(1921) Esquisses critiques. Première série
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(1921) Esquisses critiques. Première série

À M. Montfort

Mon cher ami,

Je vous offre ce recueil parce que vous avez un droit certain sur lui. Il n’existerait pas sans vous.

C’est en effet sur votre conseil que je me suis risqué dans la critique. On voit de nos jours de si beaux esprits, de si brillants écrivains exceller dans cet art et l’honorer, que je redoutais de courir leur carrière. Vous m’y avez engagé cependant.

Vous avez fait d’avantage et m’avez reçu obscur et inconnu, chez vous, aux Marges. Vous m’avez ouvert votre revue, le seul endroit du monde où je crois qu’il m’était possible de parler comme il me convient de le faire. Grâce à l’esprit que vous y entretenez, on s’y sent libre de dire ce que l’on prend pour la vérité, sans crainte de paraître partisan si l’on réprouve, ni courtisan si l’on approuve.

Veuillez accepter cette dédicace à titre de remerciement.

Permettez-moi de remercier, en même temps, tous ceux qui sont venus à moi parce qu’ils m’avaient connu chez vous, et parmi lesquels s’en trouvent deux qui ont droit à ma particulière gratitude : M. Henri Martineau, le directeur du Divan, M. Auguste Garnier, le fondateur de la regrettée Minerve Française.

Croyez-moi votre ami dévoué.

Pierre Lièvre.

Le comte de Montesquiou

Il y a des réputations bruyantes et momentanées comme un caprice de la mode. Les hommes à qui elles se trouvent décernées entendent un temps durant leur nom résonner tumultueusement dans la bouche des hommes. Arbitres des élégances, petits maîtres, créateurs d’œuvres légères ou durables, ils jouissent de l’une des plus grisantes formes du succès. Puis, sans que l’on y voie une raison valable, par un soubresaut, par un détour de l’attention publique, ils se trouvent dépouillés de ce vêtement renommé qui les couvrait et ils demeurent débiles et nus dans un oubli parfois définitif.

M. de Montesquiou semble avoir eu cette aventure. Actuellement, on prononce rarement son nom, qu’ignorent peut-être les générations nouvelles — auprès de qui pour le moins, il doit avoir peu de signification. À de longs intervalles un recueil ressuscite un instant le souvenir qu’on garde de lui. Recherche-t-il ce silence et cet oubli, lui qui connut, voici plusieurs lustres, une notoriété retentissante ? Peut-être !…

Tout de lui attirait jadis l’attention et la retenait : ses cannes, ses cravates, la couleur de ses redingotes, la longueur de ses gants, ses collections, sa demeure… la baignoire de la Montespan, le pavillon des Muses… ses réceptions, ses amitiés, ses goûts et ses dégoûts, ses portraits — l’un par Whistler, l’autre par Boldini — ses conférences, ses voyages, sa tenue, ses gestes, le son de sa voix, ses airs de tête — ses œuvres mêmes défrayaient la chronique et la conversation. Plus que de raison d’ailleurs. Si ce grand bruit passé fut juste, ce grand silence présent ne saurait l’être.

M. de Montesquiou fut plus et mieux que le curieux jouet d’un jour et l’on reconnaîtra sans doute qu’il n’est pas de ceux qui disparaissent entièrement. Mais il a eu la singulière fortune d’être si parfaitement adapté à une époque donnée — le dernier quart du xixe  siècle — de la représenter si exactement dans tous ses détails, d’en être un miroir si véridique, qu’il lui fallut peut-être disparaître avec cette époque et s’obscurcir comme un miroir quand on éteint les lampes.

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Il ne serait pas absolument juste de dire que les années 80 du xixe  siècle aient été marquées par une renaissance des lettres et des arts, car les arts et les lettres n’étaient pas morts et ne demandaient pas qu’on les ressuscitât. Mais si l’on accepte de comparer la suite des époques esthétiques à celle des époques naturelles et de reconnaître qu’elles se succèdent comme les saisons d’amples années, alors on pourra reconnaître dans cette période à la fois confuse et féconde une sorte de printemps, un départ de sève bouillonnant et désordonné, une fougue inquiète — un renouveau.

Les grands artistes dont l’influence devait déterminer cet impétueux mouvement avaient antérieurement accompli leurs œuvres et fourni les canons dont la génération nouvelle allait s’inspirer. Mais cette génération montante, en réalisant un mouvement d’ensemble, devait précisément donner cette impression d’activité concordante à quoi se reconnaissent l’élaboration d’un style, ou les manifestations d’une école.

Dans l’ordre littéraire, les maîtres ouvrages de Verlaine et de Mallarmé étaient déjà fameux. Dans le domaine des arts plastiques, l’effort des impressionnistes et celui de Rodin ne l’étaient pas moins — et celui de Gustave Moreau (qui ne devait pas avoir des conséquences aussi vives) exerçait une influence efficace.

Dans une catégorie plus spéciale, sous le coup d’un mouvement d’origine anglaise, se manifestait dans les arts décoratifs un courant de rénovation. Ce que l’on nommait alors art moderne (et qui fut si intimement lié au symbolisme) motivait une curiosité chaque jour grandissante. Tous les arts mineurs, l’orfèvrerie, la joaillerie, le mobilier, l’estampe, la céramique, la verrerie, servaient de champ d’études à des artistes qu’apparentaient leurs originalités.

Hors du royaume des arts, la société cultivée témoignait de nouvelles aspirations et poursuivait éperdument la recherche de sensations raffinées dans une production artistique extrêmement intellectuelle.

La vie mondaine gagnait une complexité qui devait par un incessant crescendo la conduire à cet inoubliable éclat que nous lui avons vu, quinze ou vingt ans plus tard, à la veille de la guerre. Parmi toutes les passions dont a brûlé cette brillante société, celle de la brocante et de la collection ne s’est jamais démentie. Elle s’est répandue en elle et s’y est diffusée avec une singulière virulence. D’ailleurs, elle la caractérise étrangement, car elle est au point de rencontre de deux sentiments qui la mènent : l’amour du beau et celui du lucre.

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Si l’on voulait choisir dans ce dernier quart de siècle un instant qui le caractérisât tout particulièrement, ce n’est pas dans son début qu’on le choisirait, ni dans sa période montante, au point par exemple où se manifestent ceux que l’on a si justement nommés les Précieux de 1885, mais tout au contraire, c’est dans son déclin, près de sa chute, l’année 1896 que l’on marquerait. Une si intense activité intellectuelle se manifeste en cette année ; elle est tellement riche d’œuvres essentielles et de faits significatifs qu’elle apparaît comme une date considérable — et j’imagine que l’astrologue qui l’étudierait, la verrait gouvernée par des astres particulièrement efficaces.

Cette année, que le peintre Grasset avait illustrée du fameux calendrier de la Belle Jardinière, est l’année de la mort de Verlaine. C’est dire qu’elle inaugure le temps où l’œuvre du poète va commencer sa féconde existence posthume.

Elle est encore marquée par deux morts illustres : celle d’Edmond de Goncourt et celle d’Aubrey Beardsley. L’influence littéraire d’Edmond de Goncourt ne s’exerce guère après lui, mais sa mort détermine la dispersion de ses collections qui va puissamment contribuer à la mode furieuse du bibelot ancien : xviiie  siècle, art japonais. Pour Beardsley qui meurt dans l’année qu’il avait produit ses chefs-d’œuvre, le Volpone, la Lysistrata, on sait qu’il réalisait l’effort des décorateurs qui l’avaient précédé, et qu’à peu près toute la décoration moderne procède de lui.

Quant aux œuvres que produisit cette année féconde, on ne sait dans quel ordre les citer : c’est Le Trésor des Humbles de M. Maeterlinck et les Vies imaginaires avec la Croisade des Enfants de Marcel Schwob. C’est le Louis XI curieux homme de M. Paul Fort, l’Aphrodite de M. Pierre Louÿs, le Penses-tu réussir ? de Jean de Tinan. M. de Régnier rassemblait ses premiers poèmes à cette date, et c’est sur ce millésime fatidique que Moréas arrêtait la seconde série des siens ; Jules Renard publiait les Histoires Naturelles ; Jarry, Ubu-Roi ; Verhaeren, les Villes Tentaculaires ; Rodenbach, les Vies Encloses ; M. Barrès les Déracinés.

M. Claudel, qui dans l’avenir fera plutôt figure d’homme du xxe  siècle que du xixe  finissant, traduisait à cette date l’Agamemnon d’Eschyle, et peut-être qu’un homme de génie qui ne s’est point encore manifesté naissait alors.

Au couchant de leur vie, Puvis de Chavannes et Gustave Moreau signaient leurs dernières œuvres, Rodin travaillait à la statue de Balzac, Debussy à Pelléas — on le savait, et ces ouvrages non encore produits au jour, mais impatiemment attendus, agissaient déjà.

Dans ce concert, remarquable, l’auteur qui nous occupe se signalait par l’un de ses meilleurs livres — non indigne d’être nommé parmi les œuvres que nous venons d’énumérer : les Hortensias bleus.

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Cet ouvrage — qui présente comme préalable singularité celle d’avoir été publié le second par son auteur alors qu’il en est le premier — expose les aspects caractéristiques du talent de M. de Montesquiou de telle façon qu’il suffirait à le faire apprécier et juger.

On voit d’abord comme il se relie à l’époque que nous avons rapidement décrite. Un hommage à Edmond de Goncourt ( les paons blancs réveillés par la Faustin qui rêve …) un hommage à Verlaine ( Verlaine paysage obnubilé de roses …) montrent assez le tribut de gratitude dont M. de Montesquiou se sent tenu envers les figures qui dominent la période. Verlaine et Goncourt — Mallarmé non plus, à qui l’on doit toujours penser quand il s’agit d’un écrivain de cet âge — ne sont pas les seuls poètes évoqués ou invoqués parmi ces vers — ni les seuls artistes. Captivé par les transpositions d’art (je voudrais que ce vers fût un bibelot d’ami), on sent que M. de Montesquiou veut rendre ses poèmes pareils à des bijoux de Lalique ou à des verreries de Gallé (du Lalique et du Gallé de 1896 — non pas de 1920).

Comme autre caractéristique de ce temps-là, nous avons noté plus haut l’éclat et la complexité de la vie mondaine. Les Hortensias bleus les reflètent tous deux. Certains motifs d’inspiration, certaines images le montrent

(Par l’éblouissement des blonds Champs-Élysées,
devers la cinquième heure, errent, localisées,
les filles à la mode…)

qui apparaissent aussi dans d’autres de ses livres comme dans les Hortensias

(La nue est couleur d’un gant de soirée).

En outre, les dédicaces qu’ils contiennent font voir à quel point l’auteur se trouvait mêlé au mouvement mondain. Tout ce qui, de ce point de vue spécial, compte ou a compté, est inscrit entre ces pages comme dans un prestigieux livre d’adresses — et nous ne voulons pas ici faire allusion à l’aristocratie qui est le milieu natal de M. de Montesquiou. Mais les autres aristocraties, celle de l’intelligence, de l’esprit, de la beauté, du bluff aussi comme de la réclame et de l’argent, sont également hantées par M. de Montesquiou, et parmi ses dédicataires on voit pêle-mêle des peintres mondains, des comédiens, des chirurgiens, des femmes de lettres, des virtuoses oubliés : Tout-Paris.

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Après l’influence des maîtres, et le reflet de la vie mondaine, Les Hortensias révèlent encore ce goût du bibelot, cette passion collectionneuse dont fut saisie la société environ qu’ils paraissaient et qui possèdent M. de Montesquiou. De nombreux poèmes y sont consacrés à de raffinés décors d’appartement, à des richesses de vitrines ou d’étagères. Art japonais, xviiie  siècle (comme chez les Goncourt) sont à l’envi célébrés dans ce recueil précieux et de très justes notations y rendent sensibles le plaisir de manier de curieuses porcelaines ou de voir le jour glisser sur quelque laque antique

aux petits casiers d’or étoilés de pivoines.

Mais il émane de ce livre quelque autre chose plus profonde. Un sentiment de la vie et de la mort qui peut surprendre d’un homme qui n’habitue guère son public aux confidences ni aux effusions de sensibilité. L’écoulement du temps et des choses,

(craignez qu’on vous appelle avant la fin du livre,
hâtez-vous d’écouter, de regarder, de vivre)

l’inanité de la vie,

(je n’ai que peu d’amour pour les choses qui durent
………………………………………………………
ce que j’aime surtout, c’est les choses qui meurent)

la cruauté de la mort,

(que c’est triste mourir, oh, que mourir est triste)

l’insensibilité de la nature,

(Ô nature, on a bien raison de te haïr)

ces thèmes — l’essence de toute poésie élevée — circulant dans les profondeurs de l’ouvrage comme dans l’âme du poète, lui confèrent l’élévation et la solidité. C’est à leur présence qu’il doit son éminente dignité.

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Quelque lumière que jettent sur le tempérament de M. de Montesquiou les traits que nous venons de noter, ils ne nous introduisent pas très avant dans la connaissance de son talent. Essayons de le pénétrer.

Représentant une époque aussi complexe, il ne saurait être simple. En effet il manque à l’être, et semble pétri de contradictions. Ainsi l’on sent incontestablement que s’il écrit en vers c’est pour obéir à un impérieux besoin d’user de ce mode d’expression — et cependant jamais sa poésie ne semble spontanée ou jaillissante. Une impression de labeur, de difficulté affrontée et surmontée, émane de ses poèmes. Il en est fort peu qui semblent venus d’un seul jet, comme une tige végétale, issue nette et lisse d’un bon sol. Mais, nouvelle contradiction, si les poèmes de M. de Montesquiou se présentent ainsi, c’est par volonté réfléchie. Son art poétique exige le heurt et le trébuchement. Ce qu’il recherche, ce qu’il veut offrir,

c’est un vers très moderne, aile dégingandée
faussement maladroit, réellement roué
au fond, sous sa jupe, on ne sait comment scandée
tenant son procédé très fugace écroué.
…………………………………………………
c’est ainsi qu’il s’avance avec sa grâce gauche
de femme qui trébuche à monter l’escalier
empêtrée de sa traîne encombrante où s’ébauche
un pied chaussé de soie et mi-hors du soulier.

Cela grince autant que cela chante : il y a là-dedans non seulement de la grâce, mais la moquerie même de cette grâce.

Autre contradiction : ce n’est pas seulement de sa grâce que se moque le vers de M. de Montesquiou, mais de tous ses sentiments profonds. Il est plein d’ironie, mais ne l’exerce jamais plus vivement qu’aux dépens de sa propre désolation. Sa voix est stridente à la fois et brisée de sanglots. L’artificieux violoniste s’amuse à jouer faux — et pour se contredire une fois de plus, c’est d’un vers parfaitement régulier et toujours exact, du moins en apparence, qu’il tire cette musique déconcertante.

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On a dit, de Laforgue, je crois, qu’il nous avait initiés au charme certain du vers faux. À vrai dire, c’est à Mallarmé même qu’il faut faire remonter cette initiation. La hardiesse des coupes mallarméennes, la singulière situation choisie pour les toniques, donnent à ces grands alexandrins réguliers l’air d’être tout autre chose qu’ils ne sont. Leur surprenante nouveauté enfanta ce qu’on nomme le vers libre, monstre bizarre qui n’a point la figure de sa mère, car si le vers libre expose en plein jour l’usage qu’il fait de toutes les coupes rythmiques, le vers mallarméen révèle toutes ces mêmes coupes, secrètes et cachées en lui-même.

Les premiers disciples du maître, à son exemple, écrivirent librement tout en respectant le cadre du vers. Rodenbach, par exemple, brisa l’alexandrin avec une extrême virtuosité avant d’aboutir dans ses derniers recueils à ces vers libres que nous étiquetterons volontiers du nom de M. Gustave Kahn qui en essaya la théorie.

M. de Montesquiou, parmi les disciples, parvint lui aussi à la suprême désarticulation du vers classique. Les hardiesses romantiques sont pauvretés au prix des leurs. Des césures anticipées ou différées, tandis que la fondamentale césure du sixième pied s’atténue ou disparaît ; des rejets démesurés qui mettent à cheval sur deux vers successifs un vers composé de leurs éléments et qui n’a point de rapport avec eux ; d’autres recherches encore dénaturent totalement l’ancien alexandrin, que la rime seule, parfois, permet d’identifier, car d’habitude elle est retentissante. M. de Montesquiou rime de manière à surprendre, sinon toujours,

Honnêtement, avec la consonne d’appui1,

du moins presque toujours avec luxe et singularité.

Lui aussi cultive le mot rare. Non pas ce fâcheux néologisme que nous aurons souvent l’occasion de condamner, mais le mot spécifiquement rare, le mot peu employé, une fois rencontré et qui se dérobe dans un coin de la mémoire ou du dictionnaire, le mot curiosité verbale. Pour le trouver et en user, il est maître d’un lexique fort étendu. Il connaît toutes les ressources du vocabulaire. Une ample copia verborum lui fournit à point voulu le terme inattendu qui peut servir de quatrième rime dans un sonnet (mélangée, rangée, frangée, hydrangée). Il dispose de deux cent quatre-vingt-sept épithètes pour le mot offrande2, et raille très cruellement3 ceux qui ignorent que cachalong est le nom (d’origine mongolique) d’une certaine chalcédoine. Il possède tant de mots et de noms propres, que parfois même pour éclairer le lecteur il doit en mettre la définition dans une note au bas de la page4.

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La belle rime n’est pas la seule vieille chose qu’en, ses vers très modernes respecte ce très moderne poète. Il tient compte de toutes les traditionnelles obligations de la prosodie et s’il arrive qu’il les enfreigne, c’est par exception et d’une manière évidemment délibérée5. Les rimes féminines et masculines se suivent, se croisent ou s’embrassent avec une parfaite exactitude. Les pluriels ne s’apparentent point avec les singuliers et l’on recherchera malaisément, je crois, un coupable hiatus à travers cette longue suite de poèmes.

Une technique si soigneusement disciplinée démontre en M. de Montesquiou l’existence d’une qualité que l’on doit priser particulièrement chez tout artiste : la volonté et son usage. C’est elle en effet qui prouve le rapport qu’il y a entre la réalisation de l’œuvre et l’intention qui y préside et c’est ce rapport qui en détermine la valeur artistique. Il ne saurait y avoir d’art dans ce qui est produit au hasard ou par hasard — et rien de ce qui est naturel n’est artistique. Tout au plus pourrait-on dire que ce qui est extrêmement voulu risque de n’être pas toujours extrêmement spontané, — et c’est ce qui parfois arrive en effet aux poèmes de M. de Montesquiou ; nous avons eu déjà plus haut l’occasion de l’indiquer.

En revanche l’œuvre y gagne en solidité architecturale, et la production ancienne de M. de Montesquiou ne manque pas d’une certaine majesté massive, avec ces trois ouvrages carminaux : les Hortensias bleus, les Chauves-Souris, le Parcours du Rêve au Souvenir qui en forment le centre, et que flanquent deux poèmes à la fois intégrants et épisodiques , les Paons consacrés aux pierreries, le Chef des odeurs suaves aux fleurs.

Comme il convient, la massivité n’est que dans l’ordonnance. Le détail est d’une délicatesse, d’une recherche infinie, dans la forme non moins que dans les sentiments. Avec une extrême virtuosité, le poète entreprend et réussit de menus tours de force pleins d’agréments. Ici il s’amuse dans quatre strophes successives à faire occuper tour à tour les quatre places du quatrain, par un vers de Virgile, dont il retranche un mot, sans en altérer le sens, afin qu’il se nombre et se coupe comme un alexandrin :

Majoresque cadunt de montibus umbræ6.

Ailleurs, dans un treizain fermé, l’on voit le second hémistiche de chaque vers devenir le premier de son suivant :

et sinistre la nuit descend sur le couchant,
descend sur le couchant où maint arbre changeant,
où maint arbre changeant semble… etc.

ou bien il s’exerce à la lourde monotonie des coupes ternaires.

sur les roseaux — qui sont ses cils — le lac regarde
de son œil vert — l’azur léger — du firmament.
………………………………………………………
les rameaux — semblent des — balançoires
le lotus — paraît un — encensoir7.

Tout cela, d’un maniérisme extrême, d’une subtile préciosité, correspond à une constante recherche qui démontre le raffinement de cette âme et de cette intelligence de poète. On n’en saurait imaginer qui soit plus étrangère au vulgaire, plus éloignée de lui. Son aspect littéraire présente une attachante singularité. Le précieux et l’altier se mêlent en lui ; il ne se soucie point d’être accessible ; il ne va pas au-devant du succès, et s’il l’obtint un temps ce fut hasard.

Ce qui l’individualise nettement encore, c’est qu’on le sent déterminé, en art du moins, plutôt par sa sensibilité que par ses sentiments. Il confesse ses goûts, non point ses passions. Son œuvre ne livre point de documents sur sa vie. Il n’est point de ceux qui tirent des in-8 des aventures de leurs cœurs — ni même des chansonnettes de leurs grands chagrins . Il ne se livre point, et par là son esthétique pourrait paraître relever de l’impassibilité parnassienne.

Mais cet impassible est un sensitif sur les nerfs de qui agissent curieusement les spectacles du monde. Il recherche éperdument les sensations, surtout rares, surtout extrêmes. Il les poursuit dans l’art, dans la nature, dans les êtres, et les aiguise par les savantes ressources d’une culture compliquée.

La culture étendue est encore une caractéristique du talent de M. de Montesquiou et de sa personnalité. Toutes les époques, toutes les formes de littérature et d’art l’ont éduqué. Chacune lui a enseigné quelque imprévu raffinement, l’a doté d’un besoin, augmenté d’une façon de comprendre, de sentir ou de désirer.

C’est ce qui crée une analogie évidente entre lui et le fameux personnage mis en scène par Huysmans dans À rebours : des Esseintes.

Peut-être un jour s’étudiera-t-on à rechercher si M. de Montesquiou a fourni le prototype de cette création. Les curieux qui mèneront cette enquête trouveront des affirmations contradictoires, car si Edmond de Goncourt, dans son journal dit non8, MM. van Bever et Léautaud, dans leur anthologie, disent oui.

Les analogies que pour notre part nous relevons entre ce personnage et son modèle supposé, ne sont point ces désobligeantes singularités extérieures, ces toquades (comme dit Edmond de Goncourt) qui font de des Esseintes un personnage un peu comique. Ce sont au contraire des traits de caractère fort sympathiques, spécialement telle humeur furibonde, telle fureur vengeresse qui s’exercent à propos de la laideur, de la bassesse et de la vilenie, et qui, lorsqu’elles mènent M. de Montesquiou à s’en prendre à certaines œuvres ou à certains travers d’esprit, font de lui un attachant et singulier critique.

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Comme critique des œuvres ou des mœurs, M. de Montesquiou apparaît encore ce raffiné délicat et maniéré que révèle son œuvre poétique. Il ne s’occupe, pour les louer ou pour en divulguer la vaine faiblesse, que d’ouvrages minutieusement choisis.

On ne saurait rien reprendre au culte qui lui a fait dresser des autels à certains artistes particulièrement chers à son cœur. Son goût, qui peut paraître en d’autres circonstances téméraire ou risqué, se montre ici parfaitement sûr et réfléchi.

Bien que son jugement soit pénétrant et solide, sa critique essentiellement subjective se présente principalement en effusions sentimentales, en images lyriques — surtout quand il admire — qui s’adressent au cœur plutôt qu’ils ne persuadent l’intelligence. L’aimable ouvrage qu’il a consacré à Marceline Desbordes-Valmore est un type accompli de cette charmante façon d’étudier les œuvres d’autrui : c’est un modèle de critique subjective. En lisant M. de Montesquiou, c’est par contagion que l’on pense gagner ses sentiments.

Toutefois, lorsqu’il se propose non plus de louer, mais de reprendre, il sait étayer son jugement d’une solide argumentation. Parfaitement impartial, s’efforçant à ne faire que des constatations , à établir le tri des éléments , bons ou mauvais, sans aucun esprit de dénigrement systématique , il fait le départ exact des qualités et des défauts qu’il reconnaît dans son sujet, et si les reproches l’emportent sur les compliments, c’est sans apparente préméditation, parce qu’il en va de la sorte, tout simplement. L’étude qu’il a consacrée à Rostand9 n’est pas moins typique en ce sens que ne l’était, dans l’autre, l’étude sur Marceline. Avec une rigueur, une justesse de vue, une sévérité qui sont implacables, mais aussi avec une courtoisie, une politesse, une mesure qui sont exemplaires, il réduit à sa juste proportion cet auteur si vanté et fait apparaître la vanité de son œuvre. C’est en vérité de l’excellente critique.

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Pour la critique qu’il fait des mœurs, on se sent entraîné malgré soi à partager l’humeur et le dégoût que lui donnent les travers et les ridicules auxquels il s’attaque, quand on les voit se manifester avec tant de fureur communicative. M. de Montesquiou s’irrite et s’emporte. La verve de des Esseintes n’est pas plus atrabilaire ni mélancolique. Les ridicules le font souffrir. On le sent atteint par l’absurdité de ses contemporains, et ce sont des mouvements de sensibilité qui déterminent sa satire comme ce sont des mouvements de sensibilité qui provoquent ses admirations et ses condamnations.

Cette méthode a son inconvénient que M. de Montesquiou a subi. Mené par ses impressions il s’attarde aux détails qu’il aperçoit et qui le blessent, il insiste sur eux à raison de la contrariété qu’ils lui infligent, non pas en proportion de leur réelle difformité morale et de son importance. Il manque donc à représenter de grands ensembles.

Si on le note ici pour le regretter, c’est que le talent qu’il dépense dans ces spirituelles et vives caricatures semblait suffisant pour entreprendre et mener à bien une plus large peinture.

Les ridicules qui l’ont offusqué méritaient sans doute d’être repris comme il l’a fait, mais sa force d’observation satirique était digne d’un champ plus étendu. On a l’impression qu’il pouvait donner une grande peinture de la société, et qu’il s’est attardé à n’en étudier qu’un coin restreint, en dressant un catalogue piquant des vanités mondaines et des snobismes.

Quelques méchants bas-bleus, quelques snobs affolés méritaient-ils cette dépense d’esprit, cette curieuse attention, ces attaques réjouissantes ou cocasses ? Ne fournissent-ils pas une matière de peu de poids aux volumes, si plaisants soient-ils, où ils sont mis en pièces, et malmenés comme des rats que secoue un terrier. Malgré l’agrément de ces brillants ouvrages, ne leur souhaiterait-on pas plus de substance ? On ne saurait décider.

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Si d’ailleurs les œuvres critiques de M. de Montesquiou, tant morales qu’esthétiques, se présentaient différemment, elles sembleraient moins exactement liées à son œuvre poétique. Elles naissent comme celle-ci de sensations extrêmement vives que traduit un travail intellectuel vigoureusement conduit. L’art de M. de Montesquiou, issu de la sensation, s’efforce beaucoup moins à la provoquer qu’à faire comprendre ce qui la suscite. Il tire de là un caractère d’intellectualité qui le différencie sensiblement de l’époque qu’il représente d’autre part avec exactitude, et qui est extrêmement gourmande de sentir.

Toutefois ce que nous appelons ici intellectualisme ne gouverne point l’œuvre critique du poète aussi solidement que son œuvre poétique dont nous avons décrit le grand air architectural. L’ensemble des essais de M. de Montesquiou n’est point si fortement charpenté. À qui le considère dans son ensemble, il apparaît un peu éparpillé, un peu hasardeux ; il a un certain air décousu, une allure dégingandée desquels nous ne pensons pas faire un grief à l’auteur, puisque ce sont eux qui font sentir jusqu’à l’évidence que M. de Montesquiou n’écrit rien que par humeur, par besoin, avec une sorte de caprice volontaire, un peu dédaigneux, un peu amateur.

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Nous n’aurions pas voulu prononcer à propos de M. de Montesquiou le mot amateur (ce joli mot dont on a fait une injure10) précisément parce qu’on le lui a adressé fort injurieusement — c’est-à-dire avec une suprême injustice. Chose étrange, un homme qui aurait pu facilement être autre chose que ce qu’il est (un pur homme du monde, par exemple — comme on sait avec surabondance qu’il en pouvait être un) les confrères qu’il s’est donnés hésitent à le reconnaître pour un des leurs, et le public montre la même hésitation.

Longtemps après que ces risibles chicanes eurent fait leur bruit, le riche amateur de M. Valéry Larbaud remarqua que le mérite accablé par la richesse s’élève lentement. Il fallut un long temps pour reconnaître celui de M. de Montesquiou.

Confessons qu’il est incontestable, maintenant que son œuvre, sans être close, commence à se profiler en silhouette définitive, que ses derniers recueils — inspirés par la guerre — lui ont ajouté une couleur d’émotion profonde qui manquait aux livres de sa jeunesse, et qu’il a su rencontrer dans quelques essais récents des accents plus apaisés d’une sérénité noble et désabusée11. Sa carrière se poursuit, significative, retirée, toujours digne.

Notoire sans être illustre, on ne voit point qu’il se trouve placé sur le premier rang — mais la plupart de ceux qui s’y rencontrent l’occupent à tort et le perdront quand les jugements littéraires se trouveront révisés. Plus heureux qu’ils ne le seront alors, M. de Montesquiou peut être assuré de ne se point voir dépossédé de la place qu’il occupe dans la galerie des Originaux et des Beaux-Esprits de ce temps. Il semble quelque capitan, quelque maréchal des belles-lettres, comme notre littérature moderne en possède deux ou trois qui l’armorient de leurs gestes outrancière et de leurs noms décoratifs.

Nous ne les prononçons pas ici, parce qu’ils se présentent d’eux-mêmes à toutes les mémoires.

Courteline

Les grands auteurs comiques jouissent d’un rare privilège : ils peuvent réunir les suffrages de la foule avec ceux de ce petit nombre que les suffrages de la foule suffisent à mettre en défiance. Ils charment à la fois le profane vulgaire et celui qui l’éloigne et le hait ; ils n’enchantent pas moins Orphée que les bêtes. Bien plus, le sentiment populaire devient ici l’un des considérants du jugement des raffinés, et personne d’entre eux ne trouverait réellement comique ce qui n’aurait pas auparavant fait rire tout le monde.

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L’œuvre de M. Courteline pourrait faire l’objet d’une étude en trois points, où l’on examinerait successivement par où il convient à la foule, par où au petit nombre, enfin par où à tous les deux ensemble. Mais faire preuve d’une si lourde pédanterie à l’occasion d’ouvrages qui en sont si complètement exempts serait un rebutant contresens.

En effet, nul autre écrivain, dans une époque où on les voit tous si gonflés de leur importance, comme de celle qu’ils attribuent à leurs travaux, n’a paru mener les siens avec moins de prétention ni de préméditation. Il n’étale point de théorie ou de système dans ses œuvres qui ne semblent point disposées sur un plan d’ensemble. Elles lui vinrent au hasard, par aventure, abondantes ou moins riches selon les saisons, comme à un pommier ses moissons.

Il n’a même pas toujours pris la peine de nous fixer exactement sur leur vraie nature. Telle qui, dans un recueil, est donnée pour une pièce de théâtre, apparaît dépourvue de ce titre dans un autre.

Il se préoccupe si peu des scoliastes qu’un lecteur attentif ne se retrouve pas sans peine dans la suite de ses écrits. Établir leur succession serait tout un travail : on a peine à les dater, — ce qui n’importe guère, puisque M. Courteline est et fut toujours égal à lui-même.

Quant à ses éditions originales ou pré-originales, on en ignore tout. Les antiquaires les négligent, que l’on vit dans ces dernières années faire une prodigieuse fortune à du bouquin de bien moindre valeur. L’édition de luxe, cette autre manie de la bibliophilie moderne, s’empara d’un seul de ses ouvrages, à notre connaissance. En revanche, leurs éditions populaires se multiplient, — et les tirages montent.

Que tout cela déjà est original et particulier !

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De même que l’on a quelque peine à se retrouver dans la succession de ses œuvres, on ne saurait exactement dans quelle catégorie d’écrivains le ranger. On ne dirait pas avec justesse que l’auteur du Train de 8 h. 47 ou de Messieurs les Ronds de Cuir est un romancier. Pareillement, et quelle qu’ait été leur réussite sur la scène, on ne peut avancer que le Client sérieux, la Paix chez soi, ni rien de ce qu’a fait représenter M. Courteline — Boubouroche excepté — soit ce que l’on appelle communément du Théâtre. L’on ne voudrait pas davantage tenir ses ouvrages pour des contes, pour la seule raison qu’ils sont généralement de proportions restreintes. Et cependant, je crois bien que c’est un conteur que l’on doit voir en cet auteur.

