(1900) L’état actuel de la critique littéraire française (article de La Nouvelle Revue) pp. 349-362
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(1900) L’état actuel de la critique littéraire française (article de La Nouvelle Revue) pp. 349-362

L’état actuel de la critique littéraire française

Une opinion qu’on peut tenir pour générale, aujourd’hui, est que nous avons encore des critiques, et même en nombre considérable, — mais que nous n’avons plus une critique française. On attaque les uns, on déplore la disparition de l’autre. Et seuls y voient un illogisme les critiques eux-mêmes, qui sont imbus d’une idée essentielle ; c’est que beaucoup de feuilletonistes réunis constituent évidemment une critique, comme beaucoup de menuisiers réunis ont droit à constituer la menuiserie. Cette idée est due à un raisonnement vicieux. Cependant elle est si bien ancrée dans leur pensée, qu’ils ont un syndicat et un cercle, et sont formés en société professionnelle comme d’autres corps de métier. Cette idée est l’âme de leur dignité professionnelle. Elle inspire leurs jugements, elle redresse leur front lorsqu’ils entrent dans une galerie ou chiffonnent un volume qu’ils devront « juger ». Sans cet esprit corporatif, ils n’oseraient peut-être pas juger, et faire de ce jugement une sorte de bureaucratie, quelque chose comme l’enregistrement ou la réception des hypothèques en matière d’art. Cependant ils sont assaillis tous les jours par les réclamants, Mais comme ceux-ci ne protestent que contre leur sévérité, et jamais contre leur droit à juger, ils demeurent attachés solidement à l’esprit même de leur institution.

Il est cependant vrai que la critique en est venue à un point de faiblesse incroyable, et il y a des causes naturelles, que ces pages tenteront d’exposer familièrement au lecteur. Elles sont d’ordre matériel et d’ordre moral, influant les unes sur les autres, et il sera simple d’aller directement à la question en commençant par examiner les causes matérielles. Nous les trouverons dans la disposition actuelle des journaux et des revues. La critique littéraire courante n’existe pour ainsi dire plus. C’est à peine si, dans une ville comme Paris, on voit le Temps et les Débats s’offrir le luxe d’une critique régulière occupant un feuilleton comme au temps jadis. Est-ce parce que les directeurs de journaux ont le sentiment de la déchéance de la critique comme « genre » littéraire, qu’ils lui refusent la place — ou bien est-ce à cause de ce refus que la critique ne forme plus d’adeptes sérieux ? Le point reste obscur. Il est évident que les bonnes et dignes feuilles solennelles d’autrefois sont mortes, et que le reportage et l’afflux d’informations télégraphiques poussent tous les journaux à devenir des feuilles d’annonces et de nouvelles rapides, en sorte que les choses propres à faire penser lentement doivent en être exclues : il y a là de quoi décourager les esprits critiques soucieux de dignité, de quoi aussi encourager les directeurs à les renvoyer aux revues mensuelles. Quoi qu’il en soit, la presse ne peut plus insérer que des jugements « à la vapeur » jetés en hâte au public parmi le flot des ordres de bourse et des télégrammes venus des quatre coins du monde. Ces jugements ne peuvent être dès lors rédigés que par des gens superficiels, en notes courtes sans valeur et sans intérêt, ne comportant pas la place d’exposer les sujets, d’étudier le talent des auteurs, permettant tout juste l’éloge ou le blâme.

