[Question]
Nous avons adressé à quelques amis des Marges, la lettre suivante :
Monsieur,
Il apparaît que l’esprit critique s’est développé depuis quelques années. En comparant, par exemple, les revues et les journaux d’aujourd’hui avec ceux d’il y a quinze ans, il semble qu’un effort critique supérieur à celui d’hier se développe à présent.
Cependant, on rencontre encore des gens pour vous dire : Ce qui nous manque, c’est un Sainte-Beuve… — Alors ce n’est donc que de la poussière de critique que nous possédons maintenant ?
Nous croyons important d’éclaircir cette question, et nous vous serions reconnaissants de nous y aider. Nous vous prions donc de vouloir bien nous donner votre opinion sur ces points :
1º Y a-t-il aujourd’hui un renouveau de la critique, ou, au contraire, la critique française est-elle en décadence ?
Notre époque favoriserait-elle encore le labeur d’un Sainte-Beuve ? Les journaux du jour et le public du jour l’autoriseraient-ils ?
2º Quel est votre idéal de la critique ? Est-il pratiquement réalisable ? Comment, selon vous, les journaux et les revues devraient-ils exercer la critique littéraire ?
3º Lequel préférez-vous, et lequel jugez-vous le plus utile d’un critique dogmatique ou d’un critique impressionniste, d’un académique ou d’un indépendant, d’un universitaire ou d’un artiste ?
LES MARGES.
Voici les réponses que nous avons reçues :
Jules Bertaut
1º Ce qui manque le plus à une époque très productive comme la nôtre, c’est moins un Sainte-Beuve qu’un Faguet, moins un grand écrivain capable de juger le passé avec toutes ses finesses et de le reconstituer dans tous ses détails qu’un esprit très clair, toujours averti et sans préjugé de confession religieuse ou d’opinions politiques, qui débrouille sans cesse le chaos du présent. Dur métier qui suppose d’incessantes lectures, un esprit toujours en éveil et le goût de la justice. On s’aperçoit aujourd’hui du vide qu’a creusé dans la critique française la disparition d’Émile Faguet.
Quant à Sainte-Beuve, c’est un de ces grands esprits dont chaque époque ne peut que souhaiter la présence chez elle, mais qui n’apparaissent qu’à éclipses dans une littérature. Je suis convaincu, au demeurant, que s’il existe parmi nous, il saura très bien se manifester et que le public d’aujourd’hui est aussi doué pour goûter une intelligence de cette qualité que l’était celui qui fit fête à l’auteur des Lundis.
2º Il semble très difficile, pour ne pas dire impossible, de faire un article de critique littéraire qui compte dans le cadre d’un article de journal. Seule la revue ou les feuilletons du Temps et des Débats offrent une place suffisante. Dans ces conditions je demanderais instamment à ce que les journaux reprissent la formule des comptes rendus de quelques lignes, telle qu’elle fut instaurée au Journal par Paul Reboux.
Deux conditions seulement, mais indispensables : ces notes critiques paraîtraient à jour fixe et immuablement à la même place.
3º Non seulement je ne préfère aucun des critiques dogmatique, impressionniste, etc… mais je me sens une méfiance invincible pour chacun d’eux. Ce qu’il nous faut, ce sont tout simplement des gens de bonne foi et qui n’aient pas appris à bouder leur plaisir. Mais yen a-t-il encore depuis Stendhal !…
Henriette Charasson
1º Il n’y a pas renouveau de la critique. Il y a de bons critiques, et l’on n’en a jamais autant vu, mais il y aurait plutôt décadence ; les uns se laissent trop gagner par la camaraderie, d’autres croiraient nuire à leur carrière de littérateurs en marquant la sévérité nécessaire. Il est des critiques qui feraient de bon ouvrage s’ils se passionnaient pour leur tâche, mais qui l’accomplissent avec une indifférence qui perce dans leurs articles, car ils n’ont accepté leur rubrique que pour la consécration qu’elle leur confère ou l’argent qu’elle leur procure. D’autres enfin, qui seraient consciencieux, sincères et ne demanderaient qu’à prendre leur travail au sérieux, sont gênés sans cesse par l’attitude du directeur qui gouverne l’organe où ils écrivent.
Non seulement notre époque ne favoriserait pas le labeur d’un Sainte-Beuve, mais elle le contrarierait sans cesse. Pour des raisons politiques, dogmatiques ou d’intérêt personnel le directeur de la publication où essaierait d’écrire Sainte-Beuve, attenterait plus d’une fois à la liberté de sa pensée. En outre, au nom de « son » public, il lui interdirait les longs développements. Pas un journal de nos jours n’accepterait un feuilleton de la longueur de ceux que donnait Sainte-Beuve, et on lui demanderait en outre d’être moins pesant, plus « récréatif », plus facile à parcourir en quelques minutes.
Or, il n’est pas vrai que l’écrivain doive se mettre à la mesure du public. Tout écrivain qui a quelque chose à dire peut trouver son public, et, selon l’heureuse formule de Gaëtan Bernoville, le directeur-fondateur de ces peu frivoles Lettres dont le public en deux ans s’est tant accru : « on fait son propre public ». Il me semble que, dans un tout autre genre, Les Marges furent aussi indépendantes et connaissent semblable réussite ? Et Charles Maurras n’a-t-il pas su imposer pendant des années à de nombreux lecteurs un article quotidien de plusieurs colonnes, et sur des sujets peu folâtres ?
Mais jamais un nouveau Sainte-Beuve ne trouverait maintenant à publier sans réductions, sa copie, à moins d’être propriétaire du journal où il voudrait la voir paraître.
2º Les journaux devraient tous avoir un courrier littéraire quotidien, ne contenant que des notes brèves, rédigées par plusieurs mais sous le contrôle d’un seul, et deux feuilletons critiques hebdomadaires, l’un réservé aux romans et aux livres de poèmes les plus remarquables, l’autre aux livres de critique littéraire, histoire, philosophie, sociologie, etc.
Chaque revue devrait posséder une partie critique importante, comprenant des rubriques pour chaque matière. Un critique, différent pour chaque rubrique, donnerait des analyses sérieuses des livres qui lui paraissent les plus importants, et remettrait à un critique qui lui serait adjoint, et qu’il aurait choisi, le reste des livres concernant cette rubrique et dont ce lieutenant donnerait un bref compte rendu.
