(1817) Cours analytique de littérature générale. Tome IV pp. 5-
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(1817) Cours analytique de littérature générale. Tome IV pp. 5-

[Épigraphe]

Summa sequar fastigia rerum.
Virg. Æneid.

Avertissement.

Cette troisième partie de mon Cours, suspendue par la violence des chocs politiques, le 18 mars 1815, fut reprise et continuée le 15 janvier 1816.

L’introduction de l’année précédente parut si bien exprimer alors les sentiments publics, qu’elle fut accueillie par des applaudissements à tous les principaux passages ; mais son effet n’égala pas pourtant celui de l’introduction suivante, qui fut couverte d’acclamations générales presque à toutes les phrases. J’ose constater ici ce suffrage unanime de mes compatriotes, parce que je sentis qu’il s’adressait moins au talent du littérateur qu’à l’énonciation des principes du citoyen, et que s’en honorer n’est point orgueil, mais reconnaissance et juste fierté.

Troisième partie, section seconde.

Introduction. Trente-cinquième séance.

Messieurs,

Un professeur qui serait certain de retrouver à chacune de ses séances les auditeurs qu’il eut à la première, reprendrait le fil de sa dissertation au point où il l’aurait laissée, et passerait, sans préparation nouvelle, au développement des choses qu’il aurait exprimées ; mais il n’en est pas d’un cours de leçons vocales, périodiquement entendues, comme d’un traité écrit qu’on peut lire sans interruption ; là, les principes énoncés restent présents ; les conséquences et les exemples se suivent. Mais les discours sur une ample matière étant divisés par de longs intervalles, exigent, chaque fois qu’on reprend la parole, une récapitulation des éléments que l’on a posés d’abord. Le public à qui l’on s’adresse, être mobile et passager, n’est jamais entièrement le même ; et puisque nous entretenions des qualités de l’épopée celui qui nous honorait de son assiduité, nous pourrions dire homériquement, qu’il ressemble à la mer dont le flux revient à heure fixe au même rivage, mais ne le presse pas des mêmes vagues ; ou dire, sur le ton enjoué de l’Arioste, qu’il est comparable en sa légèreté, à ce peuple errant d’oiseaux qui, se rassemblant à des époques marquées, reparaissent en nombre toujours inégal, et n’emportent en s’envolant que l’oubli de leur courte résidence autour de nous. En effet, si mille circonstances le dispersent, nous l’enlèvent de semaine en semaine, et le recomposent diversement de jour en jour, que sera-ce quand les causes ordinaires ne l’ont pas seulement écarté, dissipé, mais le bruit des tempêtes, mais des coups de tonnerre partant de tous les horizons en feu.

Comment, après les secousses de tant d’orages, rappeler le public aux objets de sa tranquille attention, et le rendre à ses premières vues ? Notre discours ne peut donc être aujourd’hui ni un simple exorde, ni une continuation de notre cours, mais une véritable péroraison, puisque nous devons y récapituler succinctement les matières que nous vous avons présentées, et que nous y retracerons les maximes qui en ont dirigé l’ordonnance.

Une longue suite de conférences dans lesquelles j’ai défini les genres et les espèces du poème épique et ses qualités essentielles, circonscrites d’après mon système exact en vingt-quatre conditions, me laissait à traiter les douze dernières pour le complément de cette section ; mon zèle n’a pu que l’achever, remettant celles qui doivent lui succéder à des temps plus propices aux travaux littéraires, et n’ayant pas eu l’aptitude de m’en occuper lorsque tout repos était enlevé à nos cœurs, et tout loisir à nos esprits. Excusez donc en moi l’effet des troubles douloureux qui vous ont tous émus, si vous trouvez quelque inexactitude dans la rédaction de mes idées encore flottantes : J’essaierai de les raffermir à la contemplation des chefs-d’œuvre de l’intelligence humaine, dont l’étude nous détournera du spectacle des noires réciprocités de l’esprit de discorde et de viles haines, si bassement alliées par la vengeance, si lâchement coalisées par l’indigne soif de l’or, et par la honteuse émulation du brigandage. Je m’efforcerai de signaler, avec cette noble fierté qui nous sied en nos malheurs, que la solide gloire des lettres est une des plus hautes prérogatives de la France, qui, par ses lumières, son discernement, et son goût délicat, fut et restera l’institutrice de l’Europe, qu’elle a devancée et civilisée. Elle sait le mieux juger les modèles ; elle demeure souveraine par la pensée ; et, tandis qu’on lui arrache des biens matériels et les monuments fragiles des beaux-arts qu’elle regrette, riche d’un fonds que les barbares ne peuvent appauvrir, son pur atticisme est un titre irréfragable dont aucune force étrangère ne la dépouillera jamais. C’est là le trésor fixe que n’atteignent point les cupidités, et que l’infidèle victoire n’enlèvera pas plus à notre patrie qu’à la nation athénienne dont le génie instruisit l’univers.

Récapitulation succincte des matières traitées.

Lorsqu’en offrant l’exposition des éléments de l’épopée, je remontai comme à un tronc principal aux divers types de la poésie épique, j’eus à démontrer qu’elle se divise en deux branches opposées entre elles, l’une par le grave et le sublime, l’autre par le badin et le satirique ; contraste que j’avais remarqué dans tous les modes génériques des ouvrages d’imagination. Fidèle à suivre les premiers linéaments de ma méthode rigoureuse, je constatai cette observation préliminairement développée, et l’ayant appliquée ensuite à la double essence de l’art théâtral, je prends soin de la reproduire ici, relativement aux poèmes composés sur la colère d’Achille, et sur les fureurs de Roland, ou, si l’on veut des exemples récents, à l’égard de la Henriade et du Lutrin. Ce dernier poème, plus satirique réellement qu’héroï-comique, me donna lieu de discerner une sous-division dans l’espèce des épopées légères, séparées par une distinction tranchante de l’épopée entièrement noble et héroïque. Nous reconnûmes donc trois modes épiques sur lesquels purent se jouer toutes les diversités du génie humain ; une seule sérieuse, et deux riantes et malignes, que nous caractérisâmes par les définitions, et dont notre soin rechercha l’objet, la marche, et le but indiqué par le goût des siècles et des peuples différents. Un regard nous découvrant que le genre supérieur est le récit d’une grande et merveilleuse action, sublimité dans les choses, importance dans l’époque, élévation dans les personnages, étendue dans le sujet, ce fut d’abord ce qui nous apparut ; mais la sublimité, l’importance, l’élévation, l’étendue, sont des qualités relatives aux idées que les hommes ont conçues d’âge en âge ; car, à la rigueur, il n’est de vraiment grand que la piété naturelle, que la courageuse philosophie, toutes deux immuables et indépendantes des sacerdoces et des sophismes. Néanmoins plusieurs grandeurs factices, qui pourtant relèvent de ces deux-là, sortent des religions de l’homme, des systèmes de son savoir incertain, des préjugés de sa gloire, et de l’audace de ses entreprises ; dans ces sources profondes la muse épique a puisé l’abondance de ses plus éclatantes couleurs. Tout ce qui paraît au-dessous n’est qu’un bas sédiment de l’esprit, un limon stérile dont elle ne peut créer les nobles images qu’elle forme et qu’elle anime. Or, pour développer la matière propre à la haute poésie qui la met en œuvre, nous avons sondé, comparé le goût universel des temps et des nations ; indispensable tableau de ce qui leur sembla digne d’être célébré, tableau d’où rejaillirent les clartés qui devaient nous diriger en nos jugements ; et pour reconnaître par quelles facultés le poète sait démêler et choisir cette même matière, que son art embellit avec tant d’efforts et de persévérance, nous dûmes interroger sa vie, scruter les sentiments intérieurs de son âme, descendre dans le mystère de sa studieuse sagesse, et revenir ainsi, par cet examen de son portrait moral, au principe sur lequel je fondai particulièrement mon cours, qui tend à rapporter aux vertus du cœur de l’homme le caractère analogue de son génie.

La plupart des fameux créateurs d’épopées eurent trop de fierté d’âme pour engager leur liberté individuelle aux spoliateurs des libertés publiques. Comment auraient-ils daigné s’assujettir aux maîtres des humains, eux qui ne se soumettaient pas même aux passions de la foule de leurs sujets, par lesquels ils furent presque tous injuriés ou proscrits de leur vivant, et même déprimés longtemps après leur mort ? Sans doute une secrète conscience de leur avenir les avertit qu’ils n’avaient souvent besoin que d’un dédaigneux silence pour se laver de tous les outrages, et que ce n’était pas la protection des dictateurs ou des monarques qui les eût fait régner dans la mémoire en impérissables souverains de la littérature. À cet article, nous avons noté que le Dante n’eut que lui seul pour défenseur de ses travaux et de sa personne, contre la triple persécution des injustes partis et de la critique perfide. En opposition à cet exemple, nous aurions pu citer Ronsard, renommé favori de tant de cours européennes, et dont la gloire fut pompeusement ensevelie avec lui devant les cardinaux, les ambassadeurs, et les potentats étrangers, moins bons juges de ses vers que les modestes recteurs de nos Universités.

La haute et lumineuse raison qui préserva les beaux génies épiques des impressions du goût éphémère, du fard des grâces mesquines, et de tous les vices qui prêtent aux écrits une vogue momentanée, ne les rendit pas si indépendants de l’influence générale de leur siècle et de leur nation, qu’ils n’en gardassent empreints en eux les stigmates originaux et distinctifs, sur lesquels on étudie facilement la nature d’épopée en harmonie avec le caractère des peuples et des temps qui les ont vu naître.

Tableau des influences réciproques des temps et des nations sur les poètes, et des poètes sur les nations et sur les temps.

Parcourons d’un coup d’œil ces fastes des âges poétiques, et saisissons les rapports et les différences de l’inspiration des muses et des sentiments de la multitude qui leur fut contemporaine.

Épopée grecque.

Voisine du berceau religieux de l’Égypte et de l’Asie, échauffée par l’astre d’un beau climat, instruite par la sagesse des fondateurs de libres législations, enflammée par les brillants prestiges de la mythologie des Linus et des Orphées, née au milieu des cités naissantes que gouvernaient des rois possesseurs de troupeaux, et nommés encore pasteurs des hommes, la Calliope des Grecs, belle, simple, demi-nue, marche dégagée d’ornements superflus, qui auraient voilé ses contours naturels. Soit qu’elle consacre les mouvements des Dieux de l’Olympe, soit qu’elle célèbre les hauts faits de la terre, avec un langage tantôt mélodieux comme s’il était céleste, et sublime ou prompt comme ses divinités mêmes ; tantôt passionné comme les héros qu’elle fait agir, ou naïf comme les scènes domestiques dont elle entremêle les récits aux narrations des combats ; toujours elle resplendit d’un éclat imprévu, toujours elle se varie sans rompre l’intérêt qu’elle présente, et non moins gracieuse que forte, aussi majestueuse que riante, tour à tour séduisante et terrible, elle ressemble à la Grèbe libre, ingénieuse, sensible, agitée, et guerrière. Telle on l’admire dans l’Iliade et l’Odyssée.

Épopée latine.

Déjà plus sévère et plus ornée, la muse latine suit le cours des choses qui l’environnent ; belle aussi par les charmes de la nature, dont le lustre se relève en elle sous l’appareil d’un art exquis, on ne lui voit pas autant de formes originelles que de composées ; on la dirait vêtue d’une robe souple et transparente qui emprunte un peu de la gravité propre à la toge sénatoriale. Elle s’avance dignement sous la riche élégance qui la décore sans la surcharger : ses discours participent de la délicate urbanité d’une langue polie à la cour des patrons opulents, des Lucullus, et des Césars ; elle exprime dans ses peintures le mélange de ces passions civilisées qui se fomentent dans le sein des palais, et toutes les fureurs des amours illicites. Elle se rend imitatrice en retraçant les jeux célébrés en l’honneur du vieil Anchise, et les lois pastorales du bon Évandre ; mais redevenant elle-même dans les tableaux de la grandeur du Capitole, mais embrassant la vaste complication des lois de Rome et de sa conquérante politique, mais imbue des dogmes de la philosophie pythagoricienne, elle s’ennoblit à détailler les effets du renversement de Troie, les rivalités implacables de Carthage, les sentences de Minos, l’immortalité promise aux justes, et le spectacle de la bataille d’Actium. La sensibilité, qui la ramène avec tant de douceur vers les images de la monarchie et de la paix, respire en ses fictions une mélancolie contractée à l’aspect des guerres civiles qui désolèrent la république : elle paraît se plaire à laver la pourpre impériale du sang dont les factions l’ont noircie. Les personnages qu’elle consacre, moins saillants que ceux des temps fabuleux, se montrent tels qu’elle les vit, effacés dans le frottement des intrigues d’état. Son ton est plus législateur qu’héroïque ; enfin, n’étant pas si crédule que la muse grecque aux dieux de sa théogonie, la muse de Virgile, sagement économe des ressorts merveilleux, reluit davantage de la magnificence des arts qu’elle décrit, de la pure majesté de l’histoire, et par là se conforme encore au caractère de la ville éternelle dont elle chanta la fondation.

Vous rapprocherez avec une pareille justesse les pensées générales du temps où vivait Lucain, des fruits de son imagination épique. Jeune commensal de la cour infâme de Néron, son âme, consternée parla tyrannie des empereurs, recula pour ainsi dire vers l’époque où le sénat et Pompée luttèrent contre son établissement dans les plaines de Pharsale. Il ne peignit plus Rome sous les vestibules des Césars, comme l’avait fait Virgile, qui n’osait qu’à peine rappeler les noms les plus glorieux à la liberté détruite, de peur de réveiller les discordes dont il avait vu les horreurs anarchiques ; Lucain représente cette Rome se débattant contre un chef ambitieux : il la montre au Capitole, au Forum, sur les champs de batailles, et s’efforce de ressusciter les héros vengeurs de ses lois sacrées, afin d’exciter ses concitoyens à secouer le joug du plus intolérable esclavage. Les illusions de l’antique indépendance et les vertus premières de la république, objet du culte secret des Romains opprimés, eurent en son poème, à leurs yeux, toute la beauté idéale qui remplaçait le merveilleux mythologique. Nous compléterons la similitude de sa conception mâle et du goût de son siècle, en y ajoutant l’accord de son style hyperbolique et ampoulé avec l’abus des figures oratoires d’une tribune alors prostituée aux panégyristes et corrompue par les fleurs du bel esprit des Sénèque. Quelques personnes se souviennent peut-être avec quelle chaleur je développai le grand caractère de Caton et l’éloquence de ses harangues en faveur des lois du gouvernement établi, et contre l’audace de l’usurpation du parjure César. Ceux qui me méconnaissent crurent que je recherchais un moyen d’éclat en des allusions inévitables aux circonstances précédentes : c’était, dans leur opinion, me déchaîner sans danger et sans but sur les réminiscences d’un péril passé.

Vainement frappé des malheurs que je prévoyais de jour en jour, j’appuyai sur l’exemple de la Pythie, qui, dans un transport involontaire, proclame son oracle au risque de sa vie.

On n’appliqua pas au sens de mes leçons animées les avis que j’y répétai tant de fois, et ce que je m’efforçais de prédire.

Et lorsqu’il n’était plus temps de conjurer l’orage, l’événement m’aurait persuadé que l’antiquité donna justement aux disciples des muses le nom de vates, puisque je me serais cru, comme la Cassandre d’Agamemnon, éclairé de ce feu, de ce mens divinior , que je brûlais en vain de communiquer à tous pour le salut de mon pays, si bientôt après je n’eusse pensé que la seule habitude d’une longue méditation dans la retraite, et l’étude des passions des hommes, nous conduisent simplement à pénétrer le fond des choses, et à prévoir leur tendance et leurs résultats éloignés ou prochains.

Le zèle m’échauffait et non le ressentiment ; je parlais pour garantir et non pour récriminer : maintenant que tous les maux ont été subis, que notre nation a gémi de tant de peines, à Dieu ne plaise que je réveille le souvenir des dissensions, quand nous ne devons plus nous envisager qu’avec des yeux fraternels ! Rien n’est plus coupable et plus bas que de susciter les réactions, que d’aigrir les âmes, que d’éterniser les haines au sein d’une famille réconciliée : c’est souffler le feu de procès éternels et sanguinaires ; c’est déchirer les plaies que nous tendons tous à guérir ; c’est nous désunir dans la vue du passé, toujours irrévocable, au lieu de nous resserrer contre les attaques de l’avenir, de plus en plus menaçant. Environnés, vus, écoutés de toutes parts comme nous le sommes, nous ne devons à-présent ressentir que le besoin de nous honorer et de nous soutenir entre compatriotes ; nous ne devons plus nous étendre en déclamations sur les causes de nos malheurs pour les augmenter, lorsqu’il s’agit d’y remédier en silence : ce n’est point parmi les Français qu’il nous faut chercher nos ennemis ; mais parmi les politiques du dehors, fauteurs comptables des excès futurs que produiront peut-être les horreurs de la misère où ils ont plongé nos familles, nos provinces pillées, et le trône même, à qui leur ambition cupide fait réellement la guerre en l’appauvrissant. Sachons aimer, défendre ou plaindre tout ce qui est de notre pays. Les mêmes sentiments, vous le savez, m’inspirèrent à cette tribune, l’année dernière, un éloge mérité du courage surnaturel de nos armées, que nous tendions à pénétrer du devoir de se rattacher entièrement à la seule cause de la patrie, pour que leurs cohortes, précieuses à la défense publique, ne courussent pas à leur destruction. La fatalité avait décidé que leur aveugle idole les entraînerait dans le gouffre : il s’y est perdu ; il est tombé de lui-même, en nous coûtant des légions si braves, qu’on a cru devoir pour les vaincre lever à la fois toutes les armées du continent ensemble, abuser nos villes à l’annonce d’une paix, d’une amitié désintéressée ; et tant de forces réunies n’ont eu pourtant à combattre que les restes de ces légions déjà fatiguées d’avoir seules affronté l’Europe entière, et de l’avoir seules trois ou quatre fois vaincue. Ne songeons qu’à nous consoler de nos mémorables pertes et qu’à fermer nos blessures : on ne m’entendra plus adresser d’applications, désormais superflues, à l’homme en qui je reconnus bientôt assez de force d’esprit pour égarer les peuples, mais point assez de supériorité de génie pour les conduire.

Ne prolongeons pas la digression où m’a entraîné le sinistre sujet de la Pharsale, et passons aux trois épopées italiennes qui s’accordent si bien chacune avec les époques et le pays où elles parurent l’une après l’autre.

Épopée italienne.

L’Italie moderne, héritière de la belle littérature de l’ancienne, qu’avait enrichie antérieurement le dépôt précieux des poésies et des chefs-d’œuvre de tous les arts perfectionnés dans la Grèce, épura le mieux, sur les modèles de l’antiquité, son imagination fécondée sous un beau ciel et agrandie par la vue des admirables monuments. Sa catholicité s’était assise dans les temples du paganisme : les superstitions exaltaient ses rêves mystiques, le commerce l’entraînait aux incursions sur les rives orientales ; elle voyait au même lieu, derrière elle, les tonnerres de Jupiter, et devant elle les foudres du Vatican ; placée entre les idoles et les saints, poussée par la dévotion et la volupté, se ressouvenant encore des nombreux assauts des barbares, qui la punirent tant de fois de sa domination longtemps universelle, éblouie du luxe et des plaisirs des fêtes durant les trêves que lui accordaient les prétentions de l’empire germanique et les rivalités guerroyantes des princes qui la divisaient, elle dut inspirer comme elle le fit le Dante, l’Arioste, et le Tasse, qui rassemblèrent, chacun dans leur genre, la réunion de ses diverses qualités distinctives, et reproduisirent toutes les empreintes de leur âge. Tous trois mêlèrent en leurs poèmes le profane au sacré, comme ils le voyaient confondu dans le sein de l’Italie : le premier, sublime, profond, hardi dans ses conceptions, mais atrabilaire, ironique et vindicatif, s’élance sur les échelons de l’hiérarchie séraphique jusqu’aux sommets du paradis imaginaire que lui ouvre la théologie de son siècle, et se plonge dans un enfer dont il peuple les neuf cercles immenses de tous les scélérats qui trempèrent dans les factions dont il fut la victime. Parmi le nombre des plus hypocrites et des plus damnables, il jette en ses fournaises des cardinaux, et même quelques papes simoniaques, homicides et sacrilèges. Son style concis, énergique, tout flamme et couleur, exprime ce que le génie italien a de sombre, d’impétueux et de brûlant ; ses figures vives et audacieuses, tout ce qu’il a de tristesse passionnée. Le second, d’une imagination aussi élevée et plus régulière, épuré dans ses formes, narrateur et dramatique à la fois, enjoué jusqu’à la folie, sage au milieu de son délire, et railleur malin sans amertume, se plaît à raconter les guerres et les amours des preux, en y mêlant des prodiges qui vous offrent partout les brillantes parodies des fictions d’Homère, de Virgile, et d’Ovide, dont il saisit tous les tons en ses octaves harmonieuses : ses élégantes aventures, qu’assaisonne à l’improviste le sel piquant de sa gaîté sans cesse renaissante, vous font reconnaître ce fonds de vivacité volage et bouffonne dont le feu pétillait dans les galantes cours d’Italie. Enfin le troisième, noble, sérieux et sensible, en qui se développe une autre partie du naturel italien, concentre les merveilles de son art sur les vastes rapports de la religion, de la grandeur des états, et de la gloire. Il touche ces magnifiques objets avec un pinceau tout emprégné de sa tendre mélancolie : l’exquise ordonnance de son plan admirable et la dignité de ses chants l’annoncent en disciple de la sévère muse latine ; mais le brillanté qui reluit dans ses détails, cette sorte de prestiges qui ressort de la magie, les parures fleuries de ses héros, le fard de ses enchanteresses, la surabondance d’ornements de leurs palais et de leurs jardins, une certaine langueur voluptueuse qu’on respire en ses vers comme dans la suavité des parfums, tout décèle que, plus accoutumé à peindre les amoureuses sensations que les sentiments amoureux, il est plutôt le modèle de Italie moderne que de l’Italie antique où Didon fut inspirée. La foi de l’auteur, la noblesse de son genre, et la pureté de son goût, lui ont peu permis d’associer les agents divins du paganisme à ceux de la chrétienté. Les deux prédécesseurs du Tasse, en un mode moins grave et moins uniforme, ont été moins scrupuleux : il est peu d’images bibliques ou catholiques, offertes, par le Dante, qu’il ne relève par des comparaisons tirées de la mythologie. L’Arioste, enclin à se moquer et à rire de tout, entrelace extravagamment les ressorts de la fable et de la bible : est-ce que déjà trop clairvoyant pour son siècle dévot, son esprit un peu philosophique avait devancé les spéculations du maudit siècle de lumières ?

Remarquons, soit dit sans scandale entre nous, qu’il s’imaginait hardiment qu’un ange envoyé par l’Éternel pour chercher la paix et le silence sur notre globe, et pensant que leur asile devait être l’enceinte des cloîtres, ne les y rencontrait pas, et pouvait ne trouver à leur place que la discorde dans les monastères. Observons de plus, entre nous, qu’il menait assez cavalièrement, sur l’hippogriffe d’Astolphe, le digne apôtre saint Pierrea, porteur des clés du ciel. Notons encore qu’en ce voyage du grand vicaire de notre Seigneur, il comptait au nombre des choses perdues dans ce bas monde, telles que les soupirs, les vœux stériles, les plaintes vaines, les mensonges, les riens et la fumée, non seulement les couronnes et les tiares mal acquises, mais aussi la fameuse donation de Constantin, qui enrichit le pontife romain de la possession des biens temporels, et tous autres actes pareils, qu’il nomme apocryphes et menteurs. S’il ne met pas, à la manière du Dante, les moines, les évêques et les papes sur le gril infernal dont leur pieux zèle menace les incrédules, il n’édifie pas sur leur bonne conduite, et se rit de leurs indulgences, de leurs bulles, et de leurs messes, autant que de l’eau bénite de cour. Entre nous, l’aspect des désordres de l’église lui avait-il déjà fait présumer qu’on la pouvait railler sans blesser la piété naturelle et vraie ?

N’avait-il pas entrevu, dans les vieilles annales, que des chefs du sacerdoce très accoutumés à interdire les rois, à les excommunier, à délier leurs sujets du serment de fidélité, à prononcer leurs divorces, à sacrer même certains fieffés usurpateurs, n’étaient pas les garants assurés de la morale des peuples et de raffermissement des sceptres dans les dynasties ?

Le mélange qu’il fait au hasard des images de l’idolâtrie et de celles de la religion ne proviendrait-il pas de ce qu’il était frappé vivement, dans son Italie superstitieuse, du contraste des temples chrétiens avec des divinités païennes qui les avait occupés du temps de leurs prêtres, et de ce qu’il voyait les princes du Saint-Siège achetant des Vénus, des nymphes et des hermaphrodites, que leurs successeurs dégénérés revendent sans scrupule au profit de leur humble pauvreté. Ce spectacle de tant de bigarrures sacrées et profanes n’aura pas servi à purifier son imagination, pervertie par des idées de fausse raison mondaine, qui depuis n’ont que trop germé dans les têtes ; mais peut-être s’est-il innocemment persuadé que tout ce que chantent les poètes est sans conséquence, et que c’est principalement à leur amour de toutes les chimères que convient la liberté des cultes.

De tels monuments et leurs dates nous attestent du moins que les muses furent de tout temps indépendantes des préjugés ; que nos pères, dans les âges antérieurs à la Sorbonne, exercèrent une plus sage modération qu’elle envers leurs élégants ouvrages, et que cette philosophie décriée comme une fille de nos jours d’erreur était l’aimable et instructive compagne de nos aïeux. Hommage à l’Italie qui nous présenta cette immortelle si vigoureuse sous les formes prononcées que lui prêta le Dante, et si riante sous les atours légers et gracieux du divin Arioste ?

Épopée portugaise.

