Le Préjugé de la « Vie de Bohème » et les mœurs de l’artiste actuel
Il y a un an, Paris a vu la reprise de la Vie de Bohème de Murger, et la première de la Bohème de Puccini : cette année, M. Leoncavallo est venu apporter la sienne. Cette triple cérémonie a donc mis en vedette et en honneur la vie des artistes pauvres. Le souvenir de Paul Verlaine, errant d’hôpital en hôpital et promenant dans les rues son masque socratique et sa défroque presque misérable, s’est moins imposé à la sollicitude des bourgeois de Paris que celui de Schaunard ou de Colline, bien qu’il fût plus récent. C’est peut-être parce que Verlaine avait souffert réellement, qu’il intéressa moins : l’imagination des gens ordonnés et aisés, qui ont le moyen de s’installer en une loge d’Opéra-Comique ou une baignoire de Comédie-Française pour voir grelotter des poètes pauvres, se satisfait beaucoup plus de ces douleurs théâtrales que de la peu intéressante vérité des iniquités de la vraie vie. Et il y a sur tout cet engouement, et cet entraînant arrangement à l’italienne d’un livre lugubre, plusieurs choses à dire, que le public ne s’est sans doute point dites en sortant de tous ces théâtres.
Et tout d’abord il s’étonnerait de se voir contester ici le droit au rire.
Je n’ai point entendu l’œuvre de M. Leoncavallo, mais je connais celle de Puccini, qu’on dit beaucoup plus triste et sentimentale : le sentimentalisme y foisonne en effet ; parmi la neige Mimi arrive en toussant, et elle meurt d’une phtisie aussi galopante que l’exige la rapidité conventionnelle des opéras, face au public. Mais auprès de ce cours sur les affections pulmonaires, que de scènes facétieuses, entrechats, ripailles, calembours, marches aux lampions, déguisements, pizzicati, ronflements burlesques de bassons, facéties du cor anglais, libertés prises par le triangle, chansons rythmées sur des bouteilles, etc. ! Certes, ces bohèmes inspirent une musique fringante, et propre à réjouir l’après-dînée du spectateur. Quelles perruques, quels pantalons de zouaves ! Il n’y a pas moyen de ne point les trouver impayables. Et maint propriétaire, qui signifia hier sereinement congé au jeune impressionniste ou au petit sculpteur admirateur de Rodin qui n’avait point soldé le terme de l’atelier sous les combles ou du hangar de la cour, sourit avec indulgence à la façon cocasse dont le quatuor de Murger enivre et dupe M. Benoît, lâchant sa quittance entre deux rasades. En réalité, ce rire est contradictoire au bon sens. Est-ce donc le costume 1830 qui crée cette gaîté ? Nous y chercherons une raison plus profonde.
Le livre élaboré par le médiocre écrivain que fut Murger n’est point drôle. J’ai dit lugubre, et il l’est, en dépit de toutes les déclamations et de tous les truismes qui ont rempli les gazettes lorsqu’on exhuma ce déplorable ouvrage sur les planches subventionnées, l’an passé. De gras rédacteurs dûment appointés, ayant tout juste produit deux mille chroniques dans leur existence, s’attendrirent ou devinrent lyriques devant la force de la belle jeunesse qui sait rester joyeuse au milieu de la misère, et qui, et que… La Vie de Bohème est, malgré tout, un livre rebutant et désolant, et je ne crois pas qu’il y ait un écrivain vrai, un homme de talent et de cœur qui n’ait la nausée devant ces plaisanteries vieillies alternant avec ces crachats de phtisique et ce dépenaillement. Tout soulève le cœur dans ce récit. Les tours de rapins y sont plus grossiers que comiques, les tirades sentimentales et amoureuses y sont d’une platitude amphigourique tout à fait digne des rez-de-chaussée de petits journaux, les rares expositions d’idées artistiques y font pleurer par leur insignifiance ; ces artistes parlent comme des coiffeurs et ne produiront jamais rien ; ils sont fainéants et même sans cœur. Les seuls êtres sympathiques sont les femmes. En face de ces hâbleurs et encombrants individus, qui ne sont même pas assez propres moralement pour leur être fidèles après les avoir traînées dans une existence de saleté