(1899) Les industriels du roman populaire, suivi de : L’état actuel du roman populaire (enquête) [articles de la Revue des Revues] pp. 1-403
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(1899) Les industriels du roman populaire, suivi de : L’état actuel du roman populaire (enquête) [articles de la Revue des Revues] pp. 1-403

Les industriels du roman populaire1

Depuis que le commerce des pensées est devenu une véritable industrie, depuis que la majeure partie des auteurs mâchent, au jour le jour, sans souci du lendemain, la besogne qui les fait vivre, l’occasion s’est présentée plus d’une fois de montrer à l’œuvre, fabriquant et écoulant leurs produits, toute une catégorie de gens de lettres, particulièrement dédaigneux des scrupules de l’art, et fortement épris des succès monnayés : les Entrepreneurs de romans populaires.

En ce qui les concerne, le champ des observations est assez ample, en effet, soit qu’on s’amuse à relever les licences de leur plume à l’encontre de la logique, du bon sens et de la grammaire ; soit qu’on estime juste de dévoiler les subterfuges de signatures illusoires et de collaboration multiple au moyen desquels ils enflent démesurément leurs volumes et leurs droits d’auteurs ; soit qu’au nom d’un certain principe d’hygiène morale et d’assainissement littéraire, on proteste contre les abus d’une production sans vergogne et sans règle.

Je n’ignore pas qu’il est aisé de mordre sur le travail d’autrui. Facilement on inclinerait à réclamer de ces amuseurs des mérites hors de proportion avec le rôle qu’ils se sont attribué et le dessein qu’ils poursuivent.

La critique a beau jeu d’exiger, sous toute espèce de forme d’imagination, des qualités supérieures, dont il lui serait fort incommode, souvent, de fournir le modèle après la théorie. Mais il faut bien avouer qu’ici la matière ouverte à ses censures n’est que trop abondante. Elle n’exagère pas, non certes, lorsqu’elle se prend à demander, de loin en loin, l’épuration d’un genre plutôt pernicieux et des singulières mœurs littéraires qui s’y rattachent. Au seul et strict point de vue de la raison, ce n’est pas afficher des rigueurs d’opinion excessives que de s’étonner hautement de voir couvrir d’or, par la multiplication infinie du sou populaire, des élucubrations insanes, qui seraient assez rémunérées au poids brut du manuscrit !

I

Le mal sévit ailleurs qu’en France. Partout l’esprit populaire a les mêmes complaisances, partout il se montre aussi crédule, aussi avide d’émotions violentes. Cette curiosité instinctive, il se trouve en tous pays des gens habiles à l’exploiter.

La puritaine Angleterre n’est pas des moins industrieuses à spéculer sur les effets de l’horrible. Elle a toute une branche de production romanesque, exclusivement adonnée à tenir le public anglais au courant des hauts faits du monde des coquins. Il en pullule là-bas de ces libretti du crime, dont les échantillons les plus poussés ont réalisé des chiffres de tirage vraiment fantastiques et propres à rendre rêveurs nos spécialistes de cours d’assises. Quelle n’a pas été la fortune, par exemple, des aventures de Jack Sheppard (le Cartouche anglais), dont on a fait ici les Chevaliers du Brouillard ! Il existe à Londres une rue entière dont le commerce est uniquement défrayé par la detective literature. Depuis les exploits de Jack l’Éventreur, les affaires ont monté prodigieusement dans ce Red Lion’s où l’on ne voit que des éditeurs et des libraires voués au débit de la sombre marchandise.

L’Espagne, de son côté, pourrait mettre en ligne toute une phalange d’auteurs de bas étage empressés à suivre les traces d’un Fernan Gonzalez.

La vertueuse Allemagne a ses pourvoyeurs en grand nombre de feuilletons au rabais.

Et si l’on poussait l’enquête, en dehors de l’Europe, jusqu’à l’extrême Orient, on verrait qu’au Japon tous les romans regorgent de crimes épouvantables et de scènes de mauvais lieux ; on aurait même à constater, en bonne justice, que, dans ladite spécialité, ce sont encore les conteurs japonais qui tiennent la corde. Ne travaillant que pour les besoins de la restauration populaire, ils épicent en conséquence la nourriture qu’ils destinent à des estomacs grossiers. C’est à qui d’entre eux entassera dans une série de chapitres le plus d’horreurs2.

En somme, à quelque point d’horizon qu’on se reporte, ce sont uniformément les mêmes effets issant des mêmes causes.

Il y a un moyen immanquable d’attirer la foule autour de soi, c’est de crier fort, lorsqu’on est dans la rue ; c’est de grossir, d’outrer les notes de violence, quand on noircit du papier à l’usage des masses. Le peuple se plaît à voir ces figures contractées et furieuses, dont le spectacle le sort de sa vie régulière et monotone. Si, au surplus, pour faire vibrer, comme il convient, la note sentimentale, vous adjoignez à des types de forbans implacables le contraste de créatures angéliques, exposées aux pires infortunes et rachetées du mal par la grâce de leur innocence même, alors votre succès est assuré. On ne vous chicanera pas sur l’emploi de vos moyens. Les invraisemblances nombreuses et les inconséquences énormes dont vous aurez chargé votre fabulation passeront à peu près inaperçues. Quant au style, on ne s’occupe pas de cela chez ce public ingénu, bon diable, facile à émouvoir et qui, se livrant de grand cœur, ne compte pas plus ses larmes que ses rires.

Les conditions étant celles-là, les procédés étant si bien connus et d’un emploi si commode, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il y ait eu, depuis un demi-siècle, en France, tant de feuilletonistes satisfaits de leur état.

II

Il y eut des heures brillantes, des heures de faste dans les annales du roman-feuilleton. C’était le temps héroïque des Eugène Sue et des Frédéric Soulié. Le genre s’altéra vite. On eut promptement fait de se gâter la main. Et les directeurs de journaux populaires, sous le prétexte de se conformer aux besoins — qu’ils pensaient bien connaître — d’une foule simpliste, de peu de mémoire et très indifférente à la vie de l’esprit, contribuèrent sensiblement à cette dépréciation.

Il arrivait, d’aventure, que de jeunes romanciers, nouveaux venus dans la carrière, imbus de préjugés artistiques et moraux que rendait excusables leur ignorance du métier, tentaient d’apporter au public quelque conception plus relevée et d’appliquer aux fantaisies de leur imagination les éléments au moins d’une méthode esthétique. On ne leur laissait pas de longues illusions.

Ils se portaient d’eux-mêmes au-devant de la leçon, lorsqu’ils allaient offrir au directeur d’un journal en vogue leurs idées et leurs services. Celui-ci, homme d’expérience, ne tardait pas à leur rendre nette et claire la formule de ce qui convenait à sa clientèle nombreuse et soumise.

Si nous en croyons l’honorable Jérôme Paturot, qui tâta de cet exercice, quand il s’en fut à la recherche d’une position sociale, il leur tenait à peu près ce langage, dès qu’il pensait découvrir en eux des signes de vocation et des promesses de savoir-faire :

« Thèse générale, pour réussir : il faut être apte à cuisiner une sorte de feuilleton de ménage, qui tienne dans la famille sa place quotidienne et son rôle économique, ni plus ni moins que le pot-au-feu. Quant aux personnages, c’est élémentaire. Vous prenez une jeune femme malheureuse et persécutée. Vous ajoutez un tyran sanguinaire, un ami sensible, courageux et vertueux, un confident sournois et perfide, des comparses d’un acabit plutôt équivoque. Lorsque vous tenez en main tous ces personnages, vous les mêlez ensemble en deux, trois, quatre cents feuilletons, et vous servez chaud. Aussitôt que vous aurez fait un seul roman dans ce genre, cela ira comme de source, vous en ferez vingt, trente, sans le moindre effort. »

Au commencement, il en coûtait au talent de déroger, de s’amoindrir en se pliant à des formes vulgaires. C’était l’effet d’une première nausée de l’esprit. On en revenait. Un atelier de feuilletons bien achalandé, s’il ne procurait pas la gloire, garantissait des revenus solides. On en prenait doucement l’accoutumance. Et l’on y restait englué pour la vie.

Ce n’était que l’aurore du roman-feuilleton, et déjà les procédés de fabrication étaient dûment classés, étiquetés.

Le mécanisme et l’outillage n’ont guère varié depuis lors.

À serrer les choses de près, on parviendrait à discerner dans le feuilleton actuel, en dehors de l’ancienne forme de cape et d’épée, divers courants, quatre peut-être : l’école de Gaboriau, c’est-à-dire le roman judiciaire, qui n’est lui-même qu’une émanation du Vautrin de Balzac ; le courant de Richebourg, représentant le mélodramatique douceâtre et larmoyant ; celui de Dennery, sentimental et socialiste ; celui de Mary, où sont intervenus la documentation pathologique et l’élément militaire. On spécifierait, en outre, le mélange de sentimentalisme traditionnel et de sensualité moderniste, dont Xavier de Montépin a fait sa marque. Ailleurs, on distinguerait quelques spécialistes, tels que F. du Boisgobey et Alexis Bouvier, qui cultivèrent de préférence l’actualité, surtout l’actualité criminaliste. Enfin beaucoup d’autres, contremaîtres ou manœuvres, nous apparaîtraient exclusivement occupés à retaper des causes célèbres.

Sauf ces quelques nuances, le fond est resté ce qu’il était ; les péripéties, les combinaisons, les types d’un usage éprouvé s’y retrouvent pour nous à l’état de vieilles connaissances ; et le but unique, le but suprême ; battre monnaie avec l’encrier, n’a fait que se préciser davantage.

Pour y parvenir, on suit docilement, aujourd’hui comme hier, les règles classiques (si l’on ose dire) de cette lucrative manipulation. D’abord la coupe (essentielle, la coupe !) devant être pratiquée de telle sorte que le numéro du jour tienne au suivant par une espèce de cordon ombilical et qu’il donne à tous l’impatient désir du lendemain. Puis la manière subtile de porter à la fin de chaque tranche quotidienne la situation critique ou le mot mystérieux. Et encore l’experte façon, moins appréciable, pour les lecteurs que pour les auteurs eux-mêmes, de modifier et d’étirer le dialogue avec tous les trucs qu’il comporte.

*
*   *

Déjà du temps d’Alexandre Dumas, l’inépuisable virtuose, on considérait comme un mérite précieux de savoir faire le plus possible de pages avec le moins de phrases imaginable. On n’ignore pas quel parti merveilleux l’auteur des Mousquetaires et de Monte-Cristo tirait des mots comme ceux-ci :

Oui, non, damnation !

et des hum ! des oh ! des ah ! à lui payés près d’un franc, autant que des lignes entières. Voici un échantillon de sa méthode, qui ne laisse rien à désirer pour la concision. Le sévère Athos interroge son valet, le taciturne Grimaud :

— Eh bien ?

— Rien.

— Rien ?

— Rien.

— Comment ?

— Rien, vous dis-je.

— C’est impossible !

— Puisque je vous le dis

— En es-tu bien sûr ?

— Certainement.

— C’est un peu fort !

— C’est comme cela.

Le modèle a fructifié à souhait, depuis lors, sans avoir pour compensation, d’ailleurs, la vie, l’entrain, l’humour, la fougue entraînante d’un Alexandre Dumas. La tradition n’a plus chômé de gonfler les phrases avec du vide et de s’en faire des rentes.

Tirer à la ligne (Dieu sait comme !) ; hacher le style court et menu, filer interminablement, hier l’intrigue, aujourd’hui la description, demain le dialogue ; émietter en des parts innombrables le corps du sujet, allonger à l’infini les lieux communs du genre : embrouillamini de paternité, suppositions d’enfants, vengeances et trahisons, distillées goutte à goutte jusqu’au suprême épuisement de la matière : c’est toute une gamme d’artifices.

On l’apprend assez vite.

Il est amusant quelquefois de saisir sur le vif ce bon procédé de remplissage, qu’ont pratiqué si avantageusement Richebourg, Montépin et leurs disciples.

Nous savons tous que le pathétique d’une situation violemment tendue doit éclater enfin avec son maximum d’intensité dans un mot, dans un cri, dans l’un de ces effets inopinés et saisissants qui laissent à l’âme une impression profonde. À la scène on appelle cela des coups de théâtre. Dans le livre, ce sont des traits sensationnels qui poignent le cœur et rendent les yeux humides. Les maîtres du drame et du roman s’appliquent souvent à concentrer là toute leur puissance.

Un feuilletoniste à la toise, un Richebourg, n’aurait eu garde d’y conformer sa manière. Avec ces moyens brusques de trancher les émois d’une longue attente, que seraient devenus, je vous le demande, les menus profits du narrateur ? Il préférait délayer l’émotion, et il s’en acquittait pertinemment.

Nous allons en relever, un peu au hasard, deux ou trois exemples typiques.