Oui, il conte. Tout ce qu’il écrit a le mouvement et la sonorité de la chose orale. Son style a des intonations. Que ses récits soient brefs comme une nouvelle à la main, ou étendus aux dimensions d’un volume entier, on se croit toujours sous le charme d’un narrateur cordial près de qui l’on vient s’asseoir familièrement. On l’écoute sans se lasser, on s’émerveille : on rit.

Il ne conte cependant que des choses fort ordinaires, sans s’efforcer de tenir l’esprit en suspens par des apprêts d’intrigue ou de le surprendre par un dénouement ménagé. Il ne déroule que de petites histoires de femmes ou d’ivrognes, que des souvenirs de régiment ou de bureau, de théâtre ou de café : les mésaventures quotidiennes de la vie la plus modeste. Par où donc établit-il son irrésistible empire sur la foule de ses auditeurs ?

Par deux précieuses qualités, que peu d’auteurs ont possédées au même degré que lui : une force comique d’une rare puissance, un art exceptionnel de créer et de marquer des types.

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Nous n’allons pas tenter ici d’analyser la force comique. C’est un grand don des Muses, comme le lyrisme ou l’éloquence, desquels il arrive souvent qu’elle participe. C’est moins une forme d’esprit, qu’un trait obscur et profond du tempérament. Elle conduit celui qui la possède, non pas à ne voir que le comique des choses, mais au contraire à envisager toutes choses sous l’angle du comique.

Autrement s’expliquerait-on que M. Courteline fasse rire ? car cet écrivain, à qui l’on applique l’épithète absurde d’auteur gai, est profondément pessimiste et d’expérience morose. La vie ne lui semble pas drôle, et il n’enregistre que des incidents amers ou douloureux. Quels que soient cependant ceux dont il fait la matière de ses anecdotes, il déchaîne le rire.

Ce qu’il conte est navrant ou mélancolique : on rit. C’est pénible, honteux ou funèbre : on rit encore. Voici des amants bernés par des femmes méchantes, des jeunes gens qui souffrent, des misérables hués, de pauvres garçons menés au conseil de guerre par la plus sotte fatalité : on rit. Voici, selon sa terrible expression, l’homme de bien bafoué , voici la justice impotente et l’ordre moral qui grince, voici des fous, des assassinats, des enterrements : on rit toujours et de plus belle. Ah ! grand merci !

Si l’on ne nous faisait pas rire de tout cela, que ne nous en ferait-on pas penser !

M. Courteline par le spectacle de la surprenante méchanceté des hommes à laquelle fait seule contrepoids leur bêtise insondable . Son cœur ingénu s’est empli contre eux de rancœurs irréconciliables .

Becque ou Mirbeau ne furent point plus cruels.

Mais tandis qu’ils s’efforçaient, semble-t-il, de répandre ou de faire partager leurs indignations, M. Courteline, moins âpre de verve, moins échauffé par sa bile, moins naïf peut-être, et ne prétendant pas à châtier les mœurs, se contente de les dépeindre en goguenardant.

Il ne brandit pas à grands gestes le fouet d’une ambitieuse satire. À peine cherche-t-il l’exactitude. Il transpose toujours. Ses personnages ont une conscience diminuée. On peut même dire qu’ils ne sont qu’à demi conscients, et qu’ils figurent réellement des marionnettes : les Marionnettes de la vie , suivant l’expression choisie par lui pour les désigner.

Cette façon de peindre contient une des sources les plus secrètes et les plus originales de son comique. Les gestes saccadés de ces petits personnages, ce qu’ils ont de passions ou de sentiments, suscite un rire sans remords. Car nous nous divertissons librement des mésaventures survenues à des êtres qui ne sont pas exactement à notre image. L’outrance de la caricature écarte l’esprit de ce qui s’y joint de véridique, et le rire demeure allègre et franc, malgré la tristesse mêlée à ce qui le provoque.

Cette transposition met une autre ressource au service de qui l’emploie. Elle permet, en détraquant davantage par degrés les ressorts de la marionnette, de s’évader soudain dans la fantaisie ; et, par une insensible transition, de passer d’une peinture très approchée, à une irréalité folle, au caprice d’imagination éperdu. C’est ainsi que l’on voit par exemple certaine querelle conjugale s’achever chez lui, dans une burlesque apothéose, embrasée de feux de bengale.

Le comique de M. Courteline ne réside pas uniquement en ces moyens raffinés. Il en a d’autres plus extérieurs, et d’abord toutes les ressources drolatiques du style. Il a le génie de l’alliance de mots cocasses, celui de la comparaison discordante, qui toutes deux agissent sur les nerfs d’une façon presque aussi irrésistible que le chatouillement. Il a l’art d’utiliser, dans des périodes à grande cadence, un vocabulaire en parfait désaccord avec leur tour oratoire. Il sait encore faire brusquement tourner un développement soutenu et terminer en pirouette ou en nasarde le geste cérémonieusement commencé. Très fréquemment enfin, il use d’une ironie volontairement lourde, sensible à tous et saisie par chacun.

Tout ce dehors est assez gros, mais on ne saurait s’en plaindre, car ce trait appuyé convient parfaitement au large dessin de l’auteur. Et c’est peut-être ici que nous touchons ce qu’il y a de plus rare dans son talent.

Il plante ses personnages avec une sûreté de touche et une décision qui leur donne immédiatement un air de généralité supérieure. Il ne nous présente pas un adjudant, un chef de bureau, un expéditionnaire, mais l’adjudant, le chef de bureau, l’expéditionnaire.

Bien plus, par-delà les accidents professionnels, c’est l’homme même qu’il atteint et démasque.

Par là, il restitue à ses créatures l’humanité dont il les avait en partie dépouillées. Le visage de ses marionnettes est pétri par un sculpteur prodigieusement habile, et la voix qui les anime convient à la plus grande enceinte. Du reste, on l’a bien vu : chez Molière, M. Courteline est comme chez lui.

La simplicité des données qu’il choisit, l’universalité pourrait-on dire de ses thèmes, ajoute encore de l’ampleur à son art.

On la remarque surtout dans ses ouvrages pour le théâtre. Ils ont une plénitude, une densité qui sont d’autant plus frappantes que ces pièces, ces saynètes sont généralement de fort petites dimensions.

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Sarcey, on s’en souvient, accusait jadis M. Courteline de paresse et l’exhortait à prendre son courage à deux mains et à employer les qualités qu’il lui reconnaissait, dans une grande comédie qui aurait été un chef-d’œuvre. Étrange, éternel aveuglement des critiques, qui ne peuvent confesser sur-le-champ la nature de chef-d’œuvre que possède ce qu’on leur soumet.

Par ces regrets flatteurs, Sarcey reconnaissait bien cependant la valeur réelle de ces créations. À qui d’ailleurs échapperaient la qualité de ce langage théâtral abondant et dru, les larges traits de cette représentation du monde, l’éclat et la vivacité avec lesquels sont dépeints ici, l’imbécile fatalité de la vie et l’éternelle malignité des femmes.

Classique est l’épithète qui vient naturellement aux lèvres quand on parle de cet art. Mais nous n’userons pas de ce mot mal défini dont il nous paraît que l’on fait, comme de plusieurs autres, un étrange abus. Pareillement, chacun se flatte de comparer M. Courteline avec Molière, et il est vrai de dire que M. Courteline supporte presque cette écrasante comparaison.

Il nous semble cependant que ce soit plutôt la veine même des vieux auteurs de farces et des conteurs de fabliaux (dont Molière était nourri) qui reparaisse en M. Courteline, toute fraîche après des siècles. La brièveté de ses ouvrages, leur tour burlesque, l’impression qu’ils produisent, tout en eux restitue ces œuvres d’antique gaieté.

Et plus exactement encore, si nous voulions jouer au jeu frivole des comparaisons, c’est avec Daumier que nous songerions à le mettre en parallèle. Chez l’un comme chez l’autre, on retrouve ces personnages à gesticulation de pantins excessifs et à visages profondément travaillés par la douleur, l’illusion ou la manie. Tous deux nous montrent les mêmes juges bouffons, les mêmes avocats ridicules, et des acteurs grotesques, des rapins, de médiocres bourgeois stupides ou querelleurs.

Ils se servent, chacun dans son art, d’un dessin sobre et solide, de cette touche infailliblement posée qui n’appartient qu’au talent supérieur. Tous deux enfin se sont dépensés sans compter dans les journaux (en un temps où ceux-ci étaient réellement littéraires et artistiques) et, trait plus curieusement commun, le public les a longtemps tenus pour de simples amuseurs avant de reconnaître et de confesser leur profondeur et leur maîtrise.

Monsieur Lavedan rhétoricien

On pourrait dire de Monsieur Lavedan, mais ce serait bien rapide, qu’il a débuté en faisant des mots, et qu’il finit en faisant des phrases. Par les uns il a gagné une réputation d’homme d’esprit, par les autres d’essayiste, et presque de penseur : voilà le jeu des apparences.

Convenons-en d’ailleurs avec bonne, grâce : il y a de ses mots qui sont bons, de ses phrases qui sont bien faites, et s’il faut lui reconnaître en outre, au moins une qualité certaine, ce sera d’avoir fait preuve, tout le long de sa carrière, d’une continuité de vues dont on est obligé de lui faire un mérite. Il est, en effet, demeuré fidèle à lui-même, et par exemple s’est toujours montré moralisant (je ne dis point moraliste) alors même qu’il s’attardait avec complaisance dans la peinture des mœurs qu’il offrait à la réprobation. Le spectacle de la Haute, pour employer son expression, l’a toujours émerveillé — que son émerveillement se soit manifesté, comme jadis par la satire, ou par la vénération, comme à présent. — Qu’il ait fait des épigrammes contre l’ancienne loi de trois ans, ou qu’il exalte l’aviation, il a toujours senti vivement l’intérêt des choses militaires, et il a toujours fait montre de ce patriotisme ardent à vrai dire, mais assez peu orthodoxe, que l’on trouve dans les bagages de toute personne qui pense bien.

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Sans doute ne nous viendra-t-il jamais à l’esprit de faire à quelqu’un grief de ne pas penser plus que bien, ni mieux. Pense qui peut, et comme il peut. Celui-là même qui ne pense rien, avec réserve et modestie, sait encore être parfois très estimable.

Mais Monsieur Lavedan cache l’absence, le vide de sa pensée à force de verbiage et de verbalisme. Ce sont les deux choses qui sont le plus haïssables, et c’est par elles qu’il irrite. Inapte au jeu des idées, il connaît fort bien les règles de celui des mots. Il les applique. Il sait admirablement gonfler un exorde, construire des périodes, les cadencer même et leur donner du nombre, les varier d’incidentes et puis au bout du compte faire retentir une péroraison ou placer un épiphonème. Mais il n’a jamais de quoi remplir ces cadres qu’il établit si aisément. Quelle que soit la substance offerte à ce chroniqueur par l’actualité, les pages qu’il en devrait nourrir ne sont emplies que d’une rhétorique puérile, et, empruntant à La Harpe une belle et pertinente expression, nous dirons que l’on n’y découvre rien qu’un misérable effort d’esprit pour ne rien dire.

Monsieur Lavedan connaît tous les trucs propres à détourner, au profit d’une singularité de la forme, l’attention du lecteur qui allait remarquer une banalité dans le fond, et il met en œuvre, à cette fin, les plus fades artifices. Il assourdit par ses énumérations, écrase sous les épithètes, et assomme d’amplifications. Il déborde de métaphores, pratique l’antithèse, et réussit l’antimétathèse. Quel style que le sien !… Ne l’avons-nous pas vu, par une hardie antonomase, faire de M. de Fouquières un Carnot : Le Carnot des cotillons12.

Il n’use d’ailleurs pas moins heureusement de la paralipse, de la prolepse ou de l’antéoccupation. Des plus sèches fleurs de rhétorique il se fait des parures, et demeure toujours rhétoricien — au plus triste sens du mot — je veux dire que s’il connaît les recettes du style et de l’éloquence, il ne possède ni la passion d’un écrivain, ni la persuasion d’un orateur, ni leur flamme, ni leur inspiration. Jamais il n’est inspiré. On sent toujours l’homme qui se force. C’est un batteur de mots. Il les entasse, les accumule, les prend au propre, au figuré, à rebours par mégarde, il les confond même13 — il les colle les uns contre les autres. — Ah ! quel débordement de constructions appositives ! Il en use jusqu’à la profusion, jusqu’à l’excès, jusqu’au dégoût.

Et si l’on ne se laisse point abasourdir par ce déballage de pacotille, que l’on aille un peu chercher ce que recouvre cette camelote bariolée, on ne trouve rien de solide dedans, ni de sérieux dessous : pas de philosophie, point de sens social, une politique de bienséance, une esthétique de complaisance, ce rien de culture et d’érudition qu’ont la plupart des collectionneurs, rien qui approche de l’abondance anecdotique de feu Claretie, point de hauteur ni d’ingéniosité dans les vues, ni d’ampleur. Et comment en attendrait-on d’un esprit qui semble au contraire rapetisser à ce quoi il s’applique, qui diminue ce qu’il considère, qui rétrécit par exemple le paysage de la Cité, jusqu’à n’être plus qu’une toile de maître, et qui, pour notre effarement, trouve que les pierres du Palais-Royal ont l’air d’être en carton-pâte14. Et quelle élévation pourrait avoir un homme qui se demande avec gravité si l’on apprivoise les mouches, et qui nous apprend de même que la pluie mouille ?

Il est le disciple insuffisant de tous les maîtres écrivains, il se croit de la famille de Bossuet parce qu’il allonge des périodes, et il ne remarque point que son style boursouflé, surchargé d’ornements vains, maniéré15 et pour tout dire décadent, ressemble au grand style classique à peu près comme à Versailles ou à Trianon, une contrefaçon exotique ou tudesque. Ah ! que n’a-t-il médité ce mot de Vauvenargues : Lorsqu’une pensée est trop faible pour porter une expression simple, c’est le signe pour la rejeter .

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N’oublions pas le théâtre de Monsieur Lavedan ; ce serait d’une inconcevable étourderie, puisque c’est précisément la représentation de l’un de ses ouvrages16 qui nous a poussé à mettre en ordre les quelques réflexions qu’il nous avait inspirées jusqu’ici.

Il est bien vulgaire, ce théâtre. La dramaturgie dont il relève est bien surannée, et l’on a quelque surprise à constater chez un auteur moderne une pareille pauvreté de moyens, à voir qu’il use, pour représenter la réalité contemporaine, d’un si grossier romanesque : hasards providentiels qui mettent les personnages en présence, correspondance avec des inconnues, maris gênants qui meurent à point voulu, sans oublier les reconnaissances et les changements d’état civil au dénouement.

On y retrouve tout un personnel de convention qui a traîné partout, aristocrates ruinés et charmants, bourgeoises évaporées, et la jeune fille honnête sous ses dehors légers ; une abondance de duchesses qui seule est particulière, mais qui est rachetée par une abondance de douairières de convention ; des grues bonnes filles, et le garde-chasse avec l’ancien officier sentimental, et l’enfant illégitime élevé à l’étranger, et le médecin libre-penseur, et le financier inévitablement juif : tous les pantins du répertoire. Or, si Monsieur Lavedan a dit quelque part : La Vie n’est pas le Répertoire , on a grande envie de lui répliquer par une antimétathèse qui certainement lui est venue à l’esprit : Le Répertoire n’est pas la Vie.

Rien n’est si éloigné de la vie que ce théâtre : il n’en a ni le tumulte, ni la résonance. Derrière ces ouvrages sans épaisseur, on ne sent ni l’observateur qui fait part de son expérience, ni le passionné qui communique ses émotions. Ils ne sont alimentés par aucune source ardente. On n’a pas l’impression que Monsieur Lavedan ait rien vu ni rien observé. A-t-il vécu seulement ? On en doute.

Tout ce qu’il nous présente lui sort de l’intelligence et son intelligence n’est point dominatrice. Ce qu’elle enfante, à défaut de la chaleur vivante, n’a pas même la froideur parfois enivrante de l’abstraction. Monsieur Lavedan n’est point abstrait, mais simplement dénué d’existence. Ses personnages ne sont que des fantoches traversés par un flux verbal intarissable. Ils ont comme leur auteur la passion des mots. Ce sont les mots qui leur servent de sentiments ou d’âme. Sans doute ont-ils un dictionnaire à la place du cœur. Dans les scènes les plus violentes, ils échangent des épigrammes, et ne peuvent se retenir, au moment qu’on voudrait les voir émus, de forger encore des néologismes.

De pareils défauts sont d’autant plus choquants que l’on voit bien que les desseins de Monsieur Lavedan étaient plus ambitieux. On remarque qu’il a la volonté de forger des formules frappantes : elles ne restent point dans l’esprit. On voit qu’il s’exerce à la tirade qui porte, la tirade à la Beaumarchais : ce n’est toujours que rhétorique sans fonds d’idées ni de passions. On constate qu’il fait tout le possible pour créer des types : il y échoue. Il ne parvient pas même à douer les figures qu’il façonne de cet ensemble de traits particuliers et constants qui établissent une sorte de parenté entre les créations diverses d’un esprit original. Les amoureuses de Donnay, par exemple, ou les héroïnes de Paul Hervieu (pour ne prendre nos termes de comparaison que dans l’Académie française) sont des créatures littéraires nettement déterminées, et qui ont une existence propre. Jamais il ne viendra à l’esprit de personne de se référer aux personnages ou aux femmes de Lavedan pour définir une réalité quelconque.

Ces tares fondamentales du théâtre de Monsieur Lavedan ne sont point rachetées par des qualités ou des agréments accessoires, et ces comédies ennuyeuses par le fond ne sont point divertissantes par leur agrément ou leur adresse extérieurs. Elles sont d’une gaucherie remarquable. Les personnages pataugent dans des intrigues mal agencées, et n’en sortent pas. Les invraisemblances s’accumulent, au point de retirer tout effet à l’enchaînement des épisodes.

Que nous voici loin de la virtuosité théâtrale de certains écrivains. Sans les acteurs pour qui ces pièces ont été chacune écrites, elles ne tiendraient point trois mois l’affiche, comme elles font. Quand ils les abandonnent, elles s’abolissent d’elles-mêmes, elles s’affaissent, sortent de la mémoire, et il y en a dont Monsieur Lavedan lui-même ne veut plus se souvenir.

M. Paul Bourget.
(À propos de trois de ses romans)

Trois des romans que M. Bourget a publiés depuis la guerre se déroulent dans son atmosphère ou sous sa menace, mais ne s’y rapportent point.

Ce sont trois drames de la conscience religieuse.

Le tourment religieux est certes une des plus riches matières qui puissent s’offrir à la curiosité du psychologue, et l’on comprend aisément, que dans l’époque où nous vivons, il travaille certaines âmes avec une insistance particulière.

Dans les livres qui précèdent ces derniers, M. Bourget avait étudié d’une façon souvent frappante les tribulations d’âmes religieuses mises en contact avec les passions ordinaires de la vie. Il aborde ici des sujets d’une plus grande élévation et d’une généralité supérieure. Les trois livres que voici ne tendant à rien moins, en effet, qu’à instituer des parallèles entre la religion et l’athéisme, constituent de violents réquisitoires contre celui-ci et de brillants plaidoyers en faveur de celle-là.

À cela, rien que de légitime. De pareils sujets ont de l’envergure. Aucun esprit curieux ne peut s’en désintéresser. Le monde se trouve à jamais partagé entre les âmes que le sens religieux pourvoit de ses consolations, et celles dont il est absent.

Quand le hasard des circonstances oppose ou confronte ces âmes incompatibles, on voit se dérouler des drames dont la violence ne le cède à aucun de ceux qu’engendrent les autres passions de l’âme.

Comment ne pas suivre avec curiosité de si ardents débats ? Et quand un écrivain habile comme l’est M. Bourget prend le soin de les exposer, si notre satisfaction n’est pas entière, d’où vont venir nos objections ?

Peut-être de son habileté même.

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Nous appelons habileté, chez M. Bourget, un ensemble de traits qui donnent à son talent un de ses caractères frappants, sinon le meilleur.

Dès ses premiers ouvrages, on remarqua l’ingéniosité de leur structure, la dextérité avec laquelle étaient établies les fables qu’il inventait. Il fallut admirer cette architecture ou plutôt cette charpente romanesque, la sûreté de main avec laquelle étaient disposés les ressorts de la composition, leur force et leur mise en œuvre.

Aucun professionnel du roman romanesque ne possède plus entièrement les ressources techniques de son métier.

Or les romans de M. Bourget prétendent à autre chose qu’à passer pour des fictions romanesques. L’auteur, à l’époque où il ne se servait pas du roman pour soutenir ou illustrer une thèse, se proposait d’y étudier des cas psychologiques déterminés. Avant d’être un doctrinaire, il voulut être, suivant une de ses expressions, « un naturaliste des esprits ».

La réunion des qualités qu’il faut pour pousser des recherches en des directions si distinctes surprend, — car ce n’est pas l’ordinaire du roman d’analyse d’être machiné comme un roman d’aventures. Le suprême en est au contraire d’avoir une entière simplicité de lignes et un parfait dénuement d’épisodes.

Pourtant, cette alliance imprévue dut contribuer (ainsi que d’autres éléments qu’il ne faudrait pas négliger dans une étude plus approfondie) à la première réussite de l’auteur, et l’on ne pourrait affirmer qu’aujourd’hui encore, le succès du Sens de la Mort, de Lazarine, et de Némisis ne tienne pas autant à leur caractère mélodramatique qu’à la hauteur des problèmes moraux qui y sont étudiés.

On aurait pu s’attendre en effet, qu’en abordant des sujets d’une semblable élévation, la manière de l’auteur s’épurât, qu’il renonçât à certains agréments extérieurs et se défît des complications de l’intrigue et de la péripétie. Il n’en a rien été. Ces romans édifiants sont de la même main qui écrivit autrefois des romans mondains. Leurs imbroglios sont de même nature, peut-être même plus savants, et témoignent toujours de la même imagination.

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Cette imagination romanesque et violente fait peut-être partie du fond le plus intime des qualités de M. Bourget et l’on peut penser qu’il ne se fit psychologue que par un effort de volonté appliquée. Ainsi, on voit des hommes que leur tempérament inclinerait facilement vers les vices, et qui, par un travail constant qu’ils exercent sur eux-mêmes, parviennent cependant à vivre moralement et avec honneur.

Mais ce qu’il y a de discordant dans cette juxtaposition d’éléments si peu semblables, est pour quelque chose dans le malaise que l’on ressent en présence des ouvrages les plus réussis de M. Bourget, le Disciple, par exemple, ou André Cornélis. Le raccourci du mélodrame déçoit celui des lecteurs qui ne s’intéresse qu’aux péripéties, sa violence blesse celui qui ne se soucie que du mouvement des âmes17.

Sans doute, des écrivains comme Balzac ou Stendhal qui ne sont pas de débiles psychologues, et dont l’influence sur M. Bourget est sensible — d’ailleurs avouée, — ne méprisent pas les données bizarres, ni les intrigues mouvantes et compliquées. Eux aussi possèdent une imagination tumultueuse, mais dont l’effet principal est de noyer, pourrait-on dire, leur sujet dans le grouillement infini de la vie que l’on sent présente alentour de leurs œuvres. Jusqu’au dénouement, on croit que les portes vont s’ouvrir sous la poussée d’événements ou de personnages imprévus. On le redoute.

On n’a pas cette anxiété chez M. Bourget, et dans sa compagnie l’on ne se sent pas menacé par l’intrusion formidable de la réalité. Par toute son industrie, au contraire de ces maîtres, il isole soigneusement son sujet de la vie, il le détache, n’expose qu’un cas nettement déterminé. À leur exemple, s’il étudie la matière vivante, il la réduit d’abord en une sorte de préparation anatomique, puis il la glisse sous son microscope de psychologue. De là, l’allure morne et desséchée de ses meilleurs livres ; nul grand courant d’air ou de passionne les anime : leur dénouement, rigoureusement concerté, ressemble au résidu que l’on trouve à l’issue d’une expérience chimique adroitement exécutée.

Par ce trait il s’apparente à un écrivain qu’avec sa clairvoyance critique, il étudia dans ses Essais de Psychologie contemporaine, à Dumas fils ; et nous ne considérons pas comme désobligeante cette comparaison sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, car parmi les figures moyennes de notre littérature, peu sont plus estimables.

Mais nous ne nous proposons pas d’examiner dans son ensemble l’œuvre de M. Bourget, et dans cette esquisse nous voulons simplement dégager les raisons qui rendent l’habileté de l’auteur nuisible, non pas au succès, mais à la qualité de ses œuvres.

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Le Sens de la Mort, le premier en date de ces trois ouvrages, celui aussi qui devrait avoir la plus haute portée, dépeint les agonies parallèles d’un croyant et d’un athéiste.

Lazarine montre un cœur d’homme qui passe de l’amour d’une athéiste à l’amour d’une croyante.

Némésis enfin fait voir un croyant qui se délivre de l’amour d’une athéiste.

Sous la surcharge abondante des épisodes et des développements, la composition de ces ouvrages apparaît au fond très simple, et disposée avec une symétrie dont l’artifice un peu élémentaire prête aux oppositions significatives. On devine qu’elles abondent. On devine également que dans le personnel de ces romans les croyants sont dépeints en possession de toutes les vertus, les athéistes chargés de toutes les tares et de toutes les faiblesses. À peine l’auteur concède-t-il l’intelligence à quelques-uns d’entre eux.

Mais on se souvient que, dès le Disciple, en 1889, M. Bourget dénonçait les méfaits de l’intelligence.

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Nous ne sommes point l’ennemi des partis pris, et ne voulons point reprocher à M. Bourget les siens. Ce qui nous paraît regrettable c’est que tout leur artifice ne serve qu’à présenter, à la fraction de la société qui pense comme lui, un miroir où elle se considère avec satisfaction. Quel soin superflu ! N’est-ce pas de ceux qui pensent autrement que nous, que nous devrions nous préoccuper ? N’est-ce pas eux que nous devrions tendre à convaincre, eux, à qui nous devrions démontrer le bien-fondé de nos thèses, n’est-ce pas enfin leur approbation qu’il nous importe d’entraîner.

Or, au moins faudrait-il pour y parvenir entrer avec intérêt dans les idées adverses, et les faire chaleureusement siennes le temps de les exposer. M. Bourget n’est point capable de cet effort d’objectivité, et si le croyant qui lit ses livres, s’y reconnaît, et y retrouve ses façons de penser et de juger, l’athéiste juge infirme toute son argumentation parce que la peinture qui devait le représenter n’a point d’exactitude ni de fidélité.

D’autres penseurs catholiques, Lacordaire par exemple ou Joseph de Maistre, n’ont pas redouté de faire allusion au véritable athéisme, et à reconnaître sa profonde sincérité. Sans doute ne l’ont-ils fait que d’une façon fugitive, sans s’appesantir sur cette dangereuse conformation d’âme. Mais le seul fait de la constater donne par ailleurs une bien plus grande force à leur dialectique, et fait d’eux des contradicteurs d’une autre taille et de plus ample envergure. M. Bourget ne va-t-il pas jusqu’à contester la bonne foi du libre-penseur matérialiste18.

C’est plus que de l’habileté.

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Méprisant à ce point ses adversaires, on ne s’étonne plus de la peinture qu’en peut faire M. Bourget. Le Dr Ortègue, Thérèse Alidière, la duchesse de Roannez, ont des âmes d’une noirceur qu’il est juste, étant donnée l’inspiration des romans où elles apparaissent, de qualifier d’infernale. Et l’habileté de l’auteur consistant essentiellement à confondre ici la libre-pensée avec l’absence de tout contrôle moral, ces personnages accomplissent, avec une conscience de ce qu’ils font particulièrement odieuse, les actions les plus équivoques ou les plus répréhensibles. Ortègue veut entraîner sa femme au suicide ; Thérèse Alidière, par caprice sensuel, brise la vie de Lazarine ; la duchesse de Roannez enfin est infanticide.

Et ce sont là les plus estimables figures que M. Bourget prête à ses adversaires. On sent qu’il tolère encore dans son cœur une certaine sympathie à l’endroit de ces créatures. Mais il exerce sa verve la plus cruelle sur leurs comparses. Le sinistre crétin alcoolique et opiomane qui sert d’amant à Thérèse, les anarchistes louches qui rôdent autour de la duchesse de Roannez dont les uns sont des bolcheviks avant la lettre, et les autres de purs espions, n’accomplissent évidemment leurs méfaits que parce qu’ils relèvent de la libre-pensée. Par un surcroît d’ingéniosité M. Bourget, pour rendre sensible la hideur de certaines façons de voir, va jusqu’à les faire professer par un être physiquement hideux et difforme, le nain Bellagamba, personnage pittoresque d’ailleurs, décoratif et fort bien venu.

Représentés par des champions si habilement choisis, l’athéisme et la libre-pensée sont défaits d’avance. Il n’y a pas de discussion possible : la conclusion est évidente dès l’exposé des termes.

D’autant plus que dans le camp symétriquement adverse sont disposées des créatures auxquelles l’auteur n’a pas ménagé les splendeurs morales.

Le lieutenant Le Gallic, Lazarine et sa famille, Hugues Courtin sont présentés si habilement (ce mot revient souvent, mais qu’y faire ?) qu’on ne les aperçoit que par leurs vertus. Quand on fait allusion aux redoutables colères du colonel Emery, on oublie que la colère est un péché pour ne voir dans ces violences que les manifestations extrêmes d’une âme ardente et droite, et dans un ordre de circonstances plus grave, on s’étonne de voir M. Bourget s’inquiéter si légèrement de ce que Courtin peut avoir de responsabilité dans le crime qui accable la duchesse de Roannez.

Cela s’explique cependant. On incline naturellement à l’indulgence envers les créatures que l’on préfère.

Ce qui est moins compréhensible, c’est de voir qu’on les doue d’une simplicité d’âme et d’intelligence élémentaire. M. Bourget en fait des personnages d’une seule pièce, exempts de complication ou de nuances psychologiques. Une seule idée commande leurs mouvements et les gouverne. Rien n’est si artificiel ni moins vivant.

En sorte que, si l’accumulation des traits destinés à rendre haïssables les tenants de la libre-pensée fausse la peinture qui en est faite et la rend arbitraire, un excès de simplification et de stylisation tend au même résultat en sens inverse à l’endroit des âmes croyantes et religieuses.

Notre propre expérience nous permet de constater le vice de cette peinture et de contester sa vérité. Il nous fut donné de rencontrer des âmes religieuses singulièrement complexes, des croyants dont l’intelligence riche et vivante admettait de multiples curiosités sans que la solidité de leurs principes fût pour cela menacée, des êtres enfin dont la droiture et l’honnêteté foncières ne ressemblaient en rien à ce caractère simpliste d’honnête homme, un peu paysan du Danube que tous les constructeurs de romans ou de drames opposent rigoureusement aux âmes corrompues, et qui, selon les temps et les modes, prend l’aspect d’un voyageur au long cours, d’un explorateur, d’un officier colonial, d’un gentilhomme fermier ou d’un ingénieur. Ce n’est pas faire grand honneur aux croyants d’aujourd’hui de recourir à cette anémique entité pour les peindre — et ce n’est pas non plus se montrer psychologue très clairvoyant.

À l’autre extrémité du tableau, et si nous nous référons toujours à notre expérience personnelle, nous gardons le souvenir de libres penseurs et d’athéistes, parfaites honnêtes gens, qui ne fument point l’opium et ne tuent pas, qui ont une conscience, une règle de conduite, des principes moraux et l’âme stoïcienne dans tout son éclat. Il nous étonnerait bien que M. Bourget n’en ait jamais rencontré — et nous croirions alors devoir le plaindre. Mais nous savons fort bien qu’il en a connu lui-même. Il en a peint. Pas dans ses romans assurément, mais dans ses essais de critique où Stendhal, notamment, figure au premier rang, où le spiritualisme fort peu catholique de Renan est analysé avec une rare pénétration.

D’où vient que le romancier ne se soit jamais essayé à animer dans ses ouvrages des hommes à leur ressemblance ? En voilà certes dont il y aurait eu plus grand mérite à avoir raison, que de Thérèse Alidière, que de la frivole duchesse de Roannez ou même que de l’orgueilleux Ortègue. Sans doute cela aurait été une tout autre entreprise. M. Bourget ne se sentait-il pas de taille à l’entreprendre ? Nous avons de lui meilleure opinion. Qu’il nous permette de le lui dire.

