(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [1] Rapport pp. -218
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(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [1] Rapport pp. -218

À M. Georges Leygues, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts.

Monsieur le Ministre,

Lorsque, en votre noble et actif dévouement à la Poésie qui est la beauté première et suprême, vous avez bien voulu me demander d’en tracer l’histoire durant les années écoulées depuis 1867 c’est-à-dire depuis les œuvres qui, à cette époque, furent l’objet d’un Rapport présenté au Gouvernement par l’illustre Théophile Gautier, je me suis senti très ému de tant d’estime et de confiance ; mais j’ai pensé que, si d’autres eussent été plus dignes d’une telle tâche par plus de talent, de doctrine et de renommée, aucun n’y pouvait prétendre par un plus passionné amour de notre art, par un plus loyal, plus assidu effort vers son triomphe toujours continué, toujours accru ; et, la tâche offerte, si grave, si périlleuse qu’elle fût, je l’ai acceptée avec gratitude, sans humilité.

Dès le commencement de mon travail, une objection s’est dressée : était-il possible et séant d’étudier le mouvement poétique de trente années environ, en l’isolant de tout ce qui l’avait précédé ? Au contraire, n’était-il pas indispensable de faire voir, par l’évocation de quelques âges précédents du Vers, en quoi et de quelle façon le mouvement nouveau s’accorde à notre primitif instinct lyrique et épique, ou en diverge ? Cette objection, Monsieur le Ministre, je vous l’ai présentée ; vous avez obligeamment admis qu’elle n’était pas sans valeur, et vous avez daigné m’autoriser à faire précéder le « Rapport » proprement dit de Réflexions sur la personnalité de l’esprit poétique de France à divers moments de notre race.

Mais, la besogne achevée, un autre scrupule m’est venu. Si des théories qui me semblent très sensées, bien qu’à certains peut-être elles paraîtront hasardeuses, ne pouvaient avoir d’autre inconvénient que de nuire à leur auteur, mes jugements sur le mérite des poètes, des poètes contemporains surtout, étaient bien propres à choquer des admirations estimables, à irriter de célèbres orgueils. Sans doute, j’étais assuré que, pas une fois, ni par parti pris d’école, ni par sympathie ou antipathie personnelle, je n’avais été induit à dire autre chose que ce je crois être la vérité ; mais, de ce que je crois qu’une chose est vraie, il ne s’ensuit pas qu’elle le soit en effet ; et j’ai éprouvé quelque alarme, non pas à cause de mes opinions mêmes, dont j’aime à porter la responsabilité, mais, à cause de la cérémonie qu’elles devraient à être formulées dans un ouvrage non dépourvu de quelque chose d’officiel ; j’ai eu crainte, Monsieur le Ministre, de vous engager presque en des querelles littéraires. C’est alors que je conçus l’idée de joindre aux Réflexions et au Rapport un Dictionnaire bibliographique et critique de la plupart des poètes français du xixe  siècle, — je dis « la plupart », car le moyen que quelques grains de sable de l’immense mer ne glissent entre les doigts ! — et de faire suivre le nom de chaque poète d’appréciations contemporaines. Ainsi, non seulement seraient montrées mes parfaites intentions d’impartialité, mais encore ne seraient pas passés sous silence des poètes de valeur que la nécessaire rapidité de mon discours personnel m’avait obligé d’omettre. Une seconde fois, Monsieur le Ministre, vous avez consenti à penser que je n’avais pas tort ; et, grâce à vous, les poètes jugés sans ménagement ou non nommés dans le Rapport trouveront dans le Dictionnaire une large réparation de mes erreurs ou de mes oublis.

Telle qu’elle est devenue enfin, j’ai l’honneur de vous soumettre mon œuvre. J’y ai employé, à défaut de talent, toute ma capacité d’intelligence, de probité, d’effort, et, très ambitieusement, j’en espère une double récompense ; il me serait moins précieux qu’elle fût agréée par le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, si elle n’était approuvée par l’auteur du Coffret brisé et de La Lyre d’airain.

Croyez, Monsieur le Ministre, à mon profond respect.
CATULLE MENDÈS.

Le mouvement poétique français de 1867 à 1900

Lorsque, du point de temps où nous sommes, on considère à vol d’esprit, jusqu’au lointain de ses premières années, le xixe  siècle poétique de France, là-bas baigné encore d’une brume d’aube où s’attardait la nuit de l’âge précédent, puis splendide d’un triomphant midi, puis lumineux encore d’un crépuscule d’éclipse, on demeure ébloui d’un prodigieux panorama d’œuvres sublimes, délicates, violentes, sereines, désespérées, bouffonnes, amères, tendres, atroces, mélancoliques, pieuses, sacrilèges, chastes, lascives, instinctives, volontaires, ingénues, bizarres, et dont la diversité innombrable, s’érigeant, se heurtant, s’espaçant, ici ou là, par groupes ou à l’écart, mais toujours ramifiée d’une grandeur suprême, s’harmonie en une immense vision de beauté. C’est un merveilleux paysage spirituel. Je n’ai pas à conférer cet âge de notre race à des âges d’autres races ; mais on peut affirmer que, poétiquement, il surpasse les plus fécondes, les plus magnifiques époques françaises ; il est même le seul siècle poétique de notre pays. Certes, après les premiers temps de notre fortune intellectuelle, ils furent admirables, le xviie  siècle, à qui la France a dû le théâtre, et le xviiie  siècle, à qui elle a dû le monde ; mais si, comme il convient dans ce travail, on envisage — c’est se restreindre à un infini ! — la poésie en soi-même, en soi seule, c’est-à-dire le Verbe lyrique ou épique, aucun siècle ne pourra être comparé à celui qui vient de s’achever, puisque, en ces cent années, plus qu’en aucun autre laps égal, triomphèrent d’abord, et encore, et toujours, ces deux formes premières et suprêmes de l’essor divin de l’homme : l’Ode et l’Épopée.

Dès que la France balbutie, elle commence de chanter. La langue d’oc, la langue d’oïl, sur les grand-routes, aux fêtes des bourgades, devant les chapelles, aux tentes des camps, aux poternes des châteaux, gazouillent des cantilènes. Qui les inventa ? l’âme rustique et populaire — amours, bravoures, deuils, souvenirs, rêves, scandés par l’allure du labour et le geste du métier — ou bien l’art, déjà, de poètes errants ? On ne sait que confusément ce qu’elles étaient en leur forme primitive ; d’où elles émanaient, on le sait moins précisément encore. Naquirent-elles en notre atmosphère même, au cœur de France, du désir, de la mélancolie, ou de l’écho d’une cloche d’église ? d’un bruit de rouet, d’un heurt sonore d’armes, ou du rythme peut-être de suivre le cri de l’alouette matinale ? Venaient-elles, d’âmes en âmes, de l’Inde, comme cette mystérieuse chanson de Mireille, issue des Védas, éparse dans le monde entier ? On ignore aussi ce qu’il arriva d’elles. Bientôt de savants chanteurs en formèrent-ils des poèmes plus parfaits pour de plus délicates oreilles ? ou bien se sont-elles dispersées, émiettées en rondes qui font danser les fillettes, en berceuses qui endorment les berceaux ? Retrouvées, elles auraient le menu charme d’un petit bruit de nid ; dans ce nid pépiait notre génie lyrique.

Mais la poésie des troubadours fut délicate, subtile, et courtoise, — cortigiana, comme dit très finement et très justement M. Eugène Lintilhac. Il y eut en moins de deux siècles plus de six cents chanteurs de cansòs, de sirventes, de planhs et de tournois ; sans compter les jongleurs, qui, non dépourvus de ressemblance avec nos hommes-orchestre des réjouissances foraines, jouaient à la fois de la trompette, du tambourin, des cymbales, de la rote aragonaise à quinze cordes, et, après avoir accompagné de musique les récitations, ou avoir récité eux-mêmes, faisaient danser des ours et des singes savants. La Poésie des troubadours, était-ce un commencement ou un dépérissement ? Faut-il voir en eux la postérité déjà lointaine de ce Venantius Fortunatus qui, chapelain du couvent de Radegonde, disait des vers latins aux nonnes extasiées, ou bien les trouveurs naïfs et sincères d’une inspiration personnelle ? Ce qui s’éteignit d’eux dans le sang albigeois, fut-ce une rose artificielle au tulle depuis longtemps fané, ou un bourgeon d’églantine qui allait éclore pleinement ? Ils ne furent pas simples, mais l’absence de simplicité n’implique pas l’absence de naïveté. Bien au contraire. Alphonse de Lamartine a dit : « La simplicité est le chef-d’œuvre de l’art » et plus justement : « Les vices de la décadence sont aussi les vices de l’enfance des littératures ». Quoi qu’il en soit, — si l’on ne s’arrête pas aux récits épiques de Provence, dont l’autochtonie provençale n’est pas encore sûrement prouvée, et dont la valeur littéraire, hormis dans Gératz de Rossillon, ne paraît pas extrême, — les troubadours, depuis Guillaume IX, comte de Poitiers, et Bernard de Ventadour qui de Domestique devint Amant, jusqu’à Pierre de Corbiac qui mit en huit cent quarante alexandrins monorimes l’encyclopédie de la Gaie-Science, « romancèrent » avec un éclat d’élégance et de charme, dont la France méridionale fut éblouie et dont la France du Nord s’émerveilla jusqu’à l’envier et à l’imiter, cependant qu’il éveillait des ténèbres du moyen âge l’âme poétique de l’Italie. Presque tous, épris d’un joli idéal et pour qui les Dames étaient les Muses, furent aimables malgré l’excès de la recherche, et tendres en dépit de la fadeur ; plusieurs jetèrent des cris acerbes, souvent haineux, généreux parfois ; Bertrand de Born claironna fortement des sirventes guerriers ; mais, à considérer leur œuvre dans son ensemble, soit qu’ils aient obéi à des influences temporelles et climatériques, soit qu’ils n’aient pu triompher de leur langue féminisée de syllabes fluides et puérilisée de diminutifs, ils ne nous ont guère laissé que d’assez douceâtres poèmes, d’où l’allégorie dans les sujets, l’afféterie dans le sentiment, le maniérisme dans la forme, en un mot la continuité bientôt insupportable de la galanterie et une banale virtuosité technique excluent l’émotion vraie, le rêve hautain, tout idéal grandiose ; et, chez eux, l’amour même, l’amour qui est leur seule raison d’être et de chanter ; est soumis à des règles que le chevalier Brito rapporta de la forêt féerique, règles aussi étroites que celles des cansòs et des sirventes. Leurs cœurs obéissent à un code, comme leurs esprits subissent une rhétorique ; leurs méthodiques respects devant les Dames, en d’interminables couplets trop bien rimés, deviennent parfois si fastidieux et si exaspérants, qu’ils feraient souhaiter enfin quelque rudesse de convoitise ; on voudrait qu’un Tannhäusera bafouât d’un chant de luxure et de damnation tous ces minnessinger, subtils et piètres pinceurs de harpes aux cordes irréprochables. Leur seul mérite incontestable, c’est d’avoir fait pénétrer, dans le langage du centre et du nord de notre pays, tant d’expressions et de tours de dire ; le français est plein de latinismes provençaux ; la langue vaincue fut le butin de la langue victorieuse. Pour moi, je ne saurais me repentir d’avoir dans un roman, d’ailleurs si médiocre, dit leur fait aux Cours d’amour par la voix du sauvage et véridique Pierre de Pierrefeu. La gloire des troubadours a trouvé sa juste fin dans les dessus-de-pendule empire.

Donc, en langue d’oc, la poésie lyrique, ni par la franchise de l’idée ou la sincérité du sentiment, ni par la réelle beauté de la forme, n’atteignit à son apogée ; et elle y fut gâtée soit par la puérilité de la décadence, soit par le raffinement dans l’ébauche.

Qu’advenait-il d’elle dans les pays de langue d’oïl ? Sans doute elle ÿ fut naïve, tendre, touchante, exquise, tant que, voix naturelle du peuple, elle demeura la chanson de la quenouille, de l’aiguille, celle de la fileuse près de l’âtre, de la cousette à la fenêtre qui s’ouvre sur le grand chemin ou le verger ; mais elle ne se déroba que peu longtemps à l’influence du Gai-Savoir méridional, elle se fit courtoise ; elle aussi, maniérée, galante, allégorique ; le comte Thibault ne fut en somme qu’un troubadour champenois ; et quand elle dépouillait parfois son aristocratie, c’était pour se faire bourgeoise, non pour redevenir populaire.

Mais un instinct lyrique et épique vivait dans l’âme franke des trouvères d’oïl. À côté des poètes mignards, il y eut de rudes chanteurs doués d’une saine vigueur, d’une simplicité forte ; ils chantaient ou récitaient les anciennes batailles, avant et après les combats ; aux armées en marche, ils claironnaient l’exemple des héros et de leurs victoires ; et c’est de ces odes primitives, perdues hélas ! que, non sans ressemblance avec l’ode par les laisses, sortes de stances aux vers monassonants, se formera notre épopée : la Chanson de Geste.

C’est avec un juste intérêt que le moderne esprit français et la jalouse admiration de l’Allemagne savante se sont tournés vers les chansons de geste, augustes et puérils poèmes où vagit, comme dans des berceaux faits avec des lambeaux de tente guerrière, le jeune idéal de notre race. Si diverse qu’elle soit, tantôt par l’imitation naïvement et romanesquement pédante de l’antiquité historique ou fabuleuse, tantôt par l’intrusion des aventures mythiques, bientôt féeriques et galantes, que chantèrent d’abord les harpeurs bretons, tantôt par la bonne et franche matière épique de la nation franke, la Chanson de Geste s’unifie en poème roman, chrétien et féodal, par le naturel instinct des trouvères d’oïl, et elle acquiert une personnalité de familière superbe, de grandeur sans cérémonie, de bonhommie héroïque, et, non sans infatuation hâbleuse, de réelle bravoure, personnalité qui est bien de nous-mêmes, qui n’est que de nous-mêmes ; il s’y mêle — témoignage aussi de la « qualité » nationale — un goût de l’aventure et de la surprise (car nous serons la France des romans) et quelque raillarde humeur, (car nous serons la France des fabliaux). Ici, il faut se borner à nommer, bien qu’il soit grand parmi les grands primitifs, l’auteur de Tristan, de Lancelot, de Perceval, ce Chrestien de Troyes, prince français de la littérature arthurienne si longtemps gâtée par l’imitation allemande, mais qu’a restaurée le génie de Richard Wagner, ce Chrestien de Troyes, à qui, sans le savoir, Racine a dû de trouver dans Scudéry l’un de ses vers les plus fameux ; et, après avoir cité Lambert li Tors et Alexandre de Bernay, en l’honneur de l’alexandrin, que d’ailleurs ils n’inventèrent pas, — il est bien plus ancien qu’eux ! — j’en arriverai, pour faire de bref, à la Geste que « déclina » Thuroldus, à l’œuvre où, si belles que soient certaines parties de la Chanson d’Aimeri de Narbonne, ou de celles de Raoul de Cambrai, du Couronnement de Louis, de Gérard de Vienne ; de Beuve de Caumarchis, de Cléomadès, le génie épique du moyen âge français s’est affirmé le plus souverainement. Aucun pays d’Europe ne saurait s’enorgueillir d’un poème primitif, ou relativement primitif, qui soit égal à la Chanson de Roland ; même les énormes épopées que nous léguèrent les âges immémoriaux du monde, ne contiennent rien de plus grand, ni les épopées plus parfaites de l’antiquité artiste — quelqu’un a pu dire, à peine paradoxalement, qu’Homère était un poète de la décadence — n’offrent rien de plus beau, de plus émouvant que certaines parties de la Geste attribuée à Thurold ; il faut convenir que presque toute la fin, depuis le retour de Charlemagne à Roncevaux, est dépourvue de sincère grandeur, s’abaisse en féerie d’après quelque vitrail d’église, n’émeut pas, ennuie ; mais quoi de plus admirable, quoi de plus auguste, avec familiarité cependant, quoi de plus touchant aussi que les laisses centrales du poème où combattent Roland, Olivier, Turpin, pour dame Dieu, pour Charles et pour la « doulce Frances », pour la chère Terre Majeure ; quoi de plus poignant que la mort des deux preux, leur mort « par amitié » ; et il est impossible qu’aucun être capable d’être ému par la beauté ne le soit jusqu’à des larmes de miséricorde et d’admiration, lorsque les plaines et les villes et le ciel et les éléments et toute la nature se troublent, se désolent, rompent les lois communes de leur existence et n’en ont d’autre cause que la « douleur pour la mort de Roland », de Roland qui devient ainsi, au calvaire rocheux de Roncevaux, comme un Jésus en armes, et semble crucifié sur la croix de Durandal pour la rédemption de la défaite de France. Or, ce Roland est dans l’histoire comme s’il n’était point ; tel qu’il demeure en notre vénération enthousiaste, il a été créé tout entier par l’imagination populaire et par l’invention poétique, ces sœurs ! L’une, l’aînée, conçoit mystérieusement la beauté, et s’en extasie en des balbutiements, l’autre, qui écouta, ou devina, exprime en paroles qui ne se tairont plus, en images qui ne s’effaceront pas, le rêve primitif, ingénu, comme inconscient, presque muet, de la première ; et le grand chant des lyres est formé de l’antique et universel chuchotement des foules.

Hélas ! la prodigieuse lignée de chefs-d’œuvre que semblait assurer à notre race cette effusion de l’esprit des multitudes en l’esprit des poètes fut bien vite interrompue. Que cela aurait été sublime, l’épopée française toujours alimentée de la source première, jamais divergente du peuple, d’où s’élance le naturel essor, mais toujours grandissante vers la perfection de la pensée et de la forme, grâce à des poètes de plus en plus maîtres de l’idée et dompteurs du verbe ! Mais ce n’était pas en ces temps anciens qu’une telle gloire devait nous être permise ; l’effort premier n’a pas abouti.

Quelle force s’opposa à lui, le contraignit à rebrousser chemin ou, du moins, l’alentit, l’usa, le dispersa ? Tout de suite, cette idée s’éveille que la Renaissance, par qui l’Antiquité nous pénétrera et nous possédera, est responsable de ce non-accomplissement de notre instinct poétique national ; pour préciser ma pensée par des noms, que Ronsard a supprimé Thurold. Non, quelle que doive être plus tard la part de responsabilité de la Renaissance dans l’arrêt du normal élan français, son influence n’est pas proche encore de s’exercer ; la défaite de la plus noble part de nous-mêmes va être d’abord produite par la victoire de la plus basse part de nous-mêmes ; c’est le fabliau qui tuera l’ode et l’épopée.

Oui, il y avait sur notre terre deux forces adverses, l’une qu’on a nommé l’esprit gaulois, l’autre qu’il faut nommer l’esprit frank. L’esprit gaulois, c’est-à-dire la bonne humeur, la façon folâtre de croire en Dieu sans propension au martyre, d’admirer les héros quand ils sont plaisants et d’aimer quand les femmes sont grasses ; l’esprit frank, c’est-à-dire le rude enthousiasme vers la guerre et vers l’amour, guerre aussi, se colletaient dans un conflit de peuples joints plutôt que mêlés, qui n’avaient encore trouvé ni leur unité politique, ni leur unité intellectuelle.

Pourquoi le nom de gaulois fut-il donné à l’esprit de raillardise et de gai ravalement ? Il semble que la Gaule des Celtes, des Kymris, des Ibères était peu, de soi, encline à la drôlerie ; l’influence latine aurait dû développer en elle le sens de la beauté plutôt que le goût de la parodie ; et autrefois les Masseliotes lui avaient apporté des souvenirs de temples et des rêves de dieux. N’importe. L’Esprit gaulois, qui, par la coïncidence de son triomphe littéraire avec les empiétements — le roi aidant — de la Commune sur la Féodalité, démontre son origine plutôt bourgeoise que populaire, exprimait toute la poussée d’une part de la nation que nous commencions à devenir, contre l’esprit frank, contre l’esprit de liberté guerrière, de domination épique ; et, non moins que l’humiliation des vassaux par Louis XI, les Cent Nouvelles nouvelles furent une victoire.

Le fabliau, c’est de la bassesse qui rit et de la laideur qui grimace. Relisez de « F. Fr. 19152, f. 69 vº » à « Bibl. de Berne, Mss. 354, fol. 160, 1º à 162  » le recueil général et complet des fabliaux des xiiie et xvie  siècles, publiés par M. Anatole de Montaiglon. J’ai eu cette patience ; elle n’a été récompensée que par le droit au mépris. Presque toute la bonne humeur de nos bons aïeux gît en ces six volumes in-8º, compacts, l’air bien clos, solides comme de petits sépulcres ; c’est la nécropole en papier de la gaieté gauloise : il en sort une odeur charneuse, pourrie, malsaine, comme celle des gargotes où l’on mange des tripes, et des relents de clapier. Vivantes, ces saletés n’en valaient pas mieux. Le fabliau, c’est l’esprit à quatre pattes, avec le groin dans l’auge ; ce qu’il mange dans cette auge, c’est l’ordure de toutes les basses satisfactions et le contentement de ne jamais lever les yeux vers le ciel. Le conte du bon vieux temps n’a souci que de s’empiffrer de victuailles et de boissons, non point acquises par travail, mais gagnées par piperie, de trousser des robes de filles, de femmes, ou de moines. Et si sa mangeaille ne se rachète par aucune délicatesse du goût, non plus que sa débauche par aucun raffinement dans ce qu’il appelle le « déduit », gardez-vous d’en faire honneur à la naïveté de nos ancêtres. Bien loin d’être naïfs ou puérils, ils sont très matois et tout à fait conscients d’eux-mêmes ; s’ils sont grossiers, ce n’est pas parce qu’ils sont simples, c’est parce qu’ils sont bêtes. La malignité s’accorde fort bien avec la bêtise. Rien de plus bête que le fabliau qui, innombrable, peut pourtant être ramené à cinq ou six anecdotes de trigauderie et de salauderie. Mais il n’est pas seulement bête, il est sacrilège, bassement ; bien qu’il s’exclame en proverbiales révérences à l’égard de Dieu et des saints, il gratte volontiers en pleine église sa gale de malice ; après avoir trempé ses doigts dans le bénitier, il y éternue de rire. En outre, il est lâche ; c’est aux dépens des faibles et des petits qu’il se moque ; il excelle à ne pas se compromettre ; avec une subtilité qui lui fait défaut dans l’invention et dans la forme, il devine de qui et jusqu’où il peut faire rire le seigneur, le prêtre, le riche ; il mordille les puissants, ne les mord jamais ; son coup de gueule happe l’os espéré, se referme dessus tout de suite ; et si on lui dit : « Tu grondais ? — non, je mendiais. » Le fabliau, espèce de Fête des Fous de l’esprit, liesse sans conséquence grave, permise par les maîtres et où même ils voient avec plaisir une dispersion de rancunes peut-être dangereuses, a été, pendant plusieurs siècles, le complice du noble, du clerc, du roi ; et, bien payée de ses condescendances par un seigneurial acquiescement, — petit coup de main approbateur sur la joue, — la bourgeoisie, ravie, en prolongeait le geste jusqu’au coup de pied dans les reins qui oblige les sans-défense au prosternement ; la plus grande vilenie du fabliau c’est le bafouement des vilains. Est-ce à dire que de l’énorme tas ordement plaisant de nos contes ne s’érige point quelque historiette jolie ou bien quelque récit empreint de plaintive miséricorde ? non, certes ; des pages, de loin en loin, — oh ! de très loin en très loin ! — sont de nature à plaire à des âmes un peu fines, tantôt par la grâce d’une amourette, tantôt par l’espièglerie d’un mot échappé. Je recommande aux curieux du guerrier dans le gentil un fabliau qui, au reste, ne ressemble guère à un fabliau et qui est tout pimpant d’heureuse fierté juvénile ; on l’intitule Une branche d’armes et on le trouve : Bibl. nat., Ms. Fr., nº 837 (anc. 7218), fol. 222 vº à 223 rº. Mais que de laideurs autour de rares, joliesses ! En vain le fabliau, se haussant jusqu’à la satire générale, deviendra le Roman de Renart, parodique Chanson de Geste, qui sera le premier grand triomphe de l’esprit bourgeois ; en vain, mué en comédie, il nous donnera la Farce de Patelin, considérée comme un chef-d’œuvre par les personnes qui bornent à peu d’horizon l’essor du génie humain ; en vain, ingénieusement spiritualisé et troubadouriquement allégorisé, il se continuera avec des philosophies et des préciosités en des révoltes de « petite oie » et de scholastique dans ce tout-puissant Roman de la Rose, dominateur de deux siècles d’amants, de penseurs et de rimeurs, en qui, parce que Guillaume de Lorris anticipa le Pays de Tendre, et, parce que Jean de Meung, artiste d’ailleurs extraordinairement minutieux et parfait, souleva avec une égrillardise impartiale le conflit entre les sexes, un distingué critique de notre temps, (j’ai nommé M. Désiré Nisard, qui restera fameux par une phrase sur le chapeau de Diomède, en paille de Thessalie, et par sa consultation auprès de Napoléon III sur le génie de Victor Hugo), eut l’extraordinaire idée de trouver la source première de la poésie française ; et il ne fut pas loin de croire que l’auteur de Phèdre devait aux auteurs du Roman de la Rose le plus subtil et le meilleur de sa psychologie amoureuse. Même poétisé dans le « Printemps d’Hiver », même mélancolisé par Villon, même géantisé par Rabelais (je m’expliquerai tout à l’heure à ce propos), même attendri par le royal charme féminin de la Marguerite des marguerites, — ces marguerites hélas ! les pourceaux les auraient reconnues, c’étaient des perles faites avec des gouttes de boue, — l’esprit du fabliau demeurera la déplorable tare intellectuelle d’une part de notre race. Notre gloire poétique n’en saurait être atteinte ni diminuée, car le vrai génie français, génie d’aventures, d’amour et d’idéal, étouffé, en apparence seulement, d’un fumier de médiocrité, de vile raillarderie et de lourde farce, le secoua bientôt, et triompha, et rayonna ! Mais, longtemps, l’esprit du fabliau, l’esprit gaulois fut hideux et néfaste ; il a bien mérité, après les siècles et les siècles, cette abjection suprême d’agoniser gaiement et misérablement dans le vaudeville et la chanson de café-concert.

Cependant, tandis que le Récit se dispersait, s’avilissait, se vautrait dans le menu conte burlesque et grivois, et que, pour la commodité bourgeoise, on dérimait en romans les vieilles chansons de geste ; tandis que le Chant se quintessenciait jusqu’aux plus absurdes artifices de la rhétorique et de la prosodie, à moins qu’il ne bouffonnât grossièrement dans les vaux-de-vire et dans les fatrasseries, ou bien, sur les tréteaux, dans la farce des soties, surgit tendre, délicieux, plein de repentirs plaintifs étonnant de charme, d’émotion et d’art, l’un des plus grands poètes de France.

Sans nul doute, François Villon est imbu de l’esprit gaulois ; mais il n’est pas gaulois bourgeoisement, dans le contentement ventru de la ripaille et de la copulation ; il l’est en aventureux écolier, en bohème, dirions-nous aujourd’hui ; son rire, s’il est vrai que parfois il rie, est celui du jeûne et de la déception. Il est vraiment extraordinaire que, dans les premières pages de son Tableau de la poésie française, Sainte-Beuve ait jugé avec tant de légèreté un poète si intimement attendri, aux scrupules si douloureux. C’est à peine s’il accorde, se souvenant de La Bruyère parlant de Rabelais, que Villon a, dans le jargon de la canaille, des mets pour les plus délicats ; il ne consent qu’à regret, semble-t-il, à quelque perle dans le fumier de Villon ; lui, qui sera tout plein de complimenteuse indulgence et comme d’adulation pour Marot, poète de Cour, il est bien d’avis que le poète libertin et fripon de la blanche savetière ou de la gente saulcissière a plus qu’il n’en faut pour dégoûter les honnêtes gens. On n’aurait pas cru que Sainte-Beuve fût si « regardant » quant au choix des amours ; les belles haulmières valent bien les grosses servantes. Au surplus, en ne voyant dans Villon qu’un pilier de tavernes ou qu’un hanteur de clapiers, Sainte-Beuve, qui d’ordinaire réservait ses injustices à ses contemporains, confond ou feint de confondre avec l’œuvre même la biographie si douteuse du poète. Au contraire, cette œuvre est faite, non pas de la glorification de la débauche, mais de l’ingénu et tendre remords de s’être laissé aller à mal. Point de stance de maître François qui ne soit doucement, naïvement, purement, pieusement, un recours en miséricorde devant soi-même et devant les autres, et devant le Dieu de sa mère, « la povre femme ». Ce qui distingue Villon d’entre tous les poètes de son temps, c’est que, outre le talent le plus personnel et le plus rare, il montre qu’il a une conscience ; il a été le péché, oui, il l’est souvent encore, sans doute, mais il sait ses torts et les avoue, s’en macère par l’humiliation ; son âme est comme une petite Madeleine dans le désert de l’ennui. Ce n’est pas sans raison que j’écris ce mot « ennui », en l’employant dans son sens moderne. Villon seul, en effet, avant les élégiaques de notre âge, a connu le sentiment de l’inespérance, de l’incuriosité, comme dira Charles Baudelaire, de l’inutilité de vivre. Dans un treizain intitulé : Exhortation, j’ai écrit ce vers : « Entre l’ennui de vivre et la peur de mourir », vers que, dans un sonnet intitulé : Esortazione, M. Gabriele d’Annunzio a traduit ainsi, avec un rare bonheur : « Fra il tedio de la vita et la paura de la morte ». Il semble que Villon ait langui entre cet Ennui et cette Peur. Je veux bien admettre que, chez lui, cette sorte de spleen soit faite de la fatigue de l’abus, soit comme un remords, devenu chronique, de la bombance ou de l’érotisme. N’importe. Villon est si sincèrement plaintif, sans fade sensiblerie, et toujours si prêt à pardonner aux autres ce qu’il ne se pardonne pas à soi-même, qu’il faut avoir un bien méchant cœur pour ne pas s’attendrir du sien. Oui, en même temps que mélancolique, — mélancolique, au xve  siècle ! — il est bon d’une bonté d’enfant qui ne boude pas, se gronde soi-même, ne demande qu’à caresser ceux qui l’ont battu. Et cette douce âme fut aussi une âme haute, rêveuse de la grandeur et de la beauté. Après quelque batterie de taverne, il se souvenait du preux Charlemagne. Qui donc, en ce temps-là, pensait à Jehanne, la bonne Lorraine ? François Villon, le mauvais écolier de Paris.

Il y a un autre Gaulois, énorme. Ou, plutôt, un génie qui passe pour gaulois, et, je pense, ne l’est guère. Si Villon s’épura de la gauloiserie par la tendresse, Rabelais s’en délivra en la faisant craquer, — comme le pois colossal d’une étroite cosse, — par son développement gigantesque.

Une fois, Gustave Flaubert, devant quelques amis, prit dans sa bibliothèque « le tiers livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel » et se mit à lire à haute voix. Ce fut extraordinaire. Dans son immense robe brune, la chemise bouillonnant sur l’ampleur du ventre, le pantalon flottant et plissé comme le cuir des jambes d’éléphant, Flaubert s’érigeait, volumineux, presque géant, jovial comme un beau moine tourangeau et superbe comme un Vercingétorix ; sa face large et bonne, où montait un fort sang joyeux, s’allumait de taches rouges et bleuâtres, pareilles à des fleurs de vin ; ses yeux écarquillés s’enflambaient d’allégresse, et, sous l’envolement des moustaches, avec des râles de plaisir et des sanglots de rire, à travers des essoufflements rauques, roulait de sa bouche béante et puissamment lippue, de son « gueuloir », comme il disait, le verbe torrentiel de Rabelais : niagara prodigieux d’équivoques obscènes et d’épiques emphases, de gausseries ordurières et de sublimes utopies, tourbillon de paroles rudes comme cailloux ou fluides comme miel, exquises, immondes, chaleureuses, cyniques, qui, emportant la pensée dans une véhémence d’écroulement, la tournait, la virait, comme Diogène son tonneau, la brouillait, barbouillait, perçait, hersait, versait, renversait, nattait, grattait, flattait, barattait, tarabustait, culbutait, destoupait, détraquait, triquetait, tripotait, tracassait, cabossait, historiait, verloppait, chaluppait, guizarmait, enharnachait et caparaçonnait ! J’eus la vision de Rabelais lui-même, déclamant à ses « compaings » ivres, non de purée septembrale, mais du pur vin de l’esprit, quelque page, aimée entre toutes, de sa prodigieuse épopée. Seuls, ils ont pu comprendre pleinement le grand Aristophane, cet antique Rabelais, ceux-là qui, aux fêtes de Dionysos, entendirent sa joie jaillir formidablement du porte-voix comique et la virent grimacer dans le rire plus qu’humain des masques. Gustave Flaubert, en ses jours de belle humeur, était l’énorme masque vivant et le tonitruant porte-voix de la farce rabelaisienne.

Ce qui distingue Rabelais, c’est de manquer radicalement de distinction. Nul, grâce à Dieu, n’eut moins de goût ni de réserve que lui. À ceux qui tiennent pour les talents mesurés, modérés, pondérés, allant sagement au pas et ne s’emportant jamais, bonnes rossinantes d’écurie, il ne faut pas conseiller la fréquentation de maître Alcofribas ; car il fut l’étalon en rut qui se cabre et hennit impudemment, sur le fumier ou dans le vaste ciel ; la pétarade de son génie nous éclabousse de crotte et d’étoiles.

C’est pourquoi je pense qu’il y a méprise à voir en lui le représentant par excellence de l’esprit gaulois. Au risque d’être accusé de radotage, j’insisterai encore sur un point déjà traité. L’esprit gaulois est sournois, subtil, agréable assez souvent, ingénieux quelquefois, tortillon, pointu ; il s’insinue, se glisse, a de l’audace, prudemment ; ce qu’il veut dire, il le donne à entendre plutôt qu’il ne l’exprime ; il s’avance, et se rétracte ; il offense, et s’excuse ; il évite, même dans la satire, la colère franche ; vous pensez qu’il montre les dents pour mordre ? point du tout, c’est qu’il sourit ; même dans le fabliau gaillard, c’est par bassesse, non par franchise, qu’il hasarde les mots sales. Peu à peu, il se raffinera, et, quoi qu’il dise, se le fera pardonner, tant il sera mignard et joli. Laissez passer le siècle, les siècles ! Après avoir, au Roman de la Rose, cueilli du bout des doigts les fleurs artificielles de l’amoureuse allégorie ; après avoir soupiré en souriant, non sans grâce, dans les rondels de Charles d’Orléans ; après avoir, d’un geste libertin, troussé, dans les Cent Nouvelles nouvelles, la cotte des servantes ; après avoir, en compagnie de Villon qui, du moins, l’épura jusqu’à la douloureuse pitié de soi-même et des autres, jusqu’à l’éternelle mélancolie des repentirs bohèmes, rôdé devant l’étal des rôtisseurs, une ballade à la lèvre, ou bien, une larme à l’œil, autour du Charnier des Innocents ; après avoir gazouillé comme une oiselle au poing des dames, subtilement et précieusement, sur la pelouse de l’Heptaméron ; après avoir galantisé et madrigalisé, non parfois sans agrément païen, dans les dizains de Marot, il se plaira aux corsages mi-dégrafés et aux jupes mi-soulevées dans les Contes de La Fontaine, deviendra l’ironie des petits vers de Voltaire, sera, joli, Gresset, et, fade, Bernis, sera l’épigramme de Jean-Baptiste Rousseau, de Lebrun, et enfin, modernisé, non, vieilli, agonisera dans la chanson de Béranger, dans les couplets de vaudeville, dizains aussi, dans les « mots » de comédie, dans les nouvelles à la main des journaux. Encore gaillard, je le veux bien, mais éternellement petit ! Or, Rabelais, c’est le bouffon monstrueux. De l’esprit ? allons donc, il n’en eut jamais : il est la grandiose et impudente farce. Sourire, lui ? pour qui le prend-on ? il s’esclaffe, et sa forte joie lui secoue le ventre jusqu’à faire éclater la braguette. Nul souci des petits côtés, des mièvreries, des miséricordes aimables. Son œil est comme un microscope, sous lequel tout devient immense. Ce qu’il bafoue, il le développe éperdument. Et tel fut son amour, et son natif pouvoir de l’énorme, que, ayant voulu faire la parodie de son siècle, il en transforma les nains en grotesques mais formidables géants. Contre l’église, la chaire, le trône, sa besogne ne fut pas la patience des obscurs et acharnés termites, mais l’emportement d’un taureau qui se rue les cornes en avant, dans un meuglement de joie ! Lorsque, aujourd’hui, on porte la main sur ces antiques puissances qui crouleront tout à l’heure, si nous les sentons vaciller et trembler, c’est surtout parce qu’elles furent ébranlées jadis jusque dans leurs fondements sous la catapulte de son rire.

Mais à l’admiration pour l’œuvre se mêle une pitié pour l’homme. Il fut grand, nous ne savons pas s’il fut tendre. Sans doute il est visible, son amour de l’humanité, parmi l’énormité voulue de la grotesquerie ; jamais on n’y découvre une douceur particulière, une délicate émotion de cœur. Considérez son œuvré : tous s’y empiffrent en d’extraordinaires ripailles, tous s’y enivrent en de surhumaines buveries ; qui donc y aime une femme ? personne. Ils courent sus, ces géants, aux belles filles grasses, dont les cuisses valent des gigots d’agnelles ou bien de truies ; mais ils les accolent comme ils embrasseraient un muid, ils leur baisent la bouche comme ils humeraient le piot. Ce ne sont pas des amants, ce sont des affamés. Leurs cœurs ne s’emplissent que comme des ventres. Certes, on sait ce qu’il faut croire de l’ivrognerie et du rut de François Rabelais ; littérature, pas autre chose ; en dépit des quelques anecdotes bouffonnes dont on a composé l’histoire de sa vie, ce colossal farceur fut un esprit grave, triste même, et je le vois, jeune, dans sa cellule de moine, vieillard, dans son presbytère, écrire lentement, patiemment, ne s’interrompre que pour boire à sa cruche pleine d’eau quand son front ruisselle par l’effort de la pensée. Eh ! non, il ne fut, en effet, ni un paillard ni un ivrogne. Mais, alors, pourquoi, parmi tant de pages, jamais une ligne attendrie ? Est-ce qu’une phrase doucement émue d’un souvenir de femme eût gâté la bouffonne harmonie du chef-d’œuvre ? Ou bien faut-il croire que, pas une fois, par la fenêtre du monastère ou de la cure, il ne se plut à voir passer, toute fraîche et tournant la tête à cause d’un amoureux qui la suit, les bûcheronnes qui vont au bois ou la lavandière qui revient du ruisseau ? Jamais quelque amie au cœur clément ne s’asseyait donc auprès de lui, à côté de la table chargée de livres, et ne lui souriait, vieillissante aussi, sous la lampe laborieuse ? A-t-il vécu seul, l’âme pleine d’ombre, et morose, plus morose encore par l’écho de son rire que lui renvoyait le monde ?

D’ailleurs, à Rabelais, prosateur incomparable, de qui la phrase s’écoule en rythmes onduleux, fut dénié le don du vers ; poète, il versifie, et rimeur, il rimaille. Il faut chercher encore la totale manifestation de l’âme lyrique, de l’esprit épique de notre race.

Il serait absurde de la voir dans Clément Marot, quelles qu’aient été la grâce spirituelle de ce poète de bonne compagnie, sa tendresse pas toujours mignarde, et parfois son élévation ; celle-ci, qui n’est jamais bien haute, s’abaisse vite, en s’édulcorant, comme une petite cime de neige fondrait en miel. On s’attarderait vainement à Mellin de Saint-Gelaisb, rhéteur précieux, qui fut célèbre pour « Douze baisers gagnés au jeu », et qui écrivait tous « les discours, soit en vers, soit en latin, qu’il y avait à faire en la Cour » ; à Bonaventure Des Périersc, conteur vif, plat poète, bien que, se souvenant d’Ausone, il ait dit que la vie « se passe ainsi que roses ou rosées » ; à Antoine Héroëtd, le Subtil, qui platonisa didactiquement ; à Jacques Pelletier, plus mathématicien que poète, donnant une précision d’algèbre aux langueurs de la Pastorale ; et à tant d’autres, jolis, polis, câlins, malins, fameux pour quatre épigrammes, illustres pour un rondeau jugé parfait, immortels pour deux ou trois « blasons ». C’était alors, dans notre France destinée à tant de grandeur, le triomphe de la petitesse ; et de tels temps hélas ! reviendront. Sans doute les poètes en qui s’amenuisait jusqu’aux plus vaines mignotises, jusqu’aux béatilles les plus argutieuses, le fin génie de Marot, source égrenée en gouttelettes, étaient mus d’une excellente intention, car, en s’obstinant aux frivoles vieilleries d’une étroite rhétorique, ils voulaient défendre ce qu’ils croyaient être le véritable esprit français contre l’âme antique réveillée et surtout contre l’âme d’Italie, toute imbue de Grèce et de Rome : Ils se trompaient quant à notre personnalité nationale, ou du moins ils n’avaient pas deviné quelle en était la plus noble part ; mais, contre cette personnalité, le danger était, en effet, réel et proche : Il se dressa, dans un éblouissement. Ce fut la Renaissance. Elle triompha, splendide, et la défaite, qu’on put croire définitive, du primitif instinct frank, de notre intime génie, lyrique-et épique, fut enveloppée de tant de lumière et de joie et de fêtes, que lui-même il la prit pour une victoire.

Le quinzième jour d’avril de l’an quatorze cent quarante-cinquième de l’Incarnation Dominicale, près de quinze siècles après la mort de Celui qu’on voit encore en image d’Orphée, la lyre en main, sur un mur des catacombes de Rome, on trouva dans l’un des tombeaux de la voie Appienne une jeune fille d’une beauté merveilleuse, et qui était vivante. Morte et ensevelie depuis tant d’âges et d’âges, elle n’avait pas cessé de vivre ; du moins il semblait qu’elle vécût, tant une fraîcheur d’aube était d’or dans sa chevelure, bleue dans ses yeux, rose à ses lèvres ; et au lieu de la fétidité des sépulcres, il émanait, d’entre les pierres funèbres, une printanière et matinale odeur de fleur neuve, d’amour qui vient d’éclore. Une inscription disait : Julia Claudii filia. Et l’on porta la délicieuse vierge sur le mont Capitolin, et de toute l’Italie vinrent vers elle les poètes pour la chanter, les peintres pour la peindre, les musiciens pour suppléer, par la mélodie des instruments, à la voix qu’on aurait entendue, si elle avait ouvert la bouche. Puis, tout le peuple apprit que Julia, fille de Claudius, exhumée d’un tombeau de la voie Appienne, rayonnait au Capitole ; car, par les champs, sur les villes, le long des plages où meurt le murmure de la mer, une parole, de nuit et de jour, vaguement fut entendue : comme, après tant d’espace de durée, une victorieuse réponse à la voix qui avait gémi : Pan est mort ! une voix disait : Julia est vivante ! Oui, elle renaissait, parfaite, en le symbole d’une belle vierge exhumée, l’Antiquité claire, puissante, heureuse, fastueuse, aux lignes pures, si jeune encore de son immortelle beauté. Tous furent éblouis, dans l’âme et dans la chair. Les choses mêmes rayonnèrent d’une splendeur depuis longtemps oubliée, à cause de la clarté qui était sortie d’une tombe. L’insensible baleine, exhalée des lèvres de l’immémoriale jeune fille, s’enfla en un vent de joie et de gloire, qui, chassant les crépuscules tristes des temps sans beauté, et les fanatismes mornes et les ignorances, charmant d’un parfum de bois sacré la sauvagerie forestière qu’empuantit la sueur des flagellations cénobitiques, faisait, par la fenêtre ouverte, sous les yeux des docteurs stupéfaits et ravis, se rebrousser le livre obscur de la science humaine jusqu’à ses premiers feuillets d’aurore, apportait la griserie de l’encens païen dans la froide nef des églises, jusqu’au seuil brut des cloîtres, balançait sur toute l’Italie les cloches de la catholique prière montant au ciel selon le rythme des théories phallophores qui montent vers les Parthénons ! En même temps, il y eut des hamadryades dans la forêt, des sirènes dans la mer ; les diables tentateurs des ermites marquaient dans la roche des pieds fourchus de faunes ; et avant même que Pétrarque eût lu Cicéron, Stace, Aulu-Gelle et Macrobe, Dante s’était fait conduire par Virgile dans les Champs-Élysées de Jésus. Prodigieux recommencement de l’humanité. Tout ce qui fut la pensée, la science, la poésie, l’art, va, dans la résurrection de la beauté, être encore. Ce miracle s’accomplit que, du chaos de barbarie accumulé sur les ruines du vieux monde, resurgit la jeune maturité du monde, et les temps nouveaux égaleront les temps anciens.

Mais quoi, à l’enthousiasme que nous éprouvons encore, que l’on éprouvera toujours pour la Renaissance, ne se mêle-t-il pas une tristesse ? N’est-il pas cruel de songer que l’humanité ne peut être belle et grande que comme elle le fut déjà ; que son plus magnifique présent, ce présent que seront tour à tour tous ses avenirs, ne peut être que la ressemblance de son passé ? Il semble qu’une si longue continuité d’écrasement, d’extinction, de mutisme, sous tant d’ombre, lui aurait dû mériter le dressement d’une autre taille, la clarté d’une aube jamais vue encore, et un verbe inouï. Ô sublimité de la beauté d’autrefois ! Ô poèmes ! Ô temples ! Ô statues ! Ô perfections divines, dignes de l’éternel agenouillement des races ! Certes, il faut nous réjouir que, pareille aux vieillards d’Homère, la vieillesse du monde admire encore Hélène, debout, un lys à la main, sur les remparts de Troie. Pourtant, un furieux besoin de la nouveauté vit en nous. Hélas ! il nous torture en vain. Nous sommes voués aux recommencements ; nos vies ne sont faites que de résurrection ; toute la durée humaine n’est qu’un retour strict et prévu de saisons. Nous ne répudierons jamais la coutume du même beau. L’inconnu, même dans le rêve, nous est interdit. Renaissance ! ce mot lui-même est terrible ; il dit naître une seconde fois, comme on était né. Il dit une seconde fois penser, aimer, admirer, vivre, comme on avait pensé, aimé, admiré, vécu. Il y a toujours, dans nos fiançailles avec l’avenir, un souvenir de funérailles, une odeur de tombe dans nos lits de nouvel hymen.

La légende, qui incarna dans le cadavre retrouvé d’une jeune fille le renouveau de l’esprit et de la forme antiques, aurait pu, aurait dû être plus vaste. Ce n’est pas seulement Julia, fille de Claudius, une enfant romaine, c’est plus, c’est mieux qu’elle, qui a resurgi comme vivante ; c’est Aphrodite elle-même, et elle n’est pas issue d’un sépulcre : elle est sortie, comme autrefois, de la mer. Quelle mer ! une mer mouvante de toutes les ruines, de toutes les chutes, de toutes les décadences ; une mer où se heurtent comme des épaves les débris de villes et de temples, où les marées roulent, tels que des noyés, les désespoirs des buts pas atteints, les fois bafouées, les déceptions du rêve ; une mer universelle, faite, sous le pesant crépuscule d’un long temps sans soleil ni étoiles, de tous les cadavres de la vie. L’Aphrodite de la Renaissance est sortie de cette mer-là ; sans doute elle parut éclatante, éblouissante, adolescente ; et, vers les rives de fleurs et de fruits, les flots, en une tumultueuse joie, ont étincelé, étincellent encore, comme un océan de charme, de grâce et de splendeurs. Mais, si claire que soit cette mer, elle n’en fut pas moins ténébreuse et fétide de choses mortes ; Aphrodite elle-même, qui fut cadavre, n’était, dans la nouvelle gloire de son irradiation, que le spectre de la beauté.

Inévitable destin.

Mais quelles vivantes gloires s’allumèrent à cette aube issue de l’universel trépas ! L’Italie d’alors nous enchante comme une Assomption portée aux cieux du rêve par une archangélique troupe de Génies. L’Allemagne, extérieurement moins splendide, s’illumina jusqu’aux profondeurs de la race ; si elle ne recrée pas la Beauté, elle réintègre la Liberté ; moins et plus que la Renaissance, elle est la Réforme ; voici l’exemple de la Raison délivrée. Mais l’Angleterre surtout, à cause d’un seul, prédomine, universellement et éternellement. Shakespeare est né. Il n’est pas sans compagnons, certes ; son rayonnement est tel, qu’il absorbe, qu’il éteint toutes les lueurs voisines. Il est le soleil Moloch de tous les petits astres d’un siècle. Et ce qu’il y a peut-être de plus admirable encore dans son œuvre que l’œuvre même, c’est que, née en ce temps de Renaissance, et lui devant non seulement la plupart de ses sujets, mais l’éclat ou la manière de sa forme, et presque tout le vocabulaire et toutes les couleurs de son éloquence et de ses peintures, elle semble cependant, en beaucoup de ses parties, en ses plus extraordinaires parties, issue d’une puissance intellectuelle, non pas rénovée, mais neuve, d’une première éclosion de race, d’une virginité de génie. De sorte que, lorsque les plus énormes, même Dante, quoique théologue ; les plus parfaits, même Pétrarque, quoique amant ; les plus charmants, même l’Arioste, quoique romanesque, sont des reflets de renouveau, Shakespeare, seul, en dépit des imitations, des adaptations, des emprunts d’images et de façons de dire, Shakespeare seul, dis-je, semble avoir été créateur d’après la nationalité et la personnalité de soi-même.

Parmi les races héritières de l’antiquité, la France hélas ! fut bien mal partagée. Même elle n’hérita point directement : elle dut attendre comme une petite fille ou se contenter de peu comme une collatérale ; l’Italie lui transmettait des legs non sans un air de lui faire l’aumône. Vraiment, on eût dit qu’en effet la France mendiât à l’Italie, en menue monnaie, la Renaissance. Nous ne fûmes que les imitateurs des imitateurs de l’Antiquité. On peut affirmer, je crois, que jamais moins qu’alors ne se manifesta, lyriquement ou épiquement, notre vrai instinct poétique. Et il fut aboli en même temps, l’esprit gaulois qui, moins noble, n’en était pas moins une partie intégrante de nous-mêmes. Pour l’Italie, la Renaissance avait été une vierge morte, pareille à une vivante ; pour nous, elle ne fut guère, avec des attifements de luxe et de charme, qu’une poupée habillée à la mode d’une belle momie. Certes, nous en avons tous raffolé, de ces séduisants artistes de la Pléiade ! Nous ne saurions nous empêcher de les aimer encore, tant ils sont aimables, subtils, souriants, tant ils se haussent parfois jusqu’à des apparences de grandeur. Pierre de Ronsard est un prodigieux ouvrier du verbe et de l’image, et un incomparable rythmeur ; mais quoi ! lyrique, il pindarise ; amoureux, il pétrarquise ; bucolique, il n’est que le Tityre ou le Mélibée de la forêt de Gastine. Que de fastueux chefs-d’œuvre, çà et là, que de délicats chefs-d’œuvre presque partout ! Ronsard fut un des princes de l’ode et un des rois de l’odelette. Il ne fut ni roi ni prince de son pays. Pour ce qui est de l’épopée, (ils s’étaient donc éteints tout à fait, les derniers échos de la Chanson de Roland ?) il y rencontre, lui aussi, comme Dante, Virgile ; mais ce n’est pas vers le nouvel enfer ni vers le nouveau paradis que le conduit Virgile ; et aucune Béatrix ne se dresse au seuil des champs élyséens….

Autour de Ronsard, ses amis, ses émules, l’approuvent, l’admirent, l’égalent presque. Joachim du Bellay mêle quelque tendresse à la rhétorique d’amour ; ses vers, tantôt sémillants et vifs, tantôt fluents et languides, imitent tour à tour, pour parler à peu près comme Charles Fontaine, le feu ou la coulée de l’huile d’olive. Pontus de Tyarde est savamment agréable ; toutes ses Erreurs amoureuses ne sont pas des erreurs poétiques ; il fut le subtil astrologue des yeux de Pasithée. Remi Belleau, aux vers chatoyants de pierres précieuses, se montre parfois pittoresque dans ses Bergeries que parfume la primevère, presque pas artificielle, du délicat poème d’Avril. Olivier de Magny, dont les Soupirs furent fameux, ne cesse de rivaliser avec Anacréon que pour égaler Sannazar. Jodelle, qui chantait des pœans à Arcueil, se hausse jusqu’à traduire Euripide, Baïf jusqu’à imiter Sénèque. Puis Guillaume de Salluste, seigneur Du Bartas, qui eut l’étrange fortune de ne pas être inutile au Tasse, d’être plus tard lu par Milton et plus tard encore admiré par Goethef, — d’une admiration qui peut-être n’était pas dépourvue de quelque ironique haine, — Du Bartas, dis-je, en qui s’exaspéra le beau feu mourant de la Pléiade, montre un je ne sais quoi qui ressemble à une ambition de génie parfois réalisée, et raconte la création du monde avec une hâblerie grandiloquente et d’un ton de lyrique et héroïque gasconnade, dont se souviendra le baron de Fœneste, même quand il écrira les Tragiques. Mais pas un de ces poètes, charmants, délicats, subtils, magnifiques aussi, ne fut en effet un poète véritablement français.

Hélas ! Joachim Du Bellay, dans la Défense et illustration de la langue françoise, juvénile et rayonnant cri de guerre, la plus généreuse peut-être, la plus entraînante à coup sûr de toutes les Tyrtéennes littéraires, qui, par la beauté de l’éloquence, rachète le crime de son erreur, avait conseillé et enseigné : « Lis donc, et relis premièrement (ô poète futur), feuillette de main nocturne et journelle, les exemplaires grecs et latins ; puis me laisse toutes ces vieilles poésies françoises aux Jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouen ; comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries qui corrompent le goût de notre langue, et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. Jette-toi à ces plaisants épigrammes, à l’imitation d’un Martial, distille avec un style coulant et non scabreux ces pitoyables élégies, à l’exemple d’un Ovide, d’un Tibulle et d’un Properce, y entremêlant quelquefois de ces fables anciennes, non petit ornement de poésie. Chante-moi ces odes, inconnues encore de la muse française, d’un luth bien accordé, au son des lyres grecques et romaines, et qu’il n’y ait vers où n’apparaisse quelque vestige de rare et ancienne érudition… Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne. Pour le sonnet donc, tu as Pétrarque et quelques modernes Italiens. Chante-moi, d’une musette bien résonnante, et d’une flûte bien jointe, ces plaisantes églogues rustiques à l’exemple de Théocrite et de Virgile. Quant aux comédies et tragédies, si les Rois et les Républiques les voulaient restituer en leur ancienne dignité qu’ont usurpée les farces et moralités, je serais bien d’opinion que tu t’y employasses, et si tu le veux faire pour l’ornement de ta langue, tu sais où tu dois trouver les Archetypes. » Ainsi, tout net, et avec quelle chaleureuse passion, ce que le très intelligent et très lyrique Joachim Du Bellay conseille, ordonne même au futur poète, au futur poète français, c’est d’être grec, latin, italien, tout ce qu’il voudra en un mot, hormis français. Abominable enseignement ; et abominable exemple donné par la Pléiade. Cette heure charmante de notre poésie en est aussi une heure fatale. Alors, avec de vieux parchemins, fut bouchée pour de longs âges la source de notre inspiration nationale ; désormais, assez ressemblants à quelque amphitryon imbécile qui dédaigne les francs vins de son terroir et leur préfère les rares et coûteuses liqueurs qu’on envoie de loin, c’est du passé et de l’étranger que nous fîmes venir notre génie. Personne n’ignore qu’en son adroite éloquence, Joachim Du Bellay essaye de parer la servilité d’une pompeuse couleur de conquête. « Là donc, Françoys, dit-il, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine : et des serves dépouilles d’elle (comme vous avez fait plus d’une fois) ornez vos temples et autels. Donnez vers cette Grèce menteresse, et y semez encore un coup la fameuse nation des gallo-grecs. Pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple Delphique ainsi que vous avez fait autrefois. » Et avec un redoublement de belle fureur lyrique, Joachim Du Bellay s’écrie : « Qu’il vous souvienne de votre ancienne Marseille et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par leurs oreilles, avec une chaîne attachée à sa langue. » Si éclatante et si ingénieusement conduite qu’elle soit, cette allégorie, quant à son sens intime, est absurde. Si la Pléiade a cru conquérir quelque chose, elle s’est trompée ; nous avons tout reçu de Rome et d’Athènes et de l’Italie de la Renaissance, nous ne leur avons rien arraché. Nous avons été non pas des vainqueurs, mais des vaincus, qui, faisant contre fortune bon cœur, feignirent d’être satisfaits de leur sort. Gaulois latinisés une seconde fois par une nouvelle défaite, et Franks dont la personnalité s’était perdue et ne s’était plus retrouvée depuis la dispersion des primitives cantilènes, vagues au loin, et depuis la décadence, en romans de chevalerie et en épopées précieuses, de la fruste, pure et belle Chanson de Geste, nous avons accepté, avec une avidité souriante de parents pauvres, la beauté de l’art antique et la luxure de l’art italien. Comment se produisit cette pénétration de nous par l’esprit d’Italie, héritier de Rome et d’Athènes ? Je ne puis m’attarder trop longtemps sur ce point. Rappelons seulement que les premiers triomphes de l’âme italienne parmi l’âme française coïncidèrent avec les relations politiques et guerrières, sous Louis XII, de la France avec l’Italie ; la Renaissance fut chez nous une espèce de mal de Naples.

Il ne faut point penser d’ailleurs que nos poètes du xvie  siècle, sous les enthousiasmes d’apparat, n’aient pas eu en eux la tristesse de l’infériorité où ils réduisaient notre poésie. C’était sans chagrin, sans doute, qu’ils ravalaient, qu’ils repoussaient, qu’ils eussent voulu supprimer entièrement l’esprit de raillardise et de goguenardise, tare de notre race ; mais, si éblouis qu’ils fussent par le resurgissement lumineux de l’antiquité, ils ne purent tout à fait méconnaître qu’une autre part de notre génie national était réduite à la stérilité par la victoire de l’esprit latin ; et j’éprouve un attendrissement profond, quelque chose comme l’illusion que jamais ne fut tout à fait interrompue dans les esprits la ligne de notre destin poétique, lorsque je lis dans cette même Défense et illustration de la langue françoise : « Choisis-moi quelque Vers de ces beaux vieux romans françois, comme un Lancelot, un Tristan ou aultre, et en fais renaître au monde une admirable Iliade et laborieuse Enéide ». Que cela est justement pensé ! que cela est nettement dit ! Comme on est heureux de trouver, chez un des artistes le plus éperdus de l’antiquité, cette idée que l’autochtonie du sujet, et par suite de l’inspiration, est indispensable à la manifestation du génie et qu’on ne peut égaler que par la différence.

D’ailleurs, ce besoin de nationalisme littéraire, si la Pléiade ne l’affirma que trop rarement quant à la qualité des sujets, elle le proclama en ce qui concerne la langue. Si, par ces artistes, ne s’épanouit point la vraie âme poétique de France, si même aucun d’entre eux ne reçut le don d’exprimer des émotions personnelles ni d’être touché immédiatement par les choses de la nature, (ils aimaient d’après Tibulle et Pétrarque, et ils traduisaient les paysages comme la tendresse), du moins ils défendirent victorieusement notre langue française, notre vulgaire, contre l’imbécile emploi de la langue grecque ou latine par les docteurs et les pédants. Plus tard, on reprochera à Ronsard de parler grec et latin en français. Reproche moins mérité qu’on ne pense. Sans doute, à ce moment de l’évolution du langage, où le vocabulaire de la poésie était encore si incertain, encore en formation, les poètes durent tenter d’acquérir le plus grand nombre possible de moyens d’expression ; et, tout naturellement, ne devaient-ils pas les demander aux deux langues de l’antiquité d’où procédait, pour une grande part déjà, la nôtre, et de qui la maîtrise désormais ne pouvait plus être secouée ? Mais les vocables antiques ne furent admis parmi les mots usuels qu’à la condition de revêtir les formes et d’accepter les règles du langage coutumier. La langue savante se francisait en langue commune. En outre, par un très subtil et très bel instinct des destinées du style, ce n’est pas seulement de termes savants, « mendiés » de l’antiquité, que Ronsard a renforci notre langue. Il remit en honneur les vieux mots de terroir, (Bellay non plus n’était pas de l’avis des critiques qui se raillaient des « viells mots françois »), conseilla l’accueil des expressions provinciales, l’usage des termes de métier ; il ne tint pas à la Pléiade que le français ne devînt, dès le xvie  siècle, par la fusion épanouie de ses diverses origines, par le mélange, en une syntaxe à la fois ferme et souple, du verbe érudit et de la parole populaire, ce qu’il est enfin devenu en l’âge actuel de la littérature.

En ce qui concerne la technique du vers français, l’action de la Pléiade n’est pas moins remarquable. Tout d’abord, il faut s’étonner que, tandis qu’elle était en train de tant gréciser et de tant latiniser, elle n’ait pas soumis le « carme » français à la prosodie antique. Sans, doute, dans le fanatisme du premier zèle, elle s’en avisa : « Quant aux pieds et nombres qui nous manquent, s’écria Joachim Du Bellay en la cinquantième année du xvie  siècle, de telles choses ne se font pas par la nature des langues. Qui eût empêché nos ancêtres d’allonger une syllabe et accourcir l’autre, et en faire des pieds et des mains ? » Ceci était parfaitement absurde alors et ne le serait pas moins aujourd’hui. C’est, au contraire, d’un mystérieux instinct que dérive l’accentuation des syllabes ; les gens de science ou d’art n’y peuvent rien du tout ; il ne dépend pas du plus obstiné des grammairiens ou du plus impertinent des poètes, qu’une syllabe formée d’une consonne et d’un e muet devienne longue, ni que, dans le mot amour, par exemple, mour soit bref et a long. Quelques poètes, les plus médiocres, cela va sans dire, ce Jodelle, assez dépourvu de grâce, ce comte d’Alsinois, pédant, et, avec plus d’entêtement, Baïf, dont le pédantisme était sot, tentèrent cette réforme grotesque. On vit dans des distiques de Jodelle et de d’Alsinois, des voyelles longues, uniquement, selon la prosodie latine, parce qu’elles étaient suivies de deux consonnes ; et, selon des méthodes analogues, Baïf, auteur d’insipides et plates tragédies en latin, essaya en langage vulgaire des strophes saphiques d’après Horace, qui furent naturellement dénuées de tout rythme sensible, malgré les complaisances de la musique. Vains essais, repris au xviiie  siècle par l’économiste Turgot, mieux entendu aux grains ou farines qu’aux choses de la versification, et il y a une quarantaine d’années — selon l’exemple d’un groupe d’étudiants allemands, qui se divertissaient, non sans quelque air de supériorité, à franciser latinement — par des poètes de brasserie littéraire, naguère lycéens, persuadés qu’ils inventaient quelque chose parce qu’ils imitaient une sottise. Sainte-Beuve, vers le même temps, ne se montra pas éloigné de croire qu’une poésie, mesurée à l’antique, eût été possible en France ; car il fut un temps où ce critique, en sa désolation de ne plus être un poète, et en son remords, aiguisé jusqu’à quelque intime rage, d’avoir failli à l’égard du plus grand des poètes, accueillait avec une faveur comme enthousiaste toutes les « curiosités » par où pouvait être diminuée ou mise en doute l’intégrité de l’art suprême. Pour qu’il revînt au juste sentiment des choses, il lui avait fallu lire (il s’en confessa, en petit texte de note, au bas d’une page) un opuscule de M. Mablin, qui établissait la distinction capitale entre l’accent et la quantité ; « et c’est à quoi, dit Sainte-Beuve, les partisans du système métrique n’avaient pas pris garde ». Pierre de Ronsard, incomparable rythmeur, y avait pris garde tout de suite. Ni lui ni les meilleurs d’entre les siens n’usèrent de tels « carmes », car, à défaut hélas ! de génie indigène, ils eurent l’admirable et sûre conception de l’art poétique national. Et, novateurs sur tant d’autres points, ils ne firent que codifier par l’Illustration de Du Bellay et par l’Art poétique de Ronsard, que solidifier et glorifier, par la beauté technique, l’immémoriale nécessité du vers français.

Oui, à parler d’une façon générale, et si, un instant, on ne tient pas compte de la succession régulière des rimes masculine et féminine et de la proscription de le hiatus, — réformes auxquelles ne se soumirent pas toujours ceux-là mêmes qui les recommandèrent, — on peut affirmer que, par l’instinctive conception d’une loi de race, la Pléiade a accepté entier, pour le faire mieux fleurir et fructifier davantage, l’héritage prosodique, encore douteux et confus, de nos poètes primitifs, et des poètes qui l’avaient immédiatement précédée. Elle use du vers de dix syllabes, qui fut celui de la Chanson de Geste ; c’est ce vers que Pierre de Ronsard choisit, en souvenir des épopées nationales, pour sa trop latine Franciade. Elle use du vers de huit syllabes, à l’exemple des fabliaux ; elle y mêle des vers plus brefs, à l’exemple du dialogue des Mystères ; elle fait plus encore : elle restaure non seulement dans le sonnet, ou l’élégie pastorale, mais dans la partie, non dépourvue de génie peut-être, en tout cas la plus haute et la plus ferme de l’œuvre ronsardienne, je veux dire les deux Discours des misères de ce temps, la Remonstrance au peuple de France, la Response aux injures et calomnies, elle restaure et impose, en une extraordinaire fermeté, en un rayonnant éclat, le vers de douze syllabes, le vers alexandrin, forme première et impérissable de la poésie française.

C’est une vieille erreur de rapporter à Lambert Li Tors et à Alexandre de Bernay, auteurs, au xviie  siècle, du Roman d’Alexandre, l’invention de l’alexandrin. Il avait été déjà employé, au xvie  siècle, par les auteurs inconnus du Pèlerinage à Jérusalem ; et, peu après, l’an 1121, Philippe de Thann, en sa traduction du Physiologue, s’en était déjà servi pour chanter la Sirène, la Mandragore et toutes les bêtes fantastiques. Notez que, chez Philippe de Thann, la syllabe sixième rime avec la douzième syllabe ; cette imitation du vers léonin, qui bien avant Philippe de Thann devait être coutumière, n’implique-t-elle pas l’immédiate effusion de la technique latine finissante, en la technique française commençante ? Remontons encore. Dans la plus antique expression poétique de la multiple âme française, bien avant la Chanson de Geste, peu après les serments de Louis le Germanique et de Charles le Chauve, où balbutie l’enfance historique de deux peuples, en un mot, dans la Cantilène en l’honneur de sainte Eulalie, apparaît, parmi des vers de dix syllabes, non loin d’un vers de huit syllabes, l’alexandrin, et, justement, pour exprimer la plus noble pensée de toute la Cantilène.