L’une de ses héroïnes, pauvre jeune fille lâchement séduite, l’infortunée Marie a décidé de mettre fin à ses jours. Elle allumera le fatal réchaud. Elle avait entrevu les plus radieuses espérances de la jeunesse et de l’amour. Cependant, elle va mourir, tandis que la nature au dehors chante ses hymnes de fête. Il suffirait d’indiquer la scène, toute simple et tout ordinaire qu’elle soit, pour la rendre tragique. Mais le romancier veut prendre son temps. Il traîne en conscience les préliminaires d’un tel suicide. Pas une jointure de porte ou de fenêtre, pas une fissure où l’air pourrait passer qu’il n’inspecte soigneusement. Pas un détail qu’il ne relate, en l’ornant à plaisir, de cette coquetterie suprême qu’apportent souvent « les poitrinaires » dans les apprêts de la mort. Il nous montre la ravissante victime se lavant à grande eau, se peignant et se coiffant de façon exquise, soignant son linge et se parant devant le miroir avec une précieuse lenteur.

Il ne lui restait plus qu’à mettre ses manchettes ; c’était pour tout à l’heure, quand le feu serait allumé.

Mais avant de lui laisser porter la flamme au brasier, il juge opportun de lui donner une petite leçon à son usage spécial sur la composition du gaz carbonique, dont les émanations tout à l’heure engourdiront en elle les principes de la vie. Pensez donc ! En sa candide ignorance elle ne savait pas, elle allait mourir sans le savoir, et il est urgent de le lui apprendre, que « l’air qui nous fait vivre est composé de vingt et une parties d’oxygène mêlées de soixante-dix-neuf parties d’azote et que la combustion du charbon, suivant qu’elle est plus ou moins active, donne de l’acide carbonique ou de l’oxyde de carbone ; … elle ignorait également le changement de composition que subit l’air par suite de l’oxygène remplacé dans l’atmosphère par les gaz carboniques » !

Voilà, n’est-ce pas, des détails bien à leur place et d’un goût très réussi ? Un moyen comme un autre, direz-vous, de vulgariser la science. Feuilletez encore, si vous en avez le courage, les tomes volumineux de la Dame en noir et vous y trouverez un pendant admirable à ce délicat épisode.

Il s’agit d’un mariage in extremis entre deux êtres pleins d’amour et de regret. Lui vient d’être frappé d’un coup mortel ; il est jeune, il eût voulu réparer bien des fautes ; il eût voulu longuement aimer. Elle, aveuglée par les larmes, ne sait rien sinon qu’il la réhabilitera en lui donnant son nom, mais qu’aussi il la laissera seule ici-bas pour y traîner le deuil d’un incurable désespoir. Quel spectacle émouvant et propre à réveiller dans l’imagination l’idée de cette éternelle fraternité de l’amour et de la mort, objet de tant de plaintes poétiques ! Mais Richebourg est là qui doit conduire la pensée du lecteur, qui le sait et en abuse. C’est à ce moment précis qu’il estime utile autant que juste de faire parler ex professo l’officier ministériel de rigueur. Un homme qui connaît son métier, celui-là ! Oh ! sans se presser, sentencieusement et péremptoirement, notre personnage considère comme un devoir d’exposer dans toutes les règles à celui qui n’a plus qu’une minute à vivre les convenances du droit civil et les prescriptions juridiques applicables à son cas ! Je signale cette perle à ceux et à celles qui auraient tentation de la cueillir dans son écrin. Pourtant, ce n’est pas la plus précieuse de la collection, et j’en découvre une autre, qui l’emporte de plusieurs carats.

Savez-vous au monde une impression de stupeur et d’épouvante affolée comparable au bouleversement d’âme d’une mère à qui l’on vient de ravir son enfant ? On lit dans l’égarement de ses yeux l’angoisse qui la torture. Ses gémissements sont des cris. Elle veut appeler… Les mots expirent sur ses lèvres. On craint pour sa raison autant que pour sa vie. De ces suppliciées du sort et du roman-feuilleton, il n’en manque pas chez Richebourg ; mais ses héroïnes font mieux que de verser des larmes, de sangloter, de s’abîmer dans une crise affreuse de désespoir. Elles pérorent et placent des phrases à tant la ligne. Dégustez la saveur de ce petit morceau. L’une des malheureuses victimes ouvre la bouche, elle va parler…

Son regard prit une expression terrible et, d’une voix stridente, elle s’écria :

— Demandez donc à la lionne ce qui se passe dans ses entrailles de mère quand, rentrant dans sa tanière, elle ne retrouve plus ses lionceaux, qu’on lui a pris… Tout d’abord, elle rugit, puis, les poils hérissés, elle s’élance, elle bondit à la poursuite des ravisseurs. Malheur à eux si elles les rejoint ! Elle les déchire, les broie, les met en pièces.

« En cet instant, je ressemble à la lionne du désert ; c’est la même fureur, la même rage qui grondent en moi. Ah ! je les retrouverai, les misérables, les bandits qui m’ont pris mon enfant ; alors j’aurai les dents terribles de la lionne et ses griffes sanguinaires, je serai sans pitié, j’aurai la férocité de la bête de l’Atlas ! »

III

De spirituels chroniqueurs, Jean. Bernard, Georges Malet, Charles Canivet, Émile Bergerat, Albert Cim et le vigoureux romancier Lucien Descaves ont raconté des anecdotes fort piquantes sur le désouci artistique de ces grands abatteurs de besogne et sur leur aptitude exceptionnelle à détailler quotidiennement des monceaux de copie, sans savoir la veille ce qu’ils auraient à exprimer le lendemain. Mais que ce thème est fertile et qu’il nous serait aisé de l’enrichir indéfiniment de nos propres observations !

Avant tout on vise à la célérité de l’exécution. Car, s’il est une loi qui s’impose, c’est de toujours arriver à temps, quand on s’engage à forfait pour vingt mille lignes comme Richebourg, pour trente mille, comme Jules Mary, ou que, librement, à l’instar de l’infatigable dévoreur de colonnes Xavier de Montépin, on pousse jusqu’à soixante mille !

On y parvient sans trop de peine quand on a le don et la main. Au sortir d’une période inévitable de tâtonnements on s’assimile avec une force d’entraînement surprenante les procédés à la mécanique de la fabrication des phrases. Richebourg s’étonnait lui-même de la facilité de pondaison à laquelle il était arrivé, presque sans apprentissage. Ponson du Terrail, qui eût été capable d’écrire avec goût des récits de peu d’étendue et d’y encadrer des études de mœurs et de caractères, avait été conduit par les circonstances et par l’amour du gain à dérouler d’interminables suites d’aventures héroïques ou criminelles. Or, il s’était si bien rompu à cette manœuvre qu’il pouvait mener de front jusqu’à cinq feuilletons quotidiens dans cinq journaux différents !

L’essentiel, pour le producteur, est de tenir son roman debout pendant environ trois mois. Le public est dorénavant conquis, entraîné ; il vous suivra par tous les chemins de traverse où il vous plaira de le conduire. Vous pourrez même, s’il vous est plus commode, le dévoyer complètement, comme a fait l’auteur de la Fille au Collier de perles, roman à succès du Petit Parisien, où se trouve encadrée une longue partie qui n’a aucun rapport avec le corps du sujet.

Il ne s’agit, en pareille course, que d’être ferme sur sa selle et de continuer sans sourciller. Richebourg élucubrait Cendrillon pour Mongrédien. Arrivé au centième feuilleton, il se voit brusquement arrêté : il avait épuisé son texte. Or, pour répondre aux engagements pris, il lui en eût fallu cent encore, au moins. Il appelle à son secours un habile de la partie, qui ne sait rien, d’ailleurs, des suites à prévoir. Celui-ci tâte le terrain, rencontre un thème accessoire, s’engage dans cette voie, et à eux deux ils parviennent à doubler de cent vingt feuilletons.

Il importe, en effet, que la matière employée se prête à une extrême dilatation. Car, au traité qu’on devra signer avec le directeur ou l’éditeur il y aura toujours en réserve un certain article vous mettant en mesure d’allonger ou de restreindre la sauce, selon le degré de faveur et de curiosité publiques. Quant à vouloir enchaîner les aventures avec ordre, quant à conduire l’action au dénouement par un fil logique, on ne saurait s’embarrasser que le moins possible de cette gênante préoccupation.

Là-dessus, Ponson du Terrail avait la conscience aussi légère que la main. Retourner en tous sens une péripétie et l’allonger à perte de phrase, sans autrement s’inquiéter de la vraisemblance et de la concordance des détails, n’était qu’un jeu pour ce roi des faiseurs.

Au cours d’une de ses années les plus fécondes, il y avait des semaines et des semaines qu’il tiraillait en bas de page des aventures, dont il aurait dû couper le fil depuis longtemps Enfin il s’y décide, un jour. Le soir même, il rencontre le directeur du journal. Ponson l’avertit qu’il venait de boucler le dénouement. Assez de variations sur ce thème. Les ficelles du drame étaient usées… jusqu’à la mèche.

« — Comment ! s’écrie notre homme, interloqué. Vous avez arrêté court, fini, réellement fini ? Mais, vous n’y pensez pas ! Un 14 avril, la veille du réabonnement ! Vos héros ne peuvent pas disparaître avant quarante-huit heures d’ici.

— Il n’y en a plus. Je les ai tués tous.

— Voyons, voyons, mon ami, pas de mauvaise plaisanterie. Il vous en reste bien un, un seul, pour souffler jusqu’au 16. Chose, par exemple, ce traître si intéressant…

— Ah ! ce traître ? Eh bien ! voici dans quelle situation je viens de le placer. Il est tombé aux mains des justiciers. (Vous savez que cela se passe en des terres exotiques.) On l’a lié sur une planche, que l’on a jetée dans un fleuve plein de crocodiles. On voit ça et là des têtes de caïmans, dix, vingt têtes, émergeant de l’eau, gueule ouverte. Une Voix crie : « Laissez passer la justice des hommes ! » Mettez-vous en sa place. Je ne vois pas qu’il soit commode de le tirer de là.

— J’en conviens, mais cela m’est égal. Je sais seulement qu’il nous faut : une suite à demain. Arrangez-vous. »

Ponson du Terrail était homme de ressources. Il chercha et trouva. C’était quelque chose d’énorme, d’incommensurable, une histoire devenue légendaire, cette histoire de caïmans.

« … On voyait, reprenait-il, des têtes d’amphibies, dix, vingt têtes, émergeant de l’eau, la gueule ouverte… Mais, circonstance à laquelle les justiciers n’avaient pas songé, c’était pour les alligators le temps des amours, et, poussés par un doux attrait vers les caïmanes, les caïmans laissaient glisser au fil de l’eau la planche sur laquelle le misérable pantelait d’effroi. Elle vogua longtemps. »

Elle vogua, pendant tout un chapitre et l’abonné candide, sans presque s’en apercevoir, avait franchi le pas du réabonnement.

Transformer sans crier gare la face d’un dénouement, donner une entorse violente à la logique des aventures et renverser les rôles jusqu’à les rendre méconnaissables, quoi de plus simple ? On n’y regarde pas de si près. Les critiques ont l’œil autre part. La direction du journal n’a guère envie d’y mettre le nez, et la grosse clientèle n’y voit goutte.

Un soir, Paul Duplessis, fournisseur ordinaire du feuilleton de la Patrie, venait de se rendre au Divan Lepelletier, un cénacle où il fréquentait assidûment. Quelqu’un l’aborde, d’un air pressé. C’était son ami, le sculpteur Aimé Millet, qui n’était encore qu’un stagiaire de la gloire artistique.

« —  Un renseignement, vite, lui demande-t-il. Mon père apporte à suivre ton roman, chaque matin, une attention pleine d’angoisse. Tu as laissé la comtesse dans une situation des plus critiques. Elle est tombée au milieu d’un guet-apens, entourée de tous ceux qui ont un intérêt à la faire disparaître… Est-ce qu’elle meurt ?

— Oui, répond Duplessis. Elle est tuée d’un coup de poignard par le Corse Affiani.

— Pas de chance ! s’écrie Millet, en frappant du poing sur la table.

— Bah ! Qu’est-ce que cela peut te faire ?

— Mais, ça m’intéresse énormément. Mon père m’a parié quelle mourrait ; et moi, pensant que tu aurais encore besoin de la comtesse dans la suite du feuilleton, j’ai parié qu’elle se tirerait de ce mauvais pas.

— Un gros pari ?

— Dix louis.

— Diable ! fit Duplessis… »

Puis, tirant sa montre :

« —  Neuf heures… J’ai encore le temps d’aller sauver la comtesse. Je prends un fiacre et je vole à l’imprimerie.

— Vraiment ! Tu ne plaisantes point ?

— Non pas ! »

Et lui serrant la main, Duplessis ajoute d’un air quasi solennel :

« — C’est bien le moins que je puisse faire pour un ami. »

Il n’y a là que simple caprice de romancier bon enfant, espièglerie de feuilletoniste, sûr de sa plume et de son public ; et nous ne ferons pas à l’ombre de Paul Duplessis un grief de cette peccadille. Mais nos confectionneurs actuels portent beaucoup plus loin leur sans-façon à coudre et à découdre les morceaux disparates, dont ils habillent leurs personnages.