et de misère, elles apparaissent aimantes, simples et travailleuses, indulgentes à ces mâles prétentieux qui les assomment de leurs « rêves » et les laissent cuisiner en barbouillant une toile ou en bâillant sur un poème. Elles souffrent, elles pleurent, mais elles restent fines et presque élégantes. Musette, avec un bon sens dont on ne peut la blâmer, demande le pain et la défense contre la prostitution à ses relations « sérieuses » avec quelques barbons et béjaunes de la bourgeoisie : elle ne revient parmi les bohèmes que pour rire, seule ressource qu’ils lui offrent. Mais Mimi est un être qui ne sait pas se reprendre, qui meurt d’un mirage déçu et qui, arrachée à une vie tranquille et sûre, à un avenir peut être heureux, à une future union de cœur et d’esprit grave à quelque honnête homme, par le bellâtre Rodolphe, meurt moins encore de phtisie que de dégoût secret devant la déchéance, la paresse et la veulerie de ce flâneur qui a l’audace de se déclarer fatigué d’elle. Ces femmes sont à mille pieds au-dessus de ces hommes, du maniaque Colline, rat de bibliothèque, du raté Schaunard, grand fumeur de pipes, du barbouilleur Marcel, du rimailleur Rodolphe. Il y a dans tout cela une odeur de sophisme, d’égoïsme mâle et de lâcheté morale qui répugne. Et cependant les gens ordonnés rient et se divertissent. De quoi donc rient-ils en cette navrante aventure de malheureuses filles et de ratés sans valeur ? Précisément de cela.
Murger le voulut-il ? Toute son œuvre le montre trop faible de talent et d’esprit pour se hausser à un tel machiavélisme : je crois qu’il prenait de bonne foi ses héros pour des artistes, sur nature et dans son livre, et qu’il pensait leurs déclamations de brasserie et de mansarde. Mais, consciemment ou non, il a fait à la bourgeoisie contre laquelle hurlait le romantisme la plus délicate flatterie d’amour-propre qu’elle pût recevoir. Il lui a montré les artistes, ces êtres qu’elle enviait et haïssait, dont elle se sentait séparée par des milliers de lieues, qu’elle craignait en les dénigrant, et il lui a permis de dire : « Eh ! quoi, ce n’est que cela ? » Il lui a permis de dire de ces hommes, soi-disant supérieurs à elle, qu’ils étaient paresseux, indélicats, mal élevés, égoïstes et braillards, — car c’est ce qu’ils sont. La bourgeoisie a pu les juger ainsi — et par surcroît les découvrir incapables de produire, car ils ne produisent rien. Voilà sa joie profonde, voilà le secret de son sourire, voilà le secret du succès de la Vie de Bohème, parmi les bourgeois épanouis. Observez-les à une représentation : à voir ces prétendus dieux s’abaisser au rang de bas farceurs, à les voir conduisant à l’agonie sinistre une malheureuse que son amant forçait, malade, à le chercher sous la neige, à six heures du matin, dans les cabarets de barrière, ils éprouvent une telle satisfaction d’eux-mêmes, de leur budget bien réglé, de leurs femmes bien vêtues et de leurs enfants bien casés par « l’ordre, l’économie et le travail utile », qu’ils s’attendrissent. Cette fin lamentable des gens qui les mystifiaient ou les exaspéraient en leur parlant d’idéal, de dons inaccessibles, de vocation et de beauté intangible à leurs intelligences bornées, cette fin leur donne raison dans toute leur conception de la vie. Ils y assistent, courtois, l’œil humide, prêts au besoin à offrir cent sous pour une couronne à Mimi, avec le recueillement des personnes qui ont su conduire leur maison et subordonner le sentiment et l’altruisme à un quant-à-soi sagement dosé. Vous essaierez vainement de leur expliquer qu’ils viennent de voir des pantins, des caricatures d’artistes, de faux créateurs, le rebut de l’art vrai, toute la troupe prétentieuse et attristante dont les producteurs sérieux subissent la promiscuité et la camaraderie dans les premières années. Ces bourgeois, s’ils vous comprennent, n’auront pas l’honnêteté de l’avouer ; mais le plus souvent, ils seront de bonne foi en restant convaincus qu’ils ont vu « les artistes » en ces quatre ratés.