Ainsi, par l’effet de quelque mystérieux atavisme, qui d’une nation se perpétue en sa descendante malgré les intrusions d’hymens étrangers, ou par la conformité du rythme avec l’haleine particulière de l’inspiration, l’alexandrin, notre hexamètre, compté et non mesuré, selon la nouvelle loi de races renouvelées, s’érige. La chanson de geste, puis le roman d’aventures, soucieux de raconter vite, lui préféreront, quelquefois, le décasyllabique, qui, d’ailleurs, par l’insistance prolongée sur des e muets, ou sur des diphtongues complaisantes, et, souvent aussi, par le rejet, rejoint le vers de douze syllabes. Le fabliau, trotte-menu parmi la boue, s’accommode d’un vers plus bref dont les huit syllabes tombent l’une sur l’autre comme des capucins de cartes qui courraient tout en trébuchant. Mais l’alexandrin toujours subsiste, héroïque et vaste ; on le retrouve dans la Bataille de trente Bretons contre trente Anglais ; on le retrouve dans le poème plébéien de Cimelier, la Chronique de Bertrand Duguesclin. Les poètes courtisans, les petits « rhétoricqueurs », s’en accommodèrent peu, il les essoufflait ! Mais Pierre de Ronsard le réintègre en son impérissable triomphe, et voici qu’il va commencer d’être, chez Régnier, le vers de Tartuffe, et chez Agrippa d’Aubigné, le vers des Châtiments.

Pour ce qui est de moi, je n’ai jamais osé formuler une pensée ou une image en ce vers primitif et définitif, qui va du commencement de l’esprit français à son épanouissement, de notre chanson balbutiée à notre hymne total, qui, à tant de belles heures de notre vie intellectuelle, exprima la plus belle part de notre âme, sans éprouver le religieux frémissement que l’on aurait à parler par la bouche d’un masque de Dieu.

À Pierre de Ronsard nous devons aussi l’invention heureuse, harmonieuse et charmante, de tant de formes de strophes, où nous nous plaisons encore à dire notre âme poétique. Ici, une fois de plus, se manifeste cette singulière contradiction entre le classicisme de l’esprit de la Pléiade et son nationalisme dans l’expression de cet esprit. On pourrait dire, je crois, qu’ils furent des poètes grecs, latins ou italiens, mais, en même temps, des artistes français. De là, sans doute, la résurrection de leur influence au commencement de notre Romantisme, où même, par une exagération de gratitude, on laissa croire qu’on leur ressemblait intimement, tandis qu’en réalité on n’imitait d’eux que l’extériorité de leur technique. En même temps que notre vrai tempérament triomphait notre art. Considérez de près les formes usitées par Pierre de Ronsard et les siens ; si vous laissez un instant de côté le sonnet, conseillé par la mode italienne, et quelques stances où le rythme s’amuse à imiter par la disposition typographique, plutôt que par le nombre, les strophes des lyriques latins et des tragiques grecs, vous serez étonné de voir que les poètes de notre Renaissance ne s’attachèrent à répudier tous les petits poèmes à formes fixes de la trop maniérée poésie précédente, que pour revenir, fréquemment, aux groupements de nombres et de mesures, qui distinguèrent nos chansons plus anciennes. Ceci semble tout d’abord une affirmation étrange, n’importe ; prenez la peine (bientôt récompensée d’ailleurs par de charmantes trouvailles) de relire les chansons du xiiie  siècle, celles qu’on nomme Chansons d’aventures ou Chansons de toile, et les romances, les brunettes, les pastourelles, d’abord ingénues, qui les suivirent : il vous apparaîtra très clairement que, non moins souvent d’après elles que d’après les odes, les odelettes et les chœurs antiques, furent dessinées mélodieusement les stances de la Pléiade. Il faut le répéter encore : trop grecs, trop latins, trop italiens, pas assez français en un mot, ni personnels, par la matière poétique, nos poètes de la Renaissance instaurèrent, en s’inspirant de notre antiquité nationale, notre véritable forme poétique ; Pierre de Ronsard a légué le parfait alexandrin à notre épopée et la strophe à notre ode.

Mais, longtemps encore, l’esprit de la Renaissance continua ses méfaits contre l’âme nationale ; c’est par une aberration, qui pour être coutumière n’en est pas moins absurde, que l’on juge son action interrompue par le triomphe de Malherbe. — Triomphe qui se produisit d’ailleurs parmi la persistante gloire des fils de Marot, et la lignée point éteinte des sectateurs de Ronsard. Car il y eut ce Vauquelin de la Fresnaye, magistrat, tour à tour forestier et idyllique, satiriste aussi, et, dans son « art poétique », historiographe, sinon législateur, du Parnasse français ; il y eut Desportes, abbé mignard, délicat desservant de Diane, d’Hippolyte et de Cléonice, et l’évêque Bertaut, qui sonnétisait et psalmodiait tour à tour ; il y eut surtout Agrippa d’Aubigné, dur, sûr, violent, féroce, esprit et cœur de fer, dont, certes, la juste place n’est pas encore marquée dans l’admiration française, Agrippa d’Aubigné, à tel point abondant en impétuosités de haine et d’amour et en métaphores formidables, qu’il-pourrait être compté au nombre des premiers parmi les plus puissants lyriques, si l’indignation et l’enthousiasme valaient en effet l’inspiration, s’il n’y avait dans ses plus forcenés emportements, plutôt que du lyrisme, une éloquence proclamatoire de tribun guerrier ou de prêcheur sectaire, et si, par le presque terre-à-terre toujours de son énorme essor, qui va droit et vite, mais peu haut, si, par la prose dont, même terrible et effréné, ne se désempêtre pas son vers, il n’apparaissait surtout comme l’aïeul des grands pamphlétaires du journalisme moderne. Veuillot ne sera pas éloigné de lui ressembler. Vous le retrouverez, plus poète, dans le violent génie éphémère d’Auguste Barbier. Mais l’auteur des Châtiments ne ressemble qu’à Isaïe, qu’il dépasse. Et il y eut aussi cet admirable Régnier, plus ronsardien, au reste, par choix d’école que par naturel. C’est une étrange idée qu’a eue Sainte-Beuve devoir en lui le Montaigne de la poésie française, car il fut, précisément, dépourvu de toute hésitation et de tout juste milieu. Je l’imaginerais plutôt comme un Villon, doué de moins de tendresse, mais d’un plus sûr regard d’observateur ; peut-être aussi n’est-il point sans analogie avec l’antique Rutebeufg, qu’on relit trop peu. Ce qui est certain, c’est que, quoique devant beaucoup aux poètes de Rome et ne laissant pas d’avoir beaucoup emprunté au Ronsard des Discours de la Remonstrance et de la Response, il est surtout, encore que très lettré, très personnellement « populacier », à prendre ce mot dans un sens d’éloge ; de tous les poètes de son époque, il est le seul qui, sans être gêné de souvenirs, encore qu’il traduise Horace, et sans être troublé de rêve, encore qu’il se croie inspiré, ait regardé l’humanité dans la réalité de la maison, du tripot, de la rue ; et son vers, en général sans exemple, son vers, vivant d’une familiarité de prose, subtil cependant, vif, imagier, — pittoresque, comme nous dirions aujourd’hui, — ne trouvera de ressemblance qu’au vers de Molière, plus large et plus sûrement significatif, mais moins « peuple », plus rassis, plus bourgeois. Déjà, comme Molière va être lui-même, Mathurin Régnier apparaît, dans notre nation littéraire, exceptionnel. — Mais, même sans tenir compte des résistances opposées à sa victoire, Malherbe ne fit, en somme, que canaliser le torrent de la Pléiade. Il ne fut, après la révolution, qu’une sorte de modérateur ; il a ralenti le mouvement de la Renaissance, il ne l’a pas interrompu ; il n’est pas moins grec, pas moins latin que les poètes dont il crut rebrousser et abolir l’influence. Par l’excès, d’abord, de la ruée, puis, par le lent effort d’une pénétration plus méthodique, l’Antiquité a conquis définitivement la France ; celle-ci s’est peut-être un peu désitalianisée, voilà tout ; et, après le torrent Ronsard, et Malherbe, barrage à claire-voie, s’épandit, fait des eaux de la même source, s’éploya, resplendit en surface calme le grand et beau lac du xviie  siècle classique.

J’insiste sur ce point qu’a trop négligé l’attention çà et là dispersée et détournée de la vérité générale par l’étude minutieuse de tel ou tel groupe poétique, par la minutie de l’admiration vers telle ou telle individualité. Après la turbulence de sa victoire, vers le milieu du xvie  siècle, turbulence qui fut seulement réglée par de Malherbe, c’est la Renaissance qui tient, qui possède, qui assujettit tout l’âge littéraire appelé le siècle de Louis XIV ; quoi qu’en ait pu penser et écrire Boileau, c’est Ronsard qui persiste et triomphe non seulement dans les cent poètes lyriques, bizarres, burlesques, que, en un récent volume, M. Paul Olivier a pris plaisir à rassembler, non seulement en la préciosité de l’hôtel de Rambouillet, qui, par-delà la Pléiade même, se rattache à Guillaume de Lorris et à Jean de Meung (il y eut la Rose du Roman de la Rose dans la guirlande de Julie), mais chez les Tragiques et les Comiques qui illustrèrent incomparablement l’un des trois grands âges de France ; et voici notre Sophocle, notre Euripide, et notre Térence avec notre Plaute. Seulement, par l’affleurement de sentiments neufs à l’antique surface, et par la rectitude, la clarté, la solidité de la forme (l’idée surgit, d’une espèce de cristal marmoréen), notre théâtre sera lumineusement et fortement français. Des matériaux, discords, épars, mouvants, de la Renaissance, s’érige enfin un monument à la parfaite ordonnance.

Pourquoi la Renaissance devenue le classicisme favorisa-t-elle, bien loin de lui nuire, ou de le détourner de sa voie personnelle, notre génie théâtral ? Pourquoi, de même qu’elle opprima ou refoula non seulement l’esprit gaulois, mais l’esprit frank, c’est-à-dire notre intimité lyrique et épique, ne gêna-t-elle point notre essor tragique et comique ? Je pense que j’en entrevois la double raison. Tout d’abord il faut dire, (et cette parole, de ma part, étonnera peut-être), il faut dire que, dès qu’il a cessé d’être la chanson à deux voix des primitifs tréteaux thespisiaques, ou l’hymne au seuil des temples, et la récitation, par un ou plusieurs masques énormes, des théogonies avec les faits des héros-dieux ; dès qu’il consiste surtout, selon son développement normal, en l’action humaine, illustre ou humble, sublime ou basse, humaine toujours, ou semblant l’être, et en l’expression des sentiments tels que nous les éprouvons, par des paroles telles que nous les disons, le Théâtre, à parler d’une façon générale, et hors des cas où il plaît aux poètes de tenter la résurrection des vagues époques lointaines ou l’invention du pur idéal, doit différer presque totalement de l’ode ou de l’épopée ; il doit faire vivre par l’action et la passion l’humanité même ; et il n’en serait pas moins empêché par l’abondance torrentielle du lyrisme que par la sublimité épique, celle-ci se résignât-elle à des familiarités de langage. Ce n’est point que le discours tragique ou comique ne puisse être une poésie en effet, mais ce doit être une poésie particulière, et qui, autant que ses sœurs lyrique, épique, capable de beauté, use, pour atteindre à l’idéal commun, de moyens qui ne sont pas les leurs et qui lui appartiennent en propre. Je sais bien qu’en parlant de la sorte, je renie l’opinion de beaucoup de mes maîtres, et notamment de celui qui, par une simplification sans doute admirable, fit consister tout le génie du poète en le seul essor lyrique. Je me résigne à cette infidélité. Je suis persuadé qu’une poésie de théâtre peut exister, que dis-je, a existé, sans ressemblance, autre que l’indispensable génie du poète, avec l’ode ou l’épopée. C’est pourquoi, dans la suite de ces pages, j’oserai dire que, malgré tant de chefs-d’œuvre, qui, sur notre scène moderne, ont acquis et mérité tant de gloire, notre xixe  siècle, justement parce qu’il est le plus grand de nos âges lyrique et épique, s’est haussé à l’énormité, à la singularité, plutôt qu’à la perfection, dans le drame ; et, malgré Hernani, Ruy Blas et les Burgraves, c’est le siècle de Polyeucte et d’Athalie qui est, sinon la plus éclatante, du moins la plus irréprochable époque de notre Théâtre. J’aurai à insister sur cette façon de penser, qui, chez le néo-romantique que je me glorifie d’être, ne laisse pas que de ressembler quelque peu à un blasphème. Revenons. Puisque la Renaissance ne s’en prenait qu’à notre instinct de chant et de récit, elle ne présentait aucun obstacle à notre tragédie ni à notre comédie ; au contraire, elle les servait, en leur offrant des modèles, en leur marquant des cadres, dont elles n’auraient pu trouver l’équivalent dans le passé de notre propre race. S’il est déplorable que la cantilène populaire, source nationale de l’ode, et que la chanson de geste, réalisation déjà de notre épopée, aient été vaincues, d’abord par la laide farce bourgeoise, bientôt affinée en malice marotique, puis par l’érudit et subtil exotisme de la Pléiade, il ne faut pas du tout regretter que tout lien de succession ait été rompu par nos poètes dramatiques et comiques avec la niaiserie des Mystères et la stupide drôlerie des Farces et des Soties. Aucun esprit, même tout entiché d’archaïsme, ne saurait découvrir une valeur d’ingéniosité, ni une promesse d’art, dans l’informe et nul amas de tant de Miracles de Notre-Dame, — exceptons les cas où il s’y mêle quelque chevalerie, quelque point d’honneur d’Espagne, — et de tant de facéties écolières, intermèdes rénovés de la Fête des Fous. Il y a la Farce de Patelin. C’est peu. Puisque donc la France n’avait pas eu d’instinct théâtral digne d’être réalisé en art, il était légitime et il fut heureux que notre Théâtre rejoignît, par-delà l’infécond moyen âge, le Théâtre antique, et en découlât. Cela était d’autant plus dénué d’inconvénients, que le Théâtre, puisqu’il est, de son essence, obligé à l’observation et à l’expression de l’état d’esprit contemporain, ne peut garder, des œuvres dont il procède, qu’une ressemblance seulement superficielle. Il peut tenir de l’antiquité, ou du voisinage, des costumes, à peu près, et des noms et des sujets ; mais ces costumes, de jadis ou d’ailleurs, vêtent des corps actuels, les noms sont des pseudonymes, les sujets s’adaptent à des actions contemporaines, imaginaires ou réelles. Qui ne sait que Bérénice est une histoire de cour où Titus n’est pour presque rien ? Voyez ce qu’il reste des Guêpes dans les Plaideurs. Certes, le Théâtre du xviie  siècle est né de la Renaissance, mais il vit de la vie de toute la société contemporaine, et aussi, par le-génie de ceux qui le créèrent, — car toujours le génie déborde le temps, — de l’universalité de la vie humaine. C’est pourquoi il est si grand, en dépit de l’étroitesse des règles, et si personnel, malgré le drame grec. Il abonde, cela est évident, en réminiscences, mais il se personnalise en des sentiments récents, même en des modes de sensibilité et de langage, qui, d’ailleurs, se généralisent par l’humanité de la passion ; et l’on pourrait dire en souriant que la tragédie de Racine danse, noblement et mélancoliquement, dans un temple antique, le menuet de toutes les âmes tendres et déchirées. Ce qui fait que Pierre Corneille, devant qui l’éternel respect des esprits s’agenouille, plus grand poète que Racine, n’est pas, quant au Théâtre, aussi parfait que lui, c’est que, en son génie, comme solitaire, éloigné des contingences, il dédaigna d’être le contemporain de soi-même. En réalité, il n’est d’ici que par d’aimables et volontaires condescendances. C’est exprès qu’il est maniéré, subtil, joli, comme on l’était ; et s’il s’accorde à l’hôtel de Rambouillet, qui ne voudra pas de Polyeucte, c’est pour que, mis à la mode, on ne le prenne pas pour un homme de la province. Mais, dès qu’il renonce au bel air, dès qu’il se révèle soi-même, et tout entier, il semble presque étranger à son temps ; sa « province », c’est l’énormité lointaine de la Grèce fabuleuse, de la chevaleresque Espagne et des pompes de Rome, et de la barbarie errante d’Attila ; hormis dans les cas où Pierre Corneille prétend à rivaliser de grâce avec de « jeunes rivaux », il tâche vraiment à évoquer, sans allusions à l’actualité, la grandeur des âges anciens. Nul, plus que lui, ne semble préoccupé de l’attitude, comme hiératique, de ses personnages ; aux plus beaux moments de son œuvre, son vers a la sublimité d’un geste de héros ou de dieu. Ne voyez-vous point surgir ici l’image du véritable génie Cornélien ? J’ose penser qu’en effet il fut plutôt destiné à l’épopée qu’au drame. Certes, Pierre Corneille eut, avec un art très ingénieux, trop subtil parfois, de composition théâtrale, l’admirable puissance d’inventer des effets tragiques qui font penser aux « lances » de Calderon ; et qui donc n’admire pas en lui la grandeur et la finesse oratoires, l’éloquente impartialité, — chose indispensable au véritable auteur dramatique, — qui plaide bien telle ou telle passion tour à tour ? N’est-il point vrai cependant que ce qui s’évoque dans la pensée, lorsque son nom est prononcé, c’est la vision d’un peuple de grandeurs surnaturelles, majestueux même en la plus forcenée violence, pompeux même en les plus délicates et les plus maniérées tendresses, et toujours sublime, non sans familiarité, parfois ? Oui, l’auteur d’Horace, de Polyeucte, de Pompée, de Théodore et de Suréna est un poète épique, et le plus grand qu’il y ait eu au théâtre avant l’auteur des Burgraves. D’autre part, à peine gâté par quelque avocasserie abondante dont il ne peut s’empêcher de paraître enchanté, Pierre Corneille profère de magnifiques éjaculations de lyrisme chrétien, soit dans Polyeucte, soit dans Théodore, et d’infinies tendresses lyriques, dans ses premières comédies, ou dans les élégies de Psyché, ou dans les dialogues sentimentaux d’Agésilas. Et voilà justement ce qui, de son temps et dans la postérité, lui a nui, en tant qu’auteur de tragédies et de comédies. Ajoutez que, par cette noblesse d’âme qu’il avait donnée au vieil Horace et à Cornélie, et par goût personnel, il ne voulut point rompre avec les Hardy, les Tristan, les Cyrano, avec tous les fils de Jodelle, qui mêlaient l’ode et le drame dans l’Évohé d’une Dionysiade gréco-latine ; même après avoir revêtu le péplum classique, il ne dédaignait pas, avec la gueuserie royale que lui avait conseillée Guilhem de Castro, d’arborer le haillon de la Renaissance. Cela fit surtout plaisir à Saint-Amanth, à La Fontaine, à Saint-Évremondi et à Mme de Sévigné. Et l’avenir aussi, le juste avenir, a dû ne pas voir en Corneille le plus définitif, le plus parfait de nos poètes dramatiques. Mais quel esprit un peu haut ne s’éblouirait pas à rêver ce qu’eût été Corneille, ce que Corneille, épique et lyrique, eût donné à la France, si, par une rencontre qu’aurait dû préméditer la Providence, il avait été mis en jonction, non pas avec l’artificielle rhétorique des suivants de la Renaissance, si artificielle elle-même, et non pas avec l’Espagne, de qui l’influence, heureusement d’ailleurs, remplaçait l’influence italienne, mais avec les vraies sources nationales, latentes, toujours vivaces sous les conquêtes de l’antiquité et les empiétements du voisinage, de l’immortelle race franke ? Qui pourrait sans une joie énorme, suivie d’un déchirement de regret, concevoir, tout à coup, un Pierre Corneille qui, prenant à pleines mains de créateur la matière épique et lyrique de la Chanson de Geste et aussi la drôlerie infâme du fabliau et aussi la scolastique mignarde et révolutionnaire du Roman de la Rose et quelques splendeurs aux bûchers des Mystères, en aurait construit souverainement, ode, épopée, théâtre aussi peut-être ?, une œuvre où eût rayonné définitivement et pour ne jamais s’éteindre, notre total génie de France ?

Ce fut donc alors le règne, absolu et légitime, de Jean Racine, qui, pas épique, rarement lyrique, ne possédant même point, peut-être, toutes les perfections de style que lui attribue la tradition des rhétoriques, mais s’aidant de l’antiquité et si intimement imbu de passion vivante, répandait, dans les moules de l’immémoriale tragédie accommodée à la mode, une intensité sentimentale dont le charme et la force, la vérité aussi et la netteté, malgré la dispersion apparente en les mille méandres de la plus raffinée des psychologies, se manifestèrent sans exemple et ne seront jamais surpassés. En même temps règne Molière, miraculeusement exceptionnel. S’il est, lui aussi, l’élève de la Renaissance, rien de l’humanité entière ne lui est étranger ; il est un esprit qui absorbe toute la vie et la résorbe en la ressemblance condensée d’elle-même ; il peut faire tenir tout le mensonge en un seul hypocrite, toute la loyale rudesse en un seul franc homme, qui parle haut. C’est la prodigieuse faculté de Molière, de concentrer dans un personnage toutes les généralités que son caractère évoque, sans que sa particularité, vraisemblable, fréquente, étroite s’il le faut, nous en paraisse singularisée ou élargie. Certains grands auteurs comiques ont créé tel ou tel personnage pareil à telle ou telle personne de la réalité, d’autres ont conçu des types d’après des idées ; Molière, seul, sans que jamais dans son œuvre on puisse surprendre le point où l’individu devient genre, ou bien le genre individu, invente des êtres pareils à la fois à un seul être et à tous ses congénères ; et lorsqu’il semble se complaire à quelque détail d’originalité, il fait émaner, d’un tic, une ressemblance universelle. Il pourrait être comparé à un miroir fait de mille petits miroirs destinés, chacun, à refléter l’une d’innombrables fractions, et qui les résumerait toutes, sans que pas une s’effaçât, dans une image unique et simple. Une autre grandeur concilie à Molière l’admiration enthousiaste et sympathique aussi de ceux-là mêmes que l’exagération des paradoxes d’écoles détourna de lui ; cette grandeur, c’est la bonté. Ceux qui ne se bornent pas à voir représenter quelquefois le Dépit amoureux ou les Fourberies de Scapin, ceux qui lisent assidûment Molière, ne peuvent se défendre d’une profonde émotion tendre pour ce délicieux homme. Tout à l’heure, j’ai écrit : exceptionnel ; Molière ne l’est pas seulement par une spéciale et suprême intelligence, mais aussi par une douceur de cœur, par une effusion d’âme, non moins manifeste dans son œuvre que dans son existence. Oui, certainement, — relisez les anecdotes, concluez en la vie, — Molière a été un des meilleurs hommes qui aient vécu ; chez cet élève de Gassendi, un peu sceptique sans doute, chez ce comédien naguère errant qu’auraient pu dissuader de la confiance les décevants hasards de l’amour, chez ce protecteur des jeunes génies qu’aurait pu décourager la trahison de leurs succès, chez le longuement malade qui dut prévoir l’agonie solitaire et les obsèques désertées, ne s’éteignit jamais la foi douloureusement souriante en l’avenir de la pensée, en la câlinerie en vain traîtresse de la femme, en la franchise des hommes, en la beauté des nobles œuvres. Ce grand esprit fut un cœur charmant. Lorsque, en des heures de rêverie, on s’imagine que l’on aurait pu vivre avec ceux que l’on admire, c’est surtout de Molière qu’on voudrait avoir été le compagnon. Comme il eût été intéressant de s’entretenir avec Racine ! comme on aurait écouté, avec une humble révérence, le verbe de Corneille ! Mais combien plus doux nous eût été d’être l’ami de Molière, et de regarder se mouiller à peine ses yeux doux quand il racontait quelque mélancolique histoire de jeunesse ou levait, parmi les rouges verres des autres, sa tasse de petit lait, dans la villa d’Auteuil. Il fut doucement triste, et c’est le charme infini. La gaîté de quelques-unes de ses comédies n’est qu’une bonté de plus. Son rire, ou ce qu’on prend pour son rire, est la plus méritoire concession que le génie ait faite à tout le monde… Achevons. Le poète Pierre Corneille, — si l’on prend le nom de poète, comme il convient ici, dans son sens exclusif, — fut plus grand que Racine, bien que Racine ait eu tant de charme et d’intimité poignante ; fut plus grand que Molière, bien que Molière en ses œuvres vastes et généreuses ait parlé une langue si extraordinairement adéquate au vouloir de sa pensée ; mais Corneille, lyrique et épique, écrivit pour le théâtre, tandis que Racine, tragique, et Molière, comique, furent le théâtre lui-même ; et il n’y eut, au xviie  siècle, ni ode ni épopée.

Au xviiie  siècle, il n’y a plus de poésie du tout. Naguère elle se perpétuait, assez misérablement malgré les subtilités et les joliesses, dans les menuailles des poètes galants qui ronsardisaient à l’hôtel de Rambouillet selon la préciosité des « rhétoricqueurs » d’avant et d’après Marot. Il y avait eu ce franc Saint-Amant, buveur populacier, ripailleur-rimailleur, qui eut deux ou trois fois le vin mélancolique, et de qui le broc, fantasquement, sonna de bric et de broc ; il y avait eu surtout ce douteux Jean de La Fontaine, que Lamartine a trop méprisé, sur lequel Victor Hugo a omis de dire son avis, ce Jean de La Fontaine qui laisse encore assez perplexes la plupart des poètes. Il est bien évident que ses fables, où se cache à peine un esprit assez bas, où l’affectation de la simplicité est à chaque instant démentie par une affectation aussi de rouerie, ont quelque chose de pénible et parfois de répugnant ; que ses contes sont bien de nature à choquer par la sournoiserie de l’obscénité, par la malice à la fois puérile et vieillotte — héritage du fabliau — de tout faire entendre sans presque rien dire ; et quand Jean de La Fontaine, quittant, fable ou conte, le récit où d’ailleurs il excelle par un sûr emploi du mot juste et par de jolis tours de langage et de rythme, se hasarde aux œuvrettes lyriques, il ne semble pas, tout d’abord, qu’il surpasse très sensiblement les communs faiseurs de madrigaux, de rondeaux et de ballades. Cependant il inquiète, et cette inquiétude n’est pas dépourvue de charme. Il faut reconnaître que, même dans ses fables et dans ses contes, que surtout dans ses poèmes à la mode, prose et vers mêlés, il y a on ne sait quoi que n’eurent point tant d’autres rimeurs ses contemporains. Vraiment oui, il laisse voir çà ou là quelque chose qui ressemble à de la tendresse, et chez lui, premier peut-être, on peut trouver une certaine impression de la nature et comme un tout menu sens du paysage. Ce très mondain bonhomme, qui vivait dans la domesticité des maisons illustres de la ville, paraît avoir fait une différence entre tel ou tel arbre ; tous les arbres alors, grands, étaient des chênes, petits, des rosiers ou des lauriers ; on est souvent tenté de croire qu’il a découvert des arbustes, pas prévus dans l’art poétique, au bord de ruisseaux qui étaient vraiment des ruisseaux ; ses nymphes, plus d’une fois, courent entre de vraies herbes ; et c’est surtout dans ce pittoresque comme involontaire, dans cette compréhension peut-être ingénue de la nature, qu’il faut chercher une excuse au prolongement de la gloire de La Fontaine ; il fut en réalité, non sans quelques émotions sincères, et avec quelque ressemblance à de la chanson populaire, un aimable et fin paysagiste. — Mais au xviiie  siècle, rien de pareil même aux « poetæ minores » précédents ; et voici le temps de la pensée.

Certes, le Poète pense ; c’est de lui, dans les temps nouveaux, que se répandent les augustes conceptions du progrès social ; non pas, entendons-nous bien, dans les minuties du détail quotidien, ni dans la médiocrité des luttes politiques, mais dans l’universalité de l’idéal. Or, jusqu’à ce temps, la poésie, en apparence, toujours, et, trop souvent, en réalité, s’était réduite à des menues fonctions de charme ou d’amusement, et il était normal qu’elle cessât d’être, momentanément, lorsque l’humanité, courant au plus pressé, songea à conquérir ses droits de matérielle liberté. Ils ont surgi, ou ils vont surgir les génies extraordinaires par qui se rénovera le monde ; quelques-uns porteront quelques loques poétiques, comme un déguisement d’anciens courtisans, à tromperies grands et à entrer chez eux ; mais, en vérité, voici le siècle où l’art n’existe plus par lui-même, ni pour lui-même, où il n’est qu’un prétexte.

Que la Lumière soit ! et Voltaire fut.

Cette lumière-là, c’est la Raison. Elle propagea par toute la France et par tout l’univers ses rayons sûrs et précis : la vérité, l’équité, la liberté. Ils pénétrèrent, fécondèrent l’ombre humaine ; et naquit le monde moderne. Mais ces éblouissements : l’illusion, le rêve, la beauté des êtres et des choses, et l’amour aussi, s’évanouissaient dans la nouvelle clarté, nette, consciente, impitoyablement lucide, qui ne tolérait pas, même resplendissant, le mystère ; elle s’était levée enfin, non pas pour être belle, mais pour qu’on y vît clair. Et la poésie, — car, jusqu’alors, grecque, latine ou étrangère, toujours conventionnelle, elle ne s’était encore imbue ni de nationalité personnelle ni d’humanité libre, — la poésie, dis-je, ne fut plus qu’un souvenir.

Hélas ! sans poésie, il y eut des poètes ; et ce fut, en même temps qu’abominable, à peine exquis, quoi qu’on en ait pensé. Voici le temps du mensonge, non pas grandiose ou tendre, avec des loyautés d’illusion, mais du mensonge menu, libertin, qui laisse bien voir qu’il ne croit pas un mot de ce qu’il dit. Oui, l’affectation même de la vérité manquera à ce mensonge-là. Non seulement il n’y aura rien de vraiment beau ni vraiment bon, mais encore rien de sincèrement joli en effet, ni de malin pour de vrai, dans la fête masquée et musquée où s’amusera le xviiie  siècle-poète ; et la petitesse de l’Art s’avilira encore jusqu’en les modes du métier que savent les Abbés et les Colporteurs. Les « rhétoricqueurs » d’avant Marot peuvent, de leurs mignoteries, faire valoir cette excuse, qu’il y avait alors quelque mérite à pédantiser avec subtilité et non sans grâces. L’hôtel de Rambouillet montrait une belle solennité à faire porter la queue-envoi des princières ballades par les rondeaux, pages de Cour ! les préciosités les plus futiles gardaient quelque chose de la cérémonie des menuets tragiques de Racine. Ici, il n’y a même plus de rhétorique artiste, et le bel esprit, bien qu’il aille à Versailles, s’encanaille aux Porcherons. Orphée ou Benserade, autant que Saint-Simon, auraient bien le droit de regretter l’étiquette. C’est par une erreur, trop facilement acceptée, qu’il est convenu d’admirer chez les rimeurs du xviiie  siècle, à défaut de grandeur et de sincérité, un charme de grâce et de finesse. On les fait bénéficier, en leur en accordant à tort quelques parcelles, de la merveilleuse subtilité sentimentale de Marivaux, et de la psychologie, comme Cornélienne, — je pense au Corneille précieux de Psyché, d’Andromède et d’Agésilas, — de la psychologie, dis-je, de cet extraordinaire Crébillon le fils, esprit si minutieusement subtil, si pénétrant, si près quelquefois d’éveiller une émotion intimement humaine, et de qui hélas ! le délicat génie a polissonné sur un trop célèbre Sopha. On songe aussi à l’éperdu et farouche amant de la nature et de la femme, au désespéré confesseur de soi-même que fut Jean-Jacques Rousseau, et à des livres écrits par des femmes aimantes et aimables, et à l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, dont le changement des mœurs a fait un chef-d’œuvre que son auteur, certes, n’avait pas prévu ; car Des Grieux nous trouble par une pénible anormalité de situation qui, de son temps, n’avait rien que de coutumier et d’admis. Mais ni Marivaux, ni Crébillon le fils, ni les belles dames qui inventèrent, à peine, des romans ou écrivirent des lettres, ni le presque toujours admirable Beaumarchais ne furent des faiseurs de vers ; et, à considérer isolément, comme il convient ici, les rimeurs du xviiie  siècle, on aurait bien tort de se figurer leur muse sous l’apparence d’une fine marquise exquise, toute dentelle et soie, avec de la chair de fleur fardée, et qui rit d’un rire pareil à un sourire, une mouche posée, comme d’un coup d’aile de papillon, au coin de l’impertinente lèvre. Ce furent, au contraire, d’assez grossiers personnages. Gresset, le plus aimablement badin d’entre eux, fait sacrer comme un charretier ivre, le perroquet des nonnes. D’autres mettent l’ordure en madrigaux ou en épigrammes ; leurs odelettes chansonnent ; dans leurs poèmes mythologiques, ils donnent aux déesses et aux nymphes, en dépit du jargon courtisan, des airs et des propos de soubrettes malapprises ; s’ils frayent avec Apollon, c’est dans l’antichambre de l’Olympe. Huit ou dix impromptus mignards, que l’on cite encore, ne sauraient nous faire changer d’avis ; et partout, même chez les moins vils, jusque sous les allégories, jusque parmi les didactismes idylliques ou bucoliques, éclate, ressouvenir de l’abominable Pucelle, cet impardonnable mépris non seulement de la Virginité, de la Beauté et de l’Amour, mais aussi de la sensitivité féminine qui, d’une pudeur que désormais on ne lui permet même pas de feindre, voudrait, d’un instant du moins, retarder le baiser. Il faudra arriver jusqu’à Évariste Parny pour trouver un poète qui ait aimé, peut-être. Homme étrange alors, ce Parny, vraiment ému, je le crois, et singulier par le choix des sujets, et pittoresque par le goût de l’exotisme, et de qui l’Éléonore — qui sait ? — est peut-être l’avant-cousine de la divine Elvire. Mais la Guerre des Dieux joua un mauvais tour à sa gloire, comme le Sopha à celle de Crébillon le fils. C’est, trop souvent, de l’œuvre où il livra la moins bonne part de lui-même, que la postérité conclut l’âme d’un poète. Elle n’a pas le temps de lire les « Œuvres complètes » ; ce qu’on prend pour sa justice n’est souvent que l’acceptation de la mode autrefois contemporaine. Mais quelques hésitations sur telle ou telle personnalité ne sauraient diminuer la valeur d’un jugement général ; on peut affirmer que, contrairement à l’opinion qui voit en eux des charmants, des « polis », des subtils, des parfumés, les poètes du xiiie  siècle eurent l’âme et la parole vulgaires, autant que petit le génie ; que la plupart ne furent pas moins la fausse élégance que ce boursouflé rhéteur, Jean-Baptiste Rousseau, ne fut la fausse grandeur ; et qu’ils étaient, poétiquement, pis que des courtisans, des laquais. Une chose surtout les déshonore, c’est qu’ils furent sinon les auteurs, du moins, par leur silence, qui impliquait quelque acceptation, les complices de la plus exécrable multiplicité d’œuvres totalement obscènes dont une époque littéraire ait jamais été souillée. Alors, des ouvrages écrits en français furent, vers ou prose, la furieuse et cynique exaltation de l’ignominie sexuelle ; après beaucoup d’Hésiodes du rut ordurier et de la monstrueuse débauche, le marquis de Sade apparut comme un abominable Homère. Non, il n’y avait pas de poètes dans ce temps, puisque aucun cri d’amour ne protesta contre la déchéance du baiser en débauche, du délice en saleté et-en terreur, de l’étreinte en étranglement qui a du sang aux ongles ! Et l’horreur avait pour envers la fadeur. Comme il faut que tout finisse par des chansons, ce temps s’acheva dans les romances de M. de Laborde pour la reine Marie-Antoinette, à la laiterie de Trianon.

Le lait prit très vite la couleur du sang. L’heure vient, — heure sonnée par le tocsin d’une rouge aurore, — où rien ne se produisit de semblable à quelque chose que l’on aurait pu prévoir. Par une extraordinaire explosion, toute la France se rue à la possession de soi-même. Plus de vers. Seule, une chanson surgira, faite par n’importe qui ; ce ne sera pas un poème, ni une musique, ce sera tout le cri de tout un peuple ! Mais ne pensez pas que, si indépendante qu’elle paraisse de l’évolution poétique, la Révolution n’aura point d’influence sur elle. Bien au contraire. Elle engendrera prochainement, — fait de tous les éléments concentrés de notre race, — un mouvement littéraire qui ne ressemblera, tant il sera personnellement français dans sa multiplicité unifiée, à aucun moment de l’essor intellectuel d’aucune autre nation. Pendant 89 oratoire, pendant 92 guerrier, pendant 93 tueur, pendant toutes les années républicaines ou impériales, il n’y aura pas de poésie, ni même de littérature ; toute notre faculté de vivre sera absorbée en l’éloquence de la tribune et en l’héroïsme du geste guerrier ; fondues dans une unité revendicatrice, toutes les races dont se forma la France ne seront plus que verbe de tribun et acte de conquérant. Et non seulement ce verbe et cet acte délivreront le monde et glorifieront, même par les excès et les défaites, la patrie ; mais, fait admirable, dont l’évidence, je l’espère, va être établie, ils auront la gloire de fonder, après la France moderne, la véritable, la totale poésie française. Oui, c’est grâce à la Révolution populaire et militaire que s’accompliront les vraies et immémoriales destinées de notre poésie. Cette affirmation, d’abord, peut paraître hasardeuse. Il me semble que, pour nouvelle qu’elle soit, il sera peu difficile de la justifier.

À moins qu’on ne veuille s’attarder aux médiocrités ou aux minuties, il faut franchir très vite, non sans quelque ironique admiration d’Écouchard Lebrun le Pindarique, ni sans étonnement de ce bizarre et soudain Népomucène Lemercier qui surgit là comme un énorme mamelon de sable, tout à coup, s’érige dans la plaine lorsque la chaîne de montagnes, au loin, n’est pas même visible encore, il faut franchir très vite, dis-je, la période Consulaire et Impériale ; poétiquement, elle n’est qu’une vaste lacune. Ce qui s’y perpétue, c’est l’ode d’après Jean-Baptiste, la tragédie imitée des plus viles imitations des chefs-d’œuvre de notre théâtre ; ce qui s’y prépare, c’est, dans la plate et spirituelle comédie bourgeoise et par les innombrables Madame Angot, le vaudeville et l’opérette. Mais, de notre côté de ce néant, voici bientôt, voici déjà l’apparition de la lumineuse époque poétique dont resplendira tout le xixe  siècle, de son aube à son crépuscule. Supprimons par la pensée, et comme il sied en ce rapide travail, les avortements, les intervalles, les audaces et les indécisions des précurseurs ; considérons le bel horizon proche… Le Romantisme se lève.

Deux grandeurs ayant, entre elles, la plus prodigieuse avalanche de justice, de beauté, d’horreur, de gloires et de désastres, qu’ait jamais charriée le torrent de l’histoire, se dressent face à face ; là-bas il y a la Révolution, ici il y a une révolution aussi ; l’une a proclamé les Droits de l’Homme, l’autre décrétera et établira les Droits du Poète.

De même que, par la parole et l’action, à la tribune et sur les champs de bataille, enfin se manifesta après les autochtones assujettis, après les immigrations, après les partages et les accroissements, après les féodalités, les jacqueries, les communes et les monarchies, se manifesta, dis-je, avec l’aveu de toutes ses misères, avec toute l’urgente fureur de ses revendications, avec son héroïque amour de l’exploit, et sa patience à supporter les revers, une immense France comme inconnue, qui, par l’agglomération de tant de races se pénétrant l’une l’autre, était devenue désormais une patrie où prédominait heureusement à côté de la malice gauloise, qui doute, tâte et s’insinue, la primitive candeur barbare, brutale et simple, formidable et bonne, — de même, après tant de littératures diverses éjaculées de partout en notre fécond giron national ; après les allégories qui venaient de Provence, et les farces qui venaient du ruisseau ; après les « rhétoricqueurs », jolis pitres adroits qui jonglaient tout petits avec les perles de la Marguerite ; après la délicieuse et désastreuse Renaissance, issue d’Italie ; après le Classicisme, fils auguste de la Renaissance, qui resserre la poésie jusqu’à l’étiquette, et en même temps l’élargit, dans la tragédie, jusqu’à toute l’âme humaine ; après les Riens, pas même jolis, érotiques et nuls, du siècle où Piron est encore préférable à Bernis, s’épanouit, sans avoir rien répudié de tout ce qu’elle avait reçu, et toute neuve pourtant, et parfaitement elle-même de n’avoir que renforci de tant d’engendrements divers sa fécondité personnelle, la vraie poésie française où, par l’ode et l’épopée, ces similaires du discours et de la conquête, triompha en œuvres sublimes, à côté de l’inévitable gauloiserie, le double instinct lyrique et épique de l’esprit frank, original ! Oh ! qu’il avait fallu attendre longtemps cette réalisation en chefs-d’œuvre du primitif, nombreux et fruste nous-même. C’est ainsi que 1830 fut le pendant de 1789.

Il me serait pénible d’admettre que l’on pût voir, en ce que je viens de dire, quelque intention de paradoxe. Je pense exprimer ici, pour la gloire du xixe  siècle poétique, la vérité même ; je vais essayer de prouver mon dire, sans m’attarder à trop de détails.

Que si l’on prononce devant des gens affairés et de qui le sourire pense à autre chose, ce mot : Romantisme, — mot, d’ailleurs, qui, pris dans son sens réel, n’a rien de commun, en France du moins, avec le temps et le mouvement littéraire qu’il désigne, — la première idée évoquée en eux est celle d’un gilet écarlate entre des bras qui s’agitent pour applaudir les rejets et les enjambements des tirades d’Hernani pendant que, des stalles d’en haut, des pelures de pommes de terre tombent sur des crânes d’académiciens ! de sorte que le plus normal, le plus logique, le plus nécessaire, selon le vœu intime de notre race, le plus beau et le mieux réalisé de nos destins poétiques, s’avilit en une espèce d’émeute-farce qui a un drapeau rouge lacé dans le dos. Théophile Gautier a trop consenti à la bouffonnerie de cette légende pittoresque ; sa gloire aurait pu dédaigner l’amusette d’une telle gloriole. N’ai-je pas vanté moi-même les « temps de belle folie où l’on jurait par sa bonne lame de Tolède, où tout homme qui ne portait pas à l’épaule, accroché d’une agrafe qui serrera trop la gorge de Don Salluste, le manteau court des cavaliers de Calderonj, passait pour un philistin, où quiconque s’appelait Louis se faisait appeler Aloysius, où Auguste Macquet signait Augustus Mac-Keat, où Pétrusk Borel — dénué de talent, d’ailleurs, s’imaginant que la lycanthropie peut suppléer au génie, et banal dès qu’il n’est plus furibond — où Pétrus Borel allait dire au bourreau de Paris : “Je désirerais, Monsieur le bourreau, que vous me guillotinassiez” » ? Temps de fantaisie exaspérée, mais aussi d’admirable enthousiasme, contempteur fantasque à la fois et fanatique du vieux, du laid, du vulgaire, de l’étroit, de tout ce qui, dans les mœurs et dans l’art, était classique et convenu ; temps extraordinaire en effet qui ressemblait à un mardi-gras et à une croisade ! » J’avais tort de parler avec une légèreté si falote ; je ne me juge pas absous par l’exemple de Théophile Gautier qui, une seule fois, ne fut pas tout à fait irréprochable. Il est bien certain que la jeunesse a droit à quelque fantaisie, même dans la poursuite d’un très pur et très sévère idéal. N’importe ; il eût mieux valu que, vieillis et souriants, les historiens du jeune romantisme n’eussent point adhéré à la constatation de drôleries qu’excusait peut-être la résistance, à l’esprit nouveau, des esprits rassis et des bourgeois importants. Il eût mieux valu ne point faire cette concession à la correcte et impassible chambellanie de Goethe ; il ne faut jamais, à propos de choses graves, prêter à rire aux sots. La propension qu’ont eue les reporters d’hier et d’aujourd’hui à railler la chevelure abondante des parnassiens et les cheveux plats et longs de quelques esthètes, a été plus nuisible qu’on ne croit à l’acceptation des œuvres parnassiennes, à la discussion équitable des théories symbolistes. Théophile Gautier avoue qu’il fut très surpris et presque choqué de trouver en Victor Hugo, le jour de la première visite qu’il lui fit, un jeune homme simple et correct, habillé comme tout le monde et dénué de toute excentricité de geste et de parole. Victor Hugo tolérait les gilets rouges, — car on est chef d’école, — mais n’en portait pas, et ne désirait point qu’on en portât.

Victor Hugo était la jeune France, il était surtout l’immémoriale et éternelle France ; il n’était pas Jeune-France.

Je n’aurais pas insisté sur cet acquiescement de Gautier, l’un des plus parfaits romantiques, à la légende du romantisme extravagant, si je n’y voyais la source probable de l’opinion commune, qui persiste encore, sur le bric-à-brac éclatant, sur le geste et le verbe fou au nez des bourgeois gardes-nationaux, dont on ridiculise encore les premières manifestations de notre poésie. La fantasquerie des pourpoints, des cuirasses et des grandiloquences avec des jurons pittoresques ne sont que la farce de quelques bousingots en belle humeur ; il y avait quelqu’un qui, — de même qu’un général en chef peu responsable des jeunes recrues de son armée, — savait où il allait à travers les amusements exaspérés de toute une adolescence un peu grise du vin nouveau du génie.

D’autres personnes plus sensées, et de qui l’erreur, justement parce qu’elle est plus défendable et plus logiquement défendue, demande à être plus sérieusement réfutée, se gardent bien de ne voir dans l’effusion romantique qu’un carnaval furieux et amusant ; mais elles le considèrent comme une aventure étrangère, contradictoire même à notre tempérament. Et, pour cela, elles le réprouvent. Si, comme elles, je m’en tenais à l’apparence dont elles s’autorisent, je serais tout de suite de leur avis, car on a pu voir mon ardente propension à ne préconiser que la poésie réellement issue des sources ancestrales de notre race. Mais je crois que, précisément, elles se trompent en ce qui concerne ces sources. Par le commencement et le progrès de leur éducation littéraire, par la « naturalisation » en elles de la beauté classique, fille de la Renaissance, dont elles ne sauraient se divertir ; par l’hellénisme et le latinisme qui les saturent, elles sont induites à croire que cet hellénisme, que ce latinisme, où elles agréent la pénétration de l’esprit gaulois, sont devenus l’âme même de notre race ; elles voient une nationalité où il n’y eut que l’effet d’une conquête. De sorte que tout ce qui ne sera ni latin ni grec, ou pour parler plus nettement, ni Renaissance ni Classicisme, leur paraîtra un attentat à l’âme française. Voyons tout de suite si le Romantisme, ou du moins ce que l’on nomme ainsi, ne fut pas, loin d’être une importation étrangère, la réalisation même de notre antique instinct.

Il est bien évident — et qui donc songerait à dire le contraire ? — qu’au début du xixe  siècle la France fut pénétrée par le génie anglo-saxon et par la pensée allemande. Il y eut Chateaubriand, qui procède de Milton et de Klopstock ; Chateaubriand, vaste, bien ordonné, déversant en noble langue de notre pays, comme entre de rectilignes digues, une imagination majestueuse comme un beau fleuve, grossie de confluents étrangers. Il y avait tous ceux qu’une recherche de la nouveauté, après tant de vaines imitations déchues jusqu’à la parodie, inclinait à se renouveler par la ressemblance avec Schiller. Walter Scott, sentimental et aventureux, maître des jeunes âmes, offrait le facile roman historique, pittoresque et attendri ; et, depuis longtemps déjà, cet obscur, bizarre, colossal et redoutable Shakespeare conseillait toutes les audaces à des traducteurs effrayés et réticents ; et il y avait Byron, inventeur de la mélancolie moderne. En même temps Mme de Staël, extraordinaire femme-homme, absorbait, comme en une pâmoison passive, ou conquérait frénétiquement la beauté extranationale. Je pense que, à ce moment de notre histoire littéraire, la France courut, par l’acceptation inspiratrice du génie hétérogène, le plus parfait danger de ne jamais plus se ressembler à soi-même. Ce fut le temps chez nous du romantisme allemand.

Beaucoup de gens ne savent pas nettement ce que fut le romantisme en Allemagne. On lui attribue, à cause de la similitude nominale, une ressemblance avec la libération de l’esprit hors des étroites règles ; en réalité, cette ressemblance n’existe pas. Le romantisme allemand, en tant qu’école, ce n’est pas Goethe, même quand il écrivait Gœtz de Berlichingen ; ce n’est pas Schiller, même quand il écrivait les Brigands. Le romantisme allemand, qui bafoua Goethe et qui nia Schiller, ne consiste pas en l’inspiration même, ni en la forme où elle s’exprime, mais dans le choix des sujets ; il put arriver que tel auteur, romantique dans une œuvre, fut classique dans l’autre. Sans doute, les romantiques d’outre-Rhin durent beaucoup à l’esthétique schillerienne, mais ils s’éloignèrent de Schiller parce que celui-ci préconisait l’ascension des lumières pendant qu’ils rejoignaient le mysticisme chrétien ou la mythologie puérile du moyen âge. Schlegell, Müllerm, Werner, entendent la messe et communient ; Gentz, Jarcke, s’attardent dans les antichambres où les valets enseignent quelle poésie plaît au maître ; pendant ce temps, Tieck retrouve dans le lointain du moyen âge la nuit magicienne qui évoque au clair de lune les contes et les légendes. Celui-là est romantique, qui mêle en des rondes les Ondins et les Elfes aux lacs des mystérieux sous-bois, ou qui mène les chevaliers en quête vers les châteaux hantés où se plaignent les Damoiselles. Et d’autres écoles çà et là surgissaient, dans un tohu-bohu de systèmes et d’œuvres, et s’invectivaient, et se gourmaient ; brouillamini prodigieux d’emportements et d’excès, Sturm und Drang, que traverse, enveloppée elle-même de vents et d’éclairs, l’imagination passionnée de Schiller, et que ne réduira jamais tout à fait le génie pacifique de Goethe.

La France était-elle destinée à subir ce romantisme-là, avec ses brumes mélancoliques ou convulsées, avec ses orages d’ombre, et aussi avec la puérilité de ses vieilleries dévotes ou féeriques ? Il n’a pas tenu à Mme de Staël, approuvée par Chateaubriand, qu’un tel désastre s’achevât. Oui, notre romantisme faillit être tout imbu de celui de Solger qui, pourtant, s’inquiétait d’Hélène, et de celui de Novalis, et de celui d’Hoffmann ; nous avons failli, cueilleurs de la petite « fleur bleue » dans le mystère des vieux manoirs et des cloîtres, où s’engouffre un vent fait d’un passage de spectres, devenir de fort acceptables poètes allemands ; et Goethe qui nous surveillait, non sans malice ni inquiétude, n’y aurait rien trouvé à redire ; car il n’entendait rien au génie poétique français, lui qui préférait Du Bartas à Corneille et Béranger à Hugo.

En même temps que l’Allemagne nous offrait un moyen âge où sa récente mélancolie rêvait sur de vieilles tourelles, l’Angleterre nous envahissait de son spleen élégant ; elle exporta chez nous ce qu’on pourrait appeler le dandysme du désespoir ; car, pour ne point parler du très vaste et très haut Shelley, chez qui l’ennui, du moins, a la beauté de la douleur, — au commencement de ce siècle, Shelley nous fut à peu près inconnu, — Lord Byron ne laisse pas, en dépit de son énorme abondance désordonnée, d’avoir quelque ressemblance avec un Brummell qui serait un grand poète ; Pétronen extraordinairement lyrique et ironique d’un cant presque néronien par la férocité, il fut comme l’arbitre des désolations distinguées et des martyres dédaigneux ; et son influence qui, selon quelque équité, aurait pu être moindre, — car il y a de l’exagération à voir, comme l’a fait Goethe, dans Euphorion, qui est Lord Byron lui-même, le suprême enfantement de Faust et d’Hélène, c’est-à-dire de la Pensée et de la Forme, — son influence chez nous fut très puissante, sinon durable. Il semble que nous lui ayons surtout attribué une urgence de mode. N’importe encore qu’elle se ravalât d’une petite imitation d’attitude et d’habits, — Werther aussi nous avait conquis par la pèlerine de la redingote étroite à la taille ; elle ne laissa pas d’être considérable, et, il faut le dire, beaucoup plus générale, dans l’extériorité, il est vrai, que celle de Shakespeare lui-même.

Voilà une chose étrange, vraie cependant : le génie shakespearien, malgré la religieuse ferveur dont l’adoreront les maîtres de notre poésie moderne, exercera sur elle une domination, plutôt conventionnelle, plutôt officielle pourrait-on dire, qu’intimement acceptée. Où en faut-il chercher la cause ? en ceci, que les adaptations de l’excellent Ducis l’avaient quelque peu « classicisé » ? je ne le crois pas. Ce qui est plus probable, ce qui me paraît certain, c’est que, par la personnalité démesurée, mais si distincte, de son génie anglo-saxon, (car il ne dut à la Renaissance, je l’ai dit, que ce qu’il eût été impossible, en son temps, de ne pas lui emprunter), Shakespeare, au moment même où allait s’épanouir notre vrai instinct poétique, en choquait, en déconcertait la nationalité, longtemps latente. Nous pouvions accepter de l’étranger ce qui n’était que du dehors et de la mode, facilement assimilables — et on l’a bien vu — en singularité française. Mais on ne s’assimile pas Shakespeare ; il est trop grand et trop rude pour qu’on puisse le recevoir en poussière insinuée ; il est un bloc infriable ; si on consent à le subir, il écrase et abolit. Le drame allemand en sait quelque chose. C’est une de nos gloires d’avoir, — par Voltaire, oui, par Voltaire, encore que son envieux soin d’une dominante et universelle renommée ait bientôt rétracté son admiration, — d’avoir, dis-je, partagé les premiers le divin Shakespeare avec l’Angleterre, et, peut-être, de l’avoir révélé à l’Allemagne ; mais nous ne devions pas le subir, ce Dieu. Nous avions, encore inconscient et toujours rebroussé par des intrusions d’exotisme, le sentiment précurseur de notre dieu à nous, en qui, comme la race anglaise en lui, s’incarnerait notre antique et éternel « Moi » poétique ; de notre dieu qui allait venir, qui ne pouvait pas ne pas venir. Il nous fallait donc répudier, non la divinité, mais les rites du sublime Baal étranger. Croyez bien que dans les hésitations, d’ailleurs pusillanimes et absurdes, à représenter en France une tragédie de Shakespeare telle qu’elle fut écrite, que même dans le sourire inepte qu’éveille encore chez quelques critiques telle ou telle énormité shakespearienne, persiste, sous l’imbécillité, notre normale résistance à la conquête de l’esprit anglo-saxon ; représentée dans quelque café-concert, une parodié de Macbeth ou d’Hamlet est vile, ignoble, honteuse pour qui l’écrivit, déshonorante pour qui s’y plaît : n’importe ; à considérer les choses d’une façon générale, elle est l’inconsciente secousse, farce et bête, mais instinctive, d’une race contre une race.

Mais Lord Byron, précisément parce qu’il était un moment, et non une éternité, fut reçu chez nous comme un hôte bizarre et célèbre à qui ou fait honneur. Vers le même temps triompha le roman anglais ; Walter Scott, que, beaucoup plus tard, Augustin Thierry et Leconte de Lisle devaient admirer avec une complaisance qu’ils refusèrent à Balzac, prenait possession des âmes. On fut très romanesque alors dans une France qui s’éprit d’Irlande et d’Écosse ; toutes les jeunes filles, de délice et de rêverie, non sans avoir appris un peu d’histoire, s’évanouirent en Ivanhoé.

Ainsi la poésie de France, grécisée, latinisée, italianisée surtout par la Renaissance ; classique, ce qui était encore une façon d’être grecque et latine, avec moins d’Italie et plus d’Espagne, dans le xviie  siècle ; réduite, au xviiie , à cinq ou six contes, à douze épigrammes et à vingt madrigaux, et totalement abolie durant la Révolution, l’Empire et le commencement de la Restauration, allait subir, à une époque concordante avec l’invasion étrangère, une sujétion nouvelle ; allemand ou anglais, il lui arrivait du génie dans les fourgons, comme on dit, des Alliés. Une Sainte-Alliance menaçait notre nationalité poétique. Et, pour lutter contre elle, qu’avions-nous ? l’œuvre inachevée d’un jeune homme qui n’était plus.

Par un hasard singulier, d’où quelque providence semble ne pas être absente, c’est en 1802 que Chateaubriand, dans une note de la première édition des Martyrs, révéla à notre pays l’existence du poète martyr ; la même année naissait Victor Hugo.

Cependant, quelle décisive influence pouvait avoir, au commencement du siècle où devait s’épanouir enfin notre vrai génie national, la retrouvaille de quelques exquis poèmes qui, venus, non pas à leur heure, mais après leur heure, restituaient et parachevaient, avec une grâce et un charme encore inconnus, une poésie ancienne, mais n’ouvraient pas une voie nouvelle, et ne différaient de tant de poèmes antérieurs que par beaucoup plus de charmé personnel et un peu plus de sincérité grecque dans les ressouvenirs de l’idylle de Théocrite ? Nul plus que moi n’admire l’œuvre charmante d’André Chénier. Dans ses poèmes parfaits, surtout dans l’inachevé de ses poèmes finis et dans les fragments de ses poèmes interrompus, il y a une délicatesse infinie que notre poésie ignorait avant lui, un pittoresque d’antiquité inconnu jusqu’alors. Que fut-il advenu de son délicieux génie, si la mort ne l’avait fauché dès les premières fleurs ? Écartons l’idée du déplorable assagissement auquel aurait pu se résoudre un poète vanté en ses jeunes années par Lebrun le Pindarique. Mais quoi ! tel qu’il nous apparaît à travers même d’excessives admirations, il n’est qu’une plus exquise adaptation de l’esprit grec à notre race ! c’est toujours la Renaissance. Il eût mal réussi, en dépit des acquiescements de Chateaubriand, des pastiches du jeune Victor Hugo et d’Alfred de Vigny, si jeune aussi, à repousser l’invasion étrangère ; et, en tout cas, son exemple ne pouvait en aucune façon faire triompher, en sa parfaite manifestation, le génie lyrique et épique de la France. Seul, le romantisme, — notre romantisme, celui qui commence avec la jeune maturité des premiers génies de ce siècle, — devait suffire à cette double tâche. C’est pourquoi, plus haut, j’ai confronté, des deux côtés d’un cahos, la grande époque sociale et la grande époque poétique. Comme 1789, je le répète, créa notre patrie politique, 1830 a créé notre patrie littéraire.

Je tâcherai de m’exprimer clairement et de la façon la plus simple possible, afin que l’affirmation de ce que je crois être vrai ne soit entachée pas même d’un air de subtilité.

1789, c’est la première manifestation de la totale France. Après tant de siècles où, çà et là, par d’héroïques chefs, par des vierges pieuses ou guerrières et par des épouses qui défendent la ville, par des soulèvements d’instincts populaires, par des ministres visionnaires de l’avenir et des princes obéissants, par des gloires, par des désastres, par des luxes et des misères, elle avait tendu de tous les points espacés d’elle-même, de toutes ses communautés d’origine, de toutes ses différences de races, de toutes ses multiplicités encore éparses, vers un groupement non moins vaste que la dispersion de naguère, mais de plus en plus dense, de plus en plus strict, de plus en plus solide, — ainsi des alluvions formeraient des îles, des îles s’aggloméreraient en continents, des continents s’agrégeraient en un seul monde, — il apparut que, innombrable et une, elle était elle enfin, elle, la France ! Par une mystérieuse loi de mutuelles attirances, loi providentielle, on peut le croire, des ruines d’empires, des débris de royaumes, des exils de vaincus, des ruées de hordes, et des luttes, et des accords, et des achats de provinces, et des conquêtes de pays, et des religions furieuses, et des tueries, s’étaient conjoints en une tumultueuse et cependant ignorée embrassade de sympathies et d’incompatibilités, de divorces et d’hymens ; et un seul peuple était, qui se rua. Avec tous ses instincts ancestraux et tous ses désirs nouveau-nés, il se rua vers un seul idéal, de délivrance, de justice, de gloire. Et ce furent les États Généraux, les Cahiers, les frontières défendues dès qu’elles furent conçues, le discours révolutionnaire, les belles lois justes, la joie de naître, l’insouciance de tuer, le meurtre absous par l’acceptation de mourir et une innocente bannière de fraternité suivie par les effrayantes émeutes aux gestes rouges de sang ! Même les résistances de la royauté, du clergé et des aristocraties n’interrompaient qu’à peine la précipitation vers l’étreinte universelle ; l’effort à rebours ne faisait que rendre plus étroite, plus inséparable, la jonction ; et, chose terrible, mais vraie, l’étranglement exaspérait l’accolade. Puis, pendant et après les vociférations de la rue, pendant et après les éloquences qui, d’un coup de poing sur la tribune, font tressaillir l’Europe, vint le temps des jeunes guerres conquérantes ; à travers les pays accueillant avec des chants et des fleurs la Révolution qui compense un cadavre par mille hommes libres, la généreuse libération guerrière flotte aux murs des villes dans les plis du drapeau aux trois couleurs, symbole de toute la patrie conjointe ! Donc, la Révolution dans notre pays avait été faite d’emportements, de clameurs et de triomphes oratoires ; elle fut quelque chose comme une ode énorme dont tout un peuple était le poète. Nos combats républicains pour la liberté de toutes les nations ressemblèrent à une valeureuse chanson de geste, à un aventureux roman de chevalerie libératrice, que l’Empire, il est vrai, régularisa, avec trop de pompe peut-être, par la précision de la discipline et les splendeurs de l’étiquette.

Mais advint ce qui devait advenir : l’éloquence tarie, et l’action lasse. Voici, après le prodigieux maelström de tout un peuple en rut de liberté et de gloire, la stagnance apparente dans la défaite et dans la royauté.

Ce n’est point une histoire de ces temps que j’écris ici ; j’en évoque ce qu’ils ont pu avoir, ce qu’ils ont eu d’effet sur l’inspiration poétique de France.

La liberté s’est abolie en charte, la gloire s’est embourgeoisée en garde nationale : il semble qu’il n’y ait plus dans tout le pays, veuf de tribune et d’armée, ni la possibilité du triomphe par le verbe révolutionnaire, ni celle du triomphe par le geste guerrier ; nous sommes les silencieux et les fainéants, en dépit de quelques superbes rescousses ; nous allons être, après des journées où ressuscitèrent nos énergies anciennes, les satisfaits paisibles du règne de Louis-Philippe. Quoi ! la France révolutionnaire et impériale, la France de la parole terrible et du combat-conquérant, est-elle morte en effet ? oui, sans doute, elle est éreintée et rompue ; oui, sans doute, elle se résigne au repos après tant de belles blessures ; elle est l’invalide glorieuse, et même dans les fils des conventionnels et des généraux, des émeutiers et des soldats, le sang transmis est fatigué et répugne aux audaces. Mais, croyez-le, elle n’est pas morte, la force de verbe et d’acte qui fut la Révolution et l’Empire, cette force faite de tous nos éléments nationaux unifiés en un seul peuple précipité ; seulement elle se transpose, elle ne s’exerce plus dans les assemblées ni sur les champs de bataille ; de l’éloquence politique, de l’exploit militaire, elle reflue en le for des âmes, en l’intimité de la pensée, en le mystère du rêve. Elle a été de l’histoire ; elle va être de la littérature. Tout le mouvement social et guerrier, produit suprême de tant de siècles, va, sous la fin des illusions sociales et des conquêtes guerrières, sous l’accablement de la lente et opaque réaction, se retourner, se résorber en idées et en poèmes. Nous allons chanter pour l’amour de la beauté, comme nous avions parlé et agi pour l’amour de la liberté et de la victoire ; nous serons des poètes lyriques, comme nous avons été des orateurs, des poètes épiques, comme nous avons été des guerriers ; et de même que la Révolution fut une espèce d’ode, de même que l’Empire fut une espèce d’épopée, notre ode sera une révolution et notre épopée triomphera impérialement.

Ceci dit et admis, quel compte devons-nous tenir de l’influence étrangère sur notre romantisme ? Parce que les Illuminés avaient agi sur les Jacobins, parce que Cagliostro fut peut-être envoyé par Adam Weishaupt pour qu’un collier fût offert à la Reine, parce qu’Anacharsis Clootso nous pénétra de ses généreuses rêveries, en conclurons-nous que l’Illuminisme, Cagliostro, Weishaupt et Anacharsis Cloots firent la Révolution française ? Je vais plus loin : bien que je ne songe pas à nier ce que notre romantisme a dû, d’abord, aux littératures allemande et anglaise, — hélas ! il a mis du temps à se débarrasser du faux mysticisme allemand et du spleen britannique,  — il leur a, je pense, beaucoup plus donné qu’il n’a reçu d’elles ; comme notre révolution sociale, notre révolution poétique a rayonné sur l’Europe ; profondément et absolument française, elle s’est universalisée ; et il ne pouvait pas en être autrement, puisque le vrai sens du mot Romantisme, le seul accepté par Victor Hugo, c’est : « Liberté dans l’Art ».

Enfin, notre poésie est libre ; libre, elle se développera personnellement et généralement, ode, poème, drame, jusqu’à ses totales destinées ; et ce sera notre auguste et incomparable xixe  siècle.

Mais à quel génie revient l’honneur d’avoir montré, par la leçon et l’exemple, la voie nouvelle ? Quel fut, vraiment, le premier guide, l’initiateur ? Des noms surgissent tout de suite : Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Vigny. Alfred de Vigny était, d’âge, le premier. Je parlerai de lui d’abord. Mon admiration pour l’auteur de Moïse, d’Éloa et de la Colère de Samson ne m’empêchera pas de dire quelques vérités nécessaires.

Alfred de Vigny s’efforça de prendre, dès sa corporelle existence, l’attitude de sa statue ; il sculptait, dans le marbre de sa vie, son idéal de lui-même, l’idéal qu’il voulait que l’avenir en eût ; et, pour qu’aux yeux contemporains, qui regardent de près, ne fussent point perceptibles les défaillances, parfois, de l’attitude, les tares, çà et là, du marbre, il s’enveloppait d’isolement et de mystère ; comme, dans quelques musées d’Allemagne, on vêt de gazes à peine transparentes les images des Olympiens, qui, de sembler moins réelles, sont plus admirables. Et, quand commença de monter le soir de son jour humain, il s’éloigna tout à fait de l’humanité ; dans plus d’éloignement, derrière plus d’épaisseur, il devint plus auguste. Solennisé de silence et d’inconnu, il s’élaborait de plus en plus grandiose, de plus en plus sacré, pour soi-même et pour les hommes futurs ; en un livre posthume, immortelle épitaphe testamentaire, il se légua divin. Que nul ne m’attribue de voir, en cette volonté vers la grandeur suprême, un amoindrissement de cette grandeur atteinte ! Je pense qu’il y a déjà de la divinité en la noblesse d’y prétendre, et que virtuellement on l’avait presque toute si on la conquit en effet. Pour s’être fait dieu, on n’en mérite pas moins de n’avoir pas d’athée ; au contraire, il y a sans doute, humainement, une élévation plus méritoire dans un dieu parvenu qu’en un dieu éternellement né ; c’est peut-être pourquoi Jésus fut nommé le Fils de l’homme. Donc, je me garderai bien d’insinuer, docile écho d’ironies anciennes, qu’Alfred de Vigny, plutôt qu’à une instinctive conception du suprême par l’isolement et du sublime par le silence, dut aux circonstances de la vie et à l’injustice première du sort son dédain, fécond en immortalité, de la vie contemporaine ; qu’il s’écarta de la popularité bien plus par le doute de l’obtenir que par le mépris de la mériter, que son recul provint surtout du pressentiment de ne pas être accueilli ; qu’il s’éloigna en la fierté de ne pas être repoussé, qu’il disparut de peur de ne pas être suivi, se tut, de peur de ne pas être écouté ; que son égoïste adoration de l’Honneur lui fut suggérée par le dépit de l’universelle Gloire où d’autres triomphèrent parmi le tumulte des foules ; qu’il ne se fit très grand, tout seul, qu’en l’appréhension d’être comparé à d’autres grandeurs, devant tout le monde ; que son auguste orgueil n’était qu’un faisceau, plus haut d’être très serré, de vingt vanités déçues ; et, en un mot, qu’il se créa, par la distance, supérieur, à cause du péril d’être intérieurement inégal. Pour nous obliger à dire de telles choses, il faudrait que des imprudences, partant d’un excellent sentiment, puisqu’elles seraient dues à une amicale vénération, fussent assez malavisées pour attenter à des génies qui doivent demeurer l’intact et parfait rayonnement de notre race. Que si les panégyristes d’Alfred de Vigny se maintiennent en de justes bornes, on se gardera bien de les contredire. Je suis de ceux qui, pieusement, s’inclinent devant la solitaire renommée du divin poète silencieux ! et je proclamerai la sublimité de sa pensée et l’adorable illusion de son génie. Qu’Alfred de Vigny soit fêté, admiré, aimé même, honoré surtout, — car il tenait à l’honneur ! — je m’y accorde avec une enthousiaste sympathie, et je conseille à la postérité que sont pour lui les jeunes hommes actuels, de se tourner vers l’idéale Tour d’ivoire, plus haut que laquelle, longtemps captive dedans, se dresse comme un indécis et mystérieux signe à l’avenir, la lumière d’une âme, pareille à un phare céleste et pâle.