IV

À quoi bon, par exemple, viseraient-ils au mérite de la nouveauté ? Et pourquoi se mettraient-ils martel en tête, à propos d’un chimérique résultat, que personne ne réclame d’eux ? Qui pense à remonter aux sources de leurs élucubrations ? Qui voudrait éplucher les formes de style, usées ou non, dont ils les accommodent ? Tout peut aller, tout peut rentrer dans ce cadre élastique. On prend à droite, on pille à gauche ; on découpe dans le tas des livraisons anciennes, ici une rubrique à effet, là quelque bout de scène ayant sa place marquée d’avance ; ou bien c’est un vieux cliché qu’on aurait tort de laisser se perdre ; ou c’est une situation maîtresse, qui n’appartient plus à personne, tant elle a passé de main en main… Et les phrases toutes faites, on n’a qu’à les cueillir. Rien de si aisé vraiment que cette espèce de cuisine littéraire. Quand on a façonné pièce à pièce l’étrange macédoine, ou assaisonne, on saupoudre d’une main experte, et il ne reste qu’à servir. Les consommateurs ne se plaignent jamais. La tranquillité d’esprit est si complète, en pareille affaire, que certains ne se gênent point de forcer la dose jusqu’à gâter le métier. Ce sont de vieux romans au complet qu’ils rebaptisent d’une étiquette toute fraîche et dont ils ne traînent pas à toucher les revenus, en lieu et place des auteurs défunts. On connaît l’histoire d’un des derniers feuilletons de l’Éclair. Un homme de lettres l’avait composé spécialement pour ce journal. Il le disait. On l’avait cru. La Pulcinella fut imprimée de confiance. On la trouva même intéressante et nouvelle. Or, quelques semaines après, la rédaction du journal apprenait à ses lecteurs que l’œuvre n’était nullement inédite, que M. Oscar Méténier s’était uniquement donné la peine d’en changer le titre (jadis le Roman d’une jeune fille pauvre), et que le véritable auteur Oscar Honoré l’avait perpétrée, quarante années auparavant.

Il est, du reste, très rare qu’un feuilleton à grands développements sur lequel peuvent se greffer et bourgeonner des séries plus ou moins nombreuses de branches annexes et parasitaires, soit tout entier de la main de celui qui le fait passer en bloc. Commencé par l’un, continué par l’autre, il est achevé par un troisième sans qu’intervienne — sauf à la caisse — l’auteur officiel. « Je sais, dit Lucien Descaves, deux romans populaires prodigieusement répandus, qui furent publiés dans ces conditions3. » Nous les connaissons également, et nous pourrions les appeler par leurs noms ; mais il n’est pas toujours bon de dire la vérité, toute la vérité.

Ah ! si l’on pouvait mettre face à face les noms des exploiteurs et ceux des exploités, porter à la lumière du jour les secrets des collaborations occultes, démasquer les signataires au front audacieux, faire remonter de l’ombre, ne serait-ce que pour un instant et pour le seul amour de la vérité, les humbles artisans de ces productions sans guère de valeur et, néanmoins, si profitables à d’autres, si lucratives entre les mains des hardis entrepreneurs, qui les ont parafées d’un geste large sans les avoir conçues ni lues peut-être !

De tout temps, il exista des associations fictives entre des parvenus de lettres et de modestes compagnons, plus affamés de pain que de gloire. Par exemple, qui connaît, à présent, le nom de Pelin, un pauvre et simple avocat marseillais, auquel Mirabeau dut la rédaction d’un grand nombre de ses discours ? Et des cas analogues, il n’en manquerait pas à citer dans l’histoire intellectuelle d’autrefois. Mais jamais ne se seront affichées aussi impudemment que de nos jours les pratiques d’un compagnonnage mercantile, — l’un des associés assumant, pour une bouchée de pain, la totalité de la besogne, l’autre se réservant, pour l’avoir regardé faire tout, le succès et la recette. Au théâtre, il n’est pas d’accident plus banal. Tel dramaturge ou vaudevilliste en renom, tel illustre faiseur passera le premier sur le tableau qui n’aura eu, dans l’exécution de la pièce qu’à promener le crayon à droite ou à gauche, changeant ici deux mots, retournant là quelque phrase, jonchant le texte de virgules, de points d’exclamations, de tirets et de suspensions adroites ! Celui qui n’a rien composé ou peu de chose est en vedette au programme ; on ne parle que de sa création ; il la fait jouer longtemps, reprendre souvent en province ; il en recueille l’honneur complet.

On aurait à produire bien des divulgations sur ces trompe-l’œil de la publicité ; et il en ressortirait une vue comparative fort singulière de la population des auteurs modernes. On y verrait, se reposant ou travaillant, deux catégories distinctes de gens de lettres : en haut, les heureux ou les habiles de la profession, étalant au revers des journaux et sur les couvertures libresques, leur étiquette brillante et bien famée ; en bas, les anonymes, les publicistes sans occupation connue, les déshérités de la librairie, les esclaves de la copie, comme on les appelle dans la presse, les tâcherons obscurs, qui sous-traitent toute espèce de commande et qui, pressés par la famine, mènent à la diable des préparations de deuxième ou de troisième main. La moindre application leur est bonne qui ressemble à une fonction littéraire. Ils ont ramassé avec empressement l’épisode à délayer du roman-feuilleton, comme ils glanent au jour le jour les faits-Paris aux journaux, comme ils confectionneraient, si l’on en voulait, des brochures humanitaires, des tables de matières de grands ouvrages et des prospectus de librairie. Ils écrivent pour d’autres qui signent. Ceux-ci, paisiblement, exploitent le nom qu’ils prêtent. Ceux-là vivent d’un maigre salaire et s’efforcent à ne pas en être privés de sitôt. Ils poussent à la colonne, allongent, étendent autant que la matière est flexible, et n’y mettant pas d’amour-propre d’auteur, ne se relisent presque jamais.

Sur la manière dont procèdent, en ces sortes de marchés, les grands seigneurs de la corporation, on en raconte d’assez fortes. Piquons au passage une anecdote instructive, uniquement pour nous rendre compte du degré d’aisance et de commodité auquel une grâce d’état spéciale leur permet de réduire le poids incommode des scrupules de l’art.

Nous parlerons à mots couverts… L’un des fournisseurs en vogue des bas de colonne de la petite presse, qu’avait poussé de bonne heure dans cette voie la chance d’un heureux parentage, venait de faire accepter, sur le seul énoncé du titre, qui sera, si vous voulez : la Buveuse de sang ou la Buveuse de perles, un roman dont il n’avait pas commencé la première ligne. On l’eût même assez embarrassé en le questionnant, à brûle-pourpoint, sur ce qu’il pensait y mettre. Dieu merci on n’avait pas avec lui de ces indiscrétions-là ! Il avait son homme sous la main ; et c’était le principal. Donc, il vivait là-dessus en parfaite tranquillité. Mais voilà que, par contretemps, le sous-confectionneur tombe malade et meurt avant que l’ouvrage soit terminé. X… n’avait point prévu cette mésaventure. Comme il ne sait pas un traître mot du feuilleton en cours, il lui serait bien difficile d’en continuer la série. Et puis cela n’est pas dans ses habitudes. Parafer et percevoir, c’est bon ; mais écrire ! Il faut aviser, cependant. Il court au journal, réclame tout ce qui a paru du roman ; et, fortement agacé, rentre chez lui. L’imprimeur attend. Le public ne comprendrait pas et veut la suite de son histoire. Il s’efforce à rattraper le fil. Il sue d’ahan pour trouver un développement plausible aux aventures de la Buveuse en question ; et il reste le bec de plume en l’air, ne parvenant pas à raccrocher les lambeaux du récit interrompu. Mais il est une Providence pour les feuilletonistes. Tandis qu’il désespère de sortir de cette impasse, on sonne à sa porte. Quelqu’un se présente. Il reconnaît aussitôt à quelle classe de la société appartient le visiteur. Cet air minable, ce chapeau bosselé à la main, cette redingote étriquée et lustrée, cet orgueil dans les yeux et cette misère dans les habits : il n’y a pas à en douter, c’est un confrère… malheureux, et qui va le servir en l’occurrence.

« —  Monsieur, lui dit l’inconnu, celui à qui vous donniez trois cents francs par mois pour composer la Buveuse me faisait faire le roman à moi-même pour cent cinquante. Le pauvre homme était un entrepreneur aussi. Je m’offre à le terminer pour la somme qu’il recevait. »

La proposition arrivait à merveille. On passe un traité. X… se réjouit de l’aventure ; et, trouvant, une fois de plus, que l’opération a du bon, se promet d’en agrandir le champ. Il la pratiquera désormais sur une vaste échelle. Il signera d’une main généreuse des romans, des drames, des mélodrames, qui l’enrichiront et le rendront célèbre, sans qu’il ait à peine besoin d’y penser.

Que nous sommes loin, dans cette branche de commerce, de l’antique apostolat des lettres !

On ne s’imaginerait point, si les exemples ne parlaient sous nos yeux, vivants et flagrants, jusqu’où peut aller l’indifférence esthétique de ceux que nous appelons des fabricateurs de littérature populaire. Personne ne se désintéresse plus vite et plus complètement qu’eux-mêmes du sort de la copie, la vague copie, dont ils ont assuré le rendement métallique. Que leur importent toutes ces pages, écrites d’un style haletant et convulsé ? Ils n’en sont que les entremetteurs. Ils provoquent la commande, la reçoivent et passent la main. Ce que deviennent ensuite ces rocambolades, l’impression morale qui doit en rester, le bien ou le mal qu’elles sont susceptibles de produire, la part plus ou moins forte qu’elles risquent d’avoir à la perversion des consciences et du goût publie : voilà des points qui ne les touchent guère. Ils ont en cela, d’ailleurs, l’excuse de l’innocence. Ils ne savent pas. Ils en sont les derniers informés. Car vous pensez bien qu’ils ne perdent pas le temps à corriger les épreuves du travail d’autrui, même quand ils ont jugé utile de se l’approprier, pour des raisons d’intérêt, financier supérieures aux raisons de la littérature.

Là-dessus, je me suis laissé dire à l’oreille une petite histoire, qui ne manque pas de saveur. Un romancier mondain très goûté, des âmes sensibles et libres, l’un de ceux qu’on appelle, comme Maizeroy et divers autres, des féministes parce qu’ils sont les ténors en vogue de la forme amoureuse, se trouvait, une fois, serré par des besoins d’argent. Ce qui ne doit pas nous surprendre ; car on sait que nos auteurs de noble étage aiment assez à pratiquer pour leur propre satisfaction les élégances d’un luxe dont ils ont si souvent l’occasion de dépeindre l’en-dehors. Il se prit donc à réfléchir, supputer, calculer. Une chronique à cette place, une reproduction par là, un nouveau livre à bâcler : voilà pour le sortir d’affaire. Un « rez-de-chaussée », au surplus, n’eût pas mal fait en ligne de compte. « Oui, se demande-t-il, pourquoi n’irais-je pas aussi, comme tel ou tel, de ma petite entreprise feuilletonesque ? » Question résolue aussitôt que posée. Un sujet, un titre se lève dans son cerveau. Trouver un gîte pour abriter cette espérance, découvrir un homme de lettres en instance d’emploi pour lui donner la vie : l’une et l’autre affaires ne lui demandent pas longtemps. Et le voici, maintenant, à l’aise, dégagé d’une préoccupation fâcheuse et parfaitement libre de vaquer à de plus doux exercices. Son suppléant est à la besogne, déjà. Un travailleur plein de zèle4. Il s’est jeté tête baissée dans le dédale des sombres aventures, poétisant de son encre la plus noire le crime et l’assassinat, n’oubliant pas de promener les cœurs naïfs à travers les situations les plus funestes, enchevêtrant presque avec art les quiproquos et les mystères, se perdant et se retrouvant le mieux du monde parmi les zigzags innombrables du dialogue, destinés à prolonger les suites insidieuses au prochain numéro ; enfin s’acquittant en conscience de son office. Pendant ce temps-là, l’écrivain de marque s’en était retourné aux jeux préférés de son imagination, célébrant, comme à l’habitude, d’une plume gracile et chatouilleuse, les êtres et les choses de l’amour ; chantant des hymnes à la beauté de la femme ; et oubliant… de payer l’autre. Celui-ci, pourtant, ne s’endormait pas. Tourmenté par la famine, il réclamait souvent et n’était jamais entendu. On avait, avant lui, passé à la caisse sans laisser au fond la moindre pistole. De guerre lasse, le confectionneur passa de la prière à la colère, et de l’irritation à la vengeance. Il se mit à satiriser l’auteur, le prétendu auteur, dans l’ouvrage que celui-ci justement était censé avoir écrit. Tantôt, c’était une allusion aussi transparente que possible ; tantôt, c’était une atteinte directe et comme un coup qu’on se donnerait à soi-même. La chose était au moins bizarre. On en eut prompte connaissance dans le clan médisant des lettres. Comment X… ne s’apercevait-il point qu’il se tournait quotidiennement en ridicule et de la façon la plus sensible ? Était-ce manie de sa part, dilettantisme pervers, folle échappée d’une plume en délire, ou mystification d’un malicieux copiste ? Chacun s’en amusait sous le manteau. Un intime enfin prit sur lui de l’avertir.