3º Je préfère de beaucoup le critique « impressionniste », qui est presque toujours, par ailleurs, un créateur, qui en général aime les livres et la vie plus que sa propre critique, et est rarement ennuyeux ; si ses créations ont de la valeur, il y a des chances pour que ses « impressions » soient intéressantes, et s’il a ce goût naturel qui est la première et la plus nécessaire qualité du critique, on le lira toujours avec plaisir.
J’ai longtemps cru, par contre, que le critique « dogmatique » était le plus utile. Mais je commence à me rendre compte que la plupart du temps il est nuisible. Ce malfaisant Procuste veut ramener tous les littérateurs aux proportions du lit qu’il a décrété, toujours arbitrairement, le seul confortable. Et comme son intelligence, généralement lourde, et son honnêteté (car il est consciencieux et laborieux) ne s’accompagnent que rarement de sensibilité et de finesse compréhensive, il mutilerait la littérature de son époque s’il avait de l’influence sur les créateurs. Mais il en a peu. Au surplus, sur cette question, je me range à l’avis ancien de Charles Maurras, dont la remarque me paraît plus que jamais actuelle :
« Ce mot de liberté, qui n’a, en effet, que des significations assez absurdes en morale, sinistres ou stupides en politique, me semble revêtir en art un sens particulier qui se peut recevoir. »
Max Daireaux
— Il ne peut y avoir, à proprement parler, renouveau ni décadence de la critique, car la critique est fonction du mouvement littéraire ; les bons livres font naître les bons critiques, les mauvais livres les tuent.
— « Ce qui nous manque, c’est un Sainte-Beuve », disent certains. Mais, que Sainte-Beuve se réveille et les juge, ne changeront-ils pas d’opinion ?
— Il y a plus loin de Vigny, Hugo et Baudelaire à nos poètes, il y a plus loin de Stendhal, Balzac et Flaubert à nos romanciers, que de Sainte-Beuve à nos critiques.
— La critique est un métier, et c’est un métier difficile. Peu l’apprennent, tous s’y croient capables.
— Beaucoup d’écrivains font de la critique, comme les jeunes filles de l’aquarelle : pour faire plaisir à leurs amis.
— Il est rare, aujourd’hui, que les critiques parlent du style ; souvent même, ils s’oublient jusqu’à prôner des livres médiocrement écrits comme si l’art de l’écrivain n’était, avant tout, l’art de bien écrire. Ainsi, par négligence coupable, ils se font complices d’un abaissement du goût, dont eux-mêmes sont victimes.
— Il n’est qu’une chose qu’un écrivain ne pardonne pas au critique : le silence.
— Les journaux ont perdu trop d’écrivains pour n’avoir point noyé aussi quelques critiques en modérant leur indépendance et en leur refusant le loisir nécessaire à la réflexion, à l’étude et aux jugements mûris.
— Un critique qui garde le souci de sa propre gloire ou de ses petits intérêts est un mauvais critique.
— Le critique doit chercher à comprendre, non à contenter.
— Le critique idéal est fait d’intelligence, de pénétration, de sensibilité, de culture et de raison. Il n’a point d’amis, point d’ennemis, point d’opinions politiques ou autres, et, s’il en a, il les oublie. Il dédaigne l’éclat, te monde, la mode, l’applaudissement et les louanges. Sa conscience le met à l’abri des tentations, son caractère l’élève au-dessus de son temps, son goût est entretenu par la seule lecture des maîtres. Mais quelle abnégation ne lui faut-il pas, alors, possédant toutes ces qualités, pour n’être à jamais qu’un valet de gloire.
— Un critique peut préférer la harpe au tambour. Mais s’il parle d’un tambour, qu’il résonne avec lui et qu’il ne cherche pas à vibrer comme une harpe.
— On exige du critique des choses impossibles, et, en premier lieu, d’être impartial. Impartial ? Est-il un être qui le soit ? Dieu même, si tant est qu’il est juge, ne peut le faire que selon sa nature, et préférer le bien au mal, n’est-ce pas déjà de la partialité ?
— Le critique est un homme, il a des goûts, des passions, un tempérament, des préjugés, voire des maux d’estomac, et tout cela, qu’il le sache ou non, constitue son esthétique. À nous de dégager son coefficient personnel et, connaissant cette constante, de rectifier ses jugements.
— Peu importe qu’un critique soit dogmatique ou impressionniste, académique ou indépendant, universitaire ou artiste, si c’est un bon critique. Mais contrairement aux opinions établies, un bon critique n’est pas nécessairement celui qui nous encense ou, tout au moins, parle de nous.
Léon Deffoux
Au lecteur du Constitutionnel l’auteur des Lundis devait sembler irremplaçable. De même, au lecteur de la Revue bleue, Jules Lemaître ou Faguet ; au lecteur de la Revue des deux mondes, Ferdinand Brunetière ; au lecteur du Temps, M. Anatole France ; au lecteur du Mercure, Remy de Gourmont… Et, pourtant, je crois que si les « équivalents » de Sainte-Beuve ou de Gourmont existent aujourd’hui dans la critique littéraire, rien ne les empêche de prendre la même place et d’obtenir du public la même faveur que leurs devanciers.
Les critiques littéraires peuvent être nombreux et divers : le public les écoute toujours, il est agréable d’être guidé dans ses choix et de trouver, sur les œuvres qu’il n’a ni le temps, ni le goût de lire, une opinion bien motivée et digne d’être produite en société.
Sauf une ou deux exceptions de caractère politique (chacun son domaine !) nos journaux et nos revues me paraissent avoir le souci d’exercer la critique exactement comme il convient : les premiers par des chroniques, par des notices bibliographiques destinées à renseigner le lecteur au jour le jour sur le mouvement littéraire ; les seconds — avec la doctrine d’art qui leur est propre — par des études d’ensemble sur les idées directrices de l’écrivain, ses origines, son influence, les caractéristiques de sa personnalité, etc.
Pour l’instant, l’indépendance, le goût de l’art sans pédanterie, s’opposent heureusement, dans l’histoire et la critique littéraires, à l’exposé théorique, au dogmatisme universitaire. Les quelques lumières qui jaillissent parfois du choc de ces deux tendances, c’est peut-être cela l’idéal de la critique littéraire…
Henry Duvernois
Le renouveau de la critique française est indéniable. Les noms se pressent sous ma plume : mais je ne veux pas avoir l’air de rédiger un palmarès.
1º Si quelques-uns prétendent que nous possédons, selon votre expression, de « la poussière de critique », ils se trompent : la vérité est que la critique a été parfois mise en poussière par des bibliographes pressés et par des directeurs amis de la concision.