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Si M. Bourget s’est abstenu de ce grand effort, c’est, pensons-nous, pour une autre raison. Son dessein n’était pas de peindre la vie sans parti pris, mais au contraire d’en donner une image qui fût conforme à ses partis pris. Il s’efforça toujours de faire rentrer les données de la réalité dans des cadres préconçus — ce qui le retint d’atteindre la vérité vraie. Voilà pourquoi la vie profonde est absente de son œuvre. Et dans cette soumission de la peinture au dénouement exigé a priori, nous trouvons la ressemblance frappante que nous avons notée plus haut, entre son œuvre et celle de Dumas fils.

Ainsi donc, au terme des réflexions que nous suggèrent ces trois romans, nous retrouvons à peu près la formule qui nous aurait guidés au cours d’une étude générale que nous aurions entreprise de son œuvre. Signe évident de la cohérence de cette œuvre et de la constance de ses directives.

On fait tort en effet à M. Bourget quand on veut établir une division dans sa production, et sans vouloir chercher s’il y a dans sa vie de conscience de quoi justifier cette distinction, il faut reconnaître que les préoccupations qui remplissent ceux de ses ouvrages qui ressortissent à ce que, pour la commodité du discours, nous appelons sa deuxième manière, sont déjà présentes dans les autres, fussent les plus anciens : sa conception du monde ni ses idées n’ont varié, mais certaines d’entre elles ont passé du second au premier plan. Il faut le reconnaître, si l’on veut être juste envers cet auteur à l’endroit de qui bien des gens manquent à l’être.

Nous-même avouons ne pas lui avoir toujours attribué sa juste place : très digne sans être des plus éminentes.

Quand nous commencions à former nos jugements littéraires, Mirbeau se livrait à l’égard de M. Bourget à une série de ces satires verveuses et véhémentes dont sa veine critique renfermait le secret. Nous lui donnions avec enthousiasme notre aveugle approbation. Nous comprîmes plus tard que ce que pouvait se permettre un homme de la taille et de l’âge de Mirbeau nous était interdit, et qu’en tout état de cause nous devions le respect à un écrivain tel que M. Bourget.

Ayant alors repris son œuvre, nous l’avons vue dans son ensemble, telle qu’elle apparaît dans ces derniers livres, forte mais de peu d’attraits, nourrie d’idées mais impuissante à nourrir abondamment l’esprit, contenant plus d’artifice que de vie profonde, extrêmement habile et nous avons montré comment nous l’entendions.

Cette œuvre démontre enfin une grande ambition. L’auteur veut analyser l’âme, et tracer des règles de conduite. Y parvient-il ? Revenant une dernière fois sur l’excellent essai consacré par lui à Dumas fils, nous nous risquerons à dire, en employant les termes qu’on y trouve, que pour avoir à la fois tenté d’être moraliste et psychologue, M. Bourget a manqué à la fois d’être l’un comme l’autre.

Henri de Régnier

Certains talents n’étincellent que dans l’ombre ; c’est leur propre et leur charme. Le demi-succès, l’insuccès et la contestation les rehaussent. Une marge de silence étend l’écho de leur voix ; la demi-obscurité voile leurs attaches et leur étendue.

Si le grand jour de la réputation, si la lumière crue de la notoriété se posent sur eux, leurs traits s’effacent comme il arrive sous un soleil trop blanc. Leurs limites apparaissent ; le charme et le parfum de leur mystère s’évaporent et se perdent sans retour.

Mésaventure cruelle, onéreuse rançon du succès.

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Il est extrêmement difficile, quand un écrivain jouit de toute sa notoriété, au moment où la suite de ses œuvres qui se développent et se répètent a prêté prise à beaucoup de louanges et de critiques, de retrouver par un effort de l’esprit la disposition intellectuelle que l’on avait à son endroit quinze ans auparavant, quand moins fameux mais dans sa fleur, on le goûtait entièrement.

À ce joli moment de sa carrière, M. de Régnier était une des plus considérables personnes du groupe symboliste — dont ce n’est pas ici le lieu de faire l’histoire. Sa figure se détachait avec particularité entre celles des autres écrivains de cette école, mais avec l’école il était contesté, sinon combattu, et ne recueillait l’approbation complète que de ce public spécial, qui pense être d’élite parce qu’il s’informe avec soin des nouveautés littéraires.

Le groupe symboliste était charmant.

Quand on le considère aujourd’hui, d’un peu loin, avec ce repos d’esprit qu’il faut pour juger sainement, et dont on ne dispose qu’à l’endroit de ce qui est passé, on lui reconnaît un délicieux enfantillage, — et il est vrai que de très jeunes hommes le composaient. Cet enfantillage se retrouve dans tous les groupes qui veulent rénover l’art. Il parut chez les romantiques, nous le voyons aujourd’hui chez nos gentils cubistes.

Leur puérilité se remarquait par une flagrante disproportion entre leurs sentiments et leurs modes d’expression, et par une curieuse comédie qu’ils se jouaient de bonne foi à eux-mêmes. On sait que deux grandes influences très dissemblables s’exerçaient sur eux : celle de Wagner, celle de Verlaine — ou plus exactement celle des romans de la Table-Ronde transposés par l’imagination de Wagner, et celle de l’art du xviiie  siècle interprété par la sensibilité de Verlaine.

On reconnaît qu’il y a de la disproportion dans le fait de composer des sonnets avec la matière d’une tétralogie, ou bien de dévider une interminable rhapsodie sur un thème que Verlaine eût épuisé en douze vers au plus. C’est ce que faisaient les symbolistes. Ils se prenaient aussi de très bonne foi pour les chevaliers du Graal, et c’est en cela qu’ils se jouaient innocemment la comédie.

Parmi eux, M. de Régnier faisait comme eux.

Toutefois il ne faut pas les railler trop légèrement, non plus que lui.

Les deux sources d’inspiration qu’ils avaient trouvées sont peut-être les plus authentiquement poétiques qui se soient jamais déversées dans notre littérature. Dans aucune époque précédente, on ne vit une matière aussi riche et aussi abondante mettre à la disposition de l’intelligence et de la sensibilité des réserves pareillement émouvantes et chargées de signification.

Tout au plus aurait-on pu leur reprocher d’avoir créé, en même temps que leur art, le poncif de leur art ; mais ce n’est pas absolument leur faute si les armures d’argent, les anneaux de fer, les philtres, les épées enchantées non moins que les statues dans les parcs, les bassins de marbre les gondoles et les tambourins devinrent rapidement aussi pompiers entre certaines mains que la défroque dont s’encombrent les magasins d’accessoires de l’art classique.

Chez M. de Régnier, tout cela sut conserver sa dignité et sa pleine valeur poétique. Il eut en outre le mérite d’orienter les esprits vers une troisième source poétique non indigne des précédentes : vers les souvenirs de l’antiquité classique. C’est là son apport au symbolisme : il n’est pas négligeable. Il fit faire place dans la poésie moderne à tous les monstres sacrés, à tous les demi-dieux qui peuplent les alentours de la mythologie grecque. Centaures, capripèdes, sirènes, chevaux ailés, nymphes, satyres, héros et bergers, et Psyché et l’Amour passent sans fin dans certains quartiers de son œuvre. Ses contes et ses poèmes ont un air d’églogue héroïque ou d’idylle philosophique. Et comme le contour en est très net, très pur, comme l’atmosphère en est cependant voluptueuse, ces ouvrages ont un air prud’hommien plein de charme. Mais comme ils sont très plastiques et volontiers allégoriques, ces groupes de personnages qui ceignent leur front de bandelettes ou rattachent leurs sandales, qui élèvent des coupes ou qui agitent des torches ont quelque chose d’un peu dessus de pendule — dessus de très belle pendule — de pendule Empire.

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Ne rions pas : nous voulons pour le moment retrouver l’impression que déterminait cet art, dans le temps où, non encore reconnu valable par le plus grand nombre, il y avait lieu de mettre en avant surtout ce qu’il avait de qualités pour le défendre et l’imposer.

En M. de Régnier on reconnut immédiatement un poète : c’est une belle et rare vertu. Il la possède pleinement et l’a sans cesse pratiquée.

Sans vouloir ici définir le poète, constatons que M. de Régnier — tant par la dignité et le choix de ses motifs d’inspiration que par les qualités d’expression mises en œuvre pour les réaliser — peut en paraître le type accompli. Quelque chose qu’il ait abordée dans la suite de sa vie, qu’il soit devenu à ses heures romancier, critique, essayiste, voyageur, toujours les deux grands dons poétiques : le discernement et l’expression se sont manifestés dans ses travaux. C’est par eux qu’il a charmé le public indocile, et s’il a déplu, dans quelques autres moments, c’est encore par des défauts de poète ou par des fautes poétiques.

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Cette source poétique s’épancha tout d’abord en flots abondants assez mal disciplinés. Les recueils de jeunesse de M. de Régnier contiennent nombre de longs poèmes parfaitement ennuyeux il faut l’avouer.

En d’autres époques, les œuvres de début des poètes furent divertissantes. Les Odes et Ballades, par exemple, qui n’auraient pas suffi pour soutenir durablement la réputation de leur auteur, supportent encore d’être lues. Elles sont pleines d’agréments — elles amusent.

Il en va tout autrement des premières œuvres de M. de Régnier — comme aussi d’ailleurs de celles qui parurent au même temps : on peut à peine les relire. Ce sont des ouvrages diffus, obscurs, rudes à la fois et alambiqués, dont le sens se dérobe et qui manquent de signification profonde, en sorte que la peine que l’on prend pour les pénétrer ne trouve pas de récompense. Quoiqu’écrites en vers abondants et harmonieux, ces grandes machines déclamatoires qu’enfanta la fougue juvénile de l’artiste sont la partie la plus caduque de sa production. Elles datent étrangement. Elles sont déjà vieilles.

En effet, elles sont ornées de toutes les vaines parures auxquelles se complaisait l’école, et rien n’est moins éternel que ces enjolivures extérieures. L’affreux mot rare abonde dans ces pages. Steller, fruster, s’accurver, inexhaustible, florescent, défleuraison, gemmal, ondant… étrange vocabulaire fleuri de mauvais goût qui démontre l’aberration des esprits raffinés, en ce temps-là. Ils étaient persuadés que les mots justement choisis avaient moins de pouvoir que ces barbarismes hideux.

Outre le barbarisme, l’école pratiquait certains solécismes délicats : donner par exemple un complément à un verbe neutre pour écrire que la cendre pleut son silence , que le fleuve bifurque son delta , ou que l’étang miroite ses eaux . Cultivant des espèces rares du pléonasme, on redouble par le verbe l’idée qu’exprime le substantif : mon rêve rêvera . Enfin on emploie couramment des prépositions les unes pour les autres : en pour dans ( les papillons sont pris en les fils des rouets ) et parmi pour emmi ( rire emmi les roses ).

En ce qui concerne la prosodie, nous ne critiquerons rien de ce qui est recherche métrique. Mais certains jeux de mots — l’abus de l’allitération19 par exemple — débilitent incurablement l’art et l’œuvre.

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Toutefois ces défauts étaient si communs au moment où M. de Régnier composait les poèmes dans lesquels nous les relevons, qu’on ne peut les lui attribuer en propre et qu’il nous convient mieux de rechercher dans cette époque de sa production l’annonce des admirables qualités qu’il va posséder peu de temps plus tard.

Dès son troisième recueil : Sites, sa personnalité est dégagée, et parmi ces vers encore juvéniles on en trouve qu’il ne surpassera pas en qualité. On discerne déjà ce grand sens décoratif qui le particularise. On rencontre d’espace en espace ces balancements harmonieux et symétriques qui plus tard deviendront si fréquents dans son œuvre qu’ils sembleront presque l’effet d’un procédé. La nuance propre de sa poésie commence à s’y peindre et l’on sait qu’une mélancolie dédaigneuse, un désespoir stoïque, un renoncement volontaire en sont les éléments.

Et l’on remarque aussi dans ces premiers recueils quelques-uns de ses tics de style : la double épithète, la redondance oratoire — et aussi les gaucheries et les rudesses du langage dont il ne parviendra jamais à se défaire.

Trois recueils de vers : les Jeux rustiques et divins, les Médailles d’argile, la Cité des eaux (auxquels on peut en ajouter un quatrième, la Sandale ailée), quelques contes en prose, parmi lesquels ceux dont se compose la Canne de Jaspe, un roman : la Double Maîtresse suffiraient à la gloire de M. de Régnier. Elle serait même d’un incomparable aloi, si sa production s’était restreinte à ce petit nombre d’œuvres à peu près sans défauts.

Mais il est inexplicable qu’il y ait si peu d’auteurs capables d’exercer sur eux-mêmes un contrôle assez rigoureux pour ne donner au public que des ouvrages accomplis. Que l’on jette un regard rapide sur l’ensemble de la littérature, bien peu d’œuvres apparaissent sans déchets ni scories. Une demi-douzaine de créateurs géniaux se sont montrés égaux à eux-mêmes durant toute leur carrière. À côté d’eux quelques rares auteurs, les La Bruyère, les Baudelaire, les Mallarmé ont donné une œuvre parfaite, mais d’un petit volume. Puis il y a la troupe attendrissante des jeunes morts — qui n’eurent point le temps de décevoir les espérances fondées sur un début prodigieux, et dont il ne faut peut-être pas trop plaindre la disparition prématurée — car l’on ne saurait penser sans trouble qu’un écrivain comme l’incomparable Laforgue pourrait, aujourd’hui, ennuyeux comme tant d’académiciens, peut-être siéger parmi eux, sous les auspices de M. Bourget qui fut son ami.

En dehors de ces rayonnantes exceptions à qui l’on doit des œuvres sans reproche, la tourbe des auteurs de talent ont une éclatante saison entre une croissance pénible, et une décrépitude qui se prolonge.

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N’examinons pour le moment, de M. de Régnier, que ses œuvres heureuses. Sans avoir la froideur impassible vers laquelle s’efforçaient certaines écoles antérieures, ce sont des œuvres intellectuelles objectives qui ne se proposent pas de permettre à une sensibilité impatiente de s’épancher. Elles n’éclairent sur les sentiments propres de l’auteur qu’en indiquant qu’il se réserve et se retire de son ouvrage.

À une époque où, sous l’influence de Mallarmé et de Verlaine, le poème tendait à se rapprocher intimement de la musique, M. de Régnier, extrêmement sensible à leur exemple, réalisait cependant, par un effet de son tempérament plutôt que par un effort de sa volonté, une œuvre essentiellement plastique.

C’est un décorateur. Il voit et sait faire voir. Volontiers sa poésie se contente de décrire. Il sait renfermer, en un vers ou en un distique d’une admirable plénitude, une ample vision qu’il restitue avec exactitude,

Les jardins réguliers aux belles ordonnances
et que peuple le chœur des dieux de marbre blanc.

Les talus de gazon bordent le canal clair.

il rencontre parfois une image qui semble exacte comme la description même :

l’âpre déferlement des chevaux de la mer

Il sait encore ramasser heureusement dans une phrase nerveuse un détail pittoresque et significatif. On pourrait trouver maint exemple de ces vers heureux où les mots finement choisis jouent avec bonheur pour rendre sensible une charmante fantaisie d’imagination :

… et des singes pelés se jetaient des noix d’or.

D’ailleurs ses procédés descriptifs sont les procédés mêmes qu’emploierait un décorateur de l’ordre plastique. Ce ne sont qu’énumérations précises comme des alignements d’architecture, oppositions alternatives qui s’équilibrent comme des parties symétriques. Il établit souvent ses poèmes sur un indicatif présent, solide comme une base de colonne ( les hauts buis d’alentour bordent un rond-point d’eau ) et les couronnes d’un vers développé ou contourné comme les volutes d’un chapiteau ionique ( le jet d’eau qui décroît accroître le silence ). Des propositions équivalentes se répondent et se font contrepoids comme les ailes d’un bâtiment pompeux ou comme ses avant-corps ( l’un qui tient un miroir, l’autre qui s’y voit nue, la solitude assise et le passé qui rôde ) et leur correspondance rigoureuse s’atténue souvent jusqu’à n’être plus qu’un grand balancement harmonieux. Ce n’est plus alors qu’une ample sonorité dont le battement agite la surface de la phrase ( car tes yeux n’avaient pas le regard qui défend et ta main n’avait pas le geste qui repousse ), une grande ondulation oratoire en quoi l’on retrouve, assoupie et amortie, l’ampleur de l’antithèse romantique,

Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin.

On pourrait imaginer que toute cette architecture verbale doit donner une incontestable froideur aux œuvres où elle s’emploie. Il n’en est rien.

Malgré ce qu’il y a de rigoureux et de volontaire dans cette construction, on discerne à travers ces arabesques une âme qui frémit — mais qui ne s’intéresse qu’à soi — une intelligence sensible qui fait de soi sa seule étude. (D’ailleurs n’est-ce pas pour soi-même que M. de Régnier écrivit certains de ses contes qui font le plus heureusement rêver.)

Peut-on s’étonner de cette attitude spirituelle chez un très proche cadet de M. Barrès20 ?

Sans doute y a-t-il loin des doctrines barrésiennes aux œuvres de M. de Régnier dont tout esprit de système est absent. Mais on aperçoit cependant un lien subtil entre cette morale individualiste à l’excès, et cette poésie qu’alimente l’unique considération de soi. Voit-on jamais M. de Régnier essayer de traduire quelqu’un de ces sentiments altruistes qui parfois animent si chaleureusement d’autres poètes. Quelques vaines interrogations sur les destinées humaines, quelques plaintes sur l’irrémédiable écoulement du temps, voilà toute sa philosophie, voilà comme il manifeste l’inquiétude que lui inspire le spectacle de l’univers — et encore ces méditations sont-elles bien égoïstes. Certes il sait voir le tourbillonnement des forces de la vie , mais ce tourbillonnement se résume en lui et s’y ramène. On ne le saurait comparer à l’immense pitié lyrique qui déborde de l’œuvre d’un Victor Hugo, non plus qu’à ce perpétuel conflit avec l’univers dans lequel vit et se consume un Baudelaire. M. de Régnier n’a pas sucé le lait de la tendresse humaine et son œuvre semblerait essentiellement égocentrique, si elle n’était par ailleurs toute emplie par la peinture de la réalité matérielle que selon son humeur il transpose ou représente.

Le sens très vif qu’il a de la poésie contenue dans les choses fait de lui un peintre incomparable de paysages et de natures mortes. Chose singulière, en un temps où la plupart des œuvres poétiques glissent à la musique, la poésie de M. de Régnier est essentiellement plastique. Et cela a de quoi surprendre chez un écrivain dont la jeunesse ressentit avec beaucoup de docilité la grande influence de Mallarmé.

De Mallarmé — qui aimait l’ouvrier d’une œuvre restreinte  — l’œuvre si peu volumineuse exerça et continue à exercer sur les générations qui le suivirent une influence dont la profondeur et l’étendue apparaîtront en traits toujours plus nets et sensibles.

Cette influence à la fois intellectuelle et formelle contribua puissamment à la formation de M. de Régnier. Comme tout disciple fervent, il put même paraître quelque temps un pur imitateur, tant son vers rendait parfois exactement la sonorité mallarméenne :

le sortilège enseveli
cendres sans phénix par la flamme
isole sous le ciel pâli…, etc.

Mais avec quelque attention, on remarque bientôt que chez lui cette influence se ressent principalement dans l’écriture. On remarque ensuite que la nature même de son talent objectif, sinon extérieur, le conduit à choisir, pour se l’assimiler, chez les auteurs susceptibles d’agir sur lui, plutôt ce qui fait leur dehors que leur fond, et l’on arrive à comprendre comment à l’influence de Mallarmé s’est peu à peu substituée, chez M. de Régnier, celle d’un autre auteur, Heredia, qui vaut essentiellement par la forme.

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On est obligé de s’étonner en constatant qu’un écrivain du goût et de l’intelligence de M. de Régnier a pu se dégager d’une influence comme celle de Mallarmé pour en accepter une comme celle de Heredia, car ces deux écrivains sont de tailles trop inégales pour qu’on puisse songer à les mettre en comparaison ni en parallèle.

Ils n’ont aucun point commun mais semblent au contraire s’opposer trait par trait. La poésie de Mallarmé est pleine de mystère, celle de Heredia en est vide. Mallarmé se plaît dans une demi-obscurité qui ouvre un champ indéfini à la rêverie, Heredia la limite étroitement dans l’aveuglante clarté où il se meut.

Mallarmé invente tous ses thèmes et les tire un à un de son propre fond, Heredia récolte les siens dans l’anthologie universelle.

Issus tous deux du Parnasse, Heredia y demeure constamment fidèle, alors que Mallarmé s’en échappe bientôt ; c’est que des deux, lui seul est un créateur. En lui, tout est souveraine originalité, pensée comme expression, tandis que chez l’autre, le verbe comme l’idée rentrent dans une catégorie connue, classée et déterminée, Celui-ci inaugure une époque littéraire, celui-là en clôt une autre et, chose bizarre, c’est celui que l’on a traité de décadent qui apparaît comme un fécond initiateur, et celui que l’on tint en son temps pour un artiste vigoureux et sain, en qui l’on remarque les couleurs et les tons d’une suprême fleur produite par un arbre à bout de sève.

C’est pourquoi l’un donne l’impression du génie quand l’autre ne fait au plus figure que d’un homme de talent. Et l’on ne songerait pas à les rapprocher l’un de l’autre, sans cette circonstance fortuite qu’ils influèrent tous deux sur M. de Régnier.

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L’insistance avec laquelle nous avons analysé les influences qui s’exercent sur M. de Régnier ne doit point faire croire que nous contestions son originalité. Malgré les apports que l’on y reconnaît — et l’on sait que dans ses derniers ouvrages il s’en rencontre d’autres que nous n’avons pas encore nommés, principalement celui de Ronsard — la poésie a une couleur propre parfaitement définissable et nous pensons l’avoir fait sentir.

Pareillement certaines de ses œuvres en prose se remarquent par des qualités de premier ordre. On aime leur exceptionnelle valeur poétique — et non pas seulement quand il s’agit de ses contes qui ne sont souvent, à vrai dire, rien autre que des poèmes en prose, mais alors même que l’on examine ses romans.

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Ces romans se trouvent essentiellement constitués par une suite d’anecdotes ou d’historiettes que l’on ne saurait mieux comparer qu’à celles que se plaisait à collectionner Tallemant des Réaux. Des physionomies bizarres ou singulières d’originaux ou de beaux esprits y sont figurées avec une verve qui se soutient toujours quand l’ouvrage est réussi. Une lumière fort crue met en relief tous les détails de ces personnes falotes ou truculentes qui accomplissent des extravagances ou subissent des mécomptes et qui divertissent ou déconcertent par ce qu’elles ont de particulier ou d’étrange.

Sans doute, une intrigue plus ou moins consistante se poursuit-elle au travers de ces livres, de manière à réunir leurs éléments en un ensemble cohérent. Mais on sent bien que l’artiste apporta le principal de ses soins à modeler ces marionnettes dont le rôle est épisodique, et si l’on s’étonne qu’un poète donne dans le souci, qui semble propre au pur romancier, de rapporter des traits ou de parachever des portraits, on se l’explique en découvrant que M. de Régnier le fait avec une si curieuse fantaisie, avec des caprices d’imagination si imprévus, qu’ils imprègnent ses ouvrages d’une divagante poésie 21.

Ces personnages sans pareils sont-ils peints sur le vif ou émanent-ils tout entiers de l’invention de l’auteur, on ne le saurait dire et d’ailleurs il n’importe. L’imagination dans l’observation est toujours l’imagination et c’est une des facultés essentielles du poète.

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Cet ensemble de traits originaux et de séduisantes qualités que nous venons d’analyser, assura à M. de Régnier, quand il commença de se manifester, un public choisi qu’il enivrait. Cependant, certains de ses défauts que nous allons maintenant mettre en lumière existaient chez lui dès ce premier moment. Mais, nous l’avons dit, on se plaisait alors à les oublier au bénéfice de ses attraits.

Le point de vue dont on considère les œuvres varie selon le temps, et telle dont on ne voulait à un moment donné apercevoir que les beautés, vingt ans plus tard blesse intolérablement par des défauts sur le compte desquels on s’aveuglait sciemment.

On peut difficilement supporter la façon dont M. de Régnier écrit en vers. Elle est fort éloignée, non seulement de la perfection, mais encore d’être satisfaisante.

À vrai dire, c’est un rimeur dur et laborieux.

Il éprouve une gêne quasi insurmontable à renfermer ses pensées dans le contour du vers régulier. Jamais il ne prêta l’oreille à la grande et classique exhortation de Boileau :

Surtout qu’en vos écrits la langue vénérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre ou le mot vicieux.
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme,
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

Nous serons toujours enclins à voir en M. de Régnier un auteur divin, plutôt qu’un méchant écrivain, et ce n’est pas des barbarismes voulus que nous signalions plus haut que nous voulons lui faire un nouveau grief, non plus que de ces solécismes raffinés que nous citions au même lieu.

Non, ce que nous lui reprochons c’est d’écrire difficilement le français et d’offenser continuellement la grammaire, c’est d’employer des tournures vicieuses22, ou ambiguës23 ; c’est de mal construire ses périodes, de suspendre à des propositions principales trop grêles des subordonnées trop volumineuses24, c’est de ne pas serrer d’assez près le sens qu’il poursuit25, de ne point persévérer dans ses constructions26, d’abuser des plus affligeantes inversions27. On pourrait continuer sans fin ces agaçantes critiques. À quoi bon ? Je ne sais s’il est plus triste de voir que M. de Régnier les mérite ou d’observer qu’il mérite sa réputation malgré elles. Car pour tirer une observation générale de ces pénibles remarques, nous devons noter qu’il n’appartient qu’à notre temps d’avoir à adresser de pareils reproches à un éminent écrivain — car nous tenons M. de Régnier pour tel — alors que dans les époques antérieures et jusqu’au début du xixe  siècle les écrivains même médiocres écrivaient avec correction.

C’est d’ailleurs principalement quand il écrit en vers réguliers que M. de Régnier contrevient de la sorte aux convenances du langage. On relève beaucoup moins de fautes pareilles dans ses vers libres, et sa prose en est à peu près exempte. Elle est même souvent drue et de bonne sorte. Ce qu’on y rencontre de surprenant semble l’effet d’une recherche d’archaïsme plutôt que d’erreurs involontaires. M. de Régnier ne donne pas toujours l’impression d’avoir rencontré l’exactitude dans ces recherches, en sorte que ce mélange de modernité et de pastiche, tout en ayant des charmes, a je ne sais quoi de chancelant à la fois et d’apprêté qui lasse et qui déçoit.

Que nous voici loin du style coulant et facile de Tallemant des Réaux, à qui l’on doit toujours revenir quand on étudie cette partie de l’œuvre de M. de Régnier, en notant à ce propos comme il est particulier et satisfaisant de voir qu’un artiste aussi nettement mêlé au mouvement le plus neuf de son époque soit par ailleurs si étroitement uni à la période la plus classique de notre littérature28.

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Outre ce tort bien grave, les ouvrages de M. de Régnier en ont d’autres. Ils ont fort peu de substance, et si cette condition leur confère une sorte de grâce immatérielle tant que le demi-jour persiste alentour d’eux, elle les fait paraître un peu vains et inconsistants au moment où la lumière vient les frapper d’un plus vif éclat. Romans, contes, poèmes semblent toujours trop étendus pour le sens qu’ils contiennent ou pour l’impression qu’ils doivent, produire. La phrase paraît souvent plus longue que l’idée, et pour nous en tenir aux poésies, si nulle donnée n’est plus poétique que l’ensemble qui les compose, de variations sur la beauté des quatre saisons ou des vingt-quatre heures, sur l’écoulement du temps ou la toute-puissance de l’amour, on éprouve cependant quelque lassitude à le voir alimenter principalement une œuvre relativement volumineuse.

On constate aussi, non sans regrets, que ces données nourrissent de moins en moins abondamment le génie de l’artiste, comme si sa veine s’épuisait. Ses derniers recueils sont moins fournis et de moindre qualité. Nous ne sommes plus au temps où chaque poème était annoncé par une sorte de prélude en petit texte, qui formait au revers de son titre un autre poème précédant et souvent non moins long. Au moment où par le fait de sa célébrité une attention redoublée s’attache sur l’œuvre du poète, il n’offre plus que des fruits appauvris. Ils semblent conçus dans la lassitude et c’est dans la lassitude qu’on les goûte.

De même, les figurines qui peuplent ses derniers romans ont moins de vigoureux relief et de singularité. Leurs intrigues laborieusement échafaudées se traînent anémiques et sans chaleur. Faites de peu, étirées plutôt que développées, elles déçoivent l’esprit dont elles n’ont qu’un instant excité la demi-curiosité. Leur bizarrerie est tout intellectuelle : ce sont des inventions cérébrales que le sang d’un cœur n’anime point. Le Passé vivant, la Flambée, Romaine Mirmault sont des jeux d’esprits assez mornes où des créatures que l’on ne saurait prendre au sérieux affectent des attitudes concertées : ouvrages littéraires s’il en fut — dans le pire sens du mot. Ils ne supportent point le supplément d’examen que leur attire l’estime dans laquelle on continue à tenir l’auteur.

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Car, il ne faut pas s’y méprendre, quelles que soient les réserves que l’on se trouve amené à faire au sujet de certains ouvrages de M. de Régnier, on ne peut contester la valeur de leur ensemble ni la sienne. Si son génie séduisant n’est point de ceux qui impriment aux arts un mouvement irrésistible et qui fournissent des modèles encore non vus, du moins a-t-il ses caractères déterminés et son originalité propre. Ce côté décoratif que nous avons reconnu à son talent est un trait qui l’individualise nettement. On pourrait dire qu’il lui a permis de faire sa chose propre de certains aspects de la nature et du monde, et il n’y a point de personne un peu cultivée qui, si elle se promène à l’automne dans un parc, somptueux comme Versailles ou abandonné comme certains domaines provinciaux — pour peu que des feuilles voltigent dans le vent, qu’un rayon de soleil dore une façade, qu’un jet d’eau bouillonne ou qu’un bassin moisi sommeille ; qu’une statue intacte fasse un geste altier, ou, demi-brisée, menace ruine — ne murmure à demi et comme malgré soi le nom de M. de Régnier, ou peut-être quelqu’un de ses vers.

Abel Hermant

Le succès est souvent ce qui trompe le plus. Il revient rarement aux œuvres qui le méritent, et quand cela survient d’aventure, l’on ne voit guère qu’il soit déterminé par leurs meilleures qualités.

C’est à la seconde de ces deux vérités que nous allons chercher une illustration en examinant l’œuvre de M. Abel Hermant.

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Si quelque ignorant de ses livres cherchait à deviner ce qu’ils peuvent être et la nature du talent qu’ils expriment d’après les lecteurs qui font leur succès, il se formerait sur leur compte une idée fort éloignée de l’exactitude.

Cet auteur, en qui l’on remarque un si grand nombre des traits qui font les grands écrivains, ne fait pas figure d’en être un : ni par recherche, ni par rencontre, Il ne joue le rôle d’un maître de la jeunesse. On ne voit point les jeunes se préoccuper de sa production ou de ses idées, ni les discuter avec cette ardeur passionnée que leur inspirent les manifestations intellectuelles d’auteurs à qui nous ne le trouvons cependant pas inégal.

Ce n’est pas davantage les femmes à qui il s’adresse. Quoiqu’il les représente avec grâce et pénétration, elles ne constituent pas son auditoire : on ne se représente pas M. Abel Hermant assailli par des lettres où de jolies pénitentes imploreraient sa direction pour leurs consciences, comme on sait que cela arrive à d’autres écrivains notoires.

Ses lecteurs ne se rencontrent pas dans cette active non plus que dans cette sensible partie du public — et cependant on voit bien que le public entier est son lecteur. Outre qu’il lui parle du haut des tribunes les plus retentissantes et les plus désirables que la presse puisse mettre à la disposition d’un écrivain, ses romans, après avoir connu les forts tirages, viennent enrichir les bibliothèques de vulgarisation qui se multiplient si heureusement de nos jours. On peut donc avancer que nul ne l’ignore, et supposer que c’est la masse de la bourgeoisie et des gens du monde qui constitue l’essentiel de ses lecteurs. Ce public compte, mais on connaît ses goûts et ce qui lui plaît. Il lui faut une peinture qui le flatte, qui lui montre son visage sans rides ni défauts comme sur une photographie avantageusement retouchée, comme dans un portrait léché et sans accent. Le vrai ne l’intéresse pas, mais un romanesque avenant et tempéré ainsi que des déploiements de sensibilité.