« — Quelle mouche vous a piqué ? Quelle rage vous est venue de vous dénigrer en personne dans le feuilleton qui paraît chaque jour, sous votre nom ? Voilà certes, une manière toute nouvelle de se tailler de la réclame ! Non la meilleure, à mon avis.

« — Bah ! que me racontez-vous ? Mais je ne sais rien, moi, de ce qui se passe dans mon roman ! Car je ne l’ai pas écrit et je n’ai pas le temps de le lire. »

Il avait fallu cette plaisante aventure pour qu’il en prît connaissance, en effet, et songeât, un peu tard, à solder les honoraires de son « anonyme ».

Ces mœurs littéraires ne sont-elles pas exquises ?

V

Les femmes, qui s’entendent fort bien à soigner leurs intérêts, dès que leur attention s’est éveillée sur le point délicat, ont fait incursion là comme ailleurs, les unes pour brocher des romans-feuilletons avec une fécondité malheureuse, les autres pour exploiter le genre en douceur, à l’exemple de leurs grands confrères masculins.

L’abondance dans les paroles et la prolixité dans les discours passent généralement pour être le péché mignon des personnes du sexe. Or, une faculté si précieuse de noyer le vide de la pensée sous des flots de discours ne saurait se donner carrière nulle part avec plus d’avantage que sous cette forme de production kilométrique. Aussi est-ce le domaine par excellence des pondeuses de copie. Demandez, plutôt au victimaire cruel du Massacre des Amazones. Il nous a livré à cet égard de piquantes révélations. Des confidences qu’il a reçues en particulier de Mme Gourand, il résulterait que cette procréatrice intarissable des Cœurs de France, des Cœurs vaillants, de Dieu et Patrie ! (oh ! je ne puis les nommer tous) aurait déjà derrière elle un bagage littéraire de plusieurs millions de lignes. (Enfoncé, Lope de Vega !) Affligée d’une même incontinence de plume est Mme de Roussen (lisez Pierre Ninous et Paul d’Aigremont), qui, elle aussi, sème à la volée les romans et les nouvelles. De hautes ambitions la dirigent. Elle n’aspire à rien moins qu’à être la réformatrice du roman populaire. Pour témoigner de ses intentions salubres, elle a remplacé l’apologie de l’escarpe par des tas d’incestes et l’éternel cambriolage par des fleuves de poison destinés à des troupeaux de victimes. Vous, voyez qu’avec elle on gagne beaucoup au change.

Elles sont comme cela quelques-unes alignant des mots et des colonnes, interminablement. Isolées ou groupées par quatre et cinq (tel le bureau de rédaction du pseudo Charles de Vittis), elles travaillent pour la clientèle des petits journaux.

Il semble, n’est-il pas vrai ? qu’on soit en pleins travaux de manufactures. Que dis-je ! Il y a dans Paris de véritables usines de romans-feuilletons. Et cette image n’a rien de métaphorique. J’en appelle plutôt au témoignage de MM. Decourcelle, Maël, Georges Pradel, Pierre Salles et tutti quanti, qui doivent être — au moins, je me l’imagine ainsi — des mieux informés en pareilles matières.

De quelle façon se passent ordinairement les choses, il n’est pas malaisé de s’en rendre compte. Il y a longtemps qu’Alexandre Dumas inaugura sur une vaste échelle les pratiques de cette division du travail, quitte à y porter ensuite son empreinte magistrale. Donc, voici comment. Quelque fécond improvisateur a fait accepter le titre d’un roman et promis sa signature. Il rassemble son équipe, découpe la besogne, distribue à chacun le lambeau qui lui convient, et se réserve pour lui-même de soigner les raccords en temps et lieu. Un tel est chargé du scénario ; tel autre confectionnera les portraits du traître ou du meurtrier ; un tel encore aura pour tâche spéciale de coudre les pièces détachées, traits, situations, incidents. Et le maître entrepreneur brochera sur le tout, signera et débitera la marchandise.

Si, maintenant, pour finir, nous ajoutons qu’il existe de certaines agences ayant le monopole des fonds de romans, qu’il est des cabinets d’affaires spéciaux où l’on recherche les manuscrits au dernier rabais, afin de les écouler ensuite sous forme de reproduction dans cent ou deux cents journaux de province, que les dites agences ont leur installation bien connue des miséreux de la profession ; qu’elles ne cachent point leur enseigne, mais, au contraire, la relèvent et la décorent d’étiquettes alléchantes, telles que celle-ci : À la Providence des romanciers ; qu’elles sont comme le Mont-de-Piété de la basse pègre écrivante, avec cette réserve que les objets engagés y changent aussitôt de nom et ne reviennent jamais à leurs propriétaires ; et nous aurons à peu près tout dit sur les secrets d’un trafic plus heureux qu’honorable.

VI

On ne naît pas à la littérature avec la vocation spéciale de romancier feuilletoniste.

C’est un métier nouveau, issu comme beaucoup d’autres choses bonnes ou mauvaises des modernes fièvres industrialistes, réagissant sur les travaux de la pensée. De prime abord la profession fut estimée avantageuse, parce qu’elle comporte d’innombrables clients. Ceux qui l’exercent en ont accepté d’un vouloir réfléchi les servitudes avec les profits. Ils n’en sont pas toujours plus fiers. Combien de fois eux-mêmes ne se sentiraient-ils pas écœurés, s’ils devaient lire dans le calme les vieilles histoires abêtissantes et stupéfiantes, qui sont la base et le fond de leur littérature ! Il ne manque pas, chez eux, de gens de talent et d’esprit ; on ne saurait leur dénier ni l’imagination, ni la virtuosité, puisqu’au travers du décousu lamentable de leurs ouvrages ils gardent encore cette force d’action, cette prise incontestable sur le cerveau de leurs lecteurs.

Cependant, ils infestent le public d’idées fausses ; ils répandent parmi le peuple une foule de notions erronées sur le monde, qu’ils ne connaissent point ou n’ont jamais étudié, sur la vie, sur le devoir ; ils accumulent avec une douce impunité les plus fabuleuses inepties. Et tout cela, parce qu’un jour ils ont entrevu dans cet exercice commode de la plume les retours d’un « gagne-petit infaillible ».

Ainsi que nous l’avons exprimé ailleurs5, on ne connaît plus les dépenses gratuites d’idées. Les suggestions d’un personnalisme absolu donnent le branle à toutes les pensées, qui se dispersent par la voie du livre ou de la presse. Dans la mêlée générale des existences, chacun tire à soi, vise à son but. Comme les autres, les gens de lettres subordonnent à des calculs positifs la direction de leur intelligence. Du moins, en est-il qui poursuivent parallèlement une ambition artistique et qui aspirent du même coup à se voir estimés, applaudis dans leurs œuvres. Les machinistes du roman populaire s’intitulent quelquefois des penseurs et des artistes. En leur intime conscience, ils savent bien qu’ils se sont détachés sans rémission du prestige idéal. Ils servent à commandement la majorité, dont ils sont les favoris de hasard. Ils conforment de tous points leur production à la demande supposée de l’acheteur. Qu’importe la valeur intrinsèque du produit, si la consommation n’en est pas diminuée !

Mais, avec cette manière de voir, d’écrire, la besogne d’un chacun s’est rendue, de jour en jour, plus mauvaise. Les derniers scrupules d’honnêteté littéraire se sont évanouis. Ne serait-il pas temps de savoir enfin si l’on ne pourrait faire mieux et autrement ? Pourtant Balzac n’a pas épuisé les misères de la Comédie humaine. Les grandes leçons de l’histoire ne sont pas une école fermée. Il y a bien encore, dans ce domaine de la fiction simple, des horizons élargis vers lesquels le cœur pourrait s’ouvrir et l’âme se répandre.

On a tenté, à plusieurs reprises, de réagir contre la vogue d’une littérature de pacotille et qui semblait avoir fait son temps. Des écrivains de bonne volonté s’appliquèrent à remplacer les inextricables péripéties, nouées en dehors du réel et du possible, par la mise en action de quelques caractères dans un milieu véridiquement décrit. D’autres, comme Mme Gagneur, à l’instar de Frédéric Soulié, visèrent au roman de propagande, avec la ferme intention de servir une cause de vérité sociale. D’autres encore songèrent au roman historique et populaire à la façon de Grégoire Samarov (Oscar Meding) en Allemagne. Enfin des maîtres conteurs, tels que Daudet et Theuriet, essayèrent aussi leurs forces sur ce terrain. Alphonse Daudet, que l’expérience avait tenté, voulut offrir à la clientèle du Petit Officiel son fameux Tartarin. Il en rapporta cette impression que le peuple ne goûte point l’ironie fine et légère. André Theuriet, à qui la direction du Petit Journal fit appel par deux fois, comme pour une loyale épreuve des dispositions intellectuelles de ses abonnés, s’efforça de leur rendre sensible ce parfum d’idéal dont l’auteur du Secret de Gertrude a su pénétrer le réalisme choisi et savoureux de ses œuvres. Il n’y réussit qu’imparfaitement.

Ces tentatives ont été rares, isolées. Elles ne devaient avoir qu’une influence restreinte et passagère, la majorité des entrepreneurs de feuilletons n’ayant rien modifié à leurs procédés de fabrication courante. On ne transforme pas du jour au lendemain les habitudes d’esprit imposées par soixante années au moins de routine triomphante. Seuls, les directeurs des journaux aimés de la masse, qui disposent à la fois des auteurs et du public, seraient en mesure d’assumer la maîtrise de l’âme populaire et de lui imprimer une impulsion toute différente. Malheureusement, leur siège est fait comme on dit. Entre ces deux solutions : abaisser la forme littéraire au niveau des goûts les plus infimes, ou, au contraire, élever ceux-ci progressivement à la compréhension d’un art moins vulgaire et plus vrai, ils croient d’un bien meilleur calcul de s’arrêter à la première opération. Ils ont gardé la conviction que la foule ne prise en art que ce qui lui ressemble, qu’elle est trop affamée pour être friande et que toujours elle préférera la quantité à la qualité.

Tout l’obstacle est là.

D’amélioration certaine, il n’en pourra résulter que de leur mutuel accord et d’un essai prolongé de leur part. Il est hors de doute pour nous, que leur public une fois débarrassé des médiocrités qu’on lui sert de toutes mains, prendrait facilement l’habitude d’une moyenne d’inspiration, où l’aventure et la mêlée des classes sociales, qui l’intéressent essentiellement, tiendraient encore une large place, mais d’où ne seraient pas exclus l’observation, l’humour et le sens de l’humanité.

En attendant que se réalise cette évolution salutaire, ou que le genre lui-même ne périsse de sa propre décomposition, c’est affaire à la critique de protester de temps à autre, pour la bonne police des lettres, contre la vénalité de certaines plumes et de rendre responsables des mauvais ouvrages, qu’ils signent, ceux-là peut-être qui ne les auront ni conçus ni exécutés, mais qui très complaisamment en perçoivent le salaire.

L’état actuel du roman populaire (enquête)

[Paul Adam]

Monsieur,

Je regrette de ne pouvoir répondre à votre bien intéressante enquête, n’ayant point d’opinion sur ce sujet, et étant plutôt porté à croire que le peuple aimera toujours les élucubrations stupides, au moins pendant des temps encore.

[Maurice Barrès]

Mon cher confrère

Si vous donniez les Misérables ou la Guerre et la Paix au grand public, il serait intéressé, ému et amélioré. (Ce mot a le tort d’ouvrir toute une discussion ; on m’accordera, du moins, que momentanément le lecteur par de tels livres est tiré de son ordinaire, ennobli.)

« Quoi ! me dites-vous, les petites ouvrières ! » — Oui, les petites filles du peuple aimeraient Tolstoï comme Bernardin de Saint-Pierre, et tout ce qu’aiment nos sœurs.

— Alors, vous continuez, et vous me dites : « Quoi ! les terrassiers, les charretiers ou autres aimeraient Hugo, Tolstoï ? »

Là-dessus, voici mon idée : il y a des hommes dans toutes les classes, qui n’ont pas le goût de lire. Faut-il les admirer ou les mépriser ? Sont-ce des brutes ou des sages ? C’est un autre problème. Mais il n’y a pas une littérature populaire et puis une littérature aristocratique. Il y a les choses belles, vraies, instructives, émouvantes.

Ce qu’il y a, c’est la misère.

Il ne s’agit pas de faire des romans pour le peuple, mais de donner des loisirs aux travailleurs.