2º La part réservée à la critique doit être raisonnable. Il faut de la place à Sainte-Beuve. Donc : feuilleton ou longue étude de revue. Le public français aime qu’une question soit vidée. La critique par notules, par incidentes désagréables ou louangeuses, la critique par boutades, est inutile à tous les points de vue !
3º N’importe lequel, s’il est de bonne foi et s’il ne remplace pas le goût par un critérium.
Fagus
— Ces soirs nous ont voués, gens de lettres à voirCharles-Ernest ou Souday brandir, pantins sinistresLeurs noirs ongles plus noirs que leurs âmes de cuistres !
Mais les Brunetière, les Sarcey et les Mendès d’hier (leur nom est légion) furent ni plus ni moins malsains. Un critique, à quoi cela rime-t-il ? L’Église en sa sagesse ferme le sacerdoce aux eunuques : par quelle aberration les créateurs attribuent-ils on ne sait quelle magistrature à des impuissants ? Tout créateur possède, avec le don d’imaginer, c’est-à-dire de voir, le don de critiquer, c’est-à-dire de situer à son plan ce qu’il a vu. — Pour quoi le succulent gnômique de l’Art poétique et délicieux chanteur du Lutrin ; pour quoi l’immense Baudelaire réalise des critiques de premier ordre ; pour quoi tant d’extravagances dans Shakespeare de ce dadais épique de Hugo, n’empêchent qu’on ne le déguste avec plus de plaisir et de fruit que l’œuvre entier du petit bonhomme envieux, Sainte-Beuve, consacré tout à rapetisser les Lettres. Qui révéla Maeterlinck ? Mirbeau ; qui Pierre Louÿs ou Samain ? François Coppée ; qui Verlaine ? Barrès ; qui Mistral ? Lamartine. Un des rares critiques intelligents dont nous jouissions vient d’attaquer les « petites chapelles ». Fort bien. Seulement, à qui s’en prend-il ? À Claudel, à Francis Jammes ! Cela dit tout, n’est-ce pas ?
Un critique qui n’est pas créateur n’apprend rien aux créateurs, cela lui demeure interdit ; et rien au public, par conséquence. On me dira qu’il faut bien que tout le monde vive ; cependant, Alfred Jarry est mort de misère à la Charité, Léon Deubel s’est dû jeter à la Seine (etc…) ; et Gérard de Nerval, et Louis Bertrand (etc…) ? Et l’insolence du buste de Larroumet tutoyant la statue d’Alfred de Musset ! Non, vraiment, les nécrophores exagèrent : jusqu’au soleil des pauvres morts !
René Gillouin
Qu’il y ait depuis un certain nombre d’années un renouveau de la critique française, dans le sens large et plein du mot critique cela me paraît évident : les noms d’un Péguy, d’un Maurras, d’un Sorel suffiraient à indiquer les principales directions dans lesquelles s’est produit ce renouveau. Mais ces noms soulignent également la transformation qui s’est produite dans le rôle de la critique : et qui rejetterait un Sainte-Beuve, s’il renaissait aujourd’hui, tout à fait hors de l’actualité. Le magistère du goût exercé par Sainte-Beuve était possible et souhaitable dans un temps où les esprits cultivés étaient encore à peu près d’accord sur les principes. Aujourd’hui ce sont les principes qui sont en question, et la critique est sans cesse obligée de se poser des problèmes de vérité, de bienfaisance, d’opportunité : elle doit devenir, bon gré mal gré, morale et politique. Mais par là même elle se forme l’accès des « Journaux du jour », qui n’entendent pas en ce sens-là la politique et dont le public se figure n’avoir rien à faire avec les principes.
Quant à la critique littéraire proprement dite, j’estime qu’elle devrait s’exercer d’abord dans le sens d’un renfort scrupuleux de ce merveilleux instrument de précision et de probité qu’est la langue française ; elle devrait en outre, ou plutôt en conséquence, s’attacher à identifier exactement les tendances et inspirations réelles des œuvres, en d’autres termes à remettre de l’ordre dans le Dictionnaire, bouleversé par un siècle et plus de romantisme. Je conçois avant tout la critique comme une œuvre d’épuration, formelle et substantielle.
Maintenant, je pense que tous les genres de critique sont bons, hormis le genre insignifiant (je ne dis rien, bien entendu, du genre malhonnête, ou lâche, ou simplement complaisant, qui est légion et qui est au-dessous du mépris). Mais d’ailleurs un critique un peu complet doit être à la fois dogmatique, parce qu’il n’y a pas de personnalité qui compte sans une doctrine, explicite ou implicite, — impressionniste parce qu’il n’y a aucune possibilité d’appliquer une doctrine sans recevoir des œuvres des impressions directes, vrais et nettes, — indépendant, parce que s’il dépendait d’autre chose que de la vérité ou de ce qu’il croit tel, ce ne serait pas un critique, mais un mercenaire, — artiste enfin, ou à tout le moins capable de contempler d’un œil pur et de recréer en soi l’œuvre d’art qu’il est incapable de créer. Et si j’ai des objections contre le critique « académique » ou « universitaire » c’est que, pour des raisons aisées à comprendre, il me paraît bien difficile qu’il réunisse la moitié seulement de ces vertus.
Jean de Gourmont
Vous dites : l’esprit critique semble s’être développé depuis quelques années. Peut-être. Sauf dans les grands journaux dits d’information, comme Le Journal ou Le Matin où la critique littéraire est nulle, il y a en effet dans certains journaux comme L’Ère nouvelle, un effort pour renseigner le public sur le mouvement littéraire et philosophique.
Mais le public a la critique qu’il demande et qu’il mérite, et s’il n’y a dans les Revues et les journaux que « de la poussière de critique » comme vous dites, c’est que le public n’aime que la poussière. Les auteurs eux-mêmes préfèrent la réclame à un jugement dangereux pour leur vanité ou leur amour-propre. Car la plupart des auteurs sont devenus des commerçants, et ils se ligueront demain avec les fabricants de pièces de théâtre pour écarter ce préjudice matériel que peut leur causer la fantaisie de ces juges sans mandat que sont les critiques littéraires.
Critiques improvisés, en effet, dont l’impressionnisme dogmatique ne s’appuie sur aucune expérience personnelle. Mon frère Remy disait que le critique qui se permettait de juger sans avoir fait lui-même œuvre de créateur, était un malfaiteur. Demandez à tel classeur de fiches qui tient la férule dans tel grand journal sur quelles œuvres personnelles il appuie son « permis de conduire » et de critiquer ?
