II
Ce n’est pas nous qui nous plaindrons si les lettres de Frédéric et du prince Henri nous les montrent parfois qui se détournent de la politique et du positif des affaires pour discuter sur la morale, sur les divers aspects de la vie, sur la nature humaine, et sur le bien ou le mal qu’on peut en espérer ou en craindre. On sait du reste que Frédéric n’était pas le philosophe tout idéal et tout à la Marc Aurèle que les gens de lettres ses amis se hâtèrent de promettre un peu témérairement au monde quand il monta sur le trône ; mais il était réellement philosophe par goût, par bon sens, parce qu’il réduisait chaque chose à la juste réalité, et que, tout en faisant vaillamment son rôle et son métier de souverain, il se séparait à tout instant de cette destinée d’exception pour se juger, pour se regarder soi-même et les autres. Le prince Henri, bien moins fait pour le travail, offre plutôt l’image du spectateur délicat et de l’amateur. Aussitôt qu’il est quitte d’une guerre si rude, il se réinstalle à Rheinsberg et s’y met à vivre de cette vie qui, sauf de courts intervalles, sera désormais la sienne, vie de luxe, de beaux-arts, de plaisirs raffinés, de conversation libre où les artistes étaient admis sur un pied de familiarité décente. Le prince embellissait ses jardins, y créait des accidents heureux, y fondait des monuments commémoratifs avec des inscriptions longuement méditées pour les guerriers qui lui étaient chers ; il dessinait, peignait quelquefois, s’amusait à faire des vers, à écrire des pièces de théâtre qu’on jouait devant lui, ou inspirait les motifs de leurs opéras les plus applaudis aux compositeurs de sa petite cour. Je n’ai pas la prétention de résumer en si peu de mots toute cette féerie de Rheinsberg, cette existence à la Conti que le prince Henri mènera pendant plus de trente ans, et qui eut ses péripéties intérieures, ses orages même, ses nuances et ses déclins de saison. Du sein de ce séjour enchanté, il se piquait de tout voir avec une tranquillité philosophique. Quoi qu’il en soit, après la guerre de Sept Ans, une des premières choses qu’il fit dans sa retraite fut de lire Bayle, et Frédéric lui écrivait à ce sujet (22 avril 1764) :
Je ne vous plains point d’être en compagnie avec Bayle ; c’est de tous les hommes qui ont vécu celui qui savait tirer le plus grand parti de la dialectique et du raisonnement. Il y a tel ouvrage de lui où il n’y a aucune réponse à faire. Il est seulement à regretter qu’il ait trop négligé son style : il est trop négligé et très incorrect ; mais sa manière rigoureuse d’argumenter récompense le lecteur des désagréments de sa diction. C’est un maître admirable de logique, et qui fait apercevoir, quand on se familiarise avec sa dialectique, combien le vulgaire des hommes est inconséquent, raisonne mal, et est susceptible d’être trompé ou de se tromper lui-même.
Insistant sur l’utilité dont peut être une bonne dialectique pour prémunir contre les faux jugements : « Il est certain, dit-il, que la lecture fréquente des ouvrages de Bayle donne à l’esprit une certaine volubilité sur cette matière, qu’il ne tiendra jamais uniquement des avantages de la nature. » Tout en recommandant particulièrement à son frère quelques écrits de son auteur de prédilection, il ajoute que lui-même est occupé de faire imprimer en ce moment un extrait du Dictionnaire ; il compte que cet abrégé, qui porte principalement sur la partie philosophique de l’ouvrage, se répandra dans le public et pourra être utile :
Je suis persuadé que la mauvaise conduite de la plupart des hommes vient moins d’un principe de méchanceté que d’une suite de mauvais raisonnements ; et je crois par conséquent que si on pouvait leur apprendre à raisonner d’une façon plus juste et plus conséquente, leurs actions s’en ressentiraient d’une manière avantageuse. Mais, mon cher frère, c’est une entreprise qui surpasse mes forces, une idée théorique qui m’a occupé souvent, et dont l’exécution ne se réalisera probablement que lorsqu’on établira la belle république que Platon avait imaginée.
En attendant, et tout en s’excusant de la sorte, ce roi, encore tout chaud et tout poudreux de la guerre de Sept Ans, ne laisse pas de payer tribut à l’idée philosophique, en se faisant l’abréviateur et l’éditeur de Bayle.