Je connais parmi le petit monde auquel on destine ces feuilletons idiots, des cerveaux fermés et qui savent aborder les seules œuvres qui comptent, à savoir les chefs-d’œuvre.

Hors les chefs-d’œuvre, il n’y a que de la saleté*

Cordialement votre dévoué

P.-S. — La littérature populaire ! ce n’est pas un problème littéraire, mais économique. Supprimez la dégradation de la misère, donnez des loisirs et vous aurez par milliers, dans le peuple des cerveaux bien supérieurs — parce qu’ils ont l’expérience des réalités — aux plaisantins d’Institut.

[René Bazin]

Monsieur,

Personne ne saurait prophétiser le succès d’une tentative. Mais on peut le souhaiter, le croire possible, et c’est mon cas. Il faudrait avoir du peuple une idée bien méprisante pour le croire condamné à ne lire que des œuvres médiocres ou nulles. Le grand art simple a prise sur les âmes simples. Je n’en veux pour preuve que celle-ci, parmi beaucoup d’autres qu’on pourrait citer : l’intérêt, l’émotion, l’enthousiasme des auditoires populaires devant lesquels M. Maurice Bouchor et ses amis ont entrepris de lire les œuvres les plus connues de la littérature française.

Je l’ai dit ailleurs et, je le répète ici : nous demandons pour l’ouvrier du pain blanc, une maison saine, des heures de repos ; nous nous intéressons à toutes les œuvres qui peuvent relever sa condition matérielle : nous multiplions, d’autre part, les écoles, les bibliothèques, les cours d’adultes, les conférences ; nous préparons de nos mains l’avènement du quatrième état ; nous y travaillons par nos défauts aussi bien que par nos efforts ; et je ne vois pas dès lors comment nous pourrions prétendre que le peuple aura sa part de toute chose, sauf de littérature et d’art. Serait-ce logique ?

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments très distingués et dévoués.

[Henry Bérenger]

Mon cher Confrère,

Le premier point, pour guérir un mal, c’est d’avoir établi son diagnostic. Je crois que nul psychologue n’aurait pu établir celui du roman-feuilleton avec une exactitude plus incisive que la vôtre dans l’article que vous avez bien voulu m’adresser. Le mal est nettement, spirituellement décrit par vous. Est-il guérissable ? et comment ? C’est ce que vous me faites l’honneur de me demander, et sur quoi je vous envoie brièvement mon opinion.

Il y a seulement deux cents ans, le peuple grattait la terre, servait les trois ordres (tiers-état compris), et ne connaissait d’autre littérature que quelques vagues complaintes patoises. Il y a cent ans, ce peuple, excité par le Tiers et les philosophes, fit la Révolution Française, mais ne lisait guère. Son principal roman-feuilleton fut les guerres de l’Empire : il eut fort à faire de l’écrire avec son sang ; il n’eut point en tête d’autre romanesque.

Le peuple français n’a commencé de savoir lire et écrire que vers 1840 : j’ai dit ailleurs pourquoi et comment6. Aussitôt il chercha une littérature à son image. Ce fut l’époque des colporteurs, de Béranger, de Dumas père et d’Eugène Sue. Époque épique, où d’Artagnan, Rodin et Monte-Cristo furent des géants naïfs, à la mesure d’une démocratie balbutiante !

Le Second Empire, émasculant toute littérature politique, religieuse et sociale, — (qu’elle fût pour l’élite ou pour le peuple), — le second Empire précipita le roman-feuilleton, dans les criminalités passionnelles et les imaginations épileptiques où il agonise aujourd’hui. Là comme ailleurs, le Second Empire fut le grand corrupteur de la Nation. Il dégrada les sensibilités populaires de la même façon qu’il avilit les caractères bourgeois : en flattant leurs vices, en les gavant de bas plaisirs narcotiques. Rouher avait remplacé Lamartine, et Belmontet Victor Hugo : c’était bien le moins que Ponson du Terrail remplaçât Dumas père, et que Xavier de Montépin prit la place d’Eugène Sue !

Vous savez mieux que moi, mon cher confrère, que sur presque tous les points la Troisième République a continué, sinon aggravé le Second Empire. Changement d’étiquette gouvernementale, mais non point changement de mœurs. Le roman-feuilleton, pas plus que le fonctionnarisme ou les politiciens, ne s’est ennobli après le Quatre-Septembre. Multiplié par la presse à un sou, il a continué, de concert avec les congrégations et l’alcool, à déprimer, à vicier une démocratie que l’école primaire et les « intellectuels » s’efforcent héroïquement, sinon avec succès, de relever, de purifier, d’exalter. Et la presse quotidienne étant presque toujours aux mains de brasseurs d’affaires, il en est résulté qu’aucun directeur de journal n’a osé, ni même désiré, lutter contre le roman-feuilleton, pas plus qu’aucun politicien n’a osé, ni même désiré lutter contre l’assommoir. Tant que les journaux populaires auront pour maîtres des hommes d’argent sans autre moralité que celle de leurs dividendes, nous ne saurions espérer une initiative éducatrice de leur part.

Il reste que nous avons à faire l’éducation du peuple en dehors des journaux populaires, et même contre eux. Ce ne sont pas les journaux populaires qui amélioreront le peuple : c’est le peuple qui améliorera les journaux populaires. Oui, le peuple imposera un jour aux Marinoni et consorts la nécessité de leur fournir une littérature non pas populaire, mais humaine.

Car il n’y a pas de littérature « populaire » : il y a une littérature humaine, qui est la littérature éternelle, c’est-à-dire la littérature des chefs-d’œuvre.

Le problème n’est pas de « transformer » le roman-feuilleton, mais de le supprimer. Ou plutôt le problème est de faire que les « feuilletons » de la démocratie soient les épopées d’Homère, les tragédies de Shakespeare, les tragédies de Corneille, les romans de Hugo, les poèmes de Lamartine !

Élever toute la masse à la hauteur de l’élite, faire de la foule l’auditoire des génies, voilà la mission simple qui s’impose aux écrivains et aux hommes d’action d’aujourd’hui. Pas de littérature spéciale pour le peuple, mais un peuple capable de comprendre la littérature universelle, telle doit être la formule éducatrice de la démocratie.

Il n’y a pas plus de littérature pour le peuple qu’il n’y a de religion pour le peuple. Il y a la littérature humaine et la religion humaine, qui sont les mêmes pour tous les cœurs et pour tous les esprits. Faire arriver le peuple à l’HUMANITÉ, tout est là. Nous en sommes loin !

Nos instituteurs et nos institutrices, du moins, s’y emploient, élite populaire dans le peuple, et avec eux quelques intellectuels dont Édouard Petit et Maurice Bouchor sont les modèles charmants et énergiques. Si tous ces éducateurs n’avaient à lutter que contre le néant, ils réussiraient peut-être ; mais lutter contre Richebourg et Montépin, aggravés par Rochefort et Judet, songez donc, mon cher confrère…

Souhaitons-leur pourtant de réussir ; car, le jour où ils auront réussi, le concours de la Revue des Revues sera inutile. Le peuple ne voudra plus d’autres feuilletonistes que les génies. Et alors, la Revue des Revues, comme la Grèce antique, pourrait-elle se donner le luxe de couronner des génies ? En aurait-elle même l’occasion ?…

Bien cordialement vôtre, mon cher confrère.

[Maurice Bouchor]

Monsieur,

Depuis que j’ai reçu votre lettre, j’ai été presque constamment absent de Paris, et je n’ai pas eu le moindre loisir pour traiter sérieusement la question qui vous préoccupe à juste titre. Veuillez m’excuser de réduire ma réponse à quelques généralités.

On ne se passera jamais de la littérature d’imagination, dont la forme la plus habituelle est aujourd’hui le roman. Il est hors de doute que le roman-feuilleton exerce une action néfaste, parce qu’il est outrageusement faux, et que sans la vérité (vérité humaine dont ne doit pas être dépourvue la plus libre fantaisie poétique), il n’y a pas d’enseignement, pas de morale, il n’y a rien, — même si le vice est puni et la vertu récompensée à la fin. En outre, l’absence de pensée, de sérieux, de conscience dans l’exécution, ne peuvent avoir qu’une très fâcheuse action sur les esprits, de plus en plus déshabitués de tout effort salutaire. Et enfin il y a quelque chose de profondément malsain dans cette curiosité pour le crime que l’on a cité à la fois par le roman ou par les faits divers, outrageusement étalés dans les journaux.

D’autre part la littérature sérieuse, celle de l’école naturaliste, par exemple, du grand Flaubert au puissant Zola et à ses successeurs, est d’une lecture trop difficile pour la très grande majorité des lecteurs et on pourrait lui adresser bien des critiques, quant à son influence possible sur les mœurs et la direction générale des esprits.

Il est donc très vivement à souhaiter qu’une orientation nouvelle soit donnée à notre littérature d’imagination ; qu’elle ait le souci de la vérité, de la pensée, du style, et en même temps qu’elle ne rebute pas le gros public par les recherches d’une « écriture » compliquée à plaisir, par l’abus des descriptions, par l’amertume de son pessimisme, par une dédicace aristocratique pour « la bêtise humaine », généreusement prêtée à la totalité des hommes, exception faite des seuls littérateurs. Il faudrait enfin que, dans le plus grand nombre des romans, le vice ne s’étalât point avec une obsessive complaisance, de façon qu’on n’en fût pas réduit à composer une spéciale et niaise littérature pour jeunes filles ; et que, dans les sujets où de graves questions de mœurs doivent nécessairement être traitées, l’auteur entrât dans son sujet avec le respect dû à sa propre dignité, à la délicatesse du lecteur même viril, et aux misères morales de l’humanité, qui en souffre et qui a tant de peine à s’en délivrer.

Il est certain que l’initiative de la Revue des Revues sera bienfaisante aux lecteurs, même si elle ne donnait pas de résultats immédiats. Il est toujours bon de prendre conscience des nécessités qui s’imposent à nous.

Vous avez raison de penser que l’avenir des lectures est lié en grande partie à celui de notre littérature, et réciproquement les lecteurs du peuple préparent leur public à goûter une littérature saine et sérieuse, que produiraient des contemporains ; et il faut d’autre part que les producteurs ne viennent pas sans cesse, par de plats feuilletons ou de malpropres romans, détruire les résultats laborieusement acquis de la lecture publique.

Je pense, comme vous, que le souci de la vérité sociale, dans les œuvres d’imagination, s’impose avec force ; et, comme une littérature vivante ne peut être que l’expression de la vie réelle, d’une société donnée, tout ce qui est d’intérêt social doit occuper une grande place dans le roman contemporain, comme dans les préoccupations à la fois des penseurs et de la grande masse des hommes d’aujourd’hui.

Je souhaite à l’initiative de la Revue des Revues le succès qu’elle mérite et je suis persuadé qu’elle sera féconde, même, je le répète, si les apparences n’en témoignent pas tout d’abord.

Mais le contact avec un vrai public, complet, humain, hommes et femmes, bourgeois et peuple, est peut-être nécessaire à nos romanciers pour qu’ils fassent œuvre vraiment populaire (au meilleur sens du mot) et sociale. Qu’ils recherchent donc nos lectures, qu’ils y prennent part, qu’ils observent le public ; que, dans les universités populaires qui vont être créées, ils entrent en communion plus intime avec une élite du peuple. Ce n’est pas par vertu ou par raison qu’on créera une littérature nouvelle : c’est spontanément, quand on se sera placé dans les conditions nécessaires pour cela. Nous sommes à la fin d’une chose très usée ; nous nous rajeunirons en n’écrivant plus pour la bourgeoisie élégante, ou pour les portières, ou les artistes, ou notre nombril, — mais vraiment et simplement pour le peuple, c’est-à-dire pour tous.

Bien à vous,

[Adolphe Brisson]

Mon cher Confrère,

Assurément, il serait à désirer que le niveau de ce qu’on appelle communément le « roman-feuilleton » se relevât… Par malheur je ne vois pas trop les moyens qui pourraient le conduire à se réhabiliter dans l’estime des honnêtes gens. Le roman-feuilleton, destiné à paraître chaque matin par tranches menues, doit être avant tout un roman d’action. Je veux dire que les péripéties y doivent tenir plus de place que l’analyse et la description. Il faut qu’il soit rapide, sous peine de lasser la curiosité du lecteur. Or, ces nécessités le réduisent à revêtir deux ou trois formes, depuis longtemps établies.

C’est le roman de cape et d’épée (Alex. Dumas, Paul Féval).

C’est le roman judiciaire ou policier (Gaboriau, Ponson du Terrail, Eug. Sue).

C’est le roman optimiste, romanesque et sentimental (Georges Ohnet, Émile Richebourg, X. de Montépin).