Le critique que je rêve et que j’attends ne sera pas une réincarnation de Sainte-Beuve, mais il sera comme lui, un créateur de valeurs — dût-il renverser les valeurs actuelles. Mais aux qualités de culture littéraire, philosophique et scientifique qu’on exige de ce Messie, qui serait digne… Pourtant Il existe peut-être, et attend qu’on lui fasse signe.
Marius-Ary Leblond
Je commence par la fin, qui est ici pour moi le primordial :
3º Un vrai critique doit être à la fois « dogmatique » et impressionniste, académique et indépendant, universitaire et artiste, révolutionnaire et religieux de la tradition, ordonné et fantaisiste. Je ne crois pas plus aux catégories qu’aux antinomies, conception bonne pour le stage primaire de l’entendement.
2º Un idéal : la critique doit être une poésie. Le critique doit se pencher sur les livres et leurs auteurs avec les mêmes facultés et émotions non seulement de découverte mais de création que le poète sur les fleurs, les insectes, les petites filles… ou les grands sujets nationaux.
1º Un journal qui n’a pas un critique honnête et qu’il laisse libre est un imbécile qui mange son blé en herbe ou un coquin qui vole la France au même titre que tant de ministres.
Notre époque favoriserait tout particulièrement le labeur d’un Sainte-Beuve ; et certains grands journaux même lui feraient place au bout de quelque temps.
Ni renouveau, ni décadence : il y a désordre et absence de patriotisme. Pas de grands poètes, pas de grand critique qui ne soit patriote ; avec passion et générosité ! (Sainte-Beuve n’est pas un grand critique, très instruit et curieux, mais trop mesquin, personnel, myope — borné en critique comme il fut mesuré en poésie. J’aime mieux relire les essais de Taine sur Balzac ou Michelet. Henri de Régnier, grand poète, a magnifiquement jugé Michelet).
Louis Mandin
L’Intransigeant avec Fernand Divoire (lequel, entre parenthèses, est un poète, et des meilleurs) a commencé, voici un peu plus de quinze ans, à faire une place aux informations littéraires. Beaucoup de journaux, petit à petit, ont suivi ce bon exemple, et c’est un progrès. Mais la presse jette des poignées de noms pêle-mêle et passe : il reste à faire l’indispensable sélection, c’est-à-dire le principal. Pourtant, il me semble qu’il existe une critique, bonne ou mauvaise, pour les romanciers ; mais y en a-t-il une pour les poètes ? M’étant jusqu’à présent occupé surtout de poésie, on me pardonnera sans doute de parler encore d’elle. Est-il trop tard ?
Même dans les journaux qui ont un feuilleton critique hebdomadaire. quelle place fait-on aux poètes ? Qui donc, dans la presse, étudie leur œuvre sérieusement, un peu longuement, et avec la compétence, le sentiment qu’il faut ? Henriette Charasson au Rappel, et par occasion Georges Le Cardonnel dans des organes de province qui malheureusement sont ignorés à Paris. Qui oserons-nous citer encore ? Sébastien-Charles Leconte, qui ne craint pas (c’est un courage) de rendre justice à un poète, même s’il n’est pas trop pompier prosaïque, ou bourreur de crâne bolchevisant.
Mais dans les journaux à gros tirage, il n’y a rien, ou si peu et si mal que c’est le néant. Quant aux grands magazines… eh bien, les Français qui voudraient être renseignés sur le mouvement poétique des quinze dernières années n’auront qu’à apprendre l’espagnol, pour lire les articles impartiaux, intelligents, documentés, que le bon poète et romancier Francisco Contreras publie dans les magazines de l’Amérique du Sud.
Cette inanité de la critique française favorise les manœuvres des petites coteries, et elle justifie les plaisanteries commises par les dadas et autres exhibitionnistes. En effet, passez cinq ans, dix ans, à faire une œuvre pensée, méditée, intensément sentie, où vous aurez mis tout votre cœur, toute votre flamme, tout votre art, et vous aurez dix-neuf chances sur vingt de voir cette œuvre tomber dans un monde sourd et muet. Là-dessus, louez une salle, invitez-y quelques centaines de snobs, de décadents et d’ennuyés, payez trois ou quatre camelots pour remplir le rôle de la claque en vous jetant au moment convenu une douzaine d’œufs pourris par la tête, et venez singer sur un tréteau les vagissements du nouveau-né ou la musique du pétomane ! Le lendemain, des articles en première page du Temps et de ses émules informeront de votre manifestation Paris et l’univers. Ces articles seront plutôt ironiques ? Qu’importe ! Le tout est de faire parler de soi et de lancer son nom au public. On vous attaque, donc vous existez. Il y a des gens qui achèteraient très cher une toute petite gifle. Vous montrerez avec un imprudent orgueil ces pages où l’on vous traite, direz-vous, comme Hugo, Flaubert et Baudelaire étaient traités par les grands journaux de leur temps.
La critique n’existe pas ? Tant mieux ! On ne fera pas d’œuvres, ce sera une belle peine de moins, et l’on sera bien plus à l’aise pour pratiquer impunément le système D. Exemple : récemment, une jeune revue ouvrait un plébiscite, demandant quels sont les sept poètes du premier bateau, les sept du second, les sept du troisième. Les enquêteurs obtinrent une trentaine de réponses. Ils ajoutèrent bravement deux zéros, et même quelque chose de plus, annoncèrent 3 500 votants et envoyèrent à la presse un palmarès fantaisiste où, à côté de gens très connus et de gens qu’ils avaient intérêt à ménager, ils avaient glissé des noms dont personne, et pour cause, n’a entendu parler. Les noms connus étaient là comme des lampions, pour faire briller les autres. C’est ainsi qu’on trouve le moyen de se faire de la réclame gratuite, à soi et à ses petits camarades.
Ah ! oui, le besoin d’une critique intelligente et propre se fait sentir ! Voici huit ou neuf ans, Remy de Gourmont put donnera un grand quotidien une série d’articles sur la littérature, et principalement la poésie, de sa génération. Il faudrait maintenant reprendre cette analyse historique où Gourmont l’a laissée, car il s’est tout de même passé certaines choses depuis cette époque symboliste qui paraît déjà vieille. On m’assure qu’une grande revue est prête à accueillir une étude sur ce sujet trop vierge. Quel est le grand journal qui suivra ? Le critique compétent (et honnête) on le trouverait ; nous l’avons sous la main. Mais c’est la feuille qui manque.