Mais tirons d’erreur, une fois pour toutes, les personnes à qui l’on persuada, sans doute pour exalter une lumineuse renommée, mais aussi pour abaisser de plus éclatantes gloires, qu’Alfred de Vigny apparut le premier en date parmi les rénovateurs du théâtre français. Écrivant selon qu’avait parlé le poète professeur, M. Hinzelin, le regrettable critique Francisque Sarcey affirma tout net que l’Othello d’Alfred de Vigny avait été le premier des drames romantiques. C’est une parfaite erreur, qu’il a d’ailleurs reconnue et rétractée.

Outre qu’il n’y aurait pas lieu, vraiment, de considérer Othello ou le More de Venise, — composition d’après Shakespeare, selon le titre même de la pièce, — comme une œuvre originale et initiatrice, il saute aux yeux qu’il n’a pu être le premier drame romantique, puisque, joué sur le Théâtre-Français, le 24 octobre 1829, il y fut précédé notamment par Henri III et sa cour, d’Alexandre Dumas, joué le 11 février 1829 ; puisque, s’il fut représenté peu de temps avant Hernani, il est postérieur à Marion de Lorme p, qui fut interdite par la censure en juillet 1829 ; et surtout, puisque la préface de Victor Hugo, placée en tête de Cromwell, — préface illustre et drame fameux, préface qui fut au Romantisme ce que fut à la Renaissance la Défense et illustration de la langue françoise, par Joachim Du Bellay, drame où se réalisait totalement et plus librement même qu’en aucune autre œuvre prochaine du même poète, l’audacieux système de l’école nouvelle, — puisque la préface, dis-je, de Cromwell date d’octobre 1827. Quant à la comédie intitulée : Quitte pour la peur, second ouvrage théâtral d’Alfred de Vigny, elle fut donnée le 30 mai 1833, après la Maréchale d’Ancre, jouée le 25 juin 1831 ; Chatterton fut représenté le 12 février 1835. Et ce fut tout. Après un fort beau succès, Alfred de Vigny donna, pourrait-on dire, sa démission de poète dramatique comme, capitaine, il s’était retiré de l’armée. Ce fut sans doute dédain sincère, précautionneuse prudence peut-être : quitter l’armée soldatesque ou littéraire maintient la virtualité d’en être généralissime. Que l’on m’excuse de tant de dates rapprochées, fastidieuses ; leur comparaison et leur précision étaient indispensables pour établir qu’Alfred de Vigny non seulement ne fut pas le premier, mais en réalité ne fut que le troisième entre les apôtres du nouvel évangile dramatique ; et il ne commanda ni d’abord ni en chef ; il fit partie du mouvement rénovateur et conquérant, mais non en tête. Est-ce à dire que son mérite personnel en soit diminué et que, s’il avait été au théâtre un génie créateur, la beauté de ses créations en fût moins admirable ? en aucune façon ; à n’importe quel moment d’une évolution intellectuelle commune, la suprématie, par une juste illusion, en semble devenir le commencement. Alfred de Vigny, de ceux que tentèrent l’inaugural effort vers l’idéal nouveau, ne fut ni le plus grand ni le premier.

Le More de Venise — Othello — est une assez timide adaptation de l’œuvre shakespearienne ; en dépit de la Lettre sur la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système dramatique, adressée à Lord *** (deux ans après la préface de Cromwell), elle ne saurait être tenue pour un vigoureux assaut contre les routines classiques ; les préfaces mêmes n’en sont que comme un compendium des idées alors presque générales parmi la génération montante et qu’avait précédemment émises l’illustre proclamation de Victor Hugo. Très souvent Alfred de Vigny restreint, modère, édulcore Shakespeare ; lorsqu’il lui arrive de citer en note le texte shakespearien, il hésite à achever la citation, par respect, dit-il, pour quelques femmes qui savent l’anglais. Sans doute ces timidités, quant aux mots, ne seraient que médiocrement fâcheuses, quoique fort répréhensibles, mais les timidités quant aux idées, quant aux passions du drame, sont infiniment regrettables. Je me souviens d’avoir vu représenter, — Rouvière jouant Othello, — la pièce d’Alfred de Vigny. Elle est singulièrement calme, tiède, prudente, bien ordonnée ; le tigre more n’y rugit qu’avec trop peu d’emportement ; c’est un sang presque décoloré qui jaillit de sa gorge ouverte. Même on découvre en cet arrangement pour la scène française plus d’une concession au métier des auteurs dramatiques de l’Empire. Il ne laisse pas d’être pénible, par exemple, que Iago, le méchant-né qu’a voulu Shakespeare, soit, avec un excès d’insistance, banalisé par la rancune de n’avoir pas été nommé lieutenant, incident dont Shakespeare n’a fait que l’occasion de la méchanceté du Mauvais ; et le mobile précis d’un dépit à cause d’un passe-droit se substitue trop adroitement à la nécessité de l’instinct. On pourrait se demander si, comparaison faite des possibilités littéraires des diverses époques, il n’y a pas plus d’audace, en effet, dans les tentatives shakespeariennes de Ducis, doux, classique effrayé, que dans celles d’Alfred de Vigny, jeune romantique hautain. Mais celui-ci déjà parle une langue sûre et pure. Ne donnez pas attention à quelques incorrections, çà et là, ni à certains vers fâcheusement prosaïques ; n’écoutez pas, par exemple, Cassio dire, comme l’aurait pu dire plus tard un personnage de M. Camille Doucet : « J’ai perdu pour toujours ma réputation ». En général, le style est haut, grand, ouvert, spacieux, la pensée s’y meut largement, à l’aise ; celui qui allait devenir un si noble poète était un poète déjà ; et c’est en somme sans trop d’infériorité que, au point de vue du verbe, sa grandeur naissante s’est confrontée à l’énormité shakespearienne.

Je n’hésite pas à considérer Quitte pour la peur, comédie en trois scènes, comme un tout parfait chef-d’œuvre. Non seulement Alfred de Vigny y devance, mais il y surpasse les exquises piécettes qu’on appelle les Proverbes d’Alfred de Musset. Sans doute, comme le fera Musset lui-même, il ne laisse pas d’imiter cet adorable, Crébillon le fils qui, justement compromis dans l’opinion de la foule par l’inepte Sopha, se réhabilite en l’estime des lettrés par le délicieusement subtil Hasard du coin du feu. Mais à l’élégance, à l’esprit, à l’intimité délicate du charme, Alfred de Vigny ajoute un bel air de hauteur et la gravité de la pensée. Vous avez lu cette brève merveille. La duchesse, à Paris, est la maîtresse du chevalier, tandis que le duc, à Versailles, est l’amant de la marquise ; le mari et la femme ne se sont vus qu’une fois, le jour des noces. Et c’étaient les ménages de ce temps-là. Mais le bon Tronchin, aimable médecin sournois, découvre que les vapeurs de la duchesse pourraient bien avoir pour cause un fort naturel accident où le duc ne serait pour rien, où le chevalier serait pour une bonne moitié de tout. Il prévient le mari. Que fera celui-ci ? a-t-il le droit de la colère et du meurtre sur l’épouse, n’ayant rempli à l’égard d’elle aucun devoir d’époux ? Mais il a le souci du nom qu’il lui a donné, et qu’elle peut donner. Dans le tumulte des domestiques réveillés, il vient chez sa femme parce qu’il faut qu’on sache qu’il est venu une nuit chez sa femme. Et ils font connaissance. Elle a grand peur, d’abord d’être trop rudoyée, et bientôt d’être trop aimée ; les brutalités qu’il feint, et ses ironies aussi, qui souvent s’attendrissent sincèrement, voilent mal d’intimes tristesses, des regrets peut-être. Hélas ! qu’il est fâcheux que la mode défende le bonheur honnête et qu’il soit de bon goût de ne pas mêler l’amour à l’hymen. La causerie du duc et de la duchesse, où s’agitent, futilement semble-t-il, tant d’éternels problèmes, leur fait paraître bien courtes les heures de la nuit, bien courtes et si douces… Ils auraient pu s’aimer ! Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit ; il faut, mode aussi, mais mode auguste, que l’honneur du nom soit sauf ; et c’est la grandeur de cette petite pièce qu’en même temps fait si tendre, dramatiquement, socialement aussi, l’aveu que les coupables n’ont point le droit de punir. Peut-être à cause de quelques phrases suspectes du bon Tronchin, qui n’hésite point à se vanter d’avoir, en une circonstance analogue à celle où se trouve la duchesse, « tiré la présidente d’un mauvais pas », phrases étranges, et qui, si on les étudiait avec insistance, révéleraient chez Alfred de Vigny, chaste mépriseur de la vie et pitoyable à ceux qui viennent au monde, un état d’esprit où Malthus rejoint Platon, peut-être aussi à cause de la future maternité inévitablement présente à l’esprit du spectateur à travers les joliesses du langage et les beautés de l’idée, on ne sait quelle gêne, quel froissement d’intime conscience, même quelle révolte de sain instinct s’oppose au total plaisir que nous devrait donner Quitte pour la peur. N’importe. Il est possible au reste que, dans l’intention de l’auteur, ce malaise, que doivent éprouver aussi le duc et la duchesse, leur soit comme un remords de leur anormalité. Notre peine vient de la leur, qui est juste. Et il faut bien que notre sourire soit inquiet, puisqu’il y a de l’alarme dans le mensonge du leur. Mais l’honneur commande ; l’enfant aura le droit du nom. Le duc retourne à la marquise, la duchesse au chevalier. Comédie badine, drame terrible. C’est exquis, triste et beau.

Il ne me semble pas qu’il faille louer avec aussi peu de réserves la Maréchale d’Ancre, œuvre pourtant plus considérable par les dimensions. Dans un avant-propos (juillet 1831) où il se déclare convaincu que « si l’art est une fable, il doit être une fable philosophique », — idée qui depuis Marion de Lorme, et d’ailleurs bien avant ce drame, avait cessé d’être originale ou neuve, — Alfred de Vigny dit qu’au centre du cercle décrit par sa composition, « un regard sûr peut entrevoir la destinée contre laquelle nous luttons toujours, mais qui l’emporte sur nous dès que le caractère s’affaiblit ou s’altère, et qui d’un pas très sûr nous mène à ses fins mystérieuses, et souvent à l’expiation par des voies impossibles à prévoir ». Voilà qui est fort noblement exprimé ; mais il n’est guère, je pense, de tragédie, et particulièrement de tragédie antique, à propos de laquelle on n’en pourrait dire autant. L’auteur ajoute : « Autour de cette idée, le pouvoir souverain dans les mains d’une femme ». Je ne crois pas qu’un tel état de choses fût sans exemple au théâtre. L’avant-propos dit encore : « L’incapacité d’une cour à manier les affaires publiques, la cruauté polie des favoris, les besoins et les affections des peuples sous leur règne ». Elles sont nombreuses, les pièces historiques où de telles peintures avaient été essayées ; et quant à la « pitié » qu’Alfred de Vigny se proposa d’inspirer « après tout », personne n’ignore qu’elle a été le but du théâtre tragique de tous les temps. À moins donc que l’on ne se complaise à voir un éternel et sublime symbole dans le stratagème providentiel, un peu puéril peut-être, qui fait mourir Concini, complice de Ravaillac, sur la borne même d’où Ravaillac donna la mort, il faut renoncer à admirer dans la Maréchale d’Ancre une philosophie véritablement personnelle, et l’on n’y peut rechercher que l’intérêt dramatique et la valeur littéraire. Or, en soi, ce drame, pour ne point parler des obscurités d’où la ligne de l’action se dépêtre mal, — je défie le plus ingénieux des hommes de m’éclaircir par quelles circonstances Léonora Galigaï et Concini, et le Corse Borgia, et la Florentine Isabella, et M. de Thémines, et Picard, artisan parisien, et d’autres, et tout le monde, se rencontrent chez le sorcier juif Samuel ! — sans insister non plus sur maintes invraisemblances par trop excessives, — est-il croyable, par exemple, que les juges du Parlement tenant séance, par une procédure imprévue, dans un cachot de la Bastille, consentent à laisser la Maréchale seule avec l’unique témoin qui l’accuse, afin, sans doute, qu’elle ait tout le loisir de l’attendrir ou de le corrompre ? — ce drame, dis-je, a le défaut grave de surprendre, d’inquiéter, plutôt que d’émouvoir profondément ; et j’en crois démêler la cause dans le fait-exprès trop visible, dans l’arbitraire et non dans le nécessaire coup sur coup des situations que l’auteur, dirait-on, ne conçut pas en l’initiale genèse de son œuvre, mais invente au fur et à mesure du développement qu’il lui donne ; en réalité, elles n’éclatent pas de la rencontre des caractères tels qu’ils furent d’abord indiqués, ni du heurt des passions logiques en ces caractères, ni du propos primitif de la fable : au contraire, soudainement voulues et non antérieurement inévitables, elles obligent les caractères, les passions, à des modifications, sinon à des changes radicaux, et la fable à des détours, pour qu’elles puissent se continuer. Des exemples expliqueront mieux ma pensée. Si l’auteur juge l’instant venu d’émouvoir par l’expression de sentiments jaloux, Concini, « parvenu insolent » et qui nous fut donné comme seulement épris de la puissance et du lucre, devient tout à coup furieusement amoureux de sa femme, afin que, se croyant trompé par elle, l’occasion lui soit fournie de crier ses jalouses rages et de ratiociner oratoirement sur l’adultère ; de même que, rude homme d’épée, on le verra se muer en joueur de guitare, s’il est besoin d’un intermède presque musical. Beaucoup des personnages du drame se transforment ainsi, à la minute où leur transformation amènera quelque coup de théâtre souvent contradictoire d’ailleurs au plan général de l’œuvre. Mais c’est surtout dans le principal personnage, dans Léonora Galigaï, que sont sensibles ces différences de personnalité en vue de l’effet immédiat. Elle sera respectueuse envers son époux si ce respect donne lieu à une scène peut-être saisissante, et irrespectueuse dans un autre cas ; elle sera superstitieuse pour le joli jeu terrible du jeu de cartes prophétique ouvert à la dérobée sur la table, et elle bravera la superstition pour le plaisir du gant tombé, signal charmant de la tragédie ; elle sera amante, parce qu’il faut bien une scène d’amour ; mère avec ses enfants dans les jupes, parce qu’il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne point s’attendrir d’une femme qui, entre son petit garçon et sa petite fille, subit les injures et les menaces d’une multitude en fureur ; et elle deviendra aussi quelque héroïne grandiose pour se hausser, devant la mort, à la hauteur du fatal dénouement. Notez bien que ce n’est pas du tout la multiplicité, fut-elle contradictoire, des états d’âme, comme on dit aujourd’hui, que je réprouve en ce personnage ; moins que personne je tiens aux caractères dramatiques « tout d’une pièce », et il n’y a rien de plus nombreux, je le pense, que l’unité d’une âme. La Maréchale d’Alfred de Vigny aurait parfaitement le droit d’être toutes les sortes de femmes qu’il nous montre en elle ; mais il aurait fallu qu’elle les fût, toujours, toutes à la fois, ou que du moins, même aux instants où elle n’est qu’une seule de ces femmes, elle nous apparût capable de les être toutes ; ce ne sont pas les diversités que je blâme, ce sont les changes ; offerte comme complexe, le tort eût été qu’elle cessât de l’être ; mais elle se manifeste simple en chacune de ses manifestations ; elle n’est pas un mélange, elle est une division en morceaux espacés, et, de bref, elle présente, non pas un caractère fait de différences et les unifiant en une seule personnalité, mais une succession de caractères selon le caprice de l’auteur résolu successivement à tel ou tel effet tragique. Et, véritablement, je crois que la Maréchale d’Ancre est un drame que les théâtres feront bien désormais de laisser aux bibliothèques. Là, sa place est marquée en haut lieu, à cause de la beauté du style ; ce sera longtemps, ce sera toujours pour les lettrés, un ravissement de relire cette prose pure, sûre, qu’un noble instinct d’artiste garda si jalousement des exagérations d’école et des emphases du mélodrame ; et, sans renoncer à ma sympathie pour les hasardeux lyrismes, pour les abondantes improvisations des jeunesses romantiques qui, ne s’inquiétant de rien que d’être extraordinaires, bravèrent la probabilité prochaine du suranné, — je ne parle que des drames romantiques en prose, car le vers des grands poètes demeure immortellement irréprochable et invincible ! — j’admire avec vénération le modéré et délicat écrivain qui, de soi-même, élaguant de sa phrase les truculences à la mode, n’y laissa presque rien que l’avenir en pût écheniller.

Chose singulière, ce n’est point par cette prudente perfection de la langue que se recommande à la postérité l’œuvre dramatique, pourtant la plus haute par la pensée, et la plus universelle par le succès, d’Alfred de Vigny. Exalté sans doute par ce qu’avait de plus personnel à lui-même la thèse généreuse qu’il y défendait, il ne garda dans Chatterton aucune mesure d’artiste. La passion débrailla les droits plis de tunique de l’attitude ; l’inspiration creva la syntaxe et passa au travers ; pour la seule fois de sa vie peut-être, l’âme de l’espèce de Brummell hautain qu’était Alfred de Vigny osa se montrer en négligé, et à cause de cela justement, en le tumultueux et triomphal soir du 12 février 1835, à la Comédie-Française, elle fut comprise par la foule, et s’y répandit.

Chatterton, c’est la magnifique revendication des droits du poète dans la société. Oublions, parce qu’il est vraiment ennuyeux, le quaker, oublions les lords, parce qu’ils sont vraiment trop imbécilement féroces, oublions même cette exquise Kitty Bell, si incomparablement chaste et tendre, si inconsolablement consolatrice, et, sans nous arrêter un instant à quelques ingénues grandiloquences, — que j’aime Alfred de Vigny de s’être, là, abandonné ainsi, lui qui toujours fut si altièrement strict ! — et ne voyons, et n’entendons que le poète qui, les mains pleines d’espoir, de rêve, d’idéal, c’est-à-dire de vérité sublime et d’avenir, dit au monde : « Puisque je suis, dans un corps, une âme qui apporte aux âmes leur suprême nourriture, permettez-moi de ne pas mourir de faim ! » Il va sans dire que Chatterton lui-même, que le vrai Chatterton n’est pour rien dans tout cela : il n’avait guère de talent, ce poétereau mélancoliquement hargneux et non dénué de vile envie. Au risque de contrister la sensibilité des personnes qui s’intéressent à ce qu’il y a de romance dans la légende des jeunes poètes phtisiques morts à l’hôpital, il faut dire que nos Chatterton de France ne valaient pas mieux que le Chatterton d’Angleterre ; c’était un assez piètre rimeur, ce Malfilâtre, un assez plat satiriste, ce Gilbert, l’homme à la clef ; on peut plaindre Hégésippe Moreau, mais il ne faut point croire que la poésie française crevât de faim avec lui. L’hôpital n’est pas une preuve de génie. Un seul y mourut bien, en se cachant d’y mourir : ce fut Louis Bertrand, que nous nommons Gaspard de la Nuit, et qui, véritable homme de talent, et simplement fier, dédaigna de quêter l’aumône de la gloire en sa main moribonde. Et Glatigny aussi légitimement nous émeut et nous oblige à des vénérations attendries parce qu’il mourut sans plainte, en affectant la joie de vivre. Laissons cela. Ne nous attardons pas non plus à remarquer que, si la société moderne s’y accordait, la thèse dramatisée par Alfred de Vigny aboutirait peut-être au poète courtisan, au poète parasite ; et même, en mettant les choses au mieux, sans rappeler la tristesse du génie pensionné, il n’en résulterait guère, dans la pratique, que des prix de Rome pour la poésie comme il y en a pour la musique et la peinture. Fin médiocre. L’indépendance personnelle, la gloire de ne rien devoir qu’à soi-même sont augustes et précieuses, même au prix de la misère et de la mort. Cependant celui qui, parmi les avarices, les incompréhensions, les dédains, prit au théâtre la parole pour crier le droit à la vie matérielle de ceux qui nous apportent la vie idéale, est à jamais digne de louange et de gratitude. Parmi les œuvres admirables d’Alfred de Vigny ; Chatterton est celle qu’on n’admire pas moins, qu’on aime davantage.

Et cette revendication en faveur du poète était normale de la part de celui qui doit à la poésie en effet, à la seule poésie, l’impérissable honneur de son nom.

Il m’en coûte de ne pouvoir étudier ici l’œuvre romanesque d’Alfred de Vigny. Si Cinq-Mars, qui ne précéda ni Bug-Jargal, ni Han d’Islande, fut évidemment écrit sous l’influence de Walter Scott, alors maître des âmes, la propre âme d’Alfred de Vigny se révèle dans Stello, avec tous ses intimes orages que suivra un calme apparent, peut-être si orageux encore. Et, avant ces pures, touchantes et héroïques histoires, Laurette ou le Cachet rouge, la Veillée de Vincennes, et la Canne de jonc, on trouve dans le chapitre premier de Servitude et grandeur militaires une vraiment poignante étude sur le caractère général des armées mercenaires, sur la misérable et sublime abnégation des soldats, et un magnanime amour de te l’époque où les armées et la guerre ne seront plus, où le globe ne portera plus qu’une nation unanime enfin sur ses formes sociales, événement qui depuis longtemps devrait être accompli ». J’ai hâte d’entrer dans l’œuvre poétique d’Alfred de Vigny, mélancoliquement spacieuse et lumineuse, architecture grandiose et blême dont le portique est à la fois celui d’un temple par où l’on monte au ciel et celui d’une nécropole par où l’on s’abîme dans le néant.

Je m’attarderai le moins possible à la question de savoir si, comme l’affirma Alfred de Vigny en 1837, ses compositions poétiques devancèrent en France « toutes celles de ce genre dans lesquelles une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique et dramatique ». L’affirmation semble vraiment quelque peu hasardeuse ; on ne saurait s’empêcher de songer à un propos de M. Droz, — « le moins épigrammatique des hommes », dit Sainte-Beuve, — qui apprécia ainsi le discours de réception de l’auteur d’Éloa à l’Académie française : « M. de Vigny a commencé par dire que le public était venu là pour contempler son visage, et il a fini en disant que la littérature française avait commencé avec lui. » Elle n’avait pas commencé avec lui, non, mais elle se continua par lui, noblement et magnifiquement. Il faut toujours en revenir hélas ! aux fastidieuses dates.

Rien ne saurait empêcher qu’Alphonse de Lamartine ait écrit les premiers de ses beaux vers dès 1811, à coup sûr avant 1814 ; et les Méditations, étonnement des âmes nouvelles, furent publiées en 1820. D’autre part, Victor Hugo qui, « enfant sublime », avait été, vers sa quinzième année, couronné à deux reprises par l’académie des Jeux floraux et signalé d’une mention par l’Académie française, donnait en 1822 le recueil des odes, déjà imprimées, déjà célèbres. Or, à quelle date se placent les débuts poétiques d’Alfred de Vigny ? C’est en 1822 qu’il publia un très peu volumineux in-octavo intitulé : Poèmes. Je n’ignore pas que, beaucoup d’années plus tard, en 1829 et en 1887, Alfred de Vigny prit le soin de dater ses premières poésies de façon qu’elles, témoignassent chez leur auteur d’une précocité vraiment surprenante. La Dryade a été, affirme-t-il, écrite en 1815, et le Bain d’une jeune Romaine fut écrit en 1817. Il m’est cruellement pénible de suspecter la bonne foi d’un poète aussi vénérable que l’est Alfred de Vigny ; tout de même il est assez étrange qu’il n’ait précisé les moments de ses premières inspirations que lorsque ces moments pouvaient servir à corroborer ses prétentions d’initiateur ; et, encore que je démêle quelque malice et quelque fâcheuse intention de dénigrement dans l’étude de Sainte-Beuve publiée par la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1864, je ne puis pas ne pas être d’accord avec lui sur ce point qu’il faut s’en tenir à la date du premier recueil poétique d’Alfred de Vigny (1822), date qui le place en bon rang romantique, mais non pas en tête. Résignons-nous à admettre, chez un homme de génie, un double ridicule. Alfred de Vigny avait une singulière propension, — coquetterie d’homme d’une part, orgueil de poète de l’autre, — à se rajeunir quant à son âge et à vieillir son œuvre. Il se plaisait à dire et à laisser imprimer qu’il était né en 1799, tandis qu’il était né en 1797, non pas trois ans, mais cinq ans avant Victor Hugo, (c’est tout récemment que la Comédie-Française, au socle du buste que l’on voit au Foyer, a fait inscrire la véritable date), et il a, quant à ses œuvres, « triché » en sens contraire. J’offrirai encore, sinon une preuve, du moins une vraisemblance en faveur de ma conviction que les premiers poèmes d’Alfred de Vigny ne sont pas aussi immémoriaux qu’il se plaît à le dire et peut-être à le croire. Dans des lettres (1821) du jeune Victor Hugo à « M. le Comte Alfred de Vigny, au 5e régiment de la garde royale, Rouen », lettres qui, d’ailleurs, loin de montrer la cérémonieuse déférence de l’élève envers son maître, révèlent une tendre camaraderie d’égal à égal (Victor écrivait : mon bon Alfred, Alfred répondait sans doute : mon bon Victor), l’auteur de Quiberon, en annonçant tout joyeux qu’il a reçu de M. de Chateaubriand une lettre charmante « où il me dit que cette ode l’a fait pleurer », ajoute : « Qu’est-ce auprès de votre adorable Symétha ? » Ô temps heureux des amitiés premières ! temps des loyales adolescences qui, sans envie, sans arrière-pensée, partent ensemble, et en s’aimant, à la conquête du même avenir ! Ils sont bien certains, ces jeunes héros, ces tendres amis, que rien ne les séparera jamais, rien, pas même le triomphe ; ils rêvent une immortalité commune. Ils ne savent pas encore qu’il y aura la lutte pour la gloire, plus acerbe, plus acharnée que la lutte pour la vie ; l’or des plus beaux lauriers s’attriste de la cendre des amitiés flétries. Revenons. Est-il possible d’imaginer, étant donnée l’intimité de Victor et d’Alfred, que celui-là, à la veille du jour où celui-ci allait écrire Moïse et Éloa, — certainement, du projet de ces poèmes, ils avaient dû causer entre eux, — le louât encore d’une pièce de vers, d’ailleurs assez médiocre, écrite quatre ans auparavant ? Laissons ces chicanes de dates ; il y a, initiatrice ou non, l’œuvre poétique d’Alfred de Vigny, et elle lui vaut une illustration qui n’a point à se soucier de la minute où elle commença.

Dès qu’on considère cette œuvre, c’est, je l’ai dit, une vaste blancheur triste qui s’ouvre. Que la mélancolie y soit faite de l’illusion déçue et désabusée de toutes les ambitions, ou que, non sans se souvenir de l’hystérique tristesse de Byron et de la divinité égoïste de Goethe, elle soit éclose du sincère mépris des fortunes humaines, peu nous importe ; l’auguste miracle nous apparaît d’une âme qui pense et qui rêve, à l’écart, très lointainement, si haut. Je pense qu’on a trop insisté sur la pitié pour tous, dont témoigne, souvent sans doute, mais point toujours, la poésie d’Alfred de Vigny. Il est plutôt le Contempteur que le Compatissant ; l’aumône de sa miséricorde est plutôt une lassitude qu’une volonté de son attitude d’orgueil. Il étend un bras royal qui, fatigué, mais royal toujours, laisse choir des pardons et des condescendances. Il s’apitoie comme un prince donne sa main à baiser. Il manque de familiarité envers la misère et la douleur. Il console avec cérémonie. Il n’est pas le camarade des larmes humaines. Sa plus sincère émotion garde toujours quelque étiquette. S’il souffre lui-même, il s’en enorgueillit plutôt qu’il ne s’en plaint ; et si, des cruautés de la vie ou des lâches complots de la femme, il pleure et saigne, il ne laisse pas plus voir les gouttes de sang que les pleurs ; il ne consent qu’à de la colère et à de la malédiction, fiertés encore. Cette superbe, il la maintient aussi en face des destinées de l’homme et de l’inconnu divin ; il interroge les hauts mystères, d’une hauteur comme égale ; il se confronte à l’infini sans confesser qu’il en est vaincu. Nul autant que lui n’évoque l’idée d’un Lucifer qui n’accepta point la défaite. Il ne s’abaissera pas à supplier la divinité qui ne veut point se livrer aux mortels ; si, absente ou féroce, elle persiste à se taire, c’est par le silence qu’il répondra à ce silence éternel. Ce calme désespoir sans faiblesse, sans battement de cœur, dirait-on, fait songer à quelque blanche et énorme banquise où l’antique bouleversement furieux des flots se serait immobilisé en glaçons tout baignés de clarté polaire. Et voici que, dans l’admiration de la jeunesse nouvelle que suivront sans fin de justes postérités, sous les claires et molles nuées errantes du céleste Lamartine, sous les fulgurances éternellement dominatrices de Victor Hugo, parmi les chères plaintes fraternelles de Musset, les vermeils éblouissements de Banville, les dévots blasphèmes et les sacrilèges prières de Baudelaire, la plus désastreuse des âmes icariennes, passent en bel appareil de gloire les trois grands poètes blancs de notre âge : Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, Léon Dierx.

Donc, je pense l’avoir établi, ce n’est point à Alfred de Vigny que remonte l’honneur d’avoir, le premier, pris par la main la poésie de France, pour la mener à travers le siècle dont elle fut et dont elle est la plus haute gloire. Lequel, — car il n’y a pas lieu de parler ici de vingt médiocres poètes, précurseurs presque inconscients, comme il s’en manifeste toujours, par une loi mystérieuse, avant l’éclosion d’un nouvel âge poétique, et l’on ne sait pas bien s’ils sont un reste encore de nuit constellée ou s’ils sont de l’aurore déjà, — lequel, dis-je, de Lamartine ou de Hugo, reçut la mission de présenter à une société nouvelle le Génie nouveau ?

Il est bien évident que si l’on voulait s’en rapporter aux dates de leurs premiers livres, la question serait tôt résolue, puisque le premier volume des Odes et Ballades parut en 1822 et que les Méditations poétiques avaient été imprimées en 1820. Mais les poèmes dont se composaient ces recueils étaient depuis assez longtemps connus, sinon de tout le public, du moins des lecteurs lettrés, et si l’on se souvient des époques, que j’ai indiquées plus haut, à l’occasion d’Alfred de Vigny, il deviendra bien difficile de décider si c’est Lamartine, adolescent précoce, ou Victor Hugo, enfant de génie, qui se manifesta le premier. Leurs balbutiements poétiques doivent avoir été contemporains. Mais si, comme il est de justice, on ne veut tenir compte que d’œuvres où se révèle déjà, incontestablement, quelque part de nouveau, c’est à Lamartine, je pense, que la primauté appartiendra. Or, il en devait être ainsi. Lamartine, de qui le génie n’est formé que de sa propre âme, que de sa seule âme, — il dit très justement : « J’étais né impressionnable et sensible », — se put livrer presque tout entier, dès que ses préjugés et ses souvenirs d’école, et l’enthousiasme pour Parny et l’amour de tête pour Éléonore à qui ressemblera très peu Elvire, se furent évanouis, non pas, comme on l’a trop répété, dans l’attirance byronienne (« J’avais écrit la plupart de mes Méditations, dit-il, avant d’avoir lu Lord Byron »), mais dans la vaste et comme impersonnelle rêverie ossianesque. Au contraire, Victor Hugo, qui certes était lui-même, mais un lui-même en qui tous les hommes d’un temps devaient se confondre et s’unifier, qui était un génie spontané, mais un génie destiné à se développer démesurément par la volonté de la pensée et par l’effort jamais alenti de l’Art, ne pouvait se produire que progressivement ; sans doute, du germe instinctif de la vocation à l’éclosion presque parfaite déjà de l’idéal et du verbe, son épanouissement fut rapide, si rapide qu’à une certaine distance on n’en distingue plus les moments successifs ; cependant, pour prompt qu’il ait été, il ne fut pas soudain ; et, un temps, — non sans faire voir d’ailleurs ce qu’il ne tarderait pas à être en son vrai destin, — l’auteur des Ballades a été un poète fort imbu de catholicisme décoratif, selon Chateaubriand, et d’Allemagne pittoresque et mystique, selon Mme de Staël ; c’était l’heure où notre romantisme fut romantique dans le sens allemand de ce mot. Donc Alphonse de Lamartine a eu raison de dire : « Je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ait donné à ce qu’on nommait la Muse, au lieu d’une lyre à sept cordes de conventionnés fibres mêmes du cœur de l’homme, touchées et émues par les innombrables frissons de la nature. »

Il fallait, je pense, citer cette phrase, car, en même temps que la plus vraie et la plus haute définition de la poésie lamartinienne, elle en est comme l’exemple par l’élévation du sentiment, par la pompe et la faiblesse du style, par l’incohérence et la beauté pourtant de l’image.

Oui, voici qu’en Lamartine une âme humaine s’est faite poésie. La sincérité vient de naître dans la parole rythmée et rimée. Jusqu’à ce temps, les poètes de notre pays avaient sans doute rêvé, espéré, aimé, souffert en tant qu’hommes, mais en tant que poètes, non ! Comme ils sont rares, depuis que s’étaient dispersées nos primitives cantilènes, comme ils sont rares, en trois siècles littéraires, les cris de la véritable passion, les plaintes simples d’une tendresse ! C’est un tel et si universel silence de l’émotion vraie, que l’on y peut tout au loin, tout là-bas, entendre battre le seul cœur de Villon. La douleur même des plus tristes et des plus grands se pare et s’agrémente ; de même que l’extase a ses élégances, le désespoir se soumet à une étiquette ; il y a un art poétique de l’amour ; le saignement des cœurs se métaphorise en roses. Que ce dut être une noble surprise ravie, — et comme elle est légitime la gloire de l’avènement lamartinien, et comme elle mérite d’être immortelle ! — lorsque les préciosités des faux abandons, la politesse des galanteries, et l’érotisme, pas même ardent, et l’art subtil, dégénéré en facile artifice, des petits poétastres qui traduisaient Ovide, Properce, Ausone, et ne traduisaient jamais leurs propres sentiments, et tout ce que, en un mot, on pourrait appeler l’ancien régime de la poésie amoureuse fut dispersé et remplacé par l’expansion, comme explosive, d’une vaste âme tendre et vraie. Quel soulagement dans toutes les âmes, à cause d’une âme qui s’offrait ! Il y avait eu le mensonge, il y avait l’aveu. Il y avait eu l’acceptation, par les cœurs, de mille petites règles et l’amusette de se plaire aux débats d’une menue procédure cythéréenne ; il y eut comme une revendication, comme une déclaration des droits de l’amant et de l’amante ; il y eut, victorieuse des codes galants, la liberté d’aimer et de souffrir, selon les naturelles lois de la vie. De sorte que, déjà, dans l’œuvre d’Alphonse de Lamartine, poète gentilhomme qui deviendra tribun, s’affirme la correspondance (dans le sens swedenborgien’ de ce mot) de notre révolution sociale avec notre révolution littéraire, ou, pour parler plus précisément, la transposition de celle-là en celle-ci. Ô quelle infinie âme de poète amant fut Alphonse de Lamartine ! De l’amour de la femme, ou de l’amour du rêve de la femme, qui mène à Dieu, il fit l’amour et le rêve de tout. La présence de l’aimée, ou l’espoir de cette présence, lui fait toute proche l’immensité de la nature, puisque la nature et elle c’est la même chose, à cause de l’expansion universelle de l’amour. La femme contient tout, ou tout ne contient qu’elle. C’est la même merveille qui plane sur un mont sublime ou sur un front chéri, qui se noie mélancoliquement et délicieusement dans des cieux ou dans des yeux, et dans des lacs pareils à des cieux et à des yeux. Un poète était né en France qui, le premier, concentra dans son âme-miroir toute la femme universalisée en nature, ou toute la nature incarnée en femme ; et en même temps lui fut donnée la toute-puissance d’un verbe capable d’exprimer, de rendre, par le vague même et l’imprécis et le mystère, la réalité chimérique de la double et unique image dont il était rempli. Tout le monde (et Victor Hugo, le premier, dans la Muse française, en mai 1820) a reproché à Lamartine la prolixité du langage, la surabondance des flottantes images, et un style qui ne sait plus qu’il y a des syntaxes. Tout le monde a eu tort, si l’on se place, non pas au point de vue de l’art même, mais à celui du génie particulier, quoique si vaste, de Lamartine ; son éloquence éparse, le n’importe quoi de ses trouvailles, le n’importe comment de ses images, et l’inconsistance de sa pensée dans le brouillard de la forme, étaient les indispensables conditions de sa sublimité. On peut dire que ces imperfections étaient indispensables à sa perfection. Ce poète, meilleur, eût été moindre. C’est un génie qui coule ou s’élance avec, à travers tout, des traînées de tout ; il n’a pas à s’inquiéter de la façon dont il se répand, il suffit qu’il aille au loin, qu’il aille en haut ; il n’importe même pas qu’il atteigne ou non le but dont il eut le rêve plutôt que l’idée. Ainsi donc nous apparaît-il comme un prodigieux poète lyrique. Et son lyrisme ne sera jamais atténué, ni dans le roman en vers, ni dans le roman en prose, ni par les voyages, ni par la politique, ni même par son dédain d’amateur dandy pour les génies artistes. Même dans la Chute d’un Ange, cette prodigieuse conception d’épopée, il sera surtout, et avant tout, le miraculeux projecteur, presque inconscient, d’une sublime âme personnelle.

Victor Hugo, lui, est universel. C’est un poète qui sans doute est un homme distinct de tous les autres par de spéciales facultés d’éprouver, de penser, d’exprimer ; il est, oui, original ; mais en même temps, cet homme, cet individu absorbe et restitue toute une humanité — toute l’humanité moderne ; l’incessant effort, à travers tant de sommeils pleins de jolis rêves, et à travers tant de gloires, qui n’avaient pas été tout à fait nationales, de notre immémorial instinct poétique, aboutit enfin, non sans s’être accru des adultérations classiques et étrangères, en la toute-puissance, si diversement une et si formidablement harmonieuse, de son œuvre. Après la France-Peuple, la France-Poésie est délivrée aussi. La préface de Cromwell se parallélise avec le serment du Jeu de Paume. Victor Hugo sera successivement le Mirabeau, le Vergniaud de la Révolution littéraire ; il deviendra enfin le Danton de l’Ode et le Napoléon de l’Épopée. C’est pourquoi la question, rigoureusement temporelle de son éclat premier, est en somme dénuée d’importance. Il est bien sûr qu’il a instauré le lyrisme français en sa magnificence unanime et parfaite. Il est bien certain qu’il a créé le drame moderne qui n’a pas encore cessé d’être notre drame. Mais si n’était vrai ni cela, ni ceci, il n’importerait guère. Il est si grand dans ce siècle, qu’il le tient, le domine, le possède tout entier ; du point où nous sommes, c’est lui que nous voyons luire au commencement et qui à la fin rayonne encore ; tel est l’éblouissement de sa lumière, que nous ne pouvons concevoir d’autre aurore, ni admettre d’autre couchant. C’est ainsi qu’il semble que le soleil resplendisse déjà quand il n’est pas encore monté à l’horizon, et qu’il resplendisse encore, même quand il n’y est plus.

Cette œuvre !

Elle donne le vertige. S’élever ou se pencher vers l’œuvre de Victor Hugo. — car son immensité est en haut, en bas, partout, — c’est considérer le gouffre de la beauté. Ce gouffre, en même temps que formidable, est adorable. Il est plein d’orages célestes et de tempêtes souterraines, traversé de comètes, incendié d’éruptions, bouleversé de maelströms, mais des oiselets y chantent, là-bas, comme des échos légers des archangéliques hymnes de là-haut, et il y a de toutes petites fleurs au bord de la coulée des laves. La poésie de Victor Hugo, c’est l’énormité et c’est le charme ; elle est gigantesque et elle est gracieuse. Elle est si terrible, qu’on la vénère avec des tremblements ; elle est si aimable, qu’on en raffole. Elle érige la malédiction d’un geste divin, elle allonge un petit doigt pour que, du bord d’une fleur, une bête à bon Dieu y saute. Elle est le foudroiement et la caresse ; son tonnerre se tait tout de suite pour ne pas effrayer les petits enfants. Je disais tout à l’heure qu’il y a dans Victor Hugo toute l’Humanité, il contient aussi tout l’Univers, visible et invisible. Il est les mers, les montagnes, les ciels, le ciel ; et dans tout ce qui existe, il offre asile à tout ce qui vit ; colossal, il n’a pas moins de nids pour les roitelets que d’aires pour les aigles ; il est tout-puissant et tout condescendant, il fait des aumônes d’immensité. Certes, ce Dieu a souffert comme un homme et il a avoué de délicieuses et désespérées faiblesses, mais il a compris qu’il ne devait point s’isoler dans son être unique, si vaste, si douloureux, si admirable qu’il fût. Il n’a pas voulu penser pour lui seul, aimer et souffrir pour lui seul ; son âme s’est répandue dans les âmes, sa grandeur, comme celle de Jésus, s’est agrandie à toutes les petitesses ; il a généralisé sa douleur dans la pitié de toutes les autres douleurs. Et ceci, c’est la part, pour ainsi dire surhumaine, si humaine pourtant, du génie de Victor Hugo ; mais il ne fut pas que divin, il ne fut pas que prophète ; il y avait en outre, en le maître que notre admiration a tant aimé, un poète dans le sens le plus voisin de ce mot, un poète prodigieux par l’invention, un artiste incomparable par le verbe et la forme. Il a été dans l’ode, dans le drame, dans l’épopée, la plus haute, la plus large, la plus extraordinairement féconde des imaginations. L’abondance et la diversité de ses chefs-d’œuvre demeurera l’étonnement des âges futurs, comme elle a été la stupéfaction du sien ; un firmament déchiré qui s’ouvrirait en une profusion éperdue d’étoiles ne donnerait qu’une imparfaite idée de ce que Victor Hugo a projeté lumineusement d’idées et d’images ; et en même temps il a été le plus magnifique, le plus subtil, le plus sonore, le plus délicat, le plus fin, le plus malin même des assembleurs de rythmes et de mots. Ô âme sublime, justice, bonté, caresse ! Ô vaste cœur si doux ! Ô prodigieux esprit créateur ! Ô artiste parfait ! Et, pour la joie de notre orgueil, il ne doit rien qu’à lui-même, c’est-à-dire qu’à nous tous, de ce qu’il y a de suprême en lui. Ceci, ce n’est pas seulement l’enthousiasme qui le proclame, c’est le bon sens qui le constate. Après les premières hésitations de son adolescence, où il se cherchait en d’autres génies, Victor Hugo s’est trouvé tout entier en son propre génie fait de notre idéal enfin réalisé. Bien vite il se dépêtre des influences étrangères ; de celles d’Allemagne, et d’Angleterre, de celle même d’Espagne qu’il avait subie à l’exemple de Corneille, comme un nageur qui aborde se débarrasse des algues et des varechs ; de la Renaissance et du Classicisme il secoue toute la fatrasserie pédante dont ils étouffaient, toute la gêne dont ils ligotaient notre inspiration ; il en garde seulement ce qu’ils ont de compatible avec notre essence nationale, ce dont elle était depuis si longtemps et si profondément pénétrée, qu’on ne pouvait plus songer à l’arracher d’elle. En réalité, il ne ressemble plus à personne, ne procède plus d’aucune littérature ancienne ou moderne, il semble être même sans ancêtres français, tant sont lointains les chanteurs de nos cantilènes et les rapsodes de nos chansons de geste. Ce que je disais tout à l’heure de 1830, pendant de 1789, de la révolution littéraire, faite de tous nos instincts poétiques comme la révolution politique fut faite de tous nos besoins sociaux, s’applique surtout à lui, ou, pour mieux dire, ne s’applique qu’à lui seul. La preuve qu’il n’a rien de commun avec les étrangers, ni avec les littératures dont ils sont imbus, c’est qu’ils sont incapables de l’admirer. Goethe, — car l’Allemagne nous permet l’originalité dans le médiocre, non dans le sublime, — préfère l’auteur du Dieu des bonnes gens à l’auteur des Orientales et des Feuilles d’Automne et, lui-même, notre Henri Heine ne comprend pas ou fait semblant de ne pas comprendre notre Victor Hugo. Tant Victor Hugo est français ! Tant il renoue notre épanouissement à notre origine ! Combien longtemps nous l’avions attendu, celui qui serait notre vrai génie lyrique, notre vrai génie épique ! Ô, poétiquement, toute notre race, enfin !

Non loin de ce Dieu, un jeune homme, triste, impudent et charmant.

C’est une étrange aventure que celle d’Alfred de Musset dans l’opinion publique.

D’abord, il y eut tout le sympathique enthousiasme de la jeunesse, jaloux, exclusif, ne permettant aucune réserve, n’entendant pas que l’on admirât un autre poète, exigeant que Musset fût, lui seul, le parangon suprême de la sensibilité, et l’exemple de l’art. On fit de lui un obstacle, un : « Sésame, ferme-toi ! » à toute pensée hautaine, forte, pas pleurnicharde ; comme les adolescents trompés par la femme de chambre de leur maman, comme les vieilles filles hystériques qui brodent des cœurs avec la laine rose et verte, les pseudo-classiques eux-mêmes pleuraient de tendresse à cause de quelques dandysmes impertinents, qui s’attendrissaient parfois, et de quelques lendemains d’orgies, désabusés. Car l’éternelle haine de la poésie véritable avait besoin d’une admiration proclamée pour se donner l’air de bafouer impartialement Victor Hugo, Alfred de Vigny, puis Gautier, Leconte de Lisle, Baudelaire, Banville. Et nous, les Parnassiens, on nous insulta parce que nous osions croire et dire que toute l’humanité-poète ne vivait pas en un seul poète élégiaque. Que reste-t-il à présent de ces opinions de jadis ? la justice de nos réserves. Mais ce n’est pas tout d’un coup que l’enthousiasme se détourna d’Alfred de Musset. L’exaltation ne consent pas à s’avouer brusquement indifférence. On ne veut pas, si vite, avoir eu tort. Il y a le peu à peu de l’oubli. Songez à la marée descendante : il semble qu’elle ne descend pas ; elle garde le mouvement, en apparence ascensionnel, des vagues ; elle ne le rétracte que petit à petit, fait des poussées, s’attarde à un rocher où elle mousse en triomphe, s’attarde autour d’une hauteur de sable, a l’air de ne jamais vouloir laisser à nu cet écueil encore, là-bas, presque en pleine mer… Mais si l’on revient quelques heures après, le flot s’est tout à fait retiré, et c’est le roc, le sable, l’écueil et le désert sans marée. Ainsi décrût l’admiration pour l’œuvre de Musset. Assez vite, elle abandonna les Premières Poésies, les Poésies nouvelles, que tout le monde avait lues, comme la mer quitte d’abord la plage où tout le monde passe. Elle se retint longtemps aux Contes, aux Nouvelles, à la Confession d’un enfant du siècle. Peu à peu, elle les délaissa, en la lassitude de l’effort à s’y maintenir. Il y avait encore le théâtre, le théâtre charmant, joli, farouche, terrible aussi, — plus adoré d’être moins connu. Ça, on ne pourrait pas dire le contraire : elles étaient incomparablement délicieuses, ces comédies ; ils étaient sincèrement, éperdument émus, ces drames ; pourquoi ? parce qu’on les avait moins lus, parce qu’on avait cessé de les voir sur la scène, ou parce qu’on ne les y avait point vus ; et l’admiration s’accrochait à des souvenirs moins précis, pas contredits par la réalité de l’œuvre même. Pour ne point se démentir absolument, elle préférait ce qu’elle connaissait moins. Mais chaque fois qu’on ouvrait le livre où sont les comédies et les drames de Musset, chaque fois que le théâtre nous rendait l’une de ces pièces, il y avait une tristesse de désillusion. Il arriva que On ne badine pas avec l’amour déçut beaucoup de gens ; et, naguère, en écoutant Lorenzaccio, que M. Armand d’Artois réduisit à la scène sans trop de sacrilège, plus d’un spectateur pensait avec mélancolie : « Je croyais bien pourtant que c’était un chef-d’œuvre ! » Il semble que le flot se soit tout à fait retiré.

Mais nous qui toujours admirâmes en Alfred de Musset ses prodigieux dons de poète instinctif, et qui surtout combattîmes, à propos de lui, la sensiblerie niaise et l’insupportable outrecuidance de ses vils imitateurs, nous nous opposerons de toutes nos forces au dédain actuel, non moins injuste que l’exclusive idolâtrie de naguère. C’est nous qui maintiendrons qu’Alfred de Musset fut un poète, un vrai poète, un rare et grand poète ! Et si Lorenzaccio lui-même (certainement son meilleur ouvrage dramatique) n’est pas un chef-d’œuvre, c’est, du moins, un bizarre, inquiétant, charmant, troublant drame, et qui a de quoi ravir et étonner encore après tout un âge évolu et après la nouvelle orientation des esprits. Tout ce qu’on peut dire contre lui, nous le savons ; nous le savons d’autant mieux, que c’est nous-mêmes qui, par des réserves d’ailleurs respectueuses, avons fourni les raisons de le dire, irrespectueusement. Oui, on a lieu d’être choqué par l’incohérence des multiples actions enchevêtrées, mal excusée d’une fausse ressemblance avec la logique du désordre shakespearien ; oui, on est agacé par le dandysme — c’était affaire de mode — de la vertu bafouée, de l’héroïsme aboli, de l’idéal ravalé à la chimère d’une griserie de vin d’Espagne ; oui, on déplore cet impertinent chapeau sur l’oreille, ce sceptique poing sur la hanche, singerie de l’attitude Byronienne ; et, surtout, on reste navré d’un style incorrect, lâche, épars et turbulent, où il semble que la syntaxe ait la danse de Saint-Guy, où des images qui n’avaient que faire ensemble se rebiffent et se collètent en le tohu-bohu de l’extravagance, et, quand elles ne sont pas sublimes comme des trouvailles de Shakespeare ou de Hugo, sont désolamment romantiques comme les emphases des Augustus Mac-Keat et des Pétrus Borel. Eh bien, tout de même, à chaque moment de ce drame extraordinaire jusqu’à l’évidence du fait-exprès d’être étonnant, et fou jusqu’au médiocre, surgit, éclate, rayonne, le primesaut du génie. On oublie les basses drôleries, l’excès, pas un instant émouvant tant il est chimérique, des assassinats après boire, des viols après rire ; et l’on est emporté par le tourbillon d’une âme qui s’envole ! C’est de la grâce, une désinvolture jamais surpassée en son bel air de gloire, et de la tendresse aux pleurs sincères, et de la force aussi. Surtout se dresse, admirable, le personnage de-Lorenzo. J’accorde qu’il est, plutôt qu’un caractère humain, un paradoxe moral. J’accorde que c’est un Brutus-Hamlet-Byron, qui a mêlé son idéal de l’absinthe mêlée de cognac, — l’absinthe que Musset boira au café de la Régence. N’importe, voici un personnage que jamais n’oubliera l’humanité. Voici le symbole de tant d’âmes qui se rendirent (comme l’Élisabeth de la Révolte) indignes de l’action qu’elles conçurent, par l’acceptation du mensonge qui semblait la leur faciliter. Jamais l’hésitation, devant l’œuvre pourtant nécessaire, à cause, de l’infamie des mains qui l’achèveront, ne fut exprimée en un aussi torturant conflit d’une âme avec l’incertitude de la conscience. Et Lorenzaccio porte à son toquet noir l’aigrette-éclair du génie !

Or, ils ne furent pas seuls, les très grands. Il y eut ce noble, pur, vaste Alexandre Soumet, pas assez lu, trop peu admiré, qui ne ferma point son esprit à la lumière des génies levants, et qui, après des tragédies au grandiose idéal, alourdies de quelque surannée emphase, osa enfin, un peu trop tard, il est vrai, pour qu’on ne la puisse attribuer qu’à lui seul, une épopée si extraordinairement belle par l’invention du sujet, — le plus sublime peut-être qu’ait jamais imaginé un poète chrétien, — et par des trouvailles d’épisodes, et par le rythme, un peu trop solennel souvent, du beau langage qui fait penser à celui de quelque Bossuet prêchant le petit carême dans le paradis, une épopée, dis-je, si extraordinairement-belle, que, d’abord, on ne voit pas ce qui lui manque pour qu’elle soit comparable à la Chute d’un Ange ou à la Fin de Satan. Hélas ! on le démêle bientôt, ce qui lui manque : c’est la spontanéité créatrice, le naturel du sublime. Il est trop visible qu’Alexandre Soumet fait exprès d’être énorme, d’avoir du génie, il est une ambition plutôt qu’un instinct. Que de beautés cependant, et quelle largeur paisible de vision ! Tous les poètes ont connu des heures, après les torturantes lectures des orageux poèmes, où l’œuvre d’Alexandre Soumet leur est apparue comme un magnifique et salubre reposoir. C’est ainsi qu’après le voyage à travers des chaos de roches et de gaves on aime la belle plaine unie et sûre, majestueuse de moissons rectilignes, et traversée de canaux où se reflètent des bandes de ciel pacifique.

Il y eut ce doux Émile Deschamps, qui sonna des odes épiques dans des trompettes pareilles à celles qu’on donne en étrennes aux enfants et qui, comme sans avoir eu d’âge viril, se prolongea, madrigalesque, en vieillard infiniment affable ; il y eut Mme Desbordes-Valmore, la chère et douloureuse Marceline, la seule femme qui soit poète sans cesser d’être femme, qui n’ait pas été un « travesti » de la littérature, celle par qui ont été exprimées, en leur naturel de sexe, les piétés, les douleurs, les forces, les faiblesses de l’âme féminine, — la seule Femelle de la poésie française ; et Auguste Brizeux, élégiaquement éperdu de la coiffe de Marie accrochée à l’un des chênes qui recouvrent la terre de granit ; et Sainte-Beuve, déjà couleuvre par la grâce enlaçante, bientôt vipère par la dent mauvaise ; et Auguste Barbier, qui lança les fulgurants ïambes ; et ce rare Aloysius Bertrand, émailleur de reliquaires d’or, sculpteur de miniatures, ornemaniste de petites châsses de Saint-Sébald, — qui donc a dit de lui : « Le Michel-Ange de Lilliput » ? — : et ce vague, furtif et tendre Gérard de Nerval, à la mélancolie d’effacement, si français par la clarté du langage, si lointain par le rêve d’outre-Rhin, et d’outre-monde, ce Gérard de Nerval, en qui, bien longtemps après Mme de Staël, survivait, lumineusement précisée, l’Allemagne du romantisme.

Prodigieux moment où, délivrée de toutes les conventions par la révolution littéraire, l’âme française poétisait si diversement, et innombrablement ; c’est le temps, grâce à la vaste liberté intellectuelle, de l’énormité des génies, de la singularité des talents. Ne tenez compte qu’à peine des bouffons échevelés, des Pétrus Borel qui furent comme les grossiers graciosos, comme les clowns amuseurs du jeune siècle ; ou, plutôt, eux-mêmes, ils n’étaient guère, en dépit de leurs esclaffements au nez des philistins, que des bourgeois fous, ou bien soûls, soûls sans doute ; leur orgie versicolore, pas même plaisante en somme, ne fut qu’un rapide carnaval. Combien d’âmes hautes, bonnes, saines, quelques-unes tristes hélas ! mais, même douloureuses, si généreuses ; combien d’esprits hardis et magnifiques, combien de cœurs-poètes ! Et le souffle lyrique, l’esprit épique débordent dans la prose. L’éloquent roman de Georges Sand, c’est l’ode-amour, l’ode-passion, l’ode-utopie ; Balzac crée le roman-épopée, — confrontant la Comédie Humaine à la Divine Comédie. Pendant qu’Eugène Sue, pitoyable écrivain, mais inventeur prodigieux, évoque de la réalité les monstres chimériques de l’horreur, et que, trop peu admiré, Frédéric Soulié, intense, tenace, acide, qui écrit, dirait-on, à l’eau-forte, trace des cauchemars sur le mur de la vie, Alexandre Dumas, — comme Victor Hugo reconquiert pour la sublimiser la grandeur simple de la Chanson de Geste, — n’a-t-il pas retrouvé l’amusement aventureux du roman de chevalerie ? Ne pensez-vous pas que Porthos égale Fier-à-Bras, que d’Artagnan est ingénieux et brave à la façon d’Esplandian et de Galaor ? Mais je dois me borner aux œuvres poétiques. Il y eut Théophile Gautier.

Dès qu’est proféré le nom de Théophile Gautier (l’un des plus grands noms dont se puisse enorgueillir le plus grand des siècles poétiques), l’idée s’éveille d’un très hautain et très impeccable artiste, paisible, auguste, magnifique, bronze ou marbre comme la statue que nous lui élèverons ; l’admiration, en présence de cet Olympien, ne va pas sans un peu de religieux effroi ; on est porté à croire que tant de sérénité implique le dédain des tendresses et des passions ; on le reconnaît dieu, on hésite à croire qu’il fut homme.

D’où est issu ce sentiment presque général ? d’une source d’erreur assez commune.

Il arrive souvent que, entre vingt œuvres d’un poète, l’admiration de ses contemporains et celle aussi de la postérité en élisent une qui désormais sera tenue pour la plus complète manifestation du talent de son auteur. Rien de trop fâcheux en cela, si l’opinion était toujours guidée dans son choix par le seul mérite de l’ouvrage ; mais que de fois d’autres causes la déterminent : l’opportunité de la publication, un besoin de réagir contre des modes littéraires enfin surannées, ou, tout simplement, l’injuste destin des livres. Pour donner, sans ordre, des exemples, Ronsard n’apparaît-il pas, à cause de ses odelettes, comme une espèce d’exquis chansonnier, lui qui, tenant de Virgile et de Juvénal non moins que d’Anacréon ou de Moschus, chanta glorieusement les héros et les dieux et fut un rude discoureur satirique ? Pierre Corneille ne semble-il point condensé presque tout entier en la grandeur romaine de Cinna ou de Pompée, bien qu’il nous ait donné, dans Psyché et dans Agésilas, les plus tendres, les plus délicates, les plus subtiles scènes d’amour ? Est-ce que Lamartine ne demeure pas le chantre d’Elvire et le romancier lyrique de Jocelyn, encore que nous lui devions cette grandiose et souvent sublime épopée : La Chute d’un Ange ? Théophile Gautier, en tant que poète, — et c’est le poète que je dois célébrer en lui, — a subi une sélection analogue : pour la plupart, il est l’auteur d’Émaux et camées ; dans ce recueil de poèmes on a mis à la geôle son génie et sa gloire. Geôle d’or, à la vérité, resplendissante de pierreries incrustées aux murs, et qui, de toutes parts, ouvre vers l’infini des fenêtres ensoleillées ! L’opinion commune s’est montrée cette fois moins inconsidérée qu’elle ne le fut en d’autres cas ; c’est un des plus impérissables chefs-d’œuvre de l’art moderne, ce livre d’où rayonnent toutes les splendeurs de la couleur, toutes les magnificences de la forme. Cependant, pour merveilleux et ample aussi qu’il soit, il n’enserre point Théophile Gautier total. Dans ces strophes incomparablement parfaites, écrites, dit-il, « Sans prendre garde à l’ouragan Qui fouettait mes vitres fermées », il s’est montré, à force de fixité sur le Beau et de raffinement dans la technique du vers, si détaché des ordinaires préoccupations de la vie, qu’on l’a pu accuser de n’être qu’un prestigieux artiste. Mais, ailleurs, en tant d’autres poèmes égaux, sinon supérieurs aux Émaux et camées, bat et vibre, heureuse ou douloureuse, souriante ou pleurante, l’Humanité. Lisez-le tout entier, relisez-le tout entier. Il n’y eut jamais d’âme plus tendre ni de cœur plus ému. Ne vous laissez pas décevoir à l’affectation, çà et là, d’un scepticisme qui ricane, ou à des semblants pompeux d’indifférence ; sous le rire un peu cynique du Jeune-France, et, plus tard, derrière le masque solennel de l’impassible, il y avait l’éternelle dupe de la vie. La faculté d’espérer et de croire, l’ingénuité de souffrir à chaque déception nouvelle, et celle de s’exposer, comme sans expérience, à des déceptions encore, ne sauraient disparaître d’un esprit sans que la poésie, avec elles, s’en exile ; et Théophile Gautier fut toujours un poète. D’ailleurs, ses facilités d’être attendri, et ses illusions que ne découragent point les désenchantements, il les avoue volontiers. Rouvrez ses premiers livres. Il suit, sous les tonnelles, la fuite des robes blanches ; ce qu’il voudrait surtout, c’est « Un cœur fait pour le sien… Un cœur naïf de jeune fille ». Il s’en va au jardin du Luxembourg avec le ferme propos d’achever un poème, mais qu’il rencontre, au détour de l’allée, quelque enfant ressemblant à son rêve, vite il oublie prose et vers, et, heureux d’une tendre promesse, il s’en revient « Avec sa feuille toute blanche ». Il aime, « Se faisant du bonheur avec la moindre chose », à voir se baigner dans une goutte d’eau « Un scarabée au corselet d’azur », à regarder longtemps « Une abeille en maraude au cœur d’une fleur rose ». Comme il s’inquiète quand celle dont il est épris n’est point venue au rendez-vous ! Comme il craint d’en être oublié ! « Le cœur qui n’aime plus a si peu de mémoire ! » Parmi les pittoresques outrances et le dandysme des stances d’Albertus, sourit et pleure aussi la plus touchante, la plus décente des idylles. De sorte que ce poète, tantôt réputé insensible, tantôt accusé d’être enclin à de trop voluptueuses peintures, a de quoi faire rêver chastement, — naïf lui-même comme un petit cousin en vacances, — les plus ingénues demoiselles. Même quand l’âge et le labeur l’ont virilisé, il ne renonce pas à confesser les émotions de son cœur hélas ! déchiré. Avec quelle véhémence, mais sans méchanceté, il dit les affres de la jalousie, les tortures de ne pas être aimé :

J’étais là devant toi comme un musicien
Tourmentant le clavier d’un clavecin sans cordes.

Avec quelle mélancolie il déplore la misère des solitudes et des lendemains :

Maintenant, c’est le jour. La veille après le rêve ;
La prose après les vers : c’est le vide et l’ennui ;
C’est une bulle encor qui dans les mains nous crève,
C’est le plus triste jour de tous, c’est aujourd’hui.

Mais ni les traîtrises, ni les abandons, ni la désolation des réveils dans la chambre naguère si amoureuse où ne tinte plus le rire de l’amie, n’alentissent en lui l’inextinguible jeunesse, c’est-à-dire le pouvoir d’aimer, de souffrir, d’aimer encore, dût-on souffrir toujours ! et, dans ses ardentes élégies où l’artiste ne se laisse point voir, — un vers qui paraîtrait bien fait ne témoignerait pas d’une émotion assez sincère, — il s’abandonne éperdument, pareil au plus passionné des poètes-amants qui émurent les hommes par leurs joies et par leurs peines. En même temps qu’un cœur tendre, il fut un esprit plein de mystiques rêveries et sans cesse tourmenté des éternels problèmes de l’existence et du trépas. Ce poète que l’on s’imagine volontiers semblable à quelque divinité hindoue majestueusement immobile en un radieux Svarga ou à un roi d’Orient qui, indolent dans la mollesse des coussins, contemple d’un œil mi-clos, à travers les songes du narguilé, la danse nue des aimées, fut hanté, plus qu’aucun autre vivant, par les affres du doute, et, s’étant longtemps penché ou dressé vers les abîmes, il rapportait, de sa confrontation avec l’infini, des pâleurs et des tremblements. Comme elles lui semblaient, à cause de la mort et de l’éternité, misérables, les fastueuses formes, les arrogantes chairs, et comme il les déshabillait de leur apparat, comme il les obligeait à révéler la hideur de leur dessous ! Tandis qu’on le supposait voluptueusement ébloui des seules perfections corporelles, il dénonçait leur prochain avilissement en cadavre ; il arrachait, impitoyable, les linceuls, afin de montrer ce que deviennent dans la fosse la beauté et l’amour. Quel prophète, envoyé du ciel pour avertir les hommes de l’universelle fin, ordonnerait le repentir et la pénitence en des monitoires aussi effrayants que ceux de Théophile Gautier ? Tels de ses poèmes, dont Baudelaire s’est souvenu, donnent le frisson que l’on aurait tout le long des reins à traverser, de nuit, sous une lune mauvaise effiloquée entre les cyprès comme des lambeaux de suaire, un pâle et livide camposanto dont les morts et les mortes, levant de dessous les marbres leurs têtes où baille hideusement le trou d’« un rire sans gencives », nous conteraient le bonheur et l’orgueil humain coulés en pourriture et le ver grouillant dans l’ombre. Mais l’auteur des Ténèbres, en ses plus noires mélancolies, évoque des clartés. Ardemment sa nuit aspire à l’aurore. Si la grâce de croire hélas ! lui fut refusée, il eut du moins ces commencements de la foi : le respect et le désir de la foi. Ne pouvant prier lui-même, il envie, il admire ceux qui prient. Il se plaît dans la sérénité des monastères, s’enfonce en de calmantes méditations tandis qu’il marche entre les tombes où sont couchés les cénobites qui s’endormirent dans la paix du Seigneur. La simplicité d’âme, les certitudes ingénues des vieux artistes monacaux qui taillaient dans le chêne le Père, le Fils et les quatre Évangélistes, ou bien peignaient des Vierges et des Saintes, non pour mériter la faveur des hommes, mais pour être agréables à Dieu, voilà ce qu’il lui aurait fallu ; et, pieux en l’extase poétique, chrétien par amour de l’idéal, c’est en levant des mains jointes, c’est en fermant presque les yeux pour ne point offenser d’un regard d’ici-bas le plus sacré des mystères, qu’il suit vers le beau Rédempteur en oraison les pas de la Magdalena qui rêve. Donc, vibrant de toutes les émotions humaines, et, en même temps, emporté, hors des vilenies ou des mensonges de ce monde, vers les sublimités d’en haut, tel m’apparaît cet inspiré poète en qui une erreur presque générale s’obstine à ne voir qu’un très parfait artiste. Artiste, certes, il l’était et parfait jusqu’au prodige ! mais il n’était point que cela. Et quand même il serait vrai que, dans une partie de son œuvre, il se fût détourné à la fois des tendres passions et des rêves supraterrestres, ne considérant plus dans la poésie que la poésie elle-même, bornant la vision de son âme à la splendeur des choses et des êtres tangibles, gardez-vous d’en inférer qu’il portât un cœur insensible et un esprit introublé ! C’est le contraire précisément que prouve son impassibilité. Car tout homme qui a observé et compris les poètes sait de quelles douleurs ils furent excruciés par la vie avant de s’isoler dans l’Art, et combien de fois, après les élans vers l’immatériel, ils ont dû se meurtrir en d’effroyables chutes, pour se résigner à la Beauté.