En poursuivant la recherche des rapports dont j’offre à votre méditation le résumé, je rencontre parmi les épopées sérieuses le recommandable poème de Camoëns. Avant que le retentissement des croisades eût fait éclore la Jérusalem délivrée d’un cerveau tout poétique, l’essor du commerce et ses découvertes sur des mers et des terres lointaines avaient inspiré le chantre des Argonautes de la Lusitanie. Le Jason du Tage, moins brillant que le Jason d’Iolchosb, agit moins qu’il ne raconte, et l’on s’étonne qu’étant né sous l’empire du christianisme, ce héros historique marche favorisé de la fabuleuse Cypris, que Cupidon et les Néréides tentent de le séduire, et que Bacchus, irrité de son entreprise, et jaloux de lui fermer l’Asie, conjure sa perte dans l’Inde orientale. Cette étrange conception signale le danger de la servile imitation des meilleurs modèles anciens, lorsqu’on traite les sujets modernes ; elle dénote que la littérature portugaise n’était encore qu’à sa naissance au moment où parut la Lusiade ; elle accuse le goût peu formé de son auteur, qui, sans égaler la beauté virgilienne et l’heureuse régularité du plan et des justes fictions qui soutiennent l’Argonautique de Valérius Flaccus, se laissa partout entraîner à l’usage de ses moyens antiques, déplacés dans un fait récent. Peignant quelquefois des lieux et des mœurs de convention poétique, il ne caractérise pas assez les habitudes de ses navigateurs, et ne détermine pas nettement leurs aventures dans les contrées qu’ils parcourent : néanmoins, soutenu par de touchants épisodes, riche de détails fournis par une érudition maniée avec art, plein de nobles sentences, et enflammé par les véritables sentiments de la gloire et des vertus, il respire en sa haute poésie l’esprit industrieux, ardent, fier et guerrier de sa nation. Son style, partout clair, concis et coulant, s’élève à une extraordinaire sublimité toutes les fois qu’il exprime le constant amour de l’auteur pour la patrie. On put douter, avant de posséder une vie exacte de cet illustre chantre des expéditions de Vasco de Gama, qu’étant près d’être englouti dans la mer par un orage, il sauva son poème, qu’il tint au-dessus des flots en nageant ; mais on ne doutera pas que, dans sa belle et originale fiction du Cap des Tempêtes, le géant Adamastor, qu’il créa, n’ait, malgré les défauts qui opposaient tant d’écueils à sa réputation, ravi sa Lusiade au naufrage de l’oubli1.

Épopée espagnole.

Si nous nous en rapportions au jugement qu’une prévention nationale dictait à Michel Cervantesc sur le poème de l’Araucana, la littérature espagnole opposerait une épopée excellente aux plus belles de la littérature italienne. L’erreur de cet éloge exagéré, que lui reproche Voltaire, est bien excusable, puisque lui-même, qui en commet une plus grande que n’excuse pas l’amour des productions du pays, et qui trahit les partialités de son goût en poésie épique, ne condamne les défectuosités nombreuses du poème d’Alonso d’Ercillad que pour le placer une fois en parallèle au désavantage de celui d’Homère, qu’il juge, en le travestissant, plus défectueux encore. C’est un triste et pauvre sujet que la révolte d’une petite peuplade américaine et sauvage, punie dans les montagnes du Chili de ses vaillants efforts pour reconquérir son indépendance : il fallait que l’auteur, dans le conseil inquisitorial de Philippe II, qu’il servit, et dans les cabinets commerçants de Londres où il séjourna, se fût bien vicié l’âme aux leçons de l’injustice envers l’Amérique pour armer des troupes contre les dernières victimes ralliées par le ressentiment des barbaries de Fernand Cortès et de Pizarre ; car ne les imputons pas à l’invincible et généreuse Espagne : de graves exemples nous ont appris qu’il est absurde de noircir les nations des crimes de leurs gouvernements et de leurs généraux ambitieux. Alonso n’obtint nulle récompense du succès de son expédition : son orgueil entreprit, en la consacrant par les vers à la mémoire, de se payer les périls que sa valeur y avait courus. Héros lui-même de ses chants, son génie eut une même réussite que sa bravoure éclatante : un sujet meilleur manquait à l’un, et une meilleure cause manquait à l’autre, pour que le poète et le conquérant pussent triompher avec plus de gloire. Des descriptions d’une contrée ingrate et rocailleuse, des faits d’armes prodigieux, des marches, des campements, des harangues nobles et véhémentes, sèment de détails pleins de mouvement et de feu les disparates et la longueur d’un plan indéterminé, sans borne, et dénué d’invention. Toutefois on reconnaît, à la chaleur avec laquelle il peint les batailles, l’héroïsme d’un guerrier qui rendit celle de Saint-Quentin si désastreuse à nos Français. Il nous sied de le dire ; on retrouve en ses inspirations belliqueuses un digne fils des indomptables vainqueurs des Maures, de ces hommes dont notre Martel fut l’honorable émule : on croit entendre en ses discours magnanimes un descendant de la race du grand Pélage et des Alphonse. Que devient le poète rendu à ses propres maximes et à son art, qui l’éloignent de la contagion des cours ? Quel enthousiasme ne prête-t-il pas à ses ennemis même pour la cause de leur liberté poursuivie jusque dans leurs rochers ! Par quelle impartialité, par quelle justice envers eux sa plume ne répare-t-elle pas les fureurs de son épée ! L’humanité l’éclaire sur leurs droits et sur leurs malheurs, autant que la politique de ses maîtres l’aveugla. Se venge-t-il des dangers où l’exposa leur résistance, des maux cruels qu’elle lui fit souffrir, en tâchant de déprimer leur courage ?

Cette divine équité de sa muse correspond, dans la généralité de mes rapprochements, avec la noble conduite de la nation espagnole, de qui la sagacité réfléchie ne confond rien dans ses inimitiés éclairées. Quelle autre puissance européenne eût pu légitimer sa colère d’autant de motifs douloureux, et charger de poids plus lourds la balance des représailles ? Cependant, joyeuse et enorgueillie d’avoir, en concentrant ses forces dans son sein, purgé son sol des invasions étrangères, s’est-elle appuyée de quelque alliance, pour nous rendre des fléaux ? Est-elle venue ici peser homicide pour homicide, et nommer restitution notre dépouillement ? Elle a séparé la bonté d’un peuple qui gémissait sur ses désastres, de la férocité des satellites qui les versaient sur elle. À l’approche de ses armes sur la frontière, le midi de la France, se levant tout ému pour l’attendre, l’a vue se désintéresser de toute vengeance : sa magnanime générosité s’est retirée devant l’olivier que lui présenta l’un de nos princes, remarquable par sa constance persévérante à ne marcher vaillamment qu’au milieu des Français.

La grandeur des autres nations du continent eut des poètes épiques qui la surpassèrent ou l’égalèrent : ta grandeur, ô belliqueuse, fière, et équitable Espagne, est au-dessus de tous les monuments de tes muses : la première, tu donnas à l’Europe l’exemple courageux de se défendre ; la première tu lui donnas la leçon de ne pas se venger : et cette touchante victoire sur toi-même sera l’un des plus mémorables trophées qui puissent orner ton histoire.

Épopée anglaise.

Voyons quelle autre matière d’analyse nous a fournie l’Angleterre relativement à l’objet que nous coordonnons sous vos yeux. Ici deviennent directement sensibles à l’égard des conceptions poétiques, les influences d’un climat brumeux et froid, d’une politique orageuse, de la morne tristesse, et des rêveries creuses qu’elle répand dans les esprits, d’une époque de subtilités dogmatiques sur le libre arbitre et sur la prédestination humaine : ces causes ensemble produisirent chez un peuple remuant et orgueilleux, les théories qui enfantèrent une révolution dont les excès furent trop contagieux ! L’un de ses partisans fanatiques ne recueillit que l’amertume d’avoir embrassé les factions jusqu’à la frénésie : il se dérobe aux réalités qu’il abhorre et qu’il méprise, en s’élançant vers un monde idéal ; son âme, éprise de ses propres songes, adopte une révélation qui lui sert à s’expliquer la chute et la dégradation de l’homme. ] Alors le Paradis perdu présente dans sa majesté primitive la créature au sortir des mains du créateur, attaquée, séduite, vaincue par un démon tentateur, qui la précipite avec lui dans un abîme sans fond, où rugissent les vanités luttantes et désespérées ; et dans ce gouffre, ce qui apparaît de moins terrible, c’est la mort. Nulle image plus forte n’a peint l’excès des tourments qui déchirent l’orgueil écrasé. Dans l’unité de ce vaste dessin rentre une infinité de détails, tantôt bizarres, tantôt sublimes et ravissants : leur prodigalité fatigue, mais leur richesse étonne. Les figures fières et grandes y sont touchées à la manière de Michel-Ange ; les suaves et douces ne sont comparables qu’à celles de Raphaël : mais leurs grâces n’ont rien d’imité, elles sont toutes originales : si les modèles des sombres puissances diaboliques furent les agitateurs du parlement anglais, il n’est d’autre image de la beauté que relève une pudeur céleste, du teint diaphane et pur, des souples formes, et de l’ondoyante chevelure d’Ève, que le charme inexprimable de quelques jeunes femmes anglaises. Le chaste amour qu’elle exprime et qui la colore, ne tient plus de la volupté terrestre, et ne paraît être que la flamme de la vertu conjugale. On regrette que des monstruosités contrastent avec ces doux objets : on est importuné de je ne sais quelle teinte nébuleuse qui obscurcit par intervalle les plus beaux endroits ; c’est le passage des brouillards épais noircissant les prairies de la Grande-Bretagne. Ce poème fut long temps méprisé, puis vanté sans mesure, et critiqué sans réserve par les dissertateurs de l’Angleterre, où la dissidence continuelle des opinions s’est exercée à tout constituer méthodiquement en opposition polémique. Notre goût se montra plus juste envers la merveille de Milton que celui de sa patrie. Nous ne reviendrons point sur le tableau que nous avons fait de sa fierté mâle et de ses infortunes en notre première introduction : observons seulement avec chagrin que le cours des démarches coupables de sa jeunesse lui valut des richesses et les applaudissements des hommes, et que l’innocent et noble travail du génie de son art, seul titre de sa gloire aujourd’hui, ne fut apprécié ni récompensé par eux dans sa vieillesse.

Depuis sa mort, le fils de notre divin Racine en fit des éloges mérités, en versifia des fragments dans notre langue ; et plus tard, notre célèbre Delille, par une traduction qui devient un nouvel honneur pour ce poète, a généreusement payé l’hospitalité qu’il reçut des Anglais.

Épopée allemande.

Nos considérations sur Milton nous ramènent encore, ainsi que dans les précédentes parties de ce cours, au poème de Klopstock, dont les beautés et les défauts dérivèrent de l’imitation du Paradis perdu : car, en embrassant tout ce que la Germanie appelle sa littérature, on voit que les épopées, les tragédies, et les romans britanniques, ont servi de modèles à son goût, qu’elle n’a rien qui lui soit propre, qu’elle ne brille que d’emprunt, et que la seule chose qui lui appartienne est cette inclination pour l’indéfini, pour le surhumain, pour les mélancoliques extases, pour les visions intuitives, et presque pour l’incompréhensible, toutes choses qu’elle offre en modèles de l’excellence sous le titre de système romantique. Par une étonnante contrariété que nous avons déjà remarquée, l’Allemagne proscrit de son théâtre, à l’exemple de Shakespeare, sur lequel ses drames sont formés, les unités que la Grèce, l’Italie, et la France, ont si heureusement maintenues ; tandis que son poème épique les adopte avec la plus fatigante régularité, dans un genre qui ne les commande pas, et qui laisse une grande latitude aux voyages de l’imagination. La Messiade, qu’un juge de mauvaise humeur pourrait nommer une haute psalmodie, n’est généralement qu’une ode démesurée ; la sainteté des sentiments lui prête une réelle magnificence ; mais qui de nous pourrait se plaire à entendre, de suite, un hymne en plusieurs chants, dont quatre roulent sur les heures de l’agonie du Christ ? L’invocation à l’âme, les cantiques de Miriame et de Deboraf, la fiction terrible du suicide de Judas, quelques scènes séraphiques, et la mélancolie d’un épisode sur l’amour épuré par la religion, voilà des morceaux frappés au coin de l’originalité. Le reste n’est que vague réminiscence, et déclamation ambitieuse, un faux sublime toujours lyrique, toujours tendu ; moins de profondeur que de vide ; des êtres fantastiques et gigantesques, de qui les formes indécises apparaissent comme à travers les vapeurs d’un horizon où se grossit et se perd leur image ; l’action continuellement hors de l’humanité : répondra-t-on qu’un sujet tout divin exigeait un langage mystérieux, et des ressorts entièrement surnaturels ? C’est là l’erreur du génie tudesque : sa hauteur pouvait sans déroger dans la Messiade, descendre à la naïveté sublime de l’évangile : l’extrême simplicité qui l’embellit d’un bout à l’autre, ajoute au merveilleux des paraboles qui en font l’ornement épisodique : par cette seule qualité si rare, les miracles même y sont vraisemblables. Il est notable que de tous les écrits paraphrasés sur l’histoire du Messie, aucun n’est si naturel, que le Nouveau-Testament : aussi ce livre a-t-il fait fortune ! Quoi de plus élevé que les narrations de l’Écriture sainte ? Pourtant, quoi de plus familier à tous les hommes dans les aventures et dans le langage ? Laissons aux Germains prendre leurs fantaisies pour les spéculations d’un beau idéal encore inconnu : qu’ils se délectent dans leurs espérances de perfectibilité spirituelle : contentons-nous de rester à la perfection bornée par nos grands maîtres. Fermons notre école épurée à l’invasion de la littérature des Velches, si nous ne voulons corrompre la nôtre, devenue presque universelle. J’avertis que nous ne saurions trop nous défendre quand le mal nous gagne, et que les souffles poétiques du nord, et ses vapeurs romanesques, finiraient par éteindre en notre raison les lumières vives, égales et claires, que nous avons reçues des flambeaux de l’orient et du midi.

Épopée française.

Qu’importe aux auteurs français qu’on leur dise que l’Art poétique de Boileau est étroit, et sans hautes vues, si les seuls principes qu’il renferme dirigent sur les traces d’Homère dans l’épopée sérieuse, et s’appliquent au Lutrin, dans l’épopée badine. Est-ce d’une érudition laborieuse et patiente qu’on se targuera pour devenir les précepteurs du génie ? On aurait tort : et les étrangers, vraiment doctes, que je ne confonds pas avec les pédagogues, conviennent les premiers que, moins instruits, mais mieux que les pédants de leur pays, nos bons auteurs en savaient assez, puisque leurs livres sont les plus classiques depuis la latinité. Échangerons-nous ces avantages certains contre de si douteux, que nous préconisent nos voisins ? Ce n’est pas la première fois qu’on nous veut détourner du droit chemin : tenons-nous-y ; l’étude de plusieurs langues n’habitue pas à bien écrire la sienne. Les poèmes de Bertautg et de Ronsard nous ont appris à ne plus nous guinder pour paraître grands, et surtout à ne plus tendre à des sublimités inintelligibles. Les critiques de Perrault et de La Motte, surchargés de vain savoir, nous ont donné déjà contre les errements de l’antiquité, ces leçons que renouvellent les détracteurs des belles-lettres françaises. Ils s’imaginaient étendre aussi, par leur esprit moderne, les bornes de l’art des anciens ; l’infériorité des ouvrages de ces novateurs sur ceux de Voltaire, prouve s’il a bien fait de garder la route battue pour faire avancer les lumières. Son théâtre, quoique astreint aux rigoureuses unités grecques, n’en a pas moins porté les leçons pathétiques de la vertu et de la philosophie chez toutes les nations vivantes. Sa Henriade, bien que dénuée de sentimental enthousiasme, n’en est pas moins restée supérieure à l’emphatique Messiade. Le style en est élégant, correct, attachant, et vrai : qui sait encore à quelle perfection fût parvenu ce poème, que nous ne plaçons qu’en un rang secondaire, si notre auteur, aussi fidèle à l’école d’Homère qu’à celle de Sophocle et d’Euripide, eût, en créant des fictions, et en détaillant les localités, mieux entrelacé les épisodes à l’action, et le merveilleux à l’histoire. N’est-ce pas l’influence des raisonnements de notre âge qui a refroidi les tableaux offerts à sa raison suprême, et substitué la métaphysique des maximes au mouvement des caractères ?

Sans nous appesantir sur ses défauts relevés dans nos longues analyses, comparativement avec les chefs-d’œuvre, et sans vous entretenir plus longtemps de la Henriade, qui vous reste présente, osons assurer que son incontestable mérite, prouvé par un succès non démenti, lui acquiert un droit aux honneurs épiques ; et quel titre plus recommandable pour nous qu’une morale épopée qui retrace saint Louis à notre âme, Henri IV à nos cœurs, la guerre civile à notre épouvante, et l’intolérance fanatique à notre indignation.

C’est peu pour Voltaire de soutenir son universalité de talent, dans le genre auquel il était le moins appelé, la carrière de l’épopée badine lui offre une autre palme à saisir ; il la dispute gaîment à tous ses concurrents, et, dans la lice, le voilà presque sur les pas de l’Arioste, qui, lui seul encore, le devance. Cependant je me souviens trop des embarrassantes circonlocutions par lesquelles je fus contraint à passer, en vous analysant le sujet et les épisodes de son chef-d’œuvre d’ironie ; des périphrases qui m’amenèrent à vous persuader qu’il avait pu sans crime se moquer de saint Denis et de saint George ; de l’obliquité des tours qui me conduisirent jusqu’à la chaudière infernale où rôtit son moine Grisbourdon avec tant d’impudiques et d’homicides canonisés ; de ma peur qu’un éloge involontaire sur l’invention, le feu, la verve, qui brillent si éminemment en ces damnables fictions, ne me fît passer pour un philosophe impie ; je me souviens trop, enfin, que je tremblais à chaque citation de soulever le scandale, pour oser vous offrir encore de son côté risible le poème que vous savez. Si c’est un péché de croire qu’il est excellent sous ce point de vue, au lieu de se rétracter, bien des gens de goût mourront dans l’impénitence finale. Mais, pour le juger sérieusement, tournons-le du sens qui nous a paru condamnable.

Éloge personnel de Jeanne d’Arc.

Était-il séant qu’un poète français lançât les traits du ridicule sur l’infortunée Jeanne d’Arc ? Celle qui paya de sa vie la délivrance de son pays, méritait-elle qu’une maligne satire immolât sa mémoire ? Quel vicieux badinage que celui qui flétrit le plus courageux sacrifice ! Tout l’esprit de Catulle aurait-il pu l’excuser devant les Romains les plus corrompus, s’il eût souillé le nom de Clélie ? Que prétendait Voltaire ? railler la crédulité grossière, les momeries ecclésiastiques, la foi dans les miracles, et les dissolutions des cours. Quoi ! dans le cadre de ses plaisanteries ne pouvait-il pas faire entrer mille autres faits ? N’avait-il pas la papesse Jeanne, la cour pontificale des Borgia ? N’est-il qu’une seule époque où se rencontrent des pères Bonifoux près les rois, et des Bonneau chez les princes ? Est-ce durant le règne de la Régence qu’il crut nécessaire de chercher en des temps reculés le tableau des mauvaises mœurs ? ou plutôt ce cosmopolitisme y effet dangereux de son commerce avec les étrangers, de sa résidence à Berlin, et de son passage à Londres, en lui persuadant qu’il valait mieux appartenir à tous les pays qu’au sien, lui conseilla-t-il de tourner en dérision l’héroïne qui seconda le dévouement des La Hire, des Dunois, et des Saintrailles ? Ah ! l’infatigable adversaire des stupidités barbares, loin de profaner une vaillante libératrice, eût dû verser son fiel le plus caustique sur les Anglais, qui achetèrent cette victime, ses juges, et ses bourreaux. Car, si l’orgueil joint à l’ignorance les convainquit que ses victoires sur eux tenaient du sortilège, leur superstition fut monstrueuse : s’ils feignirent de la croire sorcière pour la brûler vive, leur lâche vengeance est plus monstrueuse encore. Comment, à la seule idée de ce procès féroce, a-t-il entrepris de s’égayer si longtemps des brigandages que dirigeaient dans la France les Chandos et les Talbot ? Que ne s’est-il souvenu des beaux vers de Malherbe, dont la noble lyre s’accorda si bien aux sentiments de nos pères sur Jeanne d’Arc ?

« L’ennemi tous droits violant,
« Belle Amazone, en te brûlant,
« Témoigna son âme perfide :
« Mais le destin n’eut point de tort ;
« Celle qui vivait comme Alcide,
« Devait mourir comme il est mort.

Voltaire ne laissa-t-il pas apercevoir, en s’écartant de cette leçon, que son esprit si étendu était plus élevé que son âme ? Sa philosophie le devait avertir que non seulement il outrageait sa patrie, mais qu’il trahissait son art, puisque la raillerie tombe à faux, quand son objet est respectable et sacré ; elle l’eût convaincu que ce n’est point une imposture, mais une nécessité patriotique, d’exalter les croyances, et jusqu’aux préjugés du temps, pour sauver le peuple d’un joug ennemi : elle eut peint à sa pitié la brutale ivresse des soldats et leur pillage, semant l’effroi, l’injure, le feu, la mort, sous le chaume des agriculteurs, et l’indigente fille du village de Domrémyh, poussée, comme par le ciel, à chercher dans les camps la sûreté que l’étranger ravit aux paisibles cabanes. Le commun péril la met hors d’elle-même ; son transport naturel est son guide, sa mission est son désespoir, son courage est son miracle : elle crie aux armes en inspirée ; Dieu, le roi, la patrie, volent de bouche en bouche à sa voix qui communique l’enthousiasme ; l’espoir gagne l’armée. Le bruit monte jusqu’au prince : on la croit, ou l’on feint de la croire, pour rattacher les rangs et les drapeaux à quelque dernier prestige : l’illusion est suivie jusqu’aux murs de Reimsi ; et la valeur française la réalise, en achevant de délivrer notre sol natal. Certes un si beau fait, qui ne put avoir d’autres circonstances, est réellement merveilleux, mais non faussement miraculeux, et ne devait pas essuyer les sarcasmes d’un écrivain national. Nos respects pour Voltaire n’adouciront pas ce jugement de notre cœur : nous en déduirons en instructive conséquence de notre analyse du rapport des poètes avec leur temps, et du danger pour nous des contacts extérieurs, que s’il n’eût pas cédé à la manie moderne du dénigrement de l’utile et du beau en toutes choses, et qu’il eût mieux gardé l’antique feu qui brûlait Eschyle et Tyrtée, il ne se fût pas joué d’une martyre de la patrie. Heureux que, pour atténuer ce seul tort envers la France, ses lumières aient jeté tant de splendeur sur elle, et que ses éminents succès aient répandu, pour sa gloire et pour la nôtre, tant de vérités profitables au genre humain !

Maintenant reportez, s’il vous plaît, votre pensée sur le rapide aperçu des annales épiques, par lequel j’essayai de saisir l’esquisse de la double influence des âges sur les épopées, et des épopées sur les âges, vous reconnaîtrez qu’il est peu de nations qui en compte plus d’une bonne, tant ce genre de poésie est rare ! vous mesurerez leurs efforts littéraires à cette énumération : il nous en reste deux sublimes de l’ancienne Grèce, et laissées par un seul auteur : l’antique Italie en eut trois, en y comprenant l’Argonautique, qui occuperait un premier rang, sans la perfection de l’Énéide : l’Italie moderne, plus riche en littérature que toutes les nations nos contemporaines, se glorifie des trois les plus admirables : les autres régions n’en possèdent qu’une ; et l’Angleterre produisit la plus originale et la plus profonde, depuis celles de l’antiquité. Nous comptons de plus qu’elle, avec notre poème sur la ligue, les deux chefs-d’œuvre du badinage de Boileau et de Voltaire. Dans cette supputation de ce qu’il y a de meilleur,

« Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé.

Ce vers sera notre excuse envers les Le Moynej, les Chapelain, et le fécond Scudéryk qui, nous dit-il, en une préface, a pris soin d’étudier et de méditer toutes les poétiques, et tous les poèmes connus dans les langues mortes et vivantes, afin que son érudite Minerve l’aidât à composer sur les règles infaillibles de l’art, cet Alaric, dont il dédia le fatras à la reine Christine.

Convaincu, messieurs, qu’il ne suffit pas, en traitant de la poésie, de démontrer comment on a bien fait, si l’on n’indique les matériaux que l’on peut manier encore pour bien faire, pensant qu’on la professe mal, si l’on n’ajoute pas à son impulsion, et qu’à son égard on doit se dire, comme en toutes les grandes choses, profitons du passé, mais allons en avant, et regardons l’avenir ; je tentai de mettre en évidence aux yeux des muses françaises la conformité des vastes sujets épiques, et des ébranlements par lesquels venait de se reconstituer notre état politique, en 1814.

Le spectacle d’une ligue amphictyonique, suscitée pour abattre un fléau des nations, et montrant à sa tête un de leurs souverains qui, provoqué follement aux limites glacées de l’Europe, l’avait sitôt franchie tout entière comme une noble lice ouverte à ses pas ; la royauté ramenée sous les auspices d’une liberté légale, et se rasseyant sur les décombres tout sanglants des édifices de la tyrannie, que faisait crouler la main d’une paix alors généreuse. Les espérances, la surprise du peuple ému de voir remonter sur le trône une ancienne famille en qui la majesté respectable du rang était devancée par cette sorte de majesté touchante qu’impriment les longs malheurs ; les premières paroles d’un roi dissipant les craintes, scellant le pacte social, et faisant écouler soudain ces flots d’armées étrangères qui, satisfaites d’avoir expulsé leur ennemi, semblaient craindre de profaner leur triomphe, voilà quelles riches données j’indiquais aux poètes : cet instant d’illusion paraissait favorable à l’épopée : mais qu’elle s’y arrête et n’envisage plus ses suites. Les saints et purs mobiles des croisades de religion les rendirent, un seul moment, dignes de la lyre du Tasse : depuis cette époque précise, il n’appartint plus qu’à l’histoire de constater la dégénération de leur grandeur en une politique ambitieuse, commerciale, vindicative, et spoliatrice. Ce n’est, de même, qu’à son burin de tracer comment la croisade de l’humanité, détournée de son but, affecta de confondre un peuple loyal avec des perfides, pour lui vendre au prix de ses dépouilles le rameau flétri de la paix, autour duquel toutes les branches de l’industrie peuvent rester desséchées longtemps sur une terre que d’innombrables troupes ont dévastée. Ceux d’entre ses chefs, qui auront aggravé ou allégé les poids demeureront inscrits dans les archives du ressentiment ou de la reconnaissance. La modération magnanime y distinguera deux fois l’Alexandre du Nord. Il peut en croire l’éloge que lui adresse un Français qui, par une certaine fierté nationale, très facile à s’expliquer, eût rougi, tout en l’admirant, de chercher sa présence dans Paris, et qui désire que sa louange sincère le suive à Pétersbourg. Sa générosité, que n’a point démentie une seconde épreuve, me rappelle un présage de notre pur et sensible auteur de Paul et Virginie, qui le connut en sa première jeunesse, et me dit un jour : « Il a des traits du Télémaque de Fénelon. » Ne serait-ce pas une nouvelle gloire pour notre littérature que les nobles qualités qu’il a déployées eussent été les fruits de la philosophie qui règne en ce beau livre, auquel ne manque, pour être une épopée, que le lustre éclatant des vers ; mais qui, nous ayant indiqué la route convenable aux progrès du bien, nous enseigne, par son exemple, à célébrer la vertu morale qui fonde les états et les enrichit, et non la guerre qui les ruine et les renverse ; la Sagesse qui désarme la Discorde, et non la Politique ennemie qui la soudoie et l’alimente ; l’équité qui crée et maintient les lois en accord avec les droits de tous, et non cette vengeance qui, s’érigeant sous son nom en réparatrice des torts, punit le crime en limitant, perpétue entre les peuples une dette de sang et de rapine qu’on n’acquitte que par de nouveaux forfaits ; et revendique aux rois, aux cités appauvries, des biens, des droits acquis par des traités solennellement signés ou confirmés par les dons, et qui, s’ils remontaient de réclamations en réclamations, aux premiers possesseurs à qui les ôta la victoire, reviendraient aux Syracusains et aux Grecs, s’armant pour reprendre aux princes et aux pontifes leurs vases d’or et d’airain, les statues de leurs dieux, leurs temples même, et surtout leur liberté.