Il réitère à ce propos, comme en mainte autre occasion, sa profession de foi en ces matières spéculatives : « Vous avez grande raison de dire, mon cher frère, qu’on ne fera pas de grands progrès dans la métaphysique ; c’est une région où il faudrait voler, et nous manquons d’ailes. » Frédéric ne se laisse pas enlever volontiers jusqu’à la région des étoiles : il craint trop les nuages. Il se montre toutefois plus tolérant pour les systèmes élevés qu’il n’est ordinaire aux sceptiques et aux empiriques ; dans ces divers systèmes imaginés par les Leibniz, les Malebranche et autres, il n’en est aucun qui n’ait des obscurités et qui n’implique contradiction dans certains endroits :
Toutefois, dit Frédéric, il est agréable de connaître et de suivre toutes les routes que l’esprit humain s’est frayées pour parvenir à des vérités qu’il n’a pu découvrir. Il semble qu’on ait épuisé tout ce que l’imagination peut fournir d’idées, et, malgré les égarements, on trouve pourtant des choses bien ingénieuses qui, quoique mal employées, font honneur à ceux qui les ont imaginées.
Il finit cette même lettre où il a causé métaphysique, en annonçant à son frère la mort de Mme de Pompadour, ou, pour parler comme lui, de la Pompadour, car Frédéric n’y met pas tant de façons.
Il semble qu’on ait tout dit à l’honneur des lettres et pour célébrer la douceur dont elles sont dans les différentes circonstances et aux différents âges de la vie ; il y a longtemps qu’on ne fait plus que paraphraser le passage si connu de Cicéron plaidant pour le poète Archias : « Haec studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant… », Frédéric nous offre une variante piquante à cet éloge universel des lettres et de l’étude ; il va jusqu’à prétendre, sans trop de raffinement et d’invraisemblance, que toutes les passions (une fois qu’elles ont jeté leur premier feu) trouvent leur compte dans l’étude et peuvent, en s’y détournant, se donner le change par les livres :
Les lettres, écrit-il au prince Henri (31 octobre 1767), sont sans doute la plus douce consolation des esprits raisonnables, car elles rassemblent toutes les passions et les contentent innocemment : — un avare, au lieu de remplir un sac d’argent, remplit sa mémoire de tous les faits qu’il peut entasser ; — un ambitieux fait des conquêtes sur l’erreur, et s’applaudit de dominer par son raisonnement sur les autres ; — un voluptueux trouve dans divers ouvrages de poésie de quoi charmer ses sens et lui inspirer une douce mélancolie ; — un homme haineux et vindicatif se nourrit des injures que les savants se disent dans leurs ouvrages polémiques ; — le paresseux lit des romans et des comédies qui l’amusent sans le fatiguer ; — le politique parcourt les livres d’histoire, où il trouve des hommes de tous les temps aussi fousaf, aussi vains et aussi trompés dans leurs misérables conjectures que les hommes d’à présent : — ainsi, mon cher frère, le goût de la lecture une fois enraciné, chacun y trouve son compte ; mais les plus sages sont ceux qui lisent pour se corriger de leurs défauts, que les moralistes, les philosophes et les historiens leur présentent comme dans un miroir.
On ne saurait, certes, traiter un lieu commun avec plus de nouveauté et le relever avec plus d’esprit. Les lettres telles qu’il vient de les définir, c’est une espèce de paisible et magnifique hôtel des Invalides pour les passions ; elles n’y sont plus qu’à l’état de goûts innocents, comme dans les champs Élysées du poète.
Pendant que Frédéric s’appliquait, après tant de désastres, à rétablir toutes les parties de l’État qui avaient souffert, soignant l’agriculture et l’industrie, attirait chez lui les populations voisines, faisait bâtir des villages, rendait à l’armée sa discipline et le ton de solidité qu’elle avait autrefois, et, en cela comme dans le veste, moins inventeur et novateur que praticien, « se bornait à donner par la routine, par de continuels exercices, aux officiers et aux troupes, l’intelligence et la fermeté dans tous les mouvements, pour être sûr d’eux à l’occasion s’il était nécessaire de les employer dans le sérieux » ; pendant que chaque jour, depuis le matin jusqu’à la nuit, il remplissait ainsi en conscience son devoir de chef et de tuteur de peuple, il fut atteint de la plus cruelle des douleurs. Parmi ses neveux, il en avait un qu’il aimait, qu’il admirait presque en un âge encore tendre, et qu’il s’était accoutumé à considérer comme son propre enfant : c’était un prince Henri aussi, le second fils de ce prince Guillaume qu’on a vu mourir après sa disgrâce. L’aîné des fils du prince Guillaume était l’héritier présomptif du trône, et celui qui succédera en effet à Frédéric ; mais ce cadet aimable et charmant avait séduit le héros par les plus heureuses qualités naturelles, et faisait sa secrète joie… Tu Marcellus eris ! Il se voyait renaître en lui, tel qu’il aurait voulu être. Ce jeune prince, âgé de dix-neuf ans et cinq mois, tomba malade de la petite vérole, dans une marche qu’il faisait avec son régiment, et mourut le 26 mai 1767. Le lendemain de sa mort, Frédéric écrivait au prince Henri ce billet, dont les dernières lignes sont mouillées de ses larmes :
Mon cher frère, j’ai reçu votre triste lettre, et vous remercie de tout mon cœur de la part que vous prenez à mon affliction. Cette nouvelle est venue me frapper comme un coup de foudre. J’ai aimé cet enfant comme mon propre fils. L’État y fait une grande perte. Mes regrets sont superflus. Dieu ne peut pas faire que ce qui est n’ait pas été. Nous l’avons perdu pour toujours ; mes espérances s’évanouissent avec lui. Voilà ce que c’est que de vivre : on n’y gagne que la douleur d’enterrer ses plus chers parents. Je vous embrasse, mon cher frère. Veuille le ciel que ce soit le dernier auquel je rende ce funeste devoir !