Le livre de Murger a enraciné dans toute la classe bourgeoise l’idée tenace que l’artiste est sale, vêtu de feutres mous, de pantalons à carreaux, de cravates à la Colin, qu’il ne paie jamais un fournisseur, qu’il est mal élevé, même s’il est de bonne famille, et qu’en somme c’est un individu taré, d’une tare spéciale, curieuse : celle d’avoir au moins un détail baroque dans sa tenue et un détraquement cérébral partiel. Si le rapin s’est gaussé du bourgeois, que le bourgeois prend sa revanche ! Il se venge du soir d’Hernani autant que des œillades dont Rodolphe jadis troubla sa femme. Il bafoue, avec la retenue qui sied et le discret dédain du bon ton, la faillite frauduleuse de l’idéalisme, étalée devant lui par un imprudent auteur, et il ne voudrait pas accepter de « l’artiste » détesté, une autre image. Celle-ci sert trop bien ses projets et ses représailles. Murger devient son plus précieux allié contre l’élégance hautaine de Baudelaire, le purisme de Gautier, l’aristocratisme de Vigny et de Lamartine, le sombre génie de Delacroix, le lyrisme éperdu de Berlioz, la fière intransigeance de Gustave Flaubert. Il nous semble étrange, certes, de voir à la fin du xixe siècle une telle mascarade affirmer impudemment sur les tréteaux la prétention de représenter la vie d’artiste ; il nous peine de voir ces rires cinglant le ridicule suspect de fantoches qui n’ont aucun droit à incarner un si noble rôle, et nous pensons avec amertume et colère à la superbe pauvreté de d’Aurevilly, de Baudelaire, de Villiers de l’Isle-Adam, de Henry Becque, de Verlaine, à cette sainte pauvreté héroïque compromise par un médiocre sentimental, par un malencontreux phraseur. Nous souffrons de cet étalage impudique des misères de l’artiste devant son ennemi éternel. Mais nous ne pourrions faire prendre le change à la foule satisfaite. Nous pourrions lui exposer que ces misères, qui sont saintes, nécessaires, et dont il est même blessant de se targuer, sont supportées avec une dignité, une patience, une foi incompatible avec ces débraillements de carnaval ; nous pourrions lui démontrer que précisément le bohème est la déconsidération vivante de l’artiste sans fortune, ce qu’est le faux mendiant au pauvre honteux, l’ouvrier ivrogne au socialiste intelligent. Elle refuserait de nous croire.
L’œuvre de Murger a pris en elle force de loi. Il y a, de par elle, un préjugé indélébile sur la moralité et la tenue de l’artiste, et une partie même des artistes de talent semblent en subir la fatalité, se cramponner à des marques extérieures d’originalité, à des costumes singularisés, à des attitudes : même avec la vie la plus régulière et l’usage du monde le plus averti, ils gardent des traces de ce romantisme d’habillement dont la bourgeoisie stigmatisait leur caste. Et ils s’en parent naïvement comme d’un uniforme antibourgeois, alors que leurs détracteurs les en affublent avec joie, comme les juifs, jadis, signalés d’un bonnet jaune.
Il serait temps, cependant, de réagir contre l’erreur propagée par l’un des plus piteux livres que le sentimentalisme ait échafaudés ; et puisque nous sommes dans une de ces périodes rares où l’on met tout sur table, où l’on bannit tout faux respect des choses convenues, et où l’on étudie impitoyablement la valeur exacte des gens et des idées, puisque d’autre part, l’artiste, jusqu’ici écarté et résigné à être une non-valeur sociale, vient de s’avancer au premier rang des énergiques, il siérait de saper, d’une hache implacable, le faux idéal et la menteuse générosité de « la bohème », qui séduisent et égarent encore certains jeunes artistes, autant qu’ils font le jeu de la médiocratie contre l’idéal authentique et la vraie générosité. Il faut le dire sans plus attendre : la bohème n’a aucun rapport avec la vie de l’artiste pauvre. La bohème est une tare d’esprit et une dégradation de caractère ; la bohème n’est imposée à aucun être par les circonstances. Elle est en lui-même. Elle n’est pas inhérente au fait d’être mai nourri et mal vêtu : il y a des gens qui, avec de la fortune, sont bohèmes, parce qu’ils aiment fainéanter, mettre les coudes sur la table, fumer des pipes dans des cabarets, traîner sur des divans d’atelier, dire des farces ou théoriser indéfiniment, arpenter le boulevard, brailler en chœur et mettre à mal les ouvrières. Il y a des jeunes gens qui, dans la misère, s’habillent sans cravates sang de bœuf, ne cabossent pas leur chapeau, sont polis, travaillent, et vont discrètement et fièrement chercher leur « ordinaire » à la crémerie pour le manger dans une mansarde ou un atelier où il n’y a pas de poussière ni de désordre. En face des tapageurs de Murger, il y a le Marius peint par Hugo dans les Misérables, avec une vérité autrement humaine, il y a Berlioz portant son pain dans la rue avec la sérénité d’un sage, il y a Wagner logeant dans le quartier des Halles et faisant sa partie dans des orchestres de cafés-concerts en méditant Lohengrin, il y a la belle, la silencieuse, la grave et pure misère des beaux créateurs d’art.