La compétition étant énorme en regard de l’exiguïté de ces articulets, la faveur d’être nommé est vite mise aux enchères ; les directeurs ont compris, devant la foule des livres bâclés par vanité, qu’ils pouvaient affermer aussi cette colonne de leurs gazettes en prélevant un impôt sur la soif de vedette des gens qui écrivent. Et ils ont établi le système des réclames payées, qui est aujourd’hui général, au point qu’il est quasi impossible de dire du bien d’un volume sans rétribution du journal par l’éditeur ou l’auteur. L’éditeur se charge en général de la rédaction de la note-réclame, appelée courtoisement « Prière d’insérer » — l’insertion ayant pour Sésame un tarif consenti à l’amiable pour un vrai article, ou simplement celui des annonces commerciales pour une note de petite dimension. Les journaux à tirage trop faible pour exiger ce droit léonin relèguent en des colonnes de troisième page, bien après les informations politiques et tout juste avant les faits divers, des critiques qu’on ne va pas lire, et que rédigent des personnes n’ayant à ce rôle d’autre aptitude que leur bonne volonté. L’inconscience souriante avec laquelle on voit des gens inconnus et improductifs accepter du jour au lendemain la critique des livres des autres est une des plus curieuses aberrations du cerveau humain, et il est très heureux que l’abus même de cette aberration lui ôte toute importance, sans quoi la communication des auteurs avec les lecteurs serait totalement aux mains d’une centaine de personnes. Elle est déjà très difficile à cause de l’organisation de la vente en librairie, qui est une chose tristement fantaisiste ; mais par bonheur le public a accompli de son côté une évolution salutaire. Jadis, il lisait son critique, et achetait de confiance les livres qu’il recommandait, en sorte qu’un homme lettré, maître d’un feuilleton périodique, pouvait faire du bien à des gens de talent et même leur ouvrir un avenir. Aujourd’hui, le système des réclames a rendu le public méfiant ; en tout il flaire l’annonce payée, et on arrive à constater que mille francs de notes tarifées ne font pas vendre cent exemplaires de plus. Espérons donc que les éditeurs et auteurs comprendront bientôt la duperie d’une telle dépense, et que, par suite de ce retour sur eux-mêmes, ils enlèveront aux gazettes ce fermage. Alors, il n’y aura plus de critique du tout, ce qui vaudra toujours mieux que la honteuse critique d’annonces. En attendant, les feuilles politiques à tirage faible continuent à publier des petits comptes rendus qui, d’ailleurs, ne déterminent aucun de leurs lecteurs à un achat quelconque, et qui sont griffonnés par n’importe qui. J’ai vu dix fois, à la fondation d’un journal, dans le brouhaha de la première réunion de ceux qui « en seront », le futur secrétaire de rédaction se tourner vers un ami quelconque et dire, du ton désinvolte particulier à la profession : « Dis donc, un tel, tu veux faire les livres ? » À quoi le monsieur quelconque répondait paisiblement : « Oui, ça me fera des bouquins », en ajoutant mentalement « pour les vendre il la fin du mois chez les brocanteurs ». C’est dans ces conditions peu brillantes que la critique est faite, sauf au Temps et aux Débats où il y a un fonctionnaire régulier et titularisé ; au Journal il y a, rarement, une critique des livres où M. Armand Silvestre est obligé de parler pêle-mêle de vingt volumes en deux cents lignes — de vingt volumes sur deux cents reçus ! À l’Écho de Paris, la critique n’existe plus, même pour la colonne que M. Lepelletier remplissait jadis de temps à autre. Et ces deux journaux sont spécifiés littéraires, et le public s’occupant d’art les lit de préférence. On peut faire la même constatation pour le Figaro, où M. Philippe Gille borne à des notices brèves ses jugements délicats. Et c’est tout — avec l’annonce payée. Deux tribunes critiques, c’est tout ce que le journalisme de Paris peut offrir, et encore grâce à l’esprit réactionnaire du Temps et des Débats qui tiennent à protester par leur tenue sévère contre l’américanisme brutal. On plaisante ces deux maisons sur leurs manières cérémonieuses et bourgeoises. On a tort. Il n’y aura bientôt plus qu’elles pour figurer la presse française en France, et garder dignement une place aux questions de pensée, même dans le quotidien déversement des informations. Est-il possible d’espérer ainsi un relèvement de la critique des journaux ? Elle est condamnée à disparaître totalement, d’ici peu. La périodicité des feuilletons sera supprimée, remplacée par des articles qui s’espaceront, et ce sera fini. À l’heure actuelle, même des écrivains réputés ont peine à parler d’un livre au cours d’une chronique, sans que leur éloge ne soit taxé à réclame par l’administration du journal. Le journalisme est donc l’élément destructeur méthodique de toute critique.