Jusqu’à ce qu’elle se révèle, le Times de Londres aura le droit d’imprimer que la poésie française actuelle est très inférieure à la poésie anglaise ; car c’est écrit dans un numéro spécial que j’ai là, un numéro consacré, s’il vous plaît, à la gloire de la France. Sont-ce nos amis d’Outre-Manche qui ont tort ? Non, ce sont nos grands organes à nous. Qu’ils désertent un peu moins la bonne cause française, s’ils veulent que l’étranger nous rende justice !
Eugène Montfort
Un Sainte-Beuve ?… Sainte-Beuve, un peu légendairement sans doute, nous apparaît comme l’écrivain qui toute la semaine travaillait en vue de son article, de son Lundi. Il ne faisait rien d’autre. Aussi ses Lundis étaient-ils complets, ils épuisaient le sujet. Si c’est là ce que vous entendez par un « Sainte-Beuve », alors, non, aucun journal ne peut, en effet, s’offrir un Sainte-Beuve. Et cette enquête pose une fois de plus la question de la situation des intellectuels dans la présente société. La Société sera mal organisée, tant qu’elle ne permettra pas de vivre, tant qu’elle ne donnera pas automatiquement de quoi vivre aux hommes, dont les recherches intellectuelles sont importantes. Il faut toujours, entre mille cas scandaleux, répéter celui-ci : Branly, l’illustre, donne des leçons pour vivre. Je crois que le public accueillerait avec satisfaction un ou plusieurs Sainte-Beuve. Le public d’aujourd’hui ne me paraît en rien inférieur à celui de 1850 ou 60. Quant à la critique, incontestablement elle est supérieure à ce qu’elle était, il y a, par exemple, une quinzaine d’années. Il est évident qu’un Souday vaut dix, vaut cent, vaut mille Gaston Deschamps, l’aristarque de ridicule mémoire auquel il a succédé et qu’Henri de Régnier est un autre connaisseur en Belles-Lettres que MM. Marcel Ballot ou Philippe Gille, ses prédécesseurs ; Le Gaulois possède Abel Hermant, les Débats Pierrefeu et Narsy, Le Journal Descaves, Excelsior Brousson, etc… D’autre part de grandes revues ont créé des feuilletons littéraires qui naguère n’existaient point : Fernand Vandérem et Henry Bidou y tiennent au courant leurs lecteurs ; peut-être que la Revue des deux mondes, elle-même, jugeant le système bon, y viendra dans vingt ou vingt-cinq ans… Tout est donc parfait, et il semble, en somme, que les amateurs de littérature — ceux-là seuls importent — soient très suffisamment renseignés.
D’où vient donc que le public, plus « gros », ne suive pas toujours les meilleurs auteurs, qu’il flotte parfois, parfois s’égare ? J’attribue pour beaucoup ces erreurs aux prix littéraires, qui ont surtout pour résultat de fausser les valeurs, ces prix étant le plus souvent dus à la brigue, ou à bien des considérations étrangères à la littérature.
Mais je crois que ces prix littéraires, si nuisibles, mourront de leur excès même, de leur absurde multiplication. La critique reprendra alors toute la liberté de ses choix. Je ne serais pas surpris qu’elle sût de nouveau imposer son autorité : il suffira de quelques critiques décidés, possédant, avec de l’instinct et du talent, du caractère.
Jacques Morland
Oui, depuis dix ans, on a perdu ce sentiment de sécurité qui ôte toute utilité à la critique. On voudrait voir clair et la raison humaine s’efforce encore une fois de dominer le chaos. Il y a donc un esprit critique très ardent à mettre de l’ordre dans nos conceptions. Ah ! s’il pouvait tout réduire en cubes, comme font les peintres, l’univers ne serait plus qu’un jeu d’enfant et la pensée nous deviendrait légère comme la plume au vent !
Il est tout à fait rassurant d’entendre évoquer le grand nom de Sainte-Beuve et donner comme modèle son sens critique, qui l’a conduit à multiplier ses points de vue de manière à écarter presque tous les préjugés et à être aussi véridique que possible. Sa méthode est difficile à pratiquer à l’égard des contemporains et l’une des faiblesses de la critique actuelle, c’est précisément qu’elle ne s’occupe que du dernier livre paru. Par contre, nous avons eu à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Mérimée au moins deux ou trois excellentes études. Il y a donc aujourd’hui d’excellents critiques ; ne nous manquerait-il que la manière de nous en servir ?
Je ne crois pas que la presse quotidienne puisse les accueillir utilement. On achète encore des journaux, mais on ne les lit plus. On les « regarde » et ils gagneraient à être faits comme un poème dada, avec beaucoup de blancs mettant en valeur des titres renseignant sur les faits du jour : c’est l’idéal vers lequel tendent les feuilles à gros tirage, avec plus ou moins de franchise.
— « Mon journal, monsieur, est une affiche », me disait un directeur qui connaît son métier. Il aurait mis Sainte-Beuve à la porte.
Mais la revue est, par définition, le domaine du critique : qu’il en use et abuse. Elle lui donne le temps de la réflexion qui est si salutaire et qui manque au journaliste auquel on conseille, s’il en veut bien parler, de ne jamais lire les livres soumis à sa critique.
Vous me direz que la revue n’a qu’un public restreint et que le livre est cher. Alors il reste l’affiche, celle qui n’est pas un journal et qu’on lit sur les murs. Car on la lit, on se bouscule pour mieux la lire si elle offre un texte abondant, serré, qui demande beaucoup d’efforts pour être déchiffré par-dessus les épaules des badauds pressés devant elle. C’est là sans doute que sera demain la critique du livre du jour…
Puisque vous voulez bien me demander mes goûts personnels, j’ajouterai que, si mes préférences sont acquises à la critique d’un Sainte-Beuve ou d’un Remy de Gourmont, j’admire aussi l’impressionnisme d’Anatole France et le dogmatisme de Veuillot. Et j’ai le respect le plus profond pour les travaux d’un Joseph Bédier et pour le labeur consciencieux de nombreux universitaires qui sont généralement d’excellents critiques quand ils veulent bien ne pas parler de leurs contemporains.