Ce qui constitue la bohème, ce n’est pas le manque d’argent, c’est, avant tout, le manque d’éducation morale, d’empire sur soi-même et de pudeur intellectuelle. C’est un laisser-aller de tout l’individu. Le bohème, nous l’avons tous connu à nos débuts. Nous l’avons vu expansif, bon garçon, bavard intarissable, racontant au premier venu, devant un bock, ses projets d’art, ses songes, ses émotions, ses amours, galvaudant tout ce que l’homme bien né garde pour lui ou de très rares intimes, étalant son intérieur comme son extérieur : en réalité, sous cette bonhomie ripailleuse, très dénigreur, rongé d’envie, se sachant impuissant, mais retenu dans un monde de ratés par une énorme vanité qui est encore du bourgeoisisme exaspéré, la vanité de serrer des mains célèbres, de figurer parmi les gens de lettres, et de passer pour un martyr de l’idéal. La pauvreté, l’impuissance elles-mêmes ont leurs snobs, et quand Rodolphe mordille sa plume et lève les yeux au ciel, c’est déjà un snob de la littérature pauvre. Nous avons connu maint garçon que des biens au soleil, de bonnes rentes, la chasse et la vendange attendaient en quelque belle province, et qui s’entêtait jusqu’à l’âge des cheveux gris dans les brasseries où l’on clame des vers, qui se ruinait l’estomac, s’acoquinait à des filles stupides et collectionnait les dégoûts de tous les hôtels garnis, uniquement appâté par cette vanité étrange et hors nature. Il n’y a dans la bohème aucun esprit de renoncement et de désintéressement artistique. Presque tous les vrais artistes ont été pauvres au début de leur carrière ; mais ils se sont toujours arrangés pour travailler, payer leurs couleurs ou leur marbre avec l’argent que Marcel dépense chez Momus, et ils ont toujours considéré cette pauvreté comme un état transitoire d’où il fallait sortir à force de labeur, et qui avait cette belle conséquence morale de leur faire comprendre les dessous navrants de la mêlée humaine et d’éprouver la solidité de leur conviction et de leur talent. Au lieu que vous n’imaginerez jamais Schaunard ou Rodolphe autrement qu’ils ne sont, sinon qu’en vieillissant, avec leurs scies et leurs perruques, ils sembleront grimaçants et pénibles. Le bohème a sa fin dans son état transitoire lui-même ; il raconte toute sa vie qu’il va créer, jusqu’au jour où il prend l’attitude du vieux lutteur que la dureté de la vie a empêché de se révéler. Le bohème est avant tout un esprit faux ; il emprunte à l’indépendance d’esprit de l’art et des théories anarchistes la fainéantise et la plénière indulgence morale. L’indélicatesse, il la baptise largeur d’idées ; la paresse, il la colore du prétexte de « l’inspiration » qu’il sied d’attendre. Le travailleur lui fait horreur : il lui reproche ses heures régulières comme une trace de bourgeoisisme, mais il vit de ses idées, qu’il déguise et mesure à son aune. En réalité, le bohème est le parasite de l’artiste pauvre. Il le compromet aux yeux du public, pastiche ses œuvres, bénéficie de son honneur et profite, pour lui imposer ce rebutant compagnonnage, de l’indulgence et de la pitié mêlées d’une certaine faiblesse qui entraînent souvent l’artiste vrai à se laisser « rouler » dans la vie tout en s’en apercevant.