Ainsi, Hugo, unique entre les siens, triomphait. Ce temps se distingue par ces deux merveilles : le Génie et l’Admiration. Hélas ! il n’est plus. Rien n’est plus noble qu’admirer. Ce sentiment n’est pas un mérite, tant il est une joie ; cependant ceux qui l’éprouvent en sont récompensés par l’exhaussement de soi-même ; la compréhension égale, l’admiration conquiert ; les enthousiastes sont des élus qui s’assoient à la droite du génie. Que vous êtes à plaindre, vous tous qui tirez vanité du dénigrement, du bafouement, si faciles ; qui croyez prendre plaisir à la recherche de la tare dans le beau ou dans le bien, à la découverte de la plaie dans la santé, petits Américs-Vespuces de petits îlots de guano dans les Amériques d’azur, — hélas ! que vous êtes à plaindre, sceptiques, railleurs, blagueurs, gens d’esprit, imbéciles ! Notre mépris, lorsque, à l’extase de palper à pleines paumes la chevelure d’or du sublime, vous préférez la singerie d’y surprendre un pou, est vaincu par notre apitoiement. On sait de quelle façon s’excusent les plus lettrés, les moins boulevardiers d’entre vous : il y a, avant toute autre chose, le devoir de dire la vérité, de disperser l’éblouissement, de substituer, fut-il cruel, le fait au mirage. Hypocrisie du fiel. Drapement de la calembredaine dans une toge justicière. De quel droit vous targuez-vous d’un but de vérité, puisque, tireurs en bas de tout idéal, vous savez bien qu’elle est un idéal, elle aussi ? Plus simplement, vous êtes ceux qui veulent se donner, en ne « s’emballant » point, l’air d’être plus malins que les autres (« on ne nous la fait pas, à nous ! »), ou bien ceux qui, par impuissance naturelle, sinon par naturelle bassesse, diminuent, ravalent, de peur de comparaison, les hauteurs où ils ne peuvent atteindre que du crachat de l’injure. Eh ! oui, ils abondent, cela est certain, les vils thuriféraires qui, à cause de quelque intérêt personnel, — ça, c’est la claque, il y a des claqueurs dans tous les triomphes, — encensent le premier venu, au risque de se casser le nez du retour de l’encensoir, et ils sont nombreux aussi, les sincères égarés de l’enthousiasme vers de médiocres idoles ; ceux-ci, d’ailleurs, prôneurs de n’importe qui, sont moins méprisables que les dénigreurs de n’importe quoi. Mais il y a l’admiration qui, fondée sur la beauté réelle, sur l’équité du choix entre les œuvres, entre les parties des œuvres, se manifeste et se perpétue orgueilleusement. Celle-ci est le fait des esprits vraiment hauts. Ils y éprouvent un infini délice. Et ils n’en sont pas amoindris. Ils ne redoutent point de s’incliner, car ils paraîtront plus grands, redressés, après l’agenouillement. Ce n’est pas la haine, — cet enthousiasme à rebours, — qui est incompatible avec le génie, c’est l’ironie. Aristophane, même quand il a tort, Juvénal, même quand il ment, Agrippa d’Aubigné, auteur des Tragiques, lorsqu’il s’exaspère, Victor Hugo, auteur des Châtiments, lorsqu’il vitupère, ah ! si sublimement, sont des héros ! mais les parodistes sont des pitres. À bien voir les choses par-dessus les luttes pour la gloire et les querelles de la vie, les grands hommes s’admirèrent, se vénérèrent, se magnifièrent les uns les autres ; chacun d’eux fut un dieu ayant d’autres dieux pour fidèles. Auguste religion du sublime ! Église du génie, où chaque banc vaut l’autel ! Pour ce qui est des moindres poètes, dénués d’infini, dénués à jamais de tout espoir de réciprocité quant à l’adoration, ils doivent du moins se mêler aux rites du culte ; et, vieux sous-diacre résigné, c’est mon orgueil, dans les cérémonies de la gloire, de servir la messe, humblement.

Auguste Vacquerie fut un admirateur.

Ébloui, tout jeune, de Victor Hugo, — pareil à un homme brusquement éveillé par le soleil levant, — il se précipita vers la lumière, et, désormais toujours proche d’elle, il en fut vêtu tant d’années, tant d’années, jusqu’à son jour suprême ; elle fut le drap resplendissant de son cercueil.

Mais cet admirateur ne fut pas un imitateur ; à cause de la faculté d’enthousiasme qui est le signe primordial des originalités futures, il ressembla au rêve que le Maître avait fait naître en lui, non pas au Maître lui-même ; après l’aube évocatrice, il était, sous le plein midi rayonnant, le rayon d’un personnel instinct. Ne vous laissez pas détourner de la vérité par des légendes ; ne vous attardez pas à des analogies de forme qui ne sont pas des obéissances à une discipline, mais de communes nécessités d’époque : le certain, le manifeste, c’est que, à l’heure où les plus acharnés ennemis de Hugo l’imitaient pour le honnir, se servaient pour le combattre des armes qu’il avait inventées, Auguste Vacquerie, plus qu’aucun autre, affirma, sans révolte, sa liberté ; ce fidèle fut un indépendant.

Considérez toute cette vie littéraire. Poète, Auguste Vacquerie a tenté les grands problèmes de la société, du progrès, de la vie et de la mort ; en même temps, non sans quelque affectation de rudesse, de stricte volonté dans l’expression, il laissait voir une âme tendre, rêveuse, chimérique parfois ; chimère de qui les ailes un peu lourdes sont déjà la stabilité de la réalisation. Dramaturge, il a jeté sur la scène, par la bouche de Frédéric Lemaître, un formidable éclat de rire, et il y a Tragaldabas comme il y a Panurge ; il hasarda Les Funérailles de l’honneur, drame énorme et plein de défi à tout le métier d’alors, drame si précis cependant, et si logique, et si net, — car Auguste Vacquerie fut, pourrait-on dire, le classique du Romantisme, — et pour la défense duquel mes amis et moi (car nous sommes très vieux) ressuscitâmes les soirs d’Hernani ; il consentit aux modernités de la comédie dramatique, et non sans avoir rénové, par Souvent homme varie, avec quelque raideur dans la grâce et un peu trop de calcul dans le rêve, l’exquise imagination shakespearienne, il tenait à pleins poings, dans Jean Baudry et dans le Fils, des misères sociales, violemment secouées ; puis ce fut Formosa, amour, passion, triomphe. Mais, l’oserai-je dire ? des œuvres d’Auguste Vacquerie, celle qui surtout me charme, m’emporte, et m’apparaît immortelle, c’est Profils et grimaces. Recueil, d’ailleurs, des feuilletons dramatiques de l’antique Événement. Il serait extraordinaire qu’un critique des choses du théâtre n’eût pas, toujours ouvert sur sa table, ce prodigieux livre, tout enthousiasme et tout raison, tout excès et tout modération, tout paradoxe et tout vérité, qui est, à bien voir les choses, la codification totale de cet art romantique d’où se répand, différent à peine, — en apparence seulement, — notre art actuel. Or, tandis qu’il s’adonnait tout entier aux lettres, Auguste Vacquerie s’adonnait aussi tout entier aux choses de la politique ; il eut cette faculté d’être double et d’être total en chacun de ses dédoublements ; il a écrit des Premiers-Paris égaux à des poèmes, égaux à des drames, égaux à des romans ; il donna l’incomparable exemple d’être un homme de lettres parfait, —  vir bonus, scribendi peritissimus , — en les fonctions du journalisme quotidien où il a été l’abondant, l’éblouissant défenseur de toute beauté, de toute liberté. Et la vie de cet homme ne fut pas moins belle que son œuvre. Il n’existe pas, sur la terre des vivants, un seul être qui serait en droit d’adresser à Auguste Vacquerie un reproche. Injustices littéraires, iniquités politiques, il a tout subi, non point sans se rebeller (car il était de ceux de qui la plume, lorsqu’il le faut, est un prolongement d’ongle en colère), mais sans rancune, en son âme pitoyable, contre ceux qui lui nuisirent. Illustre sans paraître savoir qu’il fut illustre en effet, jamais il ne consentit à une autre ambition que celle d’être un poète et un journaliste républicain : on lui offrit d’être député, on lui offrit d’être sénateur, on pensa même à faire de lui un Président de la République. Qui donc mieux que lui aurait porté cet honneur suprême ? Mais il préféra aller, tous les jours, à la même heure, à pied, au Rappel, pour faire son article, — à pied, marchant selon le rythme des vers qu’il avait rêvés le matin, — et c’était son plaisir de se remettre à son devoir de tous les jours, après avoir serré la main de Paul Meurice, ami fraternel.

Arrêtons-nous à ce nom. Honorons en Paul Meurice, robuste survivant d’une glorieuse race d’esprits, l’un des plus nobles littérateurs de France. Quelle admirable vie, entièrement dédiée à la foi en l’idéal ! Quelle œuvre, nombreuse, diverse, fière et bonne, heureuse ! En outre, comme Auguste Vacquerie, Paul Meurice donna le long et ardent exemple du respect ; au risque de sa propre renommée, il se dévoua continûment, avec la ferveur désintéressée d’un prêtre qui dirait la messe pour rien, à une si rayonnante gloire, que la sienne aurait pu y pâlir, s’y disperser. Quoi de plus auguste et de plus touchant ? S’ils ne l’avaient eue en leurs âmes, instinctive, les poètes naguère appelés Parnassiens auraient pu apprendre de Vacquerie et de Meurice, sans rien renoncer de leurs ambitions personnelles, l’humilité devant les maîtres ; et qui vénéra, vaudra d’être vénéré. Ames jumelles, si religieusement filiales, notre culte vous environne ! Mais si Auguste Vacquerie n’est plus, — mort trop tôt, puisqu’il créait encore et longtemps encore aurait pu créer, — Paul Meurice, bien qu’attristé par le vide de sa main qui ne serre plus la chère main amie, continue la vie d’intellectuel labeur et de pieux dévouement. Allons, l’enthousiasme, c’est, pour les esprits, la bonne hygiène. Après la cinquantaine, les ironistes ne sont plus capables d’un calembour. Tant mieux.

Cependant, parmi les belles œuvres et les ferveurs non moins belles, une réaction tenta de mettre quelque entrave à la triomphante révolution littéraire. Pendant qu’une grande actrice, Mlle Rachel, rénovait la gloire de nos grands tragiques, — et combien elle avait raison, — quelques hommes, suscités par la mauvaise humeur pédante des pseudo-classiques vaincus, et moins intelligents que le haut Soumet ou l’honnête et médiocre Casimir Delavigne, qui, eux du moins, avaient admis de la théorie romantique tout ce qu’ils en pouvaient appliquer, s’efforcèrent de restaurer la tragédie. Leur prétention d’évoquer Corneille et Racine n’eut d’autre effet que de ressusciter Campistron et de continuer Luce de Lancival. M. Armand de Pontmartin lui-même, bien qu’assez peu tendre à ce qu’on appelait encore la nouvelle école, a dit : « Je ne croyais pas à cette réaction néo-classique, qui ne répondait à aucun instinct, à aucun besoin de notre siècle, et qui me paraissait tout simplement un caprice de lettrés » ; et c’est une tristesse de se souvenir que le délicieux Alfred de Musset, dans les lettres de Dupuis et Cottonet, et dans son discours de réception à l’Académie, prêta l’appui d’une lamentable défection à un si vain attentat contre la poésie moderne. D’ailleurs, cet attentat, durant quelques années, ne fut pas sans gloire ; ses principaux auteurs, François Ponsard, Joseph Autran qui, hors du théâtre, écrivait des vers assez dignes d’estime, et cet excellent Latour Saint-Ybars, que l’amour de l’histoire romaine égara jusqu’à le porter à croire que Domitius Ahenobarbus, appelé Néron, était un fort aimable homme, purent croire à leur immortalité ; elle dura ce que durent les regains des moissons depuis longtemps fauchées. Comme il est bien vrai que, seules, les œuvres où le génie se manifeste en la perfection de la forme, survivent aux modes émeutières et aux engouements des réactions ! Qui donc, aujourd’hui, songe à la Lucrèce de Ponsard, poète qu’on avait fait venir du Dauphiné pour être Romain, et qu’un instant, non sans la complicité envieuse des Élites et d’un critique, — vous trouverez Sainte-Beuve partout où se complote quelque basse besogne littéraire, — l’aberration de quelques snobs opposa au glorieux titan de l’ode, de l’épopée et du drame, au rayonnant souverain de toute la poésie française ? Relue aujourd’hui, Lucrèce nous apparaît ce qu’elle est en effet, c’est-à-dire un ouvrage assez sagement combiné, dénué d’éclat, de grandeur, de passion, et écrit en une langue tour à tour emphatique et plate, jamais vraiment haute ni vraiment simple, toujours incorrecte. Victor Hugo eut tort de dire : « C’est bien, c’est très bien, mais ce n’est pas un accroissement. » Certes, ce n’était pas un accroissement ! mais ce n’était ni très bien, ni bien, ce n’était que prétentieusement médiocre ; et l’on éprouve une surprise profonde, avec la gêne que cause la tare d’une grandeur, (ô abîme, même dans les plus nobles âmes, de la rancune jalouse !) lorsqu’on songe que Lamartine s’écria à propos de Lucrèce : « Cette œuvre marque une date. C’est une jeune génération qui nous arrive avec un esprit nouveau, la France grandit, Messieurs ! » Lamartine admira aussi le boulanger Reboul et, approuvé par Sainte-Beuve, — lui encore ! — le perruquier Jasmin. Car il serait peu séant et maladroit de n’admirer que soi-même, et l’on coopère volontiers à des gloires dont on ne saurait avoir rien à craindre. Quant à Charlotte Corday que, dans ces derniers temps, la Comédie-Française remettait à la scène par une fantaisie assez maussadement paradoxale et qui demeurera stérile, j’accorde que cette pièce, un peu meilleure qu’Agnès de Méranie, n’est pas beaucoup plus mauvaise que Lucrèce ; j’irai même jusqu’à convenir que, par l’élargissement du drame jusqu’à l’histoire, — d’après Shakespeare, — et par quelque réalité, çà et là, dans les menus détails, — d’après les romantiques, — et surtout par une certaine hauteur de vues, — d’après le Lamartine des Girondins, — dans la conception de trois caractères, Charlotte Corday n’est pas sans mériter l’estime ; on doit reconnaître quelque chose de ressemblant à de la puissance et aussi une sorte de verve oratoire dans la scène où François Ponsard met aux prises Danton, Robespierre et Marat, en se souvenant du Corneille de Cinna ou de Sertorius et du Montesquieu du Dialogue de Sylla et d’Eucrate. Mais que le personnage de Charlotte Corday est niaisement, puérilement, petitement établi et développé ! Nulle explication de son intimité morale ; nulle clarté apportée en les ténèbres de cette âme peut-être étrange et profonde, enfantine peut-être ; et, malgré tant de monologues, malgré même l’énormité de l’action, la vierge meurtrière n’est qu’une anecdote. Il va sans dire que tout le drame parle cet extraordinaire langage, fait de superbe et de bassesse, de magnificence et de pauvreté, de classicisme et de solécisme, qui assure à François Ponsard une place notable parmi les mauvais poètes tragiques ; certainement, — si le grand homme aux souliers éculés s’entretenait parfois avec le raccommodeur de sa chaussure, — c’est ainsi que devait s’exprimer le Savetier de Corneille.

Mais, un peu de temps après, une autre rébellion contre notre romantisme désormais unifié ou, plutôt, universalisé en Victor Hugo se produisit, moins avouée, non pas plus redoutable, car l’opposition même des plus hauts talents ne saurait faire trébucher le destin du génie, mais attristante à cause d’une sorte de défection et parce que, en outre, elle ne laissait point d’être entachée de quelque ingratitude. Oui, c’est une chose qui n’a pas encore été dite, mais qu’il faut dire cependant, bien qu’on s’en puisse attrister : trois jeunes hommes, poètes magnifiquement doués, et qui devaient bientôt jeter un si grand lustre sur la seconde moitié du siècle, ne furent pas éloignés d’abord de désavouer en celui où elle s’incarnait la révolution poétique dont ils étaient les fils ou les petits-fils. Ce reniement, ils l’enveloppèrent des plus parfaites apparences de respect et d’admiration envers l’œuvre et la gloire de Victor Hugo ; un seul d’entre eux le publia, en termes voilés d’ailleurs, dans une préface qu’il rétracta plus tard en évitant de la rééditer, et qu’on a sans doute eu tort d’insérer dans ses œuvres posthumes. Mais, malgré ce qu’il gardait de religion extérieure, ce reniement n’en existait pas moins, assez féroce. Comment expliquer cette sacrilège hostilité intime, recouverte de semblants de piété, faisant songer à des prêtres qui, tout en accomplissant les rites du culte, ne croiraient pas en leur Dieu ? Et, tout de même, malgré la discrétion sacerdotale, un peu du blasphème se répandait au dehors. Est-ce que les trois nouveaux esprits auxquels je pense étaient, chacun dans son inspiration, si étrangement originaux, si révolutionnaires eux-mêmes à leur tour, qu’ils ne pouvaient admettre ce qui fut avant eux, ce qui durerait après eux, et avaient-ils en effet besoin de nier pour être crus ? Certes, chacun d’eux fut pourvu d’un admirable tempérament personnel, bien distinct, et l’un de l’autre, et aussi du génie qui les précéda ; néanmoins leur filiation demeurait manifeste ; et ce fut le rebroussement des ruisseaux contre la source. Je crois qu’il faut plutôt chercher la cause de cette sorte de réaction dans la naturelle impatience qu’éprouvent à subir les sublimités et les renommées antérieures, de jeunes âmes éperdues de tout créer et de mériter toutes les gloires.

Au moment où nous sommes, Victor Hugo, qui, toujours grandissant depuis les Orientales, avait créé tout le drame lyrique par Cromwell, Marion, Hernani et Ruy Blas, et déjà toute l’épopée, même avant la Légende des siècles, par les Burgraves, et déjà toute l’ode par les Châtiments et les Contemplations, était une suprématie non moins écrasante que glorieuse ; après en avoir été le jeune Général et le Premier Consul, voici qu’il était l’Empereur de la poésie, le chef était devenu monarque ; il était un génie tyrannique ; et les jougs, quels qu’ils soient, sont insupportables aux essors juvéniles. Brutus complota contre César, quoiqu’il fût le fils de César. Les trois conspirateurs à qui je fais allusion n’allèrent pas jusqu’à rêver qu’ils détrôneraient Victor Hugo ; mais, sans essayer de l’abolir, il leur arriva de le « débiner », si j’ose employer ce mot qui, seul, peut rendre la sorte de petite guerre sournoise, — haussements d’épaules devant trop de hauteur, complaisances aux parodies, mots irrévérencieux, tout de suite rétractés d’ailleurs par des éloges comme officiels, — qui navra si profondément l’âme ingénue et auguste du Père. Et, vraiment, cette mauvaise tenue, que la sincérité n’excusait point, (car enfin ils étaient trop grands, et trop lucides, ces trois poètes, pour qu’il leur fût possible de méconnaître l’énormité et la perfection du plus grand des poètes), était indigne d’eux.

En même temps, ils furent dévorés du besoin de ne point ressembler à Victor Hugo. Rien de plus honorable ni de plus digne d’encouragement que le désir d’être soi-même, de n’être que soi-même ; ce sera l’une des gloires du xixe  siècle d’avoir associé l’idée d’une honte, autrefois presque inconnue, à l’idée de plagiat, d’imitation, ou seulement d’emprunt. Mais, en leur jeune ardeur, ou bien, peut-être, le point du siècle où ils se manifestèrent n’étant pas assez culminant pour en percevoir toute l’envergure du génie de Hugo, ils ne conçurent pas que dériver de Victor Hugo, ce n’était pas « pasticher » un grand poète, mais user de l’universelle liberté qu’il avait édictée, mais propager la primitive et universelle « respiration » française, à laquelle il avait ouvert tous les avenirs. Pour en revenir à des analogies où j’ai déjà insisté, Quarante-huit continue Quatre-vingt-neuf, et n’en est pas une parodie.

Ils s’attachèrent minutieusement, par un appétit d’originalité, qu’ils auraient pu satisfaire sans tant de malice, à différer de Victor Hugo parle choix des sujets, par des évocations de légendes, de philosophies immémoriales ou exotiques, par la recherche de singularités sentimentales. Je suis bien persuadé que l’un des trois grands poètes qui triomphent au verso descendant de ce siècle, était porté de sa nature, et selon André Chénier, — cette imitation-là, on ne la redoute point, parce que l’imitateur s’y peut espérer l’égal du modèle, — à restaurer les mythologies dédaignées, mais peut-être ne les eût-il pas agrémentées du parisianisme de Henri Heine s’il n’avait supposé que Victor Hugo, occupé d’autre chose, ne s’en aviserait point. L’autre, sans doute, était enclin à la contemplation des « abymes pacifiques » par la naturelle fixité de sa vaste âme écarquillée ; mais eût-il, par-delà l’Énéide et l’Iliade, et en dédaignant Juvénal, Aristophane et Euripide, rejoint le Ramayana et le Mahabharata s’il n’avait espéré que Victor Hugo, suspect encore de s’attarder au moyen âge selon le romantisme d’outre-Rhin, ne pénétrerait point jusqu’à cette initiale source de poésie épique et lyrique ? Il y eut une recherche des continents intellectuels dont Victor Hugo n’avait pas encore été le Christophe Colomb. Le troisième des poètes de qui je fais ici le procès, — mais je les admire si ardemment, ils l’ont su, ils le savent, — traversa élégamment la littérature réaliste qui déjà essayait d’exister en ce temps-là, en retroussant, pour qu’elle ne fût point tachée de cette boue, sa soutane d’évêque in partibus diaboli ; il portait un esprit inquiet des modernités troublantes ; mais si, loin de se rasséréner en les rêves beaux et purs qui étaient, je le crois, le véritable idéal de son âme, il s’attarda souvent aux bizarreries de la beauté, aux laideurs rares, et à la mélancolie des sadismes expiés ; s’il s’infraternisa l’âme angéliquement subtile et monstrueusement chaste d’Edgar Poe, c’est parce qu’il espérait que jamais Victor Hugo ne descendrait jusqu’à l’observation des helminthes de la pourriture moderne, et que jamais l’auteur de Plein ciel ne serait averti de l’auteur du Ver conquérant. De sorte que, au total, il ne faut pas se plaindre ; à l’effroi de ressembler à Victor Hugo, nous sommes peut-être redevables d’une exagération de personnalités, qui nous les a rendues plus sensibles, plus précises et plus précieuses.

Cet effroi n’a pas laissé d’aller jusqu’à la puérilité ; il est des rythmes de Hugo que nos trois poètes ont évité d’employer, afin de se dérober à la comparaison qu’ils eussent impliquée, par le mouvement de la strophe, par le retour, au même point, des rimes, avec tel ou tel poème du Père ; et, sans inquiétude de ressemblance avec Dante ou Pétrarque, avec Villon ou Ronsard, qui étaient lointains, furent usités les tierces rimes, le sonnet, les petits poèmes à forme fixe, les strophes singulières et brèves de la Pléiade, dont Victor Hugo n’avait pas usé.

Une différence plus grave d’avec l’auteur des Châtiments fut tentée. Parce que Victor Hugo, sans souvenir de la préface des Orientales, s’était adonné à la politique, parce qu’il avait cru devoir, en quelques-unes de ses œuvres, demander à son génie poétique la propagation de son idéal social, on eut beau jeu à réagiter la question de l’art pour l’art. Il y eut, — et cette fois l’opposition, plus générale, fut plus hautement avouée, — en face de Victor Hugo, poète et politique, les purs poètes n’ayant d’autre souci que la manifestation de leur talent, d’autre but que la beauté par la beauté. Ici, les réactionnaires eurent pour allié l’irréprochable Théophile Gautier qu’hypnotisa parfois, théoriquement du moins, la vision de Goethe, courtisan impassible du grand-duc de Weimar. La question, du reste, est simple, facilement soluble : il est bien certain que jamais le poète, en sa générale conception des hommes et des choses, ne doit condescendre au quotidien du tohu-bohu politique. Mais si le vers répugne aux discussions actuelles, combien il a le droit de proférer les grandeurs de la justice et de la liberté. Même s’il s’écarte, — selon son droit, car il a tous les droits, — des problèmes sociaux, il concourt à l’auguste et charmant avenir espéré ; si la splendeur du sublime est efficace, l’agrément du joli ne l’est pas moins ; sous toutes ses formes, même sous celles réduites à la grâce, la beauté est l’éternelle et adorable moralisatrice des foules. Les trois poètes qui procédaient, et voulaient se différencier de Victor Hugo, ne l’entendaient pas ainsi ; ils prenaient au propre cette expression : l’art pour l’art. D’où un long malentendu entre la poésie et le peuple. Malentendu dont toute la responsabilité incombait à celle-là. Le ciel me garde d’insinuer que, à cette époque, l’exil de Victor Hugo fut pour quelque chose dans ce retour, sous une tyrannie complaisante et dispensatrice, à un art qui ne pourrait rien avoir de subversif. Au surplus, l’hostilité de quelques poètes contre le souverain poète fut de courte durée. Dès qu’ils eurent acquis la part de gloire que méritait leur part de génie, dès qu’ils furent certains que, hors de tout reproche d’imitation, leur personnalité s’était glorieusement développée jusqu’à la limite de soi-même, ils acceptèrent, revenu d’exil et triomphant, le Maître, dont un instant ils avaient contesté la paternelle grandeur. Chacun reprit sa place et tout s’arrangea, comme on dit ; bons mots et préfaces oubliés, le Père eut autour de lui tous ses fils humbles et glorieux ; et sans ressouvenir de dissensions qui ne furent jamais des querelles, avec toujours la restriction qu’il y en a un qui est au-dessus de tous, nous admirons et aimons Théodore de Banville, Leconte de Lisle et Charles Baudelaire.

Théodore de Banville !

Si les jeunes hommes avaient dans l’enthousiasme l’indomptable hardiesse et l’extravagance généreuse et le rire au nez des imbéciles qui s’étonnent ; s’ils étaient magnanimes, excessifs, héroïques, fabuleux ; s’ils croyaient, comme ils le devraient croire ! que rien ne vaut ici-bas la peine de souffrir et de mourir, hormis, avec l’amour des mères et des patries, l’amour de l’Amour et de l’auguste Poésie ; s’ils adoraient les Providences de leur avoir donné, en la bouche des Amantes, divin distique rose, l’exemple adorable de la rime ; si l’idée d’assister une seule fois à la représentation d’une pièce, non pas de M. Scribe lui-même, mais d’une pièce dont l’auteur pourrait être soupçonné d’avoir logé un demi-jour à peine dans une rue où passa, même sans rêver à des vaudevilles, M. Scribe, faisait se hérisser à leur menton des barbes épouvantables aux ténébrions nocturnes ; s’ils ne voulaient l’argent que pour acheter à Lison ou à Madame de Maufrigneuse des bouquets de violettes de trois sous (le prix a augmenté, la modestie devenant de plus en plus rare !) ou des rivières de topazes brûlées ; s’ils avaient des cheveux — ceux-là mêmes qui en ont n’en ont pas, tant ils les portent courts en leur invraisemblable passion de feindre la calvitie ; en un mot, s’ils étaient pareils, jugeant que le gilet rouge des romantiques, les soirs de Hernani, n’était pas assez rouge, aux extravagants que nous fûmes : il se produirait, quelque beau soir de juin, une magnifique aventure devant Banville qui rêve en marbre blanc dans le « Luxembourg plein de roses » où il se promena jadis « avec le jeune Baudelaire » !

Oui, une magnifique aventure.

Les plus belles Amoureuses de Paris s’avanceraient vers le cher poète, rythmiquement processionnelles : les unes, les plus pauvres, affublées, selon le conseil de leurs ingénieux amants, de satins vermeils, de mousselines orangées, de crêpes d’or, de failles d’azur, choisis dans une boutique à l’enseigne d’« Iris, marchande à la toilette », grisettes-nymphes, qui, pour avoir de merveilleuses écharpes, achetèrent au décrochez-moi-ça des loques d’arc-en-ciel ; les autres, Cypris ressemblantes à des ambassadrices russes, Artémis et Pallas habillées par le plus illustre des couturiers pour les mardis d’Héré, en son hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne, sur l’Olympe ; et, toutes, elles seraient le charme immémorial et nouveau, la grâce de jadis et d’aujourd’hui ; leur antiquité modernisée se raffinant encore d’un soupçon de poudre à la maréchale vers les tempes, ou d’une mouche au coin de l’œil de Colombine ! Quant à leurs amants, ils seraient aussi bien mis qu’elles ; l’épique et bohème chimère de leur accoutrement donnant l’idée d’on ne sait quel merveilleux ballet dont les costumes furent inventés par Henri Heine et dessinés par Gustave Moreau et Willette ; car la plupart d’entre eux porteraient, sous la gloire des étoiles, les somptueux haillons des Dieux en exil ; les autres seraient les souples clowns qui, d’un bond, crèvent vers Sirius et Aldebaran le plafond de toile des cirques, ou les Léandres épris de leur propre image dans les yeux des Isabelles, ou les sveltes Celios, ou les glorieux Polichinelles, Punchs, Kharageuz, Pulcinellas, tout tintinnabulants de clochettes ! Même, à cause des hasards d’un ajustement à la hâte, on verrait là, certainement, des Hermès coiffés du chapeau de Tabarin, des Bakkhos à la face barbouillée, non de la pourpre des lies, mais de la neige des farines, et, noirs comme l’aube ou éblouissants comme le matin, des Hadès-Scaramouches ou des Pierrots-Apollons.

Puis, de ce peuple fantasque et charmant, plus belle que les plus belles, d’une beauté où la nature et l’art s’associèrent pour réaliser au-delà du possible la miraculeuse créature, athénienne et parisienne, toute d’or et de jasmin, aux lèvres de pourpre, qui traverse, avec la nonchalance des rythmes, toute l’œuvre du Maître, sortirait une jeune femme traînant une longue jupe aux chamarrures murmurantes ; s’approchant, et non sans une rougeur aimable, elle dirait :

« Monsieur,

« Je ne sais pas écrire. Je ne sais pas lire non plus. N’ayant pas plus travaillé que le lys des champs, je suis ignorante de tout, sinon de la beauté et des caresses, autant que les colombes et les cygnes. Je suis telle que vous m’avez imaginée et voulue, c’est-à-dire belle, et rien de plus. Il est donc bien certain que je n’ai pas rédigé moi-même le discours que je vais vous tenir ; mais il fut composé par des poètes, âgés de dix-huit avrils, qui me l’apprirent et m’engagèrent à le réciter devant vous, parce que ma voix est aussi délicieusement susurrante que la brise de mai entre les roseaux de l’Eurotas ou que la voix de Mademoiselle Aventurine Meyer, des Bouffes-Parisiens. »

Puis,-ce discours, elle le dirait, mélodieuse :

« Inventeur d’odes étincelantes, vous qui lancez au loin la double flèche des rimes d’or,

« Le plus grand des musiciens de tous les temps, en parlant de Balzac, avait coutume de dire : “Homère de Balzac” ; c’est pourquoi nous vous nommons Orphée de Banville ! La lyre, c’est vous. Vous n’avez jamais proféré une strophe où ne frémît l’essor d’un vol vers le ciel. Vous êtes le chant furieux d’amour et de joie. Grâce à vous, les immortels et les immortelles, déshonorés jusqu’à la bergerie dans les allées du jardin grand comme la main où Demoustier promenait Émilie, ont reconquis les monts augustes et siègent sur leurs trônes d’ivoire ; si les hamadryades, avec des gestes nus, se lamentent et s’extasient encore sous le viol des chèvre-pieds, c’est à vous qu’elles le doivent, et il faudrait être sourd pour ne pas entendre à la cime rose et claire de vos distiques le tremblement des ailes de Psyché ! Mais il ne vous a pas suffi de restituer les dieux dans leur gloire ; vous avez pris dans l’ombre et la vilenie des proses les hommes et les femmes, les gens pareils aux gens qui passent, et vous les avez contraints à devenir des dieux, eux aussi ! Véridique et magnifique comme le soleil, qui fait tout voir, mais dore tout, vous avez obligé la vérité vivante à revêtir les splendeurs, formidables ou délicieuses, du rêve. Parce que l’amour de l’excès était en vous, vous avez développé, épanoui, exalté, jusqu’à l’idéal lumineux ou ténébreux, toute la médiocre âme moderne ; en un temps où, la nouvelle ayant disparu avec Nodier et Gozlan, personne ne songeait encore à écrire des contes, vous avez, en des contes pareils à des poèmes, sublimisé la vie. Vous avez été, volontairement, et par le magnanime effort de votre pensée, l’Hésiode enthousiaste d’une Théogonie où la demoiselle du comptoir de lingerie, qui dîne le dimanche dans l’arbre de Robinson, s’étonne d’être la sœur de la Déesse aux belles bandelettes, où M. de Rothschild, grand, très fort, horrible à nommer, est sans doute le fils de Gaïa et d’Ouranos, où Hermès, que suit le bel Iméros, songe avec inquiétude, dans la Bourse entourée des flots, à la réponse des primes, où le colosse, d’ailleurs chinois, de la fête de Neuilly, tutoie fraternellement les robustes Érinnyes et les géants aux armes éclatantes. De sorte que, dans les littéraires Champs-Élysées entrevus par Renan, Linos, qui eut son tombeau dans Thèbes ou dans Chalcis, dit à Gavarni, rencontré sous l’ombre des hauts lauriers-roses après l’heure où les journaux et les livres sont arrivés de l’univers terrestre : “Il faut lire, mon cher collègue, le dernier conte de Théodore de Banville”, et que Gavarni lui répond : “J’allais vous le conseiller, mon cher collègue, précisément !” Mais vous ne vous êtes pas borné,

« Inventeur d’odes étincelantes, qui lancez au loin la double flèche des rimes d’or,

« À violer la prose, cette matrone lourde, jusqu’à lui faire enfanter des contes tout frémissants de plumes aurorales pareilles à celles des colombes de Kythereïa ou à celles de l’aigle de Zeus, vous avez, en passant, en songeant à autre chose, pour vous jouer, prouvé la féerie et la comédie de Shakespeare, en écrivant des féeries et des comédies qui auraient charmé Rosalinde et sa cousine Cœlia. Et, enfin, — ceci, c’était le plus énorme et le plus invraisemblable des travaux, — enfin, ô dompteur de lions et de colombes, vous avez accompli ce miracle d’unir la poésie au journal. Cela, cette impossibilité, ce prodige, vous l’avez réalisé ! tout le monde l’a vu ! personne ne peut dire le contraire ! Oui, dans des journaux, à la place même où auraient pu triompher l’Information et le Renseignement, vous avez, avec une formidable et paisible audace, publié des vers, publié des proses aussi belles que des vers, vers ou proses où il ne s’agissait pas de l’événement d’hier ou de l’événement d’aujourd’hui : vous n’y parliez que de ces actualités éternelles, la beauté, l’amour, le charme des yeux, le charme des lèvres ! et cela, vous l’avez fait, non pas un an, non pas deux ans, mais quarante ans, avec une ardeur toujours plus abondante ; et le public, qui croyait aux faits divers, cessa d’y croire, et, grâce à vous, grâce à votre exemple suivi par d’autres poètes, des journaux existèrent, lus, relus, admirés, acclamés, où, sous la discipline du beau style, qui fut imposée par vous et obéie par eux, toute la libre et généreuse fantaisie de l’esprit français s’amusait éperdument, riait, chantait, exaltait les franches filles de Montmartre ou de Milet, et s’inclinait religieusement, entre deux coups de vin de Champagne ou de vin de Lesbos, devant la pure et immarcescible Beauté ! et ces journaux avaient plus d’abonnés que dans les nuits d’août il ne glisse, de l’Orient à l’Occident, d’étoiles pareilles à des comètes. Donc,

« Inventeur d’odes étincelantes, qui lancez au loin la double flèche des rimes d’or,

« Nous, la Jeunesse, nous vous aimons et nous vous célébrons parce que vous fûtes la Joie ; et, bien que je ne sache ni lire ni écrire, j’ai été choisie, étant la plus belle, pour offrir à votre image, sous l’azur de ce soir, les plus royaux des lys dans la neige de mes seins victorieux, et tous les lauriers d’or dans la gloire éparse de mes cheveux roux ! »

Devant Leconte de Lisle, il siérait de tenir un plus grave langage. Ce fut en même temps qu’une toute-puissante intelligence, un grand cœur triste. Je pense que le temps n’est plus, où il fallait encore défendre Leconte de Lisle du reproche d’impassibilité. À présent qu’on ne se borne plus à relire, dans les anthologies, deux ou trois de ses poèmes, à présent que toute son œuvre a pénétré dans l’esprit de tous, on sait ses véhémences, ses fureurs même, et les désespoirs de sa tendresse. Nul, d’une haine plus féroce que le sienne, n’a détesté la force injuste des dogmes, qui enseignent un dieu inventeur de l’inéquitable et insupportable vie, les prêtres — prédicateurs de ces dogmes. Et la femme, à qui, sans doute, il devait l’incessante douleur d’une antique blessure, lui apparaissait comme une belle vipère, qu’il ne faut pas caresser. Mais, en une fierté de ne pas se commettre avec “les histrions et les prostituées”, fierté qui, certainement, lui était naturelle et fut corroborée du soin de ne pas imiter l’Hercule affronteur et nettoyeur des modernes étables d’Augias, l’Orphée qui ne dédaignait pas de descendre dans les nouveaux enfers pour l’amour de l’Eurydice-Humanité, en la gêne aussi d’avouer de viriles faiblesses, il se détourna de l’actualité des hommes et des choses, et même de sa propre actualité. Son inspiration, issue d’un cœur vaste et blessé, ne cessa point d’être amère, violente, désolée, et formidablement réprobatrice ; non, il ne s’apaisa point, il ne s’apaisa jamais ; mais, pour s’écarter de la contemporanéité minutieuse et banale, il exila son cœur véhément dans la largeur lointaine de sa pensée, qui s’espaça jusqu’à l’extrémité des univers, et, d’âge en âge, jusqu’à l’origine et à la fin des existences. En vérité, je crois sincèrement que Leconte de Lisle, sans en être conseillé qu’à peine par une ambition de génie solitaire, évadé des similitudes, eut en effet la pudeur de vivre la vie commune, qui passe sous la fenêtre, dans la rue des événements. Certes, sa vie personnelle, que j’ai eu, un temps, l’honneur de considérer de près, fut exempte d’affectation de révolte, soumise aux ordinaires règles, correcte, simple ; mais il n’y concédait que la moindre part de soi, semblait y être en séjour momentané, n’y avait point de patrie, en acceptait les coutumes avec courtoisie, comme un hôte bien élevé, ou en subissait la gêne avec une apparente résignation, orgueil forçat des nécessaires réalités. Il n’était pas sans ressembler aux éléphants qu’il a dépeints dans l’un de ses plus célèbres et non de ses plus beaux poèmes ; ils consentent, ces grands animaux, sans rébellion visible, à des fonctions humbles et coutumières ; leur rêve, cependant, mélancolie énorme, à qui l’on ne saurait mettre un joug, que l’on ne mène pas en le pinçant à l’oreille, fuit l’étroite besogne, vers les immensités ; et ils n’engendrent pas, dit-on, lorsqu’ils ne sont pas libres ; rien ne peut les contraindre, pas même l’amour, qui n’est point mort en eux, et qui s’exalte, au contraire, de volontaire abstinence, à perpétuer, esclave, leur sauvage énergie. Tel, dans son rêve énorme, Leconte de Lisle a transposé, loin de la vie acceptée et méprisée, loin des devoirs accomplis et des servitudes portées, une âme immensément indépendante et furieuse. Nulle impassibilité intime, je le répète ; mais l’expansion au loin d’un esprit dont, par la compression, justement, de l’existence quotidienne, s’exaspère la puissance en un rayonnement sur toute l’histoire antique, sur tout le pittoresque exotique, sur toute la légende immémoriale. Et ce qu’il y avait en lui, selon l’évangile libre-penseur de 1848, de « mangeur de prêtres », se répand en une inimitié, comme ancestrale, contre les cultes et les temples ; il est, se complaisant aux férocités des Bibles et des Corans, le prophète imprécatoire des antiques nations coupables d’humilité ; tout ce qu’il y avait en lui de rage contre les tyrannies qu’il dédaigna de combattre, assaille les trônes d’Orient, se rue aux chaires d’Abbés ou de Papes ; en même temps qu’il oppose les mauvais dévas aux dévas triomphants, non moins haïs, des montagnes célestes, il confronte l’évocation de Satan, noir, dur, funeste, avocassier, aux pompes paisibles et damnées aussi du pontificat suprême, dans la Rome pleine du souvenir des antiques orgies brutales ; il se précipite toujours plus loin dans le passé des histoires et des philosophies ; il s’irrite de ceux qui espérèrent et qui crurent ; entre temps il essaie de pacifier, d’éteindre, dans la neige des mythes scandinaves, sa colère enflammée contre les rites de tous les prêtres infâmes et de tous les croyants imbéciles ; ou bien, dans un coin lumineux de son œuvre, un poignard, à la garde stellée de pierreries, venge à la fois les califes déshonorés et le désespéré amant qu’il fut lui-même. Mais il ne consent longtemps ni à lui-même ni à ce qui lui ressemblerait. Et tant de visions, loin de soi, engendrent enfin une tristesse profonde ; pour n’avoir consenti à aucun des charmes, à aucune des grâces, — roses parmi les cruautés et les vilenies, — des jours qui nous sont accordés, on devient, dans pins d’énormité et dans plus de mélancolie, le contempteur non seulement de son propre être actuel, mais aussi de la vie universelle et éternelle ; et les illusions, et l’Illusion suprême, s’évanouissent. Fatalement, la contemplation de tout s’achève en l’amour de rien. Leconte de Lisle, non pas impassiblement, car il ne fut jamais impassible, mais en une fureur domptée, a su la désespérance du bonheur et l’inutilité d’être né. Il en vint, en dépit des épouvantes qu’inspirent les agonies, à aimer la mort pour elle-même, c’est-à-dire pour ce qu’elle offre de non-émotion, de non-sensation, de non-pensée. Il fut sincère en cet appétit de ne plus sentir, de ne plus être, d’aboutir à ce qui n’est pas, à ce qui n’a jamais été ; il a conçu les immobiles délices de la dispersion de soi dans tout ou dans rien ; avec impatience il en attendait l’heure parmi les obligations sociales des cérémonies auxquelles il faut bien qu’on assiste, et des dîners en ville, chez des gens considérables qui vous ont invité. Oui, croyez-le, le désir, le besoin de ne plus exister, s’augmentait en lui de chaque minute d’existence, intolérable ; et ce qu’il souhaitait, si jeune physiquement en sa robuste vieillesse, si vieux de tant d’éternité, ce n’était pas les larmes sincères de ses amis, ni la pompe des funérailles célèbres, c’était la disparition, en l’insecouable trépas, de tout ce qu’il avait aimé, de tout ce qu’il avait cru, de tout ce qu’il avait souffert, de tout soi. Cependant il demeura, sous ses dédains de la vie, un ardent, un violent, un excessif, — quelque chose comme un volcan couvert de glace, qui se plaît pourtant aux éruptions incendiaires ! Toute son œuvre m’apparaît comme un nirvana furibond.

S’il fut, dans le livre, une souveraine intelligence, s’il fut, dans les relations quotidiennes, un maître clément et un ami serviable à tous ceux qui l’approchèrent, il a été, il faut bien le dire, un guide et un conseiller redoutable. En ma déférente amitié, en ma religieuse admiration, j’ai pensé autrement, jadis ; j’ai cru sincèrement que nos esprits restaient libres sous sa loi ; je pense que je me trompais. Si ces conseils furent excellents en ce qui concerne la discipline de l’art et le respect de la beauté, si son intimité nous fut conseillère des beaux devoirs, il n’en faut pas moins reconnaître aujourd’hui que le joug de son génie (que, certes, il ne songeait pas à nous imposer, mais que nous subissions en notre émerveillement juvénile de son verbe et de son esprit) nous fut assez dur et étroit. Il eut, plus qu’aucun autre, bien plus même que Celui à qui appartenaient tous les enseignements, puisqu’il donnait tous les beaux exemples, la puissance, involontaire sans doute, dissimulée d’ailleurs sous tant d’indulgence, d’obliger les jeunes esprits à l’idéal qu’il avait conçu. Il répugnait hélas ! aux nouveautés, aux personnalités qui auraient pu contredire la sienne ; son amour de l’antiquité et de l’exotisme, sa certitude d’avoir inauguré, à peine un peu trop tard, un âge poétique, son dédain de la vie et son appétit de la mort, furent les trop puissants éducateurs de jeunes âmes qui, par l’adoration de son œuvre, s’accordaient à ce qu’il y avait de vaste sans doute, de borné pourtant, en sa conception du monde poétique : on peut le dire, il faillit faire de nous des poètes étrangers à nous-mêmes ; on songe avec terreur à ce qu’aurait été la littérature contemporaine si elle avait obéi uniquement à son vouloir accepté comme suprême. Certes, sa pensée fut merveilleusement étendue, mais dans le seul sens et vers les seuls lointains où il entendait la diriger. Il a poussé le dédain de la vie actuelle non seulement jusqu’à voir ce qu’elle avait de las et de médiocre, mais jusqu’à nier ce qu’elle pouvait avoir de renaissant et de beau ; affirmateur, par la beauté de son œuvre, il fut un négateur, quant à la beauté de beaucoup d’autres œuvres ; plusieurs d’entre nous ont dû se défaire de ses injustices. Mais tous ses disciples, avec l’admiration toujours grandie de son vaste et parfait talent, gardent fièrement sa noble discipline technique.

Il est assez étonnant qu’il ait eu beaucoup d’estime littéraire pour Charles Baudelaire. L’auteur des Poèmes barbares montra à l’égard de l’auteur des Fleurs du mal un désintéressement de soi-même, une transposition de sa propre pensée dont il était peu coutumier ; il faut qu’il l’ait jugé bien considérable par le Don et l’Art pour qu’il agréât des poèmes où la modernité actuelle jusqu’à la minutie, la recherche fréquente du compliqué et du pire, le maniérisme parfois libertin de la parole, devaient singulièrement désorienter son goût du passé, son amour de la simple et dure amplitude et la pudeur de son verbe.

L’heure est venue où, hors de l’excès des juvéniles enthousiasmes, qui furent nécessaires, et sans se laisser aller à des irritations causées par de déplorables dénis de justice, on doit dire sur Charles Baudelaire ce qu’il est, semble-t-il, équitable d’en penser. Il est certain qu’il y a dans son œuvre une part d’affectation, de fait exprès, en un mot, de « pose ». Par un naturel dandysme, à moins que ce ne fût par une survivance étrange correctement amendée de la goguenarderie mystificatrice du jeune romantisme, il était hanté du besoin d’étonner et même de terrifier les gens ; quoiqu’il palliât ce goût un peu puéril, dans le quotidien de la vie, par une belle grâce de gentilhomme, par une très fine, très souple réserve (car elle est absurde, la légende qui lui attribue des gestes violents, de gros mots, et, au contraire, on a pu dire de lui : « svelte, un peu furtif, l’air d’un très délicat évêque, à peine damné, qui aurait mis pour un voyage d’exquis habits de laïque, Son Excellence Monseigneur Brummell ! »), et bien que, ce goût, il le rachetât, dans l’art, par la netteté de la pensée, la justesse de l’image et la perfection pour ainsi dire classique de la forme, on ne peut s’empêcher de reconnaître en lui quelque chose comme une manie d’étrangeté ; son génie, çà et là, est taré de tics, qui furent d’abord volontaires. Cela est si vrai, qu’à l’heure actuelle les jeunes hommes qui n’ont pu frayer avec ce poète s’expliquent mal, dans ses plus parfaits poèmes, des tournures de phrase, des expressions qui ne valaient — valeur médiocre d’ailleurs, et même nulle — que par une bizarrerie tout actuelle, que par l’accent pince-sans-rire dont il les fallait proférer. Ou bien ils leur attribuent une portée infiniment lointaine, une intention de subtil et presque insaisissable symbole ; ce en quoi ils ont parfaitement tort. Bien différent de quelques poètes, d’ailleurs admirables, qui dédaignent l’achèvement, ou du moins veulent être achevés en ceux qui les liront, Charles Baudelaire, non sans offrir à tous l’occasion du prolongement de leur rêve, a toujours prétendu à l’expression totale et précise de soi-même. Il se vante d’être un rhéteur. N’allons pas jusqu’à le croire sur parole ; ici encore, il usait de quelque dandysme. Mais, sans tenir compte de ses affectations, ni des interprétations auxquelles elles donnèrent lieu, ouvrons son livre et, l’ayant relu, pensons. Il fut, je le crois, entre les poètes de son heure, le plus violent des révoltés, le plus acharné des hypocrites, le plus torturé des repentants, le plus lamentable des vaincus. Gardez-vous, je le répète, de vous attarder au paradoxe involontaire ou voulu de sa personne instinctive ou de son mensonge ; il y a en lui, avec l’orgueil et l’humilité du péché, la haine éternelle et l’éternelle plainte. C’est Satan élégiaque. Si furieuses que soient les infatuations de ses révoltes, si hautainement qu’exulte et que menace la superbe de son péché, ces fureurs et cette superbe s’agenouillent vite et se macèrent en des humilités qu’il se plaît à humilier encore, en un besoin à peine artificiel de rites rares, par des confessions publiques, par des aveux de flagellations. Certes, il fut catholique, tantôt comme un dominicain inquisiteur, tantôt comme un ermite mangeur de racines et d’excréments, mais toujours hanté, soit dans l’atrocité fanatique, soit dans les mortifications du « mea culpa », par toutes les Proserpines de la luxure et de la vanité. Plût à Dieu, pour l’apaisement de son intelligence en son instant humain, qu’il eût été athée ! mais il ne l’était point ; son Reniement de saint Pierre confesse Jésus-Christ. De là un incomparable désespoir vainement adorné, comme en une minutie de damnation enragée, par toutes les curiosités du langage, par toutes les raretés ingénieuses, intimes, lointaines et exotiques aussi, de l’image, par toutes les manières enlaçantes de l’art le plus subtil, le plus reptilien. Quelque chose aurait pu rasséréner ce catholique : c’est la charité que je veux dire, ce christianisme de la bonté. Mais il ne fut point bon, — j’entends ceci quant à ce qu’on pourrait appeler le « cœur » de son œuvre ; il n’eut de pleurs que de rage dans le péché sans joie, dans la pénitence sans espoir ; il n’a pas connu la douceur immense de la miséricorde, si immense que, même à la répandre sur tous, il ne se peut pas que quelque caresse ne s’en attarde sur vous-même. Il eût été consolé s’il avait consolé ; il n’a été que terrible et triste. Comment eût-il pu se faire qu’en cet abominable état d’esprit il ne se raccrochât point aux délices défendues, peut-être libératrices du remords, qu’offrent goutte à goutte les drogues, rosée hélas ! des ciels artificiels ? À coup sûr, (aujourd’hui tout le monde le sait), il n’usa jamais que théoriquement du Chanvre, du Pavot ; et, de la maladie dont il est mort, de sobres gens sont quelquefois atteints ; mais si, en effet, il ne fuma ni ne mangea de hachisch ni d’opium, il usa des éréthisants dans le domaine de l’irréalité ; il fut l’ivrogne d’un idéal sous-humain, et surhumain. C’est, je m’imagine, en se plaçant à ce point de vue qu’il faut considérer le très particulier génie de Charles Baudelaire. Si l’on ajoute à l’originalité de son organisme spirituel, qu’il fut, prodigieusement, un chercheur du compliqué dans le rare ou le pire, un trouveur, entre les choses en apparence le plus opposées, de rapports jamais surpris, jamais guettés encore, un manieur du verbe et un artisan du vers, auquel, en notre âge romantique, aucun ne saurait être préféré, on demeure mystérieusement et douloureusement charmé d’une œuvre tentatrice, cruelle et parfaite, qui n’avait pas eu d’exemple, n’aura point de similaire ; et quiconque a souci de la justice doit vouer au génie, à l’Art de Baudelaire une admiration sans réserve (admiration qui, d’âge en âge, se perpétuera en s’agrandissant), et en même temps accorder à sa Personne, désorientée, troublée, désolée, veule, atroce, pusillanime et blasphématrice, parmi toutes les angoisses du cauchemar, une pitié qu’il n’a eue hélas ! ni pour soi ni pour les autres, la pitié grâce à laquelle, s’il en avait été doué, son livre de mélancolie, de volupté et d’orgueil, de ferveur aussi, n’eût pas été l’Imitation de N. S. le Diable.

Cependant, Victor Hugo étant en exil et ne pouvant plus témoigner la persistance de son génie que par des chefs-d’œuvre qui étaient comme des coups de tonnerre de l’autre côté de la mer, ces trois grands poètes : Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Charles Baudelaire, ne suffisaient point à retenir la foule vers la poésie, gloire principale de ce siècle. Non point que leur talent fût inégal à cette tâche, mais l’œuvre de Théodore de Banville, par la mythologie renaissante et en vain parisianisée ; celle de Leconte de Lisle, par l’isolement lointain de la pensée et des sujets ; et celle de Baudelaire, par cc qu’elle offrait de singularité psychique, de subtilité rare, n’avaient point de quoi susciter le commun enthousiasme ; en outre, par la proclamation de cette théorie : l’art pour l’art, par le mépris de la foule qu’ils jugeaient incapable, — combien ils avaient tort ! — de les entendre, ces maîtres encouraient une indifférence presque générale ; et d’eux s’écarta le peuple, dont ils ne voulaient point.

Alors ce fut, pour les lettres françaises, un temps d’infécondité, de vacuité, seule lacune en notre admirable siècle poétique. Il arriva que par la parodie, jusqu’à la romance, de l’élégie lamartinienne, et par l’imitation, jusqu’à l’extravagance, de la fantaisie de Musset, et par l’intrusion, dans l’art, de la sentimentalité ou de la drôlerie bohème et de la gauloiserie boulevardière, — car, hélas ! il persistait, l’esprit gaulois, facilement reconnu dans le vaudeville, dans la chronique, dans la chanson, — la poésie française, que s’efforçaient en vain de maintenir, avec trop de concessions d’ailleurs, trois nouveaux venus, Charles Bataille, Amédée Roland et Jean Du Boys, défaillait jusqu’à la non-existence. Un très brave esprit, Louis Bouilhet se leva. Il sied qu’un poète, certes le plus humble de tous, mais enfin un faiseur de vers, salue ce noble homme, dont le nom est presque oublié par les générations vieillissantes, et le révèle peut-être aux générations nouvelles.

Louis Bouilhet, qui daigna être mon ami au temps où nous avions, lui, mon âge d’à présent, moi, l’Age qu’ont aujourd’hui mes plus jeunes camarades, portait, en un vaste corps presque pareil à celui de son frère intellectuel Gustave Flaubert, une âme haute et sereine, infatigablement ambitieuse de joie, d’amour, de beauté ; on se tromperait étrangement à ne voir en lui, sur la foi de quelques affirmations trop rapidement proférées, qu’un poète à peine recommandable par une ou deux pages restées dans la mémoire des lycéens de 1860. En réalité, Louis Bouilhet fut un vrai poète, c’est-à-dire un très parfait artiste en même temps qu’un ardent inspiré ; celui qu’admirèrent George Sand, Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Banville, Leconte de Lisle, vaut immortellement, et n’a que faire d’un peu d’estime miséricordieuse. Il parut, tout débordant d’illusions généreuses, en un morne moment. La minute d’alors offrait cette particularité, que le plus grand des poètes français souffrait en une petite île anglaise, tandis que le plus futile des musiciens allemands triomphait à Paris. Et il était naturel qu’il en fût ainsi : un bafoueur de dieux devait plaire à des renieurs de serments, à des assassins d’idéal ; c’est logiquement que le drame impérial a eu, pour musique de scène, l’opérette. Et la Poésie était dans l’Île.

Arrivé de sa province, qu’eût fait un médiocre, à la place de Louis Bouilhet ? Il aurait dit en regardant autour de lui : « Ah ! voilà comment vont les choses ? très bien », et, imitant ce qu’il approuvait, il aurait écrit des livrets d’opéras bouffes, des romans-feuilletons, se serait haussé, les jours de remords, jusqu’à quelque comédie de mœurs. Voie facile. Bouilhet tenta la voie ardue. À l’heure où l’âme française semblait vide d’espoir et d’héroïsme, où les passions, même coupables, défaillaient comme des sexes de vieillards, où le seul excès était celui de la débauche bête et du rire sans joie, il osa écrire, il osa faire jouer un drame en vers, un drame d’amour et de gloire ! Chose stupéfiante, ce drame eut un succès prodigieux, un succès qui dura longtemps, très longtemps, grandissant toujours. Ce fut comme un son de cloche d’or, éveilleur de brutes et d’ivrognes. On s’étonna, on s’éprit, on s’enthousiasma de cette Madame de Montarcy qui rallumait les soirs illustres du romantisme. Un instant les poètes purent croire que c’en était fait de l’opérette, et du vaudeville, et de l’école du Bon Sens ; qu’ils allaient reconquérir la foule. Hélas ! à peine réveillés, les ivrognes et les brutes retombèrent en leur hébétude, ne sursautant qu’au chatouillement des trilles égrillards. Mais Louis Bouilhet ne perdit pas espoir. Après le drame, des comédies, après les comédies, des drames encore, en vers toujours, en vrais vers, sonores comme des clairons et criant des dianes ! Même dans les pièces bourgeoises, où il consentit deux ou trois fois, — car nul, ici-bas, n’est parfait, — il gardait une fierté presque espagnole ou romaine, castillan comme Victor Hugo et rouennais comme Corneille ! De sorte enfin que, seul, — j’entends : seul de sa génération, — il maintint haut, très haut, l’admirable panache romantique, tant raillé, mais si magnifique, et qui, secoué dans l’air, éparpille des étincelles pareilles à des étoiles. Eh ! je sais bien que c’était déjà, alors, la mode de nier avec d’imbéciles rires les emportements d’aimer, de haïr, de rêver. Le Bon Sens, en ce temps, était aussi niais, aussi hostile à toute idée de beauté, de tendresse, et à tout superbe essor, aussi fermeur de toutes les fenêtres sur le lointain des divines chimères que le fut naguère le bas instinct de la réalité. Presque rien de changé. Après la bourgeoisie, non pas le peuple, mais la populace. Pareille exécration des divines aristocraties de l’art. Mais bah ! qu’importe ! Reprenez l’Honneur et l’Argent à l’Odéon, — on a fait cela ! — jouez au Théâtre-Chirac l’Avortement, après ce lever de rideau et de jupon : le Viol : rien n’empêchera que soient délicieuses au balcon les paroles presque baisers de Roméo caressant Juliette, et que, des plaintes de Régine vers l’hirondelle qui s’en va et reviendra peut-être, toujours s’émeuve l’âme de ceux en qui persiste indéracinablement l’amour de l’amour et l’espoir d’espérer !

Cependant, oserai-je écrire que Louis Bouilhet fut un poète de génie ? non, elle ne brûla pas en lui la mystérieuse flamme par qui l’homme, à de certaines heures, devient surnaturel et à force de sublimité diffère de tous les vivants au point que son verbe doit être accepté sans conteste, n’est plus le sujet de la compréhension humaine, n’est plus justiciable des opinions humaines (je n’ai jamais pu, sans pouffer de rire, voir même le plus intelligent des critiques s’aviser de juger Shakespeare ou Hugo !). Mais, si le génie ne fut pas accordé à Louis Bouilhet, il en eut la grandiose ambition, et souvent en mérita, par l’éperdu effort, la ressemblance. Dans ses poèmes lyriques, non moins que dans ses poèmes dramatiques, il tenta d’être grand, sembla l’être, le fut presque ! À notre admiration doit se mêler la respectueuse condoléance qu’il ne l’ait pas plus divinement justifiée.

Et, en même temps que l’admiration, une infinie reconnaissance lui est due.

C’est grâce à lui que Gustave Flaubert est demeuré le prodigieux poète qu’admireront sans fin les postérités après les postérités.

Oui, — nous sommes plusieurs à le savoir, — bien des amitiés, bien des influences se disputèrent l’esprit de Gustave Flaubert. Il était, ce grand homme, si bon, si facilement ému, si enclin à s’attendrir des enthousiasmes, inégalement désintéressés, dont il fut adulé, que souvent il laissa sa propre volonté obéir à des conseils qu’il ne se serait pas donnés à lui-même. Celui qui, à vingt ans, avait conçu le plan et écrit la plus belle scène de la Tentation de Saint Antoine, n’en est point venu, de lui-même, à s’attarder sept années durant à l’achèvement de Bouvard et Pécuchet. On l’enveloppa. La force qui était en lui, plusieurs comprirent que, accaparée à leur profit, elle aiderait puissamment au succès des systèmes littéraires qui leur étaient chers ; et, en le reconnaissant pour maître, ils l’obtinrent pour allié.

D’ailleurs, combien peu est condamnable cette stratégie, puisque nous lui dûmes, après Madame Bovary, l’Éducation sentimentale.

Cependant, que fut-il advenu si Gustave Flaubert avait subi la seule influence de ceux qui, en exaltant sa gloire, préparaient la leur ? si aucun avertissement n’avait retenu l’auteur d’Un cœur simple sur la pente où l’on glisse si vite ? Louis Bouilhet était là. Fraternel admirateur de son ami, de son compatriote, il l’obligeait, par le souvenir de leurs rêves communs autrefois, par son incessant besoin d’élévation, par son exemple aussi, à relever les yeux vers les idéales cimes. Regarder en bas, c’est bien ; regarder plus haut qu’en haut, c’est mieux. Louis Bouilhet, poète, exigeait que Gustave Flaubert, romancier, fût poète aussi : il l’exigeait, il l’obtenait. S’il se trouve quelques vers médiocres dans la Conjuration d’Amboise, il y a lieu de les pardonner à celui sans qui, peut-être, nous n’aurions eu ni Salammbô ni, lumineuse comme un vitrail, la Légende de saint Julien l’Hospitalier.

Mais la presque gloire de Louis Bouilhet ne suffisait point à réveiller l’atonie universelle. J’ai pu, il y a longtemps déjà, écrire avec raison : « Hélas ! la fade romance et l’élégie aux rimes pauvres triomphaient. Faisant voguer des nacelles de papier dans des cuvettes qui croyaient ressembler au lac céleste d’Elvire, repleurant, avec des yeux de veau, les larmes divines d’Alfred de Musset, quelques hommes, oh ! qu’ils soient oubliés ! se croyaient des poètes. De l’art, nul soupçon ; de la langue, du rythme, nul souci. Du moins, la tendresse vraie, l’émotion sincère, la passion, en un mot, l’exprimaient-ils parfois ? jamais. Et pas un seul d’entre eux ne posséda une seule des qualités auxquelles, précisément, ils se vantaient de sacrifier toutes les autres. » Mais l’état de la poésie française, à cette date (disons de 1860 à 1866), a été exprimé beaucoup mieux que je ne saurais le faire dans une page un peu folle et humoristique, toute charmante et si belle parfois, qu’on me saura gré de transcrire :

« En ce temps-là, un barde était tenu, avant toutes choses, de pleurer sans fatigue pendant au moins deux cents vers, et dispensé largement, du reste, d’expliquer pourquoi il pleurait. Ce qu’a mouillé de mouchoirs cette génération est incalculable ! Pauvres gens, quelle tristesse était la leur ! Mais en retour, que de dames se sont évanouies délicieusement à la lecture du Poète malade ou des Jeunes Filles mourantes, qu’on entendait le soir dans ces salons littéraires d’aspect sépulcral où l’eau sucrée coûtait comme les larmes ! Devant un auditoire choisi, composé de colonels en retraite, traducteurs d’Horace, de diplomates ensevelis dans d’opulentes redingotes pareilles à des linceuls, de professeurs tournant le petit vers, de philosophes éclectiques, intimement liés avec Dieu, et de bas-bleus quinquagénaires rêvant tout bas, soit l’œillet de Clémence Isaure, soit l’opprobre d’un prix de vertu ; un jeune homme pâle, amaigri et se boutonnant avec désespoir, comme s’il eût collectionné dans sa poitrine tous les renards de Lacédémone, s’avançait hagard, s’adossait à la cheminée, et commençait d’une voix caverneuse la lecture d’un long poème où il était prouvé que le Ciel est une patrie et la terre un lieu d’exil, le tout en vers de douze ou quinze pieds ; ou bien encore, quelque vieillard chargé de crimes, usurier peut-être à ses heures, en tout cas ayant pignon sur rue, femme et maîtresse en ville, chantait les joies de la mansarde, les vingt ans, la misère heureuse, l’amour pur, le bouquet de violettes, le travail, Babel, Lisette, Frétillon, et, finalement, tutoyait le bon Dieu et lui tapait sur le ventre dans des couplets genre Béranger.

« Et alors triomphaient à la fois la tristesse et la gaieté française !

« Nul ne s’était préoccupé d’examiner si ce qu’on venait d’entendre était écrit dans une langue seulement décente. Qu’importait cela, pourvu qu’on fût ému, et qu’on sentît battre les viscères sous la flanelle ? L’essentiel en poésie n’est-il pas de ressentir une émotion vraie, et quel plus bel éloge pourrait-on faire d’un poète que celui-là : “Il fit pleurer les dames de son temps !”

« Le plus triste est que ces malheureux avaient souillé la Nature en la rendant complice de leurs sanglots ; ils invoquaient la lune ; les astres étaient de moitié dans leurs pleurnicheries ; ils déshonoraient les petits oiseaux.

« Ce n’est pas tout ! Il y avait encore l’école utilitaire, pratique, qui méprisait la vaine harmonie des mots et ne s’attachait qu’au “fonds”, la forme étant une question secondaire. Ah ! certes, respect aux esprits qui, dans la langue des prophètes, enseignent à l’humanité ses grands devoirs ! mais, pour ceux dont nous parlons, la poésie était d’instruire les masses en développant des vérités usuelles, quotidiennes, banales. Résultat : les poèmes sur la direction des ballons, la télégraphie sous-marine et le percement de nouveaux canaux, avec dédicace menaçante au souverain : Cesse de vaincre ou je cesse d’écrire ! et les morceaux de haut goût où il suffit de s’écrier : “L’âme est immortelle” ou “Le chien est l’ami de l’homme” pour être considéré comme un penseur.