Edmond Pilon
1. — je crois, sinon à un renouveau de la critique, au moins à un effort très sincère d’amélioration de celle-ci dans quelques journaux et dans les périodiques. Critique de doctrine d’un Lasserre, incisive d’un Billy, poétique et lettrée d’un Henri de Régnier et d’un Mauclair, analytique d’un Le Cardonnel, d’un Thérive, d’un Pierre Lièvre, fragmentaire mais utile d’Orion et de Messieurs les Treize m’apparaissent les symptômes excellents de cet effort méritoire. Quant à supposer la possibilité de l’accueil éventuel que la presse pourrait réserver à un nouveau Sainte-Beuve, c’est là, en raison du dédain que professent les plus riches des feuilles publiques accaparées par des besognes entièrement autres, une supposition à la réalisation de laquelle je ne crois pas.
2. — Mon idéal de la critique ! Ce ne serait pas seulement d’être de la critique négative, mais aussi de la critique compréhensive, intuitive, de la critique de découverte, si l’on peut la nommer ainsia. Tout n’est pas dans le dénigrement, et, ce n’est pas se montrer un bien bel Aristarque que subordonner la critique, cette fonction si haute, à des rancunes athéistes, ou religieuses, au point de vue étroit d’une politique de secte. L’art doit se placer au-dessus de pareilles classifications provisoires ; littérairement cela va de soi, j’entends conserver la faculté d’admirer, avec tout le bon et le mauvais que cela comporte, un Duhamel ou un Dorgelès malgré leurs amis ; de même — malgré leurs thuriféraires — un Charles Péguy ou un Paul Claudel.
3. — Dans tous les ordres que vous exprimez, on distingue d’excellents critiques. À condition qu’il soit sincère et sache au moins son métier, le critique d’où qu’il vienne, quel que soit son idéal, est susceptible de répondre à une préférence. La mienne s’adresse à un critique avant tout artiste, averti, capable d’aimer et de sentir la beauté (
Beauté, mon beau souci !
vient de proclamer Valéry Larbaud après le vieux Malherbe). Mais cela ne veut pas dire que la critique universitaire d’un Strowski, indépendante d’un Pierrefeu ou d’un Billy, dogmatique d’un Lasserre, ne vienne, à côté de cette critique pittoresque, répondre plus étroitement à des exigences littéraires d’un autre ordre.
Michel Puy
Depuis quelques années, la presse, à l’exception des journaux à très gros tirage, fait à la littérature une assez belle place dans l’actualité. L’effort critique des écrivains contemporains, qui est sérieux et suivi, paraît intéresser les lecteurs des journaux et des revues.
Pour préjuger l’accueil qui serait aujourd’hui réservé à un Sainte-Beuve, il suffit de se rappeler que les Promenades littéraires de Remy de Gourmont, qui supportent le parallèle avec les Causeries du lundi, ont été publiées dans Le Temps et que, réunies en volumes, quoique n’ayant pas rencontré le large public qu’elles méritaient, elles sont toujours lues.
Il y a différentes manières d’exercer la critique littéraire, et chacune a ses avantages. Celle de Souday et celle d’Henriot, qui tiennent des rubriques dans le même journal, se complètent l’une l’autre et sont justement appréciées par les amateurs de littérature. En tant que travail au jour le jour, ou, si l’on veut, au mois le mois, destiné à guider et à renseigner le lecteur, c’est celle de Fernand Vandérem que je préfère, car elle fait tableau et traite dans leur ensemble les questions littéraires qui se débattent à un certain moment. Mais s’il s’agit d’études qui à distance doivent conserver tout leur prix, une critique moins calquée sur l’actualité nous retiendra davantage, celle des Promenades littéraires de Gourmont, des Essais de Bourget, des Contemporains de Lemaître, ou, plus près de nous, celle de Suarès, de Thibaudet et du rédacteur unique des premières Marges.
Les qualités qu’il faut priser entre toutes, chez l’écrivain qui s’adonne à la critique, sont la bonne fol et l’ouverture de l’esprit, accompagnées du désir d’exprimer le plus nettement et le plus complètement possible sa pensée. On a voulu regarder la critique comme un genre littéraire inférieur. Mais quand elle devient pénétrante, imagée, vivante, elle a plus de chances d’être longtemps goûtée que le roman, car les sentiments et les idées nous touchent davantage exprimés directement que transposés dans la fiction. Largement comprise, la critique en somme n’est que la philosophie, enlevée aux professionnels et mise à l’usage des gens qui ne se plaisent à lire que ce qui est lisible. Rendons à la critique la place qui lui est due, en raison de la valeur des écrivains qui ont brillé dans ce genre littéraire : par exemple Chateaubriand, Gautier, Baudelaire, Sainte-Beuve, Remy de Gourmont.
Paul Reboux
1º La critique littéraire française est actuellement, non en décadence, mais en sommeil, par suite de la crise du papier qui a obligé les journaux à réduire le nombre de leurs pages ;
2º La critique étalée dans un Sainte-Beuve ne serait pas convenable au temps où nous vivons. Il faut donner au public un maximum de substance en un minimum d’espace ;
3º Je suis partisan d’une critique condensée dans les quotidiens qui se lisent vite, et d’une critique circonstanciée dans les périodiques.
Paul Souchon
Les esprits critiques ne nous manquent pas. On peut même dire qu’ils n’ont jamais été si nombreux qu’aujourd’hui. Paul Souday, Jean de Pierrefeu, André Beaunier, Fernand Vandérem, Henri de Régnier, Abel Hermant, Charles Le Goffic, Jean-Louis Vaudoyer, André Billy, Georges Le Cardonnel, Marius André, Rachilde, André Fontainas, Raymond Clauzel, Henriette Charasson, Antoine Albalat, Binet-Valmer et tant d’autres que j’oublie, sont de brillants défenseurs et introducteurs des écrivains auprès du public. Mais nous manquons d’une foi littéraire, comme on en possédait une sous le romantisme. Et c’est sans doute pour cela que nous n’avons pas de Sainte-Beuve.
Pour répondre, maintenant, à chacune de vos questions :
1º La critique n’est pas en décadence, à mon avis, et je suis persuadé que le jour où elle aura une doctrine, un Sainte-Beuve pourra naître, que les journaux et que le public favoriseront, car tout se tient ;
2º Mon idéal de la critique serait : un courrier des lettres quotidien, comme celui de L’Intransigeant et de L’Ère nouvelle, dans chaque journal et un feuilleton hebdomadaire ; pour les revues, des chroniques bimensuelles ; en outre, des articles de fond pour les grands livres, dans les journaux comme dans les revues ;
3º J’aimerais assez un critique dogmatique, mais a la condition qu’il fût, en même temps, indépendant et artiste. Naguère, M. Charles Maurras me paraissait assez bien répondre à cette préférence. Aujourd’hui, M. Paul Souday. Les Dieux nous gardent d’un critique académique ou universitaire. Les innovateurs, qui seront les classiques de demain, seraient tous morts avant d’être compris.