Restent les revues, seules sauvegardes des lettres françaises, seuls lieux courtois où l’écrivain soit traité à son mérite, avec de la place pour exposer ses idées, un public sérieux et capable de relire ; mais s’il est aisé de parler tout à son gré d’un auteur, dans les revues, il n’est pas moins vrai de constater que la critique littéraire y est également réduite au minimum. Voici la Revue des Deux-Mondes, la Quinzaine, la Revue de Paris, la Revue Bleue et la Grande Revue ; elles réduisent la bibliographie à deux pages de couverture. On compte tout juste la Nouvelle Revue, la Revue des Revues, le Mercure de France et la Revue Blanche comme admettant à chaque numéro une critique littéraire unifiée et étendue. La Revue Bleue et la Revue Encyclopédique publient de temps à autre une « revue des livres récents ». Tout cela est fait avec une conscience et une intelligence très grandes, mais sans pouvoir malgré tout suffire à l’énorme analyse qu’il faudrait. Les trois quarts du temps le critique se borne à indiquer le sujet en quelques lignes et à dire des choses aimables ou sévères, et il ne peut faire davantage, même en choisissant un nombre très restreint de volumes et en condamnant à l’oubli tous les autres. La critique, comprise comme une lutte de comptes rendus et de volumes édités, est une fastidieuse dépense de jugements bâclés ; la partie n’est pas égale, et la meilleure critique, c’est l’étalage des libraires : le public n’a qu’à se risquer, le malheur est qu’on l’a habitué à ne se risquer que sur le conseil préalable des critiques. « C’est à devenir fou ! me disait un jour un ami. Pourquoi les gens achètent-ils plutôt un livre qu’un autre ? Parce qu’un monsieur, qu’ils ne connaissent pas, a écrit dans le journal qu’il fallait l’acheter ! Quel droit divin a été donné à cet homme pour que, commençant son office le samedi dans une feuille, les gens s’en remettent, dès le dimanche, à son opinion, alors que s’il leur conseillait un plat ils hésiteraient, et demanderaient d’abord si ce monsieur a leur tempérament gastrique ? » C’est évidemment absurde, mais c’est ainsi. C’est la raison d’être des critiques. Il faut croire que le prestige de l’imprimé agit encore aussi fortement qu’au vieux temps. Et la réclame payée ne le tue pas, car, même si les gens se doutent que l’éloge qu’ils lisent a coûté deux cents francs, ils ont encore un certain respect instinctif. C’est le respect de la publicité. On objectera qu’il en est de même en tous pays, et que la fabrication de la gloire est partout aussi singulièrement outillée. C’est inexact pour beaucoup de pays, notamment pour l’Allemagne et pour l’Angleterre, où les journaux sont d’un volume considérable, où il y a beaucoup plus de revues et où l’étude des livres est très suivie. Mais il est vrai, en principe, que si la critique dramatique demeure puissante, parce qu’elle est financièrement indispensable aux directeurs de théâtres, et contente une foule d’intérêts matériels, dans le même sens que la publicité de bourse ou de négoce, — la critique littéraire se meurt parce qu’elle s’occupe de questions de pensée qui n’intéressent qu’une minorité, ou alors de livres à succès facile que la réclame payée lance sans avoir besoin de critique sérieuse.