Le préjugé de la bohème est un de ceux qui ont fait le plus de tort au renom des artistes. Car cette région de liberté, et même de licence, est une prison comme toutes les catégories sociales : et il est très difficile d’en sortir, parce qu’on y prend de funestes manies morales. On est enrégimenté dans la bohème comme dans la chronique ou dans le monde. Être indépendant professionnel, c’est encore dépendre de quelqu’un. Quant aux mœurs de la bohème, il est irritant de les voir attribuer à l’une des castes les plus rares de l’État, en tous cas à celle qui, par sa profession même, s’approche le plus de la distinction et du raffinement de la délicatesse morale. Si quelqu’un doit être expert en attitudes simples et naturellement nobles, en nuances du cœur et de l’esprit, en charme, en propreté de tenue et de caractère, en goût sûr et sobre, c’est l’être qui, éloigné de tout sport brutal, de tout négoce et de toute violence, sert des intérêts abstraits, fait de la pensée et de la plastique sa principale étude. D’où vient cependant que dans toute réunion citadine un créateur de peintures ou de poèmes doive être reconnu à une faute de goût quelconque, même menue, à un certain égarement, à une attitude distraite qui n’est pas précisément la gaucherie ni la timidité, mais ce qu’on appelle « l’air artiste » qui donne toujours l’appréhension vague de quelque impair à la maîtresse de maison ? Sont-ce les chevelures hirsutes ou les cravates volumineuses, restes tenaces de la tradition romantique, qui imposent cette attitude ? Est-ce l’ennui d’être chez « des bourgeois » et de ne savoir parler que de ce qui ne les intéresse pas ? Est-ce le roidissement vexé d’être là comme un hors-d’œuvre curieux ? Est-ce simplement l’habitude du songe ? Il y a de tout cela dans « l’air artiste ».
Il y a tous les enfantillages de l’intellectuel accoutumé à la libre solitude et au sans-gêne de l’atelier ; il y a l’amour-propre, le dépaysement, et surtout, très au fond, une timidité spéciale, qui vient de ce que l’artiste est en marge de la société et ne sait jamais s’il y est accepté ou s’il y règne. De là une fierté ombrageuse dissimulant mal l’indécision, et cette candeur, cette naïveté singulière propre aux familiers de l’abstraction et en général aux êtres désintéressés. Interrogez là-dessus un peintre, un musicien ou un sculpteur, ou même un poète, du moment qu’il n’écrit pas en prose, car le journalisme et le roman forcent l’artiste à l’usage du monde : s’il est franc, il conviendra que le secret de son « air » est dans cette remarque psychologique. Il est très rare aujourd’hui qu’un artiste porte son titre avec fanfaronnade. C’était bon à l’époque de « l’inspiration » et du sentimentalisme à la Musset. L’artiste aujourd’hui est attentif, sérieux et soucieux. Si sa place dans l’État était nettement délimitée, il deviendrait immédiatement homme du monde, il ne permettrait même pas à un bourgeois riche de revendiquer sur lui cette pauvre supériorité des « manières », l’élégance qu’il donne à ses peintures ou à ses poèmes rehausserait immédiatement son attitude. Il n’aurait qu’une attention de quelques instants à soutenir pour s’assimiler à fond cet art superficiel, mais pratique, de la tenue dans la vie, offrir une surface polie et impénétrable aux bêtes curieuses qui guetteraient ses défauts ou ses faiblesses secrètes, murer sa pensée derrière la courtoisie, et apparaître strict, armé, indémontable, aux yeux des « mondains » ébahis de sa vraie aristocratie.