« Parlerai-je aussi de ceux qui jugeaient bon d’informer leurs contemporains de l’amour qu’ils portaient à leurs mères ? Les poètes bons fils ont été innombrables. Nous en avons encore quelques-uns de cette sorte. Aujourd’hui même, un poète est mal vu dans le monde quand il n’a pas au moins une vieille tante à pleurer.

« Mais de tous ces mauvais poètes, les plus exécrables assurément étaient les derniers débraillés restés fidèles aux traditions du cénacle d’Henry Murgerq. Ceux-là étaient les apôtres du désordre. Désireux avant tout de passer pour originaux, ils se distinguaient, d’abord par la malpropreté voulue de leurs vêtements, et ensuite parleur absence de talent poétique. Sur leurs crânes vides croissaient de véritables forêts vierges, inexplorées du peigne ; dans leurs vastes poches jaunissaient des manuscrits mort-nés. Ces jolis messieurs étaient persuadés qu’une chemise crasseuse et un gilet rouge à boutons de métal remplaçaient avantageusement le génie. Mais laissons-les : il n’est resté d’eux qu’un mauvais souvenir.

« J’entends déjà les gens de bon sens et de bonne foi s’écrier : “Ah ! oui, la théorie parnassienne ? La poésie sans passion et sans pensée ? Le mépris des sentiments humains ? Le culte des vers bien faits qui ne veulent rien dire ?” Non.

« Nul plus que nous, sachez-le, n’admire ces purs et mélancoliques poèmes semblables à de beaux lys au fond desquels tremble une goutte de rosée qui est une larme humaine ; dans cette goutte, un poète fait tenir tout un océan de douleurs, et c’est son triomphe d’éveiller dans l’âme de ceux qui le lisent une émotion fraternelle, mais pudique, voilée, mystérieuse, et s’exhalant simplement dans un soupir. La passion ! elle est une source éternelle de poésie. La pensée ! elle a ridé le front de tous les artistes dignes de ce nom. Lequel de nous a dit que l’art poétique pouvait se passer de ses éléments principaux de force et de grandeur, et dans quel monde inconnu trouver un poète qui ne soit pas pétri d’humanité ? Mais, encore une fois, s’il est nécessaire d’être homme et mieux homme qu’un autre pour être un créateur, cela ne suffit pas. L’art existe-t-il, oui ou non ? S’il ne faut qu’avoir beaucoup de chagrin pour mériter le nom sacré de poète, le digne homme qui vient d’accompagner au cimetière une jeune et adorée fille unique n’a plus, pour dépasser les artistes célibataires, qu’à faire mention, sur une feuille de papier trempée de ses larmes, de la douleur qu’il éprouve ! Misérable confusion entre les choses du cœur, qui appartiennent à tous, et la rare faculté de les exprimer idéalisées par l’imagination ! Être capable de ressentir et plus profondément que quiconque, mais avoir en surcroît le don inné, puis développé par le travail, de communiquer dans une forme parfaite ce qu’on a ressenti, voilà ce qui est indispensable pour être poète, et voilà aussi pourquoi les vrais poètes sont si rares ! En un mot, puisque vous êtes homme, aimez, espérez, souffrez (cela est fatal, d’ailleurs !), mais pensez et rêvez et sachez mettre en usage, du plus noble au plus humble, du rythme à la ponctuation, tous les moyens de votre art. »

Ces dernières lignes contiennent, en effet, toute la théorie parnassienne, tant de fois moquée ; et il faut ici, une fois pour toutes, s’expliquer sur le mouvement appelé parnassien, de qui l’origine, l’importance et les bornes n’ont jamais été précisément marquées.

Il arriva, tandis que « le Père était dans l’île », que quelques jeunes hommes, sans relations personnelles, d’ailleurs, avec les maîtres qu’ils élurent plus tard, s’avisèrent de croire en la poésie et en la beauté. Par l’enfant de dix-sept ans que j’étais alors fut fondée la Revue fantaisiste. Elle ne savait guère ce qu’elle voulait, cette folle ; il est probable, cependant, que, parmi les vanités et les incohérents appétits de l’adolescence, je n’étais pas dénué de quelque instinct de bonne direction vers la vraie poésie, puisque, autour de moi tout petit, daignèrent se grouper les poètes qu’alors dédaignait la foule, et puisque vinrent à moi, rédacteur en chef puéril, les jeunes hommes qui avaient quelque chose de neuf et de noble à dire à tout le monde. Alors régnaient, dans le triomphe de l’aventure impériale, les opérettes, les vaudevilles, la comédie de mœurs, à qui l’on doit, sans doute, quelques œuvres considérables, mais où la poésie n’avait que voir, ni que faire. Loin de consentir aux succès de partout, la Revue fantaisiste, — en sollicitant, en acceptant avec une enthousiaste gratitude le suprême protectorat de Victor Hugo, — s’orienta vers tout ce que l’art pouvait avoir d’extrême et de nouveau. En même temps qu’elle vénérait l’hôte sublime de l’exil, elle s’offrait à Richard Wagner et se réjouissait devoir venir vers elle plusieurs des hommes, alors presque enfants, qui sont devenus la gloire de la seconde moitié du xixe  siècle. Il eût été beaucoup plus aisé, et conforme aux frivoles appétits de l’adolescence, de fonder, avec la meilleure part de mon patrimoine, un journal dit « parisien », qu’une jeune revue poétique ; je garde encore quelque gloriole d’avoir été, à dix-huit ans, le directeur, un peu falot et impertinent, de la Revue fantaisiste que recherchent les bibliophiles.

En somme, ce fut en cette hasardeuse et généreuse publication que commença le groupement d’une nouvelle génération poétique ; quelques années plus tard, c’est-à-dire en 1865, le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, fut fondé par Louis-Xavier de Ricard et moi ; d’où le nom de Parnassiens.

En un livre de ton fantasque, où le moindre détail, pourtant, est rigoureusement exact, j’ai raconté la légende des Parnassiens, ou plutôt ce qu’on pourrait appeler leur roman héroï-comique. Je me bornerai donc ici à relater quelques faits, à exprimer rapidement quelques idées, faits et idées sans lesquels s’interromprait la ligne historique de la poésie moderne.

En ce temps-là, Louis-Xavier de Ricard dirigeait un journal hebdomadaire intitulé : L’Art. Bien qu’ouverte aux poètes, cette feuille, si j’ai bon souvenir, ne laissait pas de s’adonner, selon l’esprit de son rédacteur en chef, à quelque politique et à quelque sociologie ; elle était, d’ailleurs, infiniment intéressante, car Louis-Xavier de Ricard est homme de grand esprit ; mais elle ne rapportait guère d’argent et en coûtait beaucoup. De même que, avec insouciance, je m’étais vu ruiné, quelques années auparavant, par la Revue fantaisiste, Louis-Xavier de Ricard se laissait ruiner par L’Art, avec placidité. C’est alors que je conseillai à l’auteur de Ciel, rue et foyer, de transformer son journal en une publication périodique ne contenant que des poésies ; quoique luxueusement imprimée, en grand in-8º, elle coûterait moins cher que L’Art ; Louis-Xavier de Ricard fut tout de suite de mon avis, et le titre : Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, fut alors proposé par moi et adopté malgré l’opposition de Leconte de Lisle, qui le jugeait absurde. Il avait bien raison. Moi-même je n’y tenais guère, ne l’ayant imaginé qu’en souvenir du Parnasse satirique de Théophile de Viau et d’autres « parnasses » autrefois publiés. N’importe, on s’y arrêta. Qui de nous, alors, aurait pu croire qu’il en naîtrait la dénomination d’une école ? Habent sua fata tituli.

J’ai dit : école ; je me suis trompé. Jamais le Parnasse ne prétendit être une école ; il ne fut, en réalité, que rassemblement en une amitié qui n’a jamais été disjointe, sinon par des déchirements de funérailles, et qui persiste encore, étroite et indissoluble, de quelques jeunes esprits qu’associèrent, non pas des hasards de rencontre ou des complaisances de camaraderie, mais de réciproques estimes intellectuelles ; et nous eûmes bien le droit de nous préférer, puisque nous nous étions choisis. Il n’y eut jamais, je le répète, ni dans l’intention, ni dans le fait, d’école parnassienne ; nous n’avions rien de commun, sinon la jeunesse et l’espoir, la haine du débraillé poétique et la chimère de la beauté parfaite. Et cette beauté, chacun de nous la conçut selon son personnel idéal. Je ne pense pas qu’à aucune époque d’aucune littérature, des poètes du même moment aient été à la fois plus unis de cœur et plus différents par l’idée et par l’expression ; car ce n’est pas, me semble-t-il, une stricte similitude que de détester en commun la banalité ou l’incohérence de l’idée, et l’incorrection du verbe. Au contraire, il se produisit entre ceux qu’on appelle encore parnassiens et qu’on appellera toujours ainsi, — résignons-nous, mes frères, — une extraordinaire divergence d’inspiration, et leur œuvre qu’on incline à présenter comme collective est, au contraire, infiniment éparse et diverse. Ceux-là nous ont lus étourdiment ou sont de mauvaise foi qui ont cru ou feint de croire le contraire.

En outre, les Parnassiens se sont montrés absolument indépendants de ceux que l’on considère comme leurs maîtres immédiats ; je veux dire Théophile Gautier, Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Charles Baudelaire. Une confusion s’est produite, grâce à laquelle on a joint, dans une même étroitesse de dogme artistique, leur maturité glorieuse et nos hasardeuses jeunesses. Je pense que je démêle d’où cette erreur est née. Parce que, selon l’antique et auguste précepte de Pierre de Ronsard, nous vénérions nos aînés et les défendions par la plume, et même par l’épée, contre les imbéciles et les insulteurs, on s’est imaginé que nous étions, en même temps que les thuriféraires de leur talent, — cela, nous l’étions en effet et nous nous en faisons gloire, — les continuateurs fanatiquement esclaves de leur œuvre et les sectateurs, sans personnalité, de leur esprit. Rien de plus faux. Le mouvement parnassien ne date véritablement, en le peu qu’il a de commun dans sa diversité, que de sa propre initiative ; on aurait fort étonné les quatre grands poètes dont nous attestions la gloire, en leur disant qu’ils étaient des parnassiens aussi ; ils ne virent dans le Parnasse qu’une généreuse activité d’inspiration libre, qu’ils protégeaient, qu’ils ne dirigeaient pas ; ils furent, avec clémence, nos conseillers, non pas nos tyrans ; et ainsi qu’ils étaient eux-mêmes dans l’achèvement de leur œuvre, chacun de nous fut soi-même et soi seul dans l’élaboration de son talent. Oui, contrairement à ce que proclame une opinion imbécilement invétérée, l’heure parnassienne, — j’entends l’heure des jeunes, c’est-à-dire des vrais parnassiens, — se signala par une nombreuse manifestation d’originalités ; nous étions les prêtres fervents, non les fils de nos dieux. C’est ce qui résulte, incontestablement, d’une étude même superficielle de leur œuvre et de la nôtre. Il va sans dire que ce que j’exprime ici ne s’applique pas rigoureusement à nos toutes premières éclosions. La plupart d’entre nous, sans doute, à cause de leurs juvéniles enthousiasmes, de la bonne grâce, comme paternelle, avec laquelle ces enthousiasmes étaient accueillis, et non sans quelque fierté peut-être d’une adoption qui leur donnait une auguste famille, commencèrent par l’imitation des talents le plus proches des leurs, et furent d’abord les captifs des ressemblances que l’admiration conseille. Il serait absurde de dire qu’Albert Glatigny, d’abord, ne prolongea point Banville, que j’aurais écrit le Mystère du lotus, où pourtant se révèle déjà ma médiocrité spéciale, si Leconte de Lisle ne m’eût offert, dans ses poèmes hindous, la beauté des Védas, que Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé eussent inventé, celui-là les Poèmes saturniens, celui-ci les Fenêtres et le Guignon, si Charles Baudelaire n’avait pas publié les Fleurs du mal ; et toujours les débuts s’adaptent aux achèvements. Pour ce qui est de moi, qui apparais ici comme l’aîné de nos jeunesses et qui, pour cette raison, suis obligé souvent de me nommer le premier, j’accorde parfaitement que j’avais eu quelque air fantasque d’Alfred de Musset, dans le Roman d’une nuit, avant même d’affecter la gravité sacerdotale de Leconte de Lisle dans le Dialogue d’Yama et d’Yami. Mais ces pastiches, qui n’étaient que l’honorable aveu de nos jeunes éblouissements, cessèrent avec une rapidité peu commune en les successions littéraires, et nous fûmes presque tout de suite nous-mêmes, les uns en une admirable réalisation, les autres, c’est-à-dire ceux qui ne valaient pas mieux que moi, en une singularité à peine intéressante. Est-ce qu’il y a dans Sully Prudhomme, rêveur tendre et grave philosophe, dans Léon Dierx, vaste âme au paysage de mélancolie, dans Villiers de l’Isle-Adam qui pourtant continuera l’acoquinement avec l’auteur des Paradis artificiels et des Poèmes en prose par une commune parenté avec l’auteur de Ligeia et d’Ulalume, est-ce qu’il y a dans Armand Silvestre, distinct de tous par le culte idéal de la beauté réelle, est-ce qu’il y a dans le Verlaine définitif, naïvement dévot, catholiquement pécheur, qui se plaît aux ingénus cantiques d’une âme pèlerine vers une Lourdes idéale, et qui ne se souvient que comme d’une faute, vénielle heureusement, d’avoir appris l’élégante mélancolie des Fêtes galantes dans un Théodore de Banville revenu de la fête chez Thérèse, est-ce qu’il y a dans le Mallarmé suprême, mystérieux directeur de consciences poétiques et.] subtil prophète d’un messie sans avènement, est-ce qu’il y a dans François Coppée, charitable visiteur des chaumines au bord du champ, des cahutes au bord de l’eau, des mansardes au bord du ciel, est-ce qu’il y a enfin, en n’importe lequel d’entre nous, — sinon le beau désintéressement de l’art et la probe recherche de l’expression de plus en plus parfaite, — quelque chose qui procède directement de Théophile Gautier, de Théodore de Banville, de Leconte de Lisle, de Charles Baudelaire ? Il me semble que moi-même je me suis assez écarté d’eux pour me ressembler dans les Soirs moroses, dans Hespérus, dans le Soleil de minuit et dans mes petits poèmes d’amour et de modernité. On pourrait croire d’abord que José-Maria de Heredia s’est moins dégagé des similitudes qu’implique une longue familiarité avec un despotique et vénérable génie. On se tromperait gravement. Il s’est distingué, lui, par l’énormité rayonnante et fulgurante, et partant personnelle, de la ressemblance même ; il est, en chacun de ses sonnets, magnifique et fourmillant d’éclairs comme une touffe de pierreries, non pas un docile à-côté, mais un triomphant au-delà de Leconte de Lisle. Oui, par le prodige de la couleur et par le strict tassement de toute la joie d’être lumière et vie en des formes que resserre la ceinture de la beauté, il devient un autre Leconte de Lisle qui, renonçant à la fixité vers l’éternel néant, s’éblouit d’aurores, de midis et de soirs splendides, dans l’infini d’un miroir d’or. Donc, tous, nous différâmes de ceux que l’on crut nos maîtres parce que nous les honorions comme tels.

Ce n’est pas seulement par la qualité de nos inspirations que nous étions autres ; on peut dire que, à parler généralement, le jeune Parnasse se rapprocha beaucoup plus de la grande foule universelle que ne l’avaient fait ses prédécesseurs immédiats. En dépit des affirmations impertinentes qui sont le propre de la jeunesse, nous allions beaucoup plus vers le peuple que ne l’avaient fait les précédents poètes, en leur réaction contre la gloire trop répandue, à leur sens, de Victor Hugo.

Je me heurte ici, je le sais, à une opinion si généralement admise, qu’il ne semblait pas qu’on y pût désormais contredire. Il est entendu que le Parnasse s’est jalousement écarté du public et qu’il a, lui aussi, proféré l’imbécile Odi profanum vulgus et arceo . Or, c’est le contraire qui est la vérité. Si l’on excepte quelques personnalités subtiles, qui durent se contenter de l’approbation stérile de ce qu’on appelle les élites, si l’on considère les sujets et le ton de nos poèmes, si l’on consent à remarquer que la plupart d’entre nous tentèrent par le roman, par le théâtre et par le journal de s’épandre en l’âme populaire, il faudra bien reconnaître que nous n’avons pas été de vains artistes mystérieux ; de là s’espaça notre divorce d’avec ceux dont on nous croyait les isolés et jaloux servants.

Et la preuve, l’incontestable preuve que, toujours, nous voulûmes nous rapprocher de la Foule, pénétrer en elle, la conquérir, la posséder, dans notre conviction qu’elle seule, en qui l’instinct comprend, peut, en échange de la beauté, donner la véritable gloire, c’est que les lectures publiques de vers furent inventées et fondées par les jeunes parnassiens — en dépit des hésitations et même des moqueries de leurs aînés. En 1871 furent affichées, au théâtre de l’Ambigu, c’est-à-dire, au centre même du Paris populaire, les Matinées de poésie ancienne et moderne, presque gratuites, tant le prix des places était modéré. C’est à moi, — je ne feindrai point de ne pas en être fier, — que revient l’honneur de cette initiative déjà si ancienne. Puis ce furent, avec le concours enthousiaste de mes amis, les lectures de la salle Gerson, où la grande tragédienne Agar proféra si magnifiquement nos poèmes ; et l’on sait les beaux triomphes, devant un public de plus en plus nombreux, de plus en plus chaleureux, qu’ont eu, tout récemment, au théâtre de l’Odéon, au théâtre Sarah-Bernhardt, ces « concerts de poésie », sous leur nouveau titre, presque pareil au premier : Samedis populaires de poésie ancienne et moderne. Maintenant, à notre exemple, des entreprises généreuses à qui s’ouvrent les théâtres, les salles des mairies, versent parmi tout le grand peuple la connaissance de la beauté et l’amour des chefs-d’œuvre. Voilà qui est très bien ! voilà qui est admirable ! le Parnasse se réjouit et s’enorgueillit.

En outre, jamais nous ne cessâmes d’élever nos regards, par-dessus les fronts illustres de ceux à qui nous semblions obéir, vers le génie en exil, suprême dominateur de la pensée moderne. Ce sera la gloire du Parnasse de s’être toujours, hors des petites églises, oublieuses de l’unique dieu, tourné vers le Père de toute la poésie moderne, qui était là, bien qu’il ne fût point-là, et qui reviendrait triomphalement. De sorte que, par cette commune acceptation du Génie qui était notre race elle-même, le Parnasse renouait, par-delà les interruptions d’écoles et de modes, la grande ligne lyrique et épique de ce siècle ; et nous procédions dans le sens normal de l’immémorial instinct poétique français.

Cependant les Parnassiens, bien qu’ils fussent imbus de l’âme nationale, bien qu’ils s’offrissent à tout le peuple, furent accueillis par des huées. Ce n’était point la faute de celui-ci, mais celle des intermédiaires entre l’art et lui. Nous fûmes vilipendés parce que ceux dont c’était la mission de nous présenter à l’estime du moins du public, manquèrent abominablement à leur devoir. Ces jeunes hommes, bons, hardis, généreux, qui, sans exagération, emphatique d’école, préconisaient l’amour de la beauté et représentaient, en leur moment, la réalisation de l’instinct national, furent bafoués comme des pitres eussent mérité de l’être, et traités comme des criminels. Le journalisme moderne a commis là une grande faute et, de la tâche qui lui en demeura, il fut longtemps à se laver. Il y eut l’ironie contre l’espoir, la négation devant la beauté, le calembour contre le poème. Mais ce qui nous fut le plus pénible, à nous les jeunes d’alors, c’est que nous fûmes abandonnés par quelques-uns de ceux-là mêmes que leur origine et déjà la tradition auraient dû porter à nous défendre. Nous étions préparés à être bafoués par les échotiers et les chroniqueurs ; c’était une chose dont il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure ; mais nous pensions que, devenus critiques, quelques poètes de jadis trouveraient, dans les ressouvenirs de leur ferveur ancienne, de quoi célébrer et recommander la nôtre. Il n’en fut rien. Sainte-Beuve, notamment, fut atroce, et fut pénible. Tant le regret d’une veine poétique, d’ailleurs médiocre, tout à coup interrompue, et le remords de la défection peuvent engendrer de rancune en un esprit qui tint d’un furtif moment de gloire la souveraineté de juger le naissant mérite des autres. Tout récemment, M. Henri de Régnier a apprécié et remis à sa place, avec une parfaite justesse, Sainte-Beuve poète ; plus récemment encore, M. Léon Deschamps s’est étonné de la légèreté des appréciations de Sainte-Beuve sur tout un groupe poétique alors nouveau. M. Léon Deschamps ne sait peut-être point quel encouragement à nos espoirs, quelle consolation à nos doutes, eût été, à défaut de l’éloge, la prise en considération, du moins, de nos jeunes ^ efforts par Sainte-Beuve, dispensateur autorisé des renommées. Sainte-Beuve se borna à nous regarder de haut, comme on voit passer de loin des gens par la fenêtre. Il dit, en 1865, quand commençait de se produire l’évolution parnassienne : « Je suis terriblement en retard avec les poètes ; il y a des années que je n’ai parlé d’eux. » En quoi il avait tort ; Joseph Delorme aurait pu se souvenir de la Rime à laquelle il devait l’autorité des Lundis. Et dans cette série d’articles qu’il consacre enfin aux faiseurs de vers, de qui parle-t-il ? d’Armand Renaud, de Mme Auguste Penquer, de F. Fertiault, de Mme Julie Fertiault, de Mme Mitchell née Ernestine Drouet, de M. Eugène Bazin, auteur des Rayons, de M. Félix Godin, auteur des Poésies chrétiennes, de M. Louis Goujon, auteur des Gerbes déliées, de M. J. Bailly, auteur, (Sainte-Beuve lui-même ne savait pas de quoi), de M. Achille Millien, de M. André Lefèvre, (cette fois il avait raison), de M. Juste Olivier (de Lausanner), de M. Campeaux, qui écrivit, paraît-il, le Legs de Marc-Antoine, de M. de Montlaur, dont personne n’a lu la Vie et le Rêve ; il s’inquiète aussi des poèmes bretons de M. T.-M. Luzel ; il est vrai qu’il ne dédaigne pas Jasmin, troubadour agenais, ni — si justement d’ailleurs — Mistral, troubadour provençal, ni ΨϓΧΗ de Jules Favre, et qu’il est plein de tendresse pour Boulay-Paty, rimeur insignifiant. Par la même occasion, il consacre plus de deux articles à un Savoyard appelé Jean-Pierre Veyrat, qui, né en 1812, est mort en 1844, à ce que l’on croit. Ce Savoyard lui tient au cœur, il l’explique, le commente, l’excuse de ses audaces révolutionnaires, le désigne à la postérité. Je ne pense pas que vous ayez beaucoup de foi en l’immortalité de Jean-Pierre Veyrat. D’ailleurs, malin, il se garde bien, car il faut avoir l’air, étant grand homme, d’être bonhomme, il se garde bien de ne pas louer avec des légèretés de phrases quelques-uns des vrais poètes d’alors qui commençaient d’attirer l’attention générale, et qu’il aurait dû, lui, poète de jadis, encourager de sa toute-puissance. Il dit de Glatigny que, « après les Vignes folles, il est venu lancer les Flèches d’or dont quelques-unes portent loin ». Il dit de Léon Dierx que ses poèmes sont empreints « de force et de tristesse ». Il signale Alphonse Daudet « pour ses vers légers et ses agréables contes » ; il dit de Catulle Mendès que « son prénom l’oblige » ; d’Emmanuel Des Essarts « que son nom l’oblige aussi parce qu’il est le fils d’un poète » ; s’il s’attarde un peu à Sully Prudhomme, c’est parce que, il l’avoue, on le lui a recommandé ; il a quelques justes tendresses pour Avril, Mai, Juin, de Léon Valade et Albert Mérat, mais il réserve sa meilleure condescendance à Georges Lafenestres, poète aimable, au reste, par le sentiment et le rêve ; et tous ces menus éloges qui proclamaient évidemment que Sainte-Beuve n’avait pas même lu trois pages des œuvres dont il parlait, étaient comme une hautaine et indifférente distribution de prix à la petite classe. D’ailleurs, Sainte-Beuve ajoute : « La critique elle-même est un peu aux ordres du public et ne saurait appeler sur les poètes une curiosité, ni forcer une attention qui se porte ailleurs. » La critique est aux ordres du public ! Cette parole, de la part d’un homme qui se crut poète, est monstrueuse, tout simplement. Mais, en vérité, c’est précisément le devoir du critique, d’attirer l’attention du public, de forcer sa curiosité vers les œuvres qui méritent l’une ou l’autre. Sainte-Beuve ne pouvait hélas ! se défaire du chagrin de ne pas avoir été un grand poète ; il en voulait à Victor Hugo et à Alfred de Vigny, parce que Joseph Delorme était mort. Il était mauvais, de n’avoir pu être sublime. En outre, le remords d’une mauvaise action accru par ce que la laideur ajoutait d’invraisemblance à l’infamie, le faisait si hostile à la beauté, qu’il crut un jour que l’œuvre de Charles Baudelaire n’avait guère d’autre valeur que celle d’un kiosque versicolore ; et il avait peur, avec des rages, dissimulées d’amabilité, des poètes nouveaux, défenseurs du génie de Victor Hugo et aussi de son foyer. Sa méchanceté, d’ailleurs adroite et qui s’affinait jusqu’à la caresse, faillit enrayer un noble mouvement poétique. Nous avions espéré de lui l’accomplissement d’un devoir, traditionnellement obligatoire ; il s’y déroba. Cette défection ne fut pas sa dernière ; il eût inventé, au besoin, des cas de trahison.

Heureusement, il y avait en nous, les Parnassiens, un enthousiasme de vertu poétique que rien ne pouvait décourager ni amoindrir. Vraiment, parmi les colères et les insultes, et près de ce martyre possible : crever de faim dans l’ombre, nous eûmes une verdeur de joie et une persévérance d’idéal dont nous avons tout de même quelque sujet de nous enorgueillir. Puis, après les misères et les luttes, (je les ai racontées dans la Légende du Parnasse contemporain), vinrent, pour la plupart, la paix, l’acceptation, et, pour quelques-uns, la gloire. Voici qu’il est temps de considérer le Parnasse en son accomplissement sans conteste.

Celui qui fut notre jeune aîné, le cher Albert Glatigny, esprit d’enfant, ébloui de tout, cœur d’enfant, épris de tout, meilleur que les meilleurs, qui nous aimait tant et que nous aimions tant, a laissé, avec une œuvre, une légende ; une œuvre de joie et de bonté, d’aventure heureuse et douloureuse, et de chimère, une légende, sœur de son œuvre, aussi joyeuse, plus douloureuse hélas ! où le désastre seul ne fut pas chimérique. Laquelle des deux survivra dans la mémoire des hommes ?

Je salue en Léon Dierx le plus pur poète, l’âme la plus irréprochable de toute une génération. En dépit des familiarités de notre vieille et cordiale camaraderie, je n’ai jamais pu me trouver en sa présence ou songer à lui sans me sentir envahi par le respect que l’on doit à quelqu’un de grand et d’auguste ; les chrétiens éprouvent sans doute une vénération analogue à l’égard d’un très simple prêtre, souriant, amical, mêlé à eux, qui est un saint cependant. En effet, Léon Dierx est l’un des saints, non le moins méritoire, de la religion poétique. Jamais il n’a péché contre le rêve et l’idéal. Comme à d’autres, les tentations sont venues lui offrir, au prix de consentements dont personne n’aurait eu droit de lui faire reproche, les prompts succès, la renommée rapide et le bien-être où l’on peut s’entourer de belles choses, délices des yeux et de l’esprit. Mais il eût fallu, pour conquérir ces joies, qu’il détournât quelques instants sa pensée des pâles et sereines lueurs entrevues dans l’univers hyperphysique. Il refuse de ployer, en bas, les ailes de sa rêverie pareille à ces sublimes oiseaux qui ne se posent jamais que sur les cimes. Il ne blâme point ceux de ses compagnons qui, moins fiers que lui, se résignèrent à la célébrité ; en son acceptation de toutes les libertés de l’art et en sa douceur, il veut bien approuver qu’ils demandent à des poèmes moins jaloux de soi-même, au drame, au roman, au conte aussi, la récompense immédiate de leurs efforts ; si l’un d’entre eux, obéissant au voisinage de la vie, s’abandonne parfois jusqu’à la peinture des vices excessifs ou des frivolités perverses, il se garde de le réprimander, le défend au besoin contre les criailleries des austérités hypocrites ; il offre, lui, vraiment pur, l’exemple des indulgences. Mais ce qu’il pardonne aux autres, il ne se le pardonnerait pas ; il a pour soi autant de sévérité que de clémence pour eux. Par une prédestination où concourt sa volonté, il isole sa vie intellectuelle de toutes les laideurs, de toutes les bassesses, de toutes les médiocrités du vrai ; ne pouvant écarter des ambiances son être corporel, du moins il leur dérobe son âme et lui fait en de hautes solitudes un lumineux palais de songe. Il est l’habitant introublé de l’irréel. Ce qui grouille dans les vils séjours humains — ambitions, haines, impudeurs — ne s’élève pas jusqu’à son immarcescible domaine, ou du moins n’y pénètre que transfiguré, épuré, éthérisé par le passage à travers les azurs, les rayons, les nues, et tout ce qu’ont de candeur les aubes et les nuits de lune. Solitaire, il pense, il crée, il chante ; et il ne veut d’autre joie, après les affres de la conception et de la réalisation poétiques, que celle d’entendre ses poèmes répétés par l’écho des mystérieuses profondeurs. Il éveille l’idée — mais son refuge est plus lointain, plus sacré, que les sanctuaires d’ici-bas — de ces maîtres musiciens, joueurs d’orgues en de très vieilles églises, qui auraient pu, comme leurs émules ou leurs élèves, inventer de profanes musiques, faire applaudir des opéras dans des salles illuminées, mais qui, ne voulant rien connaître du monde ni de la gloire, s’obstinaient pieusement, sous les voûtes sonores, au labeur des oratorios et des messes ; et quel salaire espéraient-ils ? l’extase d’ouïr les rêves et les espoirs de leur douce âme naïve, montant toujours, se mêler aux concerts paradisiaques ! D’ailleurs, ne vous méprenez pas. Léon Dierx n’a rien de commun avec les artistes récents — se trompent-ils ? sont-ils dans le vrai ? l’avenir en décidera — qui cherchent un nouveau mode d’expression poétique en un verbe obscur et fuyant, en la sonorité de rythmes imprécis où la pensée se disperse jusqu’à devenir, pour la plupart des lecteurs, insaisissable. Non certes, il ne leur ressemble pas. L’auteur des Amants et des Lèvres closes poétise ses tristesses et ses joies en un beau langage clair qui n’accueille point les néologismes, les ellipses, les raccourcis, qui ne se resserre pas en étroites énigmes ou ne s’effiloque point en de mystérieuses mélopées inégales ; ce qu’il a voulu dire, il le dit en effet, et tous le peuvent comprendre. En outre, la musique de son vers, si délicieusement mélodieuse et harmonieuse pourtant, révèle qu’il accepte avec religion la discipline léguée par l’instinct immémorial de notre race et maintenue par les illustres maîtres du xixe  siècle. Qu’y a-t-il donc dans les poésies de Léon Dierx qui en écarte certaines personnes moins rebelles à la compréhension de quelques autres poètes, dont plusieurs ne le valent point ? Est-ce qu’il se complaît en des sujets placés hors de la portée des communes intelligences, ou qui exigent, pour être entendus, des connaissances peu fréquentes même en des esprits cultivés ? point du tout. Les aspirations d’un cœur noble et tendre vers tout ce qui est grand et beau, les plaintes icariennes des douloureuses chutes après les célestes envolées, et la nature, mélancolique ou radieuse, toujours consolatrice des essors déçus et brisés, voilà ce qui emplit les livres de cet admirable et simple rêveur. Mais dans ces poèmes, qui n’ont rien en leur forme ni en leurs données d’inaccessible à la généralité des lecteurs, Léon Dierx met son âme, toute son âme ; et elle est, cette âme, par sa pureté infinie, par ses ignorances de vierge devant le mal d’ici-bas et sa divination des sublimités supra terrestres, si différente des autres âmes, que celles-ci éprouvent quelque peine à la suivre dans les mystères de ses rêveries. Tant d’humaine ingénuité et de céleste science déconcerte ! et dans l’œuvre de Léon Dierx on se sent dépaysé comme on le serait dans une contrée qui, sans cesser de ressembler à la terre, serait pourtant l’infini. Mais quelles joies sont réservées à ceux qui, s’initieront aux arcanes sacrés de cet esprit, et devenus pour lui comme des frères, et, avec lui, dans les brumes matinales rosées d’aurore ou dans les nuits stellaires à peine, égarés à la recherche de l’Amie hélas ! disparue, s’élèveront par-delà les forêts d’automne et les filaos et les mers moins mystérieusement murmurantes, jusqu’aux célestes lointains où l’ineffable amoureuse, un instant posée sur la terre, s’en retourna pour jamais !

Voici longtemps qu’a volé en éclats, à cause de la poussée en tous sens de la plante avide d’espace et d’infini, le Vase où une admiration niaise, peut-être méchamment adroite, aurait bien voulu tenir captive l’inspiration de Sully Prudhomme. Voici longtemps qu’il s’est libéré des grâces sentimentales et des élégantes mièvreries, sans renoncer à sa native douceur, au contraire, pour se pénétrer plus profondément d’humaine tendresse, cet esprit hautain et pur que tentaient les sommets et les abîmes ; et, maintenant, il plane, avec de lumineuses palpitations d’ailes, éveillant l’idée d’un alcyon qui aurait une envergure d’aigle. Ô belle œuvre, où abondent les chefs-d’œuvre ! Ô belle vie, toute vouée à la vertu de l’idée et du labeur ! Une vénération environne ce noble homme, illustre à l’écart ; et, comme les poètes, les philosophes aiment son rêve qui sent, pense, invente, et croit.

François Coppée, qui, par le Reliquaire, conquit tout de suite, avec la fraternelle sympathie de ses pairs, l’attention publique et, bientôt, la gloire par le Passant, cette exquise et touchante idylle dramatique, se tient plus proche de la vie de tous. Notez bien qu’il y aurait la plus grande injustice à nier son bel effort vers les hautes beautés poétiques, vers l’ode ou l’épopée ; il a proféré de fières strophes, tout ailées d’enthousiasme ; beaucoup de ses Récits, simples et grands, ne s’effaceront jamais des mémoires. En outre, il a donné au théâtre des œuvres claires et fortes, poignantes et hautes. Néanmoins il semble que ce soit surtout dans la poésie intime, familière, soucieuse des charmes discrets de l’amour, des douleurs voilées et des petits détails du cœur, que son fin et caressant génie se développe jusqu’à être incomparable. Qui donc a eu la niaiserie de dire que François Coppée, en son soin, si délicieusement frôleur, des intimités, procéda de Sainte-Beuve ? Rien de plus absurde. Dès que, pour éviter la comparaison avec les sublimités voisines, Sainte-Beuve s’avisa de vouloir être simple, il fut plat tout de suite. La platitude, d’ailleurs, fut sa seule vocation durable. Au contraire, même dans l’étroitesse, aux chaleurs de nids, des tendresses sans énormité, dans la presque banalité des arrivées furtives de l’Amie, dans les baisers aux petites mains pas encore dégantées, tandis qu’Elle se hâte de sécher sa bottine aux braises du foyer, dans le demi-mystère de la pénombre que la persienne zèbre de tranches de lumière où palpitent innombrablement les éphémères, dans toute la menuaille enfin de l’amourette coutumière, peut-être libertine, non, si chaste, d’être si tendre, François Coppée demeure exquis, délicat, ailé, vraiment poète, en un mot ; son vers s’arrête volontiers aux minuties savantes du désir et du délice, mais c’est comme un vrai papillon qui se poserait sur des fleurs artificielles ; même dans le boudoir ou dans la garçonnière, il gardé, au battement de ses ailes, du vrai parfum, du vrai espace et un peu d’infini. En même temps, François Coppée a été doué d’une vision, extraordinairement pénétrante, de la nature toute voisine de l’homme moderne, des paysages où se continue la ville ; et, tout de suite, des images neuves, vives, pittoresques, auxquelles personne n’avait songé avant lui, et qui ne seront plus oubliées, expriment sa vision, ou plutôt la font vivre d’une réalité à la fois facile et rare. On l’a repris d’avoir, en ses tableautins d’intérieurs bourgeois, de rues qui quittent la cité, et des banlieues où les venelles sont des ruelles, usé de locutions peu relevées, de rythmes peu magnifiques, et, en un mot, de quelque prosaïsme. Le moyen, je vous prie, qu’il fît autrement ? Il siérait peu d’employer l’intensité lumineuse du Titien, ou les splendeurs grasses de Rubens, à de fins croquis réels de chambrettes ou de jardinets. Au surplus, il y a toujours une grandeur dans tous ses petits ouvrages, et, cette grandeur, ce n’est pas la moins sublime de toutes, puisque c’est la bonté. De même qu’il y a de l’amour, du vrai amour dans les plus parisiennes « Intimités » de François Coppée, il y a de la bonté, de la vraie bonté, dans ses « Promenades et Intérieurs » ; il plaint d’une âme infiniment tendre et comme fraternelle, les petits, les humbles, les médiocres même, dont il décrit les séjours chétifs et laborieux, dont il conte les délassements dominicaux, hors des murs, près des guinguettes. Oui, cette grâce suprême, la pitié, est en lui, et ses plus humbles inspirations s’en exaltent jusqu’à la beauté, de même que, d’autre part, ses plus familières façons de dire se rehaussent par la volonté et la sûreté de l’art.

Villiers de l’Isle-Adam fut un parnassien d’avant le Parnasse, car il fut mon premier et mon plus cher collaborateur à la Revue fantaisiste. « À vingt ans, dit M. Henri Laujol, on vit arriver à Paris ce fils de Bretagne, aux allures conquérantes, dont les poches débordaient de manuscrits et de parchemins. Il crut d’abord de son devoir de se ruiner de fond en comble, et, cette besogne faite, il repartit pour sa province en laissant à ses amis stupéfaits l’impression du jeune homme le plus magnifiquement doué de sa génération. » Maintenant, après tant d’années de labeur et de misère, il est reparti pour un autre pays plus lointain, « celui d’où encore nul pèlerin n’est revenu ». Mais, catholique de race et de foi, il ne douta jamais de ses destinées futures ; et il arrive aux âmes ce qu’elles ont cru. Donc, quant à lui, il n’a pas cessé d’être ; c’est pour nous qu’il est mort ; la France a perdu le plus hautain et le plus magnifique rêveur de la seconde moitié de notre âge ; à vrai dire, occupée d’autres soins, attentive à de plus aimables talents ou à de plus accessibles génies, elle n’avait point paru connaître l’honneur qu’était pour elle l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam ; elle commence de s’en apercevoir.

Un jour, le poète d’Axël et de l’Ève future me conta, en un plus beau langage, la légende que voici : « Il y avait une fois, dans la mer de Bretagne, une pierre obscure que battaient la querelle des ondes et les nageoires des grands poissons ; elle était toute couverte de lichens et de gluantes algues. Elle paraissait n’accorder aucune attention, — ce qui était naturel puisqu’elle était une pierre, — aux mouvements de l’eau bleue et verte, à la beauté des végétations sous-marines accrochées aux rocs comme des fleurs noyées ; rien ne la tirait de son apparente inertie. Si par suite de quelque naufrage sombraient à côté d’elle des galions d’où s’effondraient des tonnes d’or, elle ne daignait pas s’étonner de ces richesses étincelantes ; même elle ne voyait pas les cadavres des passagers ou des matelots. Elle était comme dans un impassible exil de tout. Or, une fois, un très bon saint, qui ne se contentait pas de marcher sur les flots, mais qui, en sa charité infinie, descendait dans la mer pour bénir ceux qui moururent sans confession, remarqua cette pierre et s’irrita de la voir si obstinément indifférente. « Morceau de roche, lui dit-il, pourquoi ne t’inquiètes-tu point des choses qui vivent et qui meurent autour de toi ? pourquoi restes-tu, depuis tant de milliers de siècles, immobile et comme sans pensée ? » La pierre répondit : « C’est qu’à travers l’énorme épaisseur de l’eau, sous les tempêtes ou la lourde accalmie, je considère éternellement, tout au haut du ciel, la plus lointaine des étoiles ! et, quand elle disparaît, j’attends qu’elle se lève. — Voilà une singulière façon de passer le temps, dit le saint. Qu’as-tu gagné, toi, pauvre chose, à contempler un astre ? — Écarte, répliqua la pierre, les algues et les lichens qui me couvrent.” L’homme écarta les herbes marines. Alors il vit que la pierre était toute de diamant et qu’elle rayonnait aussi splendide que les plus lumineuses constellations de l’azur. »

C’est à ce diamant, fait de clarté céleste, que ressembla l’esprit qui nous a quittés ; à force de guetter ardemment, obstinément, éperdument, la radieuse gloire de l’Idéal, il devint clair et rayonnant comme elle. On négligea trop longtemps d’écarter les lichens et les algues. Mais voici la Mort qui, de sa main voilée, lève les voiles. On verra, telle qu’elle fut, cette âme, et l’on s’étonnera de ses splendeurs trop longtemps ignorées.

Villiers de l’Isle-Adam a vécu dans le rêve, par le rêve, pour le rêve. À aucun instant il n’a cessé d’être fidèle à l’étoile. Même lorsque, dans les heures de jour, elle demeurait éteinte, il la retrouvait encore dans l’éblouissement et dans l’amour de l’avoir vue. Il passa parmi nous avec la constante préoccupation de l’en-deçà ou de l’au-delà de l’humanité. Sans doute il ne pouvait pas, étant vivant, s’abstraire de la vie ; il s’est aperçu des événements politiques, des écoles littéraires, des désastres, des renommées, de toutes les réalités voisines ; mais, ce qui existait, il le voyait à travers le reflet de sa propre lueur, et rien ne pouvait arriver jusqu’à lui qui ne fût presque devenu lui-même ; de là l’originalité prodigieuse de son œuvre.

Il ne faut pas, — abusé par ce mot facilement banal : le rêve, — confondre Villiers de l’Isle-Adam avec ces absurdes et chimériques songe-creux qui se croient quittes envers l’idéal lorsqu’ils ont suffisamment parlé du lointain sur la mer, ou de l’infini des crépuscules, ou de leur âme dédaigneuse des vulgarités — plus vulgaire qu’elles — ou de leur cœur incompris. Ces chanteurs de romances n’ont rien de commun avec le puissant esprit qui tant de fois nous éclaira et nous transporta. Il dédaignait de s’inutiliser dans les inconsistantes chimères où se plaisent orgueilleusement les bourgeois poétiques. Il interrogeait le réel, palpait le vrai, s’informait du pratique. En un mot, il admettait le moment, ne rougissait pas d’être un homme, en attendant mieux. Mais, grâce à une clairvoyance particulière, — une clairvoyance d’illuminé, — il démêlait, dans les choses communes, ce que n’y voient point les âmes communes ; il emportait la réalité dans sa pensée pour l’y sublimiser. Il était l’idéalisateur de la vie. Ni la plus banale politique ni la plus obscure science ne le rebutaient. Il a publié des placards séditieux ! il a fait ce livre incomparable : L’Ève future ! Mais, dans ces pages, inévitablement, les choses, transformées par la magie de sa vision, devenaient grandioses de sa grandeur, lumineuses de sa clarté intime. Avec presque tout il a fait de l’idéal. On peut dire qu’il existait dans son esprit, qu’il existe dans son œuvre un dix-neuvième siècle radicalement différent du xixe  siècle tel que le conçoit la généralité des modernes. Mais, de sembler imaginaire, il n’en est pas moins réel, d’une réalité plus vraie peut-être que la vérité même ; par la sincérité et la puissance de sa faculté transfiguratrice, Villiers de l’Isle-Adam impose la foi en ses conceptions à tous ceux que ne déconcerte pas le grandissement de l’homme quelconque jusqu’au héros sublime ou jusqu’à l’énorme bouffon, et de l’anecdote jusqu’à l’épopée.

Cependant il est des choses si viles et des êtres si bas, que la plus clémente rêverie ne saurait les magnifier jusqu’à les rendre intéressants aux penseurs. Même sous le rayon de l’étoile, ils restent gris et sales. À l’égard de ces choses, de ces êtres, qu’a fait Villiers de l’Isle-Adam ? Il ne pouvait pas ne pas les voir ; ils étalent leur stupide et impudente vraisemblance. Eh bien, puisqu’il lui était impossible de les hausser jusqu’à lui, puisqu’ils étaient la vilenie et la bêtise irrémédiables, il les a bafoués, avec quel imperturbable mépris ! Et cet esprit, en qui vivait, suprême, presque divin, le pouvoir de l’idéalisation, s’est résigné à l’ironie. De là, à côté des œuvres héroïques, religieuses, comme sacrées, des livres gais avec tant d’amertume, cruellement amusants, implacables. Jamais la haine de la médiocrité, de l’hypocrisie, de l’égoïsme n’a été si subtile, si sournoise que dans certains contes de Villiers de l’Isle-Adam. Il ne fait pas aux imbéciles, — fussent-ils des méchants, — l’honneur d’une franche colère. Non, il s’approche d’eux, avec politesse, les amadoue, les câline, parle leur langage, imite leurs gestes ; ils peuvent penser parfois qu’il est l’un des leurs, qu’il ne vaut pas mieux qu’eux, ou qu’il est leur dupe, qu’il croit à leur fausse vertu, à leur bonhomie, à leur conscience paisible ; il leur fait risette, d’un air naïf et bonasse ; impossible vraiment de se délier de lui ; mais tout à coup, comme un chat qui ronronnait montre et enfonce les griffes, voici que, sans renoncer à la mielleuse douceur, au sourire toujours accommodant et si bénin, son ironie s’échappe, empoigne, déchire, pince et mord et fait sortir le sang ! Il a vengé l’idéal que ces bélîtres insultèrent.

Certes, je n’espère pas avoir donné une idée même lointaine de l’extraordinaire poète qui n’est plus. C’est à peine si j’ai fait entrevoir le rêveur et le railleur qui, si logiquement, s’accordaient chez Villiers de l’Isle-Adam en une parfaite harmonie. Je n’ai même pas parlé de son admirable prose, nombreuse et pompeuse comme les plus beaux vers ; et j’ajouterai seulement quelques mots. Je crois très fermement que de tous les poètes de la génération appelée parnassienne, aucun ne fut plus superbement doué que celui dont mes amis et moi nous pleurons encore la perte, survenue à l’heure où sa pensée se haussait aux plus sublimes grandeurs. Il eut vraiment cette flamme divine que nous nommons génie. C’est ce que M. Henry Laujol avait justement pressenti. Et parce que, en même temps qu’un inspiré, il fut un artiste savant, un écrivain maître et sûr de soi, son œuvre ne périra point. Déjà l’on peut prévoir les admirations prochaines qui glorifieront son avenir posthume. Elles viendront bien tard. Un peu de justice, lui vivant, l’eût empêché de mourir, peut-être. En notre douleur, il nous reste du moins cette consolation, — et cette fierté, — d’avoir soutenu Villiers de l’Isle-Adam de nos enthousiasmes fidèles, et d’avoir dit il y a vingt ans ce que tout le monde dira demain.

Parnassien aussi, Paul Verlaine fut tout de suite, de la part de tous les Parnassiens, l’objet d’une admiration spéciale, qui ne ressemblait à aucune autre. À travers ses affectations de bizarrerie et son dandysme un peu macabre, par-delà les tics baudelairiens, nous distinguions une âme infiniment douce et tendre, une rêverie si lointaine qu’elle semblait venir d’avant l’horizon terrestre ; il y avait un sourire d’âme vierge derrière ses diaboliques ricanements ; comme en la préciosité si artiste de ses odelettes amoureuses ou libertines, se révélait une inspiration naïve, exquise. Et combien de talent déjà ! Cependant il me semble qu’il ne faut pas admirer tout le vrai Verlaine dans les Poèmes saturniens, ni même dans les Fêtes galantes, si adorables, si délicieusement mélancoliques en leur grâce parée et pâmée, églogues chuchotées de vivants qui se meurent et de mortes remourantes, mystérieux frôlements sous la lune, en des parcs de Watteau pâles comme des cimetières, parmi des touffes de roses et des sépulcres qui ont pour corbeaux des colombes si tristes, mystérieux et pervers frôlements d’habits zinzolins et de linceuls de dentelle évoqués ! Ici, Paul Verlaine s’adonise encore, se farde encore, n’ose pas montrer librement la toute candeur, la divine puérilité qui fut son vrai génie. Dès la Bonne Chanson, il est lui-même avec une déconcertante et admirable simplicité. Certes, l’art acquis, il ne le répudie pas, mais il n’en use que pour mieux mettre en lumière ses innocences, ses religions, marguerites des champs ou lys d’autel aux montures de pierreries ; et voici que se succèdent, — Romances sans paroles, Sagesse, Amour, — tant de purs livres de repentance, de livres de foi où toute sa frêle et jeune âme chante, éperdue, ravie, éblouie, et si peureuse, comme une petite communiante qui dit des litanies.

Mais cette fraîcheur d’innocence, cette infantile ingénuité, charme frêle et impérissable de son œuvre, bouquet du mois de Marie qui ne se fanera point, lui fut dans la vie la source du continu malheur, et de tant de désespoirs ! Il fut la dupe de tout : des rêves, des chimères, des paroles qu’on lui disait, des mensonges dont on le troublait, et peut-être du mal. Il croyait, il n’objectait rien, il obéissait. Il ne savait pas vivre. Les pièges du péché, les conseils de la tentation et les exemples dont on excitait son orgueil le menaient de misère en misère, sans doute d’erreur en erreur. De là cette lamentable existence, où tant de désastres, tant de larmes, tant de deuils, où la famille détournée, le fils absent, et les tristes lits des grandes salles rachetèrent si amplement les fautes, — dont il ne fut pas coupable ; pas plus coupable qu’un enfant qui, quoi qu’il fasse, ne pense pas mal faire.

L’avez-vous entendu rire ? Même aux heures des pires détresses, son rire sonnait clair, largement sonore, jovial. C’était le franc rire d’un honnête cœur, d’une conscience saine qui s’épanouit en belle humeur. Et combien il aimait ceux dont il se savait aimé ! Quelle noble fraternité pour les artistes d’hier, ses vieux amis, qui avaient cru en lui, continuaient de croire en lui ; pour les artistes nouveaux, ses jeunes compagnons, qui saluaient en lui l’inventeur sentimental d’une poésie si suave et si pure. Oui, je le dis, la société qui a laissé vivre dans la famine et mourir dans la tristesse le si doux Paul Verlaine, faillible hélas ! n’a point le droit de le rendre responsable des fautes, c’est-à-dire des basses promiscuités, des misères, dont elle ne le tira point. Elle surtout fut criminelle. Il n’avait point mérité les soirs errants, les gîtes douteux, les jeûnes, les hôpitaux, où elle l’obligea ; et voici — pas autre chose — un poète de plus assassiné par la vertu des sots et l’ingratitude austère des élites. L’avenir remettra toute chose en juste place. En même temps que l’œuvre de Paul Verlaine resplendira d’une blancheur sacrée de lys entre les cierges de l’autel, sa personnalité, délivrée des viles légendes par où l’on se donnait le droit de ne point venir en aide à ce faible et de ne point compatir à ce souffrant, sera blanche aussi dans la mémoire des hommes, blanche comme fut blanc, sous nos yeux pleins de larmes, son visage apaisé, son pâle visage apaisé, entre les doux cheveux, sur la blancheur du lit funèbre, sur la blancheur funèbre du lit virginal…

Il semble, lorsqu’on lit les poèmes d’André Theuriet, que s’est ouvert un herbier de petites fleurs forestières ; et il y a, parmi les bruyères, berceuses et le rythme des chansons de vannier et les chants de bûcherons, des ramages d’oiseaux à la fois familiers et sauvages qui, comme le rouge-gorge, volètent dans le bois et séjournent dans la maison.

Armand Silvestre est un inspiré. Ainsi une fois de plus est démontré combien il sied d’avoir peu de foi en les opinions courantes des personnes qui n’ont pas le temps de lire et qui d’ailleurs affirment n’importe quoi comme si elles avaient lu. Parce qu’Armand Silvestre, selon la bonne et irrésistible loi qui pousse les uns vers les autres les honnêtes esprits, fut un Parnassien, la mode s’est établie de penser que l’auteur de la Gloire du souvenir et de Tristan de Léonois est un très précieux et très raffiné versificateur, uniquement préoccupé de la rime et des trouvailles pittoresques de rythmes et d’images. Or, il n’en est rien ; et c’est le contraire qui est la vérité même : Armand Silvestre s’inquiète assez peu de la rime, ne cherche pas l’image neuve (qu’il trouve souvent sans le faire exprès, l’heureux homme !) et n’est pas plus malin, en fait de combinaisons rythmiques, qu’un jeune joueur de chalumeau. Mais il est le Poète Lyrique. Mais il a en lui le don lyrique. Et c’est pourquoi notre maître commun, vénéré et bien-aimé, et toujours vivant en nos âmes, Théodore de Banville, pour qui le seul lyrisme était la poésie même, toute la poésie, me dit un jour que, de tous ses disciples, celui qui était le plus proche du cœur de son esprit, c’était Armand Silvestre. Et, en effet, aucun poète contemporain, si l’on excepte Victor Hugo et Théodore de Banville en France, Algernon Charles Swinburne en Angleterre, n’a été, au même degré qu’Armand Silvestre, doué de cette prodigieuse puissance d’expansion de tout soi, qui est le grand, peut-être l’unique devoir des âmes poètes ! Dans les plus hautaines et plus parfaites œuvres de Silvestre, il y a des morceaux « lâchés », de fâcheuses répétitions de termes, un retour parfois irritant des mêmes rimes, et même, oui, des négligences d’écriture ; mais, aussi, dans les plus humbles, dans les plus abandonnées de ses œuvres, il y a des emportements, des envolements de joie et de gloire par lesquels, tout à coup, il rejoint les plus hauts essors du rêve humain ; et, hors du désordre et quelquefois de l’incohérence des tâtonnements, jaillit le vers, le vers tout d’une venue, le vers définitif, le vers sublime et parfait où se réalise, total, un moment de l’âme divinisée ! et ceux qui, alors, n’admirent pas Armand Silvestre, mentent quand ils disent qu’ils admirent Lamartine, Hugo ou Musset.

Une chose était à redouter pour Armand Silvestre, c’était que la largeur même de son lyrisme et la virtuosité pas assez diverse de sa forme l’exposassent à des apparences de banalité, de lieu commun ; il a été sauvé de ce péril par un dieu qui mit en lui une conception toute particulière de l’Amour ; une conception non pas intellectuelle, non pas consciente, mais personnellement instinctive, c’est-à-dire géniale quant aux réalisations artistiques, — de l’amour. Et cela, Mme George Sand l’avait pressenti d’une façon vraiment prophétique dans la préface dont elle honora, — la grande poétesse, — les premiers poèmes du grand poète Armand Silvestre. Il se produit, en la chimère de celui-ci, une matérialisation de l’idéal, sans que la hauteur ni la beauté de l’idéal en soient diminuées. Il est un païen, avec des ferveurs d’ascète. Il est prêt au martyre pour la splendeur d’une nudité. Il serait tout à fait chrétien si l’on avait mis Aphrodite en croix ! et, d’ailleurs, on l’y a mise. C’est pourquoi il souffre, c’est pourquoi il pleure. Il connaît toutes les angoisses d’une sorte de rut mystique toujours déçu, toutes les extases vers une irréalité qui a des corps peut-être ! et son génie est un Ixion qui étreint, non pas des nuées, mais des femmes, célestes cependant. Ah ! les purs, les vastes, les hauts, les lumineux poèmes ! Pénétrer dans l’œuvre poétique d’Armand Silvestre, c’est s’envelopper de plein air, de nuée et de splendide ciel. Et lorsqu’on redescend d’elle, on se souvient d’avoir vu, plus haut que les glaciers et les neiges, des seuils de porphyre, des vestibules d’albâtre incrustés de blanches pierreries et des colonnades de jade pâle, et au loin, si loin, parmi des fumées d’encens qui montent d’encensoirs faits en forme de lys ou d’étoiles blanches, une prodigieuse divinité tour à tour voilée et dévoilée, couronnée d’impérissable triomphe. Ce que Charles Baudelaire, — en ses respectueux repentirs, — disait de Théophile Gautier : « Homme heureux ! homme digne d’envie ! il n’a jamais aimé que le Beau ! » on peut le dire d’Armand Silvestre. Toute son innombrable invention poétique, dix volumes compacts, plus de soixante mille vers, n’est qu’un seul effort vers le même idéal. On demeure ébloui devant le progressif développement de tant de lumière vers l’arrivée en l’immarcescible et définitive lumière. Et, nul poète, avec plus de ferveur que Silvestre, ni dans plus d’éblouissantes clartés d’apothéose, n’a gravi l’échelle où d’échelon en échelon la réalité s’érige en idéal. Dans l’un de ses derniers livres, Armand Silvestre évoqua les Aurores lointaines « Que nous doit l’immortalité » ! Ce seul livre suffirait, mon cher Armand, à les faire luire sur votre nom. Et déjà vous nous en donniez à nous, dans l’ombre, le délicieux pressentiment. Car jamais l’auteur du Cygne ne fut plus hautement clair qu’en ce livre radieux et blanc. Là, d’un pas plus sûr que jamais de l’arrivée aux sommets, vous avez escaladé les montagnes ; vous avez mêlé, en des sonnets insurpassables, le sang des amours douloureuses aux violentes cascatelles des gaves, avoué vos lâchetés, non pas devant les cimes toujours accessibles, mais devant le désir toujours irréalisable ; vu se lever encore l’aube immatérielle où renaît la Beauté, et, plein de rut et de peur, crié de ne pas pouvoir, de ne pas oser être quelque Pan monstrueux qui violerait la virginité des neiges et approfondirait les gouffres en un extraordinaire hymen ; vous avez uni, en un baiser qui joint le ciel à la terre, les lèvres roses de la montagne aux lèvres grises des buées terrestres, la nuit ancienne au jour nouveau ; vous avez râlé le cri de l’aigle, et saigné comme le tronc des sapins ; surpris, sous les brumes matinales, « un bruit mystérieux de larmes sur des fleurs ! » et vous avez entendu, et répété, dans l’hospitalité d’une suprême ruine sacrée, — écho formidable de : « Pan est mort ! Pan est mort ! » — ce sanglot : « Christ est mort ! », plus terrible.

Ah ! certainement, j’en veux un peu à Armand Silvestre d’avoir consenti à trop de poèmes qu’il n’eût point écrits si on ne les lui avait pas demandés. Mais c’était une charité de dieu. D’ailleurs, qu’importent quelques pages, — dont l’absence n’eût pas été regrettée, — en de tels livres, tout traversés des rafales de la montagne, des marées sonores de la mer, et aussi des arpèges de guitare des petits pages chanteurs aux coussins des châtelaines, en ces livres où, de presque tous les poèmes, monte, s’exhale, plane et s’épand l’universelle beauté.

Oui, je sais, il y a les contes fantasques, les contes comiques, les contes excessifs, — allons, eh bien, oui, crépitants, — où s’amusait, pour amuser le monde, la fantaisie d’Armand Silvestre. D’abord, où est le grand mal ? Pour moi, qui ne laisse pas de répugner aux facéties qu’on appelle gauloises, je n’oserais pourtant refuser à un artiste le droit de s’y divertir. Dans les augustes cathédrales antiques où l’on vient prier encore, le sacristain, moyennant un pourboire, ne manquera pas de vous montrer, aux stalles des chanoines, sous les sièges, de fort falotes et même obscènes sculptures : garçons qui accolent des filles, évêques qui renversent des servantes, diablotins qui choisissent pour vases de nuit des bouches de cardinaux… Pensez-vous que ces drôleries à l’envers des stalles, — dont vous vous amusez, ne dites pas non, — empêchent de s’élever l’aiguille sublime du clocher et le son des cloches pures vers l’éternelle beauté du Ciel ?

J’en viens à parler d’un poète qui fut le plus délicieux des esprits, la plus aimable des âmes ; et je sais que ce cher doux homme, qui repose dans le petit cimetière, près de la maisonnette, sous les fleurs que renouvellent des mains filiales, et sous le souvenir, des paroles que prononça, du consentement de tous nos cœurs, M. Henry Roujon, je sais que ce cher doux homme m’aima autant que je l’aimais ; je vous assure que c’est beaucoup dire. Mais, ici, je ne dois me souvenir que de l’œuvre et de l’artiste, qui furent diversement jugés ; tantôt stupidement bafoués par la goguenardise de quelques bélîtres, tantôt démesurément exaltés, et dans un sens qui, peut-être, n’avait pas été d’abord celui de son dessein, par des poètes qu’un très ardent respect, ou bien, chez quelques-uns, un sentiment, on a pu le croire, moins désintéressé, égara jusqu’à l’adulation.

Pour bien permettre d’apprécier ce que fut à ses commencements, ce qu’était naguère et ce que sera probablement dans l’avenir Stéphane Mallarmé, il faut évoquer quelques moments de sa vie.

Vers l’année 1864, — je crois cette date exacte, — Villiers de l’Isle-Adam et moi, qui habitions à Choisy-le-Roi, chez mon père, nous reçûmes la visite d’un très jeune homme qui m’était adressé par mon ami, l’excellent Emmanuel Des Essarts. Après le déjeuner, Villiers de l’Isle-Adam s’enferma dans sa chambre, — il travaillait alors à Elën, — et j’allai me promener avec Stéphane Mallarmé, (c’était ce jeune homme), le long de la Seine. Il était peu grand, chétif, avec, sur une face à la fois, stricte et plaintive, douce dans l’amertume, des ravages déjà de détresse et de déception. Il avait de toutes petites mains fines de femmelette et un dandysme (un peu cassant, et cassé) de gestes. Mais ses yeux montraient la pureté des yeux des tout petits enfants, une pureté de lointaine transparence, et sa voix, avec un peu de fait exprès dans la fluidité de l’accentuation, caressait. D’un air de n’attacher aucune importance aux choses tristes qu’il disait, il me conta qu’il avait assez longtemps vécu très malheureux, à Londres, pauvre professeur de français ; qu’il avait beaucoup souffert, dans l’énorme ville indifférente, de l’isolement et de la pénurie, et d’une maladie, comme de langueur, qui l’avait, pour un temps, rendu incapable d’application intellectuelle et de volonté littéraire. Puis, il me donna des vers à lire. Ils étaient écrits, d’une écriture fine, correcte et infiniment minutieuse, sur un de ces tout petits carnets reliés de carton-cuir et que ferme une bouclette de cuivre. Je lus, tout en marchant au bord de l’eau, les premières poésies de Stéphane Mallarmé. Et je fus émerveillé. Car ils existaient déjà, ces miracles de rêve, de sensibilité, de charme et d’art : Les Fenêtres, Les Fleurs, Le Guignon, L’Azur, d’autres encore, que nous avons tant admirés, qu’on ne cessera pas d’admirer. On conçoit la joie, ou, pour mieux dire, l’extase de ma surprise. Incontestablement, un poète, rare, exquis, parfait, se révélait à moi. Bien évidemment, le talent de Stéphane Mallarmé ne laissait pas d’être influencé par le Spleen vers l’Idéal, par la mélancolie et la révolte Baudelairiennes ; il n’était pas non plus sans avoir emprunté quelque luxe à l’opulence lyrique de Banville. N’importe. Toute originalité commence par quelque imitation ; et, au reste, il y avait déjà dans ces vers une si personnelle éclosion d’âme poétique, qu’il y avait lieu de tout espérer d’une telle âme, même la nouveauté d’un vrai génie. Très vite, je ramenai Stéphane Mallarmé à la maison, je lus ses vers à Villiers de l’Isle-Adam, qui partagea tout de suite mon enthousiasme, et de ce jour s’établit, entre Mallarmé et nous, une profonde affection faite, — j’ai gloire à le dire, — d’estime réciproque, de mutuelle confiance, et que rien, pas même les différentes directions d’existence, que rien, pas même la mort, n’a rompue. Hélas ! je survis à mes chers préférés.

Cependant Stéphane, nommé professeur d’anglais en province, partit pour Tournon ; puis, ce fut à Avignon qu’on le relégua ; nous fûmes, Villiers et moi, près de sept années sans le voir ; mais jamais nous ne cessâmes de correspondre ; et, vraiment, ce n’est pas sans un très cruel regret que j’ai obéi à la volonté de Mlle Geneviève Mallarmé, de ne point laisser publier les lettres de son père. Je les ai là, ces lettres, très longues, très nombreuses, sur ma table ; non seulement elles sont tendres et belles comme la douceur d’une grande âme pure, mais, en une langue colorée, imagée, subtile, et parfaitement claire, elles relatent des études, des réflexions, des projets d’œuvres, des espoirs d’idéal prochainement réalisé ; en même temps, avec une sorte de coquetterie discrète dont s’augmentait notre fraternel désir d’admiration, Mallarmé s’y défend d’avouer tout à fait ce qu’il voulait faire, ce qu’il avait déjà fait ; il nous montrerait cela quand nous viendrions à Avignon. Et comme il nous pressait d’y venir, le cher ami qui n’écrivait qu’à nous seuls, n’avait confiance qu’en nous, ne voulait être jugé que par nous ! Villiers et moi, je l’affirme, nous étions parfaitement convaincus qu’en six années de réserve et d’élaboration, Stéphane Mallarmé avait entrepris, sinon achevé, quelque chef-d’œuvre dont s’étonnerait le monde. Mais les voyages sont difficiles aux pauvres diables que nous étions alors ; ce fut seulement après un séjour à Munich où des journaux nous avaient envoyés pour faire le compte rendu de l’Or du Rhin, que nous pûmes aller en Provence. Mallarmé nous reçut dans une petite maison rose, derrière des arbres, où il habitait avec sa femme et sa fille. Nos mains tremblèrent de joie en s’étreignant ; mais le dîner fut très bref, encore qu’y assistât, si j’ai bonne mémoire, le grand poète Mistral. Après le dessert, Stéphane conduisit dans son cabinet de travail ses deux chers amis, ses deux juges espérés ; et tout de suite, sans se faire prier, car il savait bien pourquoi nous étions venus, il se mit à nous lire l’ouvrage auquel il travaillait. C’était un assez long conte d’Allemagne, une sorte de légende rhénane, qui avait pour titre, — je pense bien ne pas me tromper, — Igitur d’Elbenone. Dès les premières lignes, je fus épouvanté, et Villiers, tantôt me consultait d’un regard furtif, tantôt écarquillait vers le lecteur ses petits yeux gonflés d’effarement. Quoi ! c’était à cela, à cette œuvre dont le sujet même ne s’avouait jamais, à ce style où l’art, certes, était évident mais où les mots, comme par une sorte de gageure hélas ! systématique, ne signifiaient pas leur sens propre, qu’avait abouti un si long effort continu de pensée ? Fallait-il croire que, malgré notre enthousiaste complaisance aux antérieures singularités de Stéphane Mallarmé, nous avions été, tout à coup, dépouillés de toute faculté compréhensive, ou bien qu’une trop longue solitude et une trop acharnée fixité de l’esprit sur un seul point, et une besogne fastidieuse, avaient repris contre l’un des plus adorables esprits qui furent jamais, l’œuvre naguère si heureusement, si magnifiquement interrompue, de la maladie et de la misère à Londres ? Je n’osais formuler un avis, j’éprouvais une immense tristesse ; Villiers, plus maître de lui, témoignait quelque admiration par ces ricanements nerveux dont il avait l’habitude de dissimuler son embarras. Je prétextai la fatigue du voyage, je me retirai dans ma chambre. Le lendemain je partis pour Paris, sans que Mallarmé m’eût interrogé quant à Igitur d’Elbenone. Et j’emportais deux tristesses : celle de ne plus participer au cher esprit où nous avions mis tant d’espérance, et celle, plus grande encore, de penser au chagrin, au doute hélas ! de lui-même, qu’avait pu faire naître en Mallarmé la muette désapprobation du non moins cher de ses deux amis. Cependant je ne pouvais me repentir de ne pas lui avoir menti.