Mais après quelques jours (le 9 juin), il revenait sur cette douleur par une lettre trop belle, trop à l’honneur de sa sensibilité pour ne pas être donnée tout entière :
Mon cher frère, vous avez bien de la bonté de participer au chagrin qui me ronge. J’ai pris sur moi de le dissiper le plus qu’il m’a été possible, en me livrant à des occupations de devoir et de nécessité ; mais, mon cher frère, il est bien difficile d’effacer les profondes impressions du cœur. Mon enfant m’a volé le cœur par un nombre de bonnes qualités qui n’étaient contrebalancées par aucun défaut. Je me complaisais dans les espérances qu’il me donnait ; il avait la sagesse d’un homme formé, avec le feu de son âge ; il avait le cœur noble et plein d’émulation, se poussant à tout de lui-même, apprenant ce qu’il ne savait pas avec passion. Il avait l’esprit plus orné que ne l’ont la plupart des gens du monde ; enfin, mon cher frère, je voyais en lui un prince qui soutiendrait la gloire de la maison. Je me proposais de le marier l’année prochaine, et je m’attendais qu’il contribuerait à assurer la succession. Si je pense avec cela que cet enfant avait le meilleur cœur du monde, qu’il était né bienfaisant, qu’il avait de l’amitié pour moi, alors, mon cher frère, les larmes me tombent des yeux malgré moi, et je ne saurais m’empêcher de déplorer la perte de l’État et la mienne propre. Je n’ai jamais été père, mais je me persuade qu’un père ne regrette pas autrement un fils unique que je regrette cet aimable enfant. La raison nous fait voir la nécessité du mal et l’inutilité du remède. Je sais que tout ce qui commence doit finir. Tout cela, mon cher frère, n’éteint point la douleur. Je me dissipe, et c’est au temps à faire le reste.
Faut-il rappeler qu’il voulut consacrer cette mémoire si chère par un éloge ou oraison funèbre qu’il composa et qu’il fit lire dans son académie de Berlin le 30 décembre 1767, jour anniversaire de la naissance du jeune prince ? Il y montre qu’il avait lu Bossuet et qu’il cherchait à l’imiter ; on y sent un écho, une répétition du cri déchirant : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » Mais dans cet ordre d’éloquence funèbre, Frédéric (qui ne le sait d’avance ?) n’avait ni l’essor de vol, ni la parole de flamme, ni les hautes sources sacrées de Bossuet : c’est bien ici que les ailes lui manquent. Il est faible, il est vague, il est enflé ; lui si sincèrement ému, il donne l’idée de l’affectation de la douleur. Ce grand roi n’a plus l’air que d’un pompeux écolier. Il ne trouve à dire, en terminant, que des paroles comme celles-ci : « Ne dédaignez pas les efforts d’un cœur qui vous était attaché, qui, sauvant des débris de votre naufrage ce qu’il peut, essaie de l’appendre au temple de l’immortalité… J’entrevois déjà la fin de ma carrière, et le moment, cher prince, où l’Être des êtres réunira à jamais ma cendre à la vôtre. » Des imitations toujours, et quelle froideur ! C’est qu’il ne croit pas à l’immortalité en effet, c’est qu’il ne croit qu’à la poussière et à la cendre.
Il y a des doctrines et des convictions qui soutiennent et qui portent dans tout ce qui est de la parole publique ; il y en a qui font faute et qui délaissent. Les anciens l’avaient remarqué, l’école d’Épicure était la moins propre à préparer un orateur. Que sera-ce donc si cet orateur est de ceux qui ont à parler sur un tombeau ?
Mais la vraie oraison funèbre, la page immortelle (autant qu’une page humaine peut l’être), c’est cette lettre qu’on vient de lire, écrite dans l’effusion de la douleur par un roi qui ne veut être qu’un homme, un homme affligé, et avec des expressions non cherchées et naïves, dignes par leur tendresse de la jeune et aimable figure qui a disparu.