Les causes morales ne sont pas moins fortes. Si l’on défalque de la critique actuelle les nombreux rédacteurs de ces jugements bâclés dont nous parlions, et qui remplissent avec une aimable inconscience cette rubrique qu’ils échangeraient aussi bien contre une autre, on se trouve en présence d’un petit nombre de personnes qui comprennent au moins la responsabilité qu’elles encourent en accordant vingt ou trente lignes à un livre qui a coûté des mois de travail. Or, ces personnes ne peuvent être que de deux sortes : ou elles ont l’esprit sectaire, ou elles ont la compréhension libre et large. Dans le premier cas, elles jugent et tranchent. Elles promulguent des arrêts et redressent des torts au nom d’un système d’idées préconçues. Or, nous vivons dans une époque où très peu d’êtres persistent dans cette façon d’envisager. L’esprit scolaire et académique se meurt devant le grand sentiment d’indépendance générale qui inspire toute la fin de ce siècle. Un critique dogmatique nous apparaît aujourd’hui comme un homme des anciens âges. De tous côtés, par exemple, on s’étonne et l’on se scandalise des manières autoritaires et du ton solennel qui caractérisent M. Brunetière. Eh ! bien, M. Brunetière est un critique, comme il y en a eu beaucoup, et il n’a rien de particulier. M. Brunetière est le critique tel que le genre lui-même l’exige. Il est lettré, il a des convictions sur tout ; arrivé à l’âge de choisir une profession, il s’est dit : « Je jugerai les livres des autres. » Dès lors, il ne doute pas, il n’a pas de sensibilité nerveuse ni de trouble d’âme. C’est un logicien dogmatique, qui a rangé toutes les productions de l’esprit dans des catégories définies, et a de plus séparé les catégories bonnes des mauvaises, au nom d’une certaine destination morale de l’art qu’il a décrétée nécessaire en lui-même. Il applique donc son appareil — d’aucuns le comparent à celui de Procuste — à tout livre survenant, et il a tué le doute par la logique. M. Brunetière, qui est fort honnête et fort sérieux, est profondément convaincu de la légitimité de sa profession, et même de sa mission. Pour lui, le critique existe, doit être, et être ce qu’il est. Il le voit comme le chien de berger, vigilant et sévère, qui ramène aux voies du bien social, à coups de dents s’il le faut, les capricieux moutons littéraires. Il considère le fait d’écrire comme une carrière d’État, qui doit être utile à la nation, et le rôle du critique comme celui d’un fonctionnaire ; il est convaincu au même point que les professeurs de l’Académie des Beaux-Arts perpétuant l’enseignement de la peinture sans même admettre l’hypothèse que l’art ne s’enseigne pas. Ce cas est rare aujourd’hui, mais il existe encore. Seulement, l’influence de tels hommes s’annulera bientôt complètement. De même que la foule des jeunes peintres suit Claude Monet, Besnard, Carrière ou Whistler sans plus s’occuper de l’École et de MM. Bouguereau ou Gérôme, de même une génération entière de romanciers et de poètes crée le roman impressionniste et le vers libre sans s’inquiéter des défenses ou des permissions dispensées avec sérénité par M. Brunetière qui, il y a cinquante ans, eût déformé les idées de bien des gens selon les siennes propres. Les sectaires s’en vont, et l’outrance même de leur dogmatisme fait sourire ; la foi dans le critique patenté n’existe plus.

Si nous venons maintenant à parler des esprits compréhensifs et libres, nous les voyons imbus d’un sentiment nouveau, né d’une délicatesse récente : celui du ridicule et de la pédanterie qu’il y a à juger autrui. L’Université, disciplinée par les classes, les titres et les diplômes, semblait devoir être la pépinière de la critique dogmatique ; elle a trahi cette espérance. Elle ne produit que des critiques impressionnistes, disant leur sensation, évitant les arrêts, faisant tout pour garder un ton courtois et léger. M. Jules Lemaître a été le révélateur du genre, et sa fortune a décidé de la direction de toute une série de normaliens.