Je ne crois pas qu’il soit aisé de trouver, en dehors de ces voies, des voies nouvelles pour arriver à conquérir le vaste public auquel s’adressent les journaux populaires. Si vous voulez serrer la vie de trop près, vous devenez, selon votre tempérament, ou brutal, ou mélancolique, ou ironique, ou amer. Si vous vous piquez de psychologie vous vous laissez entraîner à des développements excessifs. Si vous voulez réformer les mœurs par d’éloquents discours et des déclarations vengeresses, vous tournez au prédicateur. Et infailliblement vous rebutez les hommes et les femmes de culture moyenne (ajoutez-y les trottins et les mitrons) qui ne cherchent eu rez-de-chaussée des gazettes qu’un amusement frivole et un délassement aux soucis de chaque jour. N’oublions pas qu’il y a, dans toute créature humaine, un enfant qui aime les Contes bleus. Que ces Contes soient écrits le mieux possible, que la morale et la décence n’y soient pas trop offensées : voilà ce qu’il nous est permis de souhaiter. Et certainement ces avantages, ou du moins le dernier, seraient assurés, si l’État qui, dans quelque mesure, a charge d’âme, imposait un frein à la licence de la presse et ne tolérait pas la libre circulation, à bas prix, de récits et de romans orduriers qui sont de nature à dépraver la jeunesse.

Et maintenant, mon cher Confrère, j’estime que, en cette matière, les théories sont sans valeur et que, seul, l’effort individuel peut être efficace. Le roman-feuilleton ne sera régénéré que par un écrivain de génie. Je souhaite que le concours de la Revue des Revues nous révèle ce phénix.

Cordialement à vous.

[Jules Case]

Le succès du concours ouvert par la Revue des Revues me semble assuré d’avance. L’idée est excellente de faire appel aux jeunes gens et de diriger leurs ambitions vers la littérature populaire. Tout le monde y gagnera. La grande masse des lecteurs de feuilletons lit probablement peu de livres. Elle est donc fort mal renseignée sur la production de librairie et il doit exister dans son esprit un certain étonnement. Dans le corps du journal sont présentés et discutés les faits du jour, de politique, de sociologie, de morale, etc., suivant telle ou telle conception générale en rapport avec l’état de l’âme contemporaine, et dans le feuilleton du rez-de-chaussée se perpétuent des traditions romanesques qui ne correspondent à rien. Quelque équilibre est à souhaiter. On vulgarise la science, on vulgarise l’histoire, on doit également vulgariser la littérature, c’est-à-dire répandre dans les foules les idées maîtresses dont s’éclairent quelques livres d’élite peu accessibles au peuple. D’autre part, l’auteur, comprenant sa tâche qui est de se mettre à la portée de tous, de plaire, d’entraîner les imaginations, de cultiver la curiosité, s’ingéniera à retrouver les qualités que nous sommes en train de perdre et qui sont celles du conteur alerte, inventif, de parler clair et d’humeur facile. Cette œuvre nouvelle à entreprendre est saine. Elle intéressera et réjouira le lecteur, elle sauvera peut-être l’auteur occupé de l’obscénité ou de l’ironie dilettante et stérile où se fourvoient de nombreux talents sans emploi. Enfin, et en tout cas, quelle meilleure application de la morale que d’exiger de l’ouvrier de lettres qu’il fasse de son mieux et que l’œuvre qu’il nous livre soit vraiment de sa façon, et non le témoin d’une escroquerie ?

[Jules Claretie]

Votre remarquable article, Monsieur et cher confrère, et votre idée surtout me paraissent excellents. La presse populaire est un tel véhicule de renseignements qu’elle s’honorerait en donnant place au feuilleton moralisateur, à quelque Tolstoï du roman à un sou, épris, comme vous le souhaitez, de vérité sociale. Vous ne ferez jamais que le peuple n’aille au gros pain qui satisfait son appétit, mais si vous pouvez provoquer un mouvement en faveur du roman populaire, parlant au peuple une langue généreuse et forte, vous aurez rendu un grand service à tout le monde, aux écrivains et à leurs lecteurs. Je crois fermement que Mgr Myriel et Jean Valjean présentés à la masse l’intéresseraient aussi fortement (et de façon supérieure) que les aventures débitées par les fabricants dont vous parlez. Notez, pourtant, qu’il se trouve parmi eux des conteurs aussi soucieux que vous-même de l’âme des foules.

À vous très sincèrement.

[Lucien Descaves]

Je voyais l’autre jour, aux murs d’un préau d’école, des images effroyables destinées à inspirer aux enfants l’horreur de l’ivrognerie.

L’une de ces planches surtout terrifie.

Elle représente un individu chez qui l’intelligence et la santé résident, et le même individu flétri et déprimé par l’abus des alcools. Afin, d’ailleurs, qu’aucun doute ne subsiste à cet égard, un autre tableau comparatif montre les organes de ce malheureux, sains d’abord, corrodés ensuite par d’implacables poisons.

Et je regrettai, en regardant cela, qu’il ne fût pas possible d’étendre ces investigations au cerveau des personnes adonnées à la lecture des feuilletons populaires. Sans doute on y constaterait des ravages analogues à ceux causés par d’infâmes trois-six.

C’est aux gens, me disais-je aussi, qu’il faudrait inculquer d’abord le dégoût de ces consommations frelatées, de ces apéritifs quotidiens. Et pour atteindre ce but, tout est bon, depuis les lectures populaires de Bouchor, jusqu’au concours ouvert par la Revue des Revues.

Bouchor… Je vois justement son nom parmi les membres de votre comité de lecture. C’est un choix excellent, aux yeux de quiconque sait le beau résultat de ces lectures populaires, que j’invoquais et auxquelles il s’est dévoué.

Et je me demande même s’il n’y aurait pas là l’indication d’une action parallèle utile et profitable.

Je veux dire que Bouchor et ses collaborateurs pourraient, à chacune de leurs séances mensuelles, lire un court fragment de n’importe quel feuilleton populaire en cours de publication, et le couvrir de ridicule et d’opprobre en lisant ensuite, par contraste, les pages des maîtres dont ils ont entrepris la diffusion dans le peuple.

[Auguste Dorchain]

Mon cher confrère,

J’attendais depuis longtemps qu’un littérateur de talent et décourage, après une information précise et par un indéniable exposé des faits, vînt révéler au public les malpropres dessous de la littérature à l’usage du peuple. Que ce lettré vaillant ce soit vous, je ne m’en étonne point, ni que ce soit la Revue des Revues, coutumière de ces actes de justice, qui vous donne des pages à remplir pour cette exécution nécessaire.

« Ôtons l’ombre à l’intrigue et le masque aux fripons ! » comme dit Ruy Blas.

Des pseudo-feuilletonistes, qui ne connaissent même pas le sujet du feuilleton au bas duquel ils mettent leur signature, mais qui en tirent profit comme de leur bien propre, après avoir donné une bouchée de pain aux pauvres diables dont ils ont exploité la plume, vous passerez sans doute quelque jour aux auteurs dramatiques par procuration, à ceux qui, sans avoir écrit une seule réplique de la pièce, imposent leur nom sur l’affiche et touchent les droits d’auteur, quitte à en rendre une partie, la plus petite possible, à l’auteur véritable et une autre, plus forte, au directeur dont la complicité leur permet cette friponnerie. Alors, vous rencontrerez probablement, parmi ces beaux messieurs, quelques-uns des entrepreneurs de romans dont à présent vous vous occupez : quand on est doué d’une certaine absence de scrupules, c’est bien le moins qu’on s’en fasse des rentes de plusieurs manières.

De pareilles combinaisons il ne peut résulter que des œuvres infâmes ou informes. Mais si le peuple s’en contente, je ne crois aucunement qu’il y tienne et qu’il soit incapable de trouver plaisir à des œuvres plus nobles et plus littéraires. Certes, on ne peut espérer que la petite ouvrière, le matin, dans l’omnibus, se passionne pour un roman de minutieuse analyse ou d’observation aiguë ; mais toute la littérature n’est pas là, Dieu merci ! et celle qui, dans tous les siècles, a profondément agi sur les âmes, est même presque tout entière hors de ces livres de cabinet. Le peuple veut des livres d’action et d’héroïsme, ou d’espérance et de pitié. Les bâcleurs de romans le savent bien et lui donnent, de ces choses, l’apparence et la parodie ; mais s’il y trouvait vraiment la poésie de l’aventure et la générosité de l’optimisme, il n’y reconnaîtrait que mieux son âme. Aucun roman n’a été plus lu par le peuple que David Copperfield, en Angleterre ; que les Trois Mousquetaires ou les Misérables, chez nous. Or, dans ces livres, qu’est-ce que Dickens, sinon un Richebourg supérieur ? que Dumas, sinon un Ponson du Terrail de génie ? que Victor Hugo, sinon un Gaboriau sublime ?

« Si l’on ouvre mon cœur à ma mort, écrivait Michelet en 1869, on lira l’idée qui m’a suivi : “Comment viendront les livres populaires ?” » Le grand historien convenait que trois choses y sont requises, qui vont bien peu ensemble : « Le génie et le charme ; un tact d’expérience, très fin, très sûr, et enfin (quelle contradiction !) la divine innocence, l’enfantine sublimité, qu’on entrevoit parfois dans certaines jeunes créatures, mais pour un court moment, comme un éclair du ciel. » C’est un idéal qu’on ne peut espérer d’atteindre, mais qu’il serait bon d’avoir sous les yeux, quand on écrit pour la foule.

Je crois qu’on peut attendre beaucoup de bien du concours si généreusement ouvert par la Revue des Revues, et que les œuvres jugées les meilleures par son jury de romanciers et de philosophes seront précisément celles qui révéleront chez leurs auteurs quelques-unes des vertus que Michelet réclame de l’écrivain populaire digne de ce nom.

En attendant, vous avez disqualifié ceux qui usurpent ce beau titre ; soyez-en loué et remercié, pour le Peuple et pour les Lettres.

Confraternelle affection de votre

[M.-L. Gagneur]

Mon cher confrère,

Assurément votre campagne contre le roman-feuilleton a sa raison d’être. Pour les cerveaux naïfs, exaltés ou mal équilibrés, ces aventures abracadabrantes, ces situations impossibles, ces crimes atroces ne sont pas sans danger. La chronique des tribunaux nous montre assez fréquemment de jeunes criminels dont la cervelle a été farcie de ces lectures malsaines et en tout cas antilittéraires. Mais il est d’autres romanciers populaires, qui se proposent un but élevé, moralisateur, social et littéraire, prouvant une observation exacte de la vie.

Ceux-là adoptent une thèse et la développent logiquement avec des personnages vus et des situations de tous les jours, « comme dans la vie ». Le drame doit se produire naturellement par le choc des caractères et des passions et non par des événements de pure imagination, plus ou moins invraisemblables et qui, par cela même, n’ont aucune portée, aucune valeur. J’ajoute que pour le succès de la publication des feuilletons, on doit éviter les longueurs : rien d’inutile ; de la mise en scène, et comme dans les pièces de théâtre, marcher toujours vers le but, car dans les romans aussi bien que dans les pièces de théâtre ayant une portée morale ou sociale, le but ou dénouement doit toujours être la synthèse, la preuve de l’idée qui l’inspire. Vieux jeu, direz-vous ; mais on y revient à ce vieux jeu et la preuve c’est que le livre comme le théâtre se meurent du nouveau jeu.

[Léon Hennique]

Monsieur,

J’approuve la Revue des Revues, et, avec elle, avec vous, derrière votre article : Les Fabricants de Littérature populaire, article net, article brave, je crois aussi qu’il y a tout à essayer, tout, dans l’espoir d’arriver à un résultat effectif.

Ouvrir un concours, obtenir des contes, des nouvelles, des œuvres de longue haleine, qui, en restant simples d’expression, en gardant à l’aventure aimée de la foule une place prédominante, seront moins indignes de nos lettres françaises, me paraît donc chose utile, chose noble, chose moralisatrice.

C’est acheminer vers du mieux, vers du propre… C’est rendre hommage aux magnifiques tentatives des Erckmann-Chatrian… C’est rechercher une fois de plus un antidote contre la stupidité pleurnicharde, les grossières histoires de crimes, au moyen desquelles, sous pavillon fallacieux, de bas, de tristes négriers, de louches écumeurs abêtissent les uns et sillonnent implacablement le crâne des autres.

Veuillez, Monsieur, agréer l’assurance de ma sympathie la meilleure.

[Daniel Lesueur]

Mon cher confrère,

Vous me demandez mon opinion sur ce fameux problème du roman-feuilleton, qui nous occupe.

Il n’est pas facile à résoudre, et je n’en ai pas la prétention.

Ayant, comme beaucoup de mes confrères, été sollicitée d’essayer ce genre, avec la fallacieuse perspective de le rénover, j’ai dû renoncer, avant l’achèvement de la première tentative — non seulement à toute « rénovation », mais au mirage doré qu’un aimable directeur de grand journal quotidien voulait bien faire miroiter à mes yeux.

Ma bonne volonté était hors de doute : c’était le génie qui me manquait. Je ne plaisante pas : le génie.