Est-ce donc là ce qu’il trouve dans les œuvres de M. Abel Hermant ? — Il s’en faut.

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Peu d’auteurs tracèrent d’une main plus sûrement cruelle une telle série de figures abominables, et mêlèrent leurs créatures à des actions si scélérates. Ces livres séduisants forment un ample répertoire de toutes les vilenies et de tous les crimes. L’inceste, l’assassinat, l’abus de confiance, l’escroquerie, les odieuses complaisances, les compromissions de tout ordre y fleurissent avec variété. Les acteurs de ces romans ont tous les vices et toutes les tares — et de très respectables bourgeoises s’y bourrent le nez de cocaïne. Hommes ou femmes, étrangement gouvernés par leurs plus bas instincts, à la merci de leurs sens ou de leurs intérêts, exposent ordinairement sous les yeux de ce cruel investigateur des âmes sans moralité, des cœurs sans élévation. Ils battent monnaie de leurs sentiments ou de ceux qu’ils inspirent. Ils ont une curieuse propension à être entretenus. Ils passent avec une prodigieuse aisance de l’indignité à l’équivoque et bien souvent n’échappent à aucun des deux.

La liberté de cette peinture hardie, sa minutie psychologique, l’art brillant avec lequel elle est exécutée doivent assurément charmer le dilettante. On comprend mal que le public n’en soit point heurté, et l’on peut s’étonner à l’abord d’un pessimisme si dégoûté.

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Certains esprits tenteraient d’expliquer ce dernier trait de l’auteur par ses origines intellectuelles. Ils signaleraient ses attaches avec le mouvement naturaliste, qui menait, chacun le sait, au plus noir pessimisme, et qui était en plein épanouissement quand il commença d’écrire. Le Journal des Goncourt cite à plusieurs reprises M. Abel Hermant. Il fut un familier du Grenier qui retentissait du bruit des duels que lui valut la publication du Cavalier Miserey. La fameuse bibliothèque où le vieux Edmond conservait les portraits des habitués du Grenier peints ou dessinés sur le livre le mieux aimé par lui , contenait précisément un exemplaire de ce roman orné d’une aquarelle de Forain : Croquis amusant, donnant au jeune auteur, avec ses moustaches relevées, ses cheveux ébouriffés, l’apparence d’un petit chat en colère. M. Abel Hermant ne figura-t-il pas sur les premières listes manuscrites de la fameuse Académie ? Il nous semble que si. Ce fut d’ailleurs chance qu’il y échappât puisqu’il l’amuse d’être en coquetterie avec l’autre.

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Pour nous, il ne nous plairait pas de dire qu’un esprit aussi libre que M. Abel Hermant est ce qu’il est en raison de circonstances fortuites. Son pessimisme n’est pas une attitude d’école. Il tient à la pente naturelle de son intelligence qui est moraliste, construite pour étudier les mœurs et observer l’homme. Ce faisant, peut-on voir autre chose que le mal ou la honte, les conclusions peuvent-elles ne pas être empreintes de tristesse et d’amertume, et n’est-il pas naturel qu’un auteur de cette race donne pour titre Les Mépris au recueil de vers qui ouvre sa carrière ?

Toutefois l’influence sur M. Abel Hermant du naturalisme, bien saisissable dans ses premiers ouvrages, s’y manifeste par d’autres traits que par le pessimisme. On y discerne cette façon d’envisager non pas l’humanité même, mais des spécialités humaines et l’on y remarque un consciencieux effort d’épuiser le sujet choisi, que ce soit la vie de caserne, les mœurs universitaires ou bien le motif naturaliste par excellence : l’histoire, la monographie d’une fille.

Dès ses premiers ouvrages on reconnaît cependant quelques-uns des traits qui fixeront plus tard la physionomie littéraire de M. Abel Hermant. Tout d’abord la faculté d’individualiser les personnages qu’il présente et d’en faire une peinture si saisissante de vérité, que ces figures imaginaires prennent des allures et comme un relief de portraits. On se souvient peut-être que si le Cavalier Miserey lui valut autrefois des duels, c’est que des officiers se prétendirent reconnaître sous le masque des personnages — et aujourd’hui, parmi les livres contemporains, nuls, tant que les siens, ne donnent l’impression d’être à dé, et n’inspirent davantage au public l’envie de percer l’identité des héros.

D’autres points encore, en ses premiers livres, font prévoir ce que sera l’auteur quand il aura atteint sa période classique. Il s’y montre déjà en possession des qualités d’observateur qui le caractérisent, aussi de son accablante ironie — quelques-uns de ses thèmes favoris commencent à s’y moduler, quelques-uns de ses motifs futurs s’y dessinent ; certaines silhouettes s’y trouvent qui sont les préfigures d’images qu’il tracera plus tard. À la gêne enfin, au dégoût avec lesquels il y dépeint les personnages médiocres et vulgaires auxquels doit s’intéresser un écrivain qui se relie au naturalisme, on peut pressentir qu’il fera son capital d’étudier les gens du monde, et si des monstres, des monstres élégants.

Il est vrai qu’il est bien facile de pressentir après coup.

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Comparer les premiers ouvrages d’un écrivain avec ceux de sa maturité constitue un travail toujours plein d’intérêt.

Les premières œuvres contiennent quelque chose d’involontaire et de subi, qui, lorsque l’auteur s’en est dépouillé, fait mieux apercevoir la nature de sa personnalité et la direction de ses véritables recherches. Le fait par exemple que M. Abel Hermant ait jadis, sous l’influence des Goncourt, sacrifié quelque peu à ce qu’on appelait l’écriture artiste ajoute un plus grand prix à l’élégante précision de son style actuel. Il n’y a personne qui n’en reconnaisse l’excellence. Aux illettrés mêmes, elle est sensible. On ne saurait écrire avec plus de sûreté, de justesse ni de propreté. M. Abel Hermant est un grammairien artiste : il use du langage comme un virtuose d’un précieux instrument. À peine pourrait-on dire qu’il tombe parfois dans un travers commun aux virtuoses et qu’il ne semble pas toujours exempt d’une certaine sécheresse.

Cette apparente sécheresse est d’ailleurs elle aussi une acquisition volontaire de la maturité de l’artiste : une pitié profonde non moins qu’une émotion contenue se manifestent dans ses premiers livres. Elles s’atténuent peu à peu, quand l’auteur parvient à son expression définitive. À ce dernier terme elles existent encore et peuvent alimenter un ouvrage entier tel qu’Eddy et Paddy, ce roman délicat — (que pour ma part j’imagine composé à une date plus ancienne que celle qu’il porte) — mais en général elles n’apparaissent plus qu’en accès, d’autant plus saisissants qu’ils sont espacés, brefs et surmontés. Le nerveux, la sécheresse d’un style extrêmement soigné, correspondent exactement à l’esprit qui l’utilise, et l’extrême politesse de la forme sert à dissimuler la férocité de cet observateur, curieux à la fois d’âmes sauvages et de style poli 29.

Qu’y a-t-il encore dans les dernières œuvres qui ne soit pas absolument dégagé dans les premières ? L’art de la composition et du récit s’affermit de livre en livre. La subordination des éléments secondaires aux principaux s’établit de façon toujours plus savante. Les peintures se ramassent et deviennent plus saisissantes. Le trait en devenant plus habile devient plus incisif. Les paysages se réduisent à leur juste place en conservant toute leur intensité30, et l’auteur de la Discorde ne permettrait plus, comme l’auteur de M. Rabosson, à la description d’un rosier, fût-il grimpant, d’envahir deux pleines pages et de les recouvrir avec ses rameaux et ses fleurs.

Bref, à un certain moment que l’on pourrait faire coïncider avec la composition des Confessions d’un Enfant d’hier, M. Abel Hermant atteint son point de perfection (ce point qui est comme celui de bonté ou de maturité dans la nature) et entre dans ce que nous avons nommé plus haut sa période classique.

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L’épithète de classique est généralement fort mal appliquée. On dit habituellement que les ouvrages deviennent classiques pour indiquer qu’ils résistent victorieusement au temps. C’est fort mal parler. Le classicisme ne se gagne pas à la longue comme la patine du bronze ou la vieillesse du vin. C’est une qualité native, originelle, qui se rencontre dans certaines œuvres conçues selon les canons d’une beauté déterminée, et l’on peut dire que les œuvres de Victor Hugo ne seront jamais classiques, tandis que celles d’Anatole France naquirent telles.

Les meilleures de M. Abel Hermant elles aussi.

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Peut-être est-ce à cette tournure classique, dont la mesure sensible, la modération extérieure sont les caractéristiques, que les ouvrages de M. Abel Hermant doivent de ne pas froisser la société qu’ils flagellent cependant en la peignant. Comment se méfier d’ouvrages si courtoisement présentés et de si bonne manière ? Jamais cependant historiographe s’appliqua-t-il à dresser contre ses modèles un témoignage plus accablant ?

Historiographe et témoin — M. Hermant semble avoir choisi ces deux termes pour se définir lui-même. On sait, en effet, qu’il a donné aux livres qu’il a publiés dans ces dernières années ce titre d’ensemble : Mémoires pour servir à l’histoire de la Société et que l’un des plus fameux épisodes de cette série, les Souvenirs du vicomte de Courpière, sont, d’après leur titre complet, rassemblés censément par un témoin de sa vie — comme les mémoires de Grammont par Hamilton.

De l’historiographe il a l’insatiable curiosité qui conduit à la sûre information. En outre il a le sens aigu et l’exact discernement de ce dont il y a lieu d’être curieux et informé. On devine qu’il a su se ménager dans la société qu’il se proposait de peindre une place privilégiée d’où tout voir et tout observer — à moins qu’il ne l’ait occupée naturellement et comme par héritage. Enfin, indispensable qualité de l’historien, il a l’esprit clair, parfaitement objectif, apte à reconnaître sous l’enchevêtrement des faits, la structure logique des événements directeurs, l’enchaînement des circonstances, et leur suite nécessaire.

Du témoin — à charge plutôt qu’à décharge — il possède l’accablante véridicité : on l’entend s’exprimer en homme qui prêta solennellement le serment de tout dire — et il dit tout.

Rien n’est épargné. Le fond des âmes est impitoyablement découvert par cet investigateur à qui nul mobile n’échappe. Il n’est point dupe des capitulations de conscience, il aperçoit les plus subtiles et les dénonce avec un dégoût profond — mais qu’un sourire masque.

Les fables de ses romans retracent en les transposant à peine des faits qui viennent de s’accomplir. Nous ne les rappellerons pas, car ces romans, célèbres pour la plupart, sont dans la mémoire de tous leurs lecteurs — et quant aux scandales bruyants qui s’y trouvent rapportés, puisqu’il n’a pas convenu à l’auteur de les indiquer nommément, il ne nous appartient pas de les reconnaître en public.

Et pourtant ce suicidé malgré lui que l’on voit dans la Biche relancée, cet assassin de son beau-frère qui est représenté dans la Discorde, ces nobles qui maquignonnent leurs titres, ces héritiers dégénérés de puissants industriels, ces gens du monde et du demi-monde, aux mariages et aux divorces scandaleux et faciles, tous ces gens menés qui par leurs sens, qui par leur intérêt — mais jamais par d’autres mobiles, sont des personnes que nous avons rencontrées cent fois et coudoyées, dont nous avions soupçonné les aventures sans y lire aussi clairement que M. Hermant, et que nous avions considérées peut-être avec plus de facile indulgence que lui — assurément avec moins de furieux mépris.

S’acharnant contre eux en ennemi, il étale en pleine lumière leur hideur morale.

On se prend à regretter, au spectacle de cette lucidité critique, l’usage qui en est fait, et qu’au lieu d’un romancier, le hasard n’ait pas fait de M. Hermant un pur mémorialiste. On imagine la peinture qu’il aurait faite de ses contemporains, s’il avait voulu la réaliser en secret, dans le silence du cabinet, mais librement. Nous n’allons pas jusqu’à dire que, détourné du soin de la publication immédiate, il eût dressé un tableau de la société comparable aux mémoires du duc de Saint-Simon — à l’endroit duquel il semble nourrir une admiration de disciple et dont en plusieurs lieux il parle fort bien — mais il se fût manifesté comme un écrivain de la même sorte. Il se peut d’ailleurs que son activité prodigieuse lui permette en outre de ce qu’il publie de tenir registre exact de ce qu’il sait voir ; qu’en des mémoires encore secrets on voie avec leurs vrais visages paraître le vicomte de Courpière et Lady Ventmor, Camille Lambercier, Gerbaud et Gosseline, Jeanne Langellier, Duchesse de Coigny, Hermann Moser et tant d’autres que l’on se retient d’appeler par leurs vrais noms.

Je le souhaite aux lecteurs de l’avenir et à M. Abel Hermant lui-même — pour sa gloire.

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Peut-être, en d’autres temps, ces livres eussent fait scandale. Il y eut des époques où l’on ne pouvait impunément conter sans fin des histoires parfaitement immorales. Les Liaisons dangereuses, qui ne contiennent rien de pire, comme traits de mœurs, que ce qu’a noté M. Abel Hermant eurent une réputation abominable qui ne s’est pas depuis très longtemps dissipée. De nombreuses générations d’honnêtes gens n’osaient pas avouer cette lecture et faisaient peser une même réprobation sur l’auteur, sur son héros et sur son livre.

Moins hypocrite ou moins compréhensif, notre public n’a pas des réactions si vives. La peinture des mauvaises mœurs ne le choque point : il ne tente pas de faire croire que ce ne sont pas les siennes. Il sourit au récit de toutes ces aventures, alors qu’il en devrait frémir de honte et vociférer jusqu’à perdre l’auteur de réputation. Bien plus, il se précipite sur cet étrange divertissement comme sur une friandise de son choix. Pas plus qu’il ne songe à s’en formaliser, il ne songe à taxer l’écrivain de perversité ni son livre d’indécence. Il trouve tout cela si naturel que l’auteur n’a nullement besoin de capituler avec lui-même et de faire voir au bout du conte, comme Laclos à la fin des Liaisons, sinon la vertu récompensée — puisqu’elle ne paraît à peu près jamais — du moins le vice puni.

On ne peut donc même pas dire que ce soit un succès de scandale qui détermine la fortune littéraire de M. Abel Hermant. Non, tels qu’ils sont, ces personnages scélérats et ces aventures abominables charment le public qu’ils devraient logiquement rebuter. Y a-t-il là un sortilège ? Sans doute : c’est l’art même de M. Abel Hermant.

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Cet art est extrêmement savant. Nous avons indiqué déjà quelques-uns de ses éléments et notamment ce langage élégant dont use l’auteur. Son style impertinent, ironique, spirituel, possède je ne sais quelle vertu qui fait que le lecteur se sait gré à lui-même des qualités qu’il y discerne.

M. Abel Hermant réclame, en effet, et sait obtenir une certaine collaboration intellectuelle de la part de son lecteur. Nul n’a comme lui le secret d’insinuer et de laisser entendre. Or il va de soi que lorsque l’on sous-entend, il faut pour que l’on soit entendu que l’auditeur y mette du sien, et quand ce qu’il entend alors est très plaisant, comment ne se féliciterait-il pas d’y avoir réussi ?

De même qu’il se réjouit de discerner la pointe cachée du trait, qu’il est flatté d’être sensible à ce que M. Abel Hermant appelle lui-même « esprit de syntaxe », de même qu’il a la fierté de comprendre ce qui n’est dit qu’à demi-mot, le public tire vanité de reconnaître des personnages qui ne sont qu’à demi dépeints, je veux dire au nom près. Le roman se pimente d’un agréable parfum de potins, ou d’une saveur de scandale plus rare encore.

Le vulgaire jouit profondément de se voir informé des intrigues qui se déroulent dans une société où il n’a pas accès. Il en a le spectacle gratuitement, pourrait-on dite, et il y trouve une occasion de mépriser son prochain, ce qui est une volupté. Or c’est toujours dans la meilleure société que se déroulent les romans de M. Abel Hermant. Tout le monde n’y pénètre pas, mais chacun s’en croit le familier après ces lectures. Quel prestige en peuvent-elles tirer !

S’il nous introduit sans vanité (encore qu’avec une certaine affectation de snobisme) dans ces milieux où le vulgaire n’accède pas : dans le Faubourg, les Ambassades ou chez les milliardaires, il ne s’enorgueillit pas non plus des grands voyages qu’il a accomplis. Il ne se donne pas pour un voyageur, mais il a l’expérience des pays étranges comme un homme bien élevé a l’habitude du monde. En Angleterre, dans ce pays qu’il aime comme Stendhal l’Italie, il est comme chez lui. Il a donné sur certains caractères russes des pages qui les éclairent singulièrement. L’âme allemande lui fut pareillement lisible en quelques-uns de ses côtés, et le monde cosmopolite qui grouille dans l’Orient méditerranéen n’a pour lui aucun mystère. Il ne prend pas pour cela l’insupportable attitude du voyageur littéraire : Venise ne lui donne pas les fièvres. Il ne fait pas montre avec ostentation de ce qu’il a vu, mais que le hasard d’une aventure fasse venir sur la scène de son roman quelque étranger, Anglo-Saxon ou Levantin, on sent, à la netteté du trait qui le dépeint, que M. Abel Hermant n’ignore rien de son pays ni de ses mœurs. Attrait non moins puissant auprès du public sédentaire qu’auprès du public bourgeois l’attrait des sphères éblouissantes du grand monde.

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De plus, ces romans sont fort bien faits, et faits pour distraire. On sent que M. Abel Hermant tient à une race de romanciers — à laquelle appartenaient aussi les naturalistes — qui se souciaient de la technique de leur art et ne négligeaient ni d’échafauder un plan ni de combiner une intrigue. On se ferait scrupule de louer un maître pour ces qualités primordiales hors d’un temps où si peu d’écrivains les possèdent, que le petit nombre chez qui on les remarque semblent exceptionnels.

Les auteurs se font rares qui révèrent leurs lecteurs et s’efforcent pour leur plaire : la plupart les méprisent, les bousculent et veulent encore être remerciés : pur manque d’éducation. On a le droit de mépriser l’homme, de le bafouer, mais non pas d’être discourtois envers la personne avec qui l’on cause et par qui l’on est reçu ; or, être lu n’est-ce pas, en somme, être reçu par un étranger qui vous admet chez lui ?

À cet étranger, M. Abel Hermant s’efforce de plaire par le dehors : Molière le faisait bien. Ses livres les plus âpres et les plus rudes ont suffisamment d’attraits pour que leur lecture soit un divertissement.

Bien plus, toute une partie de sa production se propose uniquement d’être un divertissement.

À côté de ses grandes compositions : l’Enfant d’hier et l’Homme d’aujourd’hui, Courpière, Coutras, la Discorde, ce chef-d’œuvre, il a donné toute une série d’ouvrages de moindre caractère qui tirent peut-être à eux le principal de l’attention qu’on lui accorde. L’observation dans ces livres d’ordre différent est toujours aussi aiguë, mais le trait est moins incisé : ce sont griffes de burin, non plus morsures d’eau-forte. Là, il ne cloue plus la société au pilori, il la caricature d’un crayon cursif et délibéré : il veut faire rire, non plus songer. Les Transatlantiques sont peut-être le plus brillant morceau tiré de cette veine secondaire mais plaisante, à laquelle appartiennent aussi des livres comme les Affranchis, les Renards, le Joyeux Garçon, la Petite Femme, la Fameuse comédienne, et bien d’autres.

Sans doute ce ne seront pas ces œuvres légères, brillantes, aimablement libertines qui porteront le plus avant la réputation du mémorialiste de notre société. Aussi bien n’est-ce pas sur elles qu’elle s’est fondée. En les considérant, on remarque toutefois qu’au contraire de ce que nous avons dit au début, elles correspondent fort bien au succès de l’auteur.

Tout au plus pourrait-on ajouter qu’il est regrettable que ce succès s’accorde avec ses œuvres mineures plutôt qu’avec ses œuvres maîtresses et c’est à cause de cela que l’on a pu dire excellemment que M. Abel Hermant ne tient pas dans les lettres françaises toute la place qu’il mérite et que d’autres occupent 31.

Que faudrait-il donc pour que le succès de ce rare auteur coïncidât avec sa juste valeur ? Que l’attention du public se déportât légèrement en se fixant sur lui. Elle reconnaîtrait alors en lui, non plus seulement le conteur ironique, élégant et spirituel qui la divertit, mais l’un des plus rudes moralistes qui observent l’homme contemporain et qui le marquent.

Sacha Guitry

La carrière de M. Sacha Guitry ressemble à une carrière amoureuse de femme. L’espiègle à ses débuts se comporte avec ses amants comme il fit avec le public, les bafoue, les berne, s’en moque. Puis, voyant, avec la raison qui vient, l’usage à faire de ses charmes, elle s’étudie à leur complaire, les flatte doucement, se forme à leurs goûts adopte leurs idées. Elle y parvient, mais on prévoit la suite de l’aventure : lassitude, satiété, abandon, retours de goût et reprises, — et sa fin dans l’indissoluble habitude.

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Ses débuts n’annonçaient pas absolument que M. Sacha Guitry deviendrait jamais l’auteur à grands succès qu’on le voit aujourd’hui. Pour tapageurs qu’ils fussent, ils ne laissaient pas que d’être indifférents. Ses premiers ouvrages avaient cependant des mérites : une hauteur de tons, une crudité de couleurs pleine de saveur. (C’est là que, pour ma part, je trouve ceux des morceaux de ses pièces que je goûte le plus.) On se souvient toutefois que la critique, qui jamais ne négligea cet auteur — alors même qu’elle lui donnait des mauvais points — les tenait pour improvisations et farces d’atelier. C’étaient les moqueries espiègles d’une gamine, et malgré leur impertinence, le public les acceptait avec une bienveillance amusée, fondée sur la réputation du nom qu’il portait, et sur la situation parisienne qu’il occupait.

Tout Paris pensait l’avoir vu naître, et se flattait de nourrir à son endroit une sympathie affectueusement tutélaire. En assistant aux premières manifestations de sa verve, on se croyait entre intimes, chez un ami, à s’émerveiller des singeries que fait l’enfant de la maison. On les trouve charmantes pour ne pas dire qu’elles impatientent.

Paris fait toujours cette avance d’attention aux fils de ses favoris. Il est toujours vrai qu’un nom connu (Pascal disait la noblesse) est un grand avantage, qui, à dix-huit ans, met un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans : c’est trente ans gagnés sans peine. Mais parmi les enfants de pères illustres, dont nous avons vu les débuts dans le même temps que ceux de M. Sacha Guitry, bien peu se sont montrés par la suite, aussi effectivement que lui, dignes d’être remarqués pour eux-mêmes.

Il n’est plus aujourd’hui cet enfant gâté à qui l’on ne prête pas de conséquence ; c’est un auteur dramatique qui compte, richement doué, plein de qualités et de défauts, et qui mérite qu’on l’étudie.

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Le fait que ce fils de comédien ne se fit pas comédien, mais prétendit à devenir auteur, parut d’abord déconcertant. Cet écart dérangeait les habitudes du public qui trouve toujours naturel l’héritage de la spécialité paternelle. M. Sacha Guitry ne se trompait pas sur lui-même, et c’est bien un tempérament d’homme de lettres qui se dévoile dans ses productions. De l’homme de lettres, il a l’inclination naturelle à se prendre pour principal objet de son étude ou de son observation, et l’impudeur, en quelque sorte professionnelle, qui permet de faire immédiatement confidence au public de tous ses sentiments, de tirer pour lui un divertissement de toutes ses aventures.

Dans une de ses comédies, à propos d’une pièce de théâtre, quelqu’un prononce cette phrase : Les personnages se disent des choses tellement vraies et tellement intimes qu’on a l’impression d’être indiscret en les écoutant.

Cela pourrait se dire de bien des scènes qu’il a écrites, et je pense qu’il a voulu donner cette impression. L’une des caractéristiques de ses ouvrages est, en effet, l’absence de transposition entre le fondement de l’œuvre et l’œuvre même. On croit assister à un épisode de la vie de l’auteur, impression qui se trouve accrue par le fait que M. Sacha Guitry, acteur — comme chacun sait — incarne généralement le personnage dans lequel il s’est représenté.

Or, tout le monde ne trouve pas de plaisir à être indiscret. Il y a des gens délicats que cela offusque en tout état de cause. Il y en a d’autres que l’indiscrétion divertit, relative à quelqu’un qui les intéresse — et bien des gens ne s’intéressent pas à M. Sacha Guitry autant qu’il le fait lui-même. C’est de pareilles gens que se compose la partie du public qui demeure réfractaire à son art, car — ceci est encore un des traits particuliers à cet auteur — ceux qui ne le goûtent pas ne se manifestent pas par la bruyante incompréhension, comme à l’endroit du génie novateur, ni par l’opposition, comme pour la hardiesse d’idées, ni par la discussion, ni par la haine politique, mais par l’agacement. Oui, ceux qu’il ne charme pas, M. Sacha Guitry les agace. Mais ceci dépend de ses défauts, et avant que de les rechercher, nous voulons voir ses qualités. Elles sont nombreuses, et plusieurs fort jolies.

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Au premier rang d’entre elles, l’aisance.

Ce n’est pas peu de chose, car l’on sait quelle séduction possèdent les œuvres où n’apparaît pas l’effort qui les a construites.

Les comédies de M. Sacha Guitry semblent écrites d’un trait, sans retouches, ni repentirs. Celles-là même qui sont le plus ingénieusement ourdies et combinées, se développent avec une spontanéité qui ne se dément et ne faiblit jamais. Au reste il écrit à peu près sans ratures, si l’on s’en rapporte à la copie autographiée de son petit livre sur la Maladie. Une écriture rapide, voluptueuse, moins confiante qu’on ne la supposerait à l’avance, sert de première traduction à son idée. L’œuvre pose sur le papier sa légère arabesque, comme un croquis adroit, sans le fatiguer, ni le salir. Cela semble fait sans y toucher. L’auteur prend plaisir à son travail (il le dit souvent — tenant à ce qu’on le sache) et une partie de ce plaisir revient au spectateur ou au lecteur.

Si nous passons maintenant de la forme à l’objet, nous constatons que tout ce que M. Sacha Guitry invente et exécute avec tant d’heureuse facilité, est extrêmement théâtre. La forme scénique est son naturel moyen d’expression, et rarement vit-on peut-être ailleurs le don du théâtre aussi nettement caractérisé que chez lui. Ses conceptions s’agencent exactement pour la scène, et pittoresquement à la fois. Le développement se répand en un preste dialogue qui porte. L’épisode plaisant survient à point nommé pour combler un léger vide, et le rideau tombe, comme il s’était levé, sur un effet parfois un peu gros, mais toujours certain.

J’ai vu représenter deux ou trois de ses comédies. Leur action sur le spectateur est incontestable. Elles entraînent son approbation avant qu’il ait le temps de formuler son jugement. Leur mouvement rapide, leur divertissante animation, la vraisemblance de ton du dialogue composent un spectacle plein d’attraits. Un esprit cocasse plutôt que fin, abondant en drôleries saugrenues et ahurissantes, s’y déverse sans fatigue. Une bonté ironique et bonhomme, un cynisme qui rejoint la candeur achèvent de leur donner leur caractère propre.

Peut-être trouvera-t-on de la contradiction dans certains de ces traits. Le cynisme et la bonté ne se rencontrent pas habituellement dans les mêmes âmes. Mais, avec M. Sacha Guitry, il ne faut pas trop s’étonner des contradictions, et s’il observe avec une certaine bonté la méchanceté de la vie, il n’en faudrait pas conclure que son observation manque d’exactitude. Au contraire, ses croquis, ses silhouettes ont beaucoup de vérité. Les personnages sont très individualisés et dépeints avec justesse. Mais le monde où il observe est bien étrange, bien singulier, et c’est ici que nous commencerons à adresser des critiques à M. Sacha Guitry.

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Ses pièces se passent généralement dans une partie de la société où l’on vit assez mal, et c’est des personnages qui s’agitent dans ce coin du monde que M. Sacha Guitry s’est fait l’historiographe. À cela, rien que de très légitime, et nous ne chicanons jamais personne sur le choix de son objet d’études. Mais on voudrait sentir que ce choix ne lui fait pas oublier qu’il existe autre chose en dehors de ce qui l’intéresse, et que son univers, ni même son Paris, ne sont pas entièrement peuplés de personnages équivoques, préoccupés de leurs seules coucheries, et en parlant toujours, bien souvent même sans aucune délicatesse.

Que l’on n’objecte pas que c’est par mépris de l’humanité que l’auteur choisit de pareils types : il n’a rien d’un pessimiste.

Nos grands moralistes, et plus près de nous, nos grands comiques modernes, Courteline, Tristan Bernard, Jules Renard, desquels M. Sacha Guitry est le disciple, découvrent une perversité foncière dans toutes les actions humaines. M. Sacha Guitry montre des actions perverses sans prétendre exposer la nature humaine. Il est beaucoup moins ambitieux qu’il n’avait paru d’abord, — c’est ce qui lui permet de demeurer optimiste et souriant tout en nous offrant des peintures assez noires.

Boubouroche, Plaisir de rompre, M. Codomat, sont des œuvres d’une tristesse décourageante, mais le Veilleur de Nuit, la Prise de Berg op Zoom, le Beau mariage, nous laissent rire librement, car le monde ne se compose pas uniquement de filles, de ménages à demi dissous, de bookmakers et d’autres gens tarés.

Ainsi, la contradiction que nous avions montrée entre le cynisme et la bonhomie de M. Sacha Guitry se résout, mais elle fait apparaître en même temps l’un des défauts de son théâtre : je veux dire ce qu’il a de superficiel.

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Les principaux défauts de M. Sacha Guitry sont l’aboutissant, et comme la perversion de ses qualités principales, et l’on sait bien que tout ce qui est fait avec beaucoup d’aisance risque à un certain moment d’être fait superficiellement.

Certains de ses ouvrages ne semblent que de hâtives esquisses. Sans doute, une esquisse de maître ne donne pas l’impression de s’arrêter à la surface : c’est au contraire le dessous et l’essentiel qu’elle a tout d’abord atteint et dévoilé. Mais, chez M. Sacha Guitry, l’observation même ne pénètre pas toujours fort avant. Ses personnages donnent au premier contact l’impression de l’exactitude, parce qu’ils sont établis avec une charmante humeur, et parce que, d’autre part, leur dialogue a l’apparence et la sonorité même de la conversation. On en voit le contour, mais leur physionomie demeure creuse et falote.

Moins réaliste, plus stylisé, le dialogue de Courteline ou de Jules Renard atteint à la vérité vraie — car ce qu’il contient a toujours une généralité, qui manque chez M. Sacha Guitry. Les inventions gracieuses ou badines qu’enfante sa riche fantaisie ne lui ont pas encore fourni la matière d’une œuvre ample et humaine : M. Sacha Guitry fait du théâtre.

Et nous voyons ici un autre de ses dons engendrer un autre de ses défauts. L’adresse scénique que nous remarquions en lui prend la place de ses qualités les plus sérieuses. L’expérience de la difficile technique du théâtre apparaissait dans ses premiers essais comme l’un de ses dons les plus rares. On peut craindre que, se fiant trop à cette heureuse qualité, il n’en néglige de plus précieuses. On aperçoit déjà dans ses comédies les plus récentes un certain vide, un manque de substance qu’occasionne à coup sûr la certitude qu’il a de pouvoir développer le sujet le plus mince jusqu’aux trois actes qu’exige le théâtre moderne. L’efficacité de ses moyens d’action extérieurs lui fait négliger la valeur des œuvres où il les met en pratique et, peu à peu, le voici qui devient cet Illusionniste même qu’il nous a montré. Sa dextérité, son spirituel passe-passe, son léger boniment éblouissent — mais l’illusion pourra-t-elle durer longtemps, et le public ne va-t-il pas s’apercevoir un jour que, derrière cette prestidigitation, il n’y a plus rien ?

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Là n’est pas encore la question. Quoique nous nous soyons attardé sur la critique, nous nous plaisons à reconnaître que les qualités de M. Sacha Guitry passent ses défauts. Son tempérament est riche, la carrière qu’il a à courir est longue encore devant lui : de nombreuses voies s’offrent à son choix. Puisse-t-il bien choisir. Il semble que dans sa dernière pièce, ce Deburau, où certains veulent voir son chef-d’œuvre, il ait quitté le cynisme gouailleur qui particularisait ses anciens ouvrages pour un attendrissement larmoyant. Je crois qu’il serait regrettable qu’il s’orientât définitivement de la sorte.