J’ai eu tort, au reste, d’écrire ce mot : doute. Par la nette direction de sa pensée, six ou sept années durant, vers un seul but poétique, il en était arrivé à une telle certitude dans l’illumination, à une si précise lucidité dans l’hypnotisme, que rien ne pouvait le troubler ; et désormais il parla, écrivit, vécut, avec l’aménité sereine de la toute-puissance, dans un calme imperturbable. Il ne s’écarta, — car il demeurait un disciple exact et un parfait compagnon, — d’aucun de ses amis spirituels de la première heure ; mais, en réalité, il n’avait plus pour eux que des condescendances, d’ailleurs sincères, et il était sûr de son au-delà personnel. Il ne tarda point, d’ailleurs, à être confirmé dans son assurance par la foi qu’eut en lui, ou que s’efforça d’avoir en lui, une jeunesse loyalement éperdue de mystère ou soucieuse d’autoriser, d’un Génie occulte, d’un Maître qui ne deviendrait jamais populaire, des œuvres nouvelles et bizarres. Cette religion se fortifiait chaque fois qu’il faisait connaître des vers où le sens immédiat se dérobait de plus en plus, non pas dans le vague de l’expression, mais, au contraire, dans la condensation stricte du verbe et de l’image ; en même temps il donnait, de loin en loin, même dans le journalisme quotidien, des proses maniérées, torturées et tortueuses, singulièrement elliptiques, bien faites pour étonner, et qui lui valurent une rapide renommée d’incompréhensibilité et d’incohérence. Pour ce qui est de l’incohérence, c’était une grande erreur de la lui reprocher ; car, précisément, il n’exista jamais, étant donné son instinctif besoin d’ésotérisme, (oui, sans doute, instinctif, et, à coup sûr, dénué de tout charlatanisme, de tout désir d’étonner), un esprit plus logique, plus méthodique, plus volontairement conscient que le sien. Mais l’incompréhensibilité était manifeste, et je n’ai fait que la pallier le jour où j’ai écrit que Stéphane Mallarmé était ce qu’on appelle au collège un « auteur difficile ». Tout de même les plaisantins eurent tort de rire, puisqu’ils ne sont point juges en la matière, et puisqu’ils firent, les mêmes gorges chaudes à propos de tant d’autres poètes, si parfaitement clairs. Au surplus, — et cela aurait dû suffire à interrompre les ricanements, — il y avait dans les proses et dans les poèmes de Stéphane Mallarmé, outre un strict respect de la règle classique et romantique, un tel bonheur, çà et là, d’images vives et fines, une telle justesse, parfois, d’expression, — je veux dire le mot auquel aucun autre mot ne saurait être substitué, — et un si personnel, un si perspicace sentiment du lointain et de l’inconnu, que nous, ses admirateurs de la première heure, nous nous reprenions souvent à espérer qu’il allait être le grand poète que nous avions espéré de lui. À chaque instant, en lisant Hérodiade ou l’Après-midi d’un faune, et même ceux de ses poèmes plus clos encore à l’intelligence naturelle, nous demeurions émerveillés de mainte trouvaille précieuse et d’un talent toujours parfait. Oui, même les parties les plus obscures, les plus hermétiques de l’œuvre de Mallarmé réservent des surprises de charme exquis et de clarté ; il y est, presque souvent, le délicieux génie en qui nous avions eu foi les premiers. Néanmoins, il n’y a pas à dire, ce n’est pas toujours clair, comme dit l’autre ; j’ai beau m’efforcer, il ne m’est pas possible de m’accorder à ce qu’il eut, méthodiquement d’ailleurs, d’inexpression, et je reste convaincu, — malgré les ricanements approbateurs de Villiers et l’enthousiasme de tout un groupe de poètes naguère si jeunes, — que je ne me suis pas trompé en n’admirant point Igitur d’Elbenone, légende allemande. Qui sait si, alors, dans Avignon, comme dit le royal Mistral, une franche et robuste remise en place n’eût pas réussi à détourner Stéphane Mallarmé de la fausse voie qu’il s’était comme trouée par six ans de solitude qu’avait précédés, à Londres, tant de misère maladive ? J’aurais dû, peut-être, avoir le courage d’une brusquerie brutale, qui sauve, sans ménagement. Plus d’une fois, quand nous parlions de notre ami, Villiers de l’Isle-Adam avoua quelque remords de son ricanement enthousiaste… Mais non, tout n’aurait servi de rien.

Cependant, quel était le but poursuivi, au moment où il fut quelque chose comme un chef d’école, par Stéphane Mallarmé ? Il faut le demander, je pense, plutôt qu’à son œuvre si nettement ténébreuse, dont l’intention apparaît à la fois stricte et vague, au souvenir de ses conversations, charmantes et lucides. Si j’ai bien compris ce qu’il m’a répété souvent, — car nos divergences intellectuelles n’interrompirent jamais notre parfaite intimité, — il s’agissait pour lui, et tout en admettant, si diverse, la littérature environnante, de faire penser, non pas par le sens même du vers, mais par ce que le rythme, sans signification verbale, peut éveiller d’idée ; d’exprimer par l’emploi imprévu, anormal même du mot, tout ce que le mot, par son apparition à tel ou tel point de la phrase et en raison de la couleur spéciale de sa sonorité, en vertu même de sa propre inexpression momentanée, peut évoquer ou prédire de sensations immémoriales ou de sentiments futurs. Cela était miraculeusement clair quand il l’énonçait par la plus diaphane parole qu’ait jamais proférée un être humain. Cela était moins visible dans la réalisation du verbe et du rythme. Néanmoins, plusieurs poètes, nouveaux en un temps pas encore lointain, constatèrent, en l’œuvre écrite de Stéphane Mallarmé, la réalisation de sa parole. Même ils découvrent, dans la moindre strophe, des intentions d’universel symbole… Et qui sait s’ils ne méritaient pas d’être crus, ceux du moins que n’inclinait pas seulement vers un art étrange et peu susceptible d’expansion la gloriole de ne point émaner d’une gloire avérée ? Je suis inquiet de ce que, en moi, a pu opposer de refus incompréhensif à une idée nouvelle le traditionnel choiement d’idées préconçues et chères ; il se peut que j’aie eu tort le soir de la lecture d’Igitur d’Elbenone, et que le rire admiratif, quoique peu sincère et bientôt rétracté, de Villiers de l’Isle-Adam ait eu raison, comme a eu raison, peut-être, l’admiration d’une jeunesse qui affirmait qu’elle s’y connaissait mieux que nous. J’ajouterai que je souhaite ardemment de m’être trompé ; oui, du plus profond de mon cœur, je souhaite en effet que le compagnon de ma jeunesse ait mérité d’être l’initiateur, le guide spirituel de générations futures ; mais, avec chagrin, je ne le crois pas ; et j’ai dû me résigner à le dire.

Autour de José-Maria de Heredia, il n’y a jamais eu de doute ; sa gloire nous fut presque tout de suite accordée ; lui seul la retarda.

Ce fut bien longtemps après nos premières admirations que, obéissant au conseil de son maître et de ses amis, José-Maria de Heredia se résolut enfin à grouper en un livre, — Les Trophées, — des vers depuis longtemps célèbres. Ce qui l’avait fait hésiter, c’était son amour de la perfection, qui toujours lui faisait rêver plus beaux encore des sonnets sans trêve remaniés ; et aussi, peut-être, une modestie hautaine, alarmée de la pensée que, l’éclat de chacun s’éteignant des splendeurs voisines, ils ne lui valussent pas toute l’illustration dont il se savait digne, en son orgueil ingénu. Il avait tort d’hésiter. Ils se rehaussent, au contraire, l’un par l’autre, comme dans un collier de pierreries les rubis s’illuminent des diamants, les escarboucles des chrysolithes ; et, dans sa totalité, l’œuvre apparaît radieuse. En parlant ainsi, je ne crois pas me laisser décevoir par l’illusion d’une amitié née en des rêves communs, fortifiée en des luttes communes, et demeurée fervente à travers le longtemps. Certes, au plus profond de mon cœur, au plus cher coin de ma mémoire, je garde les belles heures de jadis où, sous la complaisance des maîtres, qui nous réduisit peu longtemps à l’imitation servile, et parmi les enthousiasmes de nos compagnons, auxquels se mêlaient les nôtres, différents par l’idéal espéré mais pareils par l’ardeur à l’atteindre, nous menions le bon combat contre la niaise sensiblerie des fils dégénérés du grand Lamartine et du divin Musset, contre la verve soûle et l’art débraillé des poètes de brasserie, bas-suivants de Murger. Si aucun de nous ne ressemblait à l’autre, si aucun de nous, redisons-le encore, ne consentait à soumettre son inspiration personnelle au joug étroit d’une école, nous nous accordions obstinément en la foi que l’heure était venue de rendre la hauteur à la pensée, la pudeur à la passion, la pureté au langage et, à la forme poétique, sa précision et sa splendeur. Oh ! les magnifiques espérances, alors ! et les hautes aspirations, désintéressées de toute notoriété immédiate, mal acquise, seulement éperdues du noble, du grand, du beau ! Si nous nous aimions tant, c’était de tant aimer l’art sacré auquel se vouait notre vie, et nous nous servions l’un de l’autre, ardemment, parce que chacun de nous était convaincu qu’en agissant de la sorte il concourait au triomphe de la poésie rénovée. Et quel sincère serment de ne jamais trahir l’auguste cause, dans la camaraderie de nos poignées de mains ! La cruelle vie hélas ! sépare les hommes ; les vieillissements ne vont pas sans les éloignements ; mais ils ne disjoignent jamais les cœurs de ceux qui, jeunes, unirent leurs esprits dans l’adoration de la beauté suprême ; et si lointains que nous soyons les uns des autres, à cette heure, par les exils de la vie, par la dissemblance des œuvres et des renommées, pas un de nous ne se rappelle le bel et charmant autrefois sans sentir tout son être s’épanouir en pure et délicieuse joie, sans qu’une montée de larmes heureuses lui vienne mouiller les yeux. Cependant, je le répète, quand même je n’aurais pas eu l’honneur de prendre part, — le plus humble sans doute, mais, par la date, l’un des premiers, — aux combats d’où mes amis sont sortis triomphants, mon admiration pour José-Maria de Heredia ne serait pas moindre ; et c’est avec la conscience d’une absolue impartialité que je salue dans les Trophées, — ah ! qu’il est bien nommé, ce faisceau d’éclatantes victoires et de splendeurs sonores ! — une œuvre haute, forte, belle et rayonnante, qui ne s’éteindra jamais. Il me semble que Théophile Gauthier eut prévu José de Heredia, lorsqu’il écrivait :

Travaille ! l’art robuste
Seul a l’éternité ;
        Le buste
Survit à la Cité.
Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
        Sous terre,
Révèle un empereur.

Non, ni l’injustice, ni l’envie, ni le temps, ne prévalent contre l’œuvre, même de dimension restreinte, où la patiente volonté d’un esprit s’est condensée et réalisée en beauté. L’énormité peut faire naître l’illusion de la sublimité ! illusion bientôt dissipée. Le plus grandiose monument, s’il n’est que grandiose, ne mérite que la surprise, bientôt dispersée en indifférence. Mais, parfaite en son solide métal, une statuette vaut et garde à jamais l’admiration. Le génie d’un artiste peut tenir dans la main. C’est ce qu’a merveilleusement compris José-Maria de Heredia, et c’est pourquoi, avec une tension d’effort dont je ne pense pas qu’il existât jamais un exemple, il s’est contraint à resserrer son inspiration en de strictes bornes, à l’y faire tenir toute, si vaste qu’elle fût. Eh ! nul ne saurait douter que ce poète — ce grand poète — porte en lui la nature, l’histoire, les religions, le rêve, toutes les chimères aux grandes ailes ; les flamboiements des gloires humaines avec ceux des splendeurs célestes ont émerveillé ses yeux, y sont entrés, s’y sont faits son regard ; et ce qu’il a dans l’âme et dans les yeux, il aurait pu le répandre en de longs poèmes. Mais qui sait si sa pensée, par trop d’épanouissement, n’eût point perdu quelque chose de son intensité, si les lumineuses magnificences, dont il s’enchante et nous éblouit, ne seraient pas, par une trop vaste expansion, devenues une pâle brume claire, lueurs sans doute, mais brouillards ! Par un choix dont peu de poètes sont capables, — peut-être aussi par la fatalité native de son génie, — José-Maria de Heredia n’a pas voulu se disperser ; tout entier il s’est ramassé, pourrait-on dire, sur soi-même, et, comme on mettrait des aigles en cage, il a enfermé dans le sonnet les odes et les épopées. On s’étonne véritablement de la prodigieuse maîtrise acquise, ou bien instinctive, qu’il lui a fallu pour obliger de telles ampleurs à une telle étroitesse. Mais, au prix de cette domination sur sa pensée, de cet effort toujours recommencé, quelle extraordinaire et magnifique réalisation ! Condensés, tassés, serrés en la stricte gaine jusqu’à l’impossibilité d’y rien faire tenir de plus, jusqu’à l’éclatement, l’idée, le récit, l’image, la couleur, ont, dans l’œuvre de José-Maria de Heredia, une robustesse, une précision, une forme, une furie de clarté que jamais encore ils n’avaient eues ; dans telle de ses strophes, il y a comme une torsion de guerrier géant dans une armure de nain, comme des tempêtes d’océan dans une amphore d’or ; et, rentrées les unes dans les autres, toutes ses coruscations, — astres, aurores, rubis, diamants, chrysoprases, béryls, escarboucles, et les métaux fulgurants ! — sont de petits soleils où il y a tout le soleil et qui, là, si près des yeux, vous hypnotisent. Ouvrez son livre au hasard. La Grèce et la Sicile, avec ses Bacchus et ses Arianes, avec ses faunes roux et ses nymphes de neige ou d’ambre, avec l’or bariolé de ses plaines et l’azur incandescent de ses flots, avec les étalons cabrés du quadrige céleste, et l’Artémis, épouvante des bois, et les ruts des Nessus, et les centauresses jalouses, et l’horrible peau néméenne flottant au torse d’Hercule, remuent et flamboient en quelques sonnets. Il lui suffit de trois fois quatorze vers pour que revive, sous le ciel triomphal, l’énorme aventure de « Cléopâtre debout en la splendeur du soir », et de l’ardent Imperator qui voit enfin en des yeux étoilés « toute une mer immense où fuyaient des galères » ! Et voici Rome, et voici les Barbares. Voici, vus à travers des éblouissements de vitrail, les ateliers des ciseleurs d’estoc, et la traîne des dogaresses, et les conquistadors qui partent comme un vol de gerfauts. Et, dans ces brefs poèmes, où il fait tenir les dieux et les héros, et les belles Immortelles aux cheveux étoilés de gemmes, et les voleurs de mondes, et l’Égypte et le Japon, et les poissons géants qui font, en naviguant entre les rameaux de corail, « courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude », il met aussi le rêve d’à présent et la nature contemporaine : la mer de Bretagne déferle en émeraude écumante au récif mélodieux de la strophe, tandis que s’allume

L’étoile sainte, espoir des marins en péril

et que

…… L’Angelus courbant tous ces fronts noirs de hâle,
Des clochers de Roscoff à ceux de Sybiril
S’envole, tinte et meurt dans le ciel rose et pâle.

Certes, parmi les poètes qui furent les compagnons de ma jeunesse, d’autres encore sont exquis, d’autres encore sont grands. Ce n’est pas un groupe d’esprits destiné à l’oubli, celui auquel la France doit le charme familier, la tendresse intime de François Coppée, la subtile et profonde pensée de Sully Prudhomme, le haut et magnifique rêve, en pleine nuée blanche, d’Armand Silvestre, et la sérénité ironique et irréprochable d’Anatole France, et ce délicieux et mélancolique Verlaine, père de tant de poètes nouveaux, et l’âme infinie de Léon Dierx. Mais José-Maria de Heredia n’a rien à envier aux plus illustres des nôtres ; les meilleurs, il les égale. Par la netteté de ses conceptions, par sa magie à faire revivre les dieux éteints et les âges évanouis, par l’abondance et la pompe pittoresque de son invention, par le resplendissement de son vers lumineux et sonore comme une cascatelle de pierreries, — éclat qui ne sera jamais surpassé, — et surtout par son art vraiment prodigieux à condenser l’idée et l’image en une forme étroite et rebelle, qui en décuple l’intensité, il mérite d’être placé au premier rang des poètes d’un temps que l’avenir aimera. Les Trophées marquent une belle date dans l’histoire de la littérature française. Quant à moi, la journée où j’ai pu lire en leur ensemble les sonnets de José-Maria de Heredia a été l’une de mes plus heureuses : admirer qui l’on aime, c’est la joie.

Que d’autres, parmi les poètes de la période parnassienne, il faudrait nommer ! Qui sait même si l’avenir, révisant quelques-unes de nos admirations, ne placera pas au premier rang, en tant que poètes, — car quelques-uns d’entre eux conquirent d’autres gloires, — ceux que je n’ai pas encore nommés ?,

Souvenons-nous d’abord de Léon Cladel, vrai poète bien qu’il ait écrit peu de poèmes. Non seulement on lui doit des romans parmi lesquels on peut compter trois ou quatre chefs-d’œuvre, mais il nous donna à nous, ses contemporains, et il a légué à la jeunesse nouvelle un parfait exemple de ce qu’on pourrait appeler l’héroïsme littéraire, je veux dire le sacrifice de tout soi-même à l’Art, à l’Art seul, à l’Art jaloux. Né violent, brutal, désordonné, il accepta la dure et bonne discipline de Charles Baudelaire, — pour lequel, jusqu’à sa dernière heure, il garda une si touchante et si vénérable reconnaissance, — et, désormais, le fougueux inspiré qu’il avait été s’obligea, sans rien perdre de ses qualités natives, aux rudes devoirs de la Règle. Sa vie intellectuelle ne fut plus qu’un long corps-à-corps avec les exubérances de son inspiration, — bêtes rebelles au joug, — qu’il soumettait enfin à la volonté du Mot et de la Phrase ; il fut comme un Jason de taureaux et de jumarts dans les labours du Quercy. Il usa sa vie à cet effroyable métier de dompteur de soi-même ; mais il mourut glorieusement entouré d’œuvres qui avaient obéi.

Il y eut, au même temps ou environ, parnassiens peu ou prou, ou point, Charles Cros, qui fut comme un avant-reflet de Paul Verlaine ; Louis Xavier de Ricard, qui mêlait des nuées de Ciel et des brouillards de Rue à la fumée des Foyers ; Albert Mérat, très parfait artiste moderne, qui, à Bougival, se souvient de Venise et accommode des sérénades de lagunes à des refrains de canotiers sur la Seine ; Léon Valade, tendre et rêveur, avec trop d’esprit pourtant ; Jean Cazalis, qui, des langueurs élégantes d’un mélancolique dilettantisme, devait peu à peu s’élever, s’éployer, dans l’œuvre de Jean Lahor, jusqu’à la contemplation désespérée à la fois et rassérénante de l’Illusion vaincue et du glorieux Néant ; Paul Arène, ayant à l’ongle du petit doigt une cigale qui savait les chansons de Paris ; Maurice Rollinat, bizarre, grimaçant, puissant, torturé et qui torture, évocateur de cauchemars, fantôme effrayant des clairières nocturnes, prêtre épouvanté des sabbats, berger de goules et de striges dans les beaux paysages ; Anatole France, de qui la prose n’a jamais oublié et montrera toujours qu’elle fut la fille du vers ; Antony Valabrègue qui donna au frisson d’une Robe Grise une délicieuse langueur de crépuscule ; Louisa Sieffert, ressemblante souvent, par la sincérité cordiale de la passion, à la grande Marceline ; Gabriel Vicaire, inventeur, ingénu et savant à la fois, d’une poésie sœur de la chanson populaire ; Ernest d’Hervilly, dont le Harem fut un Parnasse où les Muses étaient plus de neuf ; Ernest d’Hervilly, au vers farce et strict qui évoque la facétie minutieuse d’un clown-quaker, d’un Pierrot qui aurait le spleen, à la prose, au contraire, fantaisistement échevelée comme une comète qui jaillirait, par un temps de bourrasque, d’une carabine foraine de tir aux pigeons ; Jean Aicard, à l’œuvre nombreuse et célèbre, tendre, ému, émouvant ; Gustave Rivet, grave ; Clovis Hugues, flamboyant ; Victor d’Auriac, ingénu, ingénieux, aux délicates plaintes d’amour, qui effeuille des roses tristes dans la coupe d’or du sonnet. Il y avait, il y a cet ingénieux et fantasque Émile Bergerat, Coppélius d’un vers si furibondement acrobate qu’il étonne même la muse funambulesque de Banville ; Paul Bourget que, dans un article contemporain de notre première camaraderie, j’appelais une jeune sœur de Charles Baudelaire, et qui depuis, de la subtilité sentimentale de ses vers, a fait de la psychologie romanesque ; Jean Rameau, de qui les odes fameuses apportent aux cités, et aux salons particulièrement, du rêve et de l’espace en des bruits d’eau et de forêts près de la mer. Vous voyez, je mêle, comme les noms, les âges. Je n’oublierai pas, surgi parmi les premiers, Emmanuel des Essarts qui, avant Théodore de Banville, restaura la ballade, et depuis témoigna par mainte œuvre de charme et de force, d’élévation fougueuse, l’activité d’un très pur esprit ; ni Émile Blémont, qui entreprit presque solitairement son œuvre, en un éloignement de toute notoriété facilement acquise, et la continue en une tranquillité de douleur à l’écart et de pensée qui ne se mêle pas à la vie ; ni Charles Frémine, assis entre Olivier Basselin et Pierre Dupont sous des pommiers en fleurs ; ni Raoul Gineste, de qui la grâce furtive et onglée imite les chats qu’il regarde disputer à la plume le noir encrier d’où sortent les vers ; ni Maurice Montégut, furieux, violent, plutôt dramaturge en effet que poète, débordant de passion forcenée.

Un temps, on nous opposa l’auteur des Chants du soldat, tout à coup célèbre. Nulle âme n’est plus estimable ni plus hautaine que celle de M. Paul Déroulède. Il a l’élan, la force, la sincérité, l’« emballement » des claironnantes chansons. Qui dit le contraire ? qui donc, parmi nous, lui a jamais nié la loyauté ardente de l’inspiration ? Je défie qu’on rappelle une phrase de moi, même proférée entre gais camarades, qu’on montre, imprimée, une ligne de moi, qui ait manqué de respect à ce sain et violent poète. Mais voilà, il n’est pas un artiste. Seuls, les artistes, les vrais artistes demeurent. M. Paul Déroulède n’a pas daigné travailler, ou n’a pas pu ; car le Travail, comme le Génie, est un don. En une noble ingénuité, il a pris Tyrtée au sérieux, sans penser que Tyrtée, maître d’école, dut être, en même temps qu’un sonore précipiteur vers les batailles, un très laborieux et très conscient artisan de rythmes. Et, pour être longtemps entendues, il faut que, même patriotiques, les trompettes ne sonnent pas faux.

Il fut aussi de mode de nous opposer Jean Richepin, Maurice Bouchor, Raoul Ponchon, qui firent, pas longtemps, Parnasse à part ; je me souviens d’une minute où ils opposèrent aux « Impassibles », comme on nous appelait encore, les « Vivants », qu’ils s’imaginèrent d’être. Ce furent même des querelles ; comme elles furent vite vaines et oubliées ! Ces vivants ont vécu assez pour que Jean Richepin, imagier rutilant, rhéteur populacier à la fois et sublime, qui a écrit un chef-d’œuvre dans l’argot des dieux, devînt un des plus grands poètes lyriques de ce temps, pour que Maurice Bouchor, incliné, à l’heure actuelle, vers les populaires besoins de vertu et de beauté, prodiguât tant de nobles poèmes religieux, et pour que Raoul Ponchon ait égalé et continue d’égaler, avec une verve plus artiste ; et d’un lyrisme plus fou à la fois et plus sobre, en ses quotidiennes improvisations, le bachique et burlesque Saint-Amant. Les petites dissensions d’école et de sous-école s’apaisèrent vite. Et tout cela, en somme, c’était du Parnasse.

N’est-ce pas ici qu’il faut placer quelques poètes, qui, beaucoup plus jeunes que nous, et n’ayant pas encore donné toute leur mesure au moment du xixe  siècle où nous voici arrivés, ne tardèrent pas à nous continuer, en nous surpassant peut-être, dans les œuvres de leur maturité ? M. Charles Pomairols est un cœur grave, un cœur qui rêve et pense, et de qui les nobles douleurs s’expriment en vers très purs. Auteur de comédies et de drames qui méritent et ont obtenu, non sans quelque faveur du grand public, l’estime de tous les lettrés, M. Auguste Dorchain, irréprochablement poète, se plaît, dans ses compositions lyriques, aux chastetés passionnées, aux ardeurs saines de l’amour. Il convient d’honorer, en M. Edmond Haraucourt, un vaste et haut poète, épris des cimes, pâtre, ailé lui-même, sur les neiges, d’un grand et sonore troupeau d’aigles. Je crois bien que M. Frédéric Plessis est un des artistes les plus parfaits de notre époque, de toutes les époques ; il est aussi une âme tout imprégnée de lointaines rêveries ; qui donc, depuis Chénier, a été plus délicieusement, plus sincèrement grec que lui ? Il me semble que, parmi les poètes récents qui viennent de découvrir le Parthénon et l’île Ortygienne, plusieurs pourraient, sans renier le Théocrite de Leconte de Lisle, confesser Frédéric Plessis comme leur maître ; sa poésie est une ruche familière aux abeilles de l’Hymette. Le vicomte de Guerne apparaît, entre les épiques, pur, puissant, austère, comme sacerdotalement royal, et, lyrique, son inspiration s’envole et s’élève magnifiquement. Émile Goudeau a inventé une espèce de poésie moderne. Il est plus populacier que populaire, plus boulevardier que parisien ; en même temps, il se souvient du Céramique où il promène les cocottes modernes, à moins qu’il ne montre les hétaïres athéniennes faisant le persil dans l’Allée des Acacias ; et il a, — chance admirable due à une sorte de petit génie, — l’honneur d’être, avec çà et là des tendresses et des plaintes issues de son propre cœur, un Henri Heine ou un Banville ne ressemblant que fort peu à Banville ou à Henri Heine. Pour l’abondance somptueuse des images et la flexibilité sonore du rythme, aucun parnassien n’est supérieur à l’auteur du Jardin des rêves et de Vitraux, à cet extrême Laurent Tailhade, qui, depuis, en une rage farce, fantasquement injurieuse, burlesquement pittoresque, fut un satiriste excessif, formidable, et pas méchant ; imaginez un canon, d’où, comme par un miracle de saint Janvier, jailliraient des oranges d’or en manière de mitraille. Et je ne puis me défendre d’une admiration, d’une tendresse toutes particulières pour l’adorable et discret poète Jacques Madeleine, plus adorable d’être si discret. Il ne ressemble à aucun autre poète, tant il est soucieux de cultiver seulement, avec des gestes de rythmes doux, le joli jardin de son âme isolée. Mais ce jardin est au milieu de la forêt qui l’emplit de sa solennité et le prolonge de ses profondeurs. Jacques Madeleine habite, au milieu de l’immensité, une délicate et charmante solitude ; sa petitesse, volontaire, est pénétrée de grandeur ; s’il a chanté de menus Vers tendres, c’est à l’Orée des bois de mystère et de rêve, de réelle terreur aussi ; et tout dernièrement, en des poèmes qui n’avaient pas eu d’exemple depuis la Psyché et l’Adonis de La Fontaine, il a évoqué, d’une grâce infinie et exquisément moderne, sans aucune grossièreté d’anachronisme, le Sourire d’Hellas ; ce fut comme le conte des fées d’une théogonie où Hésiode aurait collaboré avec Perrault. M. Jacques Madeleine, jeune encore, et minutieusement assidu, élabore, comme avril fait les roses, une œuvre en fleur qui ne se fanera point.

Cependant, revenons.

Par une juste Providence, le triomphe du Parnasse coïncida avec le retour du Maître unique, qui, après la Légende des siècles et les Misérables, nous donna l’Année terrible et l’Art d’être grand-père. En vérité, je crois que, fait de la créatrice vieillesse du génie suprême, et de la maturité des grands poètes qui le suivirent, et, même malgré eux, lui obéirent, et de l’enthousiasme, déjà réalisé en œuvres, d’une jeunesse poétique ardente et probe, se produisit, les médiocres divergences oubliées, se produisit alors, paisiblement, sans résistance, sinon celle de l’éternelle et inévitable bêtise, le plus parfait moment de la Poésie française ; et ce fut, par-dessus les désastres guerriers et les guerres civiles, toute notre âme lyrique et épique suprêmement réalisée. Je ne sais pas d’époque littéraire comparable à celle-là, où tout se rejoignait, conformément à l’immémorial dessein de notre race, pour être de la France.

Il y eut un incident.

Lieutenant d’artillerie dans l’armée péruvienne, M. Della Rocca de Vergalo, né à Lima, exilé de son pays, vivait à Paris très misérable et très honnête avec un tout petit enfant qu’il adorait ; c’était, — je dis : c’était, mais j’espère bien qu’il vit encore, — un excellent homme plein de chimères ; et, comme il était Péruvien, il fonda une poésie française ; déclarant tout net que, désormais, notre poésie serait vergalienne, ou ne serait pas. Ces étrangers ne doutent de rien.

À vrai dire, ce serait une assez médiocre facétie que de considérer M. Della Rocca de Vergalo, cet ingénu excessif, comme le créateur ou le premier chef de l’école dite décadente ou symboliste, de laquelle j’ai à parler maintenant. Pourtant il faut bien reconnaître que, le premier, il s’avisa de certaines innovations où s’accorderont bientôt quelques-uns, et non les moindres, de la génération poétique presque récente encore. Le premier, en notre temps du moins, il a supprimé la majuscule au commencement de chaque vers, la considérant, dit-il, comme un ridicule « artifice typographique ». Hasardeusement il conseilla de revenir à l’Inversion « non seulement dans la phrase, mais aussi dans les pensées » ; il admit les suites prolongées de rimes masculines ou de rimes féminines, affirma que l’on pouvait ne pas compter l’e muet même quand il ne s’élide pas, — « l’e muet final ne se prononçant jamais », — et que rien n’empêchait de placer dans le corps d’un vers tous les mots terminés par un e muet « sans les faire suivre d’un mot qui commence par une voyelle » ; il déclara que le hiatus reprenait sa place dans le vers français et y resterait à jamais ; et, surtout, il inventa la strophe Nicarine, composée soit de vers de neuf syllabes, soit de vers de onze syllabes, soit de vers plus longs, avec la césure mobile, dite vergalienne. N’v a-t-il pas ici quelque chose qui annonce la prochaine apparition de ce qu’on allait appeler le vers libre ? D’ailleurs, dans son petit livre intitulé la Poétique nouvelle et qui parut chez Alphonse Lemerre en 1880, Della Rocca va jusqu’à dire : « composez des vers Nicarins, c’est-à-dire des vers libres et fiers ! » Il ajoute : « ce ne sont pas non plus des lignes de prose, parce qu’ils sont mesurés ; sous ce désordre apparent, le rythme n’en subsiste pas moins » ; et, plus loin : « ces vers se lisent d’une seule haleine, ils sont pleins, immenses, spacieux ; ils sont faits d’un seul coup de pinceau, ils sont larges et copieux ». Enfin, prophète, il s’écrie : « Ce vers fera école, parce que ce vers, c’est le progrès, c’est la réforme, c’est la révolution. Il nous fallait un monde nouveau, une vie nouvelle et nous avons trouvé tout cela… C’est à vous que nous parlons, ô jeunes et vaillants poètes ! C’est à vous que nous nous adressons, ô sublimes poètes à venir, qui nous jugerez, qui nous imiterez et applaudirez ; car il faut du temps pour comprendre et accepter les réformes, et admirer les révolutions. » Et notez que l’en-avant du digne Della Rocca ne demeura point sans écho. « J’avoue, dit-il, que le Livre des Incas, mon dernier volume de poésie, écrit tout entier d’après les formules de la poétique nouvelle, a eu un grand succès de lecture et de presse. » Des poètes de France complimentent ce novateur péruvien ; Henri de Bornier lui écrit : « Vous avez une note personnelle, ce qui est rare » ; Stéphane Mallarmé s’écrie : « Avec quel intérêt profond j’ai lu votre beau livre ! » À vrai dire, Mallarmé ajoute prudemment : « Le seul petit reproche que je me permettrai de vous adresser, c’est d’avoir quelquefois poussé plus loin qu’on n’ose le faire ici même, certaines modes récentes d’unir les vers, qui tendent à supprimer l’hémistiche placé sur un mot rapide ou de son muet. Vous vous devez d’être plus sévère qu’aucun de nous, sur ce point. » Il semble que le perspicace Stéphane Mallarmé prévoyait déjà que, sur ce point, d’autres exotiques se montreraient bien moins sévères encore. Quant à Sully Prudhomme, il ne laisse pas, avec un air de se récuser, de réfuter, comme s’il la prenait au sérieux, la théorie vergalienne : « Il m’est impossible de vous donner mon jugement, car je ne me sens pas compétent en matière de réformes de notre versification française. Je ne crois pas qu’elle soit née, telle qu’elle est, du caprice des poètes ; elle me semble être un fruit naturel de notre langue. »

Cependant, je le répète, il ne faut pas accorder trop d’attention aux inventions nicariennes ; ce qu’on en peut dire n’a guère d’autre intérêt que celui d’une anecdote divertissante ; et le très estimable Della Rocca de Vergalo est un excellent homme, un peu ridicule, féru, comme beaucoup d’étrangers, de transporter dans notre langue les règles prosodiques et même grammaticales de sa langue natale.

Que l’aimable poétesse Marie Krysinska veuille bien me pardonner si je ne prends pas beaucoup plus en considération la légende qui la présente comme la sainte-Jeanne-Baptistine de l’école vers-libriste ; sans doute, elle a publié des « lignes » ressemblant à ce qu’on allait appeler des vers libres, à une époque où, malgré les indications ironiques de Charles Cros et les consentements paresseux de Mme Nina de Villard, on n’en imprimait pas encore de telles. Mais quoi ! la jeune Polonaise faisait-elle bien exprès, tout à fait, de s’exprimer en cette forme ? ne fut-ce pas, peut-être, à l’imitation des strophes traduites de Henri Heine, gardant quelque rythme dans la version française et quelque air de mesure dans la disposition typographique, qu’elle composa les premiers de ses délicats et émus ouvrages ? En vérité, je pense que, satisfaite d’être célèbre pour l’aimable spontanéité de ses vers (puisqu’on dit que ce sont des vers), Marie Krysinska fera bien de ne point prétendre à la gloire d’avoir été une novatrice. Qu’elle se garde bien, d’ailleurs, de renoncer à la prosodie éparse, qui lui est familière ! Mme Rachilde, extraordinaire romancier lyrique, qui n’est pas encore à sa vraie place dans l’admiration, critique aussi, critique ardent et subtil, a dit avec une fine justesse : « Le vers libre est un charmant non-sens, un bégaiement délicieux et baroque convenant parfaitement aux femmes poètes dont la paresse instinctive est souvent synonyme de génie. »

Il faudrait peut-être, — parlant des origines du vers libre, — prendre en considération, non pas les merveilleux petits tableautins de Gaspard de la Nuit, d’où toute cadence qui éveillerait l’idée du vers est soigneusement écartée, ni les poèmes en prose de Charles Baudelaire, qui, hormis dans deux ou trois pages, n’ont voulu être et ne sont en effet que de la prose, mais certaines compositions lyriques et épiques de M. A. de l’Estoile (Louis de Livron), pur et large esprit, écrivain au beau rythme, et surtout le Livre de jade, de Mme Judith Gautier, aux stances exquisément sonores et mélodiquement mesurées. Moi-même, si je m’en souviens bien, (on ne s’attendait guère sans doute à me voir en cette affaire), j’écrivis à dix-neuf ans, en assez grand nombre, tout de suite après la Revue fantaisiste, des stances de prose rythmée, çà et là assonante, avec des retours de phrases pareils à des refrains ; et elles avaient bien la prétention d’être presque des vers. On peut les retrouver à la fin d’un de mes premiers volumes de contes : Histoires amoureuses, le seul livre que j’aie publié chez l’éditeur Alphonse Lemerre. Mais c’étaient là de menus jeux d’esprit, récréations entre les véritables poèmes, et qui n’aspiraient pas du tout à bouleverser l’art poétique français. Qui m’eût dit qu’une école naîtrait d’une amusette ?

Donc, je m’y accorde, c’est dans l’œuvre inachevée de Jules Laforgue, et dans celle, plus définitive et qui s’accroît chaque jour, de M. Gustave Kahn, qu’il faut chercher la théorie et la première pratique précises — dans tant d’imprécision — d’une prosodie qui, naguère, fut nouvelle.

Tout de suite écartons cette dénomination absurde : les Décadents. Imaginée on ne sait plus par qui, — car les sots disparaissent vite, ne se remontrent que pour dire : je vous assure que ce n’est pas moi, — quelques jours acceptée, non sans un dandysme qu’ils regrettèrent bientôt, par deux ou trois poètes jeunes alors, cette épithète : décadent, est parfaitement stupide, n’a aucun sens, ne saurait avoir aucun sens. Qu’est-ce que cela signifie, la décadence ? où prend-on la décadence ? est-ce que Virgile est un décadent quant à Ennius, Lucain quant à Virgile, Claudien ou Ausone quant à Lucain ? À ce compte-là, Homère, comme le disait Villiers de l’Isle-Adam, serait un poète de la décadence ; Valmiki aussi, puisqu’il procéda si lointainement du père de famille arien improvisant, après avoir frotté les deux planchettes d’arani, un hymne en l’honneur d’Yama qui ne veut pas renaître. Fut-il vrai d’ailleurs qu’il y eût des époques de décadence, les âges futurs en seraient seuls juges ; et ces paroles : nous sommes des Décadents, sont aussi parfaitement imbéciles que ce mot d’un héros de vieux mélodrame : « Nous autres, hommes du moyen âge ».

Ainsi, Décadents, pas du tout.

Symbolistes, à la bonne heure.

Je retiens cette dénomination, d’abord parce qu’elle est celle qu’acceptèrent le plus généralement un bon nombre de poètes ; ensuite parce que la sonorité en est belle et que le sens n’en saurait être que noble. Mais il s’agit de s’entendre, et c’est ici que vont commencer les difficultés. Le Symbole, qu’est-ce ? Après les significations purement historiques, les dictionnaires disent : « Figure ou image employée comme signe d’une chose ». Les dictionnaires ne disent pas tout : le Symbole nous apparaît, au point de vue poétique, à la fois plus vaste et en même temps plus spécialisé. L’emploi du symbole, en poésie, c’est, me semble-t-il, l’art, d’ailleurs instinctif, d’éveiller dans les âmes des sentiments, des souvenirs, des espoirs, des rêves, que le verbe n’exprime ni totalement ni immédiatement. Par le symbole, le poète, tout en disant ce qu’il dit, fait entendre autre chose ; et, grâce à de mystérieuses analogies, la Parole convie, restrictive à la fois et suggestrice, à la perception de l’inexprimé.

Mais, en ce cas, tout le monde serait d’accord, et les poètes appelés symbolistes n’auraient rien inventé du tout. Car, vraiment, si nous laissons de côté les chansonniers de chansons à boire et les rimeurs didactiques, quel est donc le poète qui n’a pas dit, qui du moins n’a pas espéré dire plus qu’il ne disait en effet, qui n’a pas espéré que chacune de ces paroles aurait d’esprit en esprit un retentissement différent du son premier, quoique congénère, et deviendrait, très au loin, à travers le temps et le lieu, dans quelque âme inconnue, sa propre âme qu’il ne voulut point, ou n’osa point préciser toute ? En 1829, Pierre Leroux, à propos des Orientales, écrivait de Victor Hugo : « On pourrait définir cette partie de sa manière, la profusion du symbole. » Et tous les sublimes poèmes sont des apocalypses.

Donc, je le répète, si c’est ainsi que les Symbolistes entendirent le symbole, ils n’ont rien inventé. Au reste, M. Maurice Barrès semble bien près de le croire. « Je ne m’attarderai pas, écrivit-il, à démontrer que cette formule (celle des Symbolistes) exprime la tendance de l’art tout entier, car j’entrevois que cela nous mènerait à affirmer que l’histoire du symbolisme se mêlerait avec l’histoire de l’art lui-même, et cette constatation qui fortifie, selon les uns, la situation de nos symbolistes, puisqu’elle leur donne d’excellents ancêtres, pourrait, selon quelques autres diminuer l’originalité de leur esthétique. » Mais M. Maurice Barrès n’a raison qu’à demi ; la vérité c’est que le symbole des Symbolistes n’est pas tout à fait le symbole tel que le conçurent de tout temps les poètes. Il en dérive, certes, car on est toujours le fils de quelqu’un ; mais Héraclès, né de Zeus, lui joua de fort vilains tours, entre autres la délivrance de l’homme. Le Symbolisme a-t-il délivré l’esprit poétique ? M. Achille de La Roche, en un article qui fut sans doute, à un moment, le tableau le plus complet des efforts de l’école avant-hier nouvelle, a fort bien élucidé le mystère qui l’enveloppe ; et il cite loyalement cette phrase, écrite dans le Figaro, par M. Jean Moréas : « Le caractère essentiel de l’art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à la conception de l’idée en soi. »

Ici apparaît la différence. La plupart des poètes conçoivent et expriment une idée, en l’espérance qu’elle se développera, se répandra, se subtilisera, jusqu’à être plus qu’elle-même, sans renier sa source première ; tandis que, pour les Symbolistes, l’expression actuelle de l’idée, et l’idée elle-même, n’importent pour ainsi dire pas, à la condition que le mystérieux prolongement en soit obtenu. Ne reconnaissez-vous pas la théorie attribuée à Stéphane Mallarmé ? Eh bien, je ne verrais à ce système aucun inconvénient ; je trouverais même admirable, — jusqu’à un certain point, — que les mots, ne signifiant plus ce qu’ils signifient, ou ne le signifiant qu’à peine, éveillassent non par le sens, mais par le son des syllabes, ou par la couleur des lettres, — il y a là-dessus, vous le savez, un sonnet d’Arthur Rimbaud, — et aussi par leur fonction rythmique dans le vers, des sentiments, des sensations, des idées tellement délicates et exquises ou suprahumaines, que la directe et brutale netteté du verbe ne saurait être suffisante à les produire. Et je voudrais que cela pût être vrai. Mais je doute que cela soit possible. À coup sûr, la bonne foi des novateurs, si jeunes il y a quinze ans, est hors de conteste. Tous, si l’on excepte quelques plaisantins affamés de réclame, que tout le monde dédaigne, furent persuadés, loyalement, qu’ils mettaient leur âme dans les vers où ils voulaient à peine la laisser entrevoir, où ils ne faisaient que la promettre, que l’allégoriser, que la « futuriser ». Et pour ceux aussi qui les entendirent lire leurs vers avec l’inflexion du désir d’être compris, pas trop, elle s’y trouve en effet, peut-être, cette âme, un peu. Mais voilà, il y a l’imprimerie, il y a le livre qui est le livre, qui se laisse lire, mais qui ne chante pas ; il y a le mot, cet affreux mot, clair quoi qu’on fasse, qui, sous peine d’être un bruit vain, absurde, nul, dit la chose qu’il dit, qui résiste à ne pas la dire, qui veut bien consentir à être sans bornes, mais à la condition de commencer par être lui-même, strictement. Le mot est un oiseau au vol démesuré, mais qui s’envole d’une branche, qui ne plane qu’après s’être posé ; et les hirondelles, si elles ne rencontrent pas de mât de navire, se fatiguent à travers l’océan. Il y a cette redoutable netteté de notre langue, il y a cette terrible précision de la langue française, qui ne s’oppose pas au rêve, mais qui exige que ce rêve ait touché terre avant de s’élancer en plein ciel. D’ailleurs, il peut aller aussi haut qu’il veut : l’alouette des sillons est l’oiseau qui va le plus droit au soleil. De sorte que je me demande si l’émotion intellectuelle que les Symbolistes espérèrent mettre dans leurs vers et y mirent en effet, j’y consens sur leur propre témoignage, est en réalité transmissible. Si elle n’était pas transmissible, même à des esprits délicats et impressionnables, à quoi servirait qu’elle se fût produite en des âmes qui nous demeureraient éternellement inconnues ? Ce seraient des âmes de poètes, soit, mais que nous importerait, puisque nous n’en pourrions jamais rien savoir d’une façon qui nous obligerait, à n’en pas douter ? Il est possible, je le veux bien, il est même probable, si on l’exige, que ce vieux berger, là-haut, sur la colline mouvante, qui tricote au haut de ses échasses, et qui n’a guère jamais vu que le sable et le ciel, soit un magnanime rêveur, soit à sa façon un poète. Après ? le sais-je ? en suis-je sûr ? Vous me direz que je ne l’entends pas parce qu’il est trop haut. Eh ! l’on grimpe aux échasses en s’efforçant un peu ; et, enfin, si je suis destiné à ignorer toujours qu’il est poète en effet, c’est parce qu’il l’est en silence, ou en patois.

Mais, je le répète, si je cloute de la transmissibilité de l’âme des symbolistes en d’autres âmes si raffinées qu’elles soient, j’admire avec une franchise parfaite, sans nulle ironie, ce qu’on pourrait appeler la distinction de leur idéal. Ah ! elle serait, non seulement exquise mais parfaitement acceptable, leur chimère, si elle pouvait se réaliser, — réaliser, non, ce mot les alarme, — si elle pouvait se rendre communicable, un peu, presque pas, nous ne sommes pas exigeants, mais enfin, un peu… J’ajouterai même que le mystère poétique ne laisse pas d’avoir un grand charme. Même on pourrait soutenir (à vrai dire, sans tout à fait me convaincre), que, plus nous avançons dans le temps, plus il a sa raison d’être ; il ne serait pas entièrement absurde, celui qui dirait : « Quelles que soient les opinions politiques, sociales, on ne saurait contester le mouvement grandissant, ou grossissant du prolétariat ; et, par une normale antithèse, il se produit un groupement plus étroit, plus jaloux, des forces qui veulent, à tort ou à raison, prétendre isoler, rebrousser la montée populaire. Eh bien, ne serait-il pas logique qu’un phénomène analogue se produisît dans l’ordre littéraire, que deux littératures, ennemies hélas ! existassent désormais ? L’une, d’autant plus empiétante que s’étendrait l’instruction, serait le roman, le poème passionné, le drame, la farce, le drame musical aussi (car, par sa sensualité, la musique, même infiniment subtile, conquiert et possède les foules) ; elle exprimerait, et magnifierait, cette littérature, l’immense instinct unanime ; et c’est en elle, par elle que se manifesteraient les hommes de génie ; tandis que, loin d’elle, plus haut, ou plus bas (car sait-on ce qui est au-dessus, ou au-dessous, et de quoi ?) une poésie étrange, raffinée, perceptible aux seuls initiés, donnant des jouissances exquises et rares, difficile, compliquée, de plus en plus amenuisée, serait l’apanage un peu stérile, mais presque divin, d’une intellectuelle aristocratie. » Soit, à la bonne heure, j’y consens. Mais c’est le Génie et le Peuple, élémentaires et énormes, qui auront raison, et qui triompheront. Prolongement du Romantisme, ce Quatre-Vingt-Neuf, il y aura dans les Lettres un Quatre-Vingt-Treize. Le Naturalisme peut-être. Gare aux ci-devant du Symbole, aux insermentés des petites Chapelles. M. Saint-Georges de Bouhélier aspire à présider le tribunal révolutionnaire. Les Élites, crainte de pis, seront réduites à l’émigration ; ce sera, pour plus d’une, l’occasion de s’en retourner chez soi.

Cependant, leur idéal fut-il atteint, les Symbolistes ne différeraient en somme que par l’excès, des poètes qui les précédèrent, symbolistes moins radicaux.

C’est au point de vue de la technique du vers que presque tous furent et que quelques-uns encore, de moins en moins nombreux, sont vraiment novateurs et révolutionnaires ; et ici, nous allons nous battre.

Vous n’ignorez pas à quel point ils saccagèrent la technique qu’ils jugeaient vieillie, que je crois éternelle. Ils ne se sont pas bornés à supprimer la césure fixe de l’alexandrin, à admettre des rythmes impairs, peu usités, à absoudre le baiser gomorrhéen/continu, des rimes ; ils ont inventé, ou cru inventer, selon les très claires paroles de M. Achille Delaroche : « un vers, une strophe dont l’unité fût plutôt psychique que syllabique, et variable en nombre et en durée, selon les nécessités musicales ». Et ce vers aurait non seulement l’avantage de s’adapter comme une sorte de mouvante enveloppe à toutes les flexions de la pensée, — vous entendez bien, de la pensée-symbole, de la pensée non conçue en soi, — mais l’avantage encore de faire surgir tout entiers le tempérament et la responsabilité du poète, dégagés de la commune discipline] du rythme. J’entends bien ; théoriquement, je suis très intéressé. Il n’en va pas de même, dès qu’il s’agit de la mise en œuvre du précepte. En admettant qu’ils soient voulus sincèrement et artistement, qu’ils ne soient point l’effet du hasard ou de la paresse, les pourrons-nous percevoir, ces rythmes indécis, raccourcis, prolongés, revêtement vague d’une pensée elle-même non exprimée ? Le poète, lui, a chanté son vers selon son rêve et son haleine, mais nous, de qui l’on ne peut exiger que nous ayons absolument le même rêve et la même haleine que lui, retrouverons-nous la mesure de son vers indéfini ? et n’y aurait-il pas, si deux lecteurs même très raffinés lisaient ensemble la même page, un péril de cacophonie analogue à celle qui se produirait si deux violonistes jouaient une mélodie continue, — notez que je dis continue, — écrite sans aucune indication de mouvement, et sans aucune division en mesures ?

Plaçons-nous à un point de vue plus général.

Dans un très conciliant article publié par le journal le Temps, M. Anatole France, philosophe enclin aux équipollences, critique avisé de tout, romancier de qui la perfection déconcerte et poète racinien, à la façon d’André Chénier, dans les Noces de Corinthe, mais esprit souvent désireux sans doute de mettre tout le monde d’accord, — en littérature, s’entend, — M. Anatole France ne laisse point d’approuver, d’excuser du moins la révolution technique tentée par les Symbolistes. Il dit : « La prosodie de Boileau et des classiques est morte ; pourquoi la prosodie de Victor Hugo et des romantiques serait-elle éternelle ? Oh ! si notre prosodie était soumise à des lois naturelles, il y faudrait bien obéir, à ces lois, mais visiblement elle est fondée sur l’usage et non sur la nature. » C’est précisément ce que nie Charles Baudelaire, aussi compétent que M. Anatole France, dans les lignes suivantes, nettes, simples, belles, et, à mon sens du moins, irréfutables : « Je ne crains pas qu’on dise qu’il y a absurdité à supposer une même méthode appliquée par une foule d’individus différents. Car il est évident que la rhétorique et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel ; et jamais ni les prosodies ni les rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles ont aidé à l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai. » À cela on pourrait ajouter que, même en dehors du domaine de la forme, trop de liberté, je veux dire l’absence de toute borne et de tout obstacle, ne serait pas favorable à l’essor de la plus inventive imagination ; par exemple, il n’existe pas de véritable beauté dans les parties seulement féeriques, arbitrairement féeriques, des poèmes-féeries, des pièces-féeries ; et il faut créer des lois au miracle pour que les faits miraculeux inspirent quelque intérêt au lecteur ou au spectateur. Mais revenons à l’aimable plaidoyer de M. Anatole France, qui continue ainsi : « La suppression de la césure n’est qu’un pas de plus dans une voie dès longtemps suivie, le vers brisé devait conduire au vers à césure mobile, lequel aboutissait au vers sans césure ; c’était nécessaire. » Eh bien, je crois que M. Anatole France, ici, n’est point dans le vrai. Non, les libertés prises par les vers-libristes, — libertés qui, d’ailleurs, ne se bornent pas à la suppression de la césure, — ne sont pas la suite nécessaire des libertés conquises par les poètes précédents. Au contraire, on peut proclamer, (je ne parle que de l’alexandrin, le plus parfait de nos vers, pour ne pas compliquer mes explications), on peut proclamer, dis-je, que notre vers de douze syllabes, depuis qu’il exista — depuis le Cantique en l’honneur de sainte Eulalie, où il y a un alexandrin, très beau, — jusqu’aux premiers poèmes symbolistes, n’avait jamais varié essentiellement. En dépit de dissemblances extérieures, non pas intimes, il ne cessa jamais, depuis qu’il fut lui-même, d’être lui-même. Pour ne pas remonter aux origines presque immémoriales, par quoi le vers de Malherbe diffère-t-il de celui de Ronsard ? par un peu plus de précision dans la tenue et un peu moins d’envolement dans le rythme ; mais c’est l’alexandrin. Corneille a le même vers que Régnier, Chénier a le même vers que Racine ; des « licences », peu à peu, seront autorisées ; la césure, sans être supprimée tout à fait, se déplace ; l’enjambement se multiplie, le rejet s’accentue ; mais l’alexandrin demeure lui-même avec cette seule différence que ce qui était exceptionnel devient plus fréquent, que ce qui paraissait extraordinaire semble tout simple ; mais il n’y a pas dans Victor Hugo, il n’y pas dans les plus osés versificateurs de la période dite romantique ou de la période dite parnassienne, un seul rythme d’alexandrin qui n’ait eu son exemple dans les vers des poètes les plus classiques et le plus soumis à la règle. Insistons sur ce point. Chez aucun poète moderne, les vers-libristes exceptés, ne se rencontre, si brisé que soit son rythme, un seul alexandrin dont la « dislocation » n’ait eu, rarement peut-être, n’importe, quelque exemple, à diverses époques de notre littérature poétique. M. Anatole France a confondu la guerre civile avec la guerre extérieure ; les dix syllabes entre la première syllabe et la rime n’ont pas toujours été d’accord, se sont querellées, se sont battues, colletées, se sont prises à la césure, mais la forme totale, la dimension parfaite de notre vers, comme une heureuse patrie, a gardé ses frontières. Il y a eu révolution à l’intérieur, il n’y avait jamais eu « invasion », et si Banville, Glatigny, Mendès ont fait, il y a vingt-cinq ans, des vers ternaires, que certains symbolistes dénommèrent avec moins de simplicité : « dodécapopes tripartites », — Corneille en a fait aussi.

En outre les vers-libristes s’en sont pris à la Rime ; la supprimant tout à fait, ou presque tout à fait, la remplaçant, pas toujours, par l’assonance tantôt aux fins de vers, tantôt dans le cours des vers. Je sais ce qu’on a dit contre la rime : qu’elle oblige à des détours de pensée, à des torsions de phrase, et qu’elle lasse enfin l’oreille par le retour de sonorités prévues. Pour ce qui est de la gêne qu’elle impose, assure-t-on, rien de plus saugrenu qu’une pareille idée. Quel est l’artiste, l’ouvrier poétique, si vous voulez, vraiment digne de ce nom, qui ne se soit rendu assez maître du langage, assez bon ordonnateur des mots pour que la Rime, loin d’être ce qu’elle semble exiger d’être, ne soit ce qu’il lui plaît, à lui, qu’elle soit ? et je ne pense point que les vers-libristes aient formé seulement le médiocre dessein de se dérober à un effort ; il ne faut jamais, quand on veut gagner le beau, enjeu suprême, « jouer la facilité ». Puis, la rime résulte-t-elle, en effet, d’un effort chez les poètes véritablement doués du don de l’art, don naturel aussi ? et l’idée ne s’érige-t-elle pas dans l’esprit, tout d’abord ornée ou armée des deux mots-rimes, des quatre mots-rimes, de qui la sonorité est comme lumineuse ? Quant à l’ennui que pourrait produire le retour des mêmes sonorités, — si l’on écarte la coutume des rimes trop riches, qui ne sont guère de mise que dans les poèmes bouffons, et dont, grandiosement ou passionnément lyrique ou épique, se garde tout vrai poète, — je n’en suis pas du tout d’accord. La rime n’est pas forcément prévue, c’est-à-dire banale ; elle paraît neuve, rare, si elle est adaptée à l’idée ou à l’image neuve, rare, par un délicat artiste ; mais, fut-elle pressentie, elle n’a rien de fastidieux si elle est l’expression simple, normale, d’une pensée, d’un sentiment, simples aussi et logiquement développés, qui devaient être exprimés. Inusitée, elle est une surprise, un plaisir subtil ; attendue, elle est une satisfaction. Mme de Staël a dit délicieusement : « La Rime est l’image de l’espérance et du souvenir. Un son nous fait désirer celui qui doit lui répondre, et, quand le second retentit, il nous rappelle celui qui vient de nous échapper. » La rime offre en outre cet avantage admirable, que le mot où elle se pose, devenant comme souligné par un son, plus remarqué, aide, chez tout bon poète, à l’expression plus intense d’une part de l’idée, de la part principale de l’idée s’il a bien su distribuer celle-ci ; et, enfin, les langues insuffisamment « accentuées » ne sauraient renoncer à la rime sans, renoncer au rythme lui-même qui, comme à des clous d’or, y suspend, y précise la ligne de son ondulation. Non moins en renonçant à la rime qu’en dispersant les mesures, les vers-libristes ont contrevenu à la loi du vers français.

Et c’est ce qui, pour la prosodie des symbolistes, malgré l’appui que lui prêta la complaisance d’Anatole France, c’est ce qui, pour l’avenir de cette prosodie, m’a toujours inquiété. Anatole France dit lui-même : « Ah ! si notre prosodie était soumise à des lois naturelles, il y faudrait bien obéir, à ces lois. » Eh bien, quand un vers, sous une forme toujours la même en dépit des discordes intimes, a traversé tant de siècles, a reçu dans cette forme la pensée ou le rêve des esprits les plus différents, les uns fous, les autres sages, les uns bourgeois, les autres excentriques, ceux-ci modérés, ceux-là révolutionnaires et outranciers, quand il est demeuré immuable, lui seul, parmi toutes les diversités des temps et des écoles, quand il a été accepté, sans modification fondamentale, par tous les inspirés de toute une race, n’en doit-on pas conclure qu’il est mieux que le résultat d’une règle arbitraire, mieux qu’une chose nécessairement peu durable, mais que, par de mystérieux accords qu’il faudrait rechercher, qu’il ne serait pas impossible de constater, il tient à l’essence même de notre race et de notre langue, d’où il est issu ; et qu’on ne saurait le transgresser sans trahison à notre patrie intellectuelle ?

Maintenant, ma tâche sera plus agréable, car, sans m’arrêter davantage aux discussions de systèmes et aux aridités techniques, je parlerai des poètes eux-mêmes qui, par rang de date, se placent tout de suite après les Parnassiens, des poètes que, il y a quelques années, on appelait encore les nouveaux poètes ; quelques-uns, d’ailleurs, ne furent pas symbolistes, ou ne le sont plus, et beaucoup qui étaient vers-libristes ont cessé de l’être.

Faut-il, selon qu’en ont donné l’exemple des anthologies récentes, donner comme frères aînés, presque paternels, à cette génération d’esprits, — pour ne plus parler de Paul Verlaine et de Stéphane Mallarmé, de qui assez généralement elle se réclame, — ces deux poètes « maudits », selon le mot du pauvre Lélian, qui ont eu nom Tristan Corbière et Arthur Rimbaud ? Ce serait, je pense, lui faire injure ; on ne voit pas bien d’ailleurs qu’il y ait même un lointain air de famille entre eux et elle qui, sans doute, ne les élut parents que par un généreux caprice d’admiration.

Il est difficile, malgré les miséricordes que l’on doit aux avortements douloureux et aux existences enguignonnées, de trouver en Tristan Corbière autre chose qu’un Pierre Dupont bassement transposé, vilainement parodié : un Pierre Dupont sans grandeur, sans bonté, sans amour, sans chimère hautaine, non pas des ateliers et de la rue ni des cabarets où s’attablent, au retour des escapades à travers les paysages pleins de légendes consolatrices, les misères sociales et les rancunes de la faim, mais des bourgades marines qui sont comme la banlieue de la mer, des routes âpres bordées d’ex-voto et des guinguettes où prie et se soûle la multitude humble et brutale des Pardons ; un Pierre Dupont à la fois plus et moins artiste, volontairement débraillé, chez qui les « négligences » proviennent de l’impertinence qui défie, non d’une candeur forte. En réalité, Tristan Corbière n’ignore rien de tout ce qu’il feint de ne pas savoir, envie tout ce qu’il se donne l’air de dédaigner ou de mépriser ; son apparente simplesse est faite de malignité et d’impudence rageuse. Mais, elles-mêmes, ni son ironie ni sa brutalité ne sont originales. Regardez bien : il y a le mauvais sourire de Henri Heine dans la « fringance » de sa drôlerie hasardeuse ; regardez mieux : vous découvrirez la charogne baudelairienne au bord du chemin odorant de l’encens des chapelles. En outre, Jules Laforgue n’a pas eu tort de reconnaître dans l’art de Tristan Corbière le haché romantique.

Pour ce qui est d’Arthur Rimbaud, bien loin d’avoir rien innové du tout, il fut, non sans intensité d’ailleurs, avec quelque chaude violence d’éclat, un exaspéré Romantique attardé ; et voilà, pour le Symbolisme, un imprévu initiateur. Une métaphore si prolongée qu’elle soit, — je pense au Bateau ivre, par instants admirable, — une métaphore étirée, étirée encore en strophes et en strophes, ne saurait constituer véritablement un poème symbolique ; on n’y peut pas même voir une allégorie ; ce n’est qu’une figure de rhétorique, démesurée. Dans d’autres morceaux qui sont sans doute la part la plus frappante de son œuvre, (je songe aux Effarés, aux Pauvres à l’église, aux Premières communions et même aux Chercheuses de poux), l’intention symbolique d’Arthur Rimbaud paraît bien improbable. La vérité, c’est que, le plus souvent, il s’efforce à l’expression excessive, mais directe, de ce qu’il éprouve, de ce qu’il imagine, de ce qu’il voit. Et, romantique, — le Sonnet sur la couleur des voyelles n’a rien qui me contredise, — il l’est quant à la forme aussi. Son vers, à la rime riche et qui veut être rare, son vers rude, cassant, cassé, cacophonique, (chaque strophe faisant l’effet d’un panier plein de tessons de bouteilles), très souvent bouscule le rythme strict, mais n’a rien qui l’outrepasse ou le rompe. C’est pourquoi, je pense, Stéphane Mallarmé, rigide observateur toujours des règles essentielles de notre prosodie, et Paul Verlaine, qui s’y soumit presque toujours, hormis dans quelques improvisations sans valeur, approuvèrent et estimèrent ce vers. Un exemple. « La circulation des sèves inouïes ». Cet alexandrin, qui est d’Arthur Rimbaud, ne semble-t-il pas avoir été écrit, en marge du Satyre, par un jeune poète enthousiaste de Victor Hugo jusqu’à l’imitation servile ? Mais l’auteur des Illuminations ne se haussait que trop rarement à accepter la discipline, — qui laisse toute la liberté, — des grands créateurs ; et, par le tohu-bohu impertinent, et amusant, des idées, par l’incohérence d’ailleurs pittoresque de l’image, par l’excès furibond de la couleur, il ressemble surtout, — réactionnaire frénétique et non pas novateur, je le répète, sorte de Jeune-France ressuscité, — à ces emphatiques et extravagants bouzingots de la cohue romantique, qui ne furent que les bouffons du roi Génie. L’analogie n’est-elle pas manifeste (même au point île vue du symbole, si l’on veut voir du symbole partout) entre le Bateau ivre et le Prologue de Madame Putiphar ? Ce qui paraît distinguer Arthur Rimbaud, ce n’est guère que la vilenie ou la malpropreté (pas toujours, grâce au ciel !) des sujets auxquels il s’adonne. Mais cette « originalité » même, assez banale d’ailleurs, que les Symbolistes, esprits vagues et hauts, jamais sans doute ne songèrent à approuver, ne lui est pas entièrement personnelle ; il la reçut du moment où essayaient de triompher en littérature, vils et bas imitateurs de l’épique Émile Zola, les goinfres du laid et les renifleurs de l’ordure. De sorte que, malgré un très réel talent estimé de tous les lettrés, Arthur Rimbaud, qui dut une gloire peu répandue à un généreux complot d’amicales louanges et quelque renommée moins restreinte à l’aventure mystérieuse de sa vie, ne semblera guère dans l’avenir, je pense, qu’un Pétrus Borel naturaliste.

Mais Jules Laforgue, mort si jeune, tombé au seuil des rêves, fut un esprit triste et charmant ; c’est, sans doute, pour rester charmant sans cesser d’être triste, que ce poète se complut à l’ironie, une ironie pas méchante, qui sourit. Il y a une petite bouderie puérile dans sa façon de se moquer ; il est mécontent et hausse l’épaule, comme le bébé puni à tort qui piétine dans, un coin de la chambre. S’il est, en effet, le premier aîné, l’initiateur d’où émana la poésie appelée symboliste, elle a un ancêtre-enfant. Par la tendresse qu’il dut inspirer à ceux qui avoisinèrent, qui furent comme tentés de protéger sa grâce fragile, presque sacrée par sa fragilité même, on s’explique la sorte de culte dont plusieurs l’environnent. Les tout petits saints ne sont pas les moins aimables. On vénère Jésus-Christ, on raffole du petit Jésus. Mais, — se gardant de confondre le bourrelet avec la couronne d’épines, — il ne faut pas exagérer la religion pour les Bambinos, qui n’ont point grandi en Rédempteurs. Jules Laforgue fut un délicieux commencement. De quoi ? il serait bien difficile de le dire avec quelque certitude. Des Complaintes jusqu’aux Moralités légendaires, rien que de l’inachevé, qui voudrait bien qu’on l’acceptât pour de l’imprécis, et, dans cet inachevé, ou cet imprécis, il y a un peu de tout, en tout petit, comme dans une ébauche de microcosme. Vous y trouverez une chimère balbutiante, assez personnelle, et du rêve général, à côté de la sentimentalité sceptique de Henri Heine ; de l’épopée en miniature, du lyrisme en cataractes de pèse-goutte, du symbole de fait divers, de la satire à griffes de jeune chat, et l’Idéal et le Calembour. Tout cela s’agite, se heurte, se caresse, s’évanouit en un tohu-bohu de billevesées (billevesées, dans le sens de « bulles de savon ») claires, légères, lumineuses, coloriées. Vous est-il arrivé jamais, adolescent encore, de regagner, seul, après quelques verres de champagne, votre logis, le soir, le long de l’allée de printemps, sous la beauté infinie d’un ciel d’étoiles ? On est un peu gris, et, — c’est le calembour, — le ciel est si bleu ! Tout, à la fois, les espoirs, les déceptions de l’amour, et le dédain, et le charme des choses, et l’ennui d’être pauvre, et l’enchantement de la vingtième année, vous passe par l’esprit, s’en va, revient, tournoie, se fait parole, un peu, image, très vaguement, rythme, à peine, rimes, presque pas… On croit que ce sont des vers, oui, peut-être, des vers, exquis, rares. Mais, demain, on ne pourra pas les écrire, parce qu’on les aura oubliés, ou parce qu’ils n’ont jamais été. C’est à ces imaginations séduisantes et vaines, disparaissantes, que fait songer la poésie de Jules Laforgue, — libellule envolée en parfums, diaphane frémissement d’ailes presque invisibles, qui ne se pose point.