Notez que, la première douleur épanchée, Frédéric n’aimait pas à y revenir en paroles : il remuait le moins qu’il pouvait les tristes souvenirs, et ne rentrait pas volontiers dans les pertes sensibles qu’il avait faites : « Pour moi, j’évite avec soin, disait-il, tous les endroits où j’ai vu des personnes que j’ai aimées : leur souvenir me rend mélancolique, et quoique je sois tout préparé à les suivre dans peu, je souffre cependant de ne plus jouir de leur présence. » C’est que son deuil était un deuil qu’un rayon consolateur n’éclairait pas. — « Le système merveilleux répugne à la sincérité de mon espritag », disait-il encore. Il en portait la peine.
Cependant le prince Henri (car c’est à lui que nous nous attachons) sortit quelquefois de sa délicieuse retraite de Rheinsberg pour servir la politique et les desseins de son frère. En 1770, après un voyage en Suède auprès de la reine leur sœur, le prince alla en Russie, où il était désiré et demandé par l’impératrice Catherine. Il importait avant tout à Frédéric d’avoir en elle une alliée sûre et de savoir jusqu’à quel point il pouvait se fonder sur son amitié dans les graves complications qui se présentaient sans cesse, et en face de l’Autriche la grande rivale. Cette partie de la correspondance aujourd’hui publiée est d’un extrême intérêt politique ; quelques-unes de ces lettres de Frédéric à son frère étaient faites pour être vues, les autres n’étaient que pour lui seul. Au moment du départ, et lorsque le prince était encore en Suède, Frédéric lui écrivait (12 août 1770) : « Vous apprendrez à connaître là bien des gens dont nous avons besoin. Vous ferez, s’il vous plaît, les compliments les plus flatteurs à l’impératrice de ma part, et vous direz tout ce que vous pourrez de l’admiration qu’elle inspire à tout le monde, enfin tout ce qu’il faut. Vous aurez le temps, en voyage, de recueillir un magasin de louanges dont vous pourrez vous servir dans l’occasion. » Six mois après (23 janvier 1774), il écrivait à son frère une lettre qui devait lui être rendue à son retour de Russie, à la frontière, et où il le félicite de s’être si bien tiré de sa mission, en des termes qui marquent de sa part de singulières méfiances. Le fait est que la liaison entre l’impératrice Catherine et Frédéric n’était pas ce qu’on la supposerait quant à l’intimité, et le roi avait eu grand besoin de son frère pour prendre peu à peu toutes ses liaisons utiles avec cette grande puissance du Nord, qui lui avait fait jusque là l’effet d’un monde inconnu. Dans une lettre du prince Henri, du 8 janvier 1771, une espèce de post-scriptum, écrit en revenant d’une soirée chez l’impératrice, nous montre comment fut jeté, d’un air de plaisanterie, le premier propos du partage de la Pologne. Ce propos eut les suites qu’on sait, et amena la convention de février 1772 entre les trois puissances. Frédéric en rapporta toujours à son frère l’initiative et la première idée :
L’honneur des événements que nous prévoyons (il parle à son point de vue d’égoïsme national) vous sera dû, mon cher frère, lui écrit-il, car c’est vous qui avez placé le premier la pierre angulaire de cet édifice ; et sans vous je n’aurais pas cru pouvoir former de tels projets, ne sachant pas bien, avant votre voyage de Pétersbourg, dans quelles dispositions cette cour se trouvait en ma faveur.
Le prince Henri avait, dit-on, été demandé pour roi par les Polonais à la mort d’Auguste III (1763), et il en avait voulu dans le temps à son frère de s’être opposé à leur vœu : il trouvait là une singulière manière d’en savoir gré à la Pologne.
Frédéric s’empressa de visiter la portion de territoire qui lui était échue :
J’ai vu, dit-il (12 juin 1772), cette Prusse (polonaise) que je tiens en quelque façon de vos mains ; c’est une très bonne acquisition et très avantageuse, tant pour la situation politique de l’État que pour les finances ; mais, pour avoir moins de jaloux, je dis à qui veut l’entendre que je n’ai vu sur tout mon passage que du sable, des sapins, de la bruyère et des juifs. Il est vrai que ce morceau me prépare bien de l’ouvrage, car je crois le Canada tout aussi policé que cette Pomérellie.
Frédéric sentait du moins que, pour se justifier de prendre, il fallait aussitôt civiliser.