Voyez M. Gaston Deschamps et même M. Doumic tourmentés du même désir. M. Émile Faguet, qui est évidemment le plus sérieusement intellectuel et la plus solide personne morale de tous nos critiques, s’est tiré de ce mauvais pas par la large franchise de son intelligence, qu’illumine la clarté d’un beau caractère dédaigneux des intrigues et des mesquineries de l’arrivisme. Mais que sont loin les arrêts d’un Vitu, d’un Wolff, qui terrorisèrent jadis ! Les critiques actuels sont tous gênés de leurs rôles ; ils en sentent le vide, la prétention. Ils se défient d’eux-mêmes et s’excusent d’être critiques jurés, les uns par la bonhomie, les autres par l’opportunisme indécis, les autres par un ton boulevardier — mais tous s’excusent. Ils subissent la crise d’indépendance de l’individualisme contemporain. Ils se souviennent de l’immense série de jugements faux portés par leurs prédécesseurs contre d’admirables artistes qu’ils saluent aujourd’hui avec respect, et devant toute tentative nouvelle, même s’ils n’y comprennent rien, ils sont saisis du scrupule très honorable de ne pas se préparer des mea culpa pour l’avenir. Ainsi sont-ils atteints au cœur même de leur conviction.

Ils n’ont plus d’esthétique toute faite, ils ne se réfèrent plus à un corps d’idées, ils tiraillent isolément. La critique impressionniste est le commencent de la fin pour la critique : et il n’y a que les médiocres, intermédiaires entre la réclame payée et les lettrés sérieux, qui se croient investis d’un pouvoir, tapagent dans des syndicats et des cercles, parlent très haut de leurs droits, et mettent à prix leurs indulgences. Ceux-là mêmes contribuent à la faillite de la critique par leurs abus et leur manque de tact. Ils mettent en coupe réglée les auteurs et bourdonnent à l’envi autour de la noble littérature française. L’organisation de la presse ne permettant même plus à leurs jugements d’avoir une influence sur la vente des livres, on s’accoutume à les négliger ; on ne tient plus guère qu’à l’opinion et au compte rendu d’une dizaine de personnes dans les grandes revues et les grands quotidiens, et l’amitié, les relations personnelles sont des éléments précieux pour les obtenir dans la cohue.

Que deviendrait, dans une telle situation, le rôle véritable d’une critique, et que pourrait-elle être ? Les circonstances de publicité l’entravent autant que les dispositions intellectuelles du temps présent. Elle n’a pas d’action réelle et n’en peut avoir. Elle ne sait où s’exprimer et n’est plus convaincue de sa mission. C’est, alors, que son rôle doit se modifier profondément, et que le temps est venu où, comme toutes les choses sociales actuelles, elle doit prendre une toute autre signification. Elle ne peut se borner à signaler en quelques lignes au public les nouveautés littéraires, car vraiment la réclame, rédigée par des scribes, peut y suffire. Il faut donc qu’elle s’ouvre une autre route. Examinons quelle peut être cette route nouvelle.

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La juste irritation soulevée par les abus, la pédanterie, le manque de tact de bien des critiques contemporains ne doit pas faire oublier que l’esprit humain comporte la faculté critique, et que par conséquent ce genre littéraire a droit à être représenté. On a beaucoup déclamé sur ce point. En réalité, il y a toute une classe d’intelligences élevées qui sont peu armées pour inventer, mais qui ont l’esprit d’analyse, l’esprit de synthèse, et le tact d’appréciation à un haut degré. Il est illogique de les employer à bâcler des jugements au jour le jour sur une foule de livres ; mais il serait coupable de les laisser inutiles.

On a dit que les producteurs étaient seuls capables de juger la production. Cela n’est pas juste, puisque souvent ils sont mauvais appréciateurs. Edgar Poe était un critique détestable. Par contre, Baudelaire était un critique de premier ordre. Il n’y a donc rien dire sur ce point-là, sinon s’en référer à chaque tempérament. On a dit aussi : « À quoi bon juger ? Le public appréciera. » Et en effet, le pitoyable spectacle des erreurs de la critique amenait cette réflexion. Cependant il est utile d’éduquer le public. Ce n’est pas « juger » qui importe, rien n’est plus creux : si c’est pour faire acheter l’ouvrage, on touche à la réclame, si c’est pour honorer l’auteur, on prend une peine superflue, car s’il a écrit avec conviction ce n’est pas l’éloge ou le blâme des critiques qui modifieront son âme et son caractère. Le rôle du critique-né peut être tout autre, et très beau.