Pour accomplir l’œuvre rêvée : un roman conforme, si peu que ce soit, à un certain idéal d’art, de logique, de psychologie, et de bonne influence morale et sociale, en même temps que tout à fait compréhensible et captivant pour un public illettré, il fallait un immense génie.

Pour s’en rapprocher seulement, il fallait être l’Alexandre Dumas des Trois Mousquetaires, le Victor Hugo des Misérables, l’Eugène Sue des Mystères de Paris.

Et j’aurais souhaité mieux : songez donc !!!…

À cette époque, peu éloignée d’ailleurs, je regardais avec des sentiments d’intense curiosité le cocher de fiacre lisant le Petit Journal sur son siège, ou le trottin dévorant le feuilleton du Petit Parisien en croquant un petit pain d’un sou.

Comment intéresser ce cocher de fiacre et ce trottin avec des pensées et des phrases que je pourrais avouer, que je ne serais pas obligée — subterfuge qui ne me satisfaisait pas — de signer d’un autre nom que mes essais ordinaires, où je mets toute ma conscience à défaut de talent ?

Sincèrement le problème me passionnait. Hélas !… je ne l’ai pas résolu.

Comment voulez-vous, mon cher Confrère, que je vous apporte quelque lumière sur ce point ?

La réflexion définitive que tout ceci m’a suggérée, c’est que, pour se mettre à la portée de la foule, il faut être ou sublime, comme elle est quelquefois, ou bas et vulgaire, comme elle est presque toujours.

Il n’y a pas de milieu, parce qu’elle-même n’en a pas.

Si on ne peut pas l’enlever en plein ciel — où elle nous suivra mûrement — il faut consentir à ramper à terre avec elle.

L’écrivain qui veut la toucher n’a pas le choix : il doit être divin ou ignoble. C’est pour ça que les directeurs payent les romans-feuilletons si cher : car, s’il n’est pas facile d’avoir des ailes, on ne se résout pas non plus volontiers à patauger dans la boue.

Si le concours de la Revue des Revues nous révélait un moyen terme, j’en serais aussi enchantée qu’étonnée.

[Georges Montorgueil]

Mon cher confrère,

Je ne lis plus en feuilleton que la vie. C’est le seul roman dont je subisse l’anxieux mystère de « la suite à demain ». Sans mépris, je ne fréquente pas un rez-de-chaussée de nos quotidiens. Mais je sais des gens, autour de moi, qui volontiers s’y attardent. Je recueille leurs doléances. Ils se plaignent le plus souvent d’y trouver une fâcheuse compagnie et peu d’intérêt.

Plus jeune, très jeune quand l’insouciance de la tâche me faisait des loisirs, dans ce monde ouvrier où mon enfance s’écoula, j’ai lu les feuilletons passionnément ; les miens ne leur étaient pas moins fidèles. Nous prenions ce brouet intellectuel comme on nous le servait. Il y avait de tout un peu, même du talent, parfois du génie.

J’ai lu ainsi Erckmann-Chatrian, Eugène Sue, Dumas le père, Victor Hugo. J’ai lu aussi d’autres écrivains ; ma mémoire n’a retenu ni leurs noms ni leurs œuvres. Le médiocre, en ce genre, ne portant point de profit, nulle trace n’en demeure, impressionnant le champ du souvenir.

Est-il, dès lors, hasardeux de conclure que si un bon roman peut n’être pas bon pour tous les lecteurs — d’aucuns étant mal préparés à digérer certains mets trop substantiels, — un mauvais roman est toujours, et pour tous, mauvais ? Mais son influence, par cela même qu’il est mauvais, n’est point nocive : elle est nulle. Les seuls romans qui puissent corrompre sont ceux dont la lecture perfide est un attrait ; mais c’est là un danger, m’affirme-t-on, assez rare. Rassurez donc vos amis, mon cher confrère, s’ils sont inquiets : il n’y a à craindre, en littérature les effets du romanesque, qu’où il y a du talent. Les journaux se plaisent à en faire souvent la preuve — par l’absurde.

[J.-H. Rosny]

Cher confrère,

Votre article est excellent. Il vient à son heure. Eh oui, il est tout à fait intéressant de s’occuper de la littérature populaire. À la laisser aux mains des purs faiseurs, nous avilissons le terreau humain d’où, cependant, doit sortir l’élite. La besogne est bienfaisante d’assainir ces bas-fonds, au même titre que d’assainir par l’hygiène les quartiers pauvres d’une grande ville : leur senteur se répand et atteint, au bout du compte, les heureux… Nous croyons que ceux d’entre nous qui consacrent leurs loisirs à produire quelque travail pour rénover le roman-feuilleton, et surtout pour l’assainir, méritent et la reconnaissance du public et celle des lettrés.

[Gabriel Séailles]

Monsieur,

La gravité du problème que vous posez me fait un devoir de vous répondre : les destinées de la démocratie sont liées à l’éducation du peuple. Comme les meilleurs esprits se préoccupaient jadis de « l’institution » du prince, nous devons travailler à nous donner un souverain raisonnable. Nous avons multiplié les écoles, diminué le nombre des illettrés ; mais nous n’avons pas songé à ce que lirait le peuple, quand il saurait lire. Nous avons été au plus pressé ; nous commençons à nous apercevoir que nous ne sommes qu’au début d’une tâche qui ne sera jamais achevée. Il est dans notre destinée de ne réaliser un bien que pour nous créer des devoirs nouveaux et plus difficiles.

L’inertie du roman-feuilleton vous inquiète ; vous vous indignez de la camelote que certains industriels ne se lassent pas de fabriquer à l’usage du peuple : toujours le même procédé, la perpétuelle redite de la même histoire, l’abondance et l’uniformité dans la sottise.

Mais ne pensez-vous pas que la ligne horizontale, qui sépare le roman-feuilleton du reste du journal, est une pure fiction, qu’à dire vrai il remonte dans les colonnes, que sous des formes diverses il les envahit, les occupe tout entières. Et d’abord qu’est-ce donc que le fait divers ? Sinon un feuilleton en raccourci, le canevas que celui-ci développe, la matière qu’il étire, tous les méfaits, tous les vols, tous les attentats dont il pare ses héros préférés. Lorsqu’un beau crime se commet, c’est jour de liesse : on l’annonce en gros caractères, on multiplie les détails, on donne le plan des lieux, on conte les habiletés et les ruses de l’assassin, on avertit ceux qui seraient tentés de l’imiter des négligences qui l’ont fait prendre. Pour ne rien laisser perdre de l’intérêt de ce drame réel, dans le supplément du dimanche, des images en couleurs exagèrent l’atrocité de la scène, les convulsions de la victime, le geste de l’égorgeur. Les criminalistes et les sociologues vous diront le danger de ces récits et de ces exhibitions. Dans cinquante ans, dans cent ans peut-être, si le remède sort de l’excès du mal, — c’est ainsi le plus souvent que le progrès s’accomplit, — comme il y a des ordonnances de police qui règlent l’enlèvement des ordures et protègent l’homme contre l’empoisonnement par ses propres déchets et excréments, défense sera faite sous peine d’amende d’ouvrir et de déverser au cœur de la cité le grand égout collecteur de l’ordure morale humaine. L’homme s’empoisonne moralement comme physiquement par ce qu’il sue, crache et rejette d’ignoble : le goût est singulier de le ramasser pour s’en nourrir et les autres.

Lisez maintenant, si vous en avez le courage, les premiers articles, ceux qui traitent des plus grands intérêts du pays, des affaires intérieures, des relations avec l’étranger. Le strict devoir de l’écrivain serait de se considérer ici comme un éducateur. Il devrait se surveiller lui-même, s’imposer de bonnes habitudes d’esprit, une scrupuleuse attention à ne pas violer les règles élémentaires de la logique ; il devrait s’interdire le mensonge et la calomnie, présenter ses idées avec clarté, exercer par des discussions lucides et simples le jugement de ses lecteurs, à tout le moins rester fidèle aux grands principes qu’a consacrés la tradition morale de l’humanité, ne jamais glorifier la violation des lois, le faux, l’assassinat.

J’honore ceux qui se soumettent à cette discipline sévère, mais combien préfèrent les procédés simplistes du roman-feuilleton ! Les questions ont des aspects multiples ; les intérêts sont complexes, d’un peuple à l’autre, dans un même peuple, souvent ils s’opposent, le plus sage serait de comprendre les raisons de ses adversaires, de faire valoir les siennes, de ne pas crier d’abord à tue-tête pour avoir quelque chance de l’entendre. Mais ceux qui ont appris la vie dans le roman-feuilleton savent que les peuples, comme les individus, se divisent en bons et en méchants, en héros et en scélérats. La discussion devient superflue, on ne discute pas avec la mauvaise foi ; l’injure suffit : bref, une politique étrangère de blouses blanches et de va-t-en-guerre, l’insulte contre de grandes nations rabaissées de parti pris, des rodomontades, des provocations, des défis, qu’on serait le plus souvent bien fâché de voir relevés. Le malheur est qu’au dehors on exploite contre nous ces sottises et ces violences, qu’on affecte d’y voir l’expression de l’opinion publique française.

Dans la politique intérieure, même triomphe du roman-feuilleton : l’outrage et la calomnie ; d’un côté, le rédacteur, qui est la loyauté, la franchise, la nation même et l’âme de la patrie ; de l’autre, tous ceux qui ne pensent pas comme lui, les traîtres, des gens qui trament dans l’ombre les plus noirs complots, et auxquels, fussent-ils d’ailleurs les meilleurs serviteurs du pays, par tous les moyens, contre les lois, contre tout droit, il faut imposer silence. À la libre discussion, qui veut le respect de la raison en soi-même et dans les autres, qui demande au lecteur un effort, on préfère ces hallucinations de mélodrame qui amusent la curiosité et flattent les préjugés et les passions. Les gens qui se font des rentes à pervertir ainsi la conscience et le jugement du peuple, nous donnent des leçons de patriotisme. Quelques pornographes disputent avec eux le privilège spécial d’être la conscience de la patrie française.

N’y a-t-il pas quelque naïveté dès lors à s’étonner qu’on trouve au rez-de-chaussée du journal ce qui remplit le journal tout entier. Le roman-feuilleton avec sa niaiserie, son simplisme, sa violence et sa platitude, est partout ; il est dans les faits divers, il est dans les articles sur la politique étrangère, sur la politique intérieure. Le fournisseur qui fabrique et livre le roman populaire, traite la fiction, comme les autres rédacteurs font la réalité. Il ne se met pas en frais de raison ni d’imagination, il se joue de toute vraisemblance, il oppose les victimes innocentes et les traîtres, il amuse la curiosité bête, il flatte tout à la fois la sensiblerie et le goût de l’horrible, il sert indéfiniment son « mêlé » de fadasse et d’alcool.

C’est quelque chose de prendre conscience d’un mal dont on souffre, mais à la condition que cette conscience suscite l’effort pour l’en guérir. Le problème est ici particulièrement difficile : si l’on écrit des romans-feuilletons, c’est sans doute qu’il y a des gens pour les lire ; nous tournons dans un cercle : il faudrait changer la littérature pour changer le public, mais pour changer la littérature il faudrait avoir changé le public auquel elle s’adresse. Peut-être la question posée est-elle plus vaste que nous ne l’imaginons. Depuis quelques siècles notre littérature a un caractère aristocratique : elle meurt aujourd’hui d’inanition dans les salons et les boudoirs, elle épuise enfin les combinaisons multipliées à l’infini des trois termes de l’adultère élégant. Pour se régénérer, il faut que la littérature devienne nationale et populaire. Le concours que vous ouvrez, comme tous les concours de ce genre, ne produira sans doute rien que d’artificiel. Les œuvres d’art ne se font pas sur commande : elles naissent, comme les vivants, du milieu moral qui les rend possibles. Pour que nous ayons une littérature nationale, il faut que par le rapprochement de nos classes trop divisées, trop éloignées les unes des autres, se reconstitue une nation qui ait une âme à exprimer. Le problème n’est ni plus ni moins que ce problème redoutable : la démocratie deviendra-t-elle une réalité par l’existence d’un peuple vraiment libre qui élève ses propres besoins en élevant son intelligence et sa volonté ? Je suis de ceux qui l’espèrent.

Encore les industriels du roman populaire

[Note de la Rédaction]

L’étude de M. Fr. Loliée sur Les industriels du roman populaire de même que l’enquête à laquelle ont bien voulu prendre part plusieurs de nos écrivains et critiques des plus éminents ont causé une émotion profonde en France et à l’étranger. Accueillie partout avec sympathie, l’initiative prise par la Revue des Revues est en train de trouver de nombreux imitateurs. En Italie, en Allemagne, en Russie et même en Angleterre viennent de paraître des études et articles qui à l’instar de ceux de la Revue, dénoncent le danger et lui opposent vaillamment des antidotes. On rend de la sorte non seulement hommage à la gravité de la question soulevée par nous, mais aussi à son opportunité. On reconnaît en outre que le poison n’est point exclusif à la France. Tous les pays civilisés souffrent aujourd’hui de ce mal spécial ignoré de nos ancêtres : le mal du roman populaire.