Henry Bataille

À cause de quatre petites pages écrites jadis par Marcel Schwob au-devant de la Chambre Blanche, nous avons longtemps aimé M. Henry Bataille. Le scrupule nous venant plus tard de moins l’aimer, nous lui avons continué un grand crédit d’attention, mais un jour arriva où nous dûmes enfin nous avouer que, dans l’œuvre entière de cet auteur abondant, nous ne goûtions que soixante lignes qui n’étaient pas de lui.

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M. Bataille, quand Marcel Schwob le préfaçait, était un poète délicat et incertain. Une exquise simplicité imprégnait ses vers nuancés. Nous ne réprouvons pas, à plus de vingt ans de distance, le goût que nous inspirait ce petit livre tout blanc, tout tremblant, tout balbutiant . L’écho de ses complaintes amorties continue à nous charmer. Nous répétons volontiers leurs anciens rythmes :

Les miroirs ont gardé ton ombre, Aloïda,

ou bien :

Les doux mots que morte et passée.

Le souffle de Verlaine influençait alors l’atmosphère littéraire. M. Bataille le respirait comme les autres, et celui de Sully-Prudhomme aussi :

J’ai rêvé quelque monde, asile
d’un tas de petits orphelins

C’était très bien. On avait tordu son cou à l’éloquence. On était simple. Sans trop encore d’affectation.

Si M. Francis Jammes et M. Bataille, que Marcel Schwob plaçait côte à côte, avaient persévéré dans cette voie délicieuse, peut-être eussent-ils laissé une empreinte ineffaçable sur la littérature de leur temps.

Mais on sait quel déplaisant artifice est devenue la simplicité de M. Jammes. Quant à M. Bataille, il a dès longtemps renoncé à cette grâce divine, mais modeste.

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On ne saurait trop insister sur ce début poétique de M. Bataille car, toute sa carrière durant, il a bénéficié du prestige d’avoir une heure été un poète en qui l’on espéra.

C’est à cause de lui qu’aujourd’hui encore, chaque fois qu’il se manifeste, la critique, d’une voix unanime, entraînant après elle le public qui répète ce qu’on lui souffle, célèbre la rare qualité poétique de ses œuvres. Contresens ironique, prodigieuse sottise que l’on s’étonne de voir formulés dans la patrie littéraire de Musset et de Maeterlinck.

Aucun critique ne s’en garde. Tous, avec un ensemble touchant, les intelligents comme les autres, M. Bidou comme M. Ernest-Charles, M. Hermant non moins que M. Brisson, s’installent à leur écritoire et proclament que les œuvres de M. Bataille sont d’un poète.

Eh bien ! non.

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Le théâtre poétique a des traits extrêmement déterminés et particuliers qui font défaut dans celui de M. Bataille. Son propre est d’atteindre profondément la vérité des sentiments et de l’esprit en négligeant absolument la réalité des faits. Il résulte de l’alliance de l’irréel et du vrai.

Le monde imaginaire dans lequel les personnages de Musset se torturent l’âme, celui où les héros de Maeterlinck gémissent sous le fardeau de l’incertitude humaine sont dans la littérature moderne les plus parfaites créations du théâtre poétique. Ce ne sont pas les seules.

Ubu-roi présente exactement les traits de l’œuvre poétique. Le théâtre de Banville souvent aussi, et même celui de M. Rostand. Nous le reconnaissons sans difficulté, quoique nous ne l’aimions guère.

Dans une autre sorte de théâtre poétique, la poésie réside dans l’expression seule. Personne ne songerait à contester la qualité poétique des drames de Victor Hugo ou de ceux de Vigny. Mais notre préférence personnelle va aux œuvres de la première catégorie, dont nous dirons qu’elles sont poétiques dans leur essence, tandis que ces dernières ne le sont que dans leur forme.

Ni dans l’essence, ni dans la forme, le théâtre de M. Bataille n’est poétique. On pourrait même dire qu’il est le contraire du théâtre poétique, car si les poètes, ainsi que nous l’avons dit, peignent des sentiments vrais, mais dans un cadre irréel, M. Bataille, au rebours, étudie des sentiments faux dans un cadre réel.

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Il y a quelque chose d’assez curieux dans l’attachement que M. Bataille a pour le réel et qui se manifeste dans le soin avec lequel il localise ses comédies. Musset — qu’il n’aime guère — et Maeterlinck se rencontrent pour planter un décor en ces termes : une fontaine dans un parc. C’est ce que M. Bataille appelle : des absences très artistes d’indications de scène . Il ne saurait faire comme eux qui annoncent que le lieu du drame est tout uniment la chambre de Jacqueline ou celle de Golaud. Il ne se contente pas de décrire la chambre en son détail, il indique encore en quel hôtel elle se trouve et n’a garde d’omettre la salle de bains attenante.

Il va jusqu’à citer par son enseigne le restaurant dans lequel s’ouvre telle des aventures qu’il présente, et par son nom la gare dans laquelle elle se dénoue. Alors même que sa prétention poétique se manifeste avec le plus d’évidence, quand il écrit en vers, hélas, et fait parler des ombres, il ne peut se retenir de dire que c’est probablement à Neuilly que se déroule son poème.

Pareillement il décrit, avec un soin dans l’extrême minutie duquel entre de la puérilité, les tentures et le mobilier des pièces où s’agitent ses personnages. Il s’enfonce dans le réel comme un tapissier, et tout porte à croire qu’il ne se flatte pas moins de ses trouvailles d’ensemblier que de ses inventions de dramaturge, encore que, dans leur domaine, il soit incomparablement inférieur aux tapissiers du jour, les Poiret, les Iribe et même les autres.

Toutefois si, par ailleurs, ses œuvres méritaient réellement les louanges qu’on lui décerne habituellement, et si l’on n’y trouvait que ce travers à relever, on le négligerait volontiers. Mais ce trait, que nous avons souligné avec insistance parce qu’il se rattache à diverses tares fondamentales de ce théâtre, n’est pas le seul qui appelle la critique. Le réalisme de l’auteur y prête encore par d’autres points. Par une curiosité bien légitime, il se plaît à dépeindre des milieux qui pourraient être pittoresques, et dont la représentation doit amuser le public qui les ignore : le monde des coulisses dans le Masque, le monde des artistes peintres dans la Femme Nue, le personnel d’un hôtel meublé dans la Marche Nuptiale, le monde des villes d’eau dans le Scandale. Mais ces hors-d’œuvre, qui pourraient avoir du goût et de la saveur, en manquent, car l’auteur ne parvient pas à animer exactement ces croquis de mœurs. Il donne de tout cela une peinture conventionnelle comme s’il ne le connaissait pas lui-même, et surtout il représente le fugitif d’un trait tellement caduc, qu’en revoyant ces tableautins à dix ans de leur date, on ne sait plus retrouver le souvenir du monde qu’ils ont prétendu décrire.

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Cette singulière incapacité de restituer ses formes à la vie extérieure pourrait n’être pas inconciliable avec une peinture exacte et profonde de la vie intérieure. Or, nous avons dit que, chez M. Bataille, les sentiments étaient faux. C’est cependant une allégation que l’on ne peut hasarder qu’avec beaucoup de prudence, car un auteur peut toujours répondre, quand on taxe ses personnages d’invraisemblance (que ce soit Irène de Maman Colibri ou Jeannine de l’Enchantement), qu’il les a peints sur nature, qu’il a reçu leurs confidences ou pénétré leur âme par d’autres méthodes, et que nul n’est avenu à contester leur exactitude.

Aussi bien n’est-ce pas ce que nous voulons faire. Quoique les données que choisit volontiers M. Bataille soient extrêmement exceptionnelles, nous les admettrions, s’il les exposait de façon à leur restituer par ces développements ce qui leur manque de vérité profonde. Mais, au contraire, ces aventures choisies si loin de la vie sont conduites avec si peu de logique que l’on est incapable de s’y intéresser, impuissant à en tirer morale, contraint de ne les point goûter.

Pour tirer des exemples des textes, nous dirons que, dans l’une des comédies les plus typiques de M. Bataille, dans la Marche Nuptiale, le déclassement passionnel de l’héroïne fournit une donnée exceptionnelle, et que la façon dont, au troisième acte, elle est remise en contact de son milieu, ce qui détermine le dénouement, est une péripétie illogique et arbitraire.

Le cas des enfants de courtisane, touchant sans doute, est exceptionnel (quoiqu’ils soient beaucoup à Paris) et les péripéties qui proviennent de l’amour porté au héros de M. Bataille par la fille du protecteur de sa mère sont arbitraires et illogiques.

Dans la Femme Nue où le sujet : un amour qui cesse d’être partagé, ne manque pas d’ampleur, nous appelons développement illogique le brusque changement de milieu social qui s’effectue dès le second acte, et le non moins brusque changement de caractère du héros, artiste qui s’affole de snobisme. Car si l’évolution d’un caractère peut être un excellent sujet de pièce (ou d’étude), c’est un mauvais moyen dramatique que l’on tire d’un changement de caractère qui a eu lieu pendant l’entracte sans explication.

L’amour que porte à son amant la Vierge folle est si peu expliqué qu’il sombre dans l’obscurité, et rien n’est moins explicable, malgré l’insistance avec laquelle l’auteur tente de le justifier, que le persévérant amour que porte au même homme sa femme abandonnée. Quant aux effets tirés de cette admirable constance, ils choquent et rebutent.

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Parmi les comédies de M. Bataille, il n’y en a point que l’on ne pourrait analyser de manière à mettre en relief soit l’exception du sujet, soit l’illogisme du développement, soit ces deux défauts conjugués. Mais sans nous attarder davantage à les rechercher, nous voulons mettre en lumière un autre trait qui surprend chez lui.

Fort souvent, il lui arrive de justifier les illogismes ou les obscurités de ses personnages, en affirmant que l’instinct seul détermine leurs mouvements et il semble considérer que le pur instinct est le plus passionnant des objets d’étude32.

Nous ne combattons point cette thèse. Elle est soutenable.

Ce qui nous surprend, c’est qu’un homme comme M. Bataille s’en fasse le champion.

En effet, quoiqu’il ne donne pas l’impression d’être un humaniste ni même un érudit, on voit bien qu’il n’est pas sans lettres et qu’il possède une certaine culture. Il a des raffinements d’idées, une certaine inclination vers le rare, le précieux et le maniéré. On songe en le lisant à ces jolis vers de M. de Montesquiou :

Le singulier me touche et l’étrange me charme ;
J’excuse le bizarre et me sens fort épris
Du rare…

Bref, c’est un esprit qui semblerait se porter vers l’étude des curiosités intellectuelles et des névroses cérébrales et non pas vers celle des mouvements de l’inconscient.

Ceux qui virent ses débuts le prenaient pour quelque tardif ressortissant de Baudelaire (le plus grand des poètes français selon son jugement, qui est le nôtre aussi) et pensaient que sous cette influence il deviendrait quelque chose comme un second Jean Lorrain, moins réellement poète, moins richement doué, et qui eût analysé avec minutie des Phocas, des Bougrelon et des Baringhel plutôt que des Femme Nue, des Vierge Folle ou des Phalène.

Entre la nature de l’auteur, entre son tempérament et l’objet de son étude, il y a désaccord. Le spectateur attentif le remarque et s’étonne de ne le pas voir plus nettement mis en lumière par la critique, car il est certainement à l’origine de la gêne insurmontable et du déplaisir profond que l’on ressent en présence de ces œuvres.

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D’où provient donc cependant l’impression de poésie qu’une si grande part du public se plaît à reconnaître en de tels ouvrages, et comment s’explique leur succès, voilà les points qu’il nous reste à élucider.

La réputation de poète qu’avait. M. Bataille avant d’aborder la scène y fut pour quelque chose, nous l’avons déjà dit, mais elle n’aurait point suffi s’il n’avait pris le soin de répandre sur ses ouvrages certains ornements particuliers qui semblent, plutôt que d’un poète, le fait de ce que l’on appelait dans les années 90 un esthète.

Le dernier esthète, voilà bien comme nous apparaît M. Bataille. Tout ce qu’il écrit semble l’être d’une main surchargée de bagues. Il a le goût douteux de l’originalité Voyante. Il n’y a que chez lui que l’on trouve encore tant de coussins brillants, de grenouilles de faïence, de femmes à monocle, de princesses très russes, de monnaie du pape et de paons bleus. Est-ce par moquerie qu’il parle de nombril ciselé par Lalique ? On en doute.

Quant au langage dans lequel s’expriment ces gentillesses, il les vaut. Nul style théâtral n’est si mou dans le tempéré, si prétentieux quand il vise à l’élévation. Ce poète supposé n’atteint jamais le lyrisme. Point d’images saisissantes, point d’éclat dans le dialogue auquel manque la sonorité de la vie. La convention s’étale et les agréments de ce style semblent un fard.

Or, chose étrange, ce n’est point par faiblesse mais par volonté que M. Bataille se présente ainsi. Il se complaît dans toutes ces attitudes qui nous semblent si choquantes. Elles composent sa règle et sa doctrine : en écrivant de la sorte il se conforme à son idéal du beau.

Il l’explique avec détails dans un des articles contestables à tant d’égards qu’il a consacrés à certains maîtres et à lui-même, et réunis dans son volume Écrits sur le Théâtre. Dans ce petit morceau qui s’applique à Becque et à ses congénères (sic) et qui est assez curieux pour être cité, il dit :

Les caractéristiques de ces sortes d’écrivains sont d’habitude : l’horreur des métaphores, du néologisme, le refus à tout impressionnisme, l’amour du terme propre, des syntaxes simples, la pauvreté voulue du vocabulaire, les idées concrètes, les traits ramassés (dégoût des mots qui ne sont point des termes de conversation comme frissonnant, ulcéré, etc…) la crainte du qualificatif poussée jusqu’à la manie, l’anatomie ramassée de la phrase.

Après avoir lu ces lignes où sont énumérés sur le ton du persiflage les traits auxquels se reconnaît justement le bon langage, on n’aura plus aucun étonnement quand on rencontrera chez M. Bataille des métaphores incohérentes, des néologismes hasardeux, des essais d’impressionnisme, des mots impropres, des syntaxes équivoques, un vocabulaire riche en mots inusités dans la conversation, bref tout ce qui constitue proprement le mauvais style33. Mais on ne saurait le lui reprocher, car l’on voit trop nettement que c’est exprès qu’il agit ainsi, et par choix.

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Certains auteurs se mettent à l’abri de la critique par un tour qui n’est pas sans adresse.

Leur dit-on qu’ils écrivent mal ?

Leur reproche-t-on leurs négligences et leurs faiblesses, leurs fautes ?

— C’est la Vie qui parle ainsi, poursuivent-ils, et que j’observe.

Objecte-t-on que la Vie peut parfois avoir tort ? Ils ne répondent plus : ils méprisent.

Dans un ordre différent, si on leur demande :

— Qu’est-ce que ces situations fausses et ces sentiments sans vérité ?

— Ce sont ceux qui m’intéressent, répondent-ils à bon droit.

— Où en avez-vous rencontré le prototype ?

— Dans la Vie, monsieur, qui ne saurait avoir tort.

— Certes, la Vie déconcerte et elle passe l’imaginable, mais d’où vient que le ton de la vérité manque si absolument à la peinture que vous en donne ?

— Il s’y trouve, répond l’auteur outragé, et c’est vous qui ne l’y reconnaissez point.

— Peut-être n’êtes-vous pas très habile à le rendre…

— Sans doute êtes-vous incapable de me comprendre…

— Ah si vous étiez moins borné !

Et la discussion s’éternise sans qu’aucun des interlocuteurs puisse reconnaître son tort.

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En ce qui nous concerne, à l’égard de M. Bataille, nous concédons volontiers qu’il se pourrait qu’il eût raison contre nous, puisque aussi bien le public — mais est-ce une autorité ? — l’approuve et le couronne.

Il est vrai que l’on voit assez nettement les moyens qui déterminent ce résultat et qui sont un peu gros.

Le choix des titres d’abord, sinon des sujets, est fort habile. Provocants et prometteurs, ils semblent les noms de parfumeries violentes : l’Enchantement, la Femme Nue, l’Enfant de l’Amour, le Scandale, la Vierge folle… Une romance sentimentale n’a pas plus d’empire sur les sensibilités vulgaires que ces trouvailles verbales.

Pour répondre à la promesse des titres, les comédies se déroulent dans une atmosphère, sinon d’amour, du moins de sensualité impudique, qui agit violemment sur les nerfs. Le désir est leur unique sujet. Les personnages se désirent, se veulent et se prennent. Au fait c’est fort naturel : M. Bataille étudie l’instinct, ou plutôt une seule forme de l’instinct — le désir.

La dramaturgie très conventionnelle ne blesse aucune des habitudes du public, mais lui donne parfois l’impression qu’elle les brutalise : M. Bataille est un spécialiste du théâtre — il s’en flatte d’ailleurs34 et il connaît les recettes de la cuisine dramatique. Ses décors, sinon les situations qu’il invente, surprennent : une répétition, un vernissage, un restaurant, une gare, des halls d’hôtel, voici des lieux dont le public se plaît à avoir le spectacle — et toutes ces musiques tziganes, ces valses lentes à la cantonade.

Avec un louable opportunisme, cet écrivain original sait fort bien prendre la suite tracée par les succès de ses confrères, tantôt essayer la violence de Bernstein, tantôt la hauteur de Curel, souvent la richesse de d’Annunzio, et par ailleurs ne serait-ce point quand la philosophie de Bergson se répandit chez les gens du monde, qu’il aperçut l’intérêt qu’il y a à dépeindre les impulsions du pur instinct sans mélange ?

Dans le détail, il sait encore avec beaucoup d’intelligence ménager de savoureux intermèdes : danseuse grecque dans la Marche Nuptiale, danse anglaise dans la Femme Nue, danse de caractère dans Le Masque. Comment résister à tant de charmes ! Ah ! tragique tarentelle de Nora, quelle est ta descendance !

On pourrait encore citer nombre de traits par lesquels M. Bataille s’efforce à complaire au goût commun, et notamment le soin avec lequel il se soumet aux dons des acteurs en vogue pour lesquels il écrit. Mais à quoi bon insister davantage ? N’avons-nous pas suffisamment montré les défauts profonds de ce théâtre à qui nous reprochons surtout de s’être fait décerner les plus rares louanges et les plus désirables, sans les avoir réellement méritées ?

Marcel Boulenger

Il y a dans les livres de M. Marcel Boulenger des duellistes et des escrimeurs ; des cavaliers, des maîtres d’équipage et des boxeurs ; des cochers, des postillons et des automobilistes ; des entraîneurs et des propriétaires d’écurie ; des amazones, des veneurs et des maquignons. L’on y voit aussi des érudits, des bibliothécaires, des membres de l’Institut et des universitaires ; des artistes, des peintres, des orfèvres et des collectionneurs de peinture, de bibelots rares ou d’autographes. Il s’y rencontre encore de subtils aventuriers qui, poursuivant leur fortune avec malice ou profondeur, rencontrent des succès divers ; de jolies femmes divinement vêtues ; des élégants, des raffinés, quelques sots, des snobs, des désœuvrés. On y chasse à courre, on y monte en course, on y dresse des lévriers. Tout un fin petit monde y mène une existence délicate, et s’y montre — un peu apprêté, un peu maniaque — obsédé de soucis précieux et de préoccupations exquises.

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M. Marcel Boulenger a composé de traits épars, mais rassemblés avec un choix voulu, le tableau d’une société charmante et policée, où la vie serait désirable. Il se plaît à nous présenter minutieusement ce qui se passe dans cet univers recréé, et semble nous dire qu’avec un peu d’effort sur nous-mêmes nous serions dignes d’y pénétrer pour y tenir un rôle. Il nous le dit expressément, nous convie à faire cet effort, nous engage, nous pousse à pénétrer dans cette heureuse contrée que dépeint avec poésie son œuvre de romancier, et dont son œuvre de chroniqueur explique le système.

Cette région a pour décor un paysage traditionnel : princières hautes futaies, parcs quasi royaux, jardins savamment ordonnés, pelouses rayées de barrières blanches, maisons de grand style — gentilhommière ou beau château — accommodées au goût moderne, mais dressant encore devant un horizon forestier les masses de leurs vieilles architectures nobles.

Dans ce monde enchanté vit une humanité privilégiée. Cultivés de corps et d’esprit, les hommes sont lettrés et bien faits, les fermes sont fées. Des aventures singulières et compliquées leur permettent aux uns comme aux autres de faire montre d’âmes charmantes et fières, de cœurs délicats, de subtile sensibilité.

À ces personnages choisis s’en mêlent fort peu qui aient le caractère bas ou vilain. Encore, à ceux-ci qu’y a-t-il à reprocher ? À vrai dire, bien peu de chose : quelque faute contre l’amour — le désir de vivre : noblement sans en posséder les moyens — un peu d’inconstance, un peu d’intrigue ; rien de plus. Les récits que l’on nous fait des circonstances de leur vie plaisent à l’esprit sans le heurter ; les conclusions le reposent et le satisfont. Alors même que les péripéties furent poignantes, voire tragiques, on sent qu’il n’y a pas lieu de se laisser aller à un entier découragement. On demeure optimiste, on sent que la vie va reprendre et triompher, l’espoir brille et sous peu le sort redeviendra dément. En vérité, ces contes qu’enveloppe et anime un esprit bienveillant se déroulent dans un univers enchanté. On voudrait être digne d’y vivre — on y voudrait vivre.

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Que l’on n’aille pas conclure d’une telle description que ces ouvrages aient de la fadeur romanesque, ou qu’ils représentent un de ces mondes conventionnels comme ceux où tant d’écrivains de talents divers se complaisent à situer leurs imbroglios. Non, ce milieu particulier, dans lequel se déroulent les volumes de M. Marcel Boulenger, n’est pas une de ces abstractions littéraires qui mettent à la disposition des auteurs la commodité d’une atmosphère sans résistance où peuvent se réaliser des actions fausses ou improbables.

S’il semble parfois s’écarter de la réalité, et si sa grâce fait douter de sa vraisemblance, c’est que l’auteur se plaît à prendre pour modèles des êtres qui paraissent eux-mêmes irréels tant ils sont loin du commun. Il l’intéresse de peindre des personnes raffinées en toutes choses, et que leur raffinement peut conduire à une irrégularité qui a de l’excès. Il se plaît à noter le point où les qualités qu’il prise dans l’honnête homme se perdent dans les travers qu’il dénonce, l’instant précis où le bon ton devient affectation, où l’habileté se pervertit, où la recherche prête à la critique. Il note avec une clairvoyance non exempte de férocité le moment où les plus rares qualités deviennent leur caricature, et s’évanouissent en leur propre fantôme. Il sait par quel passage le précieux devient ridicule et par quel progrès le beau Brummel devient le Brummel de Caen : il le rend sensible.

Ainsi l’équilibre qui attire son attention n’est guère moins rare que le déséquilibre qui le rompt. L’un et l’autre étonne le vulgaire, mais ce n’est pas sans dessein que M. Marcel Boulenger résolut de les représenter. Il ne se propose pas, en effet, uniquement de peindre la vie. Il veut encore tirer une leçon de la peinture qu’il en fait. Il nous soumet des règles de conduite, et nous engage à les adopter.

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La préoccupation d’agir sur les mœurs apparaît dans l’œuvre entier de ce bel écrivain. Préoccupation assez exceptionnelle, qui fait défaut chez la plupart de nos moralistes contemporains. On sait que nous n’en manquons pas. En France, d’ailleurs, pays de moralistes par excellence, en manqua-t-on jamais ? Les nôtres se tiennent pour satisfaits quand ils ont dépeint sous des couleurs fort noires les choses du jour et le train dont elles vont. Critiques pessimistes pour la plupart, contempteurs perspicaces, ils voient non sans amertume le mal et toute son étendue, mais ne se soucient pas d’y porter un remède. L’eussent-ils sous la main qu’ils ne l’indiqueraient pas. Si leurs écrits contiennent un enseignement, ils laissent au public le soin de le dégager. Ils sèment au vent et ne s’inquiètent pas des fruits.

M. Marcel Boulenger au contraire.

Certes il voit les travers de notre siècle de façon fort lucide. Il les signale, les met au jour, mais à la façon d’un caricaturiste qui exagère le trait avec humour, plutôt que d’un satiriste qui frappe sa victime avec humeur. Il voit le ridicule plutôt que la difformité, et le grotesque en l’homme plutôt que la méchanceté foncière. Aussi sa peinture ironique est-elle moins amère que souriante : elle tend à assainir, à moraliser, et après avoir dénoncé les erreurs de nos mœurs, elle a pour fin de les corriger. Car M. Marcel Boulenger y prétend. Il a ce but. Il veut que nous nous conduisions bien, que nous vivions comme il faut. Il ne craint pas de nous répéter ses préceptes, et ne se lasse point de nous enseigner les règles d’une morale pratique qu’il institue.

Avec une patience admirable, de cent façons ingénieusement variées, il redit à son auditoire qu’il faut vivre avec convenance, avec goût et dignité. Il n’abandonne point la partie qu’il n’ait obtenu un résultat, et n’estime point sa peine perdue s’il n’en obtient qu’un petit, — s’il parvient à déterminer quelque menu changement dans les habitudes superficielles de la vie, sinon dans celles plus profondes du cœur ou de l’esprit. Provoquer une mode — mettons celle des chiens de course — lui semble meilleur que de ne point exercer d’action ; point de vue exact : car lorsque l’on s’est proposé d’agir dans un sens donné, l’important n’est pas la grandeur du résultat, mais son existence.

Ainsi, limitant nettement son effort, il en assure les chances de réussite. Ne se proposant qu’une fin prochaine, il peut la reporter plus loin, une fois gagnée, et à force de nous exhorter à policer nos façons, il pourrait bien obtenir de nous quelque progrès de caractère. Des moralistes, voire des philosophes qui affichaient bruyamment de plus hautes prétentions, n’obtinrent pas toujours un succès équivalent.

Ce trait est singulier en lui-même. Mais il le paraît plus encore, lorsqu’on le rencontre en analysant l’œuvre d’un auteur qui semblait essentiellement mondain, et qu’on lui découvre ainsi le tempérament d’un apôtre ou d’un évangéliste. D’ailleurs l’éthique que formule M. Marcel Boulenger achève de faire comprendre sa nature : il la fonde sur l’esthétique. C’est le culte du beau qu’il prêche, et pour bien vivre, c’est à vivre en beauté qu’il exhorte.

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La formule vivre en beauté est assez suspecte. Sa mise en pratique conduisit à des recherches d’un esthétisme douteux et équivoque bien des hommes qui la disqualifièrent en se l’appropriant. Elle reprend sa dignité quand on la prononce à propos de M. Marcel Boulenger. De même quand il la prononce lui-même à propos d’un autre poète qu’il aime35. Vivre en beauté, d’après eux, ce n’est pas afficher un dilettantisme de décadence, comme firent certaines gens que nous avons tous connus et que nous ne voulons pas citer, c’est professer un violent et profond amour pour la beauté pure, et ne point l’oublier durant un seul instant de la vie : c’est être toujours en quête de la beauté parfaite 36.

M. Marcel Boulenger a mis dans la plus claire évidence le cas qu’il fait de la beauté et l’impression qu’il en ressent. Adorateur fervent de la beauté antique, des statues grecques, des paysages siciliens, de la campagne romaine, du miracle français aussi, il a traduit sa brûlante émotion en termes qui la contiennent pudiquement, — où le sentiment personnel se voile avec discrétion. C’est réellement comme un poète qu’au hasard de ses rencontres avec elles, il a parlé de toutes ces poignantes choses, soit en brefs élans, soit en morceaux heureusement développés et soutenus.

À toutes les formes de la beauté il a rendu son hommage : au beau langage, aux belles architectures, aux beaux jardins, qui sont la beauté formelle de la pensée, aux belles créatures humaines, ou animales, ou végétales qui sont la beauté vivante, à la nature qui est la beauté inerte, aux jeux et aux sports qui sont la beauté dans le mouvement, à l’élégance et au luxe qui sont la beauté dans la richesse. Partout où il l’a rencontrée après l’avoir cherchée et découverte, il a proclamé la joie dont elle l’emplissait.

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Sans doute doit-il paraître naturel qu’un artiste aime la beauté, puisque l’art n’est rien autre qu’une tendance à la beauté. Mais ce qui est naturel ne se réalise pas nécessairement, et les écrivains se trouvent en outre assez enclins à oublier qu’écrire est un art et qu’en conséquence ils sont des artistes. On en a même vu qui mettaient toute leur industrie à écarter l’art de leurs écrits.

Ce singulier contresens date de notre siècle — c’est le xixe  que je veux dire. Écrire servit alors à tant de choses, fut le fait de tant de gens qu’on oublia que c’était une action d’essence divine, et tandis qu’au cours des siècles précédents tout ce qui s’écrivait participait de l’art, on vit la place de l’art diminuer dans les lettres d’autant qu’il s’écrivait plus de choses étrangères à l’art.

C’est à cette époque que se place l’horrible décadence du style qui attriste si désespérément l’époque contemporaine.

Faut-il la caractériser ?

On pourrait le faire en une ligne et dire par exemple que nombre de nos écrivains ont le défaut d’user d’une syntaxe trop commune et de mots trop rares. Ces défauts sont d’ailleurs fonction l’un de l’autre, car à mesure que par ignorance ou par négligence la syntaxe s’appauvrit (la syntaxe qui suffit à donner au langage sa couleur et sa diversité, la syntaxe qui est au style ce que le dessin est à la peinture — sa probité), à mesure donc qu’elle s’abaisse et devient indigente, l’écrivain, pour relever son style, pour lui donner du ragoût et pour le pimenter, n’a d’autre ressource que la recherche verbale. Il amplifie son vocabulaire, hasarde des néologismes, pense qu’un mot imprévu frappera plus que ne fait un mot mis en son juste jour, et il ne s’aperçoit pas que cette parure incertaine semble un fard sur un visage malade, des atours trompeurs sur un corps malingre.

Aux jours où nous sommes, si l’on remarque chez les jeunes écrivains une tendance marquée à se guérir de cette vilenie et à revenir vers un mode d’écrire plus correctement raffiné, il se pourrait que ce soit à l’influence de M. Marcel Boulenger qu’on le dût. On pourrait souhaiter que les leçons du moraliste aient autant d’efficacité que celles de l’écrivain.

Lui-même s’exprime d’une manière qui enchante.

Au goût le plus juste et le plus délicat, il joint une connaissance approfondie et qui semble sans lacune des ressources que le langage met à la disposition de celui qui est capable d’en jouer.

C’est un grammairien de premier ordre.

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Il nous arrive quelquefois — bien rarement — de décerner le titre de grammairien, comme une suprême louange, à un écrivain que nous voulons vanter. Mais c’est à propos de M. Marcel Boulenger qu’il nous conviendrait le mieux d’analyser ce que nous entendons par ce terme. À quoi bon l’essayer pourtant ? Pouvons-nous mieux faire que de le citer : Un grammairien, dit-il, n’entend point les idiomes étrangers non plus qu’aucun dialecte aboli, non plus que les patois. Il n’a qu’un ennemi : le jargon ; qu’une passion : l’expression pure, la phrase exquise ; qu’un seul maître : l’usage… Il conserve pieusement, surveille, répare, dirige le langage noble ou familier ; il rapproche des exemples, écoute des sons, choisit entre les exceptions, s’arrête tendrement sur quelques gallicismes, puis, ayant bien travaillé, s’endort chaque soir, las, mais fort content de sa journée : il a formulé de belles règles 37.

M. Marcel Boulenger se plaît à de si fines études, et y excelle. Il dispute avec autorité des questions qu’elles soulèvent, et l’on pense reconnaître en lui l’étoffe d’un Vaugelas. Compose-t-il une grammaire à loisir ? Il en est bien capable. Rassemble-t-il les remarques qu’il fait sur la langue française ? On le souhaiterait, et l’on sait bien, en attendant, que quelques-unes de ses chroniques les mieux venues sont sur des sujets de cet ordre38.

Quel que soit leur effet, on craint qu’il ne soit pas total, que cette prédication se perde dans un désert, puisque de nos jours, Philaminte elle-même use du mot sauvage et bas qu’en termes décisifs condamne Vaugelas .

Le purisme se meurt. Raison de plus pour révérer particulièrement l’un des derniers puristes.

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M. Marcel Boulenger eut d’autant plus de mérite à oser prendre cette attitude qu’elle était plus rare au temps qu’il publia ses premiers ouvrages.