« L’air artiste » n’a rien d’indélébile. C’est une faiblesse que d’y tenir : il dessert et ne rehausse pas. Il siérait que l’artiste, déjà honni et disqualifié par les médiocres tant qu’il n’a pas forcé le succès, renonçât à la défroque bizarre, à la « tête à sensation », et rompit ainsi les derniers liens qui permettent au spectateur ironique de le confondre avec les piètres héros de Murger. Il est juste de dire que les trois quarts des jeunes peintres et écrivains se sont rangés à cette conception, et seuls les vieux romantiques survivants songent à s’en plaindre. Nous sentons tous qu’il faut en finir avec les tenues exceptionnelles et les mœurs désordonnées. Les romantiques se réjouissaient de se donner en spectacle aux bourgeois. L’homme nouveau, riche de pensées, sobre de gestes, est fait pour réserver sa vie intime, haïr la vedette personnelle, et frapper la médiocratie en plein cœur par l’audace réfléchie, la résolution logique de ses idées, en soustrayant son visage à tout examen. La conception distingue l’individu, et non la défroque. Nous n’ayons pas à blâmer les cravates de dentelles de d’Aurevilly, ni le gilet rouge de Gautier. Nous saluons avec respect le feutre cabossé de Marcellin Desboutin ; nous supportons les capes et les pourpoints de M. Péladan, parce que tous ces hommes ont montré de belles œuvres : mais ils sont bien loin de nous. Il semble qu’ils aient cru à l’esprit corporatif des artistes nécessitant une tenue particulière, un uniforme. Nous concevons aujourd’hui tout autrement notre rôle ; l’artiste, parmi la dislocation des castes, des partis et des hiérarchies, va être le circulateur d’idées, le « quatrième pouvoir » mêlé à tout, influant sur tout. Il devra se montrer non en exceptionnel prêtant au sourire, mais en dominateur, impossible à critiquer. Il lui faudra quitter ce dernier enfantillage qui est de tenir à quelque débraillement, à un certain air négligé et détaché, et de permettre ainsi aux médiocres de prendre sur son âme et son talent une revanche de dénigrement.
Regardons les créateurs modernes : tous nous donneront un exemple de sobre tenue, de pauvreté fière et nette, de vie travailleuse, ordonnée, saine, de discrétion dans le geste et le discours, d’élégance et de distinction nées du seul sentiment de porter en soi une grande âme. Quel mondain, quel dandy eut jamais autant d’affabilité hautaine qu’Edmond de Goncourt, de charme vif et lyrique que Banville, de séduction qu’Alphonse Daudet ? Quel raffiné inventa jamais la suavité mystérieuse, la noblesse infiniment délicate que Mallarmé montrait dans son petit salon ou dans son canot de Valvins ? Quel grand seigneur vaut M. Whistler ? Quel gentleman a plus de correction courtoise que le peintre La Gandara, le poète Henri de Régnier, le musicien Vincent d’Indy ? Quel causeur réputé dans les plus aristocratiques salons brillera de l’éclat d’un Paul Adam, montrera l’ironie parfaite d’un Paul Hervieu ? Est-il un de nos gentilshommes qui ose assumer la royale et douloureuse attitude de Villiers de l’Isle-Adam ? Y a-t-il eu un personnage de plus haute allure officielle que Puvis de Chavannes, ou un homme plus foncièrement simple, de la belle simplicité d’âme, que le pauvre et grand Ernest Chausson ? Lorsque Georges Rodenbach parlait dans un salon, qui donc eût pensé atteindre à sa distinction souriante, à son charme fin ? Quel mondain a l’aisance spirituelle de M. Albert Besnard ? Quel clubman, élevé dans les pures traditions de la gentry, désavouerait l’élégance vive et sérieuse de M. Jules Chéret ? Quelle « bonne compagnie » au sens ancien du terme, surpasse celle de M. Roger Marx, de M. Pierre Roche ? En réalité, aucune réunion élégante n’équivaudrait la conversation, les attitudes, la délicatesse de ces hommes. C’est l’âme qui transparaît, et qui à tous, riches ou pauvres, issus du peuple et formés par eux-mêmes ou élevés selon les cérémonials suprêmes, dicte et inspire une beauté saisissante et imprévisible.