Nos lecteurs ont paru surtout frappés de l’étendue et de l’importance de la cause défendue dans nos colonnes. Leur sympathie s’est manifestée à cette occasion sous forme de nombreuses lettres d’encouragement et de critiques cinglantes des feuilletons populaires. Nous en remercions d’autant plus nos correspondants et amis que les matériaux qu’ils nous ont fournis serviront à alimenter la campagne qui n’est qu’à ses débuts. Nous croyons cependant utile de publier d’ores et déjà deux lettres dont une nous offre une solution ingénieuse et l’autre dévoile un procédé moins connu de certains « industriels » qui n’en est pas pour cela moins criminel. Nous publions en outre la lettre de M. Pierre Sales qui, se croyant injustement visé dans un des passages de l’article de M. Loliée, a cru devoir faire appel à l’impartialité de la Revue.

Les Guides-Catalogues pour le peuple [Chachuat]

À Monsieur le Directeur de la «  Revue des Revues  ».

Monsieur,

Je ne suis qu’un pauvre petit instituteur de campagne, ayant pour principal souci l’éducation et l’instruction d’un groupe d’enfants du peuple au milieu desquels je me sens heureux. Le devoir professionnel compliqué du service de la mairie absorbent à peu près tous mes loisirs et m’enlèvent la possibilité de suivre de près les progrès scientifiques ou littéraires de notre époque. Ils ne peuvent cependant m’enlever le goût de la bonne et saine littérature, et chaque soir je prends sur mes nuits une heure ou deux pour lire quelques pages de la Revue des Revues ou à son défaut quelque ouvrage sérieux. C’est le meilleur moment de ma vie ou plutôt c’est le seul instant où je vive réellement, où je m’appartiens…

Le concours ouvert par la Revue me suggère une idée que je prends la liberté de vous soumettre dans l’espoir qu’en la tournant et retournant, en la faisant vôtre, vous pourrez en tirer quelque utilité pour l’éducation populaire. La voici. La principale cause des succès du roman-feuilleton est sans doute la facilité avec laquelle il arrive entre les mains du lecteur ; c’est aussi son bon marché ; mais c’est aussi et surtout l’absence de tout guide éclairé pour le lecteur ignorant ou demi-lettré, comme aussi l’absence de toute organisation tendant à contrebalancer les résultats funestes d’une telle littérature par une lecture plus saine, mieux appropriée aux besoins des classes laborieuses et qui se servirait des mêmes procédés.

Ne pourrait-on pas, en attendant une nouvelle éclosion littéraire plus conforme à notre idéal, à notre rêve, combattre et atténuer le mal actuel par la publication et la grande diffusion de guides-catalogues destinés à éclairer le public sur les ouvrages parus jusqu’à présent. On obtiendrait facilement pour cette œuvre le concours soit de l’État, soit des sociétés d’éducation et de moralisation existantes, soit même de particuliers généreux. Ces guides serviraient de phares au lecteur et lui permettraient de se reconnaître dans ce dédale de productions de tout acabit qui inondent les vitrines des libraires, les gares des chemins de fer. Ils lui permettraient surtout de se composer peu à peu une bibliothèque de choix.

Il devrait y avoir naturellement autant de guides que de catégories de lecteurs, de classes bien tranchées dans la société. Tel guide serait préparé pour les gens du haut monde, les riches et les fortunés, tel autre pour les lettrés, les demi-lettrés ; il y en aurait plusieurs, et c’est sur ceux-ci surtout que j’appelle l’attention, pour les classes laborieuses ; les cultivateurs, les ouvriers de l’art ou de l’industrie auraient chacun le leur. Bien entendu que tel bon ouvrage qui pourrait être apprécié de plusieurs catégories de lecteurs figurerait sur plusieurs catalogues.

Ces guides qui avec l’indication des ouvrages proposés, donneraient en quelques lignes l’analyse et la physionomie de chacun d’eux, rendraient d’immenses services aux ignorants et aux demi lettrés ; ils seraient consultés avec fruit par les savants eux-mêmes. Ils devraient, comme la plupart des catalogues de bibliothèques, être divisés en séries. Pour éviter la confusion, ceux qui seraient destinés aux classes humbles et laborieuses ne contiendraient qu’un nombre restreint de volumes, choisis avec soin.

Ces guides, de petit format, peu coûteux, devraient être répandus avec profusion, chaque famille devant avoir le sien. Les instituteurs se feraient un plaisir de les communiquer ou de les distribuer, et les recommanderaient à leurs élèves. C’est surtout par les cours d’adultes qu’ils pourraient les propager utilement.

On lit beaucoup à la campagne ; malheureusement, faute de connaissances suffisantes, faute surtout de direction, on lit, on dévore tout ce qui tombe sous la main. L’élaboration de guides remédierait dans une grande mesure à cet état de choses.

Je ne veux pas davantage, Monsieur le Directeur, abuser de votre temps par un plus long exposé de l’idée que je viens de vous soumettre. Vous comprendrez le mobile qui m’a fait agir et en raison de l’intention, vous serez indulgent pour la forme. Je n’ai pas l’habitude d’écrire.

Veuillez agréer, etc., etc.

Les calomnies internationales dans le roman populaire [Ernesto Meynalotta]

À Monsieur le Directeur de la «  Revue des Revues  ».

J’ai lu dans votre numéro du 1er octobre l’admirable étude consacrée par M. Frédéric Loliée aux industriels du roman populaire. J’ai lu aussi votre appel « à la bonne volonté des écrivains » pour tenter la réforme de la littérature populaire.

Votre pensée est bonne et grande. Je crois cependant que les difficultés que vous aurez à vaincre seront si graves, que votre volonté et l’autorité de votre Revue et de votre talent suffiront à peine pour les vaincre.

J’ai été, dans mon pays — qui maintenant, en fait de littérature populaire, est parfaitement asservi aux fournisseurs attitrés de Paris — l’un des industriels les plus fortunés, peut-être le plus fortuné du roman populaire. J’ai connu, avec ma Papesse Jeanne, les douceurs du centième mille ; et, si j’ai abandonné ce genre de littérature si lucratif, cet abandon a été de ma part bien volontaire. Delicta juventutis meæ ne memineris, Domine…

Je crois donc pouvoir sans trop de présomption vous exposer quelques idées sur le roman populaire.

Et d’abord, n’espérez pas que l’on puisse faire entrer dans ce genre de littérature « le culte de la vérité ». Le public des feuilletons demande en première ligne le dénouement heureux. Vous pouvez être le Dieu du roman, mais si, par votre faute, au quatrième volume (car nous en avons autant) le jeune premier n’épouse pas l’innocente persécutée, je ne réponds pas de votre vie. Le peuple est affamé de justice, et comme dans la vie ordinaire elle est assez rare, il se passionne davantage pour sa cause, dans le domaine de la fiction. C’est malheureux, si vous le voulez, au point de vue de l’art, mais cela n’empêche point que ce sentiment soit très respectable et très émouvant. Après tout, c’est peut-être mon « ancienne profession » qui déteint sur mes convictions…

N’importe, La vie ne donne jamais toute la satisfaction au besoin de justice que ressent le peuple. Le roman populaire est donc condamné à être faux et irréel, ou il n’aura pas de lecteurs !

Cependant je suis bien loin de croire que votre courageuse campagne ne doive pas aboutir à quelque chose de bon et de pratique. Je considérerai même votre œuvre comme très profitable, si vous réussissez :

1º À délivrer l’écrivain de la tyrannie de la ligne. Tel qui peut donner cinq cents lignes admirables patauge et bafouille dès qu’il doit atteindre deux mille.

2º À supprimer dans vos feuilletons populaires, l’usage si répandu parmi vos écrivains de calomnier mes compatriotes. Ma qualité d’Italien n’affaiblit point le reproche que j’adresse par l’intermédiaire de votre Revue à vos romans populaires. Il ne s’agit pas ici d’une susceptibilité patriotique, mais d’un crime de lèse-humanité qui empoisonne les relations entre deux peuples.

Le Secolo de Milan, qui nous a débité en tranches l’œuvre de M. de Richebourg, nous a appris, pendant une série de jours et de mois, l’existence en Italie de crapules, traîtres, faussaires, escrocs et toutes sortes d’« Alphonse », dont le moindre défaut était qu’ils n’appartenaient à aucun pays et en tout cas n’avaient rien d’italien. Car je vous l’assure en toute sincérité, nous n’avons pas même assez de bandits pour notre feuilleton local, pourquoi donc pousser la cruauté jusqu’à enlever les quelques rares spécimens de criminels à nos industriels du roman italien ?

Croire, comme M. « Paul d’Aigremont », que le premier Pigaletti venu, uniquement parce qu’il est d’origine italienne, pourra mettre en défaut la moitié de la France, y compris le gouvernement, cela me paraît peu admissible. Et cependant vos romanciers racontent tout cela et nos journaux populaires ont soin de les traduire pour notre édification…

Veuillez croire, à mes sentiments distingués.

Votre lecteur assidu

Pro domo sua [Pierre Sales]

Monsieur et cher confrère,

Pourquoi traiter avec dédain un genre de littérature qui permet de s’adresser à l’immense masse du public, laquelle ne comprend jamais tout de suite les novateurs absolus et serait à jamais fermée à toute beauté morale ou artistique, si certains écrivains ne les faisaient arriver jusqu’à elle ?

Quel doit être le but de l’écrivain, s’il a des idées, ou s’il veut répandre celles des autres ; et, au fond, a-t-on jamais une idée bien à soi, et est-on autre chose qu’une petite résultante de tous les cerveaux qui ont pensé avant nous ? Son but ne doit-il pas être de communiquer au public ce qu’il croit juste, bon, vrai, comme de lui inculquer les nouvelles découvertes de la science, de la philosophie, ou tout simplement de l’hygiène ?… etc.

Pour cela, il ne peut prendre que les moyens qui sont à sa disposition :

I. — Le théâtre, s’il a le tempérament dramatique ; cela fait quelques milliers de spectateurs, quelques dizaines de mille s’il obtient un grand succès.

II. — Le livre, la conférence, s’il a un tempérament didactique. Combien ses idées auront-elles alors d’auditeurs, de lecteurs ?

III. — Le feuilletoniste, lui, a des centaines de mille, parfois des millions de lecteurs ; et, s’il se fait aimer d’eux, il peut leur exposer toutes les idées qu’il croira justes, même si elles doivent étonner, choquer même son public. Seulement, la condition primordiale pour que son public le suive, c’est qu’il l’intéresse, qu’il le prenne dès les premières lignes, c’est-à-dire qu’il soit avant tout un bon feuilletoniste.

N’est-il qu’un amuseur ?… Eh bien ?… Doit-on, pour cela, lui jeter la pierre ? Et faut-il blâmer Dumas d’avoir amusé tant de générations et d’avoir donné quelques idées — pas toujours bien justes, je veux bien — de l’Histoire de France à des gens qui n’auraient jamais ouvert un livre d’histoire ?

Reprocherez-vous à Feydeau d’avoir empli, des centaines de fois, la salle des Nouveautés avec ses folies ? L’accuserez-vous d’avoir pourri l’âme française parce qu’il n’a pas donné le Repas du lion à un public qui voulait se tordre à la Dame de chez Maxim’s ?

Mais quelle merveille que le Repas du lion ! allez-vous me dire. Certes ! Et l’exposé des deux doctrines du socialisme est une des admirables choses de la langue française. Mais, pour le faire entendre du public, M. de Curel a dû recourir à un art que beaucoup de bons esprits considèrent comme inférieur : il a dû faire une pièce ! Et c’est parce que sa pièce renferme des beautés de premier ordre, qui sont de simples beautés dramatiques, par exemple les fiançailles de l’ingénieur devant le puits de la catastrophe, que son éloquent plaidoyer, par moment beau comme du Bossuet, arrive au public.

Laissez donc le roman-feuilleton faire son humble tâche, qui s’adresse à l’immense majorité du public et ne l’attaquez pas en lui-même, ce qui est une partie de votre campagne. M. Frédéric Loliée assure qu’il y a des fabricants, des exploiteurs ; cela est évidemment regrettable, si son étude ne tombe pas dans l’exagération. Mais il y en a dans tous les genres, et l’exception n’empêche pas qu’il existe dans la catégorie des feuilletonistes comme dans les plus élevées, des écrivains, sans doute modestes, des écrivains dont vous avez tout le droit de discuter les œuvres, mais qui ont la très légitime prétention de ne le céder à aucun, au point de vue de la probité littéraire et qui, s’ils n’y réussissent pas toujours, font toujours de leur mieux pour apporter leur toute petite pierre, le simple grain de mortier si vous voulez, à l’immortel édifice des Lettres Françaises.

Croyez, mon cher confrère, à l’expression de mes sentiments les meilleurs.