Quand la Femme baroque parut, l’ambition des jeunes auteurs n’était pas précisément de se rattacher à la tradition du style classique, pour laquelle ils prirent tant de goût, par la suite. Sans doute cette grande tradition d’art n’était-elle pas complètement abandonnée, et n’y eût-il eu dans cette époque qu’Anatole France, déjà glorieux alors, pour la maintenir, ses destins eussent été pour longtemps assurés. Mais l’art d’écrire subissait une crise dangereuse. Soit ignorance, soit volonté d’être ignorant, un jargon prétentieux et relâché servait alors d’habit à la pensée. Comment écrivaient à ce moment les meilleurs d’entre les jeunes gens ? Dans le ton que voici : « Lorsque le printemps vint cette année, je fus tourmenté par sa grâce ; et comme des désirs faisaient ma solitude douloureuse, je sortis au matin dans les champs. Tout le jour le soleil rayonna sur la plaine, je marchai rêvant de bonheur. Certes il est, pensai-je, d’autres terres que ces landes désenchantées ou je menais paître mon âme. Quand pourrai-je, loin de mes moroses pensées, promener au soleil toute joie, et dans l’oubli d’hier, et de tant de religions inutiles, embrasser le bonheur qui viendra 39, etc. »

Quelle mollesse, quelle inconsistance, quel fatras ! sans compter le défaut de concordance des temps. Or voici qu’un débutant donne un petit roman qui, par sa structure interne, par l’indécision et le flottant des caractères non moins que par le vague de l’aventure, est exactement de son époque, mais qui par la façon dont il est écrit semble d’un autre temps. Le style en est alerte. Quand la phrase n’est pas brève, elle est solidement articulée dans un système précis de relatifs et de conjonctions, la période existe, les incidentes la varient, elle sonne clairement, bref c’est du français — du plus joli. La plaisante discordance, et quelle saveur elle donne à ce récit.

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Pourtant, le style de M. Marcel Boulenger ne saurait se comparer à ce voile transparent et imperceptible que Renan et Anatole France posent sur leurs idées. Il chatoie, arrête le regard. On le remarque, on y doit prendre garde. Ciselé, poli, travaillé, très librement d’ailleurs et sans qu’un effort apparaisse, il est à lui seul un divertissement pour l’esprit. Mille tours variés, imprévus, l’ornent et l’enrichissent, les mots y sont mis en des places d’où ils étincellent, les ressources de la syntaxe y sont employées avec bonheur : c’est une matière de choix.

Peut-être à cause de cela semble-t-il que l’on n’en puisse extraire que des bibelots, de prix sans doute, mais un peu menus, et qui peuvent sembler maniérés. C’est ce qui induisit plusieurs judicieux critiques à avancer que M. Marcel Boulenger excellait surtout dans le petit morceau. Bien à tort, selon nous. Sans doute le réussit-il brillamment. Mais un écrivain français se doit de le réussir, car depuis l’auteur des Caractères jusqu’à celui des Illuminations, la tradition en est constante.

Toutefois on se ferait tort à soi-même en préférant aux œuvres de longue haleine qu’a données M. Marcel Boulenger, celles que nous appellerons ses œuvres mineures.

Plusieurs de ses romans sont de tout premier ordre. L’attachante singularité de leur donnée, celle des types qui y sont dépeints sont en parfaite concordance avec le style exquis dans lequel ils sont écrits : c’est une première louange, ce n’est pas la seule qu’ils méritent.

Très attrayants, ils sont construits et combinés avec une habileté qui démontre que l’auteur sait composer comme il sait écrire. Il expose son sujet avec brio, dessine ses personnages avec vivacité, les anime, puis il se jette sans tarder dans le cœur de son récit, le développe, l’équilibre, ménage l’intérêt et de scène en scène le fait croître jusqu’au dénouement qu’il gagne sans attendre.

À son aise dans tous les tous, il les prend tour à tour, les varie pour maintenir en éveil l’esprit de son lecteur. Parfois il conte d’une manière allègre et rapide, puis le voici qui flâne et s’amuse aux détails dont il ne craint pas de s’encombrer ; tout à coup il élève la voix, peint à larges traits, et finit par des accords apaisés quand les catastrophes ou les badinages sont consommés. Quel choix dans la mise en œuvre des matériaux dont il dispose ; quelle heureuse variété ! Ici nous sommes en pleine bucolique (retraite de Marc Thierry dans la forêt de Fontainebleau) ; ailleurs la foule gronde et menace (l’émeute de Venasco) ; voici des scènes d’une intime familiarité (Geneviève Nicole avec ses enfants) ; en voici qui sont bruissantes du brouhaha de la vie mondaine (un peu partout) ; d’autres enfin, qui ont la grandeur d’une page d’histoire restituée, par un érudit qui ne serait pas moins artiste que savant (entrevue de Louis-Philippe avec le comte Arnauld d’Ancourt) — car il y a en M. Marcel Boulenger un érudit très instruit, très avisé, qui goûte avec passion certaines époques, et qui sait les évoquer avec beaucoup de force.

On ne peut dire de son œuvre qu’elle est académique, car la précision et la pureté élégante que l’on y remarque n’y sont pas dans le fâcheux excès qui justifie la critique impliquée dans ce terme, auquel il ne manque que d’être un éloge. Mais on aimerait que ce mot s’appliquât aux ouvrages dont la plénitude s’accommode avec l’observance d’obligations déterminées, et qui demeurent drues et vivaces tout en étant rigoureusement disciplinées. Ainsi des tilleuls architecturalement taillés conservent le charme pénétrant de leur parfum.

Il y a mille parfums chez M. Marcel Boulenger. Non pas seulement ceux dont les femmes s’embaument, mais tous les parfums véridiques de la nature, dont il vit les paysages d’un œil perspicace autant qu’ému. Toutes les histoires qu’il conta s’encadrèrent poétiquement dans des décors aérés. Leur beauté plastique saisit, leurs frissons émeuvent et ils demeurent imprimés dans l’esprit qu’ils ont frappé.

Qui pourrait, par exemple, oublier Viviane aux yeux verts, debout sous un frêne dont mille rayons perçaient le feuillage — et tant d’autres visions encore.

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Quel que soit le prix de tout cela, on pourrait cependant ne le tenir que pour peu de chose, si M. Marcel Boulenger n’avait en outre modelé certains types qui sont réellement ses créatures et dont l’originalité est profonde.

L’un d’eux en particulier, le subtil Rémy la Nérissaie40, se détache parmi les autres avec un relief accusé, dans une lumière violente.

Ce personnage séduisant et bizarre, qui mérite un peu de pitié (car les aventuriers sont à plaindre, dont trop souvent l’amour et la fortune roulent ensemble comme des dés ), dut toujours inquiéter et tenter l’esprit de notre auteur. Il semble que dans ses précédents ouvrages il en ait essayé de premiers crayons, et que dans ceux qui suivirent il n’ait pu s’affranchir entièrement de son souvenir. Jusque dans ses livres les plus récents passent des ombres qui le rappellent.

La dilection particulière qu’il nourrit pour ce fantôme — je n’irai pas jusqu’à dire : la hantise qu’il en a — montre assez que c’est cette race d’hommes qui sollicite sa plus extrême curiosité : gens au cœur ondoyant qui les mène, sensibles qui se contiennent, esprits profondément concertés, qui abandonnent peu au hasard, mais dont cependant les calculs se trouvent déjoués par lui, intelligence limitée d’ailleurs(ce qui est singulier, car quel n’est point l’auteur qui se plaise à douer ses créatures » pour le moins, d’universel génie), toutes les grâces physiques de l’adolescence jointes à la plus complète habileté athlétique, enfin par surcroit manière exquise de tourner les billets et les madrigaux. Certes ces personnages ont de quoi plaire.

Mais, si l’on y prend garde, et qu’on veuille bien les dépouiller de ce qui fait d’eux des personnages de roman, si on les extrait des situations anormales qui permettent à leur esprit d’intrigue de se manifester à l’aise, ne se trouvent-ils pas, à peu près conformes au type moyen d’humanité que M. Marcel Boulenger propose comme modèle, et dont il a lui-même fourni l’exemple par le portrait de certains de ses personnages : les Pierre de Jaline, les Roger de Broux, les honnêtes, les irréprochables, ceux qui ne sont pas toujours les plus heureux, ceux que nous devrions imiter.

Les romans de M. Marcel Boulenger tendent donc à la même fin que ses chroniques : il les rencontrent, il les recoupent. Bien plus, parfois ils en sont faits, et l’on retrouve dans les développements du romancier ou parmi ses réflexions telle page remarquée auparavant dans les papiers journaux du chroniqueur. Ainsi l’on retrouve parfois dans les grandes toiles d’un peintre, tel motif qui figurait dans ses dessins ou ses pochades. Si nous notons ici ce trait, ce n’est pas qu’il entre dans nos vues d’analyser les méthodes de travail de M. Marcel Boulenger, mais c’est parce qu’il nous donne un moyen de faire sentir la cohérence et la conséquence qui règnent dans l’œuvre entière de ce séduisant écrivain, et qui ajoutent un prix singulier à ses brillants attraits.

Sous ses dehors parés, sous ses aimables et précieux ornements, à travers ses mille coquetteries, en dépit du rien d’affectation que l’on y pourrait discerner, il s’en dégage une leçon qui n’est pas sans rigueur ni sans gravité. Elle témoigne d’un caractère assez rare, car vouloir améliorer les hommes n’est pas une ambition commune.

M. Marcel Boulenger s’y efforce avec un tact extrêmement léger, à mi-voix, discrètement, mais avec constance, et si au demeurant il ne leur propose qu’un idéal nettement limité, ce n’est pas que le sien propre se trouve aussi réduit. Aucun lecteur attentif ne pourrait méconnaître la grandeur de celui auquel il tend. Les passions les plus généreuses l’inspirent et le gouvernent. S’il les expose rarement dans leur superbe ampleur, c’est qu’il les respecte religieusement et qu’il lui paraîtrait malséant de les crier à tous les échos.

Il les réduit à l’usage de son auditoire : il exige peu de l’homme parce qu’il le connaît — et le connaître, c’est le mépriser.

De Flers et Caillavet

On est parfaitement enclin à n’user d‘aucune rigueur à l’endroit de certains écrivains frivoles tant qu’ils se manifestent dans le cadre qui convient à leur facile fantaisie. On applaudit, par exemple, aux drôleries d’un revuiste, et si peu que son esprit se hausse par-dessus le commun, on le récompense en le comparant avec Aristophane. On accorde la même indulgence aux chansonniers, la même encore aux auteurs dramatiques qui fournissent communément les petits théâtres.

Si l’un de ces derniers se trouve porté, par le succès qu’on lui a fait, jusqu’à la Comédie-Française, on examine avec une curiosité divertie la façon dont il va se comporter dans ce lieu pour lequel rien ne le désignait. S’efforce-t-il d’accorder son ton avec celui des grandes œuvres qui composent le répertoire de cette illustre maison, on lui en sait tant de gré que l’on ose à peine remarquer qu’il n’y réussit pas toujours, et, quoique cette fameuse scène soit en principe consacrée à ce qu’il y a de plus élevé dans la littérature, on continue à le faire bénéficier de cette indulgence un peu dédaigneuse que l’on accorde à ce qui ne touche en rien l’art ni la littérature.

Mais lorsque ce succès déplacé semble devoir conduire un de ces auteurs jusqu’à l’Académie elle-même, alors il y a lieu de réagir, et, quelque ridicule qu’il y ait à examiner avec sérieux des ouvrages qui en sont dépourvus, l’on doit consacrer aux auteurs que favorise cette fortune disproportionnée l’examen attentif que réclament les œuvres importantes.

 

Il y a dans le jargon du théâtre une expression qui n’est pas sans beauté, et qui néanmoins se prononce habituellement sur un ton réticent, sinon plein de mépris : Succès d’estime. Présente-t-on au public une de ces œuvres fortes, neuves ou hardies par leurs intentions ou leurs qualités (hier une comédie de Becque, un drame de Verhaeren ou de M. Maeterlinck, aujourd’hui un drame de M. P. Claudel, une comédie de M. de Curel ou de M. de Porto-Riche), une de ces œuvres qui font aux entrepreneurs de spectacles un coûteux honneur, qui sont incapables de rassembler dix soirs de suite un public rémunérateur, et qui, à parler net, ennuient le peuple, c’est par le mot succès d’estime que l’on voile le regrettable échec qui leur est réservé : on sait ce que cela veut dire. Succès d’estime, c’est la salle demi-vide, froide, rétive et qui bâille aux beautés qu’elle ne comprend pas. Succès d’estime, c’est la critique obligée de se compromettre aux yeux du public, en décernant des éloges auxquels il ne souscrira pas. Succès d’estime, enfin, c’est le remède appliqué sur le sensible amour-propre des auteurs qui ne sont pas à la mesure de leur siècle.

Si c’est au reste un succès véritable que mériter l’estime, peut-être a-t-il de quoi les satisfaire.

Les œuvres de MM. de Flers et Caillavet sont fort loin d’obtenir ce hautain succès. Elles connaissent les longues et fructueuses séries de représentations. La menue foule s’y précipite, y rit, y sourit et s’y attendrit : elle peut apercevoir et saisir l’esprit aisé et complaisant qui se propose de la divertir, elle le goûte, rien ne lui en échappe. Les critiques n’osent pas contredire ce sentiment, car le rôle de trouble-fête est rarement de leur goût — et ils savent bien qu’on ne peut tenter de corriger le sentiment général : les plus habiles s’en tirent en approuvant sans critiquer41.

 

Un pareil résultat n’est pas absolument commun. Il faut certaines qualités pour l’obtenir, et nous n’allons pas prétendre que le théâtre de MM. de Flers et Caillavet en soit entièrement dénué. Il en a, sinon de plus rares, du moins de fort prisées. Il est plein de bonhomie et de bonne humeur. Un esprit superficiel l’enjolive de ses grâces papillotantes. Un certain sens de la parodie et de la caricature force le rire. Les scènes se succèdent dans un mouvement rapide qui entraîne le spectateur, et ce mouvement en s’accélérant d’aventure donne à l’ouvrage un air de farce ou de parade qui ressemble à la force comique. Une humeur satirique semble parfois élargir l’ouvrage et lui faire gagner de la profondeur. Quelque habileté scénique, beaucoup d’expérience théâtrale, la possession de bien des recettes du métier voilent brillamment tout ce qui manque ici d’autres qualités plus solides.

Par-dessus tout, la bonne volonté de plaire au public à qui ce théâtre s’adresse et de le divertir se fait continuellement sentir. Tout ce qu’il contient se comprend aisément, ses intentions transparaissent, sont saisissables, et il atteint en fin de compte son but, puisque le public est satisfait, qu’il est charmé, qu’il en redemande.

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Si le boulevard existait encore, on pourrait dire que ce public qui fête MM. de Flers et Caillavet se compose de tout ce qui, sur le boulevard, n’est pas le boulevard. Badauds, provinciaux, étrangers, désœuvrés par hasard, gens qui passent là, mais qui sont d’ailleurs, qui sont curieux de l’esprit parisien comme ils le sont de la vie parisienne, et qui prennent pour esprit parisien tout ce qui se débite dans certains établissements, comme ils prennent pour vie parisienne tout ce qu’ils voient dans certains lieux. On ne saurait comprendre entièrement le caractère d’un auteur si l’on n’est éclairé sur la composition du public qui fait son succès, snobisme à part. Le succès de Rostand par exemple suppose une foule enthousiaste, celui d’Anatole France une élite extrêmement cultivée. À MM. de Flers et Caillavet il faut un monde plaisantin et sans culture : c’est exactement la foule de ces boulevardier d’occasion que nous venons de signaler.

Un public, non pas même lettré, mais simplement averti de la littérature comique de nos trente à quarante dernières années, ne pourrait supporter la représentation d’aucune pièce de MM. de Flers et Caillavet, tant de continuelles réminiscences l’importuneraient. Toute pièce de ces auteurs en rappelle d’autres, d’autres auteurs. Ils semblent s’inspirer du succès d’autrui et s’employer à le vulgariser.

Tantôt c’est le fonds même de l’ouvrage qui en évoque de déjà connus. L’Amour veille, par exemple, est construit sur la donnée d’Amoureuse agrémentée, tant soit peu, d’un ressouvenir de Francillon. Tantôt ce n’est qu’une partie de la comédie qui suscite de semblables rappels. Ainsi le dernier acte de Primerose met en œuvre la situation que Marie Lenéru a développée dans les Affranchis, à savoir celle de religieuses qui rentrent dans le monde par le fait de l’expulsion des congrégations, Et nous n’insistons pas sur ce point que le thème dont Marie Lenéru a tiré une tragédie pathétique n’a fourni à MM. de Flers et Caillavet qu’une commodité pour un dénouement plein de fadeur.

D’autres fois ce sont les agréments, la décoration, pourrait-on dire, de l’œuvre qui ont ce même air de déjà-vu. D’ici, de là dans les textes de MM. de Flers et Caillavet, on rencontre des mots que l’on a le sentiment de ne pas rencontrer pour la première fois, mais d’avoir au contraire déjà remarqué tantôt chez Becque42 ou chez Jules Renard43, chez M. Capus44 ou bien encore dans un vieux recueil d’ana45.

Sur un point de détail de moindre importance, on s’étonne qu’ils empruntent les noms dont ils baptisent leurs personnages. N’ont-ils pas suffisamment d’imagination pour le faire eux-mêmes, et leur fallait-il vraiment recourir au parrainage de M. Marcel Prévost, en faveur de Chonchette, à celui de Mme Gyp, en faveur de Miquette, à celui de Jules Lemaître pour Youyou, à celui de M. J.-L. Vaudoyer pour Primerose, à celui plus illustre de Musset pour Georgina Coursan. Quelquefois d’ailleurs ils avouent franchement leur emprunt, et reconnaissent qu’Olga Dourakine est la fille du fameux général. Il n’y a pas jusqu’aux noms de lieux qu’ils ne prennent point la peine de choisir d’original, et dans une de leurs comédies, on cite incidemment un château des Airelles dont le titre aura certainement rappelé à bien des femmes un roman de leur bibliothèque blanche.

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On pourrait, dans certaines conditions, ne trouver rien de tout cela extrêmement grave. Aucun régent de lettres ne proclama jamais qu’il est illégitime de remettre en œuvre des thèmes qui ont précédemment servi. Les plus illustres auteurs l’ont fait. Par ailleurs, on affirme que le catalogue des situations dramatiques est strictement limité, qu’on ne peut donc en imaginer de neuves, et qu’il faut toujours utiliser quelque chose d’existant, quoi que l’on veuille proposer au public. Tout cela est indiscutable.

Il est d’autre part bien certain que des gens d’esprit peuvent faire les mêmes observations et réaliser par hasard les mêmes rencontres de mots. Et pour ce qui est des similitudes de titres et de noms propres, les reprocher gravement à un auteur, ce serait lui chercher une misérable chicane.

Nous ne nous prétendons pas plus cultivé que MM. de Flers et Caillavet. Nous tenons pour certain qu’ils ont été les premiers frappés des réminiscences que nous avons remarquées dans leurs ouvrages. Tout au plus, pouvons-nous nous étonner qu’elles ne les aient pas détournés de ces inventions qu’ils faisaient en second : un auteur scrupuleux et riche par lui-même évite le bien d’autrui — alors même qu’il aurait quelque temps pu le croire sien. — Mais c’est affaire à eux, et s’ils pensent autrement que nous sur ce point, sans doute ont-ils à cela de bonnes raisons.

 

On ne formulerait pas même ces fugitives réflexions si ces auteurs avaient les irrésistibles qualités qui font absoudre cette méthode de travail : tous les emprunts sont admis si l’emprunteur rend parfaitement sienne la matière qu’il a choisie, s’il la recrée, s’il la rénove. Ce n’est pas tout à fait le cas de MM. de Flers et Caillavet. Il semble au contraire que ce que l’on retrouve chez eux après l’avoir vu ailleurs s’y montre singulièrement affaibli, — parodié pourrait-on dire, — à coup sûr vulgarisé. Leur fonds propre est assez pauvre, leur imagination comique peu copieuse. Quels que soient le brillant dont sont revêtus leurs pièces et l’illusion scénique qu’elles procurent, si on les examine un peu avant, on est conduit à reconnaître qu’elles ne sont pas extrêmement bien faites. Leurs sujets sont très minces, leur technique dramatique sans nouveauté ni force. Parfaitement conventionnelle au contraire. Leurs pièces s’ouvrent habituellement par des conversations de comparses : domestiques, reporters, journalistes, et dans les conversations préliminaires qu’ils tiennent ce n’est pas la situation qui est exposée, c’est les personnages qui sont présentés et décrits ; procédé analogue encore que moins frappant, à celui dont on use au cinéma quand, avant de dérouler le film, on projette sur l’écran l’image des protagonistes.

Puisque nous faisons ici quelques remarques sur la dramaturgie de MM. de Flers et Caillavet, notons que, dans la suite de leurs comédies, on est surpris par les moyens qu’ils emploient pour faire entrer et surtout sortir leurs personnages ! — pour justifier leurs allées et venues. Ce ne sont qu’objets oubliés que l’on vient chercher dans la pièce où se déroule l’action, que lettres que l’on s’en va écrire dans la chambre voisine pour laisser le champ libre aux personnages qui vont avoir à filer leurs couplets. Plus simplement encore, toute la compagnie sort pour aller voir la lune au fond du parc et la scène reste à la disposition de ceux qui en ont besoin.

Un véritable homme de théâtre peut-il sans rougir employer de pareils procédés ?

Quant à la situation qui est rarement très nette, elle a mille peines à se faire jour et à s’exposer clairement. L’on ne discerne guère, avec ces Messieurs, où l’on s’en va. Dans l’Amour veille, première grande pièce qu’ils aient, si nos souvenirs sont exacts, fournie à la Comédie-Française, dans cette pièce dont M. Brisson lui-même a noté qu’elle n’est pas originale, le premier acte forme à lui seul une petite comédie parfaitement indépendante du drame — qui ne commence qu’avec le second acte — et qui lui est entièrement inutile.

Dans l’Habit Vert, l’intrigue ne se découvre qu’à la fin du second acte et se résout dans l’entracte qui le sépare du troisième. Dans Papa, le véritable sujet, qui est la rivalité d’un père et de son fils, n’apparaît qu’au cours du dernier acte.

Est-ce là la tradition du théâtre français ? Nous ne voulons pas à ce propos évoquer Molière ni rappeler par exemple la fulgurante ouverture du Tartuffe — où ce n’est pas des bavardages de valets qui servent à poser les personnages — mais il est constant sur notre scène, chez Labiche comme chez Scribe, chez Dumas fils comme chez Augier, chez M. Feydeau comme chez M. Bernstein ou chez M. Guitry, que dès la fin, sinon dès le milieu du premier acte, tous les fils de l’intrigue sont clairement disposés, et que le public perçoit où on veut le conduire.

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Encore, si cette lenteur de la préparation était nécessitée par la difficulté qu’il y a à établir une curieuse intrigue, si elle réservait des péripéties inattendues, de surprenants coupa de théâtre, on y consentirait. Mais il n’est rien de tout cela. Ces auteurs, parfaitement adroits à couper un acte, à le meubler d’épisodes, à en varier les couplets, ont une entière incapacité de composer d’ensemble le plan d’une comédie, tout simple qu’il soit. Leur industrie se résume eu petites adresses, et les détails plaisants qu’ils rencontrent d’aventure empêchent qu’ils ne voient les grandes lignes que pourraient avoir leurs compositions ou les grands traits que pourraient avoir les caractères qu’ils représentent.

Rencontre-ton d’ailleurs des caractères dans ces comédies ? On regrette d’autant plus de le contester que l’on remarque fort bien que les auteurs ont la prétention d’en tracer. À propos d’un parvenu que l’on voit dans le ils évoquent eux-mêmes le Bourgeois gentilhomme, utile précaution sans laquelle personne ne songerait à faire cette comparaison. Tracer un caractère, ce n’est pas en effet dire simplement du personnage que l’on veut peindre : Bourdier est un sot parvenu ; ce serait le faire voir dans ses sottes actions de parvenu, ce serait lui faire élucider devant nous son âme sotte de parvenu, — ce que Mirbeau fit d’une façon si magistrale, quand il peignit, dans les Affaires sont les Affaires, Isidore Lechat, ce parvenu qui n’est pas sot. Et si nous songeons précisément à citer ici cette grande œuvre, c’est qu’une scène du Roi, cette pièce qui connut un si long succès, impose le souvenir d’une des plus fortes scènes de Mirbeau. Dans l’une comme dans l’autre on voit l’homme d’affaires enrichi causer avec le vieil aristocrate son voisin et vouloir machiner le mariage de leurs enfants. Sans doute est-ce une situation que l’on a vue souvent sur le théâtre ou dans le livre. Nous ne voulons pas dire que MM. de Flers et Caillavet l’ont empruntée à Mirbeau, et tout autre terme de comparaison que celui qui nous est venu à l’esprit pourrait servir à faire sentir la faiblesse de la scène du Roi, qui est bien apparente, du reste, même en l’absence de tout terme de comparaison. Les personnages de cette scène — comme tous ceux de ce théâtre — n’existent point par eux-mêmes, mais par leur emploi, dans ce qu’il a de plus conventionnel : c’est l’aristocrate et le financier, comme c’est ailleurs la douairière, la jeune fille mal élevée, le trottin, la sociétaire, l’académicien, le cocu, l’amant de cœur, le curé de campagne et le viveur. De même la comédie dell’arte montrait à son parterre Pantalon, Sganarelle et le Docteur, Colombine, Isabelle et la Silvie. Mais ces marionnettes italiennes avaient été modelées par une longue suite d’artistes. L’usage qu’ils en avaient fait les avait réduites à n’être plus que des abstractions sentimentales chargées d’une poésie qui les nimbe largement. Elles sont le porte-voix idéal de tous les sentiments délicats. Cependant elles ne s’animent réellement que lorsque s’y insuffle une voix valeureuse — et le génie, Marivaux ou Watteau, les a parfois douées de sa généreuse toute-puissance.

Il en va bien autrement des figurines que MM. de Flers et Caillavet ont héritées de quelques-uns de leurs devanciers. Sans plus de vie propre que les marionnettes, elles n’ont rien de leur pouvoir d’évocation et, quelles que soient les possibilités qu’elles puissent contenir, nos auteurs ne sont jamais parvenus à en tirer un parti saisissant. C’est qu’ils ne sont point des psychologues — et il n’y a que de très subtils analystes du cœur qui puissent se permettre de faire énoncer leurs réflexions par des masques extrêmement abstraits. Eux ne savent apercevoir que des mouvements élémentaires. Que nous montrent-ils volontiers comme drames sentimentaux ? Rien de très nuancé ; ni le trouble des cœurs, ni l’évolution de sentiments complexes, ni leur combat, ni leur fin douloureuse, mais de bonnes grosses incertitudes46 aisément solubles, des hésitations de tout repos47 et dont l’issue n’est pas mise en doute un seul instant, de petites brouilles amoureuses sans conséquence48, rien qui puisse jamais devenir grave, rien qui puisse vivre. Les drames du cœur leur sont inconnus, et l’on n’entend sortir de la bouche inexpressive de leurs figurines qu’une voix fluette, sans écho, ni retentissement.

Si nous ne ressentions nous-même un certain ennui à toujours penser, à propos de leurs œuvres, à celles d’autres auteurs, nous ferions sentir par un nouveau rapprochement l’indigence de leur observation et leur impuissance à dessiner des caractères.

On connaît les phrases toutes faites que Paris adopte l’espace d’une saison, qu’il prononce à tout propos ou hors de propos pendant quelques semaines, et qu’il oublie quand il s’entête de la suivante. À l’époque où fut représenté Le Roi, celle qui faisait le refrain de toutes les conversations était : ça n’existe pas. Ces trois mots suffisaient à tout critiquer, à tout railler, à tout narguer.

Or, dans le Samson de M. Bernstein, qui est à peu près du même temps, un personnage les répète sans se lasser, comme fait aussi un personnage de MM. de Flers et Caillavet dans le Roi. Mais tandis que chez M. Bernstein ce bobard arrive toujours en situation, aisément, à propos, et comme un trait de caractère, qu’il sert à peindre l’homme superficiel et mondain qui le prononce machinalement, dans les propos du personnage de MM. de Flers et Caillavet l’on ne remarque rien de semblable. Ces mots laborieusement amenés n’ont aucune signification. Ils n’ont pas même l’apparence d’un trait de mœurs. Ils sont sans force psychologique, ni force comique.

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Le langage scénique de MM. de Flers et Caillavet déçoit singulièrement l’observateur qui prend la peine de l’examiner d’un peu près. Au premier abord il peut certes avoir l’impression que leur dialogue est mouvant ! rapide et spirituel. Les saillies en effet y abondent, et de réplique en réplique se succèdent des rencontres de mots qui déterminent le sourire et le rire du public que nous avons dit. Mais ce dialogue qui ne rend pas le son de la conversation n’a pas non plus cette stylisation qui est plus satisfaisante encore que le réalisme — et ce qui est à même d’y passer pour de l’esprit se trouve être d’une qualité peu relevée.

On n’analyse point l’esprit. C’est une chose délicate et frémissante que l’on ne peut réduire en ses éléments sans lui porter un sérieux dommage — je dirais presque : sans la détruire, Cependant, tous ces mots spirituels qui ornent de leur lumière subtile une grande part de notre théâtre moderne peuvent, dans une certaine mesure, se répartir entre plusieurs catégories définies, et l’on sent bien qu’entre l’ironie dormante qui est l’attrait de tel ouvrage, et le franc calembour qui en égaie un autre on peut faire un départ légitime, non moins qu’entre les maximes travaillées que Dumas fils sème artificiellement au long de ses comédies et ces réflexions avisées qui fleurissent naïvement dans tout ce que compose M. Tristan Bernard. L’esprit, chez MM. de Flers et Caillavet, ne ressemble à rien de tout cela. Les mots y ont un rôle nettement déterminé : déclencher le rire du spectateur, la pièce devant paraître d’autant meilleure que le spectateur aura plus souvent ri. La recette que ces messieurs emploient constamment est fort simple : quittes à donner à leurs personnages l’air d’étourdis ou d’inconscients, elle consiste à faire tenir par eux, quand ils doivent être spirituels, des propos ou dénués de toute suite logique, ou du plus parfait illogisme. C’est un perpétuel enchaînement de propositions contradictoires, un assemblage voulu de mots qui ne sauraient voisiner. Il a pleuré, donc il s’est bien amusé , dit l’un49. Vous êtes profondément superficiel 50, dit un autre. Ta mère me dégoûte, mais je la vénère , confie un troisième51. Sans cesse, ces grincements de contraires présentent leur facile agencement — et leur drôlerie, qui pourrait être efficace s’il n’en était fait qu’un usage modéré, perd bien vite son attrait. Il en va de même des autres procédés qu’emploient MM. de Flers et Caillavet pour être spirituels. Nous ne parlerons point des coq-à-l’âne qu’ils mettent dans la bouche d’étrangers qui baragouinent le français. Faire prononcer par une duchesse le mot prostitution quand elle pense prostration n’est pas d’un esprit bien relevé.

M. Donnay, dans Éducation de Prince 52, a tiré tout le possible de cet irrésistible moyen comique (nous disons irrésistible, parce qu’en effet il agit d’une manière en quelque sorte physique). Après lui on ne peut que paraître lourdaud, si l’on n’a la fortune de faire aussi bien.

Après les grincements de contraires et les coq-à-l’âne, MM. de Flers et Caillavet usent encore de la progression renversée. On se lasse de cette façon de renchérir sur un terme par le moyen d’un terme plus faible, en souvenir du fameux jugement prononcé dans le Monde où l’on s’ennuie sur ce poète qui a du génie, du talent, et même de la facilité. Pareillement leurs personnages nous déclarent qu’une situation est sérieuse, — plus que cela qu’elle est grave53, que pour oublier leur malheur lisse tueront, ils voyageront, ils liront54, que tel de leurs amis est un homme, que c’est même un Monsieur55 ou d’autres concetti du même ton. Nous ne saurions trouver plus de sel à leurs définitions burlesques : Moïse est une espèce d’honnête femme 56 [que l’on ne peut sans scrupule rapprocher de cette autre qui la suit à vingt répliques : une honnête femme c’est une femme qui a eu de la chance 57] — non plus qu’à leurs aphorismes gratuits : on est bête dans les salons parce qu’il n’y a pas d’arbres 58, les seuls serments qu’on tient sont ceux que l’on fait en riant 59, le rose et l’oubli c’est ce qui va le mieux aux blondes 60, les lettres d’amour brûlent mal 61, chapeau du matin, chagrin 62.