Puissent les Muses ne plus exalter les fureurs d’une telle justice, ni l’amour des sources du désordre ! Puisse l’ouvrage salutaire de Fénelon, qui se nourrissait du miel attique le plus pur, nous détourner, en nous inspirant son goût, de chanter ces passions fatales ! La carrière qu’il ouvrit agrandira l’épopée, si c’est Minerve qui l’anime : oui, c’est la prudence ; ce sont les lois que doivent faire aimer les belles compositions soutenues par de beaux vers : oui, que désormais notre Calliope, dédaigneuse de la renommée des homicides, consacre les conquêtes des lumières, plus constantes que les conquêtes des armes ; qu’elle fasse reluire ces lumières du temps qui n’ont cessé de marcher insensiblement à travers les plus effroyables obstacles, au but des vœux toujours exprimés dans les États généraux de la France, et par l’Assemblée constituante, dont la tribune eut tant de splendeur !

Espérons que ces lumières de la raison surmonteront enfin la vanité des prétentions surannées, les usurpations récentes, les antipathies invétérées, et qu’elles préviendront la lutte dangereuse qu’on voudrait susciter entre l’ancienne royauté gothique et la nouvelle royauté constitutionnelle.

Nul effort n’a pu ni ne pourra faire rétrograder le cours entraînant des idées qui fondent cette dernière : elles éclairent ce système de monarchie représentative, où sont recueillis et remis en contrepoids les débris des forces détruites avec les éléments des forces acquises, système dont la simplicité forme sa base d’un petit nombre de principes éternels et, quoi qu’on en dise, irrésistibles ; système admis par le Mentor couronné de la famille royale, et qui tôt ou tard, malgré les chocs de la guerre, des vieux préjugés et des fanatismes, fera triompher les victoires pacifiques du siècle, et attestera l’invariable progrès des travaux de la pensée.

Trente-sixième séance.
Sur la conformité des mœurs avec les époques ; sur les usages et les localités.

Messieurs,
13e Règle. Les mœurs.

L’ordre des conditions constituantes de l’épopée nous amène à traiter de celle des mœurs : elle ne peut être définie qu’après avoir écarté toute idée étrangère à ce qui la concerne. Il n’est pas question, en parlant des mœurs, de recommander aux poètes le respect des bienséances morales, et le soin d’inspirer l’honnêteté par des exemples honnêtes ; mais de peindre les lois, les opinions, les habitudes des nations, telles qu’elles sont, et de les représenter bonnes ou mauvaises avec une exacte fidélité. Le poète, à cet égard, est astreint à la même règle que l’historien, qui n’invente ni ne choisit les choses qu’il raconte, mais qui les prend ainsi qu’il les trouve, et qui les expose sans déguisement et sans altération. Disons donc que l’épopée doit offrir l’image de la religion, de la politique, et des usages publics et privés, soit du peuple, soit des héros dont elle consacre les faits : plus son imitation est vraie et détaillée, plus son effet est puissant sur les esprits. Ce n’est point en cet objet que convient l’imaginaire et le général : on y veut le réel et le particulier. Les hommes ont des passions, des habitudes, et des caractères naturels, qui se ressemblent en tous temps et en tous lieux : néanmoins ces traits primitifs ne sont pas les seuls qui leur soient propres : l’état de barbarie ou de civilisation leur en imprime d’autres qui se modifient à toutes les époques, sous l’influence des lois. Ni les actions ni les discours de l’homme sauvage, ou récemment en société, ne seront pareils à ceux de l’homme policé : ces différences entre les individus existent entre les races humaines par la suite des temps, et entre les nations par l’empire dei gouvernements établis. Les peuplades naissantes, n’ayant que des idées et des besoins bornés au nécessaire, auront des lois domestiques et des coutumes simples : les états vieillis, ayant étendu leur industrie et leurs désirs jusqu’au superflu, dont ils ne sauraient plus se passer, seront surchargés de rites, de lois civiles, militaires et commerciales, et de règlements de police, aussi multipliés que leurs vertus nouvelles et que leurs vices nouveaux. Le nomade n’existera point comme le colon sédentaire, ni l’habitant des campagnes comme l’habitant des cités, ni celui des villes comme celui des cours. Ce sont ces diversités qui composent les mœurs. On les observera dans la fable épique, parce qu’elles influent autant sur les événements que sur les caractères, et sur les passions des personnages ; car le courage, la vertu, l’ambition, l’amour, affections communes à tous les hommes, diffèrent en eux suivant leur éducation diverse, et selon les mœurs qu’ils tiennent des institutions de leur siècle et de leur pays. La fierté de Thémistocle, plaidant pour la défense de la patrie, ne consistera pas à se venger d’un geste qui le menace d’un coup offensant ; il dira : « Frappe, mais écoute », tandis que l’honneur chevaleresque, plus personnel que civique, se croirait avili de tolérer un tel outrage. La résignation d’Abraham et du vieux Brutus immolant leurs fils, l’un à la loi divine, l’autre à la loi publique, ne paraîtra qu’un acte superstitieux et féroce aux peuples modernes, en qui d’étroites et de vulgaires maximes ont détruit le zèle qui dut transporter les fortes âmes des fondateurs de la religion et de la liberté ; de même le dévouement égal de Zamti, sacrifiant son enfant au salut de la famille de ses rois, ne semblera qu’un prodige de servitude au peuple imbu de principes contraires à la monarchie. Tous ces exemples seront pourtant beaux et convenables aux mœurs des nations et des époques, où éclata leur gloire pareille en trois causes différentes. Ces grands traits signalent les mœurs ; et c’est à les choisir dans cet ordre rare et élevé que se distingue le génie épique.

Commençons toutefois par reconnaître que toutes les mœurs, fidèlement peintes, sont intéressantes en poésie : nous discernerons, après, lesquelles sont préférables dans l’épopée. Toutes plairont, si l’auteur les offre sous leur aspect vrai, parce qu’il n’est pas d’objet que l’art ne rende agréable en l’imitant bien, et en l’embellissant de sa magie sans le dénaturer. Mais toutes ne charmeront point, parce qu’il est des réalités uniformes, communes, peu susceptibles d’être vivement tracées et coloriées, tandis que d’autres présentent des faces neuves, contrastantes, et riches de leur propre splendeur.

Différence des peuples naissants et des peuples vieillis.

On s’accorde à penser que les temps originels, les âges nommés héroïques, se prêtent mieux aux illusions des poètes que les siècles plus rapprochés de nous. La raison s’en déduit de la tendance même d’un art qui n’excelle jamais davantage qu’en excitant la surprise par le complet développement des passions violentes : or, où se rencontrent-elles plus fortes, plus impétueuses, et, en quelque sorte, plus aveuglement instinctives que chez les hommes à demi barbares et à demi civilisés. Plus près de la nature, ils n’auraient que des habitudes sauvages, brutales, abjectes ; et leur informe société, sans culte, et sans idée d’un code, ne présenterait rien de ce qui porte le nom de mœurs : trop loin de cet état primitif, et dégénérés d’eux-mêmes, ils auront perdu l’énergie de leurs sentiments assujettis aux chaînes d’une législation compliquée : les principes du droit des gens émousseront l’âpreté de leurs aversions nationales : la seule peur du ridicule tempérera l’emportement de leurs querelles domestiques : la diversité de leurs usages participera de la multitude des relations qui étendront leur communauté ; leurs caractères propres s’effaceront dans le commerce d’une politesse délicate et trompeuse ; la dissimulation suppléera sans cesse à la violence ; leurs traits seront moins saillants, et n’exprimeront qu’à peine les mouvements captifs de leur cœur, et les affections déguisées avec art dans le mystère de leurs pensées. Dégradés de leur dignité naturelle, modelés par leur éducation subtile, on ne leur verra plus que de mêmes contours, qu’une même empreinte ; et encore celle-ci paraîtra-t-elle confuse et peu marquée : chez eux les pratiques de la religion n’étant plus qu’une froide démarche d’intérêt et de respect humain, cesseront d’avoir ce je ne sais quoi d’auguste et d’attendrissant qu’une sincère croyance donne à l’appareil des cérémonies : chez eux l’absence des mâles vertus fera consister le devoir et la morale en bienséances glacées : la joie même sera sans transports ; et la rigueur de la symétrie et des étiquettes attristera les festins et les plaisirs. Il n’est pas jusqu’aux fureurs de la guerre qui, réglées par un art diplomatique, ne prescrivent une mesure à l’effusion du sang, et ne modèrent l’horreur de ses actes inhumains, par les conventions d’un honneur et d’une générosité d’ostentation. Mais les peuplades restées encore entre la première barbarie et la civilisation dernière, incessamment poussées par la nécessité de l’agression et de la défense ; forcées à combattre, pour exister ou s’agrandir, contre les voisins qui les menacent ou qui les pressent ; mues par des passions ardentes, ces peuplades adorent les dieux avec fanatisme, embrassent les vertus avec enthousiasme, fondent leurs droits sur l’audace et les armes, suppléent à la justice incomplète de leurs lois par la promptitude des vengeances, punissent les outrages par des crimes, et les férocités par de sanglantes représailles : la raison n’oppose qu’un frein léger à l’instinct véhément qui les entraîne ; amour, amitié, dévouement, haine, orgueil, colère, cruauté, tout en elles est extrême ; et le passage subit de leur âme aux plus violentes agitations multiplie en leurs caractères les contrastes perpétuellement variés des transports à l’abattement, de l’excès de la crainte à l’excès de la témérité, et de la tendresse ou de la pitié profonde à la plus atroce fureur, sources du pathétique et du terrible.

Applications à l’Iliade, et à la Jérusalem délivrée.

Telles sont les mœurs des nations conduites par Achille, Ajax et Diomède, mœurs les plus épiques, dont limitation la plus exacte ait fait le tableau le plus vivant. Ces mœurs sont comparables, sous quelques rapports, à celles de la chevalerie ignorante, guerrière, et déjà polie, ou plutôt dégrossie un peu de sa rudesse gothique, tant par l’attrait galant d’un sexe toujours idolâtré dans la Gaule, que par l’influence des dogmes évangéliques, et de la législation italienne. Les mysticités, d’autant mieux accueillies par des hommes turbulents et crédules, qu’elles leur sont plus inintelligibles, soulèveront, ligueront, armeront leur effervescence aveugle et leur indomptable humeur contre l’Islamisme oriental ; et la barbarie européenne, opposée à la barbarie asiatique, se mélangera pour l’embellissement de l’épopée, avec les pompes religieuses, et les règlements politiques et militaires qui accompagneront les meurtres et le brigandage sanctifiés par la délivrance du Saint-Sépulcre. Combien de diverses couleurs elles fourniront au pinceau du Tasse !

Rapports des peuples en révolution avec les peuples demi-barbares.

On trouvera des oppositions non moins fortement épiques chez les peuples entièrement civilisés, mais aux époques de leurs révolutions. L’esprit des sectes et celui de l’indépendance passionnent alors tous les hommes. Stimulés par le zèle, exaltés par l’émulation et l’ardeur de la gloire, irrités par les obstacles, leur courage s’accroît en raison des palmes ou des prix qu’ils espèrent, et des périls auxquels ils s’exposent. Les lois interrompues cessent de les régir : la violence reprend le dessus, mais elle se gouverne avec industrie : les caractères primitifs de rivalités, d’avarice, de bassesse, de grandeur, de désintéressement, de courage, et d’orgueil, reparaissent en toute leur force : mais les nations ne redescendent point dans l’état sauvage d’où leurs institutions les ont retirées. Elles rentrent dans cette demi-barbarie, qui participe à la fois des brutalités de la nature, et des molles habitudes de la civilisation. Dans ces grandes luttes, on revoit les traits distinctifs des empires ou des républiques qui eurent des vertus pour fondement constitutionnel : ceux-là conservent encore des mœurs tendantes à leur régénération ou à leur perfectionnement : en cela leur destin intéresse, et mérite la mémoire que lui assure la poésie qui le consacre. Les états où l’humanité n’eut d’autres statuts que les édits d’un despotisme héréditaire, ou que les lois d’un honneur chimérique, honneur étranger au bien de la patrie ; ces états, dis-je, n’ayant plus, durant ces renversements de tout ordre, ni soumission, ni fidélité aux serments, ni vraie noblesse d’âme, n’offrent qu’un spectacle de dissolution affligeante, parce que, également privés du repos de l’esclavage et du bonheur de la liberté, ils n’ont, en effet, plus de mœurs qui les caractérisent, et ne sont plus qu’un informe assemblage auquel on ne peut plus donner le titre de nation ni républicaine ni monarchique.

Les poètes s’appliqueront donc à choisir les époques où les mœurs reluisent de tout leur éclat : mais quelles que soient celles qu’ils représentent, ils sont certains d’attacher la curiosité en les traçant avec détail, et d’une manière conforme aux temps, aux lieux, et aux personnages. Qu’ils réfléchissent au parti qu’a su tirer le talent de Virgile des minutieuses circonstances qui occasionnèrent l’établissement des petites peuplades d’où la puissance romaine devait sortir. Sa muse fait-elle un seul pas sans décrire avec soin les cérémonies, les coutumes du peuple fugitif, dont elle chante les destinées, et des nations naissantes chez lesquelles il porte son culte et ses usages ? Ne joint-elle pas à ces détails de mœurs générales ceux des mœurs particulières à l’infortune ?

Beau tableau de mœurs dans l’Énéide.

Virgile trace en un délicieux épisode, les regrets de la patrie, et la fidélité conjugale dans le cœur de la plus illustre veuve troyenne. Ce récit, caractéristique des mœurs, est dans la bouche d’Énée, qui raconte sa surprise, en abordant sur les côtes de l’Épire, d’y avoir retrouvé la triste Andromaque.

« …………… On nous dit qu’Hélénus,
« Enfant du dernier roi de la triste Pergame,
« Possède de Pyrrhus et le sceptre et la femme ;
« Qu’il commande à des Grecs, et qu’un dernier lien
« Met la veuve d’Hector dans les bras d’un Troyen.
« Un désir curieux de mon âme s’empare ;
« Je brûle d’admirer un destin si bizarre,
« De voir, d’entretenir le successeur d’Hector.
« Ce jour même, sa veuve, inconsolable encor,
« Hors des murs, dans un bois, près d’un nouveau Scamandre,
« Au héros d’Ilion, ou plutôt à sa cendre,
« Sur un tombeau formé de terre et de gazons,
« De son deuil solennel portait les tristes dons.
« Pour charmer ses chagrins, loin des regards profanes,
« A ce lugubre asile elle invitait ses mânes,
« L’appelait auprès d’elle ; et chers à ses douleurs,
« Deux autels partageaient le tribut de ses pleurs.

Delille note ici que le poète laisse deviner au lecteur, sans le lui dire, que l’un de ces autels est consacré à son fils, et l’autre à son époux : ce silence est un trait délicat, et l’on cherche pourquoi le traducteur, qui l’a si bien senti, exprime ce que Virgile a cru devoir taire, ne soupçonnant pas qu’on pût s’y méprendre ; et surtout lorsque la veuve, apercevant Énée, s’écrie éperdue :

« … Est-ce vous ? ou n’êtes-vous qu’une ombre ?
« Ah ! si vous habitez dans la demeure sombre,
« Où mon Hector est-il ?

Exclamation qui prouve que son amour n’accepta jamais d’autre mari que le père d’Astyanax : et lorsqu’ensuite interrogée par Énée, qui lui demande si elle rend des honneurs funèbres à son Hector ou à Pyrrhus :

« Elle baisse la vue, et s’exprimant à peine :
« Que je te porte envie, heureuse Polyxène !
« Ton cœur ne connut pas les douceurs de l’hymen,
« Tu péris, jeune encor, sous le fer inhumain ;
« Mais du moins tu péris sous les remparts de Troie ;
« Mais les arrêts du sort, qui choisissait sa proie,
« N’ont pas nommé ton maître, et, captivant ton cœur,
« Mis la fille des rois aux bras de son vainqueur.

Vertueuse et sublime réponse où respire l’éternelle douleur de son veuvage, et qui ne laisse plus douter que la victime des liens de Pyrrhus ne soit, dans le fond de son âme, restée la fidèle épouse du seul Hector. Le sort de Polyxène égorgée lui paraît préférable au malheur de profaner son lit conjugal. Énée la trouve rappelant la présence de son époux à sa tendresse, et retraçant la vue de sa patrie à ses regrets trompés par une imitation touchante qui lui en offre la ressemblance.

« Hélénus de sa cour s’avance environné,
« Nous reconnaît, nous mène à sa nouvelle Troie,
« Et mêle à chaque mot une larme de joie.
« J’avance, et j’aperçois, dans ce séjour nouveau,
« De la fière Pergame un modeste tableau.
« Voilà ses ports, ses murs renaissants de leur cendre ;
« Ce coteau, c’est l’Ida ; ce ruisseau, le Scamandre :
« Je vois la porte Scée, et les tours d’Ilion,
« Et de Troie, en pleurant, j’adore encor le nom.
« Mille doux souvenirs parcourent ce rivage ;
« De leurs murs paternels reconnaissant l’image,
« Les Troyens de ce lieu jouissent comme moi,
« Et leur concitoyen les recevait en roi.

Il n’appartenait qu’à l’exquise sensibilité de Virgile d’offrir un tableau si vrai des mœurs spéciales de l’exil et de l’affliction : la tristesse se plaît à se figurer les objets qu’elle a perdus : elle s’amuse à faire revivre en des simulacres et par des monuments l’ombre des morts et l’aspect des grandeurs en ruines. Cette consolante imposture abuse le désespoir, et devient une sorte de jouissance pour le malheur. Eh ! qui ne reconnaît la nature à ces traits de réelle mélancolie ? On ne s’étonne pas, en les méditant, qu’une si noble création ait enfanté la pathétique tragédie de notre Racine aussi profondément sensible que le poète latin. À ce même épisode s’attache la prédiction d’Hélénus : et de là découlent toutes les particularités qui concernent les mœurs de la vieille Italie, de ses colonies grecques et phrygiennes, et de ses oracles prononcés par les rois pontifes et par la sibylle. Les notes curieuses dont M. Walckenaerl a doctement enrichi la traduction de Delille, témoignent la scrupuleuse attention avec laquelle Virgile ramassait les fables traditionnelles, et jusqu’aux absurdes contes des temps grossiers, dont il sema les narrations en tout son ouvrage, pour le rendre plus piquant aux Romains, qu’il instruisait de leur origine, en portant son flambeau poétique sur les antiquités du Latium et de la Trinacrie. Suivez-le chez le bon Évandre, dans la cour du roi de Laurente, et chez les Rutules, vous admirerez la profusion de ces détails de mœurs, répandus avec autant de goût que de sage économie. Vous admirerez quel profit la poésie retire des hasards de la course errante du héros depuis qu’Hélénus lui fit cadeau, en partant d’Épire, d’une armure de l’impitoyable Pyrrhus, destructeur des Troyens, détruit à son tour par la mort ; et depuis qu’Andromaque, fière de se nommer toujours la veuve d’Hector, fit le don des tissus brodés par ses mains à l’enfant Ascagne, seule consolation de son deuil maternel, et seul portrait vivant de son cher Astyanax ; vous aurez senti le prix des convenances, en ces mutuelles marques d’amitié que se prodiguent des âmes tendres et malheureuses, bientôt prêtes à se quitter pour toujours : vous vous serez dit comme Delille : « Les derniers présents alors ressemblent aux derniers adieux. » Remarque touchante qu’inspira sans doute au traducteur le souvenir de ses propres infortunes ! Il dut apprécier mieux qu’un autre, durant nos révolutions politiques, la force du texte rendu par ces simples mots qui renferment le plus accablant chagrin des hommes, celui de fuir leurs pénates, et d’ignorer quel sera leur foyer et leur retraite.

« ………… Incertains sur quel bord
« Vont nous guider les dieux, va nous jeter le sort.

Cette dure perplexité s’appliquait au poète français autant qu’aux tristes compagnons d’Énée ; elle s’était appliquée au poète latin réduit à s’exiler des champs paternels que lui ravit la soldatesque en des discordes civiles ; et l’allusion de ces vers aux fugitifs de toutes les époques, atteste que Virgile caractérise les sentiments conformes aux situations, en traits justes et durables. C’est là le secret d’intéresser généralement en peignant même les mœurs particulières.

Les dénombrements en usage dans les poèmes épiques.

Au besoin de faire connaître les personnages héroïques, les peuples guerriers, la forme de leurs campements, leur manière de combattre, et leurs armes différentes, on doit attribuer ces dénombrements dont la plupart des anciennes épopées composent leur parure, et dont les imitateurs ont cru devoir décorer les poèmes modernes. Il faut considérer ces passages comme une partie de l’exposition des mœurs : là le génie fait, pour ainsi dire, la revue des forces militaires qu’il va mettre en campagne. Un éclat réel en rejaillit sur les faits et sur les batailles quand, par la justesse des empreintes historiques, le talent distingue les chefs qui les dirigeront, et les soldats marchant sous leurs ordres. De telles énumérations acquièrent un avantage de plus lorsque les titres des peuples et des races illustres s’y rapportent, ainsi que chez Homère et Virgile, à des souvenirs nationaux. Leurs muses généalogistes servirent à résoudre des sujets de contestation entre des cités, et constatèrent les chartes de la noblesse des familles, tant leur exactitude rendit leurs témoignages irrécusables ; mais, en renouvelant ces exemples, il importe de ne pas recueillir minutieusement les objets qui ne flattent que l’orgueil des maisons, fussent-elles même royales, et d’approfondir les choses qui éclaircissent les époques, et qui rehaussent la gloire des pays ou celle des grands hommes. Qu’aurait de curieux aujourd’hui l’inspection de toutes les branches par lesquelles se ramifiait l’arbre généalogique de Sésostris ou de Cyrus, tout grands rois qu’ils furent ? Que fait au lecteur de nos temps la noble succession des petits princes d’Este, dont l’Arioste et le Tasse surchargèrent leurs récits pour aduler les vanités d’un duc et d’un cardinal de Ferrare ? Ces dénombrements ne perpétuent pas même le souvenir des individus, et tiennent la place que réclame l’action et que doit occuper la vue intéressante des héros et des mœurs. On passe avec ennui sur tant de pages superflues, dont la lecture ne touche que quelques personnes d’un même sang ; et après les avoir lues, on ne reprend le fil de la fable interrompue qu’avec une lassitude ou une distraction très nuisible à son effet épique. Pour tout dire, l’épopée étant destinée à consacrer ce qui est mémorable, refuse d’admettre des choses aussi fugitives que les existences individuelles et que les noms privilégiés par des institutions qu’on change et qu’on oublie. Du reste, quand les dénombrements sont avantageux ou indispensables, Homère, Virgile, et, à leur exemple, l’auteur de la Jérusalem délivrée, enseignent comment on en allège l’uniformité ; tantôt le poète les divise en deux ou trois parties qu’il sépare les unes des autres dans ses divers chants ; tantôt il signale lui-même une quantité de ses héros, et laisse un de ses personnages désigner ceux dont il n’a pas encore parlé ; comme le fait Hélène en ses entretiens au haut d’une tour d’Ilion, ou comme Herminie interrogée par Aladin sur les remparts de la cité sainte. L’esprit a mille moyens ingénieux de répandre ainsi la diversité sur les détails nécessaires. Milton, de qui la fable n’exigeait que deux acteurs humains, a trouvé dans son génie inventif l’occasion de faire un dénombrement de personnages imaginaires afin de signaler leurs traits et leurs mœurs. On se souvient de la revue infernale que Satan fait de ses terribles légions : là sont peints tous les dieux du paganisme, sous la figure des princes des démons qui, rassemblés à la voix de leur chef, tirent au même signal leurs étincelantes épées dont la lueur perce tout à coup l’immensité des ténèbres qu’elle éclaire jusqu’au fond de l’abîme. Ce trait d’imagination est sublime. Rien aussi n’est plus brillant que la revue des archanges et des séraphins commandés par la gloire du Messie : leur réunion fournit à la fécondité du poète l’abondance des détails qui font discerner les célestes caractères de Raphaël, de Michel, et des autres ministres divins. Il a bien assorti leurs mœurs à leurs attributs, et les agents de sa fable entière n’ont que des qualités en accord avec la religion propre au sujet. C’est pourquoi cette grande épopée, recommandable par tant de raisons, l’est surtout par la coordonnance des mœurs idéales que Milton y a créées. Injustement on argumenta contre lui de l’emploi des noms fabuleux qu’il donne à ses démons : car ce ne sont pas les divinités païennes qu’il introduit dans son action transmise par la Genèse, mais seulement les figures des dieux mensongers, dont les esprits de ténèbres se revêtirent pour abuser et séduire les races humaines. Or ces formes empruntées ne sont là que des apparences qui les déguisent, et sous lesquelles on aperçoit toujours les anges déchus. Milton se garde bien de faire agir des êtres mythologiques réalisés. Il me semble que tout reproche tombe devant cette simple explication. De plus, elle justifie implicitement la Divine Comédie du Dante, à qui l’on impute la même faute. Les critiques l’ont blâmé d’avoir associé dans son enfer et dans son purgatoire des païens avec des chrétiens, et des hiérophantes avec des papes qu’il dévoue aux flammes expiatoires, en représailles des sacrifices de Calchas et des bûchers de l’inquisition : mais n’a-t-on pas lieu de répondre que le Dante, plus versé dans la théologie que l’inexorable Sorbonne, se montra plus rigoureusement orthodoxe que ses commentateurs, en jetant dans ses brasiers catholiques les idolâtres de toutes les fausses religions, que, selon nos docteurs, la nôtre damne sans pitié quelque innocents que nous les jugions de n’avoir pas même connu notre charitable loi. Les lecteurs ne devraient donc pas être plus surpris de rencontrer Phèdre et Myrrha dans l’enfer chrétien que l’épouse de Putiphar et les filles de Loth. Souhaitons seulement que nos prières en fassent sortir des païens tels que Pythagore, Socrate, et Caton, qui, pensant que l’idée de Dieu est la religion universelle, que la morale en est le dogme, et que les vertus en sont le culte, ne me paraissent, en vérité, ni damnés ni damnables.