Le prince Henri fit un second voyage à Saint-Pétersbourg (1776), pendant lequel il contribua au mariage du grand-duc avec la princesse de Wurtemberg, petite nièce de Frédéric et la sienne. Il avait complètement réussi auprès de Catherine. Il ne se contentait pas d’appliquer envers la grande souveraine, femme pourtant par bien des côtés, le précepte de conduite que lui donnait crûment son frère : « Les Indiens disent qu’il faut adorer le diable pour l’empêcher de nuire. » Il y mettait plus de façon et d’art. Cet amour-propre chatouilleux qu’il avait pour lui l’avertissait de ce qu’il fallait ménager et toucher à point chez les autres ; il était poli, il était adroit et insinuant ; il était coquet d’esprit ; il savait plaire. L’union étroite qui s’établit entre la Russie et la Prusse, et que Frédéric jugeait si essentielle aux intérêts de sa politique, date des voyages du prince Henri, et l’honneur de l’avoir cimentée lui en revient.
Ce moment est celui où le prince Henri fut le plus utile et le plus cher à Frédéric. Le roi avait été fort malade de la goutte ; il voyait sa santé très compromise ; il songeait au prince Henri pour être après lui le conseiller de son neveu et le tuteur de l’État. Il lui écrivait, le 18 février 1776 :
Mon très cher frère, on ignore le moment de sa mort ; mais on est obligé à prévenir tant que l’on peut les malheurs qui peuvent arriver dans la suite. Pour moi, qui ai dévoué ma vie à l’État, je ferais une faute impardonnable, mon cher frère, si je ne tâchais pas autant qu’il est dans mon pouvoir, non pas de régner après ma mort, mais de faire participer au gouvernement une personne de votre sagesse… Je n’ai en cela, mon cher frère, que l’État en vue, car je sais très bien que, quand même le ciel tomberait, tout me pourrait être fort égal le moment après ma mort. Persuadé de l’amitié que vous avez pour moi, je vous ai ouvert mon cœur sur ce sujet, qui a été longtemps l’objet de mes réflexions. Je vous remercie mille-fois du plaisir que vous me faites de vouloir vous prêter à mes désirs, et si le ciel pouvait être touché par nos vœux, je le prierais de répandre sur votre personne les bénédictions les plus précieuses.
Il est touchant de voir combien Frédéric prend de précautions pour que l’État périclite le moins possible après lui, comme il multiplie les mesures pour parer aux divers conflits, particulièrement du côté de Joseph II, « quoiqu’il sache très bien, dit-il philosophiquement, qu’aucun homme ne peut prévoir ce qui se fera quinze jours après son trépas ». Il se concerte avec le prince Henri pour tous les moyens et expédients.
Mais la campagne de 1778 qui s’ouvrit à l’occasion de la succession de la Bavière remit le prince Henri en désaccord avec le roi, et se retrouvant sur le même terrain, celui de la politique à main armée et de la guerre, les différences de caractère et de vues qui avaient déjà paru entre eux précédemment se prononcèrent encore. Frédéric ne pouvait admettre l’invasion violente de la Bavière par l’Autriche et ce mépris des droits des princes de l’empire ; il avait de la plupart de ces derniers, tels qu’ils étaient alors, une très chétive idée : « Aussi n’est-ce pas mon intention de devenir leur don Quichotte, disait-il. Mais, mon cher frère, laisser usurper à l’Autriche une autorité despotique en Allemagne, c’est lui fournir des forces contre nous-mêmes et la rendre beaucoup plus formidable qu’elle ne l’est déjà ; et c’est ce qu’aucun homme qui se trouve dans le poste que j’occupe ne doit tolérer. » C’était pour Frédéric une question d’honneur et une question d’influence. Le prince Henri trouvait imprudente et trop précipitée cette détermination de son frère. Il disait d’abord qu’il n’y aurait point de guerre de la part de l’Autriche, il ne la désirait pas ; il s’était un peu amolli dans cette vie de Rheinsberg, et il ne se souciait pas de remettre en question sa renommée de victorieux : il n’était pas de ceux qui volontiers recommencent. Puis, quand il vit la guerre inévitable, il eut les pronostics les plus sombres ; il lui semblait que Frédéric s’était engagé dans un labyrinthe d’où il aurait peine à sortir, qu’il s’était remis de gaieté de cœur dans une situation extrême : « Je vois que dans peu, lui écrivait-il, tout ce qu’un État a de précieux sera abandonné à la fortune, les biens, la vie, la réputation, la gloire, la sûreté de la société. »
Frédéric lui fait vingt réponses meilleures les unes que les autres :
On commet, mon cher frère, deux sortes de fautes : les unes par trop de précipitation, les autres par trop de nonchalance. Je serais dans ce dernier cas, si, dans ce moment-ci, je ne prenais pas les mesures les plus sérieuses pour n’être pas pris au dépourvu ; car voilà de quoi il s’agit. Vous voyez un peu noir dans nos affaires ; j’avoue que nous n’avons pas toutes les assistances que nous pourrions désirer ; mais nous ne nous manquerons pas à nous-mêmes, si le besoin le demande. (18 mars 1778.) —
J’avoue, mon cher frère, que je m’étonne des sombres réflexions que vous faites, dans un temps où je ne vois pas ce que nous avons à craindre. L’homme est fait pour agir ; et comment agirons-nous jamais plus utilement qu’en brisant le joug tyrannique que les Autrichiens veulent imposer à l’Allemagne ? Dans des occasions comme celle-ci, il faut s’oublier soi-même et ne penser qu’au bien de la patrie, et ne se point flatter de choses qui ne sont plus possibles, comme de la paix. (30 mars.) —
Si d’ailleurs cette guerre vous répugne, vous n’aviez qu’à me le dire, comme mon frère Ferdinand, et vous étiez maître de vous en dispenser ; mais dans le fond des choses, je ne vois pas ce qui vous peine tant. (17 avril.)