Certes, l’attitude toute récente des « arrivistes » est blessante et parfois grossière : leurs impertinences calculées, leur froideur, leur ingratitude désinvolte, leur étriquement voulu sont propres à rebuter. À choisir entre cette sécheresse et la ribote des Schaunard et des Rodolphe, on hésite. Mais ils partent au moins d’un principe plus intéressant que le débraillement intellectuel et physique, ils partent de la résolution de garder une retenue. Elle leur sert du moins à cacher fièrement une pauvreté. Elle leur sert à esquiver la suprême injure de la médiocratie, que Murger mendie pour ses héros : encourir la pitié du médiocre, allons donc ! Ce qui doit être, aux yeux du monde, le dernier mot extérieur d’une misère d’artiste, c’est un certain sourire détaché et suprême qui arrête sur place les commisérations et ne permette la fraternité qu’à ses pairs. Il est certain que nous allons toucher à une conception nouvelle des mœurs de l’artiste, et nous délivrer enfin, avec un peu plus de fermeté, de l’écœurante tradition, parce qu’il est trop sot de continuer à la traîner. Cette malheureuse corporation des artistes, qui détient l’intelligence authentique et devrait savoir l’adapter à tous les besoins matériels de l’existence, a mis trop longtemps un faux point d’honneur à confondre la puissance de méditation idéologique avec l’inexpérience de la conduite dans la vie. Elle a laissé à la bourgeoisie une foule d’avantages, dont le plus grand est une sorte de solidarité de caste fortifiée par l’acceptation mutuelle de certaines tares morales ; les égoïstes s’allient volontiers, et rien ne solidarise comme l’aversion partagée envers tout élément altruiste et sensitif. La force de cohésion de la médiocratie a toujours fait défaut aux artistes ; leur nervosité et leur maladif désir de perfection les a poussés, bien plus que l’ambition ou l’envie, à se dénigrer et à se désunir. Leur vie privée a donné souvent prise aux critiques cinglantes de la bourgeoisie. Un divorce, un adultère d’artistes inspirent à cette caste une joie haineuse que les intellectuels ne soupçonnent pas : c’est l’objet des commentaires méprisants ou fielleux de mainte bourgeoise et de maint rentier enrageant de leur obscurité, conscients de leur nullité morale, et ravis de se retrancher derrière les principes honnêtes et la légalité pour se venger de la beauté, de la gloire et de l’indépendance représentées par les artistes. La bourgeoisie cache ses plaies, elle les dérobe à la publicité, tandis que les artistes manquent de cette prudente hypocrisie. En outre, la presse s’empare du moindre scandale où ils sont mêlés : elle centuple l’importance de leurs désordres par le tapage qu’elle en fait, et cette odieuse surveillance de la presse, cette corvée de la vedette eût dû retenir bien des artistes dans le désordre de leur vie. Quelle honte ! Se livrer aux chroniqueurs, laisser traîner sa vie sur des feuilles de papier maculé que les médiocres froisseront le soir au coin du feu en haussant les épaules ou en faisant des gorges chaudes ! Maint scandale ainsi survenu nous serra douloureusement le cœur. En réalité, les mœurs artistiques sont infiniment plus loyales et épurées que celles de la bourgeoisie, mais leur probité, leur étourderie, leur vanité font plus de bruit que la corruption dissimulée de cette dernière. L’immoralité foncière est rare chez les artistes. Elle se résorbe en une perversité, imaginative le plus souvent, et elle ne naît jamais de l’intérêt, ce qui lui ôte toute persévérance dangereuse. Très peu d’artistes sont mauvais, si beaucoup sont déréglés. En tous cas ils eussent dû depuis longtemps battre les mondains et les gens « de bon sens » sur leur propre terrain en se montrant plus corrects, plus élégants et plus rangés qu’eux-mêmes, en leur donnant là encore une leçon de beauté, en les contraignant à l’admiration ; et s’ils s’étaient voulu permettre une singularité, analogue aux tenues de Schaunard, et peut-être inhérente à la puérilité secrète qui semble compenser chez certains la gravité exceptionnelle de l’âme, elle eût dû être tellement raffinée, rare, étudiée par un dandysme précautionneux, que son impeccabilité fût supérieure à toute attaque, comme la toilette d’une femme luxueuse qui décide un soir de ne pas suivre la mode. Pour être exceptionnel, il faut faire sentir qu’on peut, dans le convenu, être parfait : autrement, on n’est qu’anormal et dévoyé.
Qui donc saura être assez intelligent et assez ferme pour réorganiser les mœurs de l’artiste ? La femme nouvelle, peut-être, qui, indulgente à ce grand enfant capricieux, saura aussi en faire un homme social et bannir son ignorance volontaire des formalités vitales qui permettent les songes. Tout s’achète, et l’artiste a toujours cru pouvoir entrer de plain-pied dans les rêves sans en acheter les droits civiques : de là son infirmité, le livrant aux bêtes de la vie ordinaire. La femme sera peut-être l’intermédiaire nécessaire entre l’existence et l’artiste. Elle l’est déjà : nous en savons des exemples admirables. Elle aidera la formation du type nouveau.