Les producteurs manquent de recul pour juger ce qu’ils font et l’effet que leur volonté produira sur l’époque. Ils créent, et là s’arrête leur pouvoir. S’ils tentent, en travaillant, de s’apprécier eux-mêmes et de réunir les éléments les plus propres à influer, ils altèrent leur conception et glissent vite sur une pente dangereuse. Il ne faut pas quelqu’un pour engager le public à les lire — car ici la réclame suffit. Mais il faut quelqu’un pour dire clairement au public et à l’auteur : « Voici les points de contact de vos esprits et de vos âmes. Voici à quel degré, vous fait pour semer et vous pour récolter, vous en êtes dans l’évolution sociale. Puisque l’un consent à produire et l’autre à se laisser améliorer, qu’au moins cette double volonté ne soit pas vaine : utilisez votre effort mutuel, estimez-vous l’un l’autre. Vous, clarifiez votre pensée, et vous, ne vous rebutez pas, ne cédez pas au préjugé. » Voilà le rôle vrai du critique. Il peut rendre d’inappréciables services dans la coopération des idées. Il peut être l’« accoucheur d’esprits » que fut Socrate. Il peut s’élever même à un rôle de grandeur réelle, et ceux qui diront qu’un tel homme est inférieur à un écrivain de romans seront injustes et aveuglés. Car il y a une hauteur intellectuelle où le fait de découvrir les raisons essentielles de l’association des idées équivaut à créer.

Qu’est-ce qu’un poète ? Un homme capable de constater des analogies et des liens abstraits qu’on ne soupçonnait pas entre des formes et des images de la nature ; or, le critique véritable peut être ce poète, dans le domaine idéologique, et c’est parce qu’elles se sont élevées à cette haute compréhension de la critique que de grandes consciences poétiques comme Baudelaire, Carlyle, Mallarmé, ont été aussi des organismes critiques de premier ordre. L’analyse et la synthèse se rejoignirent tout naturellement en elles. L’homme né pour comprendre les rapports des idées peut rester un simple lettré, s’il se borne là : mais, s’il veut, il est capable de devenir un véritable bienfaiteur social. Je ne prendrai qu’un exemple récent. Si, lors du mouvement symboliste, à peine terminé depuis trois ans après avoir occupé douze années, lors de cette confuse aspiration de la jeunesse française vers une réunion de tous les arts sous l’influence de Wagner et de l’internationalisme, un critique de haut sens moral s’était levé pour arrêter les polémiques inutiles et substituer la logique aux dédains des critiques et aux saillies des nouveaux venus, il aurait précisé l’un des plus curieux mouvements intellectuels du siècle, et peut-être développé deux ou trois conséquences fécondes de cette crise pleine d’intentions et de promesses ; il y avait là un rôle considérable et bienfaisant à remplir, le rôle de Heine dans le second romantisme allemand, après Schlegel et Tieck, le rôle de Baudelaire, de Gautier et de Nerval, en 1840, le rôle de Taine dans les débuts du rationalisme, le rôle de William Morris dans les tentatives de socialisation d’art qui suivirent le préraphaélisme, le rôle professoral de César Franck dans l’école symphonique après Wagner ; ce rôle, personne ne se présenta pour le tenir, et si le symbolisme a avorté, s’est restreint à un dilettantisme de chapelle alors qu’il était parti pour une bien plus grande tentative, c’est à cause des obstinées plaisanteries des critiques superficiels, à cause du manque d’intelligence logique dans l’école, autant et plus qu’à cause des défauts eux-mêmes des symbolistes. Il est certain que l’homme sur la tombe duquel on pourra inscrire : « Il ne fit rien, sinon dire chaque lundi durant trente années que tel livre valait et que tel autre ne valait rien », il est certain que cet homme ne vaut même pas qu’on s’en irrite de son vivant. C’est un être humain qui ne s’est jamais regardé moralement en face et qui a vécu dans l’étourdissement comme la presque totalité de son espèce. Mais est-ce cela le critique ? Eh ! non, nous sentons bien que ce n’est pas cela. Taine, Carlyle, Emerson, Lessing, ne sont pas cela, Nietzsche n’est pas cela, Baudelaire, Mallarmé ne le sont pas — et la critique, la haute et noble vision indulgente des idées humaines, c’est eux ! Il ne peut plus y avoir que leur critique, — ou la médiocrité dont je parlais, et il faut remercier le journalisme de bannir la critique quotidienne et de la forcer ainsi à être synthétique et élevée. Un organisme critique véritable ne peut plus se compromettre et se gaspiller en des articulets hâtifs ; il lui faut ou se taire, ou aborder de suite les hautes régions contemporaines de l’essai, de ce genre admirable, presque abandonné en France, et que la force des choses va y remettre en honneur.