Plus volontairement poète, (ce mot « volontairement » implique dans ma pensée un rare et bel éloge, car si l’inspiration est indispensable au poète, la volonté, don aussi, qui choisit, règle et coordonne, ne l’est pas moins), Gustave Kahn m’apparaît comme un inventeur très divers, très puissant et très délicat. Si l’admiration qui lui est due, et que, du reste, plusieurs jeunes hommes lui témoignent, ne s’accompagne pas généralement de plus d’ardente sympathie, c’est, je crois bien, parce que beaucoup d’esprits sans méchanceté, peu enclins à se réjouir de la peine qu’on voulut faire aux autres, s’efforcent en vain d’oublier l’acerbité avec laquelle, — critique d’autant plus coupable qu’il est érudit et sagace, — il malmena plusieurs de ses aînés, probes, vaillants, admirables ; un bel enthousiasme pour un poète, grand entre tous, (c’est Léon Dierx que je veux dire), ne rachète pas l’injustice de tant de dénigrements, seulement motivés, en réalité, par des différences de théories poétiques ; non plus qu’il n’excuse d’exagérées condescendances envers qui se soumit à la discipline préférée. Mais c’est du poète Gustave Kahn que je dois parler ici. Quel esprit, parvenu à ne plus s’irriter des rythmes boiteux, cassés, et des vers qui ne riment point, ou qui riment parle retour fastidieux des mêmes mots, ne suivrait avec charme la rêverie errante dans les Palais nomades, aussi lointainement, aussi idéalement vagabonds que la Maison du berger ? Et il me semble bien que le Livre d’images, où abondent en brefs tableaux saisissants aux changes pittoresques de cinématographie versicolore, la grandeur et les familiarités de l’épopée, l’ingéniosité et la grâce du conte, est destiné à se maintenir dans les bibliothèques où l’on place les ouvrages qu’on relit ; M. Gustave Kahn s’y originalise surtout par l’abondance et l’imprévu dans la trouvaille des métaphores ; elles surgissent, sans effort, comme naturellement, comme, dirait-on, par la faculté même de l’esprit à concevoir les analogies, ou les différences, entre les êtres et entre les choses ; à vrai dire, — l’auteur peut-être les voulait ainsi, — elles ne sont pas marquées d’un trait fort, elles manquent de ferme contour, bientôt leurs rebords s’amollissant, elles s’estompent dans la mémoire, s’effacent tout à fait ; n’importe, un instant elles firent impression ; leur vague même, en sa fugacité, les rendait plus séduisantes. Mais plus encore qu’aux images du Livre d’images, il faut se plaire, — en ces menus volumes : Chansons d’amants, Domaine de fée, La Pluie et le Beau Temps, — aux petits poèmes d’amour, tendresses, caresses, ironies, passion vraie, fausse aussi, et câlinerie, et détresses maniérées, et tant de grâce, tantôt plaintive, tantôt sournoise, tout cela épars dans le songe d’une chère réalité. Ce sont comme des fêtes galantes, et féeriques, lumineuses, pâles aussi, et qui sourient, et qui pleurent dans le parc nocturne d’une âme lunaire.

M. Jean Moréas, qui publia les Syrtes en décembre 1884, défendit d’abord impérieusement la doctrine de l’école symboliste, ou sa propre doctrine, puis fonda l’École Romane, en compagnie, si j’ai bonne mémoire, de MM. Raymond de La Tailhède, Maurice Du Plessys, Ernest Raynaud, moins fameux que leur jeune maître ; enfin, par une heureuse évolution, il cessa de ronsardiser en vers peu réguliers ou tout à fait libres, pour ronsardiser en vers classiques ; on pourrait suivre, peut-être, personnalisé en ce seul poète, tout le mouvement de la poésie naguère nouvelle, qui des anarchies premières déjà retourne, retournera plus définitivement encore, aux justes règles, nécessités de notre race, et dociles directrices de la vraie liberté des inspirations. Mais c’est au personnel génie de M. Jean Moréas plutôt qu’à des questions de technique que cette page doit être consacrée. Parfait en ses manifestations récentes, il fut toujours délicat, exquis, heureux ; il a, dans la peine comme dans le délice, dans la plainte comme dans le sourire, la grâce. Que la fleur soit salutaire ou pestilentielle, il est toujours abeille ; et voici la douceur du miel. Qu’il se soit souvenu, qu’il ait voulu se souvenir des poètes de la Pléiade, cela n’est pas contestable ; mais, en réalité, plutôt qu’à eux-mêmes, il ressemble aux poètes qu’ils imitèrent ; il remonte en deçà de la Renaissance française ; on dirait qu’il la précède ; il semble parfois que ce soit elle qui dérive de lui. C’est qu’il est grec bien plus que Ronsard, artiste italien, et autant que Chénier même, — par la destination de son originalité, ou à cause de son origine familiale ? n’importe, c’est de l’esprit grec qu’il tient le goût de l’ordre, de la mesure, le mépris de l’excès, — l’harmonie. Dès les Cantilènes, dès le Pèlerin passionné, ce « tact » dans la pensée et dans l’expression était manifeste. Il s’est affirmé plus évidemment et plus naturellement dans les Stances, où, dégagé de tout souci d’école, et de toute vaine ambition de novateur, M. Jean Moréas se satisfait d’exprimer le mieux qu’il peut, selon son seul instinct et selon sa seule destinée, sa propre âme ; et il nous enchante en l’exprimant. Quelques personnes ont peut-être été un peu loin en prononçant, à propos de M. Jean Moréas, ces mots : « grand poète ». Voilà un excès que doit réprouver M. Jean Moréas lui-même. Il suffit de dire qu’il n’y a pas en ce temps un inspiré plus sincère, un artiste plus sûr, plus charmant, plus fin.

Dès l’année 1886, M. René Ghil commença d’étonner le monde par les théories de musique verbale, d’instrumentation verbale, qu’il exposa dans son Traité du verbe, qu’il mit en pratique dans l’Œuvre non totalement publiée encore et qui, achevée, comprendra trois vastes poèmes : Dire du mieux, Dire des sangs, Dire de la loi. Les théories de M. René Ghil ne manquent ni d’énormité ni de mystère ; c’est de quoi me plaire infiniment. Mais, je suis bien obligé de l’avouer, même le peu que j’en ai cru comprendre (c’est-à-dire que l’humanité, de l’Originel à l’Actuel, doit être signifiée par l’orchestre des mots) ne saurait être exprimé jusqu’en ses subtils détails par mon vocabulaire suranné de vieil écrivain ; il faut que je vous renvoie aux ouvrages techniques de M. René Ghil. Pour ce qui est de son œuvre poétique elle-même, elle choque d’abord par l’obscurité, qui semble faite exprès, de l’idée, et par les rudes heurts, dans des rythmes durs, de mots rares ou pris en des acceptions peu usitées. Mais, quand on s’est familiarisé avec cette ombre et ces cahots, on ne tarde pas d’y démêler de la grandeur, du lointain, et même de la douceur. Parfois, dans quelque petit poème, s’émeut une naïveté de chanson populaire ; plus souvent, parmi les ambitieux poèmes aux efforts d’escalade, tonne, pareil à un clairon d’arrivée, un vers hautain, fort, rayonnant, pareil à ceux de Victor Hugo prophète. Plaise au ciel, — car nous sommes affamés d’immensité neuve ! — que M. René Ghil réalise quelque jour, pour la gloire de l’humanité, ses vastes chimères. Mais s’il lui fallait descendre, même un peu vite, du zénith rêvé, il serait encore, en bas, un poète terrien, de valeur réelle ; un Icare qui pourrait fort bien voleter, sous l’infini, avec les débris de ses ailes.

D’un accord à peu près unanime, — je dis : à peu près, car le moyen que soit acceptée par tous la supériorité d’un seul ? — M. Henri de Régnier passe pour « le premier et le plus célèbre » de tous les poètes qui étaient hier encore les « poètes d’aujourd’hui ». Une chose pourrait m’incliner, personnellement, vers cette opinion : depuis un temps, M. Henri de Régnier fait mine, assez souvent, de retourner vers les formes classiques de la poésie dite romantique ou parnassienne. Mais je m’efforce de ne pas tenir compte, dans mes jugements, de mes prédilections, de mes habitudes. Le certain, c’est que le talent de M. Henri de Régnier, en même temps qu’il charme les esprits par une grâce pure, par une souple élégance, les domine, les courbe à l’admiration, par l’élévation, assez souvent, des pensées, par le bel espace du rêve, par la lumière dans la sérénité. On aurait sans doute le droit de faire remarquer que ce très haut artiste, — l’un de ceux qui naguère se crurent des novateurs, — ne laissa pas tout d’abord d’être visiblement imbu, oui, visiblement, jusqu’à même l’extériorité de ses poèmes, de plusieurs grands poètes qui le précédaient à peine ; il ne saurait être contesté que, en dépit d’intentions symboliques plus affirmées, plus manifestes, selon la mode, il procéda, dès le meilleur de ses premiers livres, de Théodore de Banville, de Leconte de Lisle, créateur ou traducteur, et aussi du Victor Hugo du Groupe des idylles ; les dissemblances, dans les procédés prosodiques, ne dissimulaient que d’un air de nouveauté les analogies intimes et même les ressemblances de forme. C’est à travers ses aînés immédiats que M. Henri de Régnier rejoignit André Chénier, son aîné ancestral. Et ceci est confirmé par de plus récents ouvrages, notamment par des sonnets, d’une extrême beauté d’ailleurs, où il transpose en élégante mollesse, en imprécision vaguement harmonieuse, la force et l’éclat fiers, — imaginez des rubis atténués en mouvant prient de perles, — des illustres sonnets de José-Maria de Heredia. Mais voilà de vains reproches. Il faut bien être (ils avant d’être père à son tour. Après tant de beaux poèmes déjà, M. Henri de Régnier ne manquera pas de nous donner une longue suite d’œuvres plus admirables encore, définitivement personnelles, et d’avoir, devenu un maître à son tour, une belle postérité de poètes. Le titre de son dernier livre de vers calomnie cet heureux et durable artiste ; ses « médailles » ne sont pas « d’argile », mais d’albâtre lumineux et sonore.

De Cueille d’avril, recueil de poésies, à la Légende ailée de Wieland le forgeron, poème dramatique, c’est-à-dire en plus de quatorze années, M. Francis Vielé-Griffin a érigé une œuvre considérable, vraiment digne d’estime par la noblesse de l’effort, par la pureté et la hauteur du songe. En outre, je crois bien que M. Francis Vielé-Griffin partage avec M. Gustave Kahn l’honneur d’être resté fidèle, sans défaillance ni concession, au système poétique qu’il formula l’un des premiers dans les Entretiens politiques et littéraires, avec, si j’ai bonne mémoire, une certitude de soi qui n’allait pas sans quelque acerbe impertinence à l’égard des personnes qui n’étaient pas de son avis. À la bonne heure. Quand on croit avoir raison, il n’y a rien de bien répréhensible à donner trop vivement tort aux autres. Un peu de gaminerie ne messied pas avant la virilité ; les printemps ont leurs jours de colère ; et ces petites giboulées furieuses, même avant de frapper, avaient fondu. C’est donc sans même un ressouvenir de quelque injure à quelques-uns de mes maîtres et à plusieurs de mes amis que j’ai apporté toute l’attention dont je suis capable à relire les livres de M. Francis Vielé-Griffin. J’aurais voulu y prendre plus de plaisir et en garder plus d’admiration. Je vois bien que l’auteur a tenté, — et il n’est pas de plus belle ambition, — d’ériger, symboliquement, l’âme primitive des légendes jusqu’à la plus raffinée manifestation d’art. Mais il me semble qu’un tel idéal, ni dans la Chevauchée d’Yeldis, ni dans Phocas le jardinier, ni dans la Légende ailée de Wieland le forgeron, qui passent pour les chefs-d’œuvre de M. Vielé-Griffin, n’est point du tout réalisé. Pourtant je crois comprendre les poèmes de ce poète. Non, sans doute, je ne les comprends pas. Heureusement. Car s’ils n’étaient que ce qu’ils m’apparaissent, qu’ils seraient peu de chose ! J’aime mieux admettre que leurs beautés réelles, leurs beautés intimes m’échappent à cause d’une incompatibilité d’humeur poétique, causée par la différence d’éducation littéraire et par la distance d’âge, entre l’esprit de M. Vielé-Griffin, seulement mûr, et le mien, déjà vieilli.

N’aurais-je pas dû mentionner plus tôt M. Jean Lorrain, qui, par la date de ses premiers volumes, et aussi par la façon de ses vers, ne laisse pas d’être presque ancien ? Plutôt qu’un vers-libriste volontaire, c’est, me semble-t-il, un parnassien négligé. Mais il a trop souvent combattu avec les Symbolistes pour que je ne lui donne pas le plaisir de le placer parmi eux. À propos d’un poème dramatique — Viviane — que M. Jean Lorrain a fait représenter, j’écrivais, il n’y a pas longtemps : « Lorsque Çakia-Mouni fut tenté, au Jardin des Bambous, par les soixante filles de Pipâ, chacune d’elles voulut le séduire d’un charme différent. Et celle-ci lui apparut resplendissante de pierreries et d’or. Et celle-là passait devant lui en faisant saillir d’une robe rose un sein moins rose à peine. Une autre montrait le petit signe noir qu’elle a dans de la chair de lys, près de l’aisselle. Une autre tournait sur elle-même en une danse molle et précise comme le rythme d’un vers. Et plusieurs passaient en pleurant. Et plusieurs passaient en riant. Cependant le Bouddah ne s’émouvait d’aucune, ni de celles qui étaient presque nues, ni de celles qui étaient royalement parées. Une seule fois, il tressaillit, ce fut quand se promena devant lui, nonchalamment, avec l’air de ne pas le voir, celle des filles de Pipâ (la trente-troisième, je pense), qui “faisait avec de beaux habits comme si ç’avait été de vilains habits”. C’est à la trente-troisième tentatrice de Çakia-Mouni que ressemble la poésie de M. Jean Lorrain. Elle ne s’aperçoit point, dirait-on, de ses richesses, de ses splendeurs, de toutes ses beautés ; elle n’y prend point garde ; elle ne les dispose pas de façon à les faire valoir, à s’en faire valoir. Sa négligence ne boucle pas les ceintures de pierreries, et même ne les ouvre pas exprès. Elle va nonchalante ; elle fait, avec de beaux rêves et de belles images, comme si ce n’étaient pas de beaux rêves et de belles images. » Et je n’ai pas changé d’avis. Le moyen de ne pas être charmé, toujours, par l’imprécision, soit innée, soit volontaire, où se plaît, naïve ou précieuse, — l’un et l’autre ensemble, peut-être, — la chimère de M. Jean Lorrain, par les visions à peine sensibles, devinées exquises, qui s’évanouissent, sans s’être avouées, dans la lumière trouble et molle de ses poèmes pareils à des buées paresseuses ?

Vers le temps où commençaient de se manifester les poètes symbolistes, parut Éphraïm Mikhaël. Il ne leur ressemblait point. Maintenant qu’il n’est plus, il est vraiment trop simple de dire qu’il leur aurait bientôt ressemblé. Tous ses poèmes, dont quelques-uns sont de parfaits chefs-d’œuvre, le font des nôtres, non des leurs ; il est bien probable que, s’achevant selon son manifeste idéal, il nous eût continués, s’il n’était mort, tout jeune.

Peut-on dire qu’en effet il soit mort jeune ?

Il est impossible, désormais, de mourir jeune, tant les âmes en des corps récents sont vieilles déjà d’antérieures existences innombrables ; même dans un tout petit cercueil, ce que l’on porte en terre c’est l’éphémère enveloppe d’un immémorial esprit. Et, parce qu’elles sont si vieilles, les âmes, elles sont tristes, et acceptent avec douceur la mort. Sans garder le souvenir des vies de naguère et d’autrefois, elles éprouvent la fatigue de les avoir vécues ; elles sentent, avant la lassitude des jours nouveaux, la courbature d’avoir porté des âges ; et pareilles à des artisans qui, la veille, peinèrent, elles ne demandent pas mieux que de se rendormir, mal réveillées. Cette inappétence d’un avenir encore après tant de passés, ce consentement, toujours, à ne plus être, Éphraïm Mikhaël les avait en lui, non seulement en lui, mais dans tous les traits de son visage où la plainte de vivre affectait vainement le sourire, dans sa bouche résignée, sans joie ni amertume, dans ses yeux vagues et mélancoliques qui savaient l’inutilité de regarderies choses, et dans son geste, où la franchise et l’allégresse étaient celles d’un fantôme poli, affable, qui feindrait la vie pour ne pas inquiéter les vivants. Et lui, parce qu’il était poète, il n’ignorait pas quelles furent la naissance et les renaissances qui avaient précédé son incarnation actuelle, et la surchargeaient ! La plupart subissent inconsciemment le poids des existences anciennes qui les courbe vers la tombe. Il se souvenait. Aux heures amicales, après que le rythme des vers récités évoqua la montante résurrection des siècles, il disait, presque à voix basse, en longues mélopées qu’écoutaient notre désir et notre peur de nous souvenir comme lui, les traversées de son âme d’une rive à l’autre du temps. Nulle heure, nul lieu de l’humanité où il n’eut espéré, aimé, souffert, souffert surtout à cause de sa foi en la beauté, en l’amour, déçue ! Par instants toutes les larmes des antiques désespérances gonflaient ses yeux. Et, après tant de vains martyres, il aurait convoité le martyre encore ? À quoi bon ? Il était comme un Christ qui, vingt fois crucifié au sommet du calvaire sans avoir sauvé les hommes, voudrait bien tomber mort au bas de la montée, puisque l’ascension s’arrête au gibet, loin du ciel ! Des amitiés peu nombreuses, un amour, — un seul amour, — le tiraient vers la réalité actuelle, l’y voulaient intéresser. Mais il savait trop bien, se souvenant, les inévitables tristesses d’être ami, ou d’être amant, pour espérer, de la poignée de main, ou du baiser, autre chose que d’amères rancœurs. Et sans doute aussi il avait pitié de la belle jeune femme, si dévouée et si constante, qui pleurerait, le cœur brisé, elle aussi, comme les autres des autres vies ! De sorte que, en sa mélancolie bénigne, désillusionné de demain par tant de cruels hiers, cela lui était bien égal d’être ou de ne pas être ; en mourant, il regretterait les beaux vers sonores, aux belles épithètes ; mais il se trouvait dans l’assemblée le jour où Corinne triompha de Pindare ! et durant sa longue maladie, plus longue que ne pensent ses proches (car, longtemps, il la cacha), il vit, paisiblement, sans instinct de recul, sans la prier d’un signe de ne point tant se hâter, la mort venir à lui. Puisqu’il n’aimait pas la vie. Et il avait l’habitude de mourir. Sur le grand lit couvert de fleurs, à côté de la chambre où sanglotait la mère, il avait l’air chagrin pourtant. Quand je me courbai vers lui, pour lui mettre au front mon adieu, je m’étonnai de ne pas voir sur sa face la sérénité où se détend d’ordinaire l’inutile révolte de l’agonie. Il y avait presque du courroux sur ce visage naguère si doux et si résigné. Mais je compris vite pourquoi le cher défunt était triste, pourquoi il en voulait à sa mort. C’était à cause de la peine qu’elle faisait à d’autres. Il était content d’elle, lui, puisqu’elle lui donnait le repos, trop bref hélas ! mais, au moment de s’endormir, il avait songé à ceux dont il était aimé, à celle surtout qui souffrirait d’autant plus qu’il lui faudrait cacher ses larmes ; et, un instant, il avait presque regretté de mourir, parce qu’on le pleurerait.

Il laissait un livre.

Ce jeune homme, cet enfant, laissait un livre qui, tant qu’on parlera la langue française, sera lu, relu, admiré. Il ne s’agit point ici d’attendrir sur une existence trop tôt interrompue (cette mort, cruelle pour nous, ne saurait vous émouvoir, vous, lecteurs indifférents, et qui avez le droit de l’être), ni, surtout, de profiter, — comme on fit à propos d’un Malfilâtre, d’un Gilbert ou d’un Moreau, — de l’apitoiement du public pour lui extorquer un enthousiasme pleurnicheur. Ce mort mérite d’être traité comme un vivant qui se porterait à merveille. Éphraïm Mikhaël avait du talent, non pas parce qu’il n’en aura plus, mais parce qu’il en avait véritablement. L’admiration pour son livre n’est pas une emphase d’oraison funèbre.

Par les soins de quelques amis, — je félicite ici MM. Pierre Quillard, Marcel Collière et Bernard Lazare de leur fervente fidélité à une chère mémoire, — les poèmes d’Éphraïm Mikhaël ont paru chez un éditeur qui, en les éditant, a fait son devoir. (Je souhaite ardemment que, contrairement au proverbe, une fois soit coutume.) Lisez ces poèmes. Vous demeurerez délicieusement surpris de merveilleuses pages, que les plus grands poètes de notre âge seraient fiers de signer et dont la perfection ne saurait être dépassée. Certes, il avait vécu, — comme il le disait, comme il le croyait, — au temps des irréprochables aèdes, et il avait reçu leurs meilleures leçons, ou peut-être même il avait été l’un d’entre eux, l’adolescent qui ouvra ces extraordinaires strophes, lumineuses et solides comme des touffes de pierreries. De plus prestigieux artistes que lui, il n’en fut jamais ! Mais gardez-vous de croire que la préoccupation de l’art, — continue, comme il convient, — nuisît, chez Éphraïm Mikhaël, au libre développement de la personnalité. S’il ressemble à quelques-uns de ses maîtres par la magnanime volonté de la perfection, il est lui-même et lui seul en sa libre pensée. Ses tristesses sont bien les siennes, et il pleure, le cher enfant, nostalgique de tant de ciels de jadis, — l’automne, c’est le passé, — des larmes que ses yeux seuls ont pleurées. La magnificence de ses vers n’en exclut pas la mélancolie, une mélancolie si sincère, si pénétrante. Il est « comme le roi » non pas d’un pays pluvieux, mais d’un royaume ensoleillé où abondent les richesses des mines éventrées ; sa langueur, parmi les éblouissements et les luxes, s’accoude, plus désolée. Chacun de ses poèmes est comme un bûcher de trésors flambants ou rêve un Sardanapale environné de nudités parées de gazes et de perles, mais un Sardanapale qui aurait écrit l’Ecclésiaste. D’autres fois, il fait penser à un royal affligé qui aurait versé, pleur à pleur, tout le sang de ses veines, dans un lacrymatoire d’or incrusté de rubis et de chrysoprases. Lisez, relisez ses vers, vous dis-je ; vous admirerez celui qui n’est plus. Mais nous, en songeant à lui, nous sommes profondément tristes. Ce livre, c’est comme une résurrection de lui-même ; elle nous fait penser à ce qui ne ressuscitera pas. Il est mort, le pauvre enfant. Il était si doux, si exquisément bon. S’il n’aimait pas sa propre vie, il avait tant de tendresse pour celle des autres ; et jamais il n’a eu une mauvaise pensée, jamais il n’a dit une méchante parole. Ce fut une chose horrible quand on nous annonça qu’il était malade, qu’il allait mourir. Justement, nous venions de travailler ensemble pendant bien des semaines, lui, Emmanuel Chabrier et moi, lorsque j’appris qu’on désespérait de le sauver. Il était venu me voir l’avant-veille du jour où le mal le prit pour ne plus le lâcher. Maintenant, il ne sortait plus. Il pouvait à peine nous tendre la main quand nous entrions ; il restait assis sur le canapé, parlant bas, d’une voix très rauque. Il n’était pas aussi mélancolique que d’ordinaire. II feignait d’espérer une guérison prochaine. Ce qu’il espérait, c’était la prompte mort. Mais il avait l’air d’espérer la vie, pour ne pas nous faire de peine. Il rendit l’âme sans trop de souffrance. Puis ce fut ce pauvre corps grêle, sur le lit blanc, avec des jacinthes et des roses blanches ; la mère en pleurs, le père qui ne voulait pas pleurer. Puis les funérailles. Je me souviens que l’un de nous, — tandis qu’on descendait la bière dans la fosse, — aperçut, vêtue de deuil, derrière une stèle, une jeune femme qui se tenait à l’écart, très voilée, comme si elle n’avait pas eu le droit d’être là, de pleurer comme les autres. Celui qui l’aperçut ne la connaissait pas. Il devina que c’était elle. Quand les assistants, après la suprême cérémonie, se furent éloignés, il cueillit une fleur à l’une des funèbres couronnes restées près de la tombe ouverte, et, s’étant approché silencieusement, il l’offrit à la pleureuse voilée, qui la baisa en sanglotant. C’est à la jeune femme qui baisa cette fleur que j’offre cette page funéraire aussi.

Ce sera quitter à peine Éphraïm Mikhaël que de parler ici de trois poètes qui furent ses fraternels amis, et qui semblent avoir gardé quelque chose de son âme. Peu de poèmes sont plus fiers, plus purs, plus noblement mélancoliques que ceux de M. Pierre Quillard, fidèle, comme Éphraïm Mikhaël, à la forme traditionnelle ; et Psyché, la petite âme, s’éveille pour écouter, dans les crépuscules de jadis, sonner la Lyre héroïque et dolente. Non moins classique, M. Marcel Collière, est un rêveur doux et grave, aux œuvres trop peu nombreuses. À vrai dire, M. Ferdinand Hérold ne paraît pas encore avoir pris parti, d’une façon ferme et définitive, pour l’une ou l’autre des théories prosodiques ; et, dans ses vers, réguliers ou non, — de la Légende de sainte Liberata, poème déjà ancien, à ce livre tout récent : Au hasard des chemins, — il y a aussi une incertitude, le vague d’une pensée encore errante. Mais cette incertitude, ce vague, ne vont point sans une très aimable langueur, sans un charme de bercement dans les doutes du rêve ; on se plaît à suivre parmi la mollesse éparse d’une brume lointaine les Chevaleries Sentimentales qui font la quête d’une beauté encore inconnue ; elles la conquerront certainement, par quelque beau plein jour, au son des clairons clairs vainqueurs des pénombres dispersées. En attendant, elles sonnent du cor, plaintivement, longuement, mystérieusement, et c’est un son très doux, là-bas, et là-haut.

Il me semble qu’à côté de ce groupe ami il faut placer M. Stuart Merrill ; mais s’il avoisine les poètes que je viens de nommer, il ne leur ressemble pas ; il est bien soi-même, par l’idée et par l’art ; il éprouve d’une âme personnelle « la vieille volupté de rêver à la mort ». Vu contraire de quelques poètes dissidents qui rentrèrent dans le devoir classique, M. Stuart Merrill s’abandonne à l’excentricité désormais un peu trop banale des longs rythmes épars, sans césures sensibles, rythmes infirmes aux béquilles inégales ; son âme poétique, mélancoliquement lointaine, et que tant de charme distingue, s’y disperse, heurtée, cahotée, comme cassée à des cascatelles de cailloutis. Mais M. Stuart Merrill n’y prend pas garde. Cela s’explique. Si Français qu’il soit devenu par de longs séjours en France, et par la coutume de nos Lettres, il demeure étranger néanmoins ; des formes qui nous chagrinent enchantent sans doute ce compatriote de Walt Whitmant.

Cependant de remarquables poètes belges maintenaient la tradition de la forme classique, romantique, parnassienne, — ce qui est absolument la même chose.

Georges Rodenbach, mort à quarante ans, ne devint pas tout à coup célèbre. À Bruxelles, où il séjourna assez longtemps, quatre livres de vers, le Foyer et les Champs, les Tristesses, la Mer élégante, l’Hiver mondain, l’avaient désigné à l’attention des lettrés sans faire bien nettement prévoir le très personnel artiste, le très mystérieux et très singulier rêveur qu’il deviendrait. Physiquement aussi, il différait encore du « Lui » que les Parisiens ont connu ; au lieu du visage si fin, pâlissant, du sourire si menu, si mince, et de l’allure parfois maniérée mais d’une exquise courtoisie, qui le distinguèrent bientôt, je revois une face presque large, épanouie, un peu rose sous une tignasse presque jaune et toute hérissée, et une abondance de gestes de bon vivant qui consent volontiers à quelque exubérance. Mais toute la rêverie future de ses vers s’alanguissait déjà dans la profondeur de ses yeux vagues, semblables à des yeux de jeune fille souffreteuse de trop d’espérance rêvée, qui aurait longtemps regardé par une rosace de clocher, au crépuscule, l’horizon, là-bas, là-haut, et qui en aurait conservé sous les paupières un reflet d’infini. C’est de cette vision reflétée, des lointains de la nature, dans l’intimité de l’âme, que se singularisèrent ses vers nouveaux d’un charme si personnel, fait d’inconnu à la fois et de familier, fait, si l’on peut dire, de chimérique réalité. Relisez ses romans, ses poèmes, et cette comédie, ce drame, le Voile, poème aussi de mélancolie et de religieux amour. Inachevée, n’importe, l’œuvre de l’auteur de Du silence et du Voyage dans les yeux, ne saurait périr toute. S’il n’avait été qu’un rêveur aux vagues pensées, il pourrait un jour être oublié ; mais il était, en même temps qu’une âme ouverte à toutes les impressions de lointain, de rêve, de forme imprécise, un artiste à l’art volontaire et sûr, savant à fixer, dans l’image et dans le rythme, le songe et le mystère, capable de « coaguler », pourrait-on dire, dans le solide cristal du vers le plus fluide idéal, la plus frissonnante, la plus instable, la plus éparse ombre de la réalité. Car il fut, très longtemps, avec une ténacité qui ne s’amollit que peu de temps avant sa mort, très fidèle à l’art du Parnasse. Très Belge, en effet, Flamand, il a fait connaître aux lecteurs français tous les attraits défunts, délicieux pourtant, des villes où des souvenirs de gloires et de religions mortes palpitent en des ailes de cygnes le long des canaux voilés d’une brume de passé ; et, en nous, s’est prolongée en échos, avec des pitiés de sa désuétude, la prière un peu froide et lividement pâmée de cloches qui sont comme les battements du cœur d’un ciel triste. Son œuvre, avec ses nuages, ses lacs vastes et troubles, ses profondeurs de clarté à peine, et ses sonorités, là-bas, là-haut, de bronzes mystérieux, et toute son inconsistance de songe, évoque on ne sait quel paysage automnal qui semblerait d’abord tout de brumes, mais où les lignes bientôt se précisent, admirables, dans une belle rigidité de neige et de givre ; et ni cette neige ni ce givre ne fondront.

Avec une ardeur plus combative et soutenue d’une fermeté qui n’a jamais fléchi, M. Albert Giraud tenait, en Belgique, pour la pure et stricte technique. Mais il ne vaut point que par cette belle obstination ; son œuvre poétique, où une grande âme que désolèrent l’angoisse de l’inconnu, la défaite des illusions, et la vanité même de la douleur, consent quelquefois au joli, qui amuse et console, reste dans nos mémoires, claire, harmonieuse, solide. Il groupa, dans la Jeune Belgique, les artistes qui ne s’adonnaient pas au vers libre ; ils furent nombreux ; quelques-uns furent tout de suite, ou sont devenus d’admirables artistes. M. Valère Gille, qui effeuilla, d’abord, la marguerite artificielle d’une pelouse de fête galante donnée au pays des fées, a chanté, depuis, les beautés et les héroïsmes de la parfaite Hellas en des strophes fières, vastes, lumineuses, parfaites. Plus sombre, à l’inspiration brutale, au rythme menaçant comme un geste d’incantation, M. Iwan Gilkin, souffre, se lamente, nous épouvante dans la Nuit ; mais voici que pleure en rosée le sourire de l’aube sur les fleurs du cerisier. Wallon, M. Fernand Séverin est un esprit latin, tout imbu de Théocrite ; et, dans ses églogues exquises, où l’ingénuité évite les niaiseries de la puérilité, dont se targuent quelques simplistes, il chante, sur de très savants pipeaux, des pastorales d’amour et de rêve ; la limpidité d’un ruisseau murmurant, pareil à ceux de Sicile ou de l’île d’Eubée dans les prés virgiliens, traverse les champs de Wallonie.

Les Parnassiens de Belgique eurent de redoutables adversaires.

En vérité, M. Émile Verhaeren apparaît comme un très puissant poète ; si la Flandre doit s’enorgueillir d’un tel enfant, la France peut être fière qu’il ait choisi notre langue pour y figurer verbalement les paysages de sa patrie, pour y exprimer le tempérament de sa race, pour y répandre son âme juste et forte, tourmentée cependant, violente jusqu’en la mélancolie et la chimère mystique. Si, dans ses premières œuvres, — je songe aux Flamandes, je songe aux Moines, — la force, qui fut tout d’abord, qui demeurera le caractère distinctif de son inspiration et de son art, se contraignit, précise et réelle, à des règles étroites, ou se rompit à des bornes résistantes, elle se rua bientôt à travers tout, par-dessus tout, en un débordement irrésistible d’intensité ; la réalité et l’idéal, dans les Soirs, dans les Débâcles, prirent les proportions fantastiques, sans cesser d’être nobles, d’on ne sait quel cauchemar déchaîné. Il semble que la pensée d’Émile Verhaeren ait longtemps vécu la terreur et la splendeur rougeâtre d’un mystère fatal, d’un mauvais rêve aux ténèbres infinies à la fois et opaques, hantées d’évocation aux sinistres gestes ; et sans doute ce n’est pas sans raison que, plus chastes, plus beaux, non moins douloureux, non moins poignants, quelques-uns de ses poèmes ont pu être comparés aux terribles eaux fortes de son compatriote Félicien Rops. Mais il n’est point d’orageux après-midi, fût-il aussi sombre et aussi bouleversé qu’une nuit de tempête, où ne puisse luire le doux arc-en-ciel réconciliateur ; et, avant l’apaisant crépuscule du soir, il y a de belles Heures Claires.

Il nous serait infiniment agréable de louer les vers de M. Maurice Maeterlinck. Il faut bien reconnaître que, dans les Serres chaudes, son premier livre, ils n’ont guère qu’une valeur de rythme médiocre et d’assez banale élégie, et que dans les Douze chansons, ouvrage plus récent, ils font un peu trop songer à des « Lieds de France » où on aurait mis quelque symbole. Le mérite, le vrai mérite de M. Maurice Maeterlinck est ailleurs. Il y a dix ans, un critique, parlant de Shakespeare, d’Alfred de Musset et de M. Maeterlinck, s’avisa de dire : « le Père, le Fils, et le Petit-Esprit ». Rien de plus injuste. Le talent de M. Maurice Maeterlinck, dès ses premières proses, très pur, très charmant, fut aussi très haut, par le mystère ; ce qui permit de le prendre, dans la pénombre, pour du génie. Et pourquoi donc, en effet, n’eût-il pas été du génie ? En somme, sembler, n’est-ce pas une façon d’être ? Rappelez-vous les adorables drames d’action-rêve et de parole-songe, d’où se leva la gloire de M. Maurice Maeterlinck. Ils sont pour l’esprit et le cœur comme un enchantement dans des limbes, — limbes où selon un geste, à la fois attentif et distrait, d’on ne sait qui, d’on ne sait quoi, vers l’on ne sait où, on cueille, à tâtons, de vagues idées qui s’effeuillent en cendre sonore, envolée et vaine, ou bien, peut-être, des mots éternels, qui savent tout. On se souvient de ces drames comme de chansons à la fois sublimes et puériles ; on croirait qu’on a lu des tragédies que l’auteur d’Hamlet et de la Tempête, charmé de divertir les petits enfants des anges, aurait écrites pour le guignol du paradis. Puis, M. Maurice Maeterlinck, par la vertu de la volonté, s’est fortifié, virilisé ; sa rêverie s’est précisée en pensée ; hors des incertaines chimères du songe presque féerique, son nouvel idéal est fait d’humanité palpitante, qui aime, souffre et pense. Il affronte maintenant, dans plus de profondeur, avec moins de mystère personnel, les mystères de la Destinée et des Lois. Il avait les petites peurs des enfants dans les chambres sans lumière ; il brave les terreurs des éternelles ténèbres, y veut promener sa torche. Il ne craint pas le doute terrible et douloureux, le défie pour l’amour de la justesse et de la vérité. Mais, — et c’est délicieux, — sa témérité forte, sa vigueur sans recul a je ne sais quoi qui fait que l’on y reconnaît les gracilités infantiles de naguère. Il ne peut pas s’empêcher, même grandiose, d’être exquis ; et, autour de lui, tout est exquis, et doux. S’il fallait que pour le salut des hommes il endurât la Passion, il serait, sur le chemin du sacrifice, un Jésus-Christ qui serait encore le petit Jésus ; on n’imagine pas son calvaire ailleurs que sur l’Hymette ; l’éponge, à cause de ses Abeilles, serait une éponge de miel. Dans son dernier livre, le Temple enseveli, plus d’une page évoque les épouvantes du grand Philosophe Chrétien, torturé, qui pensait ù côté d’un abîme. Mais M. Maurice Maeterlinck, dans les affres de la martyrisante incertitude, garde du gracieux, du joli, du mignon, du bêlant ; c’est l’agneau Pascal.

Après s’être plu, à Bruxelles, aux rythmes les plus effrontément parnassiens des poètes de France, M. André Fontainas, qui est assez jeune encore pour qu’il puisse se créer une originalité, ne laissa point de ressembler tour à tour à Stéphane Mallarmé, avec moins d’obscur génie, à M. Henri de Régnier, avec moins de somptuosité, à M. Vielé-Griffin, avec moins de lointaine chimère. De sorte qu’on peut dire qu’il a des talents divers. Il a aussi beaucoup de talent ; tout sera pour le mieux quand il s’imitera lui-même.

Suis-je bien sûr de ne pas oublier quelque très notoire poète belge ? Chantefable un peu naïve, de M. Albert Mockel, n’est pas sans m’inquiéter. Voilà un singulier titre. S’apercevoir qu’on est un peu naïf, ou vouloir l’être, c’est, en vérité, ne l’être pas du tout. Tout à l’heure, je reviendrai sur ce point. Naïfs ou non, les vers de M. Albert Mockel, (je suis assez surpris de n’en point trouver dans les récentes anthologies), ne manquent ni de grâce ni de tendresse en le négligé de leur apprêt. En outre, ce poète a tenu, dans l’Art indépendant, si j’ai bonne mémoire, des propos de littérature qui furent très remarqués ; il a glorifié Stéphane Mallarmé, il a expliqué M. Henri de Régnier et M. Vielé-Griffin. Ses ouvrages de critique valent d’être consultés : M. Albert Mockel est le législateur belge du Parnasse symboliste et vers-libriste.

Revenons aux poètes français de France. Doit-on considérer surtout les premières œuvres de M. Adolphe Retté, — où il fut symboliste, je crois, vers-libriste à coup sûr, — ou bien ses œuvres plus récentes où, en une forme, irrégulière encore, il chante, avec moins de rêve, mais non sans intensité d’émotion et non sans opulence d’image, les grandeurs et les beautés de la vivante nature ? À mon avis, il faut le louer d’avoir renoncé aux préciosités vite surannées des allégories, et d’avoir retrempé son inspiration dans la santé de la vie universelle. Certains de ses nouveaux poèmes, spacieux, traversés de grands souffles, larges comme des plaines, profonds comme des gorges sauvages, promettent, réalisent déjà un très fort et très vaste talent ; et des voix prophétiques peut-être de beauté puissante et de gloire émanent des profondeurs, encore ténébreuses, de la Forêt Bruissante.

Dans les Ballades de M. Paul Fort, les vers sont écrits comme s’ils étaient de la prose ; pourtant ce sont non des vers libres, mais de véritables vers, assez correctement nombrés, et qui riment tant bien que mal. Cette « façon » ne laisse pas d’avoir d’abord quelque agrément de surprise. Elle est fort propre à imiter les abandons et les simplesses de la Chanson populaire. C’est dans ce but que j’en ai usé, le premier, je crois, dans les « Lieds de France ».Mais en somme, ce n’est qu’une amusette, dont j’avais, — dès 1868, hélas ! — donné l’exemple ; et il me semble que M. Paul Fort a tort d’y persister, surtout quand, en des paragraphes de prose, qui ne sont pas autre chose que des strophes formées de quatre alexandrins réguliers ou à peu près réguliers, il veut se hausser, et, ma foi, se hausse à de véritables poèmes, descriptifs, lyriques, épiques. Pense-t-il, par ce procédé qui vous a un petit air de négligence naïve, être simple en effet ? Ah ! l’admirable but ! Car être simple, absolument, ce serait ne rien savoir de ce qui a été éprouvé, de ce qui a été écrit, recevoir, des choses et des êtres, des impressions n’éveillant la réminiscence d’aucune similitude, d’aucune analogie, et, ce qu’on perçut ainsi, l’exprimer en un langage inexpert de toutes les métaphores et de tous les tours de phrases naguère écrites, des recherches, des bizarreries, des raffinements ; ce serait être pareil à un nouveau-né en qui pénètre soudainement toute la vie, imprévue, et qui balbutie son étonnement, fait de joie ou de peine, en des sons qu’il ne comprend pas et que lui arrache l’inconsciente nécessité de la parole ! Ce rêve n’a qu’un défaut, c’est d’être radicalement absurde et irréalisable.

N’ayant pas vécu aux époques primitives, sinon en des existences antérieures qui m’ont laissé des souvenirs peu précis, je ne me refuse pas à admettre qu’il exista, bien avant Valmiki, Linos, Homéros, ces décadents, des poètes vraiment ingénus qui chantaient sans le faire exprès, sans même imiter l’inconsciente mélodie du souffle et des oiseaux dans les branches. Il se peut aussi que, à l’heure actuelle, dans le plus mystérieux éloignement de la noire Afrique, deux ou trois mangeurs de viande humaine, crue, — car s’ils la mangeaient cuite, ils seraient atteints de civilisation, et, alors, adieu la simplicité ! — improvisent des poèmes à peu près dénués de subtilité maladive. Mais si je rencontre, entre le théâtre Antoine et l’église de la Madeleine, un poète, ou un romancier, ou un auteur dramatique, qui, ne pouvant ignorer cependant qu’il y a, rue de Richelieu, une bibliothèque assez bien fournie, et au Bois, à bicyclette, ou en automobile, quelques belles personnes désaccoutumées de boire l’eau des sources vierges dans le creux de leurs mains, me dit : « Regardez-moi ! lisez-moi ! je suis un écrivain simple ! » je lui réponds tout net : « Mon camarade, ce n’est pas vrai ! Vous avez, c’est possible, tout le talent du monde ; il vous a été octroyé, par quelque bienfaisante fée, le don presque miraculeux de donner la vie, la palpable vie, aux phantasmes de votre imagination, et vous écrivez une langue que vous envient, — bien que, çà et là, elle eût étonné Baudelaire ou Flaubert, ces classiques, — les plus parfaits artistes dont s’honorent les lettres françaises ; quant à être simple, c’est une chimère à laquelle je vous conseille et vous souhaite de renoncer. Et comment se pourrait-il que vous fussiez simple, puisque Mme Lucie Mardrus a publié hier un poème d’une ferveur fort complexe, — vous l’avez lu, ne dites pas non ! — et puisque, avant-hier, devant des fauteuils d’orchestre où étaient assis des hommes beaucoup moins naïfs que les pâtres du Tyrol autrichien et devant des baignoires où seule la solennité d’une première représentation conseillait à de jeunes femmes des réserves dénuées au reste de toute candeur, on a joué une comédie de M. Capus, incontestablement plus compliquée que les jeux dramatiques auxquels s’essayaient peut-être, près de Lucerne ou de Constance, les hôtes des habitations lacustres ! »

Parlons sans rire. Voyons les choses telles qu’elles sont. La simplicité n’est plus, non, et ne saurait plus être. L’âme contemporaine, qu’elle le veuille ou ne le veuille pas, qu’elle l’avoue ou le nie, n’a plus rien de commun avec celle des petites filles qui n’ont pas encore fait leur première communion : l’innocence parfaite n’est pas ce qui distingue les hommes et les femmes de trente ans. De braves gens, il en existe, à coup sûr ! il en existe beaucoup plus qu’il n’est de mode de le dire. Mais qui donc, parmi les plus honnêtes et les plus purs, a conservé intacte l’illusion de la pureté et de l’honnêteté de tous ? qui donc croit à l’universelle innocence ? Allons plus loin. Qui donc, à l’heure actuelle, s’accommoderait de vivre dans une humanité où la stricte vertu, règle unique et implacable, présiderait à toutes les relations sociales ? La complexité, désormais, s’est installée, s’est développée dans tous les cœurs, dans toutes les consciences ; pas un vivant qui ne se sente double, triple, et qui, dans une part ou l’autre de sa multiplicité, ne soit suspect à soi-même, — à moins qu’il n’y ait encore, buvant la neige et mangeant les racines des herbes, quelque ermite en prière devant une croix de bois pas décortiqué ? Et les esprits sont plus complexes encore que les consciences et les cœurs. Après Hugo et Balzac, après Musset et Baudelaire, ces deux esprits étrangement fraternels, après les génies et les talents, après les illuminés et les malades, après tant d’efforts achevés en triomphes ou en avortements, après la pensée tirée, déchirée, étendue jusqu’à l’au-delà du rêve, après le langage contraint d’exprimer, à force de grandiloquence, toutes les sublimités du songe, et, à force de souplesse, de nuances, d’à-peu-près, de presque-pas, tous les dessous du spleen et du cauchemar, la littérature ne peut pas être simple ! Et c’est tant mieux. Car, si elle l’était, cela prouverait qu’imbécilisée et puérilisée par l’abus de l’excessif, elle en est réduite à quelque ressemblance avec ces libertins septuagénaires qu’amuse et prédispose seule à des réminiscences d’activité l’ignominie d’être habillés, jambes nues, d’une robe de bébé, ou d’avoir un bourrelet autour de la tête. — Tout ceci ne s’applique pas, cela, va sans dire, à M. Paul Fort qui est un très pur artiste, et qui, à défaut de la simplicité réelle, que personne ne saurait avoir, affirme en toute son œuvre, déjà considérable, la plus loyale sincérité et le plus vrai talent. Ses ballades disent très joliment l’élégie et la chanson du hameau, ou bien, très largement, en belles images, les paysages de la montagne, et les sources jaillissantes, comme un sang de neige, du flanc des glaciers ouverts, ou bien, très fortement, les légendes de l’histoire et de la vie. Je tiens M. Paul Fort pour un des plus intéressants poètes de sa génération, et il serait chagrinant, — autant qu’inutile, — que, pour trop vouloir être simple, il ne fût plus qu’un Simpliste.

Il serait désolant aussi que la même chose arrivât à M. Francis Jammes. Un de ses plus ardents admirateurs a écrit : « Francis Jammes est un grand poète ; il a l’audace la plus noble, celle de la simplicité. » N’est-ce pas dire que cette « simplicité » est voulue, recherchée, obtenue par l’effort ? et j’en suis pour ce que j’ai dit plus haut. Mais ne pensez pas que je nie le charme d’intimité mélancolique, d’étroitesse douce, qui presse et n’opprime pas, et de langueur d’enfant pâli de fièvres intermittentes, qu’il y a dans les nombreux petits poèmes de M. Francis Jammes ; et je crois bien que les meilleures de ses menues œuvrettes, si elles étaient écrites avec moins de négligence faite exprès, et en des rythmes plus aisément perceptibles, seraient dignes d’être comparées aux « humbles » poèmes, si touchants, si adorables, de François Coppée.

Un délicat, subtil et parfait artiste, — tout en constatant, comme des dates le prouvent, que le petit livre poétique de M. Henry Bataille ne doit rien aux poèmes de M. Francis Jammes, — voit cependant en ces poètes « deux âmes sœurs, pareillement sensibles et qui tressaillent aux mêmes attouchements ». J’ose ne pas être entièrement de cet avis ; ils offrent, oui, des analogies de tonalité, les mêmes recherches de grisaille plaintive, de pénombre caressante, et des ressemblances de décors intimes, secrets. Mais, (sans parler de la différence des techniques, tout à fait irrégulière chez M. Francis Jammes, presque régulière chez M. Henry Bataille), il me semble bien qu’il y a chez ce dernier, avec moins de simplicité volontaire, un moindre souci d’être le « poète des choses inanimées et des bêtes muettes », et qu’au contraire sa « fontaine de pitié » pleure d’émouvantes et délicieuses larmes humaines.

Il ne me paraît point que les Poésies d’André Walter soient celle de ses œuvres où M. André Gide, fort jeune encore, et sur qui beaucoup de personnes fondent les plus hardies et les plus belles espérances, — M. Maurice Leblanc va jusqu’à le traiter de délicieux « génie », — ait mis la meilleure part de lui-même. De même, M. Pierre Louÿs, qu’un roman a rendu célèbre, n’est pas tout lui-même dans le vers proprement dit ; mais, dans les Chansons de Bilitis, avec la littérature d’un joli ragoût d’antiquité, qu’il y a de grâce perverse, de luxure ingénue à la fois et si raffinée, de naïveté morbide ! on pense à d’exquises fleurettes pourries. Singulière bévue d’un professeur de faculté, ancien élève de l’école d’Athènes, qui crut, paraît-il, à une véritable Bilitis ! Une modernité, qui s’amuse au pastiche, est à chaque instant manifeste dans les chansons de M. Pierre Louÿs, par la qualité du libertinage, et aussi par l’excès de l’air, d’ancienneté, par la multiplicité invraisemblable des détails trop grecs ; en même temps, la division de chaque petit poème toujours en quatre morcelets comme égaux fait songer à des odelettes renouvelées d’Amarou et, plus particulièrement, par la position typographique, aux délicieux chefs-d’œuvre chinois de Mme Judith Gautier, dans le Livre de jade.

De la complaisance et de l’animosité ont accueilli les premiers poèmes de M. Robert de Montesquiou ; je pense que celle-ci, bien plus que celle-là, a contribué à leur renommée. Il est certain que, s’ils avaient de quoi séduire par une piquante aristocratie de dilettantisme très artiste, ils pouvaient irriter par une singularité dont l’outrecuidance semblait être plus volontaire que sincèrement originale. Non sans exquisité, M. Robert de Montesquiou poussait le fantasque jusqu’à la fantocherie ; épris d’étonner, son vers, par le maniérisme contorsionné de l’idée, du sentiment, de l’image, par la dislocation de la forme, faisait songer à une acrobatie trop téméraire, et pas assez adroite ; il lui arrivait de rater des « exercices » trop difficiles. Peu à peu, M. Robert de Montesquiou a répudié ces clowneries indignes d’un véritable poète ; et, grâce à Dieu, il ne pouvait point renoncer à sa subtilité de sensation et d’expression, innée. De là, dans les Perles rouges, plusieurs sonnets, très personnels, presque parfaits, où la perfection ne ressemble presque pas à un prodige d’équilibre ; de là, tout récemment, dans les Prières de tous, une âme mélancolique et religieuse, presque vraie, — pas assez vraie encore. Si M. de Montesquiou a renoncé à l’excentricité du gymnaste, il garde des plus jolis temps de sa race ancienne, la mièvrerie courtisane. Ces Prières dans les roses, — les roses, moins artificielles, sont de Mme Madeleine Lemaire, — ces Prières de tous, aux chapelles privilégiées, imitent un antiphonaire d’épigrammes sacrées, un évangéliaire funèbre de madrigaux. L’agonie, qui s’est mis du rouge, minaude le hoquet sous des éventails en croix ; l’épouvante est une précieuse ; le repentir clame vers le Seigneur de profundis des ruelles, et la Grâce qu’il implore a nom Aglaé, Euphrosine ou Thalie. Pour réciter ces prières-là, Polyeucte n’aurait pas eu besoin d’ôter ses gants ; près d’un bénitier d’ambre, une gousse de vanille dans l’encensoir, l’aspergès mouillé d’eau de Hongrie, en sa fine pompe cardinalice, un peu mélancolique, pourpre endeuillée de mauve rose, M. Robert de Montesquiou, de qui la pénitence eut pour cilice les épines de la Guirlande de Julie, dit l’office des morts, exquisément, à l’autel de Rambouillet. Ou bien on s’imagine que, plus récemment ; converti par une illustre Bergère, il composa ce florilège, dans le Hameau, près du temple de l’Amour ; Benjamin de La Borde avait prémédité de mettre en musique les oraisons de l’aumônier de la Reine, évêque de Trianon. Mais, par l’élégance ou l’apparat façonnier, l’horreur n’est pas diminuée. Voici le maquillage des affres, d’autant plus sinistres. Le râle, qui flirte, terrifie. La Mort, jolie, horripile. Comme toutes les mondaines qui ont beaucoup de monde à recevoir, elle a son jour, — le Dies iræ.

Cœur solitaire qui pleure aux funérailles d’Éros, l’angoisse et le désespoir aussi, tragiques peut-être, de M. Charles Guérin, se rassérènent de leur reflet dans les mélancolies de la nature. En se dressant, pour le blasphème, en se courbant, dans une humilité de désolation, il considéra les choses éternelles, souffrantes comme lui sans doute. Qui saura les tourments des arbres dans les vents tortureurs, et de la mer sous la flagellation de l’ouragan, et du ciel que dévorent les nuages, ou l’ancienne défaite de la lune pareille à une pâle plaie de lumière ? Mais ces douleurs, pour nous, se pacifient de mystère et d’immensité. Et l’âme du poète se charma en l’universel apaisement auquel elle se compare, où elle se mire, où elle se mêle. Elle consent, elle aussi, à la vaste et fausse accalmie, en revêt les semblances. Plutôt, elle est devenue cette accalmie elle-même ; et ses violences cruelles s’évanouissent délicieusement dans les cendres bleues et dorées des étoiles, ou dans les rosées de l’embrun. Aucun poète de l’heure actuelle n’achève, à l’égal de Charles Guérin, cette expansion de la souffrance humaine dans la nature, ou cette absorption de la nature par l’humanité, — cette mutualité d’échange entre le verbe de la vie et les existences muettes. De sorte que, avec ses incertitudes de pensée, qui ressemblent à des dispersions de brume, avec ses négligences de rythme, qui font songer à des abandons de saule pleureur, son œuvre apparaît comme le rêve de la nature dans un homme, ou comme un paysage d’âme.

Superbe, éclatant, abondant en cris de gloire et en gestes de pourpre, M. Saint-Pol-Roux, qui fut, bien plus que Laurent de Médicis, digne d’être appelé le Magnifique, précipite à travers les brumes du Symbole une furieuse et rutilante orgie romantique, où les métaphores semblent les bêtes sauvages, couplées de pampres d’or, d’un triomphe de Bacchus ! Comme Villiers de l’Isle-Adam, auquel on l’a souvent comparé, M. Saint-Pol-Roux use plutôt d’une vaste prose rythmique que du vers proprement dit ; c’est pourquoi je dois ici restreindre mon appréciation. Mais la Dame à la faux demeurera comme un énorme et éblouissant rêve d’épopée tragique. — Épique aussi dans des drames en prose destinés à quelque surhumain théâtre, M. Paul Claudel tente éperdument d’atteindre aux suprêmes sommets de la pensée.

Le nom d’Albert Samain évoque en écho le nom d’Éphraïm Mikhaël. Rappelez-vous le vers exquis d’Ausone : « Ros unus, color unus, et unum mane duarum. » Ces deux adorables âmes-fleurs toutes deux sont fanées. Mais, l’un et l’autre, ces poètes avaient mieux que la fragilité du printemps ; c’étaient deux artistes mûris par la volonté, par la sûreté d’un art qui acceptait la belle et libérale discipline du Parnasse ; et ils sont frères par la perfection. Au contraire, leurs jeunes génies instinctifs différèrent sensiblement. Éphraïm Mikhaël aspire aux larges poèmes, symboles universels de la pensée et de la vie ; Albert Samain, même quand son inspiration s’espace dans le mystère des mythes, dans le lointain des légendes, ou dans les vastes paysages, ne se dépouille jamais de soi-même, ne s’évade jamais du recueil en soi ; son lyrisme est une expansion d’intimité. C’est donc surtout dans les « sujets » pas énormes, sans orgueil, ressemblances de son âme, qu’il est entièrement admirable ; il se plaît, pour nous en charmer et pour nous en émouvoir, dans les langueurs automnales des bois, dans les légendes délicates, un peu surannées, dans les architectures qui déclinent, dans les allégories où c’est sa propre âme, en effet, qui est l’Infante au Jardin rêvant. Il est, vraiment, sans sensiblerie larmoyante, sans cette recherche d’extorquer l’émotion, qui a, chez quelques poètes, l’air d’une importunité mendiante, un délicieux élégiaque ; ses poèmes sont immortels comme la mélancolie humaine. Quelques-uns, parmi les Symbolistes, l’accusent de trop de stricte mesure dans la rêverie, de limite dans l’idéal ; non sans attribuer cette étroitesse aux nécessités de la formé classique, — parnassienne, — de son œuvre ; ils n’admettent pas que la plus libre pensée, que l’au-delà même du songe puisse être exprimé dans le clair langage et le rythme maintenu. Ils ont tort. Albert Samain a dit tout ce qu’il avait à dire. Charles Baudelaire, le plus lointain des rêveurs, évocateur des espérances et des épouvantes les plus mystérieuses, est le plus précis des écrivains.

Ne faudrait-il pas rapprocher aussi d’Éphraïm Mikhaël M. Sébastien-Charles Leconte, plus parnassien encore, puissant, sonore, vaste, doué d’une âme si vraiment épique, et artiste si parfait, qu’on l’a pu comparer, non pas à cause d’une ressemblance nominale, à l’incomparable Leconte de Lisle.

Il y a sans doute d’excellentes raisons de se plaire aux Chants de la pluie et du soleil, de M. Hugues Rebell, et aux Sonatines d’automne, où M. Camille Mauclair, non sans mélancolie, imita les lieds d’Allemagne, et de France ; mais, depuis un temps, ces deux artistes ont paru, en faveur du roman, renoncer à la poésie ; et leur succès n’a pas été médiocre. Destinés, je crois, à être plus fidèles à la poésie, M. Jean Viollis, égrenant au jour le jour, en une oraison que très souvent il invente, la guirlande-rosaire des espoirs et des désillusions ; M. Henri Barbusse, de qui j’ai célébré, naguère, la première œuvre poétique, que je louerais encore, s’il ne m’était devenu trop proche, — du moins il me sera permis de dire qu’il porte une âme infiniment mystérieuse, sagace pourtant dans le rêve, divinatrice de l’inconnu des êtres et des choses, et que, cette âme, il l’exprime en des vers vagues aussi, qui en sont le souffle, le parfum ; M. Tristan Klingsor, troubadour ironique, qui, lui, joue les « airs de son lied » sur une guitare provençale, ou bien, mélancolique souvent, funèbre même, a des sérénades pour les endormis des cimetières ; M. Édouard Ducoté, ingénieux fablier symboliste ; M. Henri Degron, au chalumeau sonneur de villanelles et de brunettes ; M. Emmanuel Delbousquet, paysagiste ; M. André Rivoire, attendri, ému, amant peureux de l’amour, secret, discret, auteur de ce vers adorable : « C’est en moi seulement que j’ose être plus tendre » ; M. Edmond Pilon, de qui la sensibilité, dans des rythmes épars, a des frissons de feuilles, de fleurs penchant des murs et de buées lointaines ; M. Yvanhoé Rambosson, qui s’exalte, puis se recueille, avec un cœur tout battant d’oiseau effaré ; M. Marc Lafargue, qui, de son jardin étroit encore, rêve la nature et la vie ; M. Pioch, amant effréné, magnifique, de l’amour, de la liberté et de l’avenir ; M. Paul Souchon, païen comme les « païens innocents » d’Hippolyte Babou, poète souriant et chaleureux de la latine Province ; M. Henri Ghéon, épris des choses de la campagne, à qui plaisent les menues joliesses des champs et des orées, visionnaire aussi des destinées des choses ; M. Louis Payen, à la rêverie spacieuse, où errent, vêtues de vagues brumes claires, les belles chimères évoquées de la beauté et de la douleur ; et d’autres encore, tout jeunes, qui viennent de publier leurs premiers poèmes, sont de ceux, — selon l’expression de M. Edmond Pilon parlant de l’un d’eux, — « en qui vivent des espoirs nouveaux ». Qu’adviendra-t-il d’eux ? Adolescents, jeunes hommes, qu’est-ce que nous donnera leur maturité prochaine ? C’est le secret de l’avenir. Le certain, c’est que le don de poésie est en eux. Pour moi, songeant à ces nouveaux venus, — « ô bataillons sacrés ! » a dit Théodore de Banville, — les voyant marqués au front du signe fatal et magnifique, une sorte de vénération se mêle à ma joie ; poète, au début de la vie, on admire avec un respect heureux les mystérieux aînés qui, si loin déjà, si haut, triomphent en leur gloire bien acquise ; vieux à mon tour, c’est vers mes plus jeunes cadets que je reporte cette religion émue ; je frissonne devant le nouveau mystère.

Cependant le vers libre, préconisé il y a quinze ans environ, par quelques poètes qui, aujourd’hui, ont cessé d’être de jeunes hommes, a-t-il eu une fortune triomphante, s’est-il victorieusement maintenu, a-t-il été adopté par les poètes plus récents, vraiment jeunes encore ? Il convient de diviser la réponse à cette question. En premier lieu, il serait absolument contraire à la vérité de dire que le vers libre fut admis et employé par tous les poètes appelés Symbolistes, ou paraissant se rattacher au groupe des Symbolistes. Bien au contraire, en France et en Belgique, beaucoup d’entre eux, — et ce ne sont pas, dans l’opinion actuelle, les moindres, — restèrent fidèlement attachés à la traditionnelle discipline, normale, nécessaire, établie selon l’instinct même de notre race ; et il ne saurait être contesté que la « mode » il y a trois lustres nouvelle a essayé en vain de s’imposer. Elle a rencontré quelque faveur chez les races étrangères qui ne pouvaient point n’être pas flattées de voir appliquer à la poésie française la technique de leur poésie nationale, je veux dire le rythme, non pas par le nombre des syllabes, mais par leur accent (hélas ! si peu sensible en français), la suppression de la rime, ou son amoindrissement en assonance, et le prolongement non réglé, non borné, du vers : ce fut pour les prosodies allemande et anglaise, — allemande notamment, — comme une conquête, comme un asservissement de la prosodie française ; et, à cause de cela, le système du vers libre était ardemment, et naturellement, approuvé, recommandé par un assez grand nombre de nos poètes qui, quoique écrivant en français, étaient étrangers à notre pays par la naissance ou par l’origine. Mais, s’il fut adopté par des poètes vraiment français, soucieux des singularités extérieures, — à défaut d’autres peut-être, — s’il amusait de subtiles élites éprises du nouveau à tout prix, du bizarre même absurde, il n’a point conquis, d’une façon générale, l’esprit français. La preuve, irréfutable, s’en trouve dans ceci, que, parmi les inspirés et les artistes qui en usèrent et continuent d’en user, on ne pourrait, malgré le très haut ou très délicat talent dont plusieurs firent preuve, en citer un seul qui ait pénétré dans l’âme nationale, qui ait acquis l’universelle et véritable gloire. S’ils se réjouissent de leur impopularité, ils ont tort ; l’opinion de l’élite, que troublent tant de partis pris trop minutieux, tant de sensitivités trop subtiles, que bouleversent aussi tant de rages jalouses, — où est l’élite, d’ailleurs ? qu’est-ce que l’élite ? où commence-t-elle, où finit-elle ? n’est-elle pas, pour chaque auteur, le petit groupe qui l’encense, parfois dans quelque intérêt et au détriment d’autres poètes qu’encensent d’autres groupes, élites aussi ? — l’opinion de l’élite, dis-je, si elle a quelque importance comme indicatrice des talents ignorés, commençants, est impuissante à sacrer la royauté du génie, n’achève point la gloire ; pour la vraie grandeur du poète, il n’y a de bon et juste écho que dans l’immensité du peuple ; et l’on sait ce que valent, après quelques années de culte ésotérique et furtif, les petits décrets des brasseries de Rambouillet. Fatalement, une forme qui, outre quelle contredisait le destin normal de notre vers, demeurait inaccessible au grand public, lettré ou non, devait peu à peu s’abolir, ou se modifier ; c’est ce qui est arrivé ; personne, même en usant des plus adroites statistiques, ne saurait prouver que cela n’est pas arrivé. Il est certain, incontestable, avéré que, d’entre les premiers poètes vers-libristes, beaucoup, la plupart pourrait-on dire, les uns tout à coup, les autres peu à peu, ont renoncé aux exagérations des irrégularités d’antan. M. Henri de Régnier ne consent plus que, çà et là, aux mélopées interminées, imprécises, coupées de brusques rythmes brefs. Je ne vois guère M. Vielé-Griffin, né à Norfolk (Virginie), et M. Stuart Merrill, né à Hempstead, dans l’île de Long Island, et le très violent et très puissant Émile Verhaeren, né à Saint-Amand, près d’Anvers, qui persistent, avec quelque éclat, dans l’emploi du vers libre. Quant à Gustave Kahn, bien Français, celui-là, et qu’entourent, peu nombreux, mais fidèles, d’enthousiastes disciples, il va sans dire qu’il n’a point dévié du système qu’il s’enorgueillit d’avoir inventé ; car il faut faire bonne garde autour du drapeau qu’on planta. Mais l’un des premiers sectateurs de l’hérétique vers libre, Jean Moréas, est rentré dans le giron de la poésie orthodoxe ; et il semble, je l’ai dit, qu’en son évolution dernière se symbolise le retour aux rites traditionnels, de toute une génération.

Est-ce à dire que, techniquement, rien n’aura résulté du mouvement tenté par Gustave Kahn, ses amis et ses émules ? pas le moins du monde. Aucun effort jeune, sincère, ardent, ne saurait demeurer totalement stérile. Le vers français lui-même, quoique éternel, doit progresser, et c’est ce qu’ont parfaitement compris les poètes tout récents pour qui les Symbolistes sont déjà des « anciens ». Les nouveaux, — j’en ai, ci-dessus, nommé quelques-uns, j’en nommerai d’autres, — les tout nouveaux, à quelque école qu’ils appartiennent, (ah ! que d’écoles, presque autant d’écoles que d’écoliers !) sont, pour la plupart, bien d’accord sur ce point, que la technique du Symbolisme, qui fut vite surannée, ne saurait être maintenue dans sa totalité de désordre et d’inharmonie ; mais, en même temps, ils en conservent ce qu’elle leur semble offrir de juste liberté nouvelle. À la bonne heure ; on ne saurait mieux penser. Mais qu’en veulent-ils garder ? Tâchons de le démêler dans leur œuvre commençante.

S’ils rétablissent l’alexandrin en ses douze syllabes, — l’alexandrin qui se trouve dans la Cantilène de Sainte Eulalie, — ils s’accommodent, — je ne dis pas tous, mais presque tous, ou quelques-uns qui sont assez nombreux, — de l’hiatus, de l’assonance, et de l’e muet annulé dans le cours du vers. Ils ont tort, je pense, et je dirai pourquoi très brièvement.

Pour le hiatus, il faut distinguer. Certains hiatus, usités chez nos plus vieux poètes, sont tolérables ; Ronsard, qui les proscrivit tous, théoriquement, ne laisse point de s’en permettre quelques-uns ; on peut suivre son exemple, mais dans certains cas seulement ; lesquels ? l’oreille du poète est le seul juge, comme l’a dit excellemment M. Louis de Gourmont. Par exemple, il saute « aux oreilles » que « çà et là », « il y a », « oui, oui », n’ont rien de choquant. Néanmoins tenez-vous en garde : le vœu de notre langue est, en réalité, contre le hiatus ; et la preuve, la parfaite preuve en est que le latin, d’où naquit le français, supprimait le hiatus par l’élision des syllabes finales même longues, et que les chansons populaires de France, — origine immémoriale et durable de notre poésie, — le hait au point de l’éviter par l’intrusion de n’importe quelle consonne : « je t’ai vu-z-à la vigne », « ce sera-t-à mon tour », « il y a-t-un pommier doux ». Il ne faudrait donc user qu’avec un grand tact, du hiatus. En le proscrivant, vous perdez : « tu es » ? Eh ! mon Dieu, Racine, Lamartine et Hugo s’en sont passé ; et Musset s’en est servi, dans un mauvais vers.

L’assonance, écho trop vague, trop peu perceptible, si elle est acceptable dans les idiomes où l’accent, très marqué, suffit à préciser la cadence, ne l’est pas du tout dans notre langue, où la « longueur » et la « brièveté » des syllabes diffèrent à peine, — que ce soit un mal ou n’en soit pas un, personne n’y peut rien, — ne sont guère incontestables, pour celle-ci, que dans les terminaisons féminines, pour celle-là, que dans la dernière syllabe des mots à désinence masculine ou l’avant-dernière des mots à désinence féminine. Notre rythme, pour sa belle mélodie, dont la ligne devra être d’autant plus saisissable qu’elle se prolongera davantage, a donc besoin, pour les indispensables haltes d’où il se renvoie infini et libre, de la forte et solide rime, la voyelle ou la diphtongue bien soutenue de la consonne qui l’appuie, la pousse et la fait surgir, — a besoin de la rime totale. La rime n’est pas seulement un charme et une satisfaction de l’oreille par le retour des sons en harmonieux accord ; elle est une nécessité. Ajoutez que, bientôt fastidieuse, en même temps qu’inutile, dans la poésie allemande, par exemple, à cause du petit nombre des sonorités rimantes, — le renvoi du préfixe à la fin de la phrase est une des causes de leur trop rare différence, — elle ne saurait jamais, du moins chez les poètes français qui sont vraiment des artistes, engendrer aucune monotonie, tant, depuis l’absorption du langage usuel dans le langage poétique, elle est devenue diverse, imprévue, pittoresque, innombrable ! Et il ne faut que savoir s’en servir, avec le souci, je l’ai déjà dit, d’en répudier la trop grande et trop facile richesse dans les poèmes de haute pensée ou de passion.

Pour ce qui est de le ne comptant pas dans l’intérieur des vers même quand il n’est pas élidé, — ce fut une des réformes préconisées par le bon Vergalo Della Roca, ingénieux Péruvien, — je m’étonne que des poètes doués de quelque sens du rythme aient pu s’accorder à une telle aberration. Les Allemands ne comptent pas l’e, parce que chez eux, dans le vers comme dans la prose, il ne compte pas en effet, étant véritablement muet. « Die », « sie », se prononcent comme si l’on avait écrit « di », « si ». Mais, chez nous, l’e muet n’est muet que de nom, n’est pas muet du tout. Quelle oreille un peu sensible ne perçoit pas le « temps » peu durable, mais très sensible en la légèreté furtive et molle » à la fois dont il prolonge le mot. C’est, pour employer des termes de musique, une note-soupir, note cependant. À peine syllabisé, il est une vraie syllabe cependant. Le vers, qui, à moins de l’élider, n’en fait point état, est un vers faux, tout simplement ; outre qu’il se ravale à l’abject « patoisement » usité dans les couplets de vaudeville et dans les chansons de café-concert. L’e, qu’on a tort de nommer muet, est si réellement un son insupprimable hors du cas d’élision, que d’excellents poètes, plutôt que de l’abolir, en ont fait un « temps fort ». Villon dit : « Imperiere des infernaux paluz », et : « De lui soyent mes péchiez aboluz », et encore : « Amour dure plus que fer à mascher ». Ronsard dit : « Marie, levez-vous, vous êtes paresseuse ». Et les exemples sont innombrables, dans la chanson de geste, de l’e comptant pour une syllabe. Est-ce donc en vue uniquement de la facilité, que plusieurs poètes le suppriment, notamment lorsque, comme dans « joie » ou « vie », il est précédé d’une voyelle ? Voilà qui serait le fait d’une paresse très fâcheuse, et dangereuse. La beauté ne s’accommode pas de la facilité. Il faut éviter les simplifications d’art poétique à l’usage des fainéants et des maladroits. Elles font penser aux réductions musicales pour petites mains.

Quelles sont donc, à mon avis, les nouveautés qui, de la technique de quelques poètes de naguère, acceptée, pas tout entière, par quelques poètes d’aujourd’hui, sont destinées à s’établir, avec une chance de durée, dans la prosodie française ?

Je ne pense pas que l’on doive répudier tout à fait les rimes, nouvellement proposées, du pluriel au singulier. Il est certain qu’un s ou un x, de plus ou de moins, ne change pas le son d’une syllabe, dans les cas, cela s’entend, où il ne se heurte point, par suite d’un rapide rejet, à une voyelle du vers suivant. Tout en éprouvant une instinctive répugnance pour cette sorte de rime, qui, d’ailleurs, n’amène guère d’effets nouveaux, — car la rime de voile avec étoiles n’est pas moins banale que celle de voile avec étoile, — je reconnais que cette répugnance n’a point de motif qui soit valable d’une façon générale ; il me serait impossible de rimer ainsi ; cela n’empêche point que rimer ainsi ne soit loisible à tous les autres.

Mais je crois que la principale, pour ne point dire la seule nouveauté prosodique vraiment importante qui se généralisera et se perpétuera, c’est, concurremment avec la fréquence de moins en moins rare du vers de neuf syllabes et du vers de onze syllabes, le déplacement et la multiplicité de plus en plus libres de la césure dans l’alexandrin. Notre hexamètre, à cause de sa longueur qui, ininterrompue, hâterait trop le rythme et l’essoufflerait, ne saurait, cela est certain, se passer de repos, c’est-à-dire de césure. Mais pourquoi sa césure devrait-elle être toujours placée au sixième pied, et pourquoi n’aurait-il qu’une seule césure, à ce sixième pied toujours ? Déjà le vers ternaire, c’est-à-dire le vers à deux césures, formé de trois fois quatre syllabes, a été employé par quelques-uns des plus grands classiques et des plus grands romantiques, qui maintenaient, à vrai dire, la halte « possible », au sixième pied. Quelques parnassiens, Banville, Glatigny, et d’autres, supprimèrent cette balte ; ils eurent raison, puisque, seulement apparente, je veux dire n’existant que pour l’œil, elle n’était que l’hypocrite observance d’une vieille règle abolie en effet. On est allé plus loin encore, légitimement, et l’on continuera d’aller, j’en suis persuadé, toujours plus loin. Le poète, selon l’haleine de son inspiration ou la ligne plus ou moins morcelée de la pensée ou du sentiment, placera la césure, ou les césures, au point, ou aux points, qu’il lui plaira. Un prosodiste trop oublié, M. Wilhelm Ténintu, inventa, il y a déjà bien des années, que l’hexamètre français n’était pas, à proprement parler, un vers unique, mais qu’il fallait le considérer comme formé de deux, de trois, de quatre vers de mesures pareilles ou diverses. Considéré ainsi, l’alexandrin classique, avec son repos à l’hémistiche, serait, en réalité, fait de deux vers de six syllabes chacun ; le vers ternaire serait fait de trois vers de quatre syllabes ; ces deux alexandrins :

L’effrayant avoyer Gundoldingen, cassant
Sur César le sapin des Alpes, teint de sang,

contiendraient, le premier, un vers de dix syllabes et un vers de deux syllabes, le second, un vers de trois syllabes, un vers de quatre syllabes prolongé d’une désinence féminine, qui compte, et un vers de trois syllabes. Cela est ingénieux. Mais il n’est pas nécessaire de recourir à cette ingéniosité pour motiver le droit du poète à diviser comme il lui plaira l’alexandrin ; et il n’y aura d’autre borne à sa liberté que le devoir de ne point juxtaposer, à moins qu’un effet voulu et perceptible n’en résulte, des « fragments » de vers qui, par trop ou trop peu d’inégalité, déconcerteraient l’oreille, et de préciser si nettement, si évidemment chaque césure, que jamais le lecteur ne puisse se méprendre, ne soit obligé de relire un vers pour en « éprouver » le rythme. Notez que, loin de nuire à la mélodie poétique, ce déplacement, cette multiplicité des césures, la diversifient sans la disperser, la précisent au contraire en redoublant les « temps », par où la langue française supplée à l’accentuation dont elle est trop privée ; en outre, ils ont ceci d’excellent, que leur nouveauté, — évolution, non révolution, — continue le destin de plus en plus libre de notre vers, sans qu’en soit rompue la naturelle limite, tradition et nécessité de notre race. Il y a, après l’émeute civile, une constitution interne, meilleure ; mais les frontières sont intactes. Ce sera l’honneur de l’École Symboliste d’avoir, par de plus hasardeuses ambitions anarchiques, que des poètes plus récents restreignent et soumettent à l’éternelle loi, permis que s’instaure une discipline plus indépendante, qui continue d’ailleurs et parachève la technique des romantiques vainqueurs des classiques et des Parnassiens continuateurs des romantiques. Et c’est, dans l’ordre parfait, la liberté infinie.

Mais en même temps que par le retour, bien proche d’être total, à la prosodie traditionnelle, les nouveaux venus réagissent contre les Symbolistes par une conception différente de l’idéal poétique.

Tant de jeunes écoles ont çà et là surgi, nominalement diverses, parmi tant de menues querelles ; tant de jeunes hommes, l’un après l’autre, ou concurremment, ont été proposés, par des admirations qui se hâtent, comme les chefs d’un mouvement nouveau, que, au moment actuel de mon travail, il me serait bien difficile de ne pas m’embrouiller quelque peu dans la cohue des menus systèmes et les mérites, tour à tour proclamés et niés, des personnalités récentes.

Il semble qu’une sorte de suprématie reconnue, il y a six ou sept ans, par quelques poètes de l’École dite « de Toulouse », à M. Maurice Magre, ne lui a pas encore été victorieusement disputée ; c’est un esprit actif, ardent, passionné, et volontaire, de qui l’enthousiasme non dépourvu de méthode est capable sans doute de former et de diriger des groupes ; et c’est un poète abondant, éclatant, prolixe, au lyrisme oratoire, de qui l’exubérance un peu trop facile précipite, mêlés de n’importe quoi, vers des idées de force et de beauté, de bonté aussi, des flots brouillés de violentes images ; il pense se singulariser par des soucis sociaux et des visées décentralisatrices. Il semble aussi qu’une attention très sympathique accueillit les débuts de M. Fernand Gregh et suit les progrès de son talent : après avoir choyé dans la Maison de l’Enfance la renommée de Paul Verlaine, cet exquis chanteur sentimental de romances raffinées, et puériles et sacrées, il montre dans la Beauté de Vivre quelque robustesse, quelque largeur de pensée personnelle, et sa volonté ambitieuse, qui développera ses dons naturels, autorise un bel espoir. — Mais, pour établir quelque ordre dans factuel pêle-mêle poétique, il faut considérer surtout la réaction la plus directe et la plus précise contre l’École Symboliste dans les théories et les œuvres de M. Saint-Georges de Bouhélier, inventeur et chef incontesté, j’imagine, de l’École Naturiste.

Je n’ai pas à parler de quelque injustice de langage dont usèrent, dont usent encore les Naturistes à l’égard des Symbolistes, leurs prédécesseurs immédiats. Ces petites querelles n’ont d’autre valeur que celle de l’amusement anecdotique qui, ici, ne serait pas à sa place ; et les Symbolistes, d’ailleurs, n’ont que peu de droits à se plaindre de l’injure polémique, que beaucoup d’entre eux n’épargnèrent pas à leurs aînés. Nous avons souri, patiemment ; qu’ils ne se fâchent point ! Mais voyons ce que veut et à quoi prétend le Naturisme. De jeunes esprits, las des obscurités vagues et des singularités, et des maniérismes, et, surtout, de l’irréalité, résolurent, pour la rénovation de l’art clair, ému, sincère, palpitant, de l’art pittoresque et pathétique, de tremper l’inspiration dans les splendeurs, dans les beautés, dans le mouvement immortel de la nature, dans la passion humaine, en un mot, dans l’activité universelle de la vie. Eh ! voilà qui est admirable. Mais quoi ! cela est-il nouveau en effet ? Après l’École dite « Naturiste », qui est d’avant-hier, une autre école, qui s’y rattache, l’École dite « Française », a bien le droit de penser que « la fonction essentielle de la poésie est d’exprimer la vie dans sa splendeur et dans sa force » ; et c’est la « foi nouvelle », de plusieurs inspirés. En vérité, qu’elle soit Naturiste ou Française, ils calomnient leur foi. Elle n’est pas nouvelle, car il est impossible de concevoir un poète vraiment poète en qui elle ne serait pas aussi essentielle que le souffle vital, car elle est éternelle comme l’âme de la lyre ! Mais le difficile, surtout en nos époques qui semblent automnales, c’est de déterminer ce qu’on entend par « la splendeur et la force de la vie » ; chaque vivant, ne fut-il pas poète, a bien le droit d’avoir sur ce point un avis personnel. C’est de la vie aussi avec de la force malgré les mélancolies, avec de la splendeur à cause justement des crépuscules, et avec des résurrections convalescentes, les songes accoudés au balcon de la désespérance ! Il serait un peu excessif que, sous peine d’être exilé de France avec défense de porter le nom de Lamartine, d’Alfred de Vigny, de Musset, de Dierx, ou de Verlaine, le poète dût désormais se résigner à n’être qu’une espèce héroïque de Roger-Bontemps, qu’une façon de Fanfan la Tulipe socialiste ; et, en vérité, il a le droit d’avoir de la joie ou de la peine à sa manière, fût-ce avec de la faiblesse subtile, avec de la préciosité morbide. À vrai dire, l’École Naturiste et l’École Française, sa cadette, admettent l’éternelle douleur et la moderne inquiétude, mais elles tiennent à ce qu’elles soient pénétrées de vie et de nature. Eh ! qui s’est avisé de jamais vouloir le contraire ? Est-ce que la nature et la vie ont jamais été absentes d’aucune belle œuvre humaine ? et même on les retrouve chez ces mystérieux quintessenciers de rares mentalités indéfinies qu’on a nommés les Décadents, même chez ces rêveurs exquisément et lointainement épars qu’on a nommés les Symbolistes. En somme, je pense que, de même que les Symbolistes ont eu tort de croire qu’ils inventaient le symbole, les Naturistes se méprennent en s’imaginant qu’ils ont découvert la nature. Mais, pour être de tous les temps, leur « système » poétique n’en a pas moins le mérite d’une rénovation qui vient à l’heure même où elle était nécessaire ; et les jeunes Naturistes l’ont corroboré d’œuvres qui sont bien loin d’être sans valeur. J’ai déjà parlé de M. Jean Viollis, délicatesse vibrante aux frôlements de la vie. Ardent, passionné, généreux, M. Michel Abadie porte une âme qui bat et s’élève d’un grand souffle. Mais il faut s’inquiéter surtout de M. Saint-Georges de Bouhélier, si jeune encore, et pourtant de qui l’œuvre : poésies, romans, théâtre, critique, est nombreuse. Est-il parvenu à la pleine manifestation de soi ? je ne le crois point. Chacun de ses ouvrages laisse encore l’impression d’un commencement ; mais pas un d’entre eux où ne s’active une vocation véhémente, déjà fière du lendemain. Il a la belle audace de tout entreprendre et l’éloquence proclamatrice des défis, presque pareille à un enthousiasme de victoire. Il a cette grande force, l’affirmation, par où l’on croit et fait croire. Et déjà l’admiration que lui ont vouée ses amis et la confiance qu’il inspire à la plupart de ses lecteurs sont justifiées par des tentatives qui sont presque des achèvements. Sa qualité principale, c’est l’élan : il est inégal, hasardeux, maladroit, jamais sans essor. Çà et là, d’un poème, un vers superbe éclate ! En un mot, il est certain de sa gloire, et nous l’espérons. En attendant, il bataille, comme un jeune chevalier ; c’est un Rodrigue, bientôt Cid. « À moi, Symbolisme, deux mots ! » Il leur en dira des milliers. Je ne parie pas pour le Comte.

À cette énumération de tant de poètes, ajouterai-je des noms de poètes encore ? parlerai-je des belles poétesses, Mme Lucie Mardrus, la comtesse de Noailles, Mlle Nicole Hennique, Mme Anne Osmont, qui triomphèrent dès qu’elles parurent, — comme si le sceptre poétique était destiné à tomber en quenouille ? Cela sera-t-il un bien ? pas pour elles hélas ! C’est toujours d’un regard de tristesse que je vois entrer de jeunes hommes dans la terrible vie littéraire. Même très bien doués, que leur œuvre sera difficile à accomplir ! Et, même l’esprit très ferme et le cœur très robuste, qu’ils connaîtront d’angoisses, qu’ils subiront de défaites ! Non seulement les êtres vivants, mais les circonstances sont autour du poète comme un cercle toujours plus rapproché de chiens qui veulent mordre, et qui mordent. Puis, la gloire venue, — si elle vient, elle vient toujours trop tard, à l’heure où l’on a cessé presque de la désirer, — leur vaudra-t-elle le prix dont ils l’auront payée ? J’ai essayé de décourager beaucoup de jeunes artistes ; j’y ai quelquefois réussi ; c’est une de mes fiertés de penser que, grâce à moi, deux ou trois braves gens, qui auraient rimaillé et chroniquaillé vaille que vaille, vont à leur bureau tous les matins, se sont mariés, ont des enfants dont ils feront, je l’espère, de petits employés ou de petits négociants, et se portent bien, de corps et d’âme. C’est seulement quand j’ai cru reconnaître en un jeune homme des qualités exceptionnelles, des dons vraiment souverains dont nul n’a le droit de priver le reste de l’humanité, que je lui ai conseillé l’horrible labeur, l’effroyable lutte ; et ce n’a pas été sans remords, songeant à ce qu’il allait souffrir, songeant à tout ce que l’ingratitude universelle lui réservait de tortures en échange de la beauté et de la joie qu’il lui apportait. Or, mon inquiétude, presque mon épouvante, est plus grande encore si c’est d’une femme qu’il s’agit. La pensée de ce qu’elle va affronter, en tentant fart, elle si peu destinée aux brutalités, aux violences de la vie littéraire, me bouleverse. Notez qu’il n’y a pas de raison, en effet, pour que, faisant métier d’homme, elle y soit plus ménagée que les hommes eux-mêmes, même par le grand public, qui n’a pas de méchanceté, même par les plus courtois des critiques ; en demandant la justice, elle se prive du droit à la déférence. Et tant d’autres détresses que l’illusion ignore ! tant d’autres chagrins ! Exceptons Mme de Staël, qui, femme-homme, fut un monstre. Je ne sais pas si la grande George Sand, à l’heure du plus magnifique rayonnement de sa gloire, ne regretta pas la lointaine et ignorée vie familiale à laquelle d’ailleurs, au déclin de sa vie, non de son génie, elle retourna, dignement, et mélancoliquement. Elle-même, cette délicieuse et pleurante Marceline Valmore qui, pourtant, chantait sans le faire exprès, parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, méprisa peut-être d’avoir chanté et pleuré pour d’autres que ses enfants et son mari. Demandez à cette admirable Georges de Peyrebrune, la plus généreuse et la plus parfaite sans doute des romancières contemporaines, quelles sont les affres de la femme exposée à la publicité ! Il semble que la poésie des femmes ne devrait être, comme leur grâce, comme leur belle humeur, comme leur sens délicat de tenir tout en ordre et de mettre des fleurs dans les vases, qu’un charme de plus dans la maison. Je ne crois pas que rien, même les triomphes, vaille pour elles la douceur des destinées obscures. Mais, après ce radotage de poète embourgeoisé par le grand âge, je n’ai qu’à admirer l’effrayant courage de celles qui, pour enchanter le monde, bravent tant de désastres ; et c’est seulement parce que je suis arrivé aux bornes de ce travail, fixées par son titre même, que je ne loue pas ici, — mais je parlerai d’elles ailleurs, — les jeunes Inspirées à qui n’a point suffi d’être des inspiratrices.

Cependant, à ce point de mon ouvrage, une question se pose, inévitable : depuis la splendeur des génies romantiques, où s’ajoutèrent les gloires parnassiennes, un poète, — il ne s’agit plus de juger les systèmes de telle ou telle école, — un poète a-t-il surgi, très haut, très vaste, très puissant, dominateur des esprits et des cœurs, et digne de l’universel triomphe ?

Non, hélas !

Certes, aucun désespoir ne serait de mise devant le nombre extraordinaire de rêveurs singuliers, de penseurs originaux, d’âmes émues, d’artistes exquis ou violents dont s’honorent les dernières années et l’heure actuelle. Que de maîtres ! le Maître ? non. Il se peut que, bientôt, demain, il apparaisse. Qui sait s’il n’est pas parmi les tout nouveaux venus que j’ai nommés tout à l’heure ? C’est peut-être le moins célèbre d’entre eux qui va, lentement, par l’acharné labeur, ou, tout à coup, par une irruption de génie, devenir illustre parmi les enthousiasmes reconnaissants ; il se peut aussi que l’un des poètes d’hier, dont plusieurs n’ont pas même atteint encore la maturité puissamment créatrice, — oui, l’un des Symbolistes de naguère, — réalise enfin quelque grande œuvre, magnifique, suprême, qui fera dire : « Voyez ! c’est Lui ! » En attendant, si l’on ne songe qu’à la poésie proprement dite, à celle que l’on publie par le livre, il faut bien se souvenir que Victor Hugo, vieillissant, disait avec orgueil, avec tristesse aussi : « La fin de ce siècle, c’est la fin d’un jour énorme, glorieux, resplendissant, le couchant d’un prodigieux soleil ; puis, après, lumineuses, pétillantes, diverses, fines, délicieuses, les petites étoiles innombrables… »

Mais une aurore s’est levée.

Dans le Drame.

Si l’on a daigné prêter quelque attention aux diverses parties de cette étude, on se souviendra peut-être de l’affirmation que notre race moderne n’â pas atteint, dans le drame, une beauté égale à celle qu’elle a réalisée enfin par l’Ode et l’Épopée ; je n’ai pas caché que, à mon avis, la tragédie racinienne avait été, plus que la tragédie romantique, proche d’un théâtre vraiment théâtre, et parfait ; et cela provient justement de ce que, en notre âge, triompha incomparablement, avec une intensité jalouse et en qui tout s’absorbe, le double génie épique et lyrique, qui, sans doute, n’est pas le légitime prince de la création dramatique. Faudrait-il donc rétrograder vers la formule classique ? rien ne serait plus absurde ; on ne remonte pas le courant de l’esprit humain, torrentiel et invincible. On se rappelle les tentatives misérablement avortées, malgré l’aide que leur prêtèrent l’imbécillité jalouse et la mode, de Ponsard, de Latour Saint-Ybars, d’Autran, de plusieurs encore, gens de talent néanmoins ; et, tout récemment, lorsque quelqu’une des œuvres du meilleur d’entre eux a été remise à la scène, on a assisté au lamentable spectacle d’un néant de momie qui ne ressuscitera pas. Que devrait donc être, que sera, en notre pays, le vrai théâtre ? Émanera-t-il, transformé, clarifié, « francisé », de l’individualité sentimentale et brumeusement sociale des dramaturges du Nord ? Sans avoir besoin de rien emprunter aux nations étrangères, dérivera-t-il, splendide action-rêve, humanité surhumanisée, de l’Axël de Villiers de l’Isle-Adam, qui semble bien avoir ouvert une voie neuve aux hautaines chimères de Maeterlinck, de Saint-Pol-Roux, de Paul Claudel, de Maurice Pottecher ? ou bien sera-t-il, rythmée par le grand cœur populaire, la vraie vie elle-même de l’humanité dans l’histoire, comme l’espère M. Romain Rolland ? Le certain, c’est que, parmi des œuvres déjà de grâce, de force ou de beauté, elle ne s’est pas encore manifestée, l’œuvre nouvelle véritablement sublime, dominatrice et directrice, que l’on reconnaîtra sans peut-être l’avoir prévue, et de qui, tout à coup, on dira : « C’est elle ! » Puisse-t-elle ne pas tarder davantage ! Puisse le sort, — car ma vie s’en va finir, — ne pas me voler la gloire et la joie de l’acclamer l’un des premiers !

Mais en l’attendant, il est impossible de ne pas reconnaître que, à l’heure actuelle, le drame romantique, — non pas, vous m’entendez bien, l’absurde drame tout haillonneux de vieilleries écarlates et tout sonore de bric-à-brac, — mais le drame tel que l’entendait Victor Hugo, le vrai drame romantique, c’est-à-dire libre, où palpitent toutes les passions, où pleurent toutes les douleurs et rient toutes les joies, où planent tous les rêves, charme encore et émeut, possède, maîtrise victorieusement les esprits et la foule. Un des hommes les plus distingués de notre temps n’a pas craint d’affirmer la « faillite du drame romantique » ; en vérité, l’on demeure stupéfait de voir l’esprit de parti littéraire pousser à une aberration si absurde, si évidemment contraire à la vérité, qu’il faut beaucoup d’estime pour ne pas y voir plus de mauvaise foi que d’erreur. On ne se trompe pas à ce point, — à moins de le faire exprès. La vérité, c’est que jamais autant qu’hier et aujourd’hui ne fut accueilli d’acclamations et fêté par toutes les sortes de public, le romantisme théâtral, lyrisme et épopée en action. Si, aux jours de l’Empire, à cause du Maître exilé, et de l’idéal restreint à la comédie de mœurs par la médiocrité des créateurs et la médiocrité asservie du peuple, il sembla lointain, relégué, exilé aussi, de quel essor, dès la liberté, il reconquit le monde intellectuel ! et, depuis, il n’a pas cessé de le posséder. Le moyen de nier cela ? cela saute aux yeux, cela crève les yeux. Et la Recette, cette preuve qu’exige le bon sens bourgeois, la Recette, cet enthousiasme monnayé, est d’accord avec l’admiration de tout un peuple. Aucun drame en vers, véritablement beau, — car les mauvais drames en médiocres vers, parle-t-on de cela ? — qui n’ait transporté le public et enrichi le théâtre. Rappelez-vous les triomphes de Louis Bouilhet, — sous l’Empire, cependant, — d’Auguste Vacquerie, de François Coppée, d’Armand Silvestre, de Jean Richepin ! Rappelez-vous les éblouissantes premières et les centièmes illustres ! Dans ces dernières années, ç’a été une recrudescence d’ardentes sympathies pour le drame romantique. Oui, voilà comment le drame romantique a fait faillite, voilà comment le drame romantique est mort ; et, enfin, c’est par le romantisme théâtral, délicieux, joyeux, déchirant, tendre, éblouissant, tout-puissant, qu’Edmond Rostand a charmé et dompté la France, lui a reconquis le monde ! — Pour ceux qui, comme moi, gardent au fond de leur pensée que, pour être valable et féconde à son tour, toute nouveauté, même excessive, sera, nécessairement, l’effet de l’instinct et de la tradition immémoriale des races, et qui s’en réjouissent, il était, certes, légitime, et heureusement fatal, que, voué plus que tous nos siècles au triomphe, même sous la forme dramatique, de ces deux formes premières et suprêmes de l’essor divin de l’homme : l’Ode et l’Épopée, le xixe  siècle, commencé en un poète tel que Victor Hugo, s’achevât par un poète tel qu’Edmond Rostand, qui recommence, et continue. Après le crépuscule étoilé, et la nuit, l’aube est née d’une dernière étincelle du couchant.

Appendice.

I

Le travail que l’on vient de lire est surtout à consacré la poésie lyrique et à la poésie épique. Ce n’est qu’incidemment qu’il a pu être question du Drame. On a cru bien faire en donnant ici quelques fragments des études faites ailleurs, par l’auteur du Rapport, sur des œuvres théâtrales de M.  Edmond Rostand.

La Samaritaine.

C’est par la faute des comédiens que beaucoup de personnes, de qui l’opinion importe, répugnent à voir figurer sur la scène les Dieux, rêves des âmes. Car cette répugnance, en réalité, n’est pas causée par le mélange du sacré au profane, de l’idéal céleste à la chimère théâtrale ; au contraire, je pense que, pour tous les spectateurs de qui la religion implique un culte, les pompes de la scène, prolongeant les pompes de l’église, ne blasphèment en aucune façon celle-ci ; le Spectacle n’est pas incompatible avec la Cérémonie. Non, ce qui choque dans les drames pies, ce n’est point qu’on nous y montre Jésus, Samonacodom, Parabavastu, c’est qu’on ne nous les montre pas en effet ; au lieu du Dieu, paraît l’Acteur. Ah ! si les comédiens, selon leur devoir, se bornaient généralement à être les interprètes du poète, s’ils avaient coutume de se modifier, de se transformer selon les rôles, s’ils ne prétendaient pas imposer leur personnalité, leur immuable et triomphante personnalité, aux personnages que tour à tour ils représentent, toute idée de sacrilège, lorsqu’ils portent des noms augustes, vénération des fidèles, serait écartée ; s’ils ne persistaient pas à être, réellement, eux-mêmes, à se faire remarquer tels, il n’y aurait aucune difficulté à les croire sacrés tout inconnu peut être un Messie. Mais nous les reconnaissons au timbre de la voix, à l’attitude habituelle, au geste familier, à des tics qui sont comme les signes particuliers de leur talent, comme les grains de beauté de leur gloire ; et, si j’accorde que le Christ se soit fait homme, je ne puis me résoudre à admettre qu’il se soit incarné, spécialement, en tel ou tel premier rôle, en tel ou tel jeune premier. Supposez que M. Péricaud joue Dieu le Père ; il vous serait difficile de prendre le Pater au sérieux, étant tenté de le dire ainsi : « Notre père Péricaud qui êtes aux cieux !… » Je craindrais qu’il se produisît un effet peu évangélique si l’apôtre Pierre, — rôle confié à un imitateur de Paulin-Ménier, — répondait : « Je ne connais point cet homme avec la voix de Choppart disant : « Mais, c’est ma tête que vous me demandez là ! » Et que d’intimes querelles, dénuées de toute orthodoxie, dans les baignoires proches de la scène, — dans les petites baignoires assez larges à peine pour le « seules-enfin » des menues cocottes deux par deux, qui, ayant de la religion, usent des jours saints pour s’imposer, végétariennes de Lesbos, des jeûnes de chair virile, lorsque Marie de Magdala essuierait, de ses cheveux, des parfums aux pieds nus de M. Guitry. Pour ne point rire, le comédien ne peut que par l’impersonnalité donner l’illusion de la divinité et vous ferez bien d’aller voir jouer la Passion par les montagnards d’Oberammergau.

C’est, je pense, pour que le Fils du Cabotin ne se substituât pas au Fils de l’Homme que M. Edmond Rostand, en son délicieux mystère la Samaritaine, — en cette œuvre douce, tendre, belle aussi, pure comme une prière d’enfant, simple et haute comme la foi d’une vierge, en cette œuvre qui, à chaque instant, nous fit venir aux yeux des larmes de charme, — n’a voulu nous montrer que le Jésus des commencements de la légende, que le Jésus avant la prédication comme officielle, que le Jésus déjà divin, pas encore dieu ! En outre, il l’a fait voir le moins possible, afin que, par l’absence et le silence, le Nazaréen demeurât plus mystérieusement adorable.

Mais il n’a pas obéi qu’à l’épouvante de trop nous offrir un Christ qui, encore que très intelligemment et très soigneusement joué par M. Brémont, n’eût été que M. Brémont lui-même, — Sauveur un peu ventripotent en sa robe blanche et joufflu entre ses mèches blondes ; j’imagine que, ayant conçu le dessein d’un poème d’infinie tendresse, d’amour toujours pâmé en espoir, en pardon, en caresse à toutes les misères, à tous les baisers aussi, M. Edmond Rostand n’a pas jugé qu’un messie-homme, fût-il Jésus, aux mains ouvertes d’où coule le ciel, suffirait à répandre toute la miséricorde délicate et câline ; il a pensé que, virile, la Grâce n’aurait pas, quoique divine, assez de grâce. De sorte que son Christ, ce n’est pas le Christ, c’est la Samaritaine, en qui seule se mêlent la Pécheresse et la Pardonnée ; Dieu ne s’est pas fait homme, il s’est fait femme.

De là, un délice, évangélique mais poétique, auguste mais familier, sacré mais amoureux, pur mais passionné, — et le frisson comme moderne de l’immémoriale légende.

Dès que, près du puits où les patriarches s’assemblèrent pour annoncer la venue de l’Attendu, la belle et jeune courtisane, qui chante une chanson tendre, a bu l’eau immatérielle coulant non des lèvres de l’urne, mais des lèvres du prophète, l’eau de la foi, l’eau de l’espérance, l’eau du salut, elle devient le prophète lui-même, et, n’ayant jamais rien su, et, tout de suite, en quelques gouttes de parole divine, ayant tout appris, elle est celle qui portera parmi les hommes et les femmes la bonne nouvelle du royaume du ciel, du royaume de l’amour. C’est de sa chanson tendre qu’elle fait sa première prière ! il y a de l’humanité féminine en sa religion. N’importe, elle sera auguste et rédemptrice, quoique si charmante toujours, quoique intimement pécheresse toujours ; c’est de rester femme qu’elle sera divine. Et elle s’en va, prêchant, avertissant, promettant, conquérant les âmes. Elle est l’apôtre-beauté, l’apôtre-amour. Celui-là ne saurait avoir aucune idée de la rédemption par Ève, victorieuse du serpent, mais ayant gardé, du serpent, la caresse de l’enlacement, qui n’a point vu la Samaritaine, Mme Sarah Bernhardt, — belle comme la jeunesse et forte comme l’amour, — séduire, charmer, surprendre, emporter, torturer de joie les âmes, et les conduire toutes, vaincues, obéissantes, vers le puits sacré, vers le puits d’avenir, où, — un homme blanc étant assis sur la margelle, — on puise l’eau immatérielle, l’eau de la foi, l’eau de l’espérance, l’eau de l’amour, l’eau du salut ! Et lorsque le Christ va révéler la prière suprême, la prière unique, par qui l’humanité supplie, adore, et obtient, lorsque va s’épandre, sur tous les univers, le Pater, — prière de tous les enfants vers l’unique père, — elle n’a pas besoin qu’on la lui ait enseignée, la Prière, car elle la porte en elle, et elle la sait, avant Dieu lui-même ! Je voudrais connaître, pour avoir l’occasion de bafouer un imbécile et de mépriser un gredin (chose justicière et toujours agréable !), celui de tous les spectateurs qui, à ce moment du drame, — quand Sarah Bernhardt s’agenouille et lève des mains sacrées ! — n’a pas éprouvé l’infini brisement de l’extase consentante.

N’ai-je aucune querelle à faire au poète qu’aida une telle poétesse, — oui, poétesse, car, chanter ainsi les vers c’est comme si on les avait faits, — et M. Edmond Rostand ne me permettra-t-il pas de lui dire toute ma pensée ? Il me le permettra, sachant ma manie de ne tenir aucun compte de mes préférences personnelles, ni de mes amitiés, lorsque je parle de choses de mon art. Eh bien, à dire tout ce que je pense être vrai, le vers de M. Edmond Rostand ne me satisfait pas d’une manière totale. Eh oui, sans doute, il est harmonieux, et vif, et clair, et tendrement sonore, ce vers, et débordant d’images ; il se développe éloquemment jusqu’au lyrisme ; et, en outre, vous devinez quelle est ma joie de voir un artiste nouveau, en qui, souvent déjà, j’ai pu louer un remarquable poète, ne point rompre les traditionnelles règles desquelles mes amis et moi fûmes, sommes et serons toujours les défenseurs acharnés. On sait de quelle sincère sympathie, avec quel loyal désir de les voir s’affirmer en œuvres triomphales, j’accueille les plus déconcertantes audaces, — déconcertantes pour moi, — des prosodies nouvelles ; mais on sait aussi combien je suis persuadé, dans le tréfonds de moi, que ces prosodies n’ont pas absolument raison, et que l’heure n’est pas éloignée où, avec non moins de talent, avec plus de talent encore qu’ils n’en déployèrent en ces tentatives hasardeuses, les meilleurs des nouveaux rentreront dans le giron commun de l’éternelle règle ! Je devrais donc me réjouir d’un poète tel que M. Rostand, fidèle en apparence aux lois ou je me soumets. Et, en effet, je m’en réjouis, — mais non sans réserve. C’est qu’il n’y a pas, dans l’art poétique de M. Rostand, assez de décision. Oui, ces vers sont classiques, ou romantiques, ce qui est, au reste, absolument la même chose. Mais, tout de même, il fait, par l’imprécision de la mélodie rythmique, qui parfois ne s’avoue vers qu’à la rime, de fâcheuses concessions à une nouveauté à laquelle il consent trop, — ou à laquelle il ne consent pas assez. Car, s’il y consentait totalement, je n’aurais aucune objection à lui faire. Gustave Kahn vous pourrait dire combien je suis capable de me plaire aux vers de Kahn, de Régnier ou de Vielé-Griffin, en attendant que eux-mêmes ils s’y plaisent moins ; — et il me semble que M. Rostand ferait mieux d’être, prosodiquement, beaucoup plus régulier, ou de ne l’être pas du tout. Et, puisque je suis en train de mécontenter tout le monde, je veux ajouter que l’auteur de la Samaritaine, très souvent, me fâche par trop de malice que ne rachète pas trop de négligence ; et surtout par l’affectation de ce qu’on appelle la rime riche. Certes, à mon point de vue, la rime doit être pleinement sonore, avec la consonne d’appui, — quand le mouvement lyrique n’exige pas quelque apparence d’abandon. Cette rime-là, c’est celle de Hugo, de Gautier, de Leconte de Lisle, de Baudelaire, de François Coppée, de Sully Prudhomme, d’Armand Silvestre, de Jean Richepin, de Maurice Bouchor, et de cet admirable Saint-Amant, Raoul Ponchon, et la mienne. Mais la rime comme qui dirait à deux étages, ou à double menton, la rime exagérée, la rime deux fois riche, la rime deux fois rimée, n’est véritablement de mise (relisez les Odes funambulesques de Banville, les Gilles et Pasquins, de Glatigny, la Nuit bergamasque, d’Émile Bergerat, la Grive des vignes, de Catulle Mendès, où d’ailleurs j’ai eu soin d’éviter la rime-calembour !), n’est, dis-je, véritablement de mise que dans les odes farces, quand le vers condescend à la blague lyrique En les œuvres pas pour rire, la rime trop riche, ou trop imprévue, est interruptrice de l’emportement, de la tendresse, du sublime. De même que j’ai blâmé Émile Bergerat d’avoir, dans Manon Roland, fait rimer : « Dumouriez » avec « mouriez », je blâme M. Edmond Rostand d’avoir fait rimer, dans la Samaritaine : « mûriers » avec « murmuriez » ; et il ne faut être drôle que quand on est décidé à ne pas être sérieux.

Mais tout ce que je dis là est bien peu important. À travers toutes les diverses prosodies éclate l’âme des poètes qui sont vraiment des poètes. En réalité, notre art pourrait se passer de technique. Je crois à la mienne. Je n’empêche pas les autres de croire à la leur. Et tout est bien, puisque, grâce au prodigieux génie de Mlle Sarah Bernhardt, à qui, — chose sans exemple, chose qu’il faut redire, chose qu’il faut crier ! — il n’est jamais arrivé de ne pas bien dire un vers, et qui, ce soir, a dit les vers en nous donnant la surprise qu’elle ne les avait jamais aussi miraculeusement dits ; et avec la musique de M. Gabriel Pierné, ingénieusement mélodique, curieusement pittoresque, plus pittoresque peut-être, à cause de quelque orientalisme, qu’il n’eût fallu, car les dieux sont des gens de tous les pays ; et parmi des décors de lointains et de soleil, et une figuration qui évoque les belles foules de l’Hérodias de Flaubert, a triomphé l’œuvre tendre et heureuse du poète que je n’aime pas le moins entre ceux que préfère.

Cyrano de Bergerac.

Qui veut de la joie ? en voici, à profusion, toujours, et toujours, et encore après encore. Le mot pouffe de rire, le vers s’esclaffe, la ballade se tient les côtes, le rythme cabriole comme un clown omniforme et omnicolore, l’image vire et vire et vire comme une féerique mère Gigogne qui, de son ballonnement tout d’or et d’étoiles, enfante mille petites images gamines et folles ; et de partout à la fois jaillissent, glissent, tintent et tintinnabulent des scintillements de verves qui s’entrechoquent, pareilles à des pointes d’épées où on aurait mis des sonnettes et qui s’envoleraient en fusées ! Ah ! il faut le dire : jamais le lyrisme héroï-bouffon n’avait rayonné avec plus d’abondant et d’éblouissant et d’inextinguible brio ; et, tout net, ni dans les comédies de Regnard, si gaies cependant (M. Edmond Rostand n’est pas éloigné de ressembler à un Regnard ivre de Hugo, de Henri Heine et de Banville), ni dans le prodigieux quatrième acte de Ruy Blas, ni dans Tragaldabas, ni même dans les Odes funambulesques où pouffent des dieux-pitres et des paillasses olympiens, tant de flambante et de furieuse allégresse ne s’ébouriffa, en paillettes d’or sonore, aux mille souffles de la fantasque chimère ! De sorte qu’en effet un grand poète comique, qu’avait fait prévoir le premier acte des Romanesques à la Comédie-Française, un grand poète, divers, multiple, heureux, follement inspiré, et prodigieusement virtuose, vient de se révéler au théâtre de la Porte-Saint-Martin, définitivement ; ce que je dis ici, les quelques réserves auxquelles je serai obligé tout à l’heure ne feront, loin de l’infirmer, que le corroborer ; et voici que notre cher pays de France qui, hier par les Mauvais Bergers, d’Octave Mirbeau, affirmait son immortelle vigueur tragique qui, bien des fois déjà, par les intenses chefs-d’œuvre drôles et sinistres, de Georges Courteline, a prouvé la survivance de Molière, vient, dans l’œuvre d’Edmond Rostand, d’évoquer toute l’âme aventureuse et heureuse, hasardeuse et batailleuse, attendrie, mais en riant, et lyriquement joyeuse de la race que nous sommes aussi, foule gaie, et rayonnants rieurs !

Je voudrais dire, avant de parler de la pièce, quelques mots de Cyrano de Bergerac lui-même. Au-delà du vers de Boileau :

J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace,

entre les amusettes héroïques, gasconne légende de duels, — légende qui, d’ailleurs, s’affirme de tous les témoignages qu’apporte l’histoire, — je vois un homme brave, certes, extraordinairement brave, mais surtout honnête et touchant, qui, selon un mot fameux, eut le nez si grand et si mou, mais le cœur plus grand encore, et plus tendre ; un philosophe qui rêvait bien plus de choses que ne lui en enseignèrent Gassendi et Campanella ; un poète tragique, capable par la belle ordonnance du plan, et l’éloquence furieuse des tirades, de contraindre Corneille à l’admiration ; un savant qui imagina bien plus que, de son temps, on ne pouvait scientifiquement supposer, et, de la sorte, il est l’incontestable inspirateur des Fontenelle, des Swift, des Edgar Poe et des Villiers de l’Isle-Adam. Ce fut aussi, sans doute, un très maniéré inventeur de brutalités foraines et subtiles, un très précieux faiseur de pointes, mais, après avoir écrit à l’énormément rotond Montfleury : « Pensez-vous donc à cause qu’un homme ne vous saurait battre tout entier en vingt-quatre heures et qu’il ne saurait, en un jour, échigner qu’une de vos omoplates, que je me veuille reposer de votre mort sur le bourreau ? », sachez qu’il a écrit (à vrai dire, je ne sais dans lequel de ses ouvrages, je recopie d’après une note que je pris autrefois), sachez qu’il a écrit, paysagiste si simple et si sincère qui semble le contemporain de Pierre Dupont, de Theuriet, ou de Jacques Madeleine, ou de Jean Lorrain, ces délicieuses lignes : « N’avez-vous pas pris garde à ce vent doux et subtil qu’on ne manque jamais de respirer à l’orée des bois ? C’est l’haleine de leur parole, et ce petit murmure, ou ce bruit délicat, dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c’est proprement leur langage. Mais encore que le bruit des forêts semble toujours le même, il est toujours si différent, que chaque espèce de végétaux garde le sien particulier, en sorte que le bouleau ne parle pas comme l’érable, ni le hêtre comme le cerisier. »

Que cela est délicieux !

Mais jamais Cyrano de Bergerac ne fut tout à fait ce qu’il semblait qu’il fut si proche d’être… M. Edmond Rostand paraît avoir admirablement surpris l’âme même de Cyrano de Bergerac ; et il la fait revivre, toute, à force de joie et de pitié. Remarquez, d’ailleurs, que s’il n’éprouvait ni joie, ni pitié, M. Rostand ne serait pas un poète, la Poésie étant faite, — en haut de la pensée, — de miséricorde et d’admiration attendrie.

Cyrano fut, certainement, de tous les hommes de son temps, celui qui aurait le plus de droits à prendre pour devise ce commencement des vers attribués à Virgile : Sic vos non vobis ! Et puisque Cyrano de Bergerac ne se battit jamais pour lui-même, puisqu’il ne fut jamais que « secondes. Il était bien logique que, en les choses de l’amour et de la gloire, il ne fût que second aussi. Quel délicieux sujet de drame, — conforme, du reste, à la probabilité des traditions, éparses partout, — c’était de montrer le batailleur invincible acceptant d’être lâche (même quand on raille son nez, ce Pic de l’Honneur), parce qu’une cousine, Roxane, qu’il adore, lui recommanda d’être doux pour un bellâtre qu’elle aime. Et, désormais, Cyrano de Bergerac, pas pour soi, pour d’autres, va se battre avec tous les gens qui voudront faire du mal à l’amant de celle que, lui, il adore. C’est là toute l’exquise pièce de M. Edmond Rostand. Cyrano croit qu’il ne peut pas être aimé à cause de son nez. Mais il sera aimé sans qu’on sache que c’est lui ! à cause de son esprit et de son cœur. En un sacrifice dont peut-être il est reconnaissant à l’amoureuse et à l’amoureux, car, à se sacrifier, il éprouve une exquise douleur, quelque chose comme un divin martyre, il est celui qui, pour écrire, pour parler, — car on peut parler, sous le balcon, dans l’ombre, sans que la face ou la voix soient reconnues, — se substitue à l’amant imbécile et aimé pour sa seule beauté. Je n’hésite pas à admirer ici une situation simple et tragique, comparable aux plus merveilleuses imaginations des contes des fées, ces exemples éternels ! Et Cyrano, — que d’Artagnan complimenta au premier acte, — s’en va vers la guerre, pour préserver de toute malencontre, (puisque Roxane le veut), Christian qui est un sot. Alors, à travers les amusements des romanesqueries de Dumas père éclate une gaie espagnolade ; Roxane arrive dans le camp, au siège d’Arras ; elle est amoureuse, elle est folle, et arrogante (pour un peu elle dirait, comme une Elvire ou une Léonore, de Calderon ou de Lope de Vega : « Je suis celle que je suis ! »), et elle apporte des vivres pour tous les Cadets de Gascogne, de l’amour pour son amant devenu son mari (grâce à un capucin un peu trop farce et sans drôlerie), et il va falloir mourir, tout le monde, en riant ! Ah ! que je suis content ! Ah ! que je suis aise ! Je ne crois pas une minute à tous ces prochains trépas, mais je crois à la sincérité des gens qui s’y vouent ; et je vois triompher, au-dessus du camp, la jolie audace, pied-de-nez de dentelle, — pour ce seul mot Cyrano m’eût tué ! — d’un mouchoir de Précieuse, drapeau parfumé Or voici la fusillade et la canonnade. Les burlesques et héroïques Gascons tombent en loques pittoresques. Mais je ne crois pas avoir jamais éprouvé d’émotion plus déchirante que celle d’avoir vu Roxane, sur le corps inanimé de Christian, trouver et froisser et baiser la suprême lettre qu’elle croit écrite par Christian et qui fut, en effet, écrite par Cyrano. Ah ! le pauvre, qui ne voulait avouer ni son amour, ni son dévouement, ni la supercherie dont il usait pour que Roxane, tous les matins, reçût des lettres de Christian, — des lettres qu’il écrivait, lui Cyrano, et où il mettait, en effet, toute son âme, et où il niait qu’elle fût sienne, à cause de son nez à lui !

Le dernier acte est, — d’un bout à l’autre, — admirable. Christian est mort à la guerre, sa veuve est au couvent ; beaucoup d’années ont suivi beaucoup d’années ; et la délicieuse blancheur des nonnes aux longues trames de neige reçoit l’aumône morte des feuilles de l’automne universel. La veuve est seule dans le jardin automnal, où le pauvre Cyrano de Bergerac, vieilli, alangui, n’essaye même plus d’être athée, vient mourir d’une blessure, — hasard, assassinat peut-être,  et alors (toujours docile au sic vos non vobis qui fut la loi de sa vie), il n’accepte même pas de recevoir le suprême baiser consolateur de celle qui voudrait bien se repentir de son erreur ; de même qu’il n’accepte pas la gloire qu’on lui apporte en lui annonçant que Molière lui a pris la meilleure scène du Pédant joué ! Il dit, mourant sous la chute des feuilles mortes : « Bien, bien, c’est bien… » En effet, un demi grand génie, un demi beau visage… Puis, brusquement, ce fut la très héroïque et très justement révoltée estocade de Cyrano agonisant, mais debout devant l’arbre du cloître, contre toutes les fausses sciences, contre toutes les compromissions, contre tout ce qui ne ressemble ni à la probité des vraiment braves gens ni à la vraie gloire des artistes martyrs, et je tiens à dire que cette dernière scène du drame fantasque, tendre et furibond de M. Rostand a ressemblé, — en l’angoisse des agonies, — à un miraculeux tournoi de tout l’Idéal poétique, amoureux, savant et joyeux, contre l’imbécillité de cinq ou six personnes !

Car l’heure est venue, triomphale et admirable, où les poètes sont, en effet, les maîtres de Paris.

Car la foule s’ennuie des vaudevilles, et s’ennuie des opérettes ; et elle est éperdument désireuse de quelque chose qui ne serait pas en calembour, et de quelques scènes que ne heurteraient pas, devant deux notaires, les inquiétudes de deux héritiers pour une différence de quatorze centimes. Ceux qui rechignent devant l’idéal, (ils seront bien avancés), ne feront qu’inciter la foule à considérer le geste qui, une fois pour toutes, lui montrera le chemin vers le théâtre où, après toutes les tristes niaiseries de la vie quotidienne, elle trouvera la dissemblance de sa misère, — le rêve !

Le succès de la pièce de M. Edmond Rostand a été tel qu’il ne me souvient pas d’en avoir vu de plus enthousiaste. Le soir où, après tant d’années d’exil, Hernani fut représenté sur la scène de la Comédie-Française, le drame de Victor Hugo ne fut pas acclamé plus que ne le fut, ce soir, la pièce de M. Rostand.

C’est pourquoi, sans nuire à votre prodigieuse réussite, je puis, mon cher Edmond Rostand, vous présenter quelques observations quant à vos procédés poétiques.

Il me semble que vous faites une confusion. La farce lyrique où vous êtes un prestigieux maître, (et cette louange, de moi, ne vous sera pas sans valeur), s’accommode des surprises de rimes, des contorsions de rythmes et de mille facéties verbales, où s’amuse une impertinence qui a de la folie aux yeux et le poing sur la hanche ! C’est un joli jeu funambulesque ; et la versification farce est tout à fait de mise dans les amusettes d’une œuvre pour rire, (ce n’est pas que je méprise ces œuvres-là, il ne m’est pas prouvé qu’Aristophane soit inférieur à Sophocle !), mais dès que la passion se précipite à travers le drame, dès qu’il ne s’agit plus de rire, même quand on rit, ah ! non, ah ! mais non, je n’admets pas que la drôlerie funambulesque continue ; et quand voici la situation tragique, j’aime mieux, à l’alexandrin, pour douzième pied, le « Moi » de Médée qu’une rime imprévue dont je peux ne pas être ému. Oui, je pense, mon cher Rostand, que vous avez tort d’user, avec trop de continuité, d’une virtuosité qui donne lieu à de si merveilleux amusements dans les scènes fantasques, mais qui, croyez-le, nuit à l’émotion dans les scènes où le public pense à l’intimité des personnages, et la veut comprendre. Ah ! certes, il faut garder le rythme, cet enlacement qui conduit les âmes où le poète veut, et la juste rime, qui fixe le point d’arrivée et de départ et de retour du rythme ; mais il ne faut pas faire d’une trouvaille de rime, ou de rythme, un arrêt d’émotion ; et, pour concevoir tout à fait ce que je veux dire, on n’a qu’à comparer, dans Ruy Blas, le rôle de César de Bazan avec celui de Ruy Blas lui-même. Mais ceci, c’est querelles de gens qui sont trop du même avis pour ne point chercher, enfin, par singularité, un point où ils sont d’avis contraire ; et le succès de Cyrano de Bergerac a été si grand, si unanime, si ardent, si furieux et si prometteur de tant de représentations, où viendra s’abreuver de joie et d’héroïsme l’admirable âme populaire de Paris, que je ne pouvais m’empêcher de songer au ravissement que le Maître unique, Victor Hugo, eût éprouvé, — je vous assure, Rostand, que je l’aurais conduit à la première de Cyrano, — s’il avait vu s’offrir, avec tant de généreux lyrisme, votre jeune esprit si joyeux, si fier, si tendre à l’universelle foule de qui nous dépendons, et que nous vénérons !

Il faut dire que M. Constant Coquelin vient de jouer le plus énorme, le plus extraordinaire, le plus parfait de ses rôles. Je ne suis pas sans objection quant à la manière dont il interprétait le don César de Bazan, de Ruy Blas, (je ne parle pas de l’autre, où la bassesse du rôle ravalait un grand artiste à la valetaillerie !) ; mais voici que, lyrique, il retrouve, en y joignant de neuves émotions, le beau romantisme hautain et farce à la fois que lui conseillait, aux temps de sa jeunesse, Théodore de Banville, notre maitre et le sien ; et ce soir, Coquelin a été prestigieusement, miraculeusement, un Cyrano fantasque, tendre, futile, grand aussi, et mourant si tendrement, et si héroïquement, et si tendrement encore. Ah ! que je suis content d’avoir vu l’œuvre d’un tel poète exprimée par un tel comédien !

Oui, oui, sans doute, les décors sont très admirables, et la mise en scène n’a rien où l’on puisse redire. Tous les rôles sont fort bien joués. M. Volny est aimable ; M. Desjardins est élégant ; M. Péricaud est un Gascon de naissance, tandis que M. Gravier est un Gascon d’accent. Mais je ne songe qu’à louer l’œuvre qui a remporté une si belle et si juste victoire ! — Et le théâtre de la Porte-Saint-Martin, après trop de fâcheuses soirées où l’on récita tant de vers, est sauvé par un poète.

L’Aiglon

Applaudissements, acclamations, trépignements, tout un beau délire de fête ! Voilà comment le drame romantique est mort. Idéal dans la Princesse lointaine, sacré dans la Samaritaine, précieusement sentimental et picaresquement héroïque dans Cyrano de Bergerac, le voici, dans l’Aiglon, pareil à la fois à une chronique shakespearienne et à un rêve d’histoire ; mais en toutes ces manifestations il demeure, triomphalement, le drame qui a été Cromwell, Hernani, Ruy Blas, Tragaldabas, Florise. Pour ceux dont ce fut le noble soin de ne pas laisser s’éteindre, après les maîtres qui l’allumèrent, le flambeau romantique, la joie est profonde de le voir rayonner encore, avec tant de splendeur, dans la nouvelle main qui le secoue éperdument ; et quelle aurore éclatante et charmante pour le siècle qui naît, cette jeune gloire d’Edmond Rostand ! Nous y réchauffons, vieux poètes, nos rêves enfin débiles et frileux.

Napoléon II, — tel que l’auteur de l’Aiglon l’a conçu, en combinant selon sa vision personnelle tous les éléments de certitude et d’incertitude qui lui étaient offerts, en soumettant à sa pensée l’histoire et à son invention l’anecdote, — apparaît comme un des caractères les plus complexes, les plus délicats, et justement, par cette délicate complexité, les plus tragiques de tous les temps. En cet adolescent, — qui a été le petit Jésus des Tuileries et va être le jeune Christ de Schönbrunnv, — non seulement se rejoignent, par un double jet de race, l’aventure révolutionnaire et l’immémoriale tradition dynastique : le sang noir du Corse et le sang blond de l’Autrichienne ; mais il a en lui la fatigue de toute la jeunesse dont il est le contemporain, de cette jeunesse énervée, quant à l’action, par l’excès de l’effort chez ceux qui l’engendrèrent et presque uniquement encline à ces exquises paresses du corps : le rêve, l’art, la poésie. Le combat des deux origines a lieu dans cette lassitude, comme deux courants se heurteraient dans un marais. Oh ! le marais est joli d’herbes folles, rayé d’ailes de libellules, c’est d’un jour de matin qu’il se rose et s’azure. Marais cependant. « Il y a quelque chose de pourri dans le Danemark », dit Hamlet. C’est en Napoléon II lui-même qu’il y a quelque chose de pourri, et ce quelque chose c’est le monde. De sorte que la lutte, à cause de la stagnance du champ de bataille, n’aura ni violences effrénées, ni formidables sursauts ; elle sera lente, profonde et comme caressante, sous les sourires de la nappe pestilentielle elle ne causera que de menus tourbillons, vite effacés ; bientôt on ne sera pas bien sûr qu’elle ait eu lieu ; elle aura consenti à cette espèce de trêve le doute ; et sur le marais s’épanouira enfin, par-dessus toutes les fleurettes, solitairement et mélancoliquement, la fleur fraîche-fanée de l’Impuissance. Alors, vienne la mort ! elle sera la bienvenue, étant l’excuse de l’inaction.

Mais ce qui est incontestablement beau, et mieux que beau, sublime, c’est la scène où Metternich oblige le duc de Reichstadt à considérer en son image, dans la glace, tous les ancêtres royaux dont l’esprit est en lui. Ah ! vraiment, il se croit le fils de Napoléon ! Il est le petit-fils de l’empereur François, il est l’héritier de la lignée énorme et formidable de tous les tyrans de l’humanité, et il est blond, blond comme sa mère, blond comme le sang infidèle de sa mère, blond comme le doute, comme l’ironie, comme la mollesse, comme la lâcheté ! Aucun poète dramatique ne donna jamais une émotion plus intense que celle dont nous tressaillîmes à ce moment ; ce morceau doit être considéré, je pense, comme un chef-d’œuvre que les hommes n’oublieront point. Oh ! l’inoubliable soirée, date dans l’histoire de l’art français, où nous avons vu triompher ensemble, et l’un par l’autre, la plus grande des comédiennes de France et le meilleur de nos poètes dramatiques.

II

Bien que le Rapport sur le Mouvement Poétique s’achève avec l’année 1900, on a cru devoir donner ici la liste de quelques volumes de vers parus de 1900 à 1903.

1901.

NOMS DES AUTEURS TITRES DES OUVRAGES.
MM. Abadie (Michel) L’Angélus des sentes.
Allorge (Henri) Poèmes de la solitude.
Baldenne (Fernand) En marge de la vie.
Bans (Émile) Ballades rouges.
Benjamin-Constant (Emmanuel) Horizons minimes et précieux.
Boissière (Albert) Aquarelles d’âme.
Cantacuzène Sonnets en petit deuil.
Chassang (Maurice) Les Musiques du rêve et de l’espoir.
Delattre (Floris) Les Rythmes de douceur.
Deubel (Léon) Les Chants des routes et des déroutes.
Dumas (André) Paysages.
Falaise (Marcel) Cueillette normande.
Fleischsmann (Hector) La Chanson des sabotiers.
Fontainas (André) Le Jardin des îles claires.
France (Frédéric de) Métopes et triglyphes.
Gabory (Émile) Les Visions et les Voix.
Gasquet (Joachim) L’Arbre et les Vents.
Gille (Valère) Le Coffret d’ébène.
Gossez (A.-M.) Six attitudes d’adolescent.
Gregh (Fernand) La Beauté de vivre.
Guérin (Charles) Le Semeur de cendres.
Hanappier (L.-B.) À l’ombre de la Mort.
Hubert (Paul) Aux tournants de la route.
Jammes (Francis) Le Deuil des primevères.
Lecomte (Émile) Vers une aube.
Lem (Henri) Ophir.
Lorrain (Jacques Le) Çà et là.
Loyson (Paul-Hyacinthe) Sur les marges d’un drame.
Malo (Henri) La Folle Aventure.
Mandelstamm (Valentin) Tranquillement.
Mouquet (Jules) Nocturnes solitaires.
Noailles (Mme la Comtesse de) Le Cœur innombrable.
Payen (Louis) Persée.
Perrée (José) Le Jardin de Mélancolie.
Praviel (Armand) Poèmes mystiques.
Prin (A. de) Sonnets agrestes.
Raffalovich (Serge) Poèmes.
Renan (Ary) Rêves d’artiste.
Retté (Adolphe) Lumières tranquilles.
Rigal (Henri) Une syrinx aux lèvres.
Rouger (Henri) Le Jardin secret.
Rougier (Paul) Derniers poèmes.
Saint-Pol-Roux La Rose et les Épines.
Samain (Albert) Le Chariot d’or.
Souchon (Paul) Nouvelles élévations poétiques.
Souza (Robert de) Les Graines d’un jour.
Suarès Airs.
Touny-Léris Dans l’Idéal et dans la Vie.
Vandeputte (Henri) La Planète.
Verhaeren (Émile) Petites légendes.
Vignaud (Jean) L’Accueil.
Vivien (Mlle°Renée) Cendres et poussières.

1902.

NOMS DES AUTEURS TITRES DES OUVRAGES.
MM. Albert (Henri) Neuvaine pour la petite sœur au doigt coupé.
Audricourt (Paul) Au gré du rêve.
Aurenche (A.-H.) La Voie douloureuse.
Bernard (Émile) La Passion.
Borys (Daniel) La Mosaïque du rêve.
Braisne (Henri de) Voix dans l’ombre.
Briquel (Paul) La Gerbe de fleurs noires.
Cantacuzène (Ch.-Adolphe) Litanies et petits états d’âme.
Casella (Georges) Les Petites Heures.
Coupel (Alfred) L’Enclos fleuri.
Dauguet (Maurice) À travers le voile.
Dauphin (Léopold) L’Âme de mon violon.
Degron (Henri) Poèmes de Chevreuse.
Delaporte (René) Les Levantines.
Delarue-Mardrus (Mme Lucie) Ferveur.
Delisle (Henri) Heures.
Depax (Émile) Au seuil de la lande.
Dominique (Jean) L’Ombre des roses.
Dortzal (Mme°Jeanne) Vers sur le sable.
Ducoté (Édouard) Le Songe d’une nuit de doute.
Fillay (Hubert) L’Habituel roman.
Fort (Paul) Paris sentimental.
Gibert (P.) Offrande à l’Oubli.
Griffin (Francis Vielé-) Sainte Julie.
Guilhaut (Georges) Les Complaintes et les Plaintes du cœur et de l’esprit.
Hugo (Victor) Dernière gerbe.
Humières (Robert d’) Du désir aux destinées.
Illio (J.-B.) Les Deux Voix.
Jammes (Francis) Le Triomphe de la vie.
Lacuzon (Adolphe) Éternité.
Laboussarie (Claudius) La Chevauchée d’Hélios.
Lante (Émile) À la gloire de Lille.
Levengard (Pol) Georgina.
Loubet (Joseph) Les Roses qui saignent.
Magre (Maurice) Le Tocsin.
Mariéton (Paul) Hippolyte.
Marinetti (F.-T.) La Conquête des étoiles.
Maurer (Théodore) Plaisir d’amour.
Mockel (Albert) Clarté.
Montangi (Théron de) La Gerbe de roses.
Moutier (E.) L’Idéale Jeunesse.
O’Sandry (Sybil) La Guirlande des jours.
Perdriel-Vaissière Le Sourire de Joconde.
Perrin (Georges) Les Émois blottis.
Poujade (Jean) Des gerbes souveraines.
Praviel (A.) La Ronde des cygnes.
Régnier (Henri de) La Cité des eaux.
Rieux (Lionel des) Les Neuf Perles de la couronne.
Roinard (P.-N.) La Mort du rêve.
Roman (Julien) Élévations.
Rygal (Henri) Sur le mode sapphique.
Simand (Arthur) Heures savoureuses.
Souchon (Paul) Élégies parisiennes.
Touny-Léris Chansons dolentes et indolentes.
Verhaeren (Émile) Les Forces tumultueuses.
Vivien (Mlle Renée) Brumes de fjords.

1903.

NOMS DES AUTEURS TITRES DES OUVRAGES.
MM. Allard (Roger) La Féerie des heures.
Bernard (Émile) Extases et luttes.
Berthou (Yves) Le Pays qui parle.
Bouchaud (Pierre de) Les Heures de la Muse.
Clavié (Marcel) La Passante d’un soir de neige.
Constant (Jacques) Les Boniments et les Mirages.
Deubel (Léon) Sonnets intérieurs.
Fagus Ixion.
Fort (Paul) Les Hymnes du Feu.
Garnier (Paul-Auguste) Rêves et beautés.
Gossez (A.-M.) Poètes du Nord.
Griffin (Francis Vielé-) L’Amour sacré.
Lantoine (Albert) Le Livre des Heures.
Lapaire (Hugues) Au vent de galerne.
Larguier (Léo) La Maison du Poète.
Lebesgue (Philéas) Les Folles Verveines.
Marie (Victor) Chez la Magicienne.
Mercier (Louis) Voix de la Terre et du Temps.
Mithouard (Adrien) Les Frères marcheurs.
Noailles (Mme la Comtesse de) L’Ombre des jours.
Riversdale (P.) Vers l’amour.
Rouquès (Amédée) Renaissance.
Segard (Achille) Le Mirage perpétuel.
Valmy-Baysse Le Temple.
Vivien (Renée) Évocations Sappho.
Zilder (Gustave) La Terre divine.