Et enfin, le 17 juin 1778 :
Mon cher frère, je suis bien fâché que vous voyiez tout en noir, et que vous vous représentiez un avenir funeste, quand je ne vois de mon côté que de ces sortes d’incertitudes qui précèdent tous les grands événements. Il n’y a point de gloire, mon cher frère, qu’à surmonter de grandes difficultés ; dans le monde on ne tient aucun compte des choses qui ne coûtent aucune peine.
Malgré ces résistances et ces raisons qui nous font l’effet d’être assez maussades, le prince Henri se décide, et il a le commandement d’une armée en Saxe contre Loudon. Il s’y conduit d’abord avec habileté et talent ; il fait une diversion en Bohême par une marche savante et difficile, à laquelle Frédéric qui est par-delà, en face de la grande armée autrichienne, applaudit comme à une merveille, espérant toujours communiquer à son frère de ce nerf et de cette vigueur dont il est si pourvu lui-même : il force à son égard la dose de louange, il fait tout pour l’électriser ; mais il n’en vient pas à bout, et la conduite du prince Henri est assez sévèrement qualifiée dans les mémoires que le roi a écrits de la guerre de 1778. Le prince Henri avait une santé nerveuse et avait pris de ces habitudes oisives, qui font que l’on est usé pour la guerre. Il insistait sur les moindres affaires, sur les moindres pertes ; il se complaisait aux difficultés. Cela ressort de maint passage des réponses de Frédéric :
Je vois, mon cher frère, qu’un major Günther a fait seize prisonniers ; cela est fort bien, mais en vérité cela ne vaut pas la peine d’être cité. Il faut tendre au grand.
Et sur la mort d’un de leurs généraux :
C’est réellement une perte que celle du général Sobeck. Nous en avons fait quelques-unes de semblables ; mais il faut se rappeler qu’une armée est un corps éternel pour la masse, mais dont les membres se renouvellent continuellement. Une bataille fera encore bien d’autres changements que la campagne stérile en événements que nous venons d’avoir.
À un moment, Frédéric s’étant plaint de n’être pas bien secondé, le prince, piqué, envoie à son frère sa démission. Il entre à ce propos dans des détails de santé qui sont en effet très peu militaires, et qui paraissent à celui même qui les écrit trop peu nobles pour ne pas devoir être exacts. Frédéric fit remarquer à son frère que la guerre tirait peut-être à sa fin, et qu’il n’y aurait probablement aucun événement nouveau à cause de l’hiver, jusqu’à ce que cette question de paix fût tranchée ; il le pria de différer sa résolution de quelques mois :
Je suis bien fâché d’apprendre que votre santé, mon cher frère, n’est pas telle que je la désire. Il faut espérer que le repos la remettra, du moins en partie. Il est bien vrai qu’à un certain âge la tranquillité est préférable à l’action. Tout le monde peut, hors moi, disposer de soi. Mon destin veut que je coure sous le harnois que je suis obligé de porter, et je dois m’y soumettre. (23 décembre 1778.)