Que l’on n’aille pas dire qu’en isolant ces gentillesses on leur fait tort. Un vrai bon mot ne perd point à se voir détacher de ses entours ; au contraire. Soit que sa forme achevée en fasse une sorte de bijou précieux qui scintille au creux de la main qui le présente, soit que, plein de suc et de substance, il rende le son saisissant et plein des belles maximes de nos moralistes, le mot spirituel, le trait bien venu à sa vie propre qu’il peut mener loin de l’ouvrage où il naquit. Il lui survit parfois même et seul échappe à l’oubli. Mais on ne peut promettre un pareil destin à ceux que nous venons de citer. Outre qu’ils sont rédigés dans une langue d’une extrême pauvreté, ils n’ont pas de sens réel. Ils ne contiennent aucun aperçu réel sur le cœur ou sur la vie. Ils sont destinés à être débités par un comédien avec aplomb ou bien avec autorité — et c’est le ton dont Ils sont prononcés qui peut seul leur donner un instant fugitif l’apparence d’exister.

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D’ailleurs ce n’est pas seulement aux mots de MM. de Flers et Caillavet que les prestiges de la scène sont utiles : tout entières leurs comédies les réclament impérieusement ; à tous égards elles ont besoin d’eux, et c’est à la faveur du mouvement scénique que se dissimulent souvent des situations ou des traits qui seraient pénibles si l’esprit non entraîné par autre chose avait le loisir de s’y arrêter et de réfléchir à leur sujet. Voici par exemple un vieux viveur, qui tout comme Le Marquis de Priola a eu, vingt ans auparavant, un enfant naturel à l’éducation duquel il a pourvu sans jamais cependant s’occuper de lui. Pris un beau jour de la fantaisie de restaurer des liens de famille dont il s’est peu soucié jusqu’alors, il arrive chez ce fils, le trouve fiancé à une jeune fille dont il s’éprend lui-même et qu’il séduit au point de l’épouser. Ce pourrait être le sujet d’un drame singulièrement hardi (au reste il y a des points de contact entre cette donnée et celle des Fossiles de M. de Curel), mais on ne s’attend guère à voir bâtir sur ce thème une comédie aimable, d’un optimisme débordant et conventionnel. On comprend difficilement qu’un auteur puisse se méprendre pareillement sur la vraie nature du sujet qu’il a choisi lui-même et qu’il le mette en œuvre d’une manière absolument contraire à son essence. Cette aventure n’est admissible que d’un point de vue dramatique ; si les auteurs le soupçonnent, ils le dissimulent avec un art consommé, et ils le traitent avec leurs petites adresses et leurs menues gentillesses de boulevardier sceptiques.

C’est dans cette pièce au titre jovial63 que la discordance qui peut se rencontrer entre le sujet et le ton de la comédie apparaît dans la plus nette évidence — mais à tous moments on est saisi d’une gêne semblable en présence de sujets dont la gravité semble insoupçonnée de l’auteur qui les développe. Est-ce avec intention qu’ils prennent ce ton badin quand il s’agit de questions qui auraient exigé qu’on les envisageât avec un parfait sérieux, — ou bien ne se rendent-ils pas exactement compte de ce qu’ils font ?

Certes, il est des observateurs qui ont le don d’apercevoir sous l’angle comique les sujets les plus austères, voire les plus tragiques. C’est même une vertu peu commune que de savoir dégager le rire d’une situation qui ne semblait pas devoir le comporter. Ce n’est pas ce que font MM. de Flers et Caillavet : ils méconnaissent réellement l’exacte nature des sentiments qu’ils exposent, et s’en servent à seule fin d’écrire des comédies aimables. Que ce qu’ils aient à dire soit ou non susceptible de paraître aimable, peu importe : il faut qu’il le paraisse. Tant pis s’il devient odieux par surcroît — ou pour le moins insupportable ; — ils n’y prennent pas garde, ni d’ailleurs le public.

Ces auteurs ne se soucient pas de peindre la vie ou les mœurs, ils font des pièces aimables.

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Peut-être est-ce dans ce caractère de moralité équivoque inconsciemment que consiste le tort principal des comédies de MM. de Flers et Caillavet, et l’on ferait bon marché de tous ceux que l’on y découvrirait encore après l’avoir une fois mis à part.

Mais peut-être ce mot est-il bien grave, et serait-il plus juste de dire, non point que la moralité de ces œuvres légères est douteuse mais qu’elles sont indiscrètes. Oui certes, c’est d’indiscrétion intellectuelle qu’elles sont fautives, et tout ce que nous y avons relevé jusqu’ici n’est qu’indiscrétion. Indiscrétion, l’esprit lourd, la mauvaise plaisanterie et la situation sans netteté. Indiscrétion, l’excès de familiarité avec les œuvres d’autrui. Indiscrétion, la pensée de Pascal défigurée en un marivaudage de vaudeville. Indiscrétion, le récit par un cardinal de la première de la Belle Hélène. Indiscrétion, la présence de tant d’ecclésiastiques sur des scènes où ils sont si déplacés. Indiscrétion, les aventures où on les mêle, les propos qu’on leur fait tenir. Indiscrétion, l’habileté qui laisse en suspens le point de savoir si tous ces prêtres de comédie sont, là pour satisfaire les personnes bien pensantes ou leurs adversaires. Indiscrétion, ce désir commun de complaire à tout le monde. Suprême indiscrétion enfin chez un écrivain : le mauvais langage64.

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En dépit de tant de traits qui appellent la critique, ces auteurs, nous l’avons dit dès l’abord, remportent des succès qui ne se démentent point. Peut-être leurs premières pièces ont-elles fourni de moins brillantes carrières que celles qui vinrent ensuite, du moins n’avons-nous pas mémoire qu’ils aient jamais éprouvé de réelle défaite théâtrale : toutes les batailles qu’ils ont livrées ont été gagnées. Cela n’est point pour nous étonner, et cela démontre la parfaite convenance qui existe, entre ces ouvrages et le public à la distraction duquel ils prétendent. Nous l’avons déjà signalée.

Ce qui nous-même nous surprend davantage au moment de juger d’ensemble cette suite de comédies, c’est de nous sentir enclin à la considérer avec sympathie. Si nous lui avons tout à l’heure reconnu des qualités, ce n’était pas simplement pour tempérer la rigueur des observations que nous voulions formuler ensuite, mais parce que nous les voulions réellement relever. Leur amabilité, leur bonhomie, leur complaisance, ce désir quelles ont de plaire, sont des attraits. Elles font penser à certaines maîtresses de maison un peu prétentieuses, un peu sottes et esbroufeuses, que l’on critique sans fin, mais chez qui l’on retourne parce que, malgré leurs travers, elles sont bonnes personnes ; les comédies de MM. de Flers et Caillavet sont bonnes personnes.

En outre — et voici qui est malaisé à faire saisir — faites, comme elles sont, de morceaux empruntés, sans personnalité, parées de l’esprit et des grâces d’autrui, elles forment en quelque sorte une moyenne des œuvres dont elles imitent les supériorités. Elles en présentent un composé, un extrait qui bénéficie des rares vertus que l’on discerne dans les modèles dont elles s’inspirent, et qui familiarise avec elles.

L’âme ardente des personnages de M. Porto-Riche traverse ces minces figurines. L’esprit de M. Donnay fait, de-ci, de-là, chatoyer leurs propos. Celui de Jules Renard y sème des pointes plus acérées. L’exemple de M. Feydeau détermine parfois des combinaisons scéniques moins follement cocasses qu’elles ne sont dans l’original, mais encore plaisantes. Et celui de M. Tristan Bernard amène des silhouettes indolentes qui profilent un instant leur ombre singulière et qui s’effacent. Tout ce que le théâtre contemporain a produit de meilleur, dans le genre tempéré, voire dans la haute comédie, se retrouve chez nos auteurs. Ils nous en offrent un abrégé, un compendium, un miel, où tout cela se montre vulgarisé et amoindri, mais où toutefois cela est.

Grâce à ce qu’elles reflètent, elles présentent un mérite qui n’est pas une simple apparence. On ne peut s’inspirer constamment des bons modèles sans prendre de leurs qualités et tels mots qui appartiennent en propre à ces messieurs sonnent aussi bien qu’un véritable mot de Jules Renard65 ou de Dumas fils66.

De sorte que si, par quelque suite inimaginable de circonstances, quelqu’un de leurs modèles disparaissait ou se trouvait oublié, on pourrait alors admirer chez eux, comme leur appartenant en propre, un esprit varié, une curieuse imagination dramatique ; leur gaucherie et la difficulté de leur dramaturgie sembleraient un effort ingénieux vers une affabulation plus simple, et c’est précisément ce que l’on songe à relever en eux par où ils plairaient davantage.

P.-J. Toulet

Nous remarquons parfois des faits qui, si nous essayons de les mettre en formules, elles ont un air naïf qui nous rebute et nous retient de les exprimer. Ainsi, n’y aurait-il point mauvaise grâce à dire sur un ton doctoral une vérité telle que celle-ci : À lui voir des disciples, on reconnaît un maître.

Pourtant, c’est dans la vie d’un artiste ou plutôt dans celle de ses œuvres une heure importante, quand on discerne leur influence sur des œuvres qui les suivent ; quand on remarque que les graines qu’elles ont semées et répandues se développent et fructifient dans de nouveaux esprits ; qu’une suite d’ouvrages étrangers et toutefois parents se dispose à les entourer ou à leur faire escorte.

Nous en avons fait la réflexion, voyant dans ces dernières années au hasard des lectures de petites compositions ou des fragments qui semblaient reliés entre eux par des analogies. Consciemment ou non, ils montraient l’impression d’une influence particulièrement déterminée et lorsque nous avons au passage noté des phrases telles que celle-ci : « Que les Kikouyous appellent la voie lactée liane du ciel, et la joie clair-de-lune-du-cœur, Céline s’en étonne, et désire vivre dans ce pays 67 » ou comme celle-là : « Lorsque l’on est logée comme vous, et tant de beau linge à son lit, je vous jure qu’il vaut mieux avoir lu Homère et s’en souvenir un peu 68 » des vers comme ceux que voici :

Le haut bûcher de mon délire
     où le dressera-t-on ?
La flamme s’envole. Ouvre ton
     Kimono, Déjanire69,

ou comme ceux que voilà :

Marcelle fait claquer la porte
     au nez d’un rouge anglais,
Et l’infante à la rose morte
     s’endort loin du palais70,

nous avons eu le sentiment très net que les jeunes écrivains qui les ont si ingénieusement construits ne leur auraient peut-être pas exactement donné ce tour qui nous arrête, si avant eux, M. P.-J. Toulet n’avait ouvragé tant de phrases curieuses, ni ces vers qui résonnent d’une façon particulière, déconcertante et douce,

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Plus peut-être que les façons de penser ou de sentir, celle d’écrire apparente entre eux les auteurs d’une même école. Il est vrai que le style montre en quelque sorte le visage des pensées et des sentiments. L’on ne saurait concevoir qu’un style original correspondît avec une pensée vulgaire et l’on comprend parfaitement qu’en acceptant certaines façons de penser que nos devanciers nous ont enseignées, nous les revêtions d’un style qui ressemble au leur. Un poète dont Baudelaire aurait éduqué la sensibilité ne saurait traduire ses émotions en fluides vers libres, un Claudélien ne pourrait réaliser ses fureurs dans des tragédies qu’il écrirait en alexandrins réguliers.

Pareillement, les jeunes gens à qui M. P.-J. Toulet a transmis l’usage d’une certaine ironie acérée, et de tel sentiment poétique complexe et délicat, sont tenus d’employer un langage où l’on trouve une ressemblance au contournement de ses phrases ou de ses strophes.

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On n’aurait dit que peu de choses du style de M. P.-J. Toulet, quand on l’aurait taxé d’originalité, et pourtant cette originalité de style est telle qu’on est obligé de la noter. On peut avancer à juste titre, pensons-nous, que depuis Mallarmé, aucun autre écrivain n’usa d’un langage si nettement individualisé. Dix lignes dues à sa plume, — où que ce soit que l’œil les rencontre — elles le sollicitent et l’étonnent comme une médaille qui se trouverait par mégarde dans une poignée de menue monnaie. Elles ont un autre éclat, une autre frappe, un autre son que ce qu’on lit habituellement. Ce qui les caractérise essentiellement, c’est une recherche dans les tours que nous dirions poussée jusqu’aux limites du précieux et du maniéré, si ces deux termes ne se trouvaient généralement employés dans une acception qui comporte la défaveur. Écartons délibérément cette acception fâcheuse puisque d’une façon générale, nous apprécions le précieux — et que nous le goûtons tout spécialement chez. M. P.-J. Toulet où nous lui voyons des caractères particuliers.

Comme nous venons de le dire, l’essentiel des recherches de M. P.-J. Toulet semble être dans les tours. Ils font de lui d’une part un minutieux aiguiseur de maximes71, d’autre part, un incomparable et savant ordonnateur de périodes72.

Des manières d’être de la prose française, la maxime et la période sont assurément sinon les plus, du moins des plus caractéristiques. La maxime, strict habit d’une pensée nerveuse, porte loin les traits, les pointes, les cinglades d’esprit. Elle permet les dissociations, l’établissement des séries, la mise en valeur. Grâce à elle, on voit clair : on définit. C’est l’outil de l’analyse étincelant comme l’acier des coutelleries chirurgicales.

Propre aux synthèses, la période au contraire embrasse dans son ample complexité les idées éloignées dont elle resserre les liens ; elle se développe en équilibrant ses parties comme une créature vivante, un arbre puissant par exemple au majestueux ramage, ou bien un fleuve que gonflent ses affluents. Elle fait une grande musique d’orgue, d’orage ou de cataracte, et ses rythmes non moins que ses modulations permettent au verbe d’épouser tous les mouvements de la pensée et ses moindres frémissements.

Le xviie  siècle a fait de ces deux merveilleux instruments de l’intelligence un tel usage que tout auteur qui, dans une période postérieure, s’avise de les manier à son tour avec diligence et dextérité donne l’impression qu’il se relie à cette grande époque, et certes, l’on remarque au premier coup d’œil que M. P.-J. Toulet s’y relie en effet fortement. Mais l’on s’attend bien qu’un auteur du xixe  siècle, s’il a reçu les leçons de ses ancêtres du xviie , les mette en pratique autrement qu’eux, et toutes filles qu’elles soient de La Rochefoucauld, de Bossuet, de Pascal, ou de Saint-Simon, les œuvres dont M. P.-J. Toulet nous offre le divertissement exquis, plus encore que par l’air de famille que nous y retrouvons, nous charment par ces traits qui les en font différer.

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La Rochefoucauld certes et La Bruyère étaient soucieux de la forme dont ils douaient leurs remarques, et ils donnaient à ces petits objets un inaltérable poli et des arêtes que rien ne peut entamer.

Mais celles de M. P.-J. Toulet ont d’autres contours. Alors même qu’elles sont amenuisées, allégées, conduites à n’être plus qu’une infime parcelle de matière qui scintille — si réduites qu’elles soient, elles affectent encore des formes qui révèlent les influences immédiates qui se sont exercées sur elles. Car, tout ce que créa le xixe  siècle s’est adjoint aux grands exemples classiques : les parfums de la nature, l’inquiétude de l’esprit, le trouble de l’âme et l’étrange perversité que le baudelairisme a déversée dans les cœurs littéraires. Toutes les recherches techniques de ce temps (l’un de ceux qui les poussèrent le plus loin et le plus avant) se reflètent dans le langage de cet écrivain, dont l’originalité tient pour partie à l’étrange combinaison de l’héritage traditionnel avec un effort si nouveau.

On songe en le considérant à certaines œuvres d’une autre catégorie, où les données d’un art aboli servent de point de départ à des réalisations modernes, à Beardsley par exemple, quand il s’inspirait de Marillier ou de Moreau le jeune pour composer ses curieuses illustrations noires et blanches, ou bien à Debussy — que nous ne nommons point ici par hasard — quand, en l’honneur de Rameau, il composait des hommages imprévus. En comparant l’arabesque de ces phrases à celles qu’elles nous rappellent, on pense aussi à ces différences que l’on remarque entre les courbes qu’affectent les membres nerveux des meubles du xviie ou du xviiie  siècles, et ces autres courbes, d’un caprice plus flexible, qui s’incurvent et s’aplatissent longuement, qui font entre elles des angles parfois offensants, dans tous les décors modernes imaginés depuis vingt ans, avec plus ou moins de bonheur, par tant d’artistes ingénieux.

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Il faut étudier avec soin les moyens par lesquels M. P.-J. Toulet donne cette impression.

Ils sont fort subtils.

On pourrait dire qu’il use d’habileté, et d’une adresse insurpassable pour laisser croire un instant qu’il en va manquer, et pour nous donner cette satisfaction de constater après coup qu’il en a cependant plus qu’on n’en attendait encore : on a frissonné. Pareillement, de vertigineux équilibristes, qui bouffonnent en faisant leurs acrobaties, déploient le suprême de leur virtuosité dans ces ornements, par lesquels ils font croire qu’ils vont manquer les tours qu’ils exécutent.

Ainsi, M. P.-J. Toulet aime à nous faire croire que la phrase qu’il vient de commencer va s’achever irrégulièrement — mais que non pas ; par un imprévu détour de syntaxe, il rentre dans la règle, ou démontre plutôt avec la dernière évidence qu’il n’avait jamais risqué d’en sortir.

Il use de tous les procédés qui peuvent inquiéter l’attention du lecteur et le dérouter. Si quelque relatif est en situation d’être indifféremment gouverné par l’un ou l’autre terme d’une proposition antécédente, à coup sûr c’est avec celui auquel on s’attend le moins de le voir accordé qu’il se plaira à le mettre en relation. Tout de même, entre deux façons de dire, si l’une, et l’autre est admissible, c’est la moins prévue, la moins courante qu’il ira choisir, comme pour vous étonner. On croirait qu’il sème à dessein le chemin qu’il va parcourir d’embûches variées et qu’il y dresse des pièges pour avoir le plaisir de les éviter en se jouant parmi eux. Entre les fautes de grammaire et les fautes de goût, il gravit d’un pied sûr un très étroit sentier qui les côtoie, les contourne, et les échappe infailliblement. C’est toujours lui qui a raison, s’il donne par exemple à un verbe quelconque une collection de compléments si grammaticalement dissemblables que nos bénignes copulatives sont ébahies d’avoir à les conjoindre, ou bien si, renonçant à la monotonie des constructions directes, à l’enchaînement logique des propositions, il les rompt, les brise ou les retourne par de fantasques anacoluthes (au prix de quoi le nez de Cléopâtre est enfantillage), qui lui servent à présenter les idées dans l’ordre où elles apparaissent, non point à l’intelligence, mais à la sensibilité, mettant les comparaisons à l’envers, le point de comparaison par devant le comparé, et consolidant le tout par une proposition principale qui apparaît au moment qu’on ne l’attendait plus.

Non moins par tous ces effets que par celui d’audacieuses ellipses, il dissimule sous les formes de la phrase la substance de la pensée. Il l’obscurcit à plaisir, lui donne industrieusement des airs d’énigme : c’est une danseuse enveloppée de sept voiles 73, une amande que l’on ne savoure qu’autant qu’on a su la développer de ses écorces et de ses pelures.

Au reste, l’obscur ne nous rebute plus.

Nous devons remarquer d’ailleurs qu’il n’est pas une nouveauté dans les lettres françaises et, longtemps avant que Mallarmé nous ait familiarisés avec ses charmes et ses prestiges La Rochefoucauld (pour nous en tenir à un nom que nous avons eu déjà l’occasion de citer dans cette esquisse) avait formulé des maximes et des sentences qui par leur ellipticité n’apparaissaient point à première vue comme parfaitement claires. À vrai dire, c’est à celles de La Rochefoucauld plutôt qu’à celles de Mallarmé que font songer les obscurités de M. P.-J. Toulet, puisque lorsqu’on les a élucidées, on tient une pensée nette, directe et vigoureuse, tandis qu’au contraire, chez Mallarmé, aussi loin qu’avance la compréhension, ce n’est jamais pour parvenir à une entière limpidité : la pensée y dérobe toujours quelque chose d’elle-même, et le doute s’y achève

en maint rameau subtil…
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Cependant, la souveraine influence de Mallarmé s’est exercée elle aussi d’incontestable façon sur M. P.-J. Toulet. Ce n’est qu’à elle que l’on peut attribuer certains contours indéterminés, une sorte de repliement de la phrase sur elle-même qui a été fort heureusement comparé à l’enroulement d’un coquillage délicat 74, et quelque autre chose encore, que d’une terme verlainien, nous nommerons sans la plus définir la solubilité dans l’air.

Cette singulière qualité tient à de fines nuances, à des manières d’être de l’écriture qui donnent à la phrase je ne sais quoi de fléchissant et d’incertain, d’hésitant ou de suspendu. À certains moments, par exemple, les définis et les indéfinis se substituent les uns aux autres de manière à surprendre l’esprit comme par une agaçante câlinerie75. D’autre fois, à la faveur d’une conjonction, il supprime une préposition qu’il devrait répéter76, à moins qu’opérant à l’inverse et surchargeant au lieu d’alléger, il redouble l’effet d’un possessif par celui d’un pronom77. Ailleurs notre déconcertement provient de l’usage qu’il fait d’une construction étrangère, un anglicisme, un latinisme, qui, transposée en notre langage, s’acclimate sans doute, mais non pas au point de couler avec une parfaite douceur, et se remarque78. Plus loin, il s’amuse (et nous du même coup) à équivoquer sur un mot, comme un musicien qui hésiterait entre les différents tons dans lesquels un même accord peut nous introduire79 ou qui réaliserait un passage par en harmonie.

Au reste, nombre de traits dans cette prose singulière — et dans ces vers aussi — donnant des impressions musicales. Nous ne voulons point parler du nombre et de la sonorité de la phrase, ni de ce qui constitue la musicalité littéraire. Non, intrinsèquement semble-t-il, ce style évoque la musique sinon la plus récente, du moins au juste celle de Debussy.

Le système d’anacoluthes et d’ellipses que l’on y remarque, toutes ces façons de jouer sur ce que les mots ont de purement matériel, ces grincements que M. P.-J. Toulet en tire, ces rencontres imprévues qu’il réalise entre eux, toute cette technique raffinée que nous achevons d’étudier fait songer à ce qui définit l’originalité de la musique debussiste (son originalité matérielle, étant mise à part celle d’une sensibilité et d’un tempérament incomparable) et que caractérisent autant qu’en puisse dire un non-musicien, l’usage des accords prohibés, le raffinement avancé des harmonies, la multiplicité des altérations, les brusques changements dans le ton ou dans la mesure, ou bien encore cette dilection marquée pour une gamme exotique qui nous émeut comme une caresse inconnue.

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En outre de cela, il sait donner au vocabulaire dont il use et qui est d’excellent aloi, une saveur singulière par l’incorporation d’éléments qui ne lui sont pas indigènes, qui viennent de l’argot ou de l’étranger, et qu’il n’utilise qu’après les avoir gallicisés, leur faisant subir cette espèce de digestion par laquelle les mots étrangers étaient aisément naturalisés dans la regrettable époque — nous voulons dire qu’il la faut regretter — où une orthographe encore mal fixée permettait une assimilation rapide des vocables qui s’aventuraient dans nos discours80.

Ces recherches techniques individualisent le style de M. P.-J. Toulet au point qu’elles en devraient faire la proie des pasticheurs, ces messieurs singeant à l’ordinaire les écrivains dont les façons comportent des traits extrêmement perceptibles et saisissables.

Or, les siennes ne sont pas actuellement comparables à d’autres. Nous irons même jusqu’à dire qu’elles s’écartent de l’ordre commun au point que nous comprenons — quel que soit à leur endroit notre goût personnel — qu’elles puissent offusquer une partie du public, tant elles sont faites pour l’étonner. Nombre de lecteurs peuvent résister à ce jeu perpétuel sur les mots et sur les constructions, à la tension qu’il indique, ils y peuvent voir un manque d’abandon qui leur en cache l’émotion, et se défendre des plaisirs que peut dispenser cet auteur — mais pareillement nombre de gens préfèrent à de riches venaisons savamment relevées d’épices, la fadeur des viandes bouillies, des légumes au sel à des fruits tropicaux, et au Chambertin, voire au Jurançon   même 93 — l’eau d’Évian.

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Si nous nous attardons à l’examen de ce style, ce n’est pas pour le seul plaisir d’analyser les ressources d’une savante technique, mais c’est qu’on ne saurait se dispenser de l’étudier si l’on veut connaître profondément l’art de M. P.-J. Toulet, puisqu’il en est un des éléments constitutifs. C’est par son effet que ce poète transforme le caractère de tout ce dont il entreprend la narration. Son précieux langage, ornementé, policé, achevé, lui sert d’un voile doré qu’il tire devant la réalité et qui la métamorphose. Par sa vertu s’opère une transposition immédiate ; le plan normal de la vie s’abandonne, ou pénètre comme par magie dans un autre univers. Qu’alors viennent en question les choses les plus ordinaires, des choses triviales, — qu’un prolétaire à ceinture de flanelle rouge exprime grossièrement des revendications, qu’une petite femme tombe d’un omnibus81, ces événements se dépourvoient de leur vulgarité, et même de leur sens naturel. Ils prennent un air allusif, apparaissent comme les incidents d’une impondérable rêverie — et l’étude où Fortunio aspire à l’amour n’a pas une poésie plus mystérieuse que celle —  au sol alterné de marbre et d’ardoise — où Vitalis Paschal en mangeant des prunes —  pareilles aux boules répandues d’un collier d’ambre 82 — songe à Basilida, notaresse elle aussi — ni plus ni moins que la Jacqueline du Chandelier.

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Cet usage transpositif du style est incomparable. D’ailleurs il n’est pas isolé, et l’on se souvient bien, par exemple, qu’Hervieu, par la complication de son écriture, tendait, non sans maîtrise, mais avec un mérite inégal, à une transposition tragique.

M. P.-J. Toulet, pour sa part, se livre par cette méthode à une suite infinie de caprices d’imagination.

Sa veine poétique — avons-nous, jusqu’ici, dit expressément que M. P.-J. Toulet est un poète — est fertile en inventions d’une immatérielle fantaisie. De figurines aériennes, vagabondes, fallacieuses comme des songes, il peuple un univers chimérique. Ce ne sont que châteaux enchantés, pagodes au bord de lacs, kiosques dans des îles, grottes sous-marines, domaines de fées, royaume de fous, c’est une Chine imaginaire, c’est une romanesque Espagne, c’est la Colchide — ce n’est nulle part… Le conteur arabe n’invente rien de plus vertigineusement désirable, le poète japonais n’inspire point de plus grisante nostalgie. Là comme dans une rêverie fantasque s’avancent en glissant des êtres dont les pires actions n’ont que des conséquences amorties. Rien de très grave ne leur est présenté par le destin, et la mort elle-même s’ils la rencontrent —  elle porte des chapeaux de fleurs, et cache à demi sa grimace derrière le masque de l’amour 83.

Alors même qu’ils consentent à prendre une apparence contemporaine, et à hanter un monde qui porte les noms du nôtre, Ils conservent leur irréalité charmante. À l’on ne sait quel trait on connaît qu’ils sont fabuleux. Sylvère, Guiche, Noctiluce, Nane, ou bien encore la comtesse de Sattin-Lippe ne sont point de pesantes créatures humaines. Elles sont d’une moindre matière. Au lieu de sang circule dans leurs veines une fluide et spirituelle ambroisie pareille à celle qui anime Dohlia, Médée, Florinde, Gulnare ou Benedicta et leurs sœurs.

Quoiqu’elle doive tout à l’imagination, l’œuvre de M. P.-J. Toulet n’est point arbitraire, fausse ni mensongère, car pour la première fois peut-être, depuis La Fontaine, nous sommes ici en présence d’un poète que double un moraliste : et les observations de ce moraliste ont une si pénétrante exactitude qu’elles confèrent de la solidité à ses esquisses les plus abrégées.

Au reste, si l’on ne craint point de toucher à ces choses charmantes avec un pédantisme bien lourd, on peut partager les œuvres de M. P.-J. Toulet en poétiques d’une part, et morales de l’autre.

Au nombre des premières on rangera le Mariage de Don Quichotte, les contes réunis par ce titre : Comme une fantaisie qui fait songer à une indication musicale, et tous ces poèmes encore épars mais sur le point d’être rassemblés dans le volume des Contrerimes.

Les œuvres morales seront constituées par les romans contemporains : M. du Paur, les Tendres Ménages, Nane, la Jeune fille Verte, et par l’Almanach des trois impostures que nous attendons encore, mais où seront réunies ces remarques et ces réflexions — dont certaines ont été déjà communiquées au public par quelques revues — et dans lesquelles se condense en gouttes amères l’expérience d’un homme clairvoyant et que rien n’abuse.

Il faut d’ailleurs se hâter d’ajouter qu’entre celles de ses œuvres que nous appelons morales, et les autres, il n’y a point de séparation tranchée : elles se pénètrent, et M. P.-J. Toulet n’écrit jamais rien dont l’observation du cœur et des mœurs soit entièrement absent, ni surtout rien dont soit exclue la pure grâce poétique.

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La fond de la poésie de M. P.-J. Toulet, c’est peut-être ce désespoir lyrique que toute son âme inquiète éprouve en comprenant l’inévitable écoulement des choses et la foncière infimité humaine. C’est le fond même de toute grande poésie. Les poètes s’en repassent les thèmes d’âge en âge et quel que soit l’accident personnel, il demeura identique à lui-même. Ronsard le tenait d’Horace qui l’avait hérité d’Anacréon. M. P.-J. Toulet semble l’avoir reçu de Moréas qui, pour partie, le devait à Lamartine,

Ce tapis que nous tissons comme
      le ver dans son linceul
dont on ne voit que l’envers seul :
      c’est le destin de l’homme.

Mais peut-être qu’à d’autres yeux
      l’autre côté déploie
le rêve et les fleurs de la joie
      d’un dessin merveilleux.

L’accident personnel, chez M. P.-J. Toulet, peut-être est-ce son tempérament moraliste qui le suscite. Il voit ; tellement clair, s’observe si cruellement lui-même qu’il est retenu de se laisser aller à tristesse, comme par crainte d’un ridicule dont il n’est peut-être pas sans apercevoir la trace dans la grande attitude déclamatoire de Moréas — tout son admirateur qu’il soit84 ; et la mélancolique odelette que nous venons de citer s’achève en raillerie :

Tel Fô, que l’or noir des tisanes
      enivre, ou bien ses vers,
chante et s’en va tout de travers
      entre deux courtisanes,

pour détourner qu’on en prenne l’amertume au tragique. M. P.-J. Toulet, est là tout entier, dans ce mouvement qui le dérobe, et dont Moréas n’eût pas été capable.

C’est du reste, à Horace plutôt qu’à Moréas qu’il nous force à penser bien souvent. Non seulement à cause de cette forme très stricte qu’il a adoptée, qui fait ressouvenir de celle de certaines odes — elles imposaient aussi ce style dense et compliqué, qui rend difficiles ces deux auteurs — mais encore à cause de tant d’allusions qui ne sont pas toujours immédiates, comme aussi d’un sentiment de la nature à la fois direct et raffiné.

Qua pinus ingens, albaque populus
Umbram hospitalem consociare amant ramis,
      et obliquo laborat
      lympha fugax trepidare rivo ;

Huc vina, et unguenta, et nimium brevis
flores amœnos ferre jube rosæ ;
      dum res, et ætas, et sororum
      fila trium patiuntur atra85.

Y a-t-il rien à quoi ressemblent davantage certains petits poèmes descriptifs de M. P.-J. Toulet ?

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Au vieux poète latin, notre contemporain s’apparente encore par cette insigne tendresse qui les incline l’un et l’autre vers la grâce féminine. Mais quelle que soit l’exquisité des traits par lesquels Horace la traduit,

insignem tenui fronte Lycorida
Cyri torret amor…86,

M. P.-J. Toulet remporte quand il dépeint les femmes.

Il a une vision infiniment sensible de leurs formes, de leurs aspects, de leurs attitudes, une intelligence extrême de leurs humeurs, de leurs mobiles, de leurs façons. Il les contemple avec une sensualité attendrie, en amateur plutôt qu’en amoureux ; il est leur connaisseur et non point leur esclave. Il emmêle la peinture de leurs agréments à celle de leurs travers de manière à faire sentir la complexité de leurs résolutions qui contredit à leur vide de cervelle.