Ce qui se dégage de l’enquête des Marges
C’est à un petit nombre d’amis seulement que Les Marges ont adressé leur questionnaire sur la critique. Il ne s’agissait pas, assurément, d’instituer un référendum dans toute la république des lettres, ou de décider au suffrage universel la question de savoir ce que vaut la critique actuelle et ce qu’elle devrait être. Une enquête étendue aurait fait connaître, sans doute, quelques opinions intéressantes, mais un bien plus grand nombre de banales ou de cocasses. Les Marges souhaitaient quelques avis choisis. Et pourtant, même dans ce cercle restreint, les contradictions, comme il fallait s’y attendre, n’ont pas manqué.
Sur l’existence même d’un renouveau de la critique, les avis ont divergé. Sans doute, M. Henry Duvernois déclare que ce renouveau est « indéniable »
, M. René Gillouin qu’il est « évident »
, à prendre le mot critique « dans le sens large et plein »
, et M. Eugène Montfort qu’il est incontestable, surtout pour qui compare la critique actuelle avec « ce qu’elle était, il y a, par exemple, une quinzaine d’années »
, au temps des Marcel Ballot, des Philippe Gille et des Gaston Deschamps. Mais déjà, M. Edmond Pilon n’ose plus prononcer le mot de renouveau ; il note simplement un « effort très sincère d’amélioration »
de la critique « dans quelques journaux et dans les périodiques »
. Ne se prononçant pas davantage sur le fond, M. Michel Puy observe avec satisfaction la place plus considérable donnée à la littérature, depuis quelques années, dans la presse, exception faite « des journaux à très gros tirage »
. M. Deffoux n’entreprend pas une comparaison en règle : il estime, cependant, que journaux et revues paraissent, aujourd’hui, « exercer la critique exactement comme il convient »
. M. Jean de Gourmont, à la question du renouveau, répond par un « peut-être », qui est très digne d’un philosophe pyrrhonien. « La critique n’est pas en décadence »
, écrit M. Souchon, et c’est déjà prendre la question par le côté négatif. M. Souchon ajoute que les critiques n’ont jamais été plus nombreux, mais qu’ils manquent de « foi littéraire »
. MM. Marius-Ary Leblond ne voient dans la critique actuelle « ni renouveau, ni décadence »
, mais « désordre et absence de patriotisme »
. Entre autres excellents aphorismes, M. Max Daireaux écrit : « … Les bons livres font naître les bons critiques, les mauvais livres les tuent… Il y a plus loin de Vigny, Hugo et Baudelaire à nos poètes, il y a plus loin de Stendhal, Balzac et Flaubert à nos romanciers, que de Sainte-Beuve à nos critiques. »
De tous les avis, dans ce sens, le plus net a été formulé par Mlle Henriette Charasson : « Il n’y a pas de renouveau de la critique. »
Elle se hâte d’ajouter, il est vrai, que nous avons, d’ailleurs, quantité de bons critiques, mais gênés par la camaraderie et par le directeur du journal où ils écrivent. Insistant sur cette question du journal, M. Reboux estime que « la critique littéraire française est actuellement, non en décadence, mais en sommeil, par suite de la crise du papier qui a obligé les journaux à réduire le nombre de leurs pages »
. Mais ceci nous conduit à notre seconde série de questions.
Quel est votre idéal de la critique ? demandaient Les Marges à leurs amis. Est-il pratiquement réalisable ? Et comment, selon vous, les journaux et les revues devraient-ils exercer la critique littéraire ? Tous nos correspondants se sont accordés sur la difficulté de faire de longs articles dans les journaux contemporains. « Seule la revue », écrit M. Jules Bertaut, « ou les feuilletons du Temps et des Débats offrent une place suffisante. »
D’où la nécessité, pour les quotidiens, « des comptes-rendus de quelques lignes »
tels qu’en faisaient jadis M. Paul Reboux dans Le Journal. Il est assez amusant, après cela, d’entendre M. Henry Duvernois s’écrier : Pas de « notules »
! Et : « Il faut de la place à Sainte-Beuve. »
Au reste, les deux opinions ne s’excluent pas du tout, et c’est sur ce point que nos correspondants se sont le mieux entendus. « Pas un journal de nos jours », écrit Mlle Henriette Charasson, « n’accepterait un feuilleton de la longueur de ceux que donnait Sainte-Beuve, et on lui demanderait en outre d’être moins pesant, plus “récréatif”, plus facile à parcourir en quelques minutes. »
Un directeur disait à M. Jacques Morland : « Mon journal, monsieur, est une affiche. »
Jamais, dit encore Mlle Charasson, « un nouveau Sainte-Beuve ne trouverait maintenant à publier sa copie, à moins d’être propriétaire du journal où il voudrait la voir paraître. »
Elle souhaiterait que les journaux eussent « un courrier littéraire quotidien, ne contenant que des notes brèves, rédigées par plusieurs mais sous le contrôle d’un seul, et deux feuilletons critiques hebdomadaires, l’un réservé aux romans et aux livres de poèmes les plus remarquables, l’autre aux livres de critique littéraire, histoire, philosophie, sociologie, etc. »
. M. Paul Souchon forme le même vœu presque dans les mêmes termes. « Un courrier des lettres quotidien, dans chaque journal, et un feuilleton hebdomadaire ; pour les revues, des chroniques bimensuelles ; en outre, des articles de fond pour les grands livres, dans les journaux comme dans les revues. »
Il semblerait que nos amis se soient donné le mot. Un tel accord suppose, d’ailleurs, que cette « formule » nouvelle est dans l’air et que nous la verrons prochainement appliquer.