Nous en voyons déjà des figures sérieuses et jeunes. L’artiste pauvre peut avoir de l’ordre, du soin, des heures réglées, un emploi raisonné du temps, une décence, une volonté soutenue, que le bohème n’avait pas. De plus en plus, tombe avec le romantisme, l’idée qui en autorisait les oripeaux et les déclamations, l’idée que la littérature et l’art sont des carrières brillantes, honorifiques et amusantes, alors que ce sont des missions lourdes, graves, appauvrissantes et pleines de désenchantement, qui incombent à certains êtres et ne portent pas en elles de quoi les pousser à la ripaille et au costume rodomont. Que si la noblesse de l’art engage encore certains braves et bons artistes à chercher sous leur cape le pommeau d’une dague imaginaire, ou à boucler sous un feutre Louis XIII une chevelure exagérée, c’est un travers qui, par son inoffensif, dégénérerait vite en vicieuse tournure d’esprit ; c’est une inélégance morale et un défaut d’indépendance que de songer à se signaler par une recherche de costume lorsqu’on a professionnellement le devoir d’exempter ses sentiments de ceux du vulgaire, et l’artiste ici rejoint le photographe et le coiffeur, inutilement. En somme, Schaunard et Rodolphe agonisent, avec les principaux clichés du chauvinisme et du sentimentalisme de ce siècle, dans cette dure et salutaire période où nous sommes, qui examine avec une résolution froide et triste toutes les métaphores et toutes les notions acceptées par la masse. Il y aurait à donner le coup de grâce à des créations aussi funestes que celle de Murger ; avant de contribuer de nouveaux ouvrages d’imagination à la bibliothèque des auteurs actuels, il y aurait à écrire un livre de première nécessité sur l’organisation sociale des créateurs eux-mêmes. Les Aphorismes sur la sagesse de l’artiste dans la vie attendent leur Schopenhauer bienfaisant pour porter à cet être privilégié les conseils pratiques qu’il croit médiocres et qui permettraient à son idéalisme de décupler sa portée. L’homme qui, appuyé sur l’expérience de la vie parisienne, et mû par une puissante compassion pour les êtres qui promènent sans défense des dons admirables à travers les dangers de la vie, écrirait ce code de leur organisation morale et matérielle, cet homme réaliserait une des œuvres les plus hautement bienfaisantes de tous les siècles. Il aiderait énormément au rôle des compagnes d’artistes et les éclairerait même sur certaines nécessités de leur belle et lourde mission qu’elles n’ont pas encore su toutes comprendre.
Nous ne sommes encore qu’au seuil. Nous balbutions la préface de ce livre attendu. Il prononcera une fois pour toutes la vanité de la superbe romantique, la puérilité dangereuse de l’art pour l’art, du culte du moi, du dandysme, de l’arrivisme et de toutes les amours de tête du littérateur et de l’artiste parisiens. Il installera le créateur intellectuel à son rang exact dans la société. Il en érigera la silhouette stricte, simple, élégante et sévère même dans la pauvreté. Il n’en fera ni un fonctionnaire, ni un magistrat, ni un prêtre, ni rien de professionnel : il ne lui enlèvera point son caractère d’exception. Il en fera uniquement l’homme qui passe, indifférent aux lieux, aux langages et aux foules, qui passe porteur d’une âme plus pure, d’un caractère plus beau, d’une éloquence et d’une charité plus altières, l’homme qui détient le secret des lois et des méthodes psychologiques, les raisons du cœur humain, les analogies et les idées générales de la société, l’homme qui, parmi les actifs du domaine transitoire, médite les vérités permanentes et les définit à travers les fluctuations de leurs formes. Et surtout nous verrons l’artiste se séparer définitivement du sentimentalisme, de son désordre, de son afféterie, de sa déclamatoire déchéance morale, être silencieux sur sa propre vie et sur sa douleur. Avec la ruine de la littérature du sentiment, de la peinture de genre et de la musique langoureuse, avec le retour de l’intellectualité française à ce genre d’ouvrages insolents, dont parle Stendhal, qui forcent le lecteur à penser au lieu d’émouvoir simplement ses nerfs, avec l’avènement de l’artiste aux suprématies morales dans une époque où les hiérarchies se meurent, le spectre grimaçant de l’ancien bohème, outrageant la noblesse vivante de l’artiste, avec celui du névrosé, de l’égotiste et de l’arriviste va reculer définitivement au fond de la région des ombres.