Du linge à l’âme elles appellent son étude, et si elles ont de quoi rattacher, du moins leur manque-t-il de l’aveugler. Sans doute en dirait-il volontiers avec l’Ecclésiaste qu’elles sont plus amères que la mort (puisque le titre de l’un de ses poèmes est précisément : la très amère 87) et certes il n’infirmerait point sa constatation : de mille hommes j’en ai trouvé un bon, et de toutes les femmes pas une 88.

Ne trouve-t-il pas d’ailleurs, pour décrire Nane, aux lèvres sinueuses , les accents d’une éloquence quasiment sacrée :

elle était plus que cela, un signe écrit sur la muraille, l’hiéroglyphe même de la vie : en elle j’ai cru contempler le monde.

Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les nœuds de la vipère ivre de chaleur qui dort au soleil, toute noire, ne sont plus perfides que ses étreintes. Au plus beau verger de France, par l’automne doré, quel fruit te saurait rafraîchir comme ses baisers désaltéraient mon cœur.

Tout cela pour une gentille grue.

On voit comment opère la transposition magique du style, et comment l’imagination poétique magnifie l’objet qu’elle se représente.

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Elle fait un même effet quand elle s’applique à dépeindre la nature. Le sentiment qu’en a M. P.-J. Toulet est intime, profond, suave, et la façon dont il l’exprime suscite d’interminables rêveries. Tout paysage qu’il trace, soit d’un trait, soit à loisir, ouvre au songe une fenêtre où parmi les roses pendantes le matin se parfume . Les arômes, les couleurs, la lumière, s’amalgament par l’artifice de ce devin. Les choses prennent un nouvel aspect, et devant les yeux de l’âme surgit un monde parent de celui où les rêveries de Schumann nous introduisent. On subit une griserie que l’on craint de goûter, qui ne rassure point, mais semble contenir je ne sais quoi de funeste et de mortel. Sous tant de fleurs embaumées gît un principe d’inquiétude — un serpent est caché dans l’herbe… latet anguis in herba .

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D’où provient cette sorte de malaise que l’on goûte en même temps que de si rares délices. Assurément du fond moraliste de l’œuvre de M. P.-J. Toulet.

La connaissance profonde qu’il a des hommes et de leur cœur semble l’avoir rendu non point amer ni pessimiste, mais l’avoir désenchanté. C’est un désenchantement morose qui s’exhale de ces pages fantasques. Il se déploie et se recourbe au-dessus d’elles comme les vapeurs d’un encens méphitique.

(sous-sol dont les vapeurs vineuses
          encensaient nos adieux
tandis que lui perlaient aux yeux
          ses larmes vénéneuses.)

Tout ce qui contient un venin a eu prise sur ce cœur. Le spectacle des passions malsaines, celui des vices, l’entente de l’inadmissible, du défendu semblent l’avoir empoisonné. Sans doute s’en est-il d’abord curieusement diverti. Il a ri de ce mal, mais il l’a dénoncé, comme mal à la fois, et comme risible. Il l’a fait non point en vue de corriger les mœurs, non plus de préserver, de garantir ou de sauver, mais par instinct de les observer jusqu’au tréfond quelles qu’elles puissent être — avec répugnance peut-être, mais sans insurmontable dégoût, sans être dupe — et c’est ce qui explique le sourire équivoque des figures compliquées qu’il a peintes, les infamies empreintes sur ces visages suaves ou flétris, l’amertume qu’on ne peut lénifier de ces maximes tordues et recourbées comme des cimeterres dangereux ; ce qui explique enfin (il faut bien répéter, et répéter ce que l’on répète) ce désenchantement, ce désabusement sans borne.

Le désenchantement, voilà ce qui adultère la satisfaction que pourrait donner cette poésie immatérielle et supérieure. C’est lui qui la mélange d’ironie. Il trouble son goût et donne son ambiguïté monstrueusement adorable à cette œuvre qui apporte tous les plaisirs esthétiques, mais point de réconfort. Elle fournirait plutôt des raisons de chanceler évanoui. Elle aussi est amère, la très-amère, et de goût cendreux — et le désenchanté moraliste de l’Imitation n’est pas plus désenchanté —  et il songea mélancolique à tout le temps que les hommes perdent en plaisir 89

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Voici donc qu’une fois encore à propos de M. P.-J. Toulet nous citons quelqu’un !

Que n’avons-nous pas cependant cité déjà jusqu’ici ? Pêle-mêle La Rochefoucauld, Mallarmé, Debussy, l’Ecclésiaste, Beardsley, La Fontaine, Musset, Schumann Horace, Moréas et Virgile, le conteur arabe, le poète japonais, enfin l’Imitation. Que n’aurions-nous pu d’ailleurs encore citer… tant entre les anciens qu’entre les modernes, des étrangers comme des nôtres.

Or, ce ramas pédantesque, cette foule confuse de réminiscences, nous l’effectuons, elles nous viennent à propos d’une œuvre dont nous avons eu principalement dessein de mettre en valeur l’extrême originalité. N’est-ce pas contradiction ?

Non, car pour achever de la peindre, il faut encore faire sentir qu’elle est un résultat d’extrême culture, un aboutissant, une pousse terminale. C’est un alliage résultant de la confusion de cent métaux, c’est un marbre veiné de cent nuances diverses, une ville où cent peuplades étranges sont croisées. C’est une fleur hybride, un mélange complexe qui est soi-même, mais en qui l’on distingue encore les éléments qui contribuèrent à sa création ; c’est une réussite enchanteresse, mais qui inspire une mélancolie, car on ne lui voit point de suite possible.

Ainsi donc, par un lent progrès, nous nous trouvons amené à dire au terme de cette étude que l’isolement semble une des conditions de la délicate perfection de cet œuvre. Il semble qu’il soit de son essence de ne point propager d’influence. Or notre soin initial, nous le rappelons ici, fut au contraire de montrer qu’il en exerce une, sensible, déterminée, caractéristique.

Et cette contradiction finale qui nous satisfait et nous heurte à la fois peut servir d’un symbole pour cette suite d’ouvrages où tant de contraires s’absorbent et s’harmonisent.

Eugène Montfort.

Qui voudrait d’aventure dépeindre le type du parfait homme de lettres, devrait s’inspirer de la physionomie de M. Montfort, pour faire voir la haute dignité où peut atteindre ce que l’on appelle communément ainsi, et quelles singulières qualités sont indispensables pour réaliser une pareille figure.

Il montrerait un homme parfaitement indépendant de ce qui asservit habituellement l’homme de plume, affranchi des écoles comme des cénacles, ayant su échapper à la servitude des salons, à la contrainte des éditeurs, à celle plus abominable encore du public qui veut être assouvi ; — parfaitement indépendant, disons-nous, sauf de sa conscience, de son caractère et de son tempérament.

Il devrait faire sentir ce qu’il faut à la fois de ténacité et d’indolence pour demeurer artiste dans notre société, de caprice et de détermination logique pour l’être avec originalité et ce qui serait peut-être le plus difficile à saisir et à faire comprendre, ce serait cet étrange alliage de dédain négligent et de constance passionnée pour leur propre activité qui nuance d’un ton si particulier nombre des physionomies de notre temps.

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Mais au moment où il nous revient, à nous, personnellement d’étudier l’œuvre de M. Montfort, et non point de tracer d’après lui un portrait d’une exactitude plus ou moins approchée, une question nous arrête, que l’on peut résoudre en divers sens. C’est celle de savoir si l’analyse d’une œuvre doit demeurer parfaitement indépendante de l’étude du caractère de son auteur, ou si toutes deux peuvent se combiner et dans quelles proportions.

Ce problème a été tranché de façons opposées. Deux écoles de critique sont à jamais en présence, l’une qui considère les œuvres en dehors des écrivains et qui croit manquer à la première obligation du critique ou de l’historien de la littérature en parlant de l’homme plus et autrement qu’il n’est nécessaire pour l’intelligence de son œuvre 90, l’autre au contraire qui ne peut séparer l’écrivain de son ouvrage et qui pense qu’une étude peut être une biographie morale continue à laquelle l’histoire des livres se mêlerait intimement 91.

Quelque position que l’on adopte en ce grave débat, on se trouve obligé d’agir comme si l’on appartenait à la deuxième de ces écoles, le jour où l’on entreprend d’étudier un écrivain dont on connaît la vie. On pourrait dire en effet qu’être en relation avec qui que ce soit, c’est se fournir de documents sur lui. En sens inverse, se documenter sur un auteur contemporain ou non, c’est entrer en relation avec lui et se créer une liaison assez peu différente de celles qui sont de l’ordre des sentiments. Pour conclure, il faut dire que si l’on détient des documents sur la personne d’un écrivain, qu’on les ait obtenus en fouillant des archives, des mémoires ou des correspondances, ou qu’ils aient été simplement fournis par la vie, on est tenu à un certain genre de critique, et c’est ce qui peut nous excuser d’avoir commencé cette étude par une sorte de portrait de M. Montfort auquel manquent cependant ceux-là même des traits qui ont sur ses ouvrages l’influence la plus sensible.

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En M. Montfort comme en ses créations, on distingue d’abord une sorte de puissance qui déborde et qui se répand. Une énergie féconde caractérise ses entreprises comme son art. Elle a je ne sais quoi de morose et de triste qui la colore d’une façon particulière. Un pessimisme profond auquel correspond une pitié grave achève de l’individualiser.

En outre on discerne en lui cet ensemble de qualités assez difficiles à énumérer qui font dire d’un homme qu’il est spirituel. Mais, de même que sa puissance nous a paru mélangée de tristesse, son esprit est caustique et mêlé d’amertume. C’est qu’il l’exerce aux dépens d’une humanité qu’il juge avec sévérité, et de fait M. Montfort est un observateur : c’est un des traits évidents de son caractère, le second qui se retrouve dans ses ouvrages. De même qu’il y a différentes qualités d’observation, il y a des façons bien diverses de se montrer observateur. L’un porte son attention sur les mœurs et note comment leurs incessantes transformations se combinent avec ce qu’elles conservent de permanent ; l’autre fait une étude des travers de l’esprit ; un troisième étudie les mouvements du cœur, comment ils se développent — et démonte les ressorts cachés des caractères qu’un autre fait sentir en exposant uniquement des apparences extérieures. Chacun, s’il est doué de cette précieuse faculté sans laquelle nulle activité esthétique n’est possible — et qui est l’antique Mnémosyne elle-même mère des Muses — récolte à tout instant les éléments de ses ouvrages. La façon dont il les met en œuvre ne varie pas moins que le soin qui les lui fait choisir. Tel observateur devient un caricaturiste, quand son voisin, sans être plus pénétrant, passe pour portraitiste rigoureux et véridique, Celui-ci se hausse jusqu’à l’histoire, celui-là demeure anecdotier, Balzac entasse tous ses matériaux comme un peintre qui commencerait par dessiner le squelette d’un personnage sur le portrait terminé duquel on distinguera le motif des dentelles qui ornent le costume et jusqu’au armoiries brodées sur le mouchoir. Jules Renard, à l’opposé, avec un choix d’une extrême exigence, ne pose qu’une touche, n’inscrit qu’un geste, n’enregistre qu’un mot ou qu’une riposte, et le personnage s’anime à nos yeux d’une vie inoubliable.

C’est par le dehors que M. Montfort présente les réalités qu’il a découvertes et étreintes. Ce qui l’intéresse dans l’homme, c’est comme il se manifeste, comme il entre en contact avec les événements, comme il les subit ou réagit contre eux. Sans exagération romantique, sans parti pris pittoresque, sans dessein de surprendre ou d’étonner, il note avec exactitude et justesse mesurée. Sa vision est d’une extrême acuité ; la curiosité du détail caractéristique ne l’empêche pas de toucher la réalité profonde. Observer est en quelque sorte chez lui l’instinct de l’intelligence, et ceux de ses livres qui sont de pure observation — tel le Brigadier Triboulère — proposent un savoureux divertissement. Il sait, dans une note, enfermer le frémissement d’une seconde de vie 92, et restituer à nos yeux la vie dans sa simplicité : dans sa pauvre laideur aussi bien que dans sa plus opulente beauté.

Mais quand il s’agit d’utiliser la moisson de notes qu’il a rassemblée, on le voit redevenir sûr critique de lui-même.

Quelle que soit la qualité de ses observations, il ne considère jamais qu’une pure notation puisse être sa fin à elle-même. Il n’a rien d’un impressionniste, ne se croit pas tenu de tirer un parti esthétique de toutes ses remarques, et critique même avec vivacité les auteurs qui veulent, comme les Goncourt, placer toutes leurs notes dans leurs romans .

Lui, sait faire le sacrifice de ce qui ne s’ajuste pas exactement au cadre de son ouvrage. Contrairement à cet écrivain qui parvient à faire rentrer un voyage en Argentine avec les deux traversées d’aller et de retour dans le scénario d’un roman psychologique fort délicat par ailleurs, et qui se passe dans l’Île-de-France93, il préféra laisser dans ses carnets tout ce qui ne peut nettement concourir à l’effet artistique qu’il se propose. Pense-t-on qu’avec un peu d’efforts il n’aurait pu adapter à la Turque ce qui fait la matière de Montmartre et les Boulevards, à tel de ses romans méditerranéens, les impressions de voyage dont se compose de Messine à Cadix ?

Il n’a point de pareilles complaisances pour lui-même ; il se refuse à encombrer ses œuvres, quand bien même il pourrait par ce moyen rendre un témoignage évident à cet amour passionné qu’il ressent pour la vie, pour toutes ses manifestations, et qui se trouve être le dernier des traits de son caractère que nous voulions indiquer.

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Ce goût de vivre qui est en lui se remarque avec une claire évidence. Solidement en possession de la vie, il la répand sur tout ce dont il s’occupe.

Dans le domaine des réalités, il ne peut s’intéresser à rien qui ne prenne corps et qui ne reçoive l’existence par ses soins. S’amuse-t-il à dix-huit ans, comme tous les jeunes gens de lettres, à publier une petite revue, il le fait de telle sorte que, vingt ans plus tard, la petite revue est devenue, sinon grande, du moins singulièrement importante et vivace.

Au hasard d’une flânerie de voyageur, remarque-t-il qu’on s’apprête à manquer d’égards à quelque monument, sa protestation ne se borne pas à un vain geste comme le sont si souvent les mouvements d’un artiste, elle se manifeste, s’enfle, devient rumeur publique et campagne de presse, pénètre dans le parlement, s’y ferait interpellation s’il en était besoin, si bien qu’au bout du compte le monument auquel s’intéressa ce dilettante impétueux se trouve sauvegardé.

Dans le domaine de ses travaux littéraires, on imagine comment se manifestera le tempérament que nous avons sommairement indiqué. On sent que les idées vont être maniées par lui avec hardiesse, que s’il se mêle de critique, il le fera avec véhémence et que la vie abondera dans ses inventions quand il fera de la littérature pure » Telle est la personnalité littéraire de M. Montfort, et si nous nous détachons ici de l’homme pour n’examiner plus que ses œuvres, nous reconnaîtrons bientôt qu’elles révèlent un esprit audacieux, un sens critique aiguisé, une forte imagination qu’étaie une pénétrante observation.

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L’essentiel de la pensée de M. Montfort se trouve exprimé dans les Marges, la revue qu’il a fondée, et spécialement dans les numéros qui parurent depuis l’origine jusqu’en 1906, alors qu’il assumait à lui seul, selon le dessein qu’en ce temps il avait conçu, tout le poids de la rédaction.

La plupart des idées qu’il devait émettre se trouve résumée dans le petit volume que forme cette douzaine de fascicules. Son contenu se rapporte essentiellement aux choses de l’art et de la littérature — aussi bien la vie et l’activité de l’auteur leur sont-elles entièrement dévouées. En outre, quelque intérêt qu’il puisse porter à ceux des problèmes étrangers à l’art qui passionnent au plus juste titre l’homme moderne — ces problèmes dont est dramatiquement issue l’existence quotidienne, — il n’admet point que l’œuvre d’art en puisse présenter le moindre reflet. M. Montfort ne saurait se rattacher à aucune école dont la devise soit : politique d’abord, quel que soit d’ailleurs le sens de la politique ainsi mise en avant.

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Le petit recueil des Marges a des caractéristiques extrêmement nettes. Tous les problèmes qui se sont posés à la conscience littéraire dans le temps qu’il s’élaborait y furent abordés avec franchise et résolus avec décision. Souvent même c’est par lui que furent indiquées les solutions qu’il fallait adopter et qui ne le furent cependant que bien plus tard.

Que déduire de cela, sinon que M. Montfort a l’esprit particulièrement juste et que le fait d’être mêlé au mouvement littéraire ne l’empêche pas d’apercevoir nettement dans quel sens il se produit et comment il s’oriente. Il en est bien ainsi et cette justesse d’esprit le conduit à adopter des idées dont on reconnaît toujours, en dernière analyse, la parenté avec tout ce qui fait la structure traditionnelle de la pensée française — par conséquent qu’elle ne sont jamais extrêmes, ni révolutionnaires, mais au contraire modérées, conséquentes, suivies, sensiblement conservatrices, dirions-nous, si ce mot était acceptable, et puisqu’il ne l’est pas, étroitement unies, dirons-nous, à ce qui est établi, stable et respectable.

Or, son esprit n’est pas respectueux et jamais les disciplines ne trouvèrent un champion qui parût moins disciplinable. Sa verve est rude et pamphlétaire, sa fougue l’emporte violemment, il assène des coups plutôt qu’il ne décoche des traits, en sorte qu’il faut une certaine réflexion pour reconnaître que la substance des pages violentes et frémissantes qu’il nous livre est en vérité sereine et tempérée.

À vrai dire, il est des temps, et nous en avons connus, dans lesquels il fallût de la hardiesse pour soutenir des idées simplement justes, et nous nous souvenons d’époques de désordre où les signes de modération semblaient ceux-là même de la révolte, il fallut, par exemple, voici quelque quinze ans, une véritable originalité d’esprit pour dire qu’en art il n’y a rien qui vaille que le sincère 94, ou bien pour défendre la cause dangereusement menacée des études latines, dont on sent bien cependant qu’elles sont la moelle de la culture française. Prise en main par M. Montfort qui mit à son service cette énergie d’impulsion que nous avons signalée, la défense devient campagne, puis ligue : un mouvement se crée, et si la renaissance de cet enseignement tient à des causes trop complexes pour qu’on puisse l’attribuer à l’effort d’un seul homme, du moins a-t-il pour sa part l’honneur d’y avoir contribué.

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Comme critique, M. Montfort se serait assurément placé au tout premier rang de ceux qui font profession de l’être s’il en avait eu l’ambition et que d’autres soins ne l’eussent requis. Mais, la poursuite de sa vraie vocation l’entraînant ailleurs, il n’a écrit sur les hommes et sur les œuvres que pour obéir à des impulsions momentanées. Il semble que ce soit chez lui, à de certaines heures, un besoin de conscience d’exprimer son sentiment sur tel auteur vanté ou méconnu. Il le fait alors avec la véhémence que son tempérament commande. Qu’il haïsse ou qu’il vénère, tout sentiment chez lui se traduit avec passion. Pareillement enflammé par l’admiration qui l’anime ou par la condamnation qu’il décerne, il se répand en pages brûlantes qui mettent en relief les beautés ou les tares qu’il discerne dans les ouvrages dont il s’occupe.

Du critique de race, il a ces qualités essentielles sans lesquelles il est inutile d’étudier les travaux d’autrui : une impartialité dont la robustesse n’est pas entamée par ce qu’il a de points de vue personnels et particuliers : une justesse de jugement à peu près sans défaillance ; l’aptitude aux idées générales sans laquelle il ne saurait y avoir de largeur de vue ni de critique féconde ; l’intelligence d’autrui, la faculté d’entrer dans des sentiments étrangers, de façon à pouvoir apprécier avec rectitude ; enfin l’ample culture qu’il faut pour faire des rapprochements saisissants et pour apercevoir à première vue la généalogie insoupçonnée des ouvrages qui lui sont soumis.

Certains de ses articles firent date dans la carrière des écrivains qui les inspirèrent. S’il s’était, par exemple, il y a quinze ans, trouvé en possession de l’autorité qu’il détient aujourd’hui, les pages qu’il consacra à M. P. Claudel encore inconnu, eussent produit en leur temps une sorte de coup de théâtre, et ce grand nom mis par lui en lumière serait attaché au sien par le même lien qui unissait à celui de Mirbeau celui de M. Maeterlinck.

Non content de rendre justice aux talents qui la réclament, il sait découvrir ceux qui hésitent encore dans les premiers tâtonnements de leurs débuts : la perspicacité de son attention équivaut la justesse de son jugement, et c’est une qualité critique qui ne le cède point à celles du plus éminent faiseur d’articles, bien au contraire.

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La manière de M. Montfort critique est celle-là même que nous avons précédemment montrée. Elle fait voir au service d’une intelligence parfaitement équilibrée, mesurée avec précision, sereine même, irons-nous jusqu’à dire, des moyens d’expression violents et tumultueux.

Sans doute la pensée exacte et fine, revêtue de paroles séantes et modérées, possède un charme tout puissant, mais drapée d’expressions violentes jusqu’à l’excès, qui contrastent avec sa sobriété et sa retenue, elle prend un autre caractère et gagne d’autres attraits pleins d’éclat. Ce caractère et ces attraits sont exactement ceux que l’on va reconnaître dans les romans de M. Montfort.

Ses romans forment l’essentiel de son œuvre. C’est l’art où il excelle, et l’on pourrait penser que nous avons singulièrement tardé à en aborder l’examen, si l’étude que nous avons faite des autres parties de sa production ne devait éclairer celle qui demeure.

On y retrouve en effet cette puissance et cette tristesse dont l’étrange union donne à tout ce qu’il imagine sa singulière couleur, car il semble au premier abord qu’il y ait une antinomie entre la puissance et la tristesse, puisque la tristesse est une diminution d’être. On sait bien cependant que leur alliance se trouve réalisée, sinon souvent, quelquefois du moins, et par les artistes mêmes qui ont atteint les suprêmes sommets de l’art. On n’ose prononcer leurs noms à propos de qui que ce soit, tant sont redoutables certaines comparaisons, et l’on sait bien qu’il faut qu’un homme soit mort pour que l’on reconnaisse qu’il s’aventura lui aussi, par ces lieux vagues où l’on voit

Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts95.
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L’impression de puissance que produisent les écrivains tient à différentes qualités que l’on reconnaît chez eux. Les uns, Balzac, Hugo, Zola — noms que l’on s’étonnera peut-être de voir réunis — tracent un tableau d’une incomparable ampleur où les évolutions de masses énormes de figurants n’empêchent pas que l’on aperçoive le mouvement des individus brassés par le tumulte qu’ils ont entrepris de dépeindre. D’autres, Stendhal Flaubert, concentrent une lumière intense sur des figures isolées ou peu nombreuses : Mme Bovary, la Sanseverina.

C’est dans cette famille d’auteurs et non dans la première qu’il conviendrait de placer M. Montfort. Un petit nombre de personnages suffit pour occuper la scène de ses romans. Parfois, même, dans la Turque par exemple, ou dans la Belle Enfant, le livre entier tourne et se développe autour d’une seule figure dressée en son centre. Les épisodes et les événements mettent successivement en valeur ses différentes caractéristiques comme une lampe, tournant autour d’une statue qu’elle éclaire, y dessine de grands pans d’ombre et de lumière déplacés selon son mouvement.

Cette manière de faire donne aux œuvres où elle s’emploie une majestueuse simplicité. L’art de M. Montfort tend d’ailleurs toujours à la simplicité. Son récit s’élance parfois d’un mouvement si allègre et si juste que le lecteur doute s’il est séparé des personnages auxquels il s’intéresse par l’interposition d’une sensibilité étrangère à la sienne. Les premiers chapitres des Noces Folles offrent un exemple typique de cet incomparable ton narratif. Par des pages limpides et transparentes, ils vous introduisent dans un récit passionné dont le dessin a cette sobriété, cette netteté dans les contours qui forment le signe de parenté auquel se reconnaissent entre elles les conceptions de M. Montfort et qui les lient les unes aux autres.

On pourrait toujours résumer en une ligne les thèmes psychologiques sur lesquels s’établissent ses romans. Les Cœurs Malades, les Noces Folles montrent la naissance, l’exaltation et le déclin d’un amour. La Chanson de Naples dépeint l’amour d’une fille pour un homme indigne d’elle, qui la délaisse, ce dont elle meurt. La Belle Enfant fait voir — fatalité de la passion — une femme insensible aux amours qu’elle provoque, poursuivre éperdument celui qu’elle ne peut atteindre. Sujets qui, par leur simplicité, atteignent la grandeur.

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L’on reconnaît les grands sujets — et c’est une idée sur laquelle il faut insister — à ce qu’ils peuvent se réduire en quelques mots essentiels ; et lorsqu’ils sont dépouillés jusqu’à n’être plus qu’une ligne incolore, ce qui en reste se trouve encore si frappant qu’il émeut. La preuve au contraire qu’un ouvrage est de moindre qualité, c’est quand on trouve, en le dégarnissant de ses développements, une ligne à l’arabesque difficile et contournée. Voilà ce qui explique que le roman d’aventures, quel que soit le talent ou le génie qui s’y puisse manifester, fasse figure d’un genre secondaire — aussi longtemps du moins qu’il demeure pur roman d’aventures (à la Dumas, par exemple) et que les événements qu’il rapporte n’y enroulent point leurs épisodes autour d’une grande donnée simple, comme c’est le cas dans les romans de Stendhal — ou bien pour revenir à notre auteur, comme c’est le cas dans la Belle Enfant.

Un être en aime un autre qui ne l’aime point. Deux amants s’aiment ou cessent de s’aimer ; thèmes éternels, sujets infinis, consubstantiels à toute littérature et dont seuls peuvent s’emparer pour les revêtir de chair les écrivains du premier ordre.

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Outre la simplicité de leur sujet, les romans de M. Montfort présentent encore ce caractère commun d’être des romans d’amour, non point toutefois de l’amour sentiment ni du mol attrait des âmes. Il ne faut point chercher ici l’étude complexe des détours du cœur ou l’analyse des lents développements d’une émotion qui s’impose peu à peu à un esprit qu’elle dominera. Non, c’est le souffle d’une sensualité débordante qui circule dans ces pages pour y répandre sa chaleur et son âpreté. Les personnages que l’on y rencontre sont tous esclaves de leurs sens, depuis l’adolescent réservé qui anime le Chalet dans la Montagne de ses brûlantes aspirations, jusqu’à ce farouche Écartelance que l’on voit dévoré dans la Belle Enfant de désirs qu’il ne parvient à assouvir que dans le sang.

La recherche ou l’usage d’une volupté frénétique mêle en des postures douloureuses ces êtres qui, pensant pouvoir découvrir dans l’enivrement de leurs sens une consolation, se dessèchent, se corrompent et se voient ensuite, comme des damnés, inaptes à tout bonheur 96.

Des damnés, c’est des damnés que nous montre M. Montfort à travers un paysage d’enfer. Au cours de cette tragique exploration, il a contemplé l’infernal des passions. Que l’on s’étonne après cela que son œuvre soit imprégnée d’une telle désolation ! Il a fallu la pitié que lui inspirèrent ces tortures humaines pour mêler une sorte de funèbre enchantement à ces romans atrocement voluptueux.

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Si M. Montfort s’est de la sorte attaché à la peinture de cette passion, c’est qu’il a vu en elle, sommes-nous enclins à penser, l’expression la plus intense de la vie. Tout ce qui la manifeste, fût-ce d’une manière moins immodérée, attire et retient son avide curiosité. Il ne se détourne d’aucun spectacle, s’il doit en augmenter l’expérience du monde qu’il élabore pour lui, et de cette vie qu’il aime si ardemment, il restitue les aspects avec une exactitude singulière. Ses meilleures pages rendent un son si véridique qu’il déchire : une main chirurgienne a recueilli ces larmes et ce sang, un œil de peintre a fixé ces gestes et ces décors changeants.

Poursuivant l’insaisissable réalité, il se dépayse sans cesse. Soit sous des ciels nouveaux, soit à travers les classes de la société, il voyage, recherchant derrière les manifestations essentielles et les gestes de la passion, quelque chose qui lui échappe sans cesse. Une étrange inquiétude, un besoin de mobilité qui ne saurait s’apaiser, le mène et le conduit.

Ce qu’il poursuit, c’est une beauté idéalement vierge, une humanité plus alerte, moins civilisée, dont la vie serait plus différenciée et que le progrès n’aurait pas uniformément standarisée.

J’aime le souvenir, semble-t-il-dire, de ces époques nues
Dont Phébus se plaisait à dorer les statues.

Il a ressenti d’une façon poignante cette anxieuse nostalgie baudelairienne.

L’homme élégant, robuste et fort avait le droit
D’être fier des beautés qui le nommaient leur roi.

et ce sentiment a de quoi surprendre chez un homme épris par ailleurs de modernisme qui trouve au lieu de ce qu’il cherchait

Des visages rongés par des chancres du cœur

et qui lui aussi les chérit singulièrement.

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Ainsi, il va et vient sans cesse de ce qu’il y a d’extrême dans la civilisation de notre temps à ce qui peut demeurer dans notre époque de spontanéité naïve — et qu’il va rechercher aux confins du Maroc, dans les campagnes d’Italie ou d’Espagne, dans quelque îlot perdu sur l’océan. Pareil à un matelot que tourmente en mer l’appétit des escales et que le large appelle lorsqu’il revient à terre, une passion alternative, un double goût, le torturant sans fin, déterminent la tristesse incurable qui s’exhale de son œuvre. Bien irrémédiablement en effet, puisqu’en dernière analyse, ce qui opprime ses personnages, aussi bien la Turque pitoyable que Lina des Noces Folles ou que Didier Cassenoir, c’est l’excès de cette civilisation à quoi l’on ne peut échapper, et dont on ne peut pas plus remonter le cours que celui des jours.

Il est dur de ne pouvoir supporter le présent.

Le seul soulagement qui s’offre aux âmes de cette sorte, c’est d’aiguiser des traits acérés, c’est de railler le train du monde avec une cruauté qui confine à la méchanceté — ou bien encore d’observer la seule des passions humaines dont la sauvagerie soit indisciplinable, l’amour, et de prendre un malin plaisir quand éclate aux yeux du monde scandalisé un érotisme irréductible, qui fait craquer le vernis des conventions sociales et qui se montre sournoisement comme le pied obscène d’un Satan déguisé. Ah ! bas-fonds de Montmartre ou de Marseille, se peut-il que votre odeur complexe puisse seule consoler certaines âmes sevrées des souffles du désert ou de l’océan.

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La rudesse de l’œuvre de M. Montfort tient à l’union contraire de ces éléments. En peut-on lier de si éloignés d’une manière exactement unie ? Le devrait-on même ? Ne faut-il pas, dût-il en résulter un grincement, que cette nostalgie passionnée et cette inquiétude de la réalité soient mises en contraste ? Elles le sont, en effet, avec un art sobre, large, simple.

La technique de M. Montfort est exempte d’apprêt et d’affectation. Ses façons de mettre en lumière les traits essentiels de ses compositions semblent spontanées et instinctives. Là encore son tempérament se révèle dans son art ; à la puissance correspond une écriture massive, où la trouvaille étincelle parfois comme une brisure luisante dans un bloc de minerai. La tristesse corrosive détermine un style sombre alors même qu’il est coloré, et des harmonies gémissantes alors même qu’elles sont reposées.

L’esprit caustique se traduit en saillies dont le sel tient à la rencontre des idées, non pas aux ingéniosités de la forme. M. Montfort méprise les mièvreries du jeu d’esprit ou du jeu de mots ; sa robustesse n’en a que faire.

Ce n’est point par hasard qu’il a désiré voir un de ses ouvrages illustré par le peintre Marquet. Entre leurs créations se découvrent toutes les analogies et les parentés que peuvent admettre des œuvres appartenant à des domaines aussi étrangers l’un à l’autre que le sont la peinture et la poésie.

C’est la même couleur violente et rude, le même dessin sûr et résumé, la même façon de se poser en face de la nature avec une savante ingénuité. C’est une âme complexe qui prend le masque de la simplicité. C’est un art enfin qui n’a jamais cherché à séduire, qui a méprisé tous les moyens de plaire, et dont on remarque tout à coup qu’il s’est, depuis longtemps, imposé.