Il est curieux de voir, à cette fin de campagne, l’impatience du vieux guerrier qui, arrivé toutefois à son but pour la politique, frémit de colère de n’avoir pu frapper un dernier coup, et de se voir obligé à remettre l’épée dans le fourreau sans s’être vengé une bonne fois de ses ennemis dans une bataille : « En fait de campagne, disait-il en se jugeant avec une sorte d’amertume, nous n’avons fait (cette fois) que des misères55. »
Dans les années qui suivent, on retrouve Frédéric et le prince Henri en conversation par lettres, en discussion philosophique sur les objets qui peuvent le plus intéresser les hommes, la religion, la nature humaine et le rang qu’elle tient dans l’univers, les ressorts et mobiles qui sont en elle, et les freins qu’on y peut mettre. Le prince Henri, bien qu’il n’ait guère en définitive plus de croyance à l’invisible que son frère, et qu’il soit comme lui l’enfant de son siècle, a plus de circonspection, de respect, et en ce qui est de la religion il fait preuve humainement de plus de sagesse. Ainsi, sur l’opinion d’une autre vie :
Tout homme qui y croit, écrit-il à Frédéric (30 novembre 1781), qu’il soit dans l’erreur ou non, a certainement un motif de plus pour être un citoyen honnête. Tels sont encore la plupart des axiomes de morale, lesquels reçoivent une caution plus forte aux yeux de ceux qui croient à une religion. C’est, en un mot, un frein de plus, lequel, s’il vient un jour à se relâcher totalement, aura des suites peut être aussi funestes que l’ont été ces affreuses guerres de religion. Ce temps est encore très éloigné, les peuples ne sont pas encore induits par les raisonnements ; mais je crois qu’on peut, avec un œil observateur, entrevoir le germe que ces nouveautés préparent.
Il y a là une prévision, un pressentiment élevé des dangers moraux de l’avenir, dont il faut tenir compte au prince Henri.
Cette lettre du prince Henri est suivie de six lettres philosophiques de Frédéric où, sans le combattre directement, il dit à côté, et du ton particulier, mordant et original qui lui est propre, bien des choses faites pour provoquer les réponses du prince. Ces réponses, on ne les a pas, mais on les devine. Le roi surtout, à l’exemple de Bayle et de Montaigne, tient fort à rabattre, à humilier notre espèce : « Je suis persuadé que les fourmis de votre jardin de Rheinsberg se font souvent la guerre, mon cher frère, pour un grain de millet, et que vous n’avez aucune notion de leurs fameuses querelles. Nous sommes ces fourmis… » Mais le prince Henri ne veut pas du tout que l’homme soit comme ces fourmis de son jardin ; il se refuse à admettre la comparaison, et il proteste au nom d’une certaine conscience qu’on a de soi et qui ne saurait être une chimère. En un mot, des deux frères, le prince Henri est celui qui plaide, bien que timidement, pour la dignité de notre nature.
Un dernier service politique que le prince Henri rendit à son frère, ce fut de venir en France, et, en y réussissant de sa personne, d’y corriger, d’y neutraliser un peu l’influence autrichienne auprès du cabinet de Versailles. Le prince Henri vint deux fois à Paris : la première en 1784, du vivant de Frédéric, la seconde en 1788-1789, après la mort de son frère. Il obtint chaque fois un succès de faveur. C’est à Grimm qu’il faut demander le récit des adulations et des ovations dont il fut l’objet. À une séance de l’Académie française à laquelle il assistait, Marmontel, qui remettait le prix de vertu à la libératrice de Latude, dit, en se tournant vers la tribune où était placé le comte d’Oëls (le prince Henri) : « C’est en présence de la vertu couronnée de gloire que l’Académie a la satisfaction de remettre ce prix à la femme obscure… » On traitait presque le prince Henri comme Henri IV, comme quelqu’un de la famille. Modestie, sagesse, sensibilité, toutes les vertus, on lui accordait tout. Quand il partit, ce furent des larmes :
Prince chéri, quoi ? vous partez !Prince chéri, vous nous quittez…
Houdon fit son buste ; le chevalier de Bouflers lui fit des impromptu, et le duc de Nivernais (paroles et musique) faisait les chansons56.
Frédéric vit le bon côté, le côté sérieux de ce succès de son frère dans l’opinion :
Le public en France, lui écrivait-il (13 septembre 1784), suit ce droit bon sens naturel qui voit les objets sans déguisement ; mais les ministres ont bien d’autres réflexions à faire, dont la principale roule sur leur conservation… Mais j’ose me flatter que votre séjour disposera les esprits en notre faveur, et que si la France voit enfin qu’elle est obligée de revirer de système, elle nous choisira comme son pis-aller.