L’essai est la forme supérieure de la critique ; il se rattache directement aux sciences psychologiques et contemplatives, il touche autant à la poésie qu’à la philosophie, il est l’expression morale des arts. L’essayiste est le type même de l’homme de pensée comme la modernité peut le comprendre, c’est-à-dire celui qui porte en soi-même une synthèse de connaissances techniques suffisantes à élargir sa vision raisonnée du monde et de ses directions spirituelles. L’essayiste peut être, dans l’afflux multiple des trésors apportés par les tempéraments et les vocations dans une littérature, l’homme sage qui classe les richesses, définit les forces, clarifie les notions, dégage de leur gangue les trouvailles de l’instinct, précise la signification morale des œuvres, indique à l’humanité quels bienfaits nouveaux sont nés pour elle du labeur humain. Qui osera dire qu’un tel esprit n’équivaut pas les créateurs ? Il est le frère et le conseiller des poètes. Il distille une clarté pure et constante avec les irréguliers jets de flamme de leur création inégale et douloureuse.

Des esprits comme celui de M. Faguet comprennent cette haute mission. Ils comprennent cette crise de la critique. Ils tentent de maintenir leur fonction à la hauteur de l’essai, même dans les feuilletons morcelés que le journalisme jette pour un jour au public, même dans la hâte des comptes rendus dramatiques. M. Faguet est, de nos critiques, le plus digne de devenir un essayiste de haute pensée, de conseil fort, de vision généreuse et large. Et l’on peut signaler en M. André Hallays une vocation analogue, et encore en quelques professionnels, M. Spronck, M. Jules Case, M. Deschamps, M. Henry Bauër, M. Georges Lefèvre, M. André Beaunier. Ceux-là fuient la nécessité de leur état en se réfugiant dans l’idée générale aussitôt qu’ils peuvent la faire entrer dans trois lignes avarement économisées sur l’insipidité du roman ou du vaudeville dont il faut parler. Il faudrait leur adjoindre des écrivains d’élite qui ne font pas de critique régulière, mais qui ont prouvé des facultés considérables à ce point de vue. M. Léon Daudet, qui a signé ce beau volume des Idées en marche, renouvelé le roman d’aventures symboliques avec le Voyage de Shakespeare, et créé une forme nouvelle de livre sentimental avec cette admirable, nerveuse et poignante Romance du temps présent, serait un critique de premier ordre, capable d’établir la synthèse du roman à notre époque. Personne au degré des frères Rosny, des puissants auteurs de Daniel Valgraive, de l’Impérieuse bonté et des Âmes perdues, ne saurait parler de l’évolution de la littérature vers la morale et la religion de l’humanité. M. Paul Adam, outre l’abondante et luxuriante fresque de ses romans byzantins ou modernes, donne depuis quelques années aux journaux une Critique des mœurs et des articles de politique générale autant que l’idéologie pure, qui témoignent d’un esprit supérieurement armé pour l’essai critique ; sa lumineuse intelligence touche à toutes choses, c’est un incomparable associateur d’analogies, une conscience pour la critique comparée. M. Marcel Schwob parle comme seul Mallarmé savait le faire d’une certaine critique psychologique de la littérature étrangère. M. Gustave Geffroy, outre sa série de belles appréciations sur la peinture, a écrit avec l’Enfermé une monographie critique et historique de haute valeur, constituant un des plus beaux essais que la littérature française ait produit depuis trente ans. M. Bourget devra peut-être à ses Essais la plus sérieuse part de l’estime que lui garderont les vrais lettrés. L’essai sur Kant de M. Jules de Gaultier révèle une conscience critique du plus noble avenir, et aussi ceux de M. André Chevrillon, délicat et ferme tout ensemble. Le symbolisme n’a produit aucun critique sauf M. Remy de Gourmont, judicieux et érudit. Mais les tout nouveaux venus révèlent M. Bertrand, M. Henry Bataille comme des esprits capables de se tourner avec bonheur vers la littérature d’essais. C’est à ce groupe d’hommes qu’il faudrait demander, sous les auspices de quelques esprits indépendants comme M. France, M. Bourget ou M. Huysmans, de reprendre résolument la tradition haute de Taine, Baudelaire, Emerson — de former le conseil supérieur de l’intellectualité nationale, de reconstituer la critique française.