C’est là, au surplus, simplement le cadre extérieur. Il est plus difficile de s’entendre sur ce qu’il convient d’y, mettre. La critique, écrit M. René Gillouin, ne peut plus être un « magistère du goût »
. Opinion qui, apparemment, rallie tous les suffrages. Mais quand ce philosophe ajoute : « Aujourd’hui ce sont les principes qui sont en question, et la critique est sans cesse obligée de se poser des problèmes de vérité, de bienfaisance, d’opportunité : elle doit devenir, bon gré mal gré, morale et politique »
, plus d’un, sans doute, fronce les sourcils ou lève les bras au ciel. « La critique doit être une poésie »
, pensent MM. Marius-Ary Leblond. Il ne lui suffit pas d’être « négative »
, nous dit M. Edmond Pilon ; il lui faut être aussi « compréhensive, intuitive, de la critique de découverte, si l’on peut la nommer ainsi »
. M. Max Daireaux lui fait écho : « Chercher à comprendre. »
Il écrit immédiatement après : « Non à contenter. »
Car plusieurs font de la critique comme les jeunes filles de l’aquarelle, « pour faire plaisir à leurs amis »
. Et il faut que cette camaraderie complaisante des critiques soit un danger assez sérieux puisqu’il a été signalé par plusieurs. Aux qualités que l’on demande à un critique, instinct littéraire et talent, M. Montfort ajoute : « Du caractère. »
De toutes les réponses qui nous ont été faites sur cette question, l’une des plus curieuses, et qui mérite le mieux d’être soulignée, est celle de M. Louis Mandin. Il observe, en effet, très justement, que s’il existe une critique, bonne ou mauvaise, pour les romanciers, il n’y en a pas du tout pour les poètes. « Même », écrit M. Mandin, « dans les journaux qui ont un feuilleton critique hebdomadaire, quelle place fait-on aux poètes ? Qui donc, dans la presse, étudie leur œuvre sérieusement, un peu longuement, et avec la compétence, le sentiment qu’il faut ? Henriette Charasson au Rappel, et par occasion Georges Le Cardonnel dans des organes de province qui, malheureusement, sont ignorés à Paris. Qui oserons-nous citer encore ? Sébastien-Charles Leconte, qui ne craint pas (c’est un courage) de rendre justice à un poète, même s’il n’est pas trop pompier prosaïque, ou bourreur de crâne bolchévisant. »
Sur quoi M. Mandin nous exhorte à apprendre l’espagnol pour lire, dans les magazines de l’Amérique du Sud, « les articles impartiaux, intelligents, documentés, que le bon poète et romancier Francisco Contreras publie »
sur le mouvement poétique dans la France contemporaine.
Répartissant les critiques en dogmatiques et impressionnistes académiques et indépendantes, universitaires et artistes, — liste qui a bien l’apparence, en effet, d’être « exhaustive », comme parlent aujourd’hui les pédants, — Les Marges interrogeaient leurs amis sur leurs préférences. La plupart ont fait preuve d’un très sage éclectisme. C’est du choc, écrit M. Deffoux, entre le dogmatisme universitaire et le goût de l’art indépendant que naît la meilleure critique. M. Bertaut déclare n’avoir de préférence pour aucun genre ; il désire seulement « des gens de bonne foi et qui n’aient pas appris à bouder leur plaisir »
. Peu importe le genre du critique, juge M. Max Daireaux, pourvu qu’il soit « un bon critique »
. M. Duvernois ne se soucie pas davantage de son étiquette, « s’il est de bonne foi et s’il ne remplace pas le goût par un critérium »
. MM. Marius-Ary Leblond, qui ne croient pas aux catégories, voudraient que le critique fût « à la fois “dogmatique” et impressionniste, académique et indépendant, universitaire et artiste, révolutionnaire et religieux de la tradition, ordonné et fantaisiste »
. M. René Gillouin ne se borne pas à exprimer son éclectisme : « … Tous les genres de critique sont bons »
; il en donne très fermement les motifs : « … Un critique un peu complet doit être à la fois dogmatique, parce qu’il n’y a pas de personnalité qui compte sans une doctrine explicite ou implicite, — impressionniste parce qu’il n’y a aucune possibilité d’appliquer une doctrine sans recevoir des œuvres des impressions directes, vraies et nettes, — indépendant, parce que s’il dépendait d’autre chose que de la vérité ou de ce qu’il croit tel, ce ne serait pas un critique, mais un mercenaire, — artiste enfin, ou à tout le moins capable de contempler d’un œil pur et de recréer en soi l’œuvre d’art qu’il est incapable de créer. »
Et si M. Gillouin a des objections contre le critique « académique » ou « universitaire », c’est qu’il lui paraît « bien difficile qu’il réunisse la moitié seulement de ces vertus »
. M. Souchon partage avec M. Gillouin cette méfiance ; M. Edmond Pilon, au contraire, goûte la critique universitaire, comme la critique indépendante ou la critique dogmatique, et M. Jacques Morland rend hommage aux travaux « consciencieux de nombreux universitaires qui sont généralement d’excellents critiques quand ils veulent bien ne pas parler de leurs contemporains »
. Cette dernière réserve, il est vrai, est assez grosse.
Enfin, trois de nos correspondants, avec plus ou moins d’énergie, se sont élevés contre le critique professionnel, contre le critique exclusivement critique. Les préférences de Mlle Henriette Charasson vont au critique « impressionniste » qui est en même temps presque toujours un créateur. Elle présume que « si ses créations ont de la valeur, il y a des chances pour que ses “impressions” soient intéressantes… »
. Avec M. Jean de Gourmont, il ne s’agit plus de préférences. Il déclare tout uniment, reprenant un mot de son frère Remy, qu’il faut être créateur pour avoir le droit d’être un critique. « Demandez à tel classeur de fiches qui tient la férule dans tel grand journal sur quelles œuvres personnelles il appuie son “permis de conduire” et de critiquer ? »
M. Jean de Gourmont, pour un peu, serait d’avis de retirer le permis. « Un critique qui n’est pas un créateur n’apprend rien aux Créateurs… » écrit Fagus, « et rien au public par conséquence. »
Les exemples qu’il cite sont impressionnants : « Qui révéla Maeterlinck ? Mirbeau ; qui Pierre Louÿs ou Samain ? François Coppée ; qui Verlaine ? Barrès ; qui Mistral ? Lamartine. »
Ce qui tendrait à prouver que la liste des Marges n’était pas aussi « exhaustive » qu’il apparaissait, et qu’à la série des critiques dogmatiques, impressionnistes, académiques, indépendants, universitaires et artistes, il convenait d’ajouter le créateur. Mais c’est un problème, que résolvent bien hardiment M. Jean de Gourmont et Fagus, de savoir s’il rend inutiles tous les autres. L’enquête des Marges aura servi du moins à le poser.