La plupart des gens de lettres qui faisaient fête au prince Henri, et dont celui-ci parlait avec éloge, étaient inconnus à Frédéric, ou il ne les connaissait que de réputation. Son ami d’Alembert était mort l’année précédente, « d’Alembert, auquel il n’y aurait aucun reproche à faire, disait Frédéric, si ce n’est sa trop grande complaisance pour Diderot, qui l’a entraîné au-delà des lois sages qu’il s’était prescrites. »
Louis XVI avait lui-même invité le prince Henri à entreprendre ce voyage, et il l’accueillit bien. Louis XVI avait de l’éloignement pour Frédéric, et il disait : « Frédéric a la plus mauvaise opinion des hommes. » II ne trouvait pas à faire le même reproche au prince Henri, qui avait une couleur de bienveillance et d’optimisme, et à qui une teinte de Greuze ne manquait pas. De son côté, le prince Henri, même avant d’être présenté à Louis XVI, avait du penchant pour ce roi si bien intentionné. Un jour que Frédéric lui avait envoyé un écrit de sa façon, un Essai sur les formes de gouvernement et sur les devoirs des rois (1777), le prince Henri, en remerciant son frère, lui disait :
Vous avez fait le plus beau portrait des devoirs d’un souverain ; ce tableau cependant ne peut guère être imité : il faudrait toujours des princes doués de votre génie, et qui eussent vos connaissances ; la nature n’en produit pas de cette espèce : je désirerais donc encore un chapitre utile pour un homme que la naissance place sur le trône, mais auquel la nature a refusé les dons que vous possédez. Il lui faut une marche ; il est impossible qu’il agisse par lui-même, et je pense que ce serait un malheur s’il le voulait. Comment peut-il faire, et quels sont les moyens pour que le corps de l’État se conserve, si la tête en est faible ? Ce serait un chapitre excellent pour le bon roi de France. Il se peut que je me trompe, mais je le crois rempli du désir et du zèle à faire le bien ; mais n’ayant pas de génie et de connaissances, il ne sait comment s’y prendre.
À cette demande d’un chapitre additionnel à l’usage des rois qui n’ont pas assez de caractère pour l’être, Frédéric répondit :
L’article que vous désirez, que je devrais ajouter à ma petite brochure, j’en ai commis le soin à Prométhée ; il est le seul qui puisse le fournir : mes facultés ne s’étendent pas aussi loin.
Le prince Henri avait plus de confiance dans les méthodes : Frédéric comptait avant tout sur l’étincelle et le feu sacré.
Le prince Henri, de retour à Rheinsberg, après son premier voyage de France, eut l’occasion d’y recevoir un Français des plus distingués, qu’il avait déjà vu à Paris, le marquis de Bouillé. Ce général, connu alors par sa belle conduite dans les îles et par ses exploits maritimes, et qui un jour, dans les circonstances les plus critiques, fera tout pour sauver Louis XVI, avait vu Frédéric à Berlin et aux revues de Silésie, et lui avait plu, avait gagné son estime. On lit dans une lettre du roi ce bel éloge : « Nous avons eu ici (10 octobre 1784) M. de Bouillé, qui est un homme de mérite, parce qu’il a su allier au mérite d’un bon militaire tout le désintéressement d’un philosophe ; et, quand on est assez heureux de rencontrer des hommes pareils, il faut en tenir compte à toute l’humanité. » Le prince Henri, en recevant M. de Bouillé à Rheinsberg, ne put s’empêcher de s’exprimer devant lui, de s’épancher sur le compte du roi son frère, comme il n’avait cessé malheureusement de penser et de sentir :
Il le représentait, dit M. de Bouillé dans des mémoires dont on n’a donné que des extraits57, comme impatient, envieux, inquiet, soupçonneux et même timide, ce qui paraît extraordinaire ; il lui attribuait une imagination déréglée, propre à des conceptions décousues, bien plus qu’un esprit capable de combiner des idées pour les faire judicieusement fructifier. Il ajouta, entre autres propos remarquables, que Frédéric redoutait beaucoup la guerre, et que cette crainte précisément occasionnerait peut-être l’explosion de nouvelles hostilités : Sur quelque fausse alarme, le roi, dit-il, rassemblera des troupes nombreuses vers les frontières ; l’empereur Joseph en fera autant ; et alors la moindre étincelle déterminera la conflagration, sans qu’ancun des deux souverains l’ait préméditée.
De telles prévisions et de telles paroles, une année avant la mort de Frédéric, et quand la fière attitude du vieux roi resserrait et décidait l’union germanique (1785), achèvent de juger le prince Henri ; elles marquent les points faibles de son esprit autant que de son cœur, et décèlent l’incurable sentiment souvent dissimulé, mais toujours vivace et toujours en éveil, dont Frédéric, pendant plus de quarante ans, à force de bons procédés et d’avances cordiales, n’avait jamais pu triompher58.
J’ai terminé ce chapitre, qui aurait pu s’intituler Frédéric le Grand et le prince Henri : il m’en reste un dernier à écrire, à extraire d’une autre portion, également intéressante, de cette correspondance de famille ; il aura pour titre : Frédéric le Grand et sa sœur la margrave de Baireuth, et pour ce qui est des sentiments moraux, il sera plus consolant.