Faute de convenance de mœurs dans la Lusiade.

Pour achever de vous convaincre que Milton ni le Dante n’ont péché contre la condition des convenances de mœurs, exposons en exemple contraire les défauts évidents du Camoëns. C’est au siècle de la catholicité la plus souveraine que le chantre de la Lusiade conduit son héros portugais et chrétien à la découverte des Indes par l’entremise de Vénus et des Néréides, et qu’il oppose à la mission du pieux explorateur le courroux de Bacchus, défenseur de l’Asie. En vain un savant père s’efforce-t-il à nous dévoiler les trois vertus théologales sous l’emblème des trois Grâces, et les autres figures mystiques sous l’allégorie des nymphes de la fable : si l’obscurité de ce système symbolique n’empêchait pas même d’entrevoir l’ombre des saintetés qu’il explique avec tant de bonne foi, le ridicule des fictions du poème éclaterait plutôt que leurs beautés. Voilà réellement des vices de composition ; voilà des incohérences choquantes sous le rapport des mœurs. Est-il un défaut qui les blesse davantage que de diriger les hommes qui suivent une autre croyance par l’intervention des dieux d’un culte qu’ils méprisent ? On ne peut généralement regarder cet écart comme une irrégularité du génie, mais comme un effet de la stérilité d’invention, qui réduit un auteur à user des formules antiques, faute de pouvoir s’en créer de nouvelles. Camoëns, trop esclave des errements scholastiques, ne crut peut-être pas, comme le troupeau des imitateurs, que le merveilleux consistait dans la seule mythologie ; mais il n’osa le tirer de son propre fonds, ni le puiser, ainsi que le Dante et le Tasse, dans la religion de son siècle. Eh ! néanmoins, de quel droit l’accuserions-nous d’avoir fait abus d’un système dont l’usage est encore admis dans notre poétique plus épurée ?

Même défaut dans la Henriade.

Ne voyons-nous pas les allégoriques déités qui dénaturent sa Lusiade garder leur place au milieu des héros de la ligue et dans le sujet de la conversion politique de Henri ? Bellone et Mars ne le défendent-ils pas dans notre propre histoire ? Ne mêlent-ils pas leurs attributs païens aux apparitions de saint Louis ? Et le fabuleux Amour, fils aîné de Cypris, ne lance-t-il pas les flèches de son carquois dans le cœur de Gabrielle et de son amant, soumis au dieu des bosquets d’Idalie ? Ce sont pourtant là des erreurs de Voltaire, que les lois du goût ne garantirent pas de faire un mélange du profane et du sacré, parce que, plus philosophe que poète épique, il savait mieux raisonner sur les mœurs que les peindre.

Entendons-nous bien pourtant : ce serait donner à ma critique une extension injuste que de ne pas la borner à ce qui touche les propriétés de l’épopée, et spécialement le merveilleux employé par l’auteur ; car, sous le rapport des mœurs fondamentales décrites dans la Henriade, je suis loin d’adopter les censures outrées de cet inclément Clément, réfutées par la force d’une bonne logique à cette même chaire, relativement au point en question.

Notable considération de La Harpe.

Il m’est si souvent arrivé d’être en contradiction involontaire avec les maximes de La Harpe, que je me félicite de me trouver cette fois de son avis, et mon impartialité se plaît à transcrire son propre argument : il prouve en ces termes que l’esprit général du poème s’accorde avec celui du sujet. « On a prétendu, dit le professeur, que le sujet étant la conversion de Henri IV à la religion catholique, et par conséquent le triomphe de cette religion, l’auteur avait été contre son but en y insérant des morceaux satiriques contre l’ambition des papes et contre la cour de Rome. Le faux de cette observation saute aux yeux : il est évident que l’on a confondu dans la critique deux choses très différentes et même très opposées, que l’auteur a très bien su distinguer dans son poème. La cour de Rome n’est point l’église, et la politique ultramontaine n’est point la religion ; le pape, successeur des apôtres et chef de l’église, et le pape, souverain temporel, sont deux hommes tout différents. Dieu n’a jamais dit que tous les successeurs de saint Pierre seraient des saints, et il a permis qu’un de ses apôtres fût un traître. Voltaire a donc très bien fait de séparer ces deux choses, et ce devait être l’esprit de son sujet. Il a peint la religion et l’église sous les traits les plus respectables, et nous a représenté la Discorde et la Politique, prenant les vêtements sacrés de leur auguste ennemie, la Religion, pour prêcher aux peuples la révolte et le fanatisme, et la vérité de l’histoire est transparente sous cette allégorie. Assurément ce n’était pas dans l’évangile, qui ne prêche que la soumission aux puissances établies de Dieu, que Sixte-Quint avait appris à déclarer l’héritier du trône de France, race bâtarde et détestable de Bourbon ; c’était l’allié mercenaire de Philippe II qui parlait ainsi, et non pas le chef spirituel et le père des chrétiens. Non seulement il n’y a point là-dessus de reproche à faire à l’auteur, mais (ajoute plus bas son défenseur) traitera-t-on de satire ce que dit Voltaire de la corruption de la cour de Rome ?… Lui fera-t-on un crime d’avoir déploré ces temps malheureux où le meurtre, l’inceste et l’adultère souillèrent le trône pontifical ? Il le devait à la vérité et à son sujet, et il fallait faire voir que les attentats de Sixte-Quint n’étaient pas plus respectables que ceux de Jules II et des Borgia, et n’appartenaient pas à la religion. »

Non, sans doute, ajouterai-je, pas plus que les forfaits des factieux et des tyrans n’appartiennent à la liberté, à la gloire, et à la philosophie, qu’on en accuse calomnieusement en notre âge. Voltaire s’est donc, en sa composition, très sagement rapproché des mœurs : il serait à désirer qu’il n’eut pas donné lieu de le reprendre à l’égard de l’exécution, et qu’il eût cédé moins à l’usage habituel de mêler des êtres mythologiques parmi les agents du catholicisme.

Le mélange des religions ne convient qu’à l’épopée comique.

Cet assemblage hétérogène, ces discordances des cultes incohérents, étrangers aux mœurs des époques ; dégradent la majesté de la sévère épopée, et ne sont tolérables que dans le roman épique. Nous sourions aux caprices de sa muse badine. Observez que sa règle diffère en ce point : elle supplée en se jouant à la condition des mœurs par celle du travestissement ; mais encore faut-il que le merveilleux y découle de la source des idées et des habitudes du temps, qu’elle travestit par une agréable satire. L’Arioste décrit l’histoire de l’invasion des Maures et des Sarrasins infidèles dans le saint empire de Charlemagne. Ce combat de religions ennemies va mettre en présence des divinités de toute espèce. C’est l’âge des superstitions, des contes et des miracles. Les légendes multiplieront les saints ; les fabliaux engendreront les êtres romanesques : on lira dans les gothiques annales que les chrétiens brûlent les sorciers ; de là des magiciens et des fées reçus dans l’opinion populaire : on entendra les traditions du Nord semer les merveilles des démons et des génies ; de là des faits prodigieux et des armes enchantées qui ne paraîtront plus invraisemblables à la multitude. Alors le chantre de Roland, exagérant à sa guise les mœurs extravagantes des chevaliers et les mœurs cavalières des dames, conformera la vie et les coutumes adoptées par ses paladins à l’existence imaginaire des fantastiques personnages qui les seconderont de leur entremise dans leurs prouesses ridicules. Ainsi l’opposition du paganisme, de la chrétienté, de la féerie, dont tous les ressorts réagiront ensemble, bien loin d’être disparates, concourront à l’harmonie de la machine, puisque toutes les sortes de merveilleux s’accorderont avec l’esprit et la foi des acteurs du siècle. Une époque antérieure à celle de Roland m’a permis d’employer le concours des mêmes moyens en une épopée légère, inédite encore, et intitulée la Mérovéide, où je célèbre la victoire des Francs sur Attila dans la Gaule, alors idolâtre et chrétienne à la fois. J’y ai fait l’essai des vers rangés en octaves, à l’imitation du poète italien. Un de mes chants contient l’entrevue de l’évêque d’Orléans, qui vient supplier le roi des Huns d’épargner la ville assiégée :

    « Sous une escorte de Tartares,
« Ses clercs et lui sont promenés
« Parmi les ris de ces damnés,
« Trouvant les saints un peu bizarres.
    « Anian, muet en ce bruit,
« Comme un ange au milieu des diables,
« Au séjour du chef est conduit,
« Entre leurs tentes innombrables.
« Du tyran il voit le palais,
« Maison de bois à hauts portiques ;
« Tel un pavillon sur des piques
« Se dresse et démonte sans frais.
    « Des piliers affermis et lisses
« Assurent ses larges parois,
« Murs que des mains spoliatrices
« N’ornent que des drapeaux des rois :
« Ces toits de sapin et de hêtre,
« D’un prince altier simples abris,
« Lui plaisent mieux que les lambris
« De cent villes dont il fut maître.
    « Le fils orgueilleux de Muzuc,
« Dans sa cabane militaire,
« Méprise les marbres, le stuc,
« Les cristaux, et l’or de la terre.
« Autour de lui, sous l’appareil,
« Brille sa cour humble et parée ;
« Lui fier sous sa toison tigrée,
« Marche aux derniers Scythes pareil.
    « Les os saillants d’un crâne immense ;
« Enferment son bouillant cerveau,
« D’où, sur le monde entier, s’élance
« L’excès d’un feu toujours nouveau.
« Œil creux, noir, vif, et barbe rare,
« Large sein, col gros, poil crépu,
« Taille petite, et corps trapu,
« Tel est le portrait du barbare.
    « Qui change en superbe géant
« Ce monstre écourté, sans noblesse ?
« C’est un magique talisman,
« Cadeau que reçut sa jeunesse.
« Muse, apprenons aux curieux
« Que les Huns, nés dans les tanières,
« Ont des sorciers et des sorcières
« Pour aïeules et pour aïeux.
    « On dit qu’une fée infernale
« De Muzuc fit naître Attila ;
« Cette fée est Morocéphale,
« Qui tout enfant l’ensorcela.
« Le sang des tigres d’Hircanie
« Au berceau fut son premier lait ;
« Et sa mère en son cœur soufflait
« Son atroce et malin génie.
    « Tous ses membres s’étaient accrus
« Sur les hauts frimas du Caucase,
« Dans les rocs brûlés du Taurus,
« Aux flots de l’Araxe et du Phase :
« Elle endurcit ses jeunes ans
« À ne plus craindre hommes ni bêtes,
« Fer ni feu, saisons ni tempêtes,
« Ni mers, ni gouffres, ni volcans.
    « Ce fut peu : quand sa frénésie
« L’élut tyran du monde enfin,
« Lui montrant l’Europe et l’Asie,
« Sa mère lui dit sur l’Euxin :
« Mon fils, tout vaincre est un prodige
« Qu’un homme nain n’accomplit pas,
« Si tout ne fuit devant ses pas,
« Ou ne tremble, atteint d’un prestige.
    « Reçois donc ce prisme infernal,
« Prends ce talisman invisible,
« Miroir qui porte en son cristal
« Une illusion invincible.
« Elle dit, laissant en ses mains
« Un talisman, où sa figure
« Grandit et s’enfle sans mesure
« Aux regards trompés des humains.
    « Potentats, capitaines, princes,
« À son abord, frappés d’erreur,
« Trônes, républiques, provinces,
« L’envisagent avec terreur.
« Le nain leur semble un Briarée
« Centuplant sa tête et ses bras,
« Et des chefs de ses fiers soldats
« L’audace même est effarée.

Après avoir décrit les étranges effets de ce talisman, emblème, comme on le voit, de ceux que produit la vue des charlatans despotiques sur l’âme et sur le visage des hommes de toutes les classes, je représente la droiture et la simplicité du prélat introduit seul devant ce roi des Huns.

« Le grave Anian, dont un ange
« Affermissait l’œil circonspect,
« L’abordant sans changer d’aspect,
« Alors c’est le tyran qui change.

J’ai vu la même tranquille fermeté troubler un de ses pareils, qui troublait tous ceux qui n’osaient le bien regarder.

« Que dis-je ! lui-même surpris
« De son impuissance imprévue,
« De ce juste craint le mépris,
« N’étant pas géant à sa vue :
« Tant un sage, observant le fond
« Qu’un prisme dérobe aux remarques,
« Reconnaît en d’altiers monarques
« Des hommes, des nains, tels qu’ils sont.

Tout, en ce morceau, rappelle les mœurs de ces temps de barbarie : d’un côté paraît un apôtre avec son ange gardien ; de l’autre, un monstre couronné qui reçut la naissance d’une fée. Mes vers renferment un portrait d’Attila qui n’est que la faible copie de celui que nous laissa par écrit l’ambassadeur qui lui fut député par le Bas-Empire. Les choses y sont donc exactement tracées d’après les vieilles chroniques. Ceci concerne la partie matérielle du poème. Dans la partie merveilleuse, une allégorie me sert à mettre en opposition l’esprit du paganisme et celui de la catholicité, par l’entretien des deux oiseaux (l’aigle de Jupiter et le pigeon du Vatican), qui représentent, l’un l’antique Rome, et l’autre la Rome moderne. J’ai quelque espoir d’avoir en cette fiction neuve, où éclate la jactance de l’aigle païenne et la finesse du ramier apostolique, résumé le double caractère des âges où le vandalisme luttait avec la religion nouvelle, déjà victorieuse de l’ancienne. On sait que ces irruptions des peuplades du Nord furent toujours attirées par les agressions des souverains du Bas-Empire : les pontifes romains et les premiers pasteurs évangéliques tempéraient alors, par leur philosophie charitable et sincère, les atrocités des vainqueurs et l’esclavage des nations. Attila lui-même suspendit ses ravages à la prière du pape Léon, et s’était laissé fléchir, dans la ville de Metz, par les vertus de l’évêque Lupus. Les chrétiens, à peine échappés au péril, ayant témérairement publié que l’épée de saint Paul avait mis en fuite le roi des Huns dont la colère les épargna, Genséric ne garda pas la même modération, et sa vengeance brûla les murs de Rome peu de temps après. Leçon terrible donnée à l’imprudente vanité de la faiblesse !

Aperçu des mœurs barbares de nos premiers siècles.

Depuis le troisième siècle de notre ère jusqu’au neuvième, l’histoire ne présente que le spectacle de la barbarie incendiaire et de la civilisation prête à s’éteindre : l’ancienne Europe, devenue grecque et romaine par l’éloquence et les conquêtes, se transforme en une Europe gothique, vandale, et abâtardie, que l’agrandissement du pouvoir de l’église change par degrés en une Europe toute catholique, divisée par autant de sectes et d’hérésies qu’elle l’avait d’abord été par la diversité des religions et des mœurs. Dans l’origine de ces révolutions du Nord et du Midi, le contraste des rites, des lois et des disciplines, les physionomies variées des hordes qui se dépossédaient tour à tour de la Germanie, des Gaules, et des Espagnes, fournissent à la poésie le riche tableau des nombreuses superstitions contemporaines qui se combattaient à la fois sous les enseignes des nations rivales. Ce fut là le chaos dont le génie de l’Arioste nous apprit à débrouiller la confusion, et dans lequel son feu créateur anima les éléments de toutes les chimères qu’il a si plaisamment travesties.

Mœurs de l’époque ou l’Islamisme s’établit.

Aux grandes époques de l’Hégire, le monde spirituel n’est plus partagé qu’entre Jésus et Mahomet : les lois sont plus uniformes ; notre dogme, dont l’autorité s’étend sur toutes les régions européennes, ne reconnaît plus même d’idolâtres dans l’Afrique et l’Asie, mais seulement des infidèles, qu’un seul Dieu veut punir, vaincre, ou convertir. Ce temps, qui n’offre plus que l’unique opposition des croisés et des hérétiques, exclut sévèrement le mélange du paganisme dans la grave épopée qui le consacre : aussi ] convient-il au ton sérieux du Tasse, autant que l’âge antérieur convint aux caprices de l’Arioste et aux fictions de la Mérovéide, dont je fondai le sujet sur la bataille des champs catalauniques, afin de travestir le barbare héroïsme

« Des rois moulés sur Attila.

Quoique le genre héroï-comique substitue le travestissement des mœurs à leur juste représentation, la fidélité de leur peinture rehausse l’éclat de l’épopée satirique, et lui sied, surtout dans la fable de Boileau : copiste exact du vrai, son esprit a su choisir des modèles grotesques, que son talent revêt d’ornements épiques sans les défigurer. Le tableau vivant du Lutrin s’assimile, pour la franchise de la touche et du coloris, à ceux de l’école flamande : même vigueur, même relief, même finesse, et même naïveté ; ses personnages plaisants ne sont pas de nobles portraits de Van Dyckm, mais de piquantes et originales figures de Gérard Doun, de Van Ostadeo et de Teniersp. On se divertit à considérer des physionomies, des attitudes et des démarches si conformes à l’état et aux mœurs des héros du poème. Quel critique fâcheux s’aviserait de reprendre l’auteur sur ce point, et de nier la parfaite ressemblance de ses copies ? La nature perce dès le commencement de la narration : voyez-vous cet irascible prélat, qui, tourmenté d’un mauvais rêve,

« Querelle, en se levant, et laquais et servante,
« Et d’un juste courroux ranimant sa vigueur,
« Même avant le dîner parle d’aller au chœur ?

À ce trait, déjà l’on croirait le poète hors du caractère, s’il n’eût fait pressentir auparavant quelle est la fougueuse humeur de ce bon ecclésiastique, en parodiant ainsi le vers connu de Virgile,

« Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ?

Mais Boileau va le ramener, conformément à ses mœurs, au pieux soin de sa personne, grâce aux conseils d’un aumônier, son obéissant acolyte :

« ……… Quel aveugle caprice,
« Quand le dîner est prêt vous appelle à l’office !
« De votre dignité soutenez mieux l’éclat.
« Est-ce pour travailler que vous êtes prélat ?
« À quoi bon ce dégoût et ce zèle inutile ?
« Est-il donc pour jeûner Quatre-Temps ou Vigile ?
« Reprenez vos esprits, et souvenez-vous bien
« Qu’un dîner rechauffé ne valut jamais rien.

Outre les expressions qui retracent la consécration des jours d’abstinence forcée, la dernière sentence contient une vérité éternelle ; et pourtant, la fureur du saint homme est si grande, que son oreille reste sourde à une maxime qui le doit profondément émouvoir. Dès lors quelle idée concevons-nous de sa colère, puisque la gourmandise ne peut même la contrebalancer ! Mais comme il faut que celle-ci l’emporte en dernier lieu, Gilotin, mieux inspiré, joint prudemment les effets aux paroles,

« …… Et ce ministre sage,
« Sur table au même instant fait servir le potage.

Aussitôt quel changement ! quelle religieuse modération !

« Le prélat voit la soupe, et plein d’un saint respect,
« Demeure quelque temps muet à cet aspect.

Moment d’hésitation très naturelle, intervalle mis avec art entre l’appétit naissant qui triomphe et le courroux qui s’affaiblit dans le cœur du prélat.

« Il cède, il dîne enfin ; mais toujours plus farouche,
« Les morceaux trop hâtés se pressent dans sa bouche.

Maintenant on le voit maîtrisé par la gourmandise et la colère à la fois qui règnent ensemble sur lui. Voilà comment on imite les grandes passions ! Boileau, durant son épopée entière, n’a pas démenti les mœurs de ces chapelains ; et, parmi le tumulte de la chicane victorieuse, il les soutient dignement par ces vers pleins de force :

« Loin du bruit cependant les chanoines à table
« Immolent trente mets à leur faim indomptable.
« Leur appétit fougueux, par l’objet excité,
« Parcourt tous les recoins d’un monstrueux pâté :
« Par le sel irritant la soif est allumée.

Et vous savez que, quand ils boivent,

« La cruche au large ventre est vide en un instant.

Ainsi l’auteur des Satires représente aussi fidèlement la voracité des chantres et des sacristains, qu’il avait bien tracé les délicatesses friandes des directeurs de femmes ; car, à l’en croire,

« … De tous mets sucrés, secs, en pâte, ou liquides,
« Les estomacs dévots toujours furent avides :
« Le premier masse-pain pour eux, je crois, se fit,
« Et le premier citron à Rouen fut confit.

Il importait donc de montrer les héros du Lutrin officiant avec zèle à table, afin de leur donner l’allure épique autant qu’à ceux d’Homère, qui ne néglige pas de peindre fréquemment les habitudes des festins.

14e Règle. L’observation des usages et des localités.

Non content d’avoir bien rempli la condition des mœurs, Boileau, rigide observateur de toutes les règles de l’art qu’il enseigna si bien, satisfait encore à la condition des localités : c’est ce qui fera le charme durable de son plaisant ouvrage. Il n’omet pas la description de la moindre coutume, des moindres parties du vêtement ou des parures de ses acteurs ; on croit voir la soutane moirée du chantre, ses gants violets, le rochet, que la jalousie du prélat lui rogna de trois doigts, et l’aumusse qu’il porte en main. Le poète vous fait pénétrer dans l’alcôve où repose l’embonpoint de l’auguste béat sur un lit de duvet et de plume que garnit la molle épaisseur des coussins, et il couvre de rideaux impénétrables ce sanctuaire d’un sommeil béni ; il assigne le lieu où fut déposé le fameux pupitre, la place où cette machine remontée doit tourner sur son pivot, et le banc qu’elle obscurcira ; il vous fait parcourir la nef, la sacristie, et le chœur, vous fait entendre la crécelle du saint-jeudi, dont le bruit perçant arrache les chanoines à leur indolence. Il vous a montré la tour de Montlheriq d’où la Nuit personnifiée tira son sinistre hibou ; enfin, lorsqu’au sortir de l’antre de la Chicane, il va raconter le combat livré par les adversaires, il vous dresse le plan du champ de bataille situé au bas des degrés du palais et au coin de la boutique d’un libraire. Par le magique effet de cette exactitude dans le détail, le lecteur, présent partout, s’intéresse à tous les mouvements, assiste à toute l’action, et ne peut rien confondre ni rien perdre de vue. Or, si la fable la plus mince, imaginée par l’espièglerie du satirique, s’agrandit et prend une telle consistance de l’observation des localités, combien plus importe cette condition aux fables vraiment grandes et héroïques !

Peinture aussi exacte des localités chez l’Arioste que chez Boileau.

N’est-il pas surprenant, par exemple, que le poète de Ferrare, qui chanta les Agramant et les Rodomont, nous ait nettement décrit les remparts, les fossés, les basiliques, les rues de Lutèce, et l’île de la Seine, qui fut le théâtre des assauts livrés aux troupes de Charlemagne, quand le poète français, qui nous raconte un autre siège de Paris soutenu par les ligueurs contre Henri IV, néglige de tracer les lieux où il était né, les circonstances des attaques et des défenses, et tout ce qui eût fixé les idées sur les particularités de l’action générale ? N’est-il pas étrange que notre propre ville nous soit mieux représentée par l’Arioste que par Voltaire ? Ajouterai-je que nous connaissons mieux Pergame et les bords de Xanthe, dans les poèmes de l’Iliade et de l’Énéide, que nous ne reconnaissons Paris et les rives de la Seine dans celui de la Henriade.

Même exactitude sur les localités dans tous les grands poètes épiques.

Ni Hésiode, ni Homère, ni Virgile, ni Valérius Flaccus, ni le Tasse, ni Milton, ne font agir ou marcher un personnage sans dire de quel lieu il part, à quel lieu il va, quels sont ses habits ou ses armes, et sans établir dans l’esprit du lecteur les localités et les coutumes, soit religieuses, soit civiles, soit militaires. Les armures dont se revêtent les rois d’Argos, de Thessalie, et les princes d’Ilion, ont reparu dans tous les tableaux de nos peintres, qui ne nous les ont fait voir sur la toile qu’après les avoir vues chez les poètes grecs et latins. Leur crayon et leurs pinceaux peuvent aussi copier les ornements dont se parent les déesses et les héroïnes dans les solennités de l’Olympe ou de la terre : toutes ces choses leur ont été rendues visibles dans l’épopée. Est-ce un médiocre embellissement aux poèmes de l’antiquité que ces boucliers d’Hercule, d’Achille et d’Énée, industrieusement fabriqués dans les forges de Vulcain ? Est-il indifférent de savoir comment les chars des héros étaient attelés et conduits ? Ne sommes-nous pas curieux de voir les lances et les cimeterres des preux qui joutèrent contre les Orientaux ? Ne voulons-nous pas même pouvoir nommer la fameuse épée de Roland ? Suivez la sainte armée de Godefroi et celle d’Aladin et de Soliman, vous en distinguerez les chefs à leurs cimiers, à leurs visières, à leurs cuirasses, et à leurs brassards ; vous discernerez les fêtes des deux camps à l’appareil des diverses bannières et à l’ordre des pieuses cérémonies dirigées par la croix ou le croissant. Supprimez de la Jérusalem délivrée toutes ces descriptions locales, ignorez la géographie des contrées que parcourent les héros, votre imagination s’égarera dans le confus assemblage des objets, et peu frappée des noms qui ne peignent rien, ne saisira plus ni les faits ni les figures. Mais quel intérêt positif résulte des circonstances recueillies et décrites avec soin ! Le massacre de la Saint-Barthélemy, ou la famine de Paris, vous ferait doublement frémir, si les actions en étaient détaillées aussi épiquement que l’incendie et la ruine d’Ilion.

Remarque instructive de Delille.