Ils auraient une mission admirable. Ils cesseraient toute communication aux journaux quotidiens pour ne pas gaspiller leur style et leur jugement en de petits articles hâtifs jetés dans le tonneau des Danaïdes de l’actualité. Ils publieraient dans les revues, ou dans un organe spécial qui serait une sorte d’encyclopédie maniable, les résultats synthétiques des talents contribués à la littérature, ils suivraient à travers les livres les développements des grands sentiments humains. L’un étudierait la jalousie dans le roman, l’autre l’altruisme, l’autre les nouvelles formes du style. Au lieu que chacun publie des recueils d’articles portant fâcheusement les tares de l’au-jour le jour, les uns vieillis, les autres disparates, ces critiques composeraient chacun un chapitre complet d’un livre d’essais qui serait annuellement la synthèse même de la cérébralité française. Ils constateraient, parmi ceux qui écrivent, les auteurs d’agrément et ceux qui ont apporté véritablement une idée, une sensation ou une forme que l’on ignorait avant eux. Ils auraient tout le temps pour surmonter une première impression, apprécier avec calme, évaluer sans erreur d’optique la place exacte tenue par un auteur dans un mouvement littéraire annuel. Et une pareille organisation, transportée à l’étranger, créerait un échange international de volumes sobres, débordants de pensée concentrée, qui enrichiraient les bibliothèques et constitueraient, à côté de la bibliographie effective, un memento intellectuel de premier ordre.

Ce serait le rôle des Académies littéraires, mais dégagé de l’esprit à la fois maniéré et rétrograde qui empêche la nôtre par exemple d’être utile aux lettres. Ce serait le rôle de l’Académie des sciences, ce rôle international si beau, appliqué aux œuvres françaises par un tribunal d’hommes sans préjugés étroits, véritables directeurs des évolutions de pensée. Ainsi serait constituée la Critique nationale, qui saurait répondre avec clarté, devant l’étranger, de la qualité, de la mission et de la marche de notre génie. Mais il faut, pour cela, que se brisent les derniers liens qui unissent le critique au journalisme, c’est-à-dire qui rabaissent sa mission, lui donnent un sens d’utilité immédiate, et prolongent à son sujet l’éternel malentendu : pas plus que le roman ou le théâtre, la critique n’est une carrière, mais une vocation de l’esprit. Et c’est précisément parce que se découvrent aujourd’hui toutes les erreurs et tous les mécomptes de la critique de carrière, que s’affirme la nécessité élevée de la considérer comme une vocation désintéressée. Là seulement est son rôle moral, là elle perd tous les inconvénients de la pédanterie scolastique, là elle se révèle noble, opportune, incarnant une des prérogatives admirables du génie de la France devant le monde : l’illumination logique et bienfaisante, la transmutation des idées-forces, l’alchimie changeant en or vierge les minerais de la pensée brute élaborée dans les méditations obscures et malaisées de l’humanité.

Camille MAUCLAIR.