue encore : « Ce ne sont là que des dégoûts, se dit-elle en songeant aux procédés de son fils ; le détachement suit, et alors l’éternité paraît et absorbe tout. » Elle ne nous dit jamais comment elle anime et elle éclaire cette éternité. On aimerait à y voir quelquefois le rayon. — Ce n’est qu’une espèce de repoussoir et d’assommoir dont elle écrase tout.

Elle avait l’esprit naturellement tourné à la morale. Dans le Tacite traduit par d’Alembert, elle goûtait surtout les sentences. « S’il y a quelques maximes dignes de moi, envoyez-les, écrivait-elle à M. de Meilhan ; j’aime le genre, quoique très avili par la quantité d’ignares qui s’en mêlent. » Les ouvrages de ce dernier lui plaisent par le fond des sujets autant que par le tour. Elle lisait moralistement (c’est son mot), en raisonnant et en extrayant de tout une moralité applicable. Elle s’exerçait assez souvent plume en main à définir des synonymes et aimait ce genre, qui donne à la pensée de l’exactitude, et à l’expression toute sa propriété. À propos de je ne sais quel ouvrage de l’avocat Target, qu’on disait excellent : « Je le crois, mais je ne le saurais lire, disait-elle : je suis si frivole que j’aime le style, et si bête que j’aime la justesse. » Ses lettres, qui sont courtes, ne nous donnent que la note de son esprit et de sa conversation : celle-ci devrait être nourrie et piquante :

Les nouveaux systèmes, disait M. de Meilhan dans le portrait d’Arsène, les engouements publics ne fixent son attention que par le ridicule qu’ils lui présentent. Son goût en littérature, en ouvrages d’agrément, est juste ; son jugement sur les ouvrages sérieux est solide ; son esprit a de l’étendue et de la sagacité, il voit promptement et loin. Si l’on croyait à la métempsychose, on penserait que l’esprit de Montaigne est venu animer Arsène.

Mais pour que cette idée de métempsychose de Montaigne à elle fût autre chose qu’un compliment de l’amitié, il aurait fallu à Mme de Créqui ce qu’elle n’avait, ni elle, ni aucune des femmes distinguées de ce grand monde et de cette société accomplie mais finissante, la fertilité, la fraîcheur de détail, l’imagination.

Elle n’a rien qui rie dans son style ni dans sa parole. Elle dit quelque part, à propos des scènes du monde et des spectacles plus ou moins agités auxquels elle assistait : « Il y a trois personnages qui raisonnent bien différemment : l’homme du monde, le philosophe et le chrétien : le premier croit que ceci dure ; le second, que c’est quelque chose, mais qui passe ; et le chrétien le voit comme quelque chose déjà passé. J’y jette quelques fleurs… » Ces fleurs, chez elle, on ne les voit pas. Elle a le bon sens, un certain bon sens âcre en qui se résume une expérience consommée, « un fonds de caustique qui ne demande qu’à sortir », et que sa charité, plus de principes que de nature, ne suffit pas à contenir au dedans. Seulement, au lieu de s’épancher et de se répandre en longs discours, ce fonds d’humeur s’échappe en mots brefs et secs qui laissent leur empreinte. Ce n’est pas elle qui, avec son découragement et ses sévérités, se serait jamais amusée à recueillir curieusement tous les riens de société et les caquetages : elle a une disposition de dégoût qui coupe court et qui abrège. Ses cahiers et notes, quand elle noircissait du papier, devaient être surtout de réflexions morales et de jugements concis.

Désabusée comme elle était, elle avait à craindre pourtant le grand ennemi des personnes qui ont vécu dans la société et qui se sont fait une habitude de la conversation, l’ennui. « Je voudrais, disait-elle, trouver quelqu’un qui calculât la vie et qui en fît le cas qu'elle mérite. » Oui, mais pour en causer avec ce quelqu’un et pour se donner le plaisir de dire ensemble que la vie n’est rien. « J’ai eu une destinée singulière, disait-elle encore : j’ai voulu être lettrée, et les lettrés m’ont paru ignorants ; femme du monde, et, outre la bêtise des gens du monde, c’est qu’ils ne savent pas vivre. Enfin je ne trouve pas qu’on puisse subsister avec les hommes habituellement. » Jolie conclusion qu’on ne devrait tirer que la veille de sa mort ! Mais, comme elle vivait et qu’elle devait exister encore quinze ans après avoir écrit cela, elle se sentait le désir d’en faire part à quelque misanthrope comme elle et qui fît exception à la réprobation commune. C’est dans le cours de cette période morale déjà très avancée qu’elle rencontra vers 1781, ou chez son amie Mme de Tessé, ou chez une autre amie, Mme de Giac (l’ancienne duchesse de Chaulnes), Senac de Meilhan, alors intendant de Hainaut, et qui venait chaque année à Paris. Leurs esprits se devinèrent, se prirent de goût l’un pour l’autre. Elle a très bien rendu le mouvement qui la porta vers lui et qui fut le principe de leur liaison :

Je me sais très bon gré d’avoir vaincu ma timidité. J’aime vos lettres, votre conversation et vos écrits ; mais je crains si fort de prendre sur vos occupations, et je respecte tellement votre loisir, que je n’ai osé le troubler les autres années. Celle-ci (1783), j’ai été plus courageuse, parce qu’il ma pris un besoin d’être entendue que je n’éprouve pas souvent ; je sens que je l’ai été, et je m’en trouve si bien, que je continuerai jusqu’à votre retour.

Cela bientôt la mena à s’en faire un ami, un correspondant nécessaire, et, l’habitude prise, à sentir souvent qu’il lui faisait faute : « Êtes-vous pour toujours en Hainaut ? Je m’ennuie si fort à Paris, que vous devriez y revenir, ne fut-ce que pour empêcher ma démence. »

Mais il ne sera pas indifférent de bien définir, en présence de Mme de Créqui, le confident qu’elle s’est donné dans ses jugements des hommes et des choses. J’ai déjà parlé de M. de Meilhan et ici même69 : je tâcherai d’y revenir sans trop me répéter, et de repasser sur les mêmes traits avec une couleur presque neuve, ou du moins empruntée à d’anciens écrits qui sont comme nouveaux.