« Le ton du poète semble (nous dit le sensible traducteur), augmenter de force et de chaleur pour peindre ces intéressants tableaux des grandeurs humaines précipitées. Toute cette peinture de l’assaut livré au palais de Priam est pleine de verve, de rapidité, et de pathétique : ce qu’on y remarque de plus touchant, c’est le désespoir des Troyens, qui, au défaut d’autres armes, se défendent avec les combles mêmes et les débris du palais, et roulent sur l’ennemi ces poutres dorées, monuments de l’antique magnificence de leurs ancêtres.

« C’est dans les plus petits détails qu’on reconnaît souvent le mieux le grand talent de Virgile. Il avait à exprimer ici une fausse porte ou un passage de communication entre les différents appartements du palais : cela a peu d’importance ; mais si c’est par cette porte ou par ce passage que, dans des temps plus heureux, Andromaque sans suite conduisait à son aïeul le jeune Astyanax, ce petit détail acquiert un grand intérêt. Ce n’est plus cette porte que l’on voit, c’est la plus tendre des mères, le plus chéri des enfants, le plus grand et le plus heureux des rois, et le souvenir attendrissant de cette grandeur évanouie. La peinture de la tour renversée sur les ennemis n’est pas moins admirable : la facilité qu’avaient les Troyens de voir de là leur ville entière, et les vaisseaux des Grecs augmente le regret du sacrifice qu’ils font de ce monument à la nécessité de se défendre. »

Voilà comment la poésie, en consacrant les localités, anime les choses même inanimées ; voilà comment elle transporte le lecteur au milieu des chocs et des siècles passés : voilà comment elle lui fait accompagner tous les pas des héros qu’elle représente, et l’introduit jusque dans leurs foyers. Elle l’enrichit, par ce moyen, de la diversité des régions et des usages exposés dans la marche de la fable ; elle suspend ainsi la narration ou le discours par des images contrastantes, et gouverne à leur aide la curiosité sans cesse réveillée. On ne se lasse ni de la lecture des anciens poètes, ni de celle de la Bible, parce que tout y est clairement circonstancié ; là je retrouve le puits de Jacob, les tentes de l’arabe Ismaël, le trône d’Esther, et j’aperçois les roues vivantes du char d’Ézéchiel : ici je considère la flotte des Argiens, les portiques de Pergame, les jardins d’Alcinoüs, l’armoire d’où Pénélope retire l’arc et les flèches de son époux ; et si mon regard monte dans l’Olympe, il y saisit la forme des sièges immortels qui roulent d’eux-mêmes et se rangent dans le conseil où les Dieux se viennent asseoir. J’éprouve la même agréable surprise à contempler les portes merveilleuses du Pandémonium de Milton qui, sans qu’aucune main les pousse, ouvrent et ferment leurs battants en criant sur leurs gonds inébranlable. Certes la muse qui ne sait pas seulement décrire les objets réels et les sites géographiques, doit renoncer à porter la lumière sur les choses et sur les régions idéales ; c’est peu que d’avoir à peindre les cités, les champs, les fleuves et les mers, que de visiter les cavernes de Polyphème, les gouffres de Charybde et de Scylla, les ateliers de Lemnos, et même les Tartares souterrains ; Homère et Milton atteignent plus haut et vont plus loin.

Peinture des localités imaginaires.

Si le monde connu n’est à vos yeux qu’un chaos d’où votre imagination ne retire point de peinture circonscrite et distincte, saurez-vous figurer les attributs et le vol des puissances intellectuelles, et suivre le chantre du Paradis perdu dans l’immensité des espaces au milieu desquels il assigne la mesure du globe, la carrière des astres, et la séparation préexistante entre le firmament, empire des anges et de la lumière, et l’abîme ténébreux où tombèrent les habitants de la nuit éternelle ? Pourtant ce vaste théâtre de fictions appartient à l’épopée qui doit, sans s’y perdre jamais, voyager dans son étendue.

Ma propre expérience m’apprit quel dut être l’effort du génie de Milton pour décrire tant de choses inconnues, et les placer en des lieux qui même ne sont point, lorsque j’essayai, dans l’Atlantiade, de personnifier les principes de la science newtonienne, et de tracer des objets et des espaces qui ne sont que soupçonnés, en inventant, d’après les modèles des anciens, une théogonie symbolique des lois positives de la nature, telle que nous nous l’expliquons ; la condition des mœurs m’avait arrêté d’abord, et je le fus ensuite par celle des localités. Premièrement où placer mon système divinisé ? Tous les peuples de l’histoire ayant eu leur religion propre, il était absurde de leur supposer des divinités qui n’eussent pas été les leurs. Le silence des annales sur la nation qui habita la terre volcanique de l’île Atlantide, submergée par l’Océan qui reçut son nom, me parut autoriser la création d’un peuple antérieur à tous les autres. Je lui prêtai des dieux, emblèmes de nos connaissances : il eut donc un culte, et par conséquent des dogmes, des rites, et des mœurs. J’avais créé sa religion et ses lois philosophiques après l’avoir créé lui-même ; il me fallut encore créer les localités de son empire. Quant au merveilleux, les formes seules en furent imaginaires : mais l’instruction vint à mon aide pour le fonds. Des dieux représentèrent le centre attirant de l’univers et ses forces contrebalancées : deux immortels jumeaux siégeant aux deux extrémités de l’axe de la sphère céleste devinrent les dieux des pôles ; d’autres divinités résidèrent parmi les astres : la terre eut aussi ses déesses et ses nymphes ; et chez l’une de celles qui régnèrent dans la demeure des volcans, je rencontrai même un dieu foudroyant qui, mieux que Mars, représente la guerre soutenue de l’artillerie ; la physique me découvrit des palais enrichis d’or, de gemmes et de stalactites, et me fit descendre en, jardins où coulaient des sources colorées par des dissolutions des métaux les plus précieux, asiles souterrains non moins magnifiques, non moins brillants que les châteaux et les parcs de toutes les magiciennes. Ces ornements poétiques se multiplièrent par la seule observation des choses locales : je leur dus l’éclat de deux grands épisodes ; l’un sur les phases de la lune et sur les flux de l’Océan, l’autre sur l’antique formation du détroit des colonnes d’Hercule, par la rupture des côtes de l’Afrique et de l’Europe, qui cédèrent passage à l’irruption des mers. La triste pensée de tant de contrées englouties par cet événement, perdu dans la mémoire des hommes, m’inspira ces réflexions nées de la localité même :

« De là sortit ton nom, de là ta gloire est née,
« Fille de l’Océan, ô Méditerranée !
« De qui l’invasion sur tant de bords détruits,
« A d’un déluge entier porté si loin les bruits.
    « Tels se sont entrouverts sur la face du globe,
« En ces grands chocs passés que le temps nous dérobe,
« Les golfes, les détroits, où, des eaux dévorés,
« Mille états populeux sont dans l’abîme entrés.
« Tels s’ouvriront encor, sous nos villes peut-être,
« Les gouffres des volcans que l’on vit apparaître,
« Et des hommes épars, reste des nations,
« En seront les Noés et les Deucalions.

Je vous prie d’observer, messieurs, que si le cours des idées qui composent cette leçon m’a deux fois entraîné à vous entretenir de mes essais épiques, je ne les expose pas comme des exemples, mais comme des efforts que j’ai faits pour ne pas manquer aux conditions des mœurs et des localités, tant leur importance m’apparaît considérable dans l’épopée. Je ne sais d’ailleurs par quelle humble retenue on n’oserait, dans l’étude des lettres aussi bien que dans celle des sciences exactes, appuyer les principes que l’on émet des expériences et des découvertes qu’on peut avoir faites soi-même. La bienveillance que vous m’avez toujours témoignée m’encourage à me dépouiller devant vous de la fausse modestie qui embarrasse l’enseignement, et mon respect pour le public m’empêchera d’abuser jamais de votre complaisance favorable.

Trente-septième séance.
Sur les épisodes.

Messieurs,

Les voyageurs, dont une affaire trop pressante ne hâte point la course, aiment à rencontrer sur leur route des aspects variés qui divertissent leurs yeux et leur esprit, et qui les soulage de la fatigue d’un long trajet sans les éloigner de leur but. Entraînés par le plaisir autant que par l’intérêt, ils s’écartent parfois de leur droit chemin, et prennent des sentiers agréables et fleuris qui les y ramènent : souvent curieux de s’instruire en marchant, ils s’arrêtent sur leur passage, ils observent les lieux et les mœurs ; ils écoutent les bruits qui les frappent ; et recueillent les récits des aventures avec attention : n’en est-il pas de même des lecteurs ? Le poète épique, jaloux de leur faire parcourir la vaste carrière qu’il leur ouvre, ne doit donc pas oublier de les tenir en haleine, par l’intérêt, le plaisir, et l’instruction. Nous avons démontré que l’intérêt résulte d’une action commencée, de laquelle la curiosité cherche à connaître le nœud et la fin : par conséquent il faut que le narrateur ne trompe jamais leur espérance, et n’en retarde pas trop l’accomplissement ; mais, comme à cet intérêt se joint le goût des distractions et de l’enseignement, il peut les amuser en les menant par des détours au terme vers lequel ils tendent, et les délasser dans leur marche, en leur ménageant des pauses, ou en leur offrant des vues instructives qui ralentissent leurs pas. Cette nécessité fait une loi dans l’épopée de la condition des épisodes. On voit en ceci, comme en nos leçons antécédentes, que nous prenons toujours le besoin naturel pour base de toutes nos règles littéraires. Une exacte analyse conduit à prouver que les règles qui n’ont pas ce fondement ne sont point positives, et sortent arbitrairement du système qui constitue le bon et le beau.

15e Règle. Les épisodes.

Les épisodes sont dans la poésie épique ce que sont les digressions dans le discours : en effet l’épopée étant une narration continue, ne souffre rien d’étranger au récit, et n’admet ni les réflexions morales, ni les développements oratoires qui interviennent subsidiairement dans le sujet des traités polémiques, des harangues, ou des panégyriques. Qu’est-ce qu’un épisode ? une histoire incidentelle dérivant de l’histoire principale que le poète raconte : il devient un hors-d’œuvre qui surcharge inutilement le poème, s’il ne rentre dans le fait exposé d’abord, et s’il ne s’y rattache secondairement. Au contraire, il en est un des plus beaux ornements, s’il se mêle à l’action sans l’interrompre, et s’il s’y incorpore comme un des membres animés de la fable. Considérez l’épisode sous ce point de vue relativement au tout, dont il ne compose qu’une faible partie, et considérez-le comme un tout dans sa composition partielle ; car vous pourriez le détacher du corps de l’épopée sans que celui-ci perdît autre chose qu’un embellissement ; mais il se forme d’une petite action qui doit avoir son exposition, son nœud, et son dénouement ; ainsi vous ne pourriez lui retrancher de ses éléments sans nuire à son intégralité particulière. Je dis qu’on peut à la rigueur ôter au poème ses épisodes sans le tronquer ; oui sans doute : néanmoins les meilleures fables incidentelles se lient si intimement à la fable principale qu’on ne les en séparerait qu’au préjudice de celle-ci, et que leur absence y laisserait une lacune à remplir. Autrement il n’est rien que le caprice de l’imagination n’introduisît dans un ouvrage à l’aide d’un léger artifice, ou d’une transition forcée : toutes les anecdotes du monde trouveraient leur place à côté du moindre fait ; et l’esprit du lecteur chercherait vainement, en partant d’un point, à quel autre point l’auteur eût dessein de le conduire.

L’usage limité des épisodes doit par conséquent se borner à l’agrément qu’ils apportent, puisque leur abus ferait disparaître l’essentiel. L’art exige qu’on n’en modère pas moins l’effet que l’usage ; et ce n’est pas un des moindres inconvénients de leur, emploi que de les mal choisir, quelque inhérents qu’ils paraissent à l’action. N’excitent-ils qu’un intérêt faible ; la diversion qu’ils causent paraît superflue ou traînante : en produisent-ils un puissant ; ils attirent à eux seuls la plus forte part de l’attention réservée à la totalité de l’ouvrage, et la vive impression que l’esprit en reçoit fait tomber tout le reste en langueur. Quand leur choix est bien assorti au sujet du poème, quand leur proportion n’excède pas la place qu’ils doivent occuper, quand, sans faire disparate avec le fonds, ils le soutiennent, le parent et le diversifient, alors ils servent au développement du fait qu’ils accompagnent, ils augmentent la richesse des détails, ils rompent l’uniformité de la narration, et ajoutent à la vraisemblance de l’ensemble.

Regardez le cours des événements naturels : tout grand fait entraîne, depuis la première impulsion donnée jusqu’à son achèvement, une multitude de petites incidences que l’historien ramasse pour les ranger avec discernement dans leur ordre nécessaire. Une quantité de circonstances et d’actions particulières influe sur le résultat général, et souvent le prépare et le produit. Telle est la marche ordinaire des choses : l’imitation qui doit la suivre représentera donc rarement une grande action seule, nue et dégagée de tous les faits qui en secondent l’accomplissement, et de toutes circonstances accessoires ; sinon, infidèle à la vérité même, elle omettra l’utile et sortira du possible, unique fondement du vraisemblable. Le nombre et l’étendue des épisodes dépendent de la nature et de la force de l’action : celle de l’Iliade, vive, rapide, véhémente, et se précipitant sans repos à sa fin, ne comportera que de courts incidents ; celle de l’Odyssée, lentement progressive, et n’arrivant à son terme que par des sinuosités, se remplira de diverses aventures enchaînées les unes aux autres, ainsi qu’elles le sont dans le cours d’un long voyage. Cette dernière marche sera celle de l’Énéide, dont le héros passe comme Ulysse, de mers en mers, et de villes en villes, avant de parvenir au lieu de sa destination.

Épisodes de Virgile, en exemple à tous les poètes épiques.

C’est à cette épopée de nous fournir à la fois les modèles des meilleures épisodes épiques, et les exemples des défauts presque inévitables en les employant, puisque l’art et le goût exquis de Virgile n’a pu que les pallier ou les couvrir d’un éclat qui les a rendus éblouissants. On s’abuserait de croire que les second et troisième chants, remplis de la narration faite par la bouche d’Énée, soient épisodiques : ils forment une partie expositive de la fable, que l’auteur ramène sur elle-même par le moyen des récits, afin de subvertir l’ordre historique des événements qu’il lui a fallu laisser en arrière pour se jeter au milieu de l’action. L’embrasement de Troie est la cause de la fuite d’Énée ; et sa navigation vers les contrées qu’il a parcourues est le commencement de l’entreprise qu’il n’achève qu’en abordant au Latium. Ces deux chants tiennent donc essentiellement au sujet que célèbre le poète ; mais ils renferment des incidents dont la suppression n’empêcherait pas que la fable restât en son entier ; et voilà proprement ce qu’on appelle des épisodes. Voyons néanmoins avec quel art ils sont liés au tout, de façon à paraître nécessaires à l’ensemble.

Épisode de Sinon.

Les Troyens, fatigués d’un long siège, se flattant que les Grecs ont enfin abandonné leurs camps, accourent sur le rivage déserté par leurs ennemis, qu’ils croient embarqués et déjà loin d’eux sur les mers ; ils se livrent à la joie que leur inspire une sécurité nouvelle, lorsque le fourbe Sinon, traîné les fers au mains devant leur roi, fait succéder le sentiment d’une compassion générale aux transports de l’allégresse publique. Le récit de son infortune simulée, des fausses persécutions d’Ulysse, du sanglant sacrifice dont il sauva sa tête, attire momentanément sur lui seul un intérêt qui suspend celui qu’on porte aux habitants d’Ilion ; mais si l’exposition et le nœud de sa feinte aventure semblent détourner l’esprit de son premier but, le dénouement l’y reconduit aussitôt, et cet éloquent épisode devient un des ressorts de l’action même ; il répand une source de pitié sur les victimes de l’artificieux étranger ; il concourt à signaler leur aveugle confiance et la magnanime bonté de Priam, qu’il fait connaître à l’heure où la mort va le punir de sa générosité pour un perfide ; enfin il détermine l’instant de la chute de Troie.

Épisode du Laocoon.

À peine cet acte épisodique est-il achevé qu’un autre commence avec des circonstances plus menaçantes et plus terribles. Considérez comme Virgile sait varier soudain la forme de deux incidents qui se touchent de si près. Le premier est raconté par un personnage qu’Énée fait parler avec toutes les recherches oratoires si communes aux Grecs savants dans l’art de feindre, d’émouvoir et de persuader ; le second est rapporté par Énée lui-même en un langage tout descriptif, où la concision ne diminue rien de la richesse des images qui causent l’étonnement et l’épouvante. Rappeler la mort de Laocoon, c’est retracer au souvenir le morceau le plus parfait en tous points ; c’est rendre aux yeux et aux cœurs la présence du double chef-d’œuvre de la poésie et de la sculpture, qui figurèrent à l’envi l’une et l’autre, le double supplice d’un pontife enlacé par des serpents entre ses deux jeunes fils ; c’est renouveler le spectacle du martyre de l’auguste père expirant avec eux en des vers douloureux et déchirants, et, selon une sublime expression latine, saxo moriente , dans un marbre qui respire et qui meurt. Observez aussi que le trépas de Laocoon, offert aux regards des Troyens, passe dans leur crédulité pour le châtiment rigoureux de la déesse à qui fut consacré le cheval funeste qu’il insulta d’un coup de sa javeline, et que cette terrible scène décide l’introduction de la machine incendiaire qui menace leurs remparts. Ainsi donc l’admirable épisode concourt encore puissamment à la catastrophe principale.

Le même chant, si fertile en incidences nécessaires, offre, dans une succession graduelle de scènes de fureur et de carnage, le destin du jeune Corèbe, dont la mort ajoute au pathétique de celle de la prêtresse Cassandre, qu’il aime et qu’il voit arracher du sanctuaire au seuil duquel il l’a vainement défendue au prix de sa vie. Ces tragiques événements, et quelques autres qui les suivent, se détachent en haut relief sur le tableau que le docte peintre a semé de groupes habilement distribués sur les divers plans, afin que des couleurs distinctes et des traits vivement prononcés échappassent à la confusion de mille objets horribles.

Épisode de la mort de Priam.

Je ne vous arrêterai que sur le plus frappant de ces nombreux épisodes, et ce sera pour vous reproduire les remarques profitables que Delille a publiées à la suite de sa traduction. « Je ne crois pas, écrivit-il, qu’il y ait rien dans Homère d’aussi beau que ce récit de la mort de Priam. » Cette phrase n’est, je crois, que l’expression dictée par un extrême enthousiasme, et ne peut être prise à la lettre ; autrement, ni mon respect, ni mon ancienne amitié pour le traducteur ne m’empêcheraient de répondre que les plus réelles beautés de Virgile ne surpassent point ce qu’Homère a de sublime, et que son plus grand effort se borne à l’égaler en ce qu’il a de plus grand : c’est ce que nous prouverons en examinant l’Iliade. Je reviens à la note, qui, du reste, est excellente :

Remarque de Delille.

« Que Priam, surpris au milieu de son palais, déjà vaincu par le chagrin et la vieillesse, perde sous les coups de Pyrrhus une vie prête à s’éteindre, cela serait déjà touchant ; mais que ce monarque ranime sa vieillesse, et résolu de mourir en roi, arme ses faibles mains d’un fer inutile ; qu’Hécube, refugiée avec ses malheureuses filles sous un laurier sacré à côté d’un autel protecteur, détourne ce vieillard d’un vain projet de défense, et le place à côté d’elle ; qu’un de ses enfants, poursuivi par Pyrrhus, vienne tomber mort à ses pieds, et souille de son sang ses cheveux blanchis par l’âge ; qu’alors l’indignation paternelle s’exhale en imprécations ; que par un dernier effort, il jette d’un bras débile un trait languissant qui vient mourir sur le bouclier de Pyrrhus ; que ce guerrier, naturellement violent, et surtout irrité par la comparaison que fait Priam de sa lâcheté avec la magnanimité de son père, qui lui rendit le corps d’Hector, le traîne à l’autel, et termine sa vie : voilà une belle, une admirable, une sublime composition ! Tous les détails ajoutent à l’ensemble ; la comparaison d’Hécube et de ses filles avec de faibles colombes, qui se pressent l’une contre l’autre pendant l’orage, est à la fois gracieuse et touchante ; rien n’est plus pathétique que le discours de Priam couvert du sang de son fils. L’indignation de Pyrrhus, attaqué dans ce qui le touche le plus, dans sa gloire et dans son orgueil à la fois, rend plus excusable l’atrocité de sa vengeance. N’oublions pas que Priam vient de reprocher à ce héros, héritier de toute la fierté d’Achille, d’avoir dégénéré de son père : c’est ce mot qui décide de la mort de Priam ; et si ce malheureux prince, au moment où Pyrrhus est prêt à tuer son fils, se fût écrié, songe quelle eût été la douleur d’Achille, si sous ses yeux on eût attenté à tes jours ! peut-être que ce peu de mots l’aurait désarmé. »

La fin de cette note confirme la vérité de ce que j’observais au commencement : Homère est rivalisé dignement dans ce morceau ; mais il n’y est pas vaincu, puisque la réponse que Delille imagine pour mieux émouvoir Pyrrhus est une sorte de réminiscence des simples et belles paroles que le Priam de l’Iliade adresse aux pieds d’Achille, qu’il veut attendrir sur ses malheurs et sur sa vieillesse : « Souviens-toi de ton père Pélée », et le meurtrier d’Hector fond aussitôt en pleurs avec le vieux roi. N’ai-je donc pas raison de dire qu’on atteint à peine les sublimités du poète grec, et que Virgile apprit de lui, pour me servir des termes ingénieux du traducteur, la savante généalogie des idées, et comment elles sont de proche en proche réveillées les unes par les autres ? Loin que cet art, si bien connu de Virgile, le fût mieux de lui que d’Homère, c’est à l’aide d’une imitation déguisée de ce bel endroit que, par ces nuances des images qui s’entraînent mutuellement, par ces fins et mystérieux passages des idées qui s’engendrent entre elles, Énée, à l’aspect de la mort du vieux Priam, songe aux périls de son vieux père Anchise, et que cette seule pensée lie aussitôt l’épisode à la continuation du sujet. Voilà comment le génie sait s’approprier ce qu’il emprunte, et rend original tout ce qu’il imite. Si l’auteur latin eût remplacé le discours injurieux de Priam par la touchante exclamation que la sensibilité de Delille eût voulu lui suggérer, le dialogue eût été moins vrai, et le meurtre du vieillard plus odieux. La scène, dans l’Iliade ; se passe sous la tente d’Achille et dans un moment de repos. Ici tout se fait et se dit au milieu du tumulte d’une cité prise d’assaut et livrée aux flammes ; horrible instant où les chefs comme les soldats s’enivrent d’une brutale fureur, où la pitié n’a plus d’accès, où tous les sentiments généreux sont étouffés, et où les guerriers, ne se distinguant plus que par leur rage dans le sang et l’incendie, ressemblent à des bêtes farouches sans yeux pour les larmes, sans oreilles pour les cris, et sans commisération pour le sexe ni pour l’âge. C’est là ce qu’a montré Virgile dans les reproches du malheureux père et dans l’inhumanité du vainqueur. Tout autre dialogue eût été déplacé, quelque préférable qu’il eût paru. Virgile l’a si bien senti, qu’il s’est gardé de renouveler en ce lieu le pathétique rapprochement de pensées qui désarme Achille, et qui n’eût pas alors désarmé son fils ; et pourtant ce moyen s’était offert à son esprit, puisqu’on le retrouve imité plus bas à l’égard d’Énée, ému tout à coup du souvenir d’Anchise, en voyant le vénérable monarque exhaler sa vie par une large blessure… Subiit cari genitoris imago.

Épisode d’Hélène, dans le deuxième chant de l’Énéide.

L’image d’un père menacé devient la transition qui, du milieu des transports du carnage, conduit le poète à un allégorique épisode plein de charme et de pitié, épisode qui naît encore du fonds des choses, et qui se distingue des précédents par une forme et des couleurs différentes. Hélène, de qui la beauté que vantaient les vieillards phrygiens eux-mêmes, fut la cause de la destruction de leur ville ; Hélène apparaît cachée derrière le seuil d’un temple aux yeux irrités d’Énée, témoin de la ruine de sa patrie et de la chute des grandeurs d’une famille royale qui périt sous le glaive, et d’un empire qui s’évanouit dans les flammes : quel tableau ! La lueur des feux homicides qu’alluma cette coupable femme éclaire son visage, qui pâlit à la lumière ; le héros, dont le courroux se réveille à sa vue, s’excite à la punir ; il s’avance prêt à l’immoler ; mais Vénus descend de l’Olympe, et la protège contre son fils en se dévoilant toute entière à ses regards : emblème délicieux du pouvoir de la beauté, que défend contre la haine et la colère le seul aspect de son. éclat et de ses larmes ! ingénieuse allégorie, dans laquelle se confondent le merveilleux et le vrai, qui se prêtent tous deux une force mutuelle !

Je m’étonne que les commentateurs n’aient pas relevé plus hautement ce sublime passage, qui contraste par tant de grâces avec les effrayants objets qui l’environnent : ils eussent remarqué qu’Énée, déjà disposé par sa tendresse filiale à des sentiments moins cruels, incline plus facilement à l’indulgente pitié qui le surprend et le séduit. Supposez qu’Hélène lui fût apparue à travers les chocs des armes et dans la première émotion de sa vengeance, quand son cœur était emporté par les spectacles du meurtre ; le bandeau, qui eût aveuglé sa fureur, eût dérobé ses appas à sa vue, et l’eût rendu peut-être inflexible. On ignore si l’on doit plus admirer l’art de cette invention que la judicieuse habileté de l’inventeur à mettre si exactement les choses à leur place. On se demande s’il ne faut pas le louer davantage de sa profonde connaissance des mouvements du cœur humain, et des ressources qu’il retire de leur usage pour accroître l’intérêt qu’il veut répandre sur son héros et sur le malheur des Troyens. Il représente les Grecs, et Pyrrhus à leur tête, n’épargnant rien, et n’assouvissant qu’avec peine leur soif du sang excitée par la seule attente d’un triomphe complet. Il leur oppose Énée, spectateur du renversement de ses murs embrasés et du carnage de ses concitoyens, qui, dans l’horreur de ces calamités, éprouve encore une compassion généreuse envers l’auteur de tant de maux irréparables, surmonte ses justes ressentiments, et se laisse attendrir par une femme muette d’effroi. Cette opposition, honorable à son héros, n’est-elle pas absolument dans la nature ? ne retrace-t-elle pas généralement la différence qui existe toujours entre le fort et le faible, entre l’heureux et le malheureux ? La victoire en effet tend à exalter la violence et l’orgueil ; la défaite, ainsi que toutes les autres infortunes, rend les hommes à des impressions profondes qui les dépouillent de leur cruauté : l’une est présomptueuse, barbare, inhumaine, ce qui la porte à tout oser, à tout sacrifier : l’autre est abattue, souffrante, et réfléchie, ce qui lui apprend à compatir, et à ne pas repousser la prière.

Nous plaignons le malheur parce qu’il rappelle les âmes à la modération et aux vertus : nous haïssons les passions de la prospérité, parce qu’elle foule les lois et la faiblesse à ses pieds dans le triomphe qui l’étourdit et qui l’aveugle ; de là naît le sentiment unanime qui nous fait aimer et embrasser la cause de tous les vaincus ; de là naissent l’aversion et les mépris universels pour les férocités qui souillent la gloire de tous les vainqueurs.

Épisode de Créuse.

Ne quittons pas encore ce deuxième chant de Virgile, chant magnifique et si digne d’éternels éloges. Le pieux Énée, chargé de son père, de son fils, de ses pénates, et de la conduite du reste de son peuple, et suivi de Créuse, nouveau ressort de cette poétique machine, va fournir un épisode savamment imaginé pour faire rentrer le héros à peine sorti de Troie, que les Grecs livrent aux feux, au meurtre et au pillage, dans Troie désormais fumante, à demi consumée, réduite en cendres, et triste proie des ennemis qui se partagent ses trésors, ses débris, et ses familles captives. Par ce moyen un double tableau vous offre Ilion sous une seconde face : vous avez assisté d’abord aux impétueuses dévastations de la guerre, vous contemplez après les suites lamentables de ses désastres ; et la pitié qui vous pénètre s’égale en votre âme à la terreur qui vous a saisis. Que dire d’un si parfait complément produit par la liaison heureuse des épisodes, si ce n’est de les recommander sans cesse pour modèles ? On ne peut exprimer leur effet que par des exclamations et des applaudissements.

Les épisodes du chant suivant portent l’empreinte d’une douce mélancolie qui, charmant et reposant le lecteur, signalent aussi bien la vive sensibilité du poète que son rare talent à les conformer au sujet, aux personnages et aux époques célébrés par son génie. Nous n’analyserons pas l’incident si connu des amours de Didon : l’admiration des siècles commande la nôtre, et nous en ressentons une si intimement sincère, qu’on ne fera pas à notre goût l’offense d’en douter : ne parlons de ce grand exemple qu’afin de démontrer en quoi son excessive beauté devient nuisible à l’intérêt total : mais ce peu de mots suffit ; car on n’a pas à craindre qu’un excès d’éclat répandu sur un seul chant redevienne souvent le défaut des poèmes ; et, s’il se renouvelait, il faudrait encore s’en laisser éblouir, et ne pas alarmer le poète à qui l’on n’aurait à reprocher que cette faute résultante d’une sublimité démesurée.

Épisode de Cacus.

Passons donc à l’aventure de Cacus, morceau classique et vanté. S’il est à l’abri de toute critique, il ne l’est pas de tout éloge nouveau : on en a loué la rapidité narrative, l’harmonie métrique, la variété d’images, la richesse de nuances et de couleurs : mais je ne crois pas qu’on ait observé combien il y a de sagesse et d’art dans le choix de cet épisode et dans le choix de l’interlocuteur qui le raconte. Évandre est un monarque d’un âge expérimenté) qui parle à un futur législateur : quoi de plus convenable en sa bouche que le récit du châtiment de la rapine et de la barbarie personnalisées sous les traits d’un monstre du brigandage terrassé par une force légitime que représente la figure d’Hercule ? Ne reconnaît-on pas en cette allégorie frappante la pureté du goût qui présida partout à la composition de l’Énéide, et pense-t-on que le hasard ou le caprice des prétendues inspirations dirigent si constamment l’ordonnance des réelles beautés littéraires ?

Rapports entre quatre épisodes semblables, traités par quatre grands poètes.

Comparons maintenant la manière dont quatre principaux auteurs épiques ont traité des épisodes ressemblants, dont le premier modèle fut tiré d’Homère, qui reste toujours à la tête des inventeurs, et dont les trois autres semblent empruntés successivement de lui.

Épisode d’Ulysse et Diomède.

Parmi les nombreux combats décrits dans l’Iliade, l’expédition nocturne de deux héros rompt l’uniformité de ces luttes guerrières, dont l’imagination la plus féconde a tant varié les circonstances. Un conseil militaire, présidé par les Atrides, autorise Ulysse et Diomède à pénétrer dans le camp des Troyens, par lequel est assiégé le leur : en ce même temps, Hector promet à Dolon une ample récompense, s’il ose passer jusqu’aux tentes des Grecs, et s’il revient instruit des secrets de leurs mouvements : l’espion accepte le message ; il part : Ulysse et Diomède le rencontrent dans l’ombre, et le tuent après l’avoir interrogé sur la situation de leurs ennemis : ils entrent ensuite au quartier de Rhésus ; et, tandis que Diomède égorge ce roi de Thrace et ses défenseurs endormis, Ulysse s’empare de ses chevaux précieux qui, au travers des cadavres, reportent les deux guerriers hors de la sanglante enceinte, et sur le chemin de la flotte où les rois attendent leur retour et les reçoivent triomphants.

Épisode d’Euryale et Nisus.

Aux circonstances d’une entreprise pareille, Virgile ajoute l’intérêt de la jeunesse d’Euryale et de Nisus, d’un héroïsme naissant qui tente un premier essai d’audace, et du dévouement d’une amitié magnanime. Même conseil tenu par les sages commandants de l’armée qui donnent leur consentement au départ des généreux amis ; même promesse de la part d’Ascagne, qui leur destine pour salaire les chevaux de Turnus avant de l’avoir vaincu, comme Hector flatte son messager de lui accorder les coursiers de l’invincible Achille : même invocation aux dieux ; même espoir de réussite ; même carnage des Rutules plongés dans le sommeil et les ténèbres ; même spoliation des dépouilles de l’ennemi ; même impatience des Troyens, assiégés de près en l’absence de leur prince, à recevoir des nouvelles de leurs envoyés ; mais au lieu d’un succès semblable à celui des deux Grecs, le revers et la mort attendrissante des deux adolescents terminent cet autre épisode par un dénouement tragique. Cette catastrophe implique une seconde imitation d’un passage admiré dans Homère : l’attitude et le saisissement d’Andromaque, au premier bruit du trépas d’Hector, se reproduisent fidèlement dans le trouble de la mère d’Euryale, à la fatale annonce de la perte de son fils.

« Soudain, sans mouvement, sans chaleur et sans voix.
« Elle tombe ; l’aiguille échappe de ses doigts,
« Et le lin déroulé fuit de sa main tremblante :
« Tout à coup, ranimant sa force languissante,
« Se meurtrissant le sein, arrachant ses cheveux,
« Malheureuse, elle court avec des cris affreux,
« Fend les rangs des soldats, vole au haut des murailles :
« La pudeur, le danger, l’appareil des batailles,
« Sa douleur brave tout.

Et dès qu’elle élève la voix, ses plaintes ne sont pas moins douloureuses que celles de la gémissante Andromaque. Il ne s’agit, à cette heure, que de juger spécialement de l’essence et du fonds des épisodes. Quand nous en viendrons à la condition du style, nous rapprocherons les deux traductions que Lebrun et Delille ont faites du beau morceau d’Euryale et Nisus. Il paraît que la triste catastrophe, qui le finit, est un perfectionnement qui rend l’épisode de Virgile préférable à celui d’Homère ; car les autres poètes qui les ont imités l’un et l’autre, ont dénoué de pareils incidents, non par le bonheur comme le chantre grec, mais par le malheur comme le chantre latin.

Épisode de Cléridan et de Médor.

C’est sur ce dernier exemple qu’Arioste semble avoir calqué l’intéressante aventure de Cléridan et de Médor ; le motif qu’il prête aux deux jeunes Sarrasins a quelque chose de plus touchant que le vain désir de s’illustrer par un coup d’éclat. Médor, fidèle à la reconnaissance envers son prince et plein du regret de sa perte, veut lui rendre des devoirs au-delà même de la vie, et se résout à exposer la sienne pour lui donner la sépulture. Le corps de Dardinel reste abandonné sur le champ de bataille, que gardent encore les troupes de Charlemagne. Le généreux page forme le dessein d’enlever cette chère dépouille aux victorieux auteurs de la déroute qui consterne tout le camp des Africains : il profite de la nuit ; et la noble amitié de Cléridan l’accompagne, ainsi qu’Euryale accompagnait Nisus. Les voilà marchant dans l’ombre, et cherchant à travers les dangers, et dans la foule des morts, le précieux cadavre de leur maître. Médor le découvre et se charge courageusement de ce fardeau : un escadron s’approche : la frayeur sépare les deux amis. Cléridan s’évade dans l’obscurité, se croyant suivi de Médor, à qui le péril fait rejeter trop tard le faix qu’il ne veut pas quitter, et qui ralentit sa fuite. De son côté, Cléridan est déjà hors d’atteinte ; mais se retournant et n’apercevant plus son compagnon, il revient précipitamment sur la route où Médor lutte contre de nombreux assaillants jaloux de lui arracher le corps de son roi, et la lumière. N’est-ce pas ainsi que le tendre Nisus, égaré loin de son Euryale, revole à son secours au-devant de la mort qu’il reçoit avec lui ? Cléridan, comme Nisus, lance des traits sur les adversaires de Médor, et leur colère s’apprête à s’en venger en l’immolant à ses yeux : il se jette au milieu du combat ; et la seule différence de leur sort et de celui des jeunes Troyens, c’est que Médor, profondément blessé, survit au trépas de son cher Cléridan, et que, laissé mourant sur la terre, il pleure à la fois la mort de son roi et celle de son ami. Cette charmante histoire, moins belle par l’exécution que l’épisode de Virgile, l’emporte par la beauté de la composition, en offrant le double spectacle d’une fidélité pieuse et d’une amitié fraternelle. Un avantage plus important s’y joint : ôtez l’incident de l’Énéide, ce poème n’en sera pas moins entier, et n’aura perdu qu’une riche parure : ôtez l’incident du Roland furieux, vous tranchez le nœud central de l’action ; vous mutilez la fable à laquelle l’Arioste a pris soin de l’attacher intimement. La superbe Angélique ne doit-elle pas rencontrer Médor ? Ce beau page dont l’aspect gracieux suspendit le glaive d’un chef de meurtriers, ne désarmera-t-il pas mieux l’insensible orgueil de la reine de Cathay ? La pâleur d’un héros adolescent, la pitié qu’excite la vue de sa blessure, le récit de son acte magnanime, le plaisir de la bienfaisance animée par l’espoir de le guérir, ses regards et sa brûlante approche au moment de la convalescence, n’en voilà-t-il pas plus qu’il ne faut pour vaincre les dédains de la fille la plus sévère, et même pour tourner la tête à une femme plus chaste qu’une prude ? Angélique ne voudra ni faire soupirer de chagrin, ni désoler un cœur qu’elle a fait renaître ; elle achèvera de soulager toutes ses souffrances avec d’autant plus d’empressement, que les plaies de l’amour sont contagieuses pour une princesse, médecin d’un page. Il faudra qu’un prompt hymen devienne leur commun spécifique, et le remède salutaire à tous deux : malheur donc à Roland qui apprendra comment s’est opérée la guérison radicale, et qu’une plus violente maladie rendra bientôt fou de désespoir. C’est ainsi que la marche de tout le poème s’enchaîne à cet unique épisode. L’Arioste s’est montré par là le plus ingénieux à lier les incidences au fonds principal, et son talent excelle en cette partie.

On présume que les progrès des sciences exactes tendent à leur avancement perpétuel, tandis que les lettres font souvent des pas rétrogrades ; mais nous voyons, dans ces exemples, que la poésie hérite des découvertes antérieures, et marche de même au perfectionnement que lui procure l’imitation. Notre analyse est partie d’Homère, qui, pour ainsi dire, a fourni la matière première, et l’a d’abord façonnée. Virgile ensuite l’a plus délicatement remaniée ; elle a reçu de meilleures formes encore en sortant des mains industrieuses de l’Arioste ; et nous la trouvons enfin repétrie, et refondue purement dans le poétique moule de la Jérusalem délivrée. L’emprunt du Tasse est le même, le talent de le mettre en valeur n’est pas moins grand que chez l’Arioste, et l’art de le déguiser, en se l’appropriant, y ajoute un sceau d’originalité.

Épisode de Clorinde et Tancrède.

Ce ne sont plus deux guerriers tels qu’Ulysse et Diomède, deux jeunes amis tels qu’Euryale et Nisus, qui s’offrent à partager dans la nuit les périls et la gloire d’une incursion secrète ; c’est une héroïne impatiente de se distinguer par quelque exploit extraordinaire, et qui veut brûler une des tours ambulantes que les chrétiens ont construites pour menacer les remparts de Solyme. Le caractère et la physionomie de cette guerrière rappelle le personnage épisodique de la vaillante Camille, alliée de Turnus et du roi de Laurente, comme Clorinde est l’alliée du soudan Aladin et d’Argant, son fier compagnon d’armes : elle consulte celui-ci sur son projet : tous deux reçoivent leur mission du monarque, dans une assemblée des chefs principaux de la ville, à l’exemple des héros que nous avons cités. Ils partent ensemble, et des hasards conformes à ceux que nous avons remarqués les désunissent au milieu des camps ennemis. Argant, assailli par le nombre, se réfugie dans les murailles de Sion ; Clorinde, sur qui les portes se referment, combat errante autour des fossés ; et rencontrée en ses courses par Tancrède, son amant, méconnue de lui dans les ténèbres, et sous la noire armure qui la couvre, elle le force à se défendre de ses agressions, et reçoit la mort de la main du héros qui la pleure, et qui l’ondoie des eaux baptismales, avant que de s’en séparer à jamais. Épargnons-nous le développement des circonstances pathétiques de cette aventure, que nous avons examinée déjà sous un autre point de vue, en démontrant ce que l’amour et la religion lui imprimaient d’attendrissant et d’auguste. Disons seulement qu’il fallut le génie de Virgile et du Tasse pour anoblir les traits de Camille et de Clorinde, au point de leur donner une grandeur épique : la vertu de ces amazones convient rarement à la sévérité de l’épopée : je ne sais quel ridicule se mêle à toutes les démarches de ces femmes masculines et chevaleresques ; mais si les Penthésilées et les Thomiris ne s’en sont pas sauvées, nous sommes en droit d’assurer que les guerrières ont des mœurs trop hardies et trop bizarres pour ne pas défigurer un peu les peintures du beau idéal. Qu’on se représente vraiment ce qu’il y a de hideux à pour fendre des corps, à couper des bras et des têtes, ce qu’il y a de licence à piller et brûler les bourgs et les campagnes ; ce qu’il y a de hasardeux à chevaucher jour et nuit par monts et par vaux ; et l’on verra si le métier de la guerre s’accorde avec les grâces, la modeste réserve, la timide sensibilité d’un sexe qui ne triomphe de la force que par la décence et la pudeur. Comment concilier l’image de la beauté avec les convulsions de la colère et de la féroce rage ? Comment concilier l’innocence avec le meurtre, et surtout la chasteté avec les risques, sans cesse courus par les robustes Marphises et les vigoureuses Bradamantes ? Leur honneur se tire-t-il bien intact de toutes les rencontres des preux, lance en arrêt devant elles, joutant et les désarçonnant ? N’est-ce pas, par miracle, que la vagabonde Angélique, quelque altière, quelque froide qu’elle soit, échappe au jeune défenseur qui, l’ayant délivrée d’un monstre marin, et emportant sur le dos de son hippogriffe cette moderne Andromède, aussi nue que l’antique, s’enflamme pour les charmes dévoilés qu’il tient en croupe, et ne peut s’empêcher de se tourner vers eux de temps en temps, et d’y lancer d’infidèles œillades qui la font trembler, jusqu’à la dernière crise où certain magique anneau la rend fort pudiquement invisible ? Ces sortes d’épreuves, dont les lecteurs honnêtes frissonnent pour les héroïnes, m’ont convaincu qu’elles ne doivent entrer qu’épisodiquement dans l’épopée sérieuse ; la vaillante effronterie de ces belles aventurières les relègue chez les muses grivoises du Roland furieux et de la Pucelle ; car, dans la poésie et dans la peinture homérique, la plus noble cavalière ne sied pas si bien qu’une Hélène inspirant la volupté, qu’une Andromaque pleurant sur le malheur des combats, et qu’une Hersilie séparant des guerriers par la seule puissance des larmes, cette Hersilie qui inspira l’un des plus beaux tableaux au grand peintre des Horaces et de Léonidas !

Nous aimons à voir le fer tomber de la main d’Armide au moment de poignarder l’ennemi dont la jeunesse l’éblouit et l’enchaîne : nous nous plaisons à la douce victoire qu’elle remporte sur un lit de fleurs : nous ne nous intéressons qu’aux tendres luttes de l’amour et du devoir, seuls combats qui relèvent en l’animant la beauté d’un sexe délicat et sensible. S’il est agréable de suivre un moment la démarche embarrassée de la faible Herminie, si l’on sourit de la peine qu’elle éprouve à porter la lourde armure sous laquelle son sein palpite de crainte, c’est qu’on reconnaît en elle une amante périlleusement déguisée : l’esprit, qui l’accompagne avec plaisir dans sa fuite, partage tellement son émotion, qu’à l’heure où, refugiée sous la chaumière des pasteurs, elle y détache sa cuirasse, on croit soi-même en déposer le poids. Méditons ces épisodes charmants : le Tasse, mieux que personne, a su faire contraster les images de la faiblesse avec les plus énergiques figures. Chacun de ces incidents s’enlace et se prolonge dans la contexture entière de son élégant ouvrage.

[Autres épisodes.]
Épisode d’Olinde.

On n’en pourrait excepter que l’histoire d’Olinde ; mais elle sert à jeter une teinte odieuse sur les infidèles, afin que la cause des croisés en ressorte plus pure : elle ouvre la scène par un spectacle de pitié profonde : elle devient l’occasion de signaler aussitôt la tyrannie d’Aladin, et les caractères de ses défenseurs. Qu’aurait-on inventé de plus frappant ? et quel besoin aurait eu l’auteur d’étendre ce sujet et de le conduire plus loin ? On lui conseilla de le supprimer ; mais heureusement il n’y renonça pas. Ce n’est pas la seule fois que le génie eut raison contre la critique, et se dirigea mieux en s’écoutant lui-même. Les périls qu’Olinde et son amant courent l’un pour l’autre sur le bûcher, où la fureur veut leur faire expier leur généreux héroïsme, n’occupent point assez de place dans l’action pour vous distraire de son intérêt majeur : il suffit seulement à pénétrer le lecteur du sentiment des infortunes que subissent les chrétiens, et accroît le désir qu’il a d’arriver au terme de leur délivrance ; c’était le but du Tasse, et son épisode y tend avec justesse. Douterait-on que, si la moindre correction y eût été nécessaire, son art n’eût trouvé autant de ressources qu’il en a prodiguées au sujet des amours d’Armide, mieux incorporés à sa fable que les amours de Didon au fait de l’Énéide, et supérieurs à ceux d’Alcine, desquels ils semblent imités ? Si nous accusions cet habile poète, quels reproches n’aurions-nous pas à faire à la composition de la Lusiade du Camoëns, ouvrage où les épisodes, sans liens nécessaires, absorbent le fonds et n’en sortent pas, où la belle et mémorable histoire d’Inès forme un poème détaché, où le seul incident du cap des tempêtes paraît être né de l’action ?

Faible épisode des amours de Gabrielle.

Que dirions-nous du chant superflu que Voltaire a enjolivé des galanteries de son héros et de Gabrielle ? Se rattache-t-il à autre chose qu’au seul nom d’Henri IV ? Influe-t-il en rien sur les mouvements de la ligue, sur les batailles livrées, sur le siège de Paris, sur la conversion du roi ?

Épisode parfait des d’Ailly dans la Henriade.

Gardons-nous de nous laisser séduire à de semblables modèles ; et si nous voulons prendre l’exemple d’un bon épisode dans la Henriade, relisons le combat du vieux et du jeune d’Ailly : cet incident sort bien du sujet d’une guerre civile : il met bien en action la plus philosophique leçon qu’il faille en tirer : là le fils et le père ont l’épée à la main l’un contre l’autre : là le père immole son enfant, qu’il méconnaît dans les rangs du parti contraire ; et là l’enfant eût égorgé son père méconnu de même, si celui-ci n’eût remporté le premier une détestable victoire. Voilà l’image des fureurs inspirées par les sectes aveugles qui divisent les citoyens et les parents. Voilà ce qu’il importait de bien peindre ; et dans ce tableau nous retrouvons l’âme de notre poète, si passionné pour l’humanité.

Bel épisode de Sœva dans la Pharsale.

Le peintre d’une autre discorde civile, Lucain, a dans une vue différente, mais avec un succès pareil, épisodiquement offert une leçon aussi recommandable ; il présente aux réflexions des Romains, faisant consister leur gloire à servir des tyrans, l’exemple de Sœva, longtemps soldat obscur, et nommé centurion dans l’armée de César. « Cet homme voué à tous les forfaits (dit le poète), ne savait pas que contre son pays la valeur est le plus grand des crimes. » Les troupes de Pompée viennent assiéger un fort qui couvre le camp où César a laissé ses bataillons. Sœva le défend, exhorte ses compagnons de servitude, combat à leur tête sur les palissades, comble les fossés de morts, fait des prodiges de bravoure, se jette percé de flèches et tout mutilé parmi les assaillants ; la perte de ses forces, de son sang, et de l’espoir du salut, ne le désarment point : il poignarde ceux qui s’approchent de sa personne pour lui offrir la vie, et sa rage ne l’abandonne qu’en rendant le dernier soupir au nom de César, à qui l’a dévoué son aveuglément. C’est alors que s’écrie Lucain : « Ô nom glorieux à jamais, si ce vaillant homme eût signalé son zèle à vaincre les ennemis de sa patrie ! Ô Sœva, tu ne suspendras point aux murs du Capitole les monuments de ta victoire ! Rome ne retentira point du bruit de ton triomphe. Malheureux, fallait-il employer tant de courage à te donner un maître ? »

« Infelix ! quanta dominum virtute parasti ? »

Quel épisode mieux imaginé pour apprendre aux guerriers à redevenir citoyens, et à distinguer l’abus de la valeur militaire qui se vend à la tyrannie, de l’usage vertueux et magnanime de cette même valeur, qui se consacre à la cause de la majesté des lois !

On sent combien il est avantageux de puiser les incidents au sein du sujet et dans le propre fonds des pensées qu’il suggère : le poète les exécute plus librement ; il n’a point à craindre que les souvenirs en émoussent l’effet, et sa naturelle inspiration s’accroît de leur nouveauté piquante. Ce n’est pas qu’il faille négliger de s’enrichir par d’heureux emprunts : l’Argonautique de Valérius, composée d’après les modèles de l’antiquité, fourmille de traits imités avec adresse. Parmi l’agréable enchaînement des épisodes que l’auteur a pris de tous côtés, afin de semer les obstacles sur la route de ses héros, et les contrastes dans sa longue carrière poétique, on reconnaît plusieurs fables du chantre des Métamorphoses, dans la délivrance d’Hésione exposée sur un roc à la fureur d’un monstre des mers, dans les aventures d’Io célébrées par la voix d’Orphée, dans les enchantements de la magicienne éprise de Jason : c’est peu ; Valérius ne dédaigne pas d’orner son épopée d’une églogue du simple Théocrite : les Nymphes d’une source limpide entraînent dans leurs bras le bel enfant Hylas, que leurs caresses enlèvent à jamais à l’amitié d’Hercule ; et le désespoir de ce héros, qui cherche en vain son jeune élève, retient long temps les Argonautes consternés sur le même rivage. Ainsi la plus faible circonstance influe sur le sort de tous les illustres navigateurs, et le mystère du cœur humain se dévoile, en quelques vers, au chagrin passager qui surmonte la force d’Alcide, dont l’âme soutint les plus redoutables coups de la fortune. Telles sont les beautés qui demeurent toujours originales, et qu’il faut savoir ou créer ou reproduire avec art dans la poésie épique.

Ingénieux enchaînement d’épisodes dans les œuvres d’Ovide.

Refeuilletez Ovide après une lecture attentive de l’Arioste, vous vous étonnerez de la magie avec laquelle le poète italien a, si je puis ainsi m’exprimer, métamorphosé les métamorphoses ; vous vous demanderez 113 comment il a su renfermer en un seul cadre tant d’aventures si bien assorties à celles qu’il invente, et tant de figures si bien groupées avec les personnages de son tableau. Certainement il ne pouvait choisir un meilleur modèle qu’Ovide, si savant dans l’art de faire succéder les épisodes les uns aux autres, de les varier tantôt par les descriptions, tantôt par le récit des acteurs qui se racontent tour à tour leur histoire ; quelquefois par le souvenir d’un fait passé que rappelle un fait présent, et duquel naît celui qui va le suivre ; ailleurs par des prédictions et des oracles ; enfin par une multitude d’ingénieuses transitions aussi surprenantes que la diversité des tons de sa muse. Son imagination assiste à l’origine des dieux et des âges ; elle plane sur la liquide étendue d’où s’échappèrent Deucalion et Pyrrha ; elle vous transporte au radieux palais du soleil, et redescend se jouer parmi les nymphes des bocages et des fontaines. Noble, tendre, badine, morale, simple, riche, et majestueuse à la fois, elle punit l’orgueil dans Phaéton et Niobé, l’impiété dans les filles de Minée, la curiosité profane dans Actéon, l’envie dans Aglaure, l’amour-propre dans Narcisse, l’intempérance au banquet des Lapithes, et l’audace du désir en Nessus. Elle vous apprend à célébrer les malheurs des amants, en déplorant le sort de Pyrame et Thisbé, sujet rajeuni par les vers naïfs de notre La Fontaine : elle vous enseigne à plaindre la séparation des époux fidèles, en gémissant avec la triste Alcyone. Gaiement sévère ; elle raille la loquacité grossière des rustres que Latone change en grenouilles : plus folâtre, elle se moque de l’opulence ignorante en riant des oreilles de Midas ; et sans cesse mobile, et non moins enjouée que sublime, elle parcourt toutes les cordes de la lyre, consacre l’éloquence d’Ulysse, les secrets de Chiron et d’Esculape, les dogmes de Pythagore, la sagesse de Numa, et l’apothéose des héros du Capitole. Sans doute les Métamorphoses d’Ovide, où les faits se suivent historiquement, ne forment point une épopée, mais ce livre est le rudiment des épisodes épiques.

Richesse d’intéressants épisodes dans la Bible, et dans l’Évangile.

À quoi comparer cet ouvrage qu’on peut nommer la Bible païenne, si ce n’est à la Bible hébraïque, communément appelée Écriture sainte : en cette source plus poétique et plus féconde encore, combien ne puisa-t-on pas de faits surprenants et de merveilleuses historiettes ? L’ancien et le nouveau Testaments forment un ample magasin d’aventures, dont l’Orient a légué l’héritage aux muses. Leurs récits ont la même marche chronologique affectée aux Métamorphoses ; et tandis que dans Rome et dans la Grèce on apprenait les annales de l’univers depuis l’âge d’or, où régnait Astrée, jusqu’à l’âge de fer des Césars, en lisant les livres des Sibylles, d’Ennius, et d’Ovide ; dans Jérusalem et dans la Syrie, on lisait ces mêmes annales sous d’autres noms, mais sous des traits conformes, dans les livres de Moïse, de Job, des prophètes et des apôtres, qui translatèrent à leur façon l’origine du monde, et ses révolutions jusqu’à l’empire de Tibère.

Alliance des traditions sacrées et profanes, analogues entre elles dans le poème du Dante.

Les conformités de ces livres de diverses croyances n’ont point échappé à l’esprit perçant du Dante, qui dans ses descriptions, dans ses fables, dans ses figures, dans ses comparaisons, semble s’être fait obstinément un système d’associer les images que nous appelons sacrées à celles qui sont profanes pour nous, soit qu’il ait voulu témoigner qu’il ne partageait pas les superstitions de son temps gothique, et qu’il protestât contre elles, en signalant une foi très indifférente à toutes les visions, soit qu’il ait jugé que les ornements mythologiques étaient seuls capables d’égayer les rêves de l’Apocalypse et la tristesse des inventions chrétiennes. Néanmoins son génie s’étant fait un jeu poétique de tous les genres de mysticités, et de leurs analogies, nous laisse à penser qu’il n’eut pas grand peur de son enfer ; et que, s’il ne mérita pas de monter à son paradis, il paiera son insouciance par un tour de purgatoire.

Une suite de recherches qu’ont exigées de moi les travaux nécessaires à la composition d’un poème sur Moïse, dont je n’ai publié que des fragments, m’a mis à portée de remarquer tous ces rapports des histoires originelles ; et je ne crois pas que les fables païennes unissent autant de naïveté à autant de sublime qu’on en voit éclater dans la Bible : si l’absurde n’y est pas l’enveloppe de quelque allégorie orientale, on y rencontre des aventures plus choquantes que celles de la mythologie ; mais leurs défauts sont rachetés par les incidents de Jonathas, de Tobie, et d’Esther, modèles de narration riche, simple, et concise, où l’on retrouve la grandeur et le détail des épisodes d’Homère. J’avouerai qu’il est étrange d’entendre l’Éternel commander à Satan de persécuter, de ruiner, de couvrir de lèpres son plus pieux serviteur, et de voir que le salaire du juste, fidèle à Dieu, soit d’être sans cesse aux prises avec le diable : mais quels traits foudroyants d’éloquence jaillissent de cette lutte inexplicable de Job ! J’en ai fait l’extrait que voici : le juste murmure, et la divinité qu’enfin il ose accuser, lui répond du milieu d’un tourbillon enflammé :

    « Homme, où te cachais-tu quand du sein du chaos
« La lumière naquit, fille de mes paroles ?
« Où posas-tu la terre ? où scellas-tu ses pôles ?
« As-tu franchi le seuil des prisons de la mort,
« Vu le berceau du jour, le lit où la nuit dort ?
« Fais-tu gronder la foudre, errer la nue obscure,
« Et du vieil océan ondoyer la ceinture ?
« As-tu dit au soleil : Luis, parcours l’univers ?
« Embrases-tu l’été ? glaces-tu les hivers ?
« Répands-tu la rosée et la pluie abondante ?
« L’épervier te doit-il son aile indépendante,
« L’autruche son instinct libre et dénaturé,
« Le paon étoilé d’or, son plumage azuré ?
« Aiguisas-tu le dard de l’hydre empoisonnée,
« Ouvris-tu les forêts à la biche étonnée ?
« Fais-tu lever l’aurore au cri d’un noble oiseau
« Et rugir sous les monts l’antre du lionceau ?
« As-tu prêté la vie à l’argile grossière,
« En papillons légers animé la poussière,
« Du coursier belliqueux enflammé les naseaux ?
« Soumets-tu la baleine, épouvante des eaux,
« Monstre qui sous ses flancs blanchit les mers profondes,
« Ouvre une gueule armée et fume au sein des ondes ?
« Interroge ta fange, homme présomptueux !
« Réponds ; qu’as-tu fait ? parle, et dis ce que tu peux.

Jamais paroles plus sublimes, jamais une suite d’interrogations plus pressantes, n’affirmèrent aussi positivement la nullité de l’homme, qui depuis le temps de Job, terrassé par cet appel jusqu’à nos jours, ne fit rien de stable, ne sait ce qu’il sait, et ose interpeller le créateur en interprétant le principe et la fin de ses œuvres. Une visite que l’Arabe fait au législateur prophète, m’a donné l’occasion de retracer en peinture, sur les voiles de sa tente, la plupart des incidents dont je recommande l’étude aux amis du simple et du vrai beau.

« Le doux pasteur Abel brûle un encens propice ;
« Là, nage de Noé l’arche conservatrice
« Partout l’immense abîme où flotte sa maison.
« Étend sous un ciel pâle un liquide horizon.
« Là, deux sœurs, en beauté l’une à l’autre pareilles
« Tenant une urne en main, et des coupes vermeilles,
« Enivrent un vieillard qui, retiré du jour,
« Leur sourit dans un antre, incestueux séjour.
« Ici la jeune Agar, par la soif dévorée,
« De son fils expirant se détourne éplorée.
« — Ismaël ! ah ! dit Job, père de nos tribus,
« Voilà les flots sauveurs que tes lèvres ont bus,
« Le puits mystérieux où ton enfance crie.
« Ah ! contemple ta race, intrépide, aguerrie,
« Libre, errante, elle garde et son arc et ses lois,
« Et le sépulcre s’ouvre aux traits de son carquois.
« Il dit, tout orgueilleux du sang qui l’a fait naître.
« Plus loin ses yeux charmés aiment à reconnaître
« Joseph, en qui brillait une jeune fierté,
« Et l’aimable incarnat, fleur de la puberté,
« Sa tunique sanglante à son père rendue,
« Par ses frères jaloux sa liberté vendue,
« D’une femme sans frein le désir emporté
] « Au lit de Putiphar poussant sa chasteté ;
« Son manteau qui parlait contre son innocence
« Sa prison et ses fers, sa prompte délivrance,
« La disette amenant ses frères affamés
« Pour acheter les grains par ses soins enfermés,
« Ses larmes qui déjà faisaient grâce à leur crime, etc.

Rien n’est au-dessus de ce dernier incident ; et, pour apprécier les particularités de la narration antique, il ne faut que remarquer la double image de l’homme et du prince en la personne de Joseph, qui, revoyant ses frères, se retire à l’écart pour pleurer sans qu’on aperçoive ses larmes, et qui leur ayant caché sa faiblesse, reparaît pour les écouter et leur pardonner en ministre d’état.

Ailleurs l’ange du seigneur descendu sur l’arche sainte, dévoile au prophète la succession des siècles, et cette vision offre un résumé succinct des merveilleux incidents de l’Écriture. Les personnes dont l’ignorance accuse la philosophie d’être un fruit pernicieux de modernes maximes, y verront que les idées d’égalité de droits entre la race humaine et d’indépendance légale, datent de l’époque d’une république sacrée, instituée par un ordre divin antérieurement aux républiques grecques et romaines ; et que, si la récente éducation politique nous enseigne à devenir sujets, la primitive éducation religieuse, fondée sur cette mémorable sentence, vox populi, vox Dei, nous disposait à n’adorer d’autre souverain que Dieu même, Dieu,

« Qui, maître de la mort, n’en est pas tributaire
« Comme ceux qui levaient les tributs de la terre.

Continuons de nous instruire en fouillant dans ce trésor de sublimités morales, où l’homme apprend à vivre sans esclavage et à ne se soumettre qu’aux règnes des Salomon expérimentés qui, ayant tout vu sous le soleil, gouvernent en justes et en sages :

    « Mais l’exemple du monde a séduit Israël :
« En vain dans l’avenir lit le grand Samuel ;
« Dernier juste, il défend l’égalité première,
« Et dit combien des rois pèse la race altière :
« Pour conduire leurs chars ils prendront vos coursiers ;
« Ils feront de vos fils leurs esclaves guerriers ;
« Leurs lits seront ornés du travail de vos filles,
« Et vos blés tomberont pour eux sous vos faucilles.
« Inutiles avis ! du trône possesseur,
« Saül, vaillant héros, devient lâche oppresseur.
« Mais vois l’arche souillée et vois cesser tes fêtes :
« Israël qu’on divise est un monstre à deux têtes.
« Le crime s’enhardit du silence des lois.
« Malheur à qui possède un champ voisin des rois !
« Naboth teint de son sang la vigne de ses pères.
« Sources de Siloé, que tes eaux sont amères
« Depuis que d’Israël les princes insolents
« En tes flots corrompus lavent leurs bras sanglants !
    « Les peuples désolés, et las de tant de crimes,
« Appellent des vengeurs dont ils sont les victimes.
« Superbes, dit Memphis, j’accours vous renverser !
« J’accours, dit Babylone, et vais les terrasser !
« Le bruit de l’Occident a fait lever l’Aurore.
« Toute en proie aux voisins dont le fer la dévore,
« Sion pleure l’exil et la captivité.

Dans cette continuité de misères communes à toutes les nations et de prophéties inspirées par la sagesse, et toujours méprisées de l’aveugle multitude, on voit éclater les supplices de la tyrannie et les exemples du patriotisme héroïque. Là c’est une main divine qui trace au fond d’un vestibule l’arrêt du coupable Balthazar ; là c’est Nabuchodonosor, abruti par l’ivresse du pouvoir, qui se transforme en bête immonde : ici ce sont les Machabées qui se sacrifient à la défense des lois divines et de la liberté de leurs frères. Partout la force de cette morale tendante à égaliser les humains, reluit dans chaque épisode. C’est cette morale qui, venue de l’Orient, comme du berceau du monde, passa dans l’Occident où nous la repoussons encore : elle se reproduit dans le testament du mystérieux héros de la Messiade, de qui les paraboles sont autant d’épisodes gracieux et sublimes. Klopstock, auteur d’un poème allemand où respire l’enthousiasme d’un bel hymne plus que le caractère d’une épopée, n’a pas su détailler leurs formes, et faire briller l’évangélique simplicité du doux Emmanuel :

« Au pied du tribunal de ce juge des cœurs
« On traîne une adultère : elle répand des pleurs ;
« Et, prononçant sa grâce à ses pleurs accordée
« Par le plus innocent qu’elle soit lapidée,
« Dit-il au faux docteur endurci par la loi.
« …………………………………………………
« La barque du pêcheur de rivage en rivage
« Porte ses guérisons jusqu’au dernier village.
« …………………………………………………
« Le riche et l’indigent sont égaux à ses yeux,
« Il leur dit : Aimez-vous, cessez d’injustes guerres ;
« Enfants du même auteur, hommes, vous êtes frères.

À ces maximes, que de chrétiens l’auraient méconnu peut-être aujourd’hui, comme autrefois les Juifs ! n’aurait-il pas encore rencontré quelque Hérode qui l’eût traité d’insensé ? quelque nouveau Pilate, prêt à se laver les mains de sa condamnation ? et quelque farouche soldat prompt à lui percer le flanc ? Qui réprimandait-il ? les princes du sacerdoce, les ministres du fisc, et les pharisiens.

« Prêtres, puissants du monde, arbitres souverains,
« Punissez, étouffez ses leçons dangereuses ;
« Couronnez ce rival d’épines douloureuses :
« Ses pieds de vos grandeurs foulent la vanité ;
« Il a contre l’orgueil armé l’humilité ;
« Observez son maintien qui brave la puissance
« D’un prince curieux, jouet de son silence.
« Le lys, né dans les champs, lui semble en un beau jour
« Plus richement vêtu que les rois dans leur cour.
« Chaste, sobre, il apprend l’indulgence aux lévites,
« Arrache aux imposteurs leurs masques hypocrites,
« Fait voir le sein infect des sépulcres blanchis
« Que recouvre l’éclat des titres enrichis.
« Ô vengeance ! dressez l’instrument du supplice.
« Le plus juste dut boire au plus amer calice :
« Bientôt, faibles de cœur, les plus zélés l’ont fui,
« Et, martyr, il n’a plus d’autre apôtre que lui.

Bornons-nous à ces divers exemples, et considérons les livres bibliques des païens et des chrétiens comme les deux principales branches sorties du tronc de l’antiquité, qui fertiles en épisodes touchants, instructifs et terribles, ont fructifié d’un côté par l’imagination des disciples d’Homère et de Virgile, et de l’autre par l’inspiration des sectateurs du Dante, dont la trame poétique ne se compose que d’incidents enlacés ensemble, et par le grave Milton, qui rangea dans un ordre proportionnel à son action simple et nue, les riches aventures qui précédèrent la création des hommes.

Nous avons défini la condition des épisodes, spécifié leurs qualités, démontré les liens qui les doivent attacher au sujet dont ils dépendent, comparé les uns aux autres, et indiqué la source de tous. Les particularités infinies que leur ont imprimées les auteurs nous entraîneraient en des détails superflus : tenons-nous-en donc à cet examen sommaire.

Trente-huitième séance.
Sur l’exorde, l’invocation, l’ordre des chants, et la conclusion ou dénouement.

Messieurs,

La première ligne d’un ouvrage est la plus difficile à tracer : cette remarque que Pascal a judicieusement faite s’applique surtout à la difficulté de commencer une épopée, dont les premiers vers sont ceux qu’on a le plus de peine à trouver. En effet tout esprit un peu logicien reconnaîtra que de l’énonciation claire du sujet qu’il va traiter résultent l’idée générale qu’on en conçoit, et la curiosité qu’il fait naître d’en entendre le développement. La suite en dérive par une succession de faits nécessaires, et par un enchaînement de conséquences qui ne doivent jamais tromper l’attente du lecteur dont le souvenir remonte sans cesse au principe que les premiers mots ont posé.

16e Règle. L’exorde.

Or la condition de l’exorde influe sur toutes les parties de la fable épique, ainsi que l’exposition dans la tragédie sur la texture entière des actes qui la composent. L’exorde d’un poème n’est point tel que celui d’un discours : l’orateur, avant que d’exposer la matière, doit préparer son auditoire à la recevoir favorablement, le prémunir contre les partialités, les distractions et les influences des suggestions injustes, le séduire à l’espérance d’un plaisir ou d’une utilité commune, l’attacher fortement à la discussion, accroître ou diminuer l’intérêt qu’on lui prête en proportion des choses qu’il va déduire, afin de n’être ni au-dessous ni au-dessus d’elles, et de tenir exactement ses promesses en remplissant bien son sujet.

Le poète n’a pas besoin de ces préparations : plus son exorde est simple et concis, moins le lecteur en perd la mémoire durant le cours de la fable : le poète en débutant ira donc au fait sans vain préambule : il laissera le sujet s’annoncer lui-même sans avertir de sa grandeur, afin de s’engager peu, sans prévenir de sa petitesse, de peur d’inspirer la méfiance et le dédain en commençant.

« Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.

a dit Boileau, qui recommande aux auteurs de ne pas s’écrier avec le chantre d’Alaric :

« Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.

Vainement Scudéry eût cru justifier ce vers en répondant au critique qu’il n’exprimait qu’un fait exact, puisque le roi barbare dont il célébrait les exploits, triompha réellement d’une nation qui avait conquis toutes les autres : le reproche qu’il s’attira n’en est pas moins mérité par le tour emphatique et général de ce vers ; ne valait-il pas mieux en particulariser le sens, et dire, en désignant soudain le héros et les circonstances : Je chante celui qui par sa victoire a puni les Romains dominateurs du monde : et ne fallait-il pas éviter la prétention ambitieuse que trahit le rapprochement de ces mots, le vainqueur des vainqueurs ? Le précepte qui prescrit un début modeste à l’orateur, ainsi qu’au poète, est puisé comme tous les autres dans les lois de la nature, et reçu de l’exemple des grands maîtres. Ceux-ci savaient très bien que les hommes à qui Ion va parler, ignorant encore le sujet qui les doit occuper, apportent un esprit calme et froid au commencement, et ne peuvent dès l’abord entrer en intérêt et en admiration. Si vous les frappez d’une secousse trop subite, vous ne leur paraissez pas un inspiré, mais un furieux, et la première impression qu’ils reçoivent de vos paroles leur inspire la répugnance ou l’ironie ; mais si leur ayant bien exposé la matière de la dissertation ou de la narration, eux-mêmes en conçoivent l’étendue, et si vous leur semblez craindre de n’en pouvoir assez déployer la grandeur, ils vous prêtent l’oreille avec autant de curiosité que d’indulgence, et sont disposés d’avance à s’émouvoir quand votre chaleur les pénètre, et à s’étonner quand votre imagination répand sur le sujet des richesses inattendues. Certes, messieurs, il me sera plus avantageux de vous prévenir de l’aridité des principes que je ne puis me dispenser de vous déduire en cette leçon, que de commencer par en exalter l’importance à la faveur d’une oraison fleurie dont vous sentiriez le vide, et qui vous promettrait un amusement dans l’objet d’une séance dont vous ne reconnaîtrez que la nécessité absolue : elle ne peut obtenir de vous, en cas où je présenterai les éléments avec ordre et dans toute leur plénitude, que l’approbation raisonnable que vous accordez à l’utilité des choses ; mais elle n’est pas de nature à exciter ces applaudissements qui signalent quelquefois vos flatteurs suffrages. Cette précaution de mesurer d’avance les effets de la matière qu’on traite, et souvent même de les déguiser en commençant, est remarquée surtout chez les bons poètes.

Exorde de l’Énéide.

Observez avec quel soin Virgile modère le début de son Énéide, début si justement vanté par le sublime auteur de l’Épître à Pison, et par celui de notre Art poétique. Loin de vous rappeler la force de son génie en vous en énumérant les titres, il ne vous parle de lui, de ses Églogues exquises, et de ses admirables Géorgiques que pour vous intéresser à sa faiblesse, et vous persuader qu’il ne tente sa grande entreprise que par soumission à un devoir, ou à quelque puissance qui l’exige. Encore cet exorde, aussi gracieux que rapide, contient-il la plus simple exposition de son riche et vaste sujet.

« Moi qui jadis, assis sous l’ombrage des hêtres,
« Essayai quelques airs sur mes pipeaux champêtres,
« Qui depuis, pour les champs désertant les forêts,
« Et soumettant la terre aux enfants de Cérès,
« La forçai de répondre à leur avide attente.

Ne croit-on pas écouter le langage d’un berger de Syracuse, d’un modeste disciple de Théocrite, seulement capable de célébrer les travaux des campagnes ?

« Aujourd’hui, saisissant la trompette éclatante,
« Je chante les combats.

Ce mouvement trop superbe n’est pas celui de Virgile, qui ne parle ni de saisir la trompette épique, ni de l’éclat de ses sons. Pardonne, élégant Delille ! ta mémoire m’est trop chère pour que je la veuille offenser en t’adressant un léger reproche que m’arrache ma prédilection pour un texte dont tu sus conquérir un grand nombre de beautés, et que tu nous appris toi-même à te préférer, lorsque ta belle traduction publiée devint ton plus bel hommage au poète latin. Virgile dit seulement, en souvenir de ses chants sur les lois rurales :

« Gratum opus agricolis, ouvrage agréable aux agriculteurs.

Et par une opposition frappante, dès l’autre moitié du même vers :

                  « At nunc horrentia Martis,
« Arma virumque Cano ; et maintenant je chante les horreurs de Mars, les combats,
« ……………………. et ce guerrier pieux,
« Qui, banni par le sort des champs de ses aïeux,
« Et des bords Phrygiens conduit dans l’Ausonie,
« Aborda le premier aux champs de Lavinie.
« Errant en cent climats, triste jouet des flots,
« Longtemps le sort cruel poursuivit ce héros,
« Et servit de Junon la haine infatigable :
« Que n’imagina point la déesse implacable,
« Lorsqu’il portait ses dieux chez ces fameux Albains,
« Nobles fils d’Ilion, et pères des Romains,
« Créait du Latium la race triomphale,
« Et des vainqueurs des rois la ville impériale ?

Le texte original ne donne pas le titre d’Impériale à la cité des Romains, et ne les désigne pas comme vainqueurs des rois en attribuant ce titre à leur ville : car Virgile savait que leurs triomphes sur les monarques dataient de leur république ; et, comme il écrivait sous le temps d’Auguste, il met simplement les remparts de la superbe Rome,

« Altæ mœnia Romae.

Ainsi le sujet, expliqué nettement en peu de vers, se grave tout entier dans la pensée. On ne demanderait à Virgile que d’avoir nommé son héros qu’il se contente de signaler par le sommaire de ses infortunes.

Exorde de l’Odyssée.

Peut-être a-t-il cru, en ne donnant à son personnage qu’un nom général, devoir imiter l’auteur de l’Odyssée dont il affecte de prendre le ton modéré, et qui raconte comme lui les travaux d’un homme de qui la prudence expérimentée s’accrut en parcourant beaucoup de villes, en visitant de nombreux pays, et en essuyant milles traverses avant que de retourner dans Ithaque, sa patrie. Le tranquille début de l’Odyssée est plus conforme à celui de l’Énéide que l’exorde animé de l’Iliade ; mais dans chacun on retrouve la même clarté, la même précision et la même simplicité. Ces expositions rapides ont servi de modèles aux plus habiles disciples des muses. Donnons-en la preuve, et marquons les défauts des poètes qui ne les ont pas imitées.

Exorde de l’Argonautique.

Les six vers de la traduction de M. Dureau rendent fort bien les quatre premiers vers latins qui suffisent à l’exorde de l’Argonautique de Flaccus.

« Je chante ces guerriers, demi-dieux matelots,
« Et la première nef qui, sillonnant les flots,
« Entre les rocs flottants osa porter sa course,
« Osa chercher le Phase aux bords lointains de l’Ourse,
« Et, méritant sa place au séjour radieux,
« Conquit et la Toison, et les mers et les cieux.
Exorde de la Lusiade.

Pour apprécier la juste mesure de cette exposition, il faut la comparer à celle du Camoëns en un sujet analogue. Je la citerai littéralement telle que je l’ai prise du texte que m’a complaisamment éclairci le docte associé de notre Institut, M. Verdier, aux lumières de qui j’ai eu recours pour traduire cette invocation, et quelques autres passages de la Lusiade, n’ayant pu me servir de l’interprétation infidèle et vague de La Harpe.

« Ce sont les exploits et les héros illustres qui, des plages occidentales de la Lusitanie, s’ouvrant des mers qu’on n’avait jamais sillonnées, passèrent au-delà de Tapobrane, et qui, dans les périls et dans la guerre, plus courageux que ne le promettait la force humaine, fondèrent chez des nations éloignées un nouveau royaume qu’ils rendirent si mémorable :

« Ce sont encore les souvenirs glorieux de ces rois qui marchèrent à l’agrandissement de leur empire et de celui de la foi ; ce sont les régions profanes de l’Afrique et de l’Asie qu’ils foulèrent par leurs conquêtes ; ce sont ceux qui, par les hauts faits de leur vaillance, s’affranchirent des lois de la mort, dont en mes chants je répandrai partout l’honneur, si j’y puis suffire à l’aide du génie et de l’art.

Voilà le sujet annoncé, quoique sur un ton d’apologie trop haut, et mêlé de trop d’incises ; ce que l’auteur y exprime touchant le progrès de la foi n’était point notable ici ; cette dernière circonstance sort du sujet de la Lusiade, et ne convient qu’à celui de la Jérusalem délivrée. Quelle autre chose aurait pu dire le Tasse, si son génie ne lui eût inspiré le début le plus parfait, en commençant son poème fondé sur l’héroïsme du chef des croisés appelés à la vengeance du Saint-Sépulcre ? Camoëns ne s’en tient pas là, et, poussé par un élan d’enthousiasme, il poursuit en ces termes :

« Qu’on vante moins le sage Ulysse, Énée, et les grandes navigations qu’ils ont faites ; que la renommée d’Alexandre et de Trajan taise les victoires qu’ils ont remportées ; car je chante le courage du célèbre Lusitain à qui Mars et Neptune se soumirent. Tout ce que les Muses antiques ont proclamé, cède à la valeur d’un sujet qui en surpasse l’élévation.

« Et vous, nymphes du Tage, puisque vous avez produit en moi cette nouvelle poétique ardeur, si toujours par mes humbles chansons je consacrai votre fleuve avec allégresse, à cette heure prêtez-moi des accents hauts et sublimes, un style coulant et magnifique pour qu’Apollon ordonne que vos sources n’aient plus lieu d’être jalouses de celles d’Hippocrène.

« Donnez-moi cette fureur qui s’exhale en superbes accords, non le souffle du chalumeau champêtre ou de l’aigre flûte, mais de la trompette retentissante et guerrière, qui enflamme les cœurs et change la couleur des visages ; inspirez-moi des chants dignes des exploits de votre fameuse contrée, si propice au dieu Mars, et qu’ils se répandent et se répètent dans le monde entier, si la sublimité de telles actions n’excède pas celle des vers. »

Ainsi l’auteur prend l’engagement de surpasser l’Odyssée et l’Énéide ; ainsi son inadvertance allie avec l’idée d’une conquête chrétienne, celle de l’asservissement des dieux du paganisme qui interviennent en sa fiction ; et, à force de relever son sujet, il condamne son talent à donner la preuve de son infériorité à l’égard des faits qu’il annonce, s’il ne parvient à éclipser les brillantes conceptions d’Homère et de Virgile. Que d’imprudences dans ce seul exorde ! mais que d’excuses à ces fautes, en considérant qu’elles naquirent d’un noble excès d’enthousiasme dans l’auteur pour la gloire du sol natal, et en se rappelant à quelle époque reculée sa muse créa tout à la fois dans son pays, son art, sa langue, et son épopée !

Sans doute il avait le droit d’avertir que son sujet était nouveau, mais non d’avancer qu’il était supérieur à tous ceux qu’avaient consacrés les muses grecques et latines.

Exorde du Paradis perdu.

Milton aussi proclame la nouveauté de son sujet dès le début de son Paradis perdu, mais il n’en proclame pas la beauté. Son ton est grave et juste ; que dit-il solennellement ?

« Je chante l’homme en proie aux pièges tentateurs,
« Et le fatal péché de nos premiers auteurs,
« Qui, par le fruit mortel privés de l’innocence,
« Nous léguèrent le mal, le crime et la souffrance,
« Jusqu’au jour où, calmant le courroux paternel,
« L’homme-Dieu nous rouvrit les demeures du ciel :
« Sujet vaste et sacré, dont jamais le génie
« N’enchanta les bosquets des nymphes d’Aonie.

Le sens de ces vers ne renferme point d’éloge, il constate seulement un fait : c’est que l’objet de ses chants n’a point été célébré par les lyres païennes.

Vice du début de la Pharsale.

Le commencement de la Pharsale se ressent du caractère oratoire de Lucain, et son inspiration ressemble bien plutôt à l’éloquence qu’à la poésie ; aussi la pompe de son exorde, plus majestueuse que solide, embarrasse-t-elle la netteté de son exposition, et donne t-elle lieu de préjuger que le ton ampoulé de l’ouvrage correspondra partout à l’emphase du début. Cette prévention que la manière de l’auteur fait naître est malheureusement justifiée, et c’est elle qui altère la confiance que mérite la vérité de son récit. Il importe donc à l’effet total de n’affecter nulle prétention en entrant en matière, et de n’y rien mêler d’étranger, afin que le lecteur ne reçoive aucune impression fausse ou fâcheuse, et de ne faire dévier son esprit par aucun écart de la direction qui le mène où l’on doit le conduire. L’expérience ne prouve-t-elle pas que les poètes les plus stériles sont ceux qui se livrent d’abord à une profusion inconsidérée, et que les plus féconds ménagent leurs ressources abondantes par une heureuse économie ? Craint-on de ne pas assez tôt manifester son génie, lorsqu’on suit la méthode des écrivains qui en ont prodigué le plus, en commençant par se montrer avares de leurs richesses ? Les préceptes de Boileau vont si directement à l’instruction, qu’il faut méditer, pour en tirer profit, non seulement chacun de ses vers, mais chaque mot qu’il y place. À l’article où nous en sommes, il écrit, en réprimandant les poètes dont le début lui semble trop élevé, et surchargé d’ornements superflus :

« Oh ! que j’aime bien mieux cet auteur plein d’adresse,
« Qui, sans faire d’abord de si haute promesse,
« Me dit d’un ton aisé, doux, simple, harmonieux, etc.

Ces quatre seules qualités suffisent, mais aucune ne doit être négligée ; le ton sera donc aisé ; ce qui dépend d’une diction correcte et élégamment pure ; il sera doux, c’est-à-dire modeste et tempéré ; il sera simple par l’effet d’une claire précision ; enfin harmonieux, ce qui résulte d’un heureux choix de termes dont les sons flattent l’oreille, ainsi que dans les vers de Virgile.

« Sa muse en arrivant ne met pas tout en feu,
« Et pour donner beaucoup ne nous promet que peu :
« Bientôt vous la verrez, prodiguant les miracles,
« Du destin des Latins prononcer les oracles, etc.
Défauts du début de la Henriade.

Examinons si le début de la Henriade remplit les mêmes obligations.

« Je chante ce héros qui régna sur la France,
« Et par droit de conquête, et par droit de naissance.

Ne reprendrons-nous pas ce second vers inscrit sous la formule d’un enregistrement, d’un acte en style judiciaire ? La poésie n’avait-elle aucun moyen plus heureux d’exprimer ces particularités ? Ce tour n’est pas ce qu’on appelle aisé, mais trop facile à employer : on ne sent pas que ce soit là un vers, sinon par la mesure des syllabes ; il n’est pas simple, mais plat. Les suivants ont dans leur tournure sentencieuse un sens trop peu fixé, et qui anticipe sur celui du dernier vers de la période :

« Qui par de longs malheurs apprit à gouverner,
« Calma les factions, sut vaincre et pardonner.

Les cinquième et sixième vers qui terminent l’exorde, renferment eux seuls tout le sujet, sont très corrects et pleins d’une douce harmonie.

« Confondit et Mayenne et la Ligue et l’Ibère,
« Et fut de ses sujets le vainqueur et le père.

Voilà ce qu’il était nécessaire de dire, et voilà le trait distinctif que Voltaire affaiblit en disant par avance que Henri sut vaincre et pardonner, ce qu’il répète à la fin d’une manière plus forte et plus touchante.

Bel exorde de l’Iliade.

Les fautes qui nous apparaissent dans l’exposé de la Henriade deviennent d’utiles avertissements aux poètes qui ne se tiennent point en garde dès les premiers pas dans la carrière épique : ils peuvent éviter de pareils défauts en observant avec scrupule la simplicité des anciens ; mais on ne saurait leur apprendre à égaler le début de l’Iliade ; il n’appartient qu’au génie, bien maître de son sujet et de son art, d’oser dire, en donnant un ordre à la divinité qui l’inspire ;

« Muse chante avec moi la colère implacable
« Qui, servant du destin l’arrêt irrévocable,
« Dans les champs d’Ilion, sous ses fameuses tours,
« Livra tant de héros à la faim des vautours ;
« Du jour que s’enflamma la querelle homicide
« D’Achille fils des dieux, et du superbe Atride.

On voit que cette énonciation du sujet est exacte et concise ; et qu’elle n’a de hardi que le commandement impérieux qu’adresse Homère à l’une des filles de Mémoire.

Beau début de la Messiade.

Un seul poète, élevé par la sublimité de l’objet de ses chants, a renouvelé cette forme animée : c’est Klopstock, auteur allemand du poème de la Messiade ; son exorde produit un effet d’autant plus vif qu’on y reconnaît moins l’ouvrage de l’imitation que de l’inspiration même. Si sa verve emprunta cette beauté, elle sut si bien la fondre dans le sujet qu’elle se l’appropria, ou plutôt c’est la grandeur des choses qui, s’emparant de celui qui les veut consacrer, le force à recourir à un interprète ; il a dessein de célébrer la passion de Jésus, la mort incompréhensible de l’Homme-Dieu : est-ce de l’organe des Muses païennes qu’il apprit ce mystérieux événement ? Est-ce sur la foi des traditions historiques qu’il en racontera les miracles ? Sont-ce les arguments de la raison humaine qui l’aideront à les constater ? S’agit-il de la destruction de la chair dans ce sacrifice d’un héros céleste ? La sagesse naturelle lui expliquera-t-elle l’effusion d’un sang divin, et versé pour le salut des races expirées, des races vivantes, et des races à naître ? Nos pensées matérielles, qui n’aboutissent qu’à la mort, lui révéleront-elles le mystère de l’immatérialité des êtres destinés à se survivre ? Est-ce avec les yeux du corps, touchés des seuls attributs physiques qu’il saisira, qu’il verra l’idéal des objets incréés ? Non sans doute ; il s’adressera donc, en son sujet tout mystique, à la plus auguste puissance qu’il ressente en lui-même capable d’y répandre une lumière intérieure et profonde, et s’écriera par un nécessaire transport :

« Âme immortelle ! chante la rédemption de l’homme coupable, accomplie sur la terre par le fils de Dieu, revêtu de la nature humaine. Chante la sainte alliance cimentée par son sang, annonce à la postérité d’Adam la nouvelle preuve de l’amour de son Créateur. »

Qu’est-il de plus précis, et à la fois de plus solennel que cet exorde court et dicté par un mouvement sublime ? Le ton impératif du poète ne s’adresse point à des êtres de fiction, mais à l’âme, c’est-à-dire à une sorte de divinité sensible que l’homme porte en lui, qui l’éclairé, le dirige, et lui semble être essentiellement impérissable.

17e Règle. L’invocation.

Un tel début, analogue à celui de l’Iliade, semblait permettre à Klopstock de s’exempter, comme Homère, de la condition ordinaire d’une invocation : mais le poète grec chante un sujet terrestre, tandis que le poète allemand veut chanter une action céleste. La colère d’Achille n’est qu’héroïque ; la passion du Christ est divine. La muse à laquelle Homère commande est reconnue pour une divinité, et son génie qui la maîtrise n’a plus besoin de l’implorer à son aide ; mais l’âme à qui s’adresse Klopstock, n’est que figurément personnalisée ; il faut qu’un être supérieur seconde l’essor de sa pensée en son sujet religieux. La poésie, s’écrie-t-il, osera-t-elle porter ses regards sur un mystère que Dieu seul connaît dans toute son étendue ?

Invocation de Klopstock.

« Toi devant qui je me prosterne, Esprit saint ! conduis-la vers moi comme ton interprète ; orne-la de tous les attraits ; donne-lui ta force victorieuse et ta beauté immortelle ; embrase-la de ton feu divin, fais-la pénétrer avec toi dans les abîmes de l’infini. Tu peux, quand tu le veux, sanctifier l’homme, cet atome tiré de la poussière, et tu te fais un temple de son cœur. Daigne purifier le mien ; alors j’oserai, quoique d’un pas mal assuré, entrer dans la carrière redoutable qui s’ouvre devant moi ; alors, avec la voix tremblante d’un mortel, j’oserai chanter un Dieu réconciliateur. »

C’est ainsi que l’auteur allemand reproduit dans son invocation la forme qu’avait imaginée Milton, qui lui-même s’était enrichi de celle du Tasse à laquelle il avait joint son invocation au Saint-Esprit. Il n’est pas superflu de remarquer ces sources d’imitation successive d’où s’écoulent les beautés que le génie accroît d’âge en âge, en y ajoutant les grandeurs de sa propre originalité.

Invocation du Tasse.

L’auteur de la Jérusalem délivrée était guidé par un goût trop sûr pour invoquer une muse profane dans un sujet saint ; aussi se hâte-t-il de caractériser celle qui doit le soutenir, en disant à la sienne :

« Ô toi qui ne ceins pas ta tête des lauriers vieillis sur l’Hélicon, mais qui, dans le ciel, parmi les chœurs des bienheureux, portes une couronne d’or formée d’étoiles immortelles, tu inspires à mon sein de célestes ardeurs, tu vivifies mes chants, et tu me pardonnes si, mêlant une apparence mensongère à la vérité, j’ose te parer d’autres ornements que de tes propres appas. »

Invocation de Milton.

Cette invocation du Tasse ressemble à celle de Milton, frappé comme lui des mystères qu’il consacre par la poésie.

« Toi donc qui, célébrant les merveilles des cieux,
« Prends loin de l’Hélicon un vol audacieux ;
« Soit que, te retenant sous tes palmiers antiques,
« Sion avec plaisir répète tes cantiques ;
« Soit que, cherchant d’Horeb la tranquille hauteur,
« Tu rappelles ce jour où la voix d’un pasteur,
« Des Hébreux attentifs ravissant les oreilles,
« De la création leur contait les merveilles ;
« Soit que, chantant le jour où Dieu donna sa loi,
« Le Sina sous tes pieds tressaille encor d’effroi ;
« Soit que, près du saint-lieu d’où partent ses oracles,
« Les flots du Siloé te disent ses miracles ;
« Muse sainte, soutiens mon vol présomptueux !
« Jamais sujet plus grand et plus majestueux
« Des poètes divins n’échauffa le délire.

Voilà ce que le chantre anglais emprunta du chantre italien ; voici ce que lui doit le chantre allemand, son imitateur.

« Et toi, toi qui, planant sur le sombre chaos,
« Où dormaient confondus l’air, la terre et les flots,
« Couvais par la chaleur de ton aile féconde,
« La vie encore informe et les germes du mondé,
« Esprit saint ! remplis-moi de ton souffle puissant,
« Et, si ton plus beau temple est un cœur innocent,
« Viens épurer le mien, viens aider ma faiblesse ;
« Fais que de mon sujet j’égale la noblesse,
« Et que mon vers brûlant, animé de ton feu,
« Venge aux yeux des mortels la justice de Dieu.
Principe des invocations.

La règle de l’invocation épique dont ces premiers exemples nous conduisent à examiner le principe, prend son origine encore dans la nature de nos esprits. Au moment d’entreprendre quelque grande chose, notre pensée reste comme étonnée devant les obstacles, et je ne sais quelle incertitude nous y ferait renoncer, si nous n’apercevions un pouvoir tutélaire qui nous protège en notre dessein : c’est vers lui que nous tournons nos regards, c’est en lui que nous fondons nos espérances ; c’est par lui que nous nous raffermissons, ou bien c’est à lui que nous nous efforçons de plaire. Par cette raison, le poète, qui envisage l’étendue, les difficultés et la fatigue d’une narration héroïque, qui craint que son imagination, ses souvenirs et son langage ne reproduisent pas la sublimité de son objet, ou n’en pénètrent pas bien les mystères ; le poète, dis-je, n’osant se confier à sa faiblesse, s’appuie de quelque génie inspirateur, de quelque divinité, de quelque muse, afin de marcher en assurance dans la carrière épineuse et profonde qu’il s’ouvre pour la première fois, ou dans laquelle il tremble de suivre de trop illustres explorateurs. L’invocation lui sert à préluder au ton merveilleux qu’il va prendre, à relever l’importance du récit qu’il annonce, à répandre la solennité sur les matières de son invention, à tempérer l’excès de surprise qu’exciterait la fable, et à commander la croyance. Le personnage allégorique ou réel qu’il invoque, lui accorde les secours dont son intelligence a besoin pour dévoiler les causes, traduire les miracles, et prêter la vraisemblance au chimérique : il ranime sa vigueur dès qu’elle s’épuise, il reçoit en passant ses confidences et ses réflexions, il entretient un commerce de sentiments et d’idées avec lui dans les intervalles de repos, et change ou renouvelle la face des choses, en lui redonnant une force inattendue pour la continuation de son grand ouvrage. Ainsi nous entendons Virgile dire, avant de commencer :

« Musa, mihi causas memora.

Dès lors nous ne nous étonnons plus qu’il nous transmette des événements extraordinaires, puisque c’est une déesse qui va les lui révéler : ainsi, vers le milieu de son récit, nous l’entendons dire encore :

« Tu vatem, tu, Diva, mone.

Et ces mots nous rappellent que la divinité le soutient dans tout le cours de son épopée. Souvent, sans l’intervention d’une muse ou d’une autre puissance invoquée, le poète, à qui la sévérité du genre épique interdit toute digression étrangère au fonds qu’il traite, ne pourrait suspendre, interrompre son récit, et nous parler de soi-même. Nous eussions perdu ces passages où Camoëns et Milton déplorent d’une voix si noble et si attendrissante leurs personnelles infortunes ; car c’est une erreur d’Addison, que d’avoir attribué au seul poète anglais, comme une innovation heureuse, les plaintes qu’il fait sur lui dans son troisième chant.

Touchante invocation du Camoëns.

Déjà l’auteur portugais avait forcé la pitié de mêler ses larmes aux pleurs que l’indignation lui arrache en songeant à l’ingratitude de ses compatriotes. Avec quelle noblesse il les accuse de l’abandonner dans la misère et le mépris, de le proscrire et de le repousser des lieux dont il fit la gloire. Sa fierté respire dans ses tristes exclamations aux nymphes du Tage, lorsqu’il se compare à Canacée prêt à mourir. La loi morale que tout poète doit se faire, en écrivant, est tracée dans ce tableau de son désespoir :

« Ô aveugle que je suis, dans ma folie et dans ma témérité, d’entreprendre sans votre aide, ô nymphes du Tage et du Mondegor, des courses si difficiles, si longues, et si diverses ! J’invoque votre appui ; car je navigue en haute mer sous des vents ennemis, et si vous ne m’assistez, je crains bien que mon frêle esquif ne soit près de s’engloutir.

« Considérez que depuis si longtemps que je chante votre Tage et vos Lusitains, la fortune m’entraîne errant sans cesse accablé de nouvelles peines et de nouveau dommages, tantôt battu des mers, tantôt essuyant les périls de la guerre inhumaine, semblable à Canacée qui, se condamnant à la mort, d’une main tient toujours l’épée, et de l’autre la plume.

« Tantôt poursuivi de la pauvreté qu’on abhorre, et rejeté dans les hospices étrangers ; tantôt jouet d’espérances qui me flattent, et que je vois de jour en jour plus que jamais déçues ; tantôt traînant comme après moi une vie suspendue à un fil si délié, que ce n’est pas un moindre miracle de la sauver, que ce n’en fut un au roi Ézéchias de prolonger la sienne.

« Encore, ô mes nymphes ! ne suffisait-il pas que tant de misères m’environnassent, sans que les hommes même que j’ai célébrés s’acquittassent envers ma muse par un si indigne prix. En échange des loisirs que j’espérais et des lauriers qui devaient me couronner avec honneur, ils m’inventèrent des peines qu’on n’avait pas encore subies, et sous le poids desquelles ils me précipitèrent en cet état cruel.

« Voyez, nymphes, quels nobles esprits votre Tage enfante ! quels cœurs généreux, puisqu’ils récompensent par de telles faveurs celui dont les chants font leur gloire ! quels exemples pour les écrivains futurs ! quel aiguillon pour réveiller les génies industrieux à consacrer dans la mémoire les objets qui mériteront une éternelle célébrité ! »

Et alors il découvre noblement la véritable cause des maux qu’on lui fit subir, cause perpétuelle de ceux qu’endureront toujours les poètes qui sauront garder le courageux caractère qu’il signale, en ajoutant ces octaves qu’il adresse aux déités du Tage.

« Ah ! puisqu’au milieu de tant de maux il est urgent qu’au moins votre protection ne me quitte pas, et surtout quand j’arrive au terme où se multiplient les exploits que je dois agrandir, accordez-moi, vous seules, votre faveur. Naguère j’ai juré que je ne l’emploierais pas à louer en vil flatteur la puissance au lieu du mérite ; je l’ai juré sous peine d’encourir votre disgrâce.

« Non, ne croyez pas, mes nymphes, non, que j’ai célébré celui qui, trahissant le bien public et son roi, leur préfère son intérêt personnel, au mépris de la gloire humaine et divine. Nul ambitieux, aspirant à monter aux suprêmes emplois, n’obtiendra mes chants pour s’être acquis seulement le droit, par ses honteuses démarches, de donner plus de latitude à ses vices.

« Ni le courtisan à qui l’usage du pouvoir suffit pour contenter ses désirs immondes, et qui, pour complaire aux yeux du vulgaire égaré, se transforme sous plus de figures que Protées, muses, ne croyez pas non plus que je le chante : ni l’hypocrite qui, sous un dehors décent et grave, est venu dans sa nouvelle charge arracher, comme apparu tenant au roi, la dépouille et le bien du malheureux peuple.

« Ni l’exacteur qui trouve équitable et droit de maintenir les règlements du prince avec rigueur, et qui ne trouve pas également juste et convenable de payer leurs sueurs aux indigents que nourrit un salaire : ni le concussionnaire dont l’esprit toujours inexpérimenté invente des prétextes, et juge prudent de taxer d’une main étroite et rapace les labeurs d’autrui qu’il est exempt de supporter.

« Eux seuls je les proclamerai, ces hommes qui hasardèrent pour leur dieu, pour leur souverain, une précieuse vie qu’ici même ils ont perdue, afin d’en étendre la renommée, récompense si bien acquise à leur dévouement ! Apollon, et les Muses, qui daignèrent m’accompagner, redoubleront l’enthousiasme dont ils m’ont rempli : cependant reprenons l’haleine et le repos, et retournons à l’œuvre, après m’être délassé de mes fatigues. »

Rendons hommage à la pureté d’une invocation inspirée par de si généreux sentiments, et qui renferme, au 7e chant du poème, une déclaration si exemplaire. Ce n’est pas du temps perdu que la citer en modèle à tous les poètes jaloux d’une estime inaltérable. Camoëns leur donne partout la leçon de la noblesse et du courage dans le malheur : parmi les plaintes qu’il exhale encore au 5e chant de la Lusiade, tout en accusant l’injustice, l’ingratitude, la sourde ignorance de ses contemporains, il ne cesse pas d’encourager le cœur des hommes aux grandes actions, et termine en leur présageant que la postérité leur en assure le prix2.

Les écrivains y verront aussi quel adoucissement secret la poésie apporte aux plus dures adversités, puisqu’elle tempéra les amertumes de la vie du Camoëns, ainsi que les longs chagrins de l’aveugle Milton, qui renouvela dans une de ses invocations le témoignage des consolations qu’il recevait de sa muse.

Pathétique invocation de Milton.

Pouvait-il en placer l’expression plus à propos qu’à l’instant où, sorti des gouffres obscurs de son enfer, son génie s’élance vers l’empire de la lumière qu’il sent, qu’il salue, qu’il appelle, et qu’il ne voit plus ? Alors la tristesse d’une cécité qui le consterne à jamais s’empare de son imagination : il se souvient de l’éclat de l’univers, spectacle dont son infirmité le prive pour toujours ; il se compare à l’oiseau qui chante au milieu de la nuit sous les bois, caché dans une affreuse obscurité ; il gémit de ne plus contempler le visage de l’homme, et dit en soupirant :

« J’ai gardé ses malheurs et perdu ses plaisirs.
« Où sont les doux tableaux si chers à mes loisirs ?
« Rien, rien de cette scène en beautés si féconde,
« Ne se peint dans ces yeux où se peignait le monde.
« Vainement se colore et le fruit et la fleur,
« Pour moi dans l’univers il n’est qu’une couleur,
« Ma vue à la clarté refusant le passage,
« Des objets effacés ne reçoit plus l’image ;
« Tout est vague, confus, couvert d’un voile épais,
« Et pour moi le grand livre est fermé pour jamais.
« Adieu ! des arts brillants la pompe enchanteresse,
« Les trésors du savoir, les fruits de la sagesse !
« La nuit engloutit tout. Eh bien ! fille des cieux,
« Éclaire ma raison au défaut de mes yeux,
« Épure tout en moi par ta céleste flamme ;
« Mets tes feux dans mon cœur, mets des yeux dans mon âme
« Et fais que je dévoile, en mes vers solennels,
« Des objets que jamais n’aient vu des yeux mortels.

Qui voudrait supprimer une invocation si pathétique et si bien en accord avec la mélancolie du poète à l’approche de la lumière dont il va chanter les régions éthérées ? On excuse volontiers ce retour que l’Homère anglais fait sur lui-même, et la plus sévère critique ne peut le blâmer d’implorer une seconde fois l’assistance de sa déité consolatrice. D’ailleurs l’usage de ce moyen ne dégénère pas en abus chez lui autant que chez le Camoëns et que chez Klopstock.

Abus des invocations chez Klopstock.

Ce dernier, surtout, poussé d’un transport continuellement lyrique, épuise sa verve en invocations surabondantes. Toujours hors de lui, toujours en extase, il surcharge ses vers de monotones vocatifs : point de chants qui ne contiennent de fréquents appels à l’Âme, aux Tombeaux, au Saint-Esprit, à la Vierge, aux Anges, à Jéhovah ; et la perpétuelle répétition de ses prosopopées rompt à chaque instant le fil de son intérêt narratif.

On ne saurait user avec trop de sobriété de cette sorte de recours qui ne convient que dans les suspensions nécessaires du récit, et dans ces circonstances difficiles où le poète a besoin de prendre un élan plus vigoureux. Cela ne suffit pas au bon emploi de la règle ; peu d’auteurs savent adresser leur prière à des puissances convenables, et conformer l’objet de leur invocation à la nature du fait qu’ils ont à consacrer. En ce point, ont excellé Homère, Virgile, et Flaccus, en invoquant leurs filles de mémoire, nymphes de leur temps héroïque ; et depuis, le Tasse et Milton, en appelant à leur aide l’auguste muse des cantiques d’Israël, et l’esprit qui enflamma les prophètes.

Excellente invocation de la Henriade.

Mais combien ne devons-nous pas admirer le noble génie de Voltaire, si habile à saisir les justes rapports, si délicat dans les convenances ? Digne chantre historique d’une guerre suscitée par le fanatisme et l’imposture sacerdotale, à quelle divinité pouvait-il mieux s’adresser qu’à celle à qui son courage sut dévouer sa vie entière, et dont il ne cessa d’être l’apôtre le plus ardent ? Qui, par plus de zèle, avait acquis le droit de dire solennellement en invoquant l’ennemie du mensonge,

« Descends du haut des cieux, auguste vérité !
« Répands sur mes écrits ta force et ta clarté :
« Que l’oreille des rois s’accoutume à t’entendre.

Chacun sait par cœur cette suite de beaux vers pleins d’élévation et de sagesse, vers dignes de son talent et empreints de son caractère, vers que termine une indirecte imitation de ceux du Tasse, embellis encore par notre poète, qui, cette fois, ne permit pas à la mélodie et aux grâces italiennes de l’emporter sur les charmes sérieux de la langue française. Rappelez-vous sur quel ton harmonieux il invoque sa noble et fidèle compagne, la vérité :

« Viens, parle ; et s’il est vrai que la fable autrefois
« Sut à tes fiers accents mêler sa douce voix,
« Si sa main délicate orna ta tête altière,
« Si son ombre embellit les traits de ta lumière,
« Avec moi sur tes pas permets-lui de marcher,
« Pour orner tes attraits, et non pour les cacher.

Tenons-nous-en à ce parfait modèle d’invocation, qui, dans la Henriade, rachète les légères fautes de l’exorde, et souhaitons que tous les successeurs de Voltaire, pénétrés d’autant d’horreur que lui pour les noires hypocrisies des pontificats, n’invoquent, à son exemple, d’autre muse et d’autre puissance inspiratrice que la vérité qui les terrassa soixante ans par sa voix, ou philosophique, ou libre, ou libérale, comme on voudra, pourvu qu’on entende par là qu’elle fut constamment élevée contre la discorde ; car Voltaire la fit parler dans le même sens que Boileau, qui avait déjà fait dire à cette déesse, exhortant un honnête prélat :

« Pour soutenir tes droits que le ciel autorise,
« Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’église.
Bon exorde et bonne invocation du Lutrin.

Le seul nom de Boileau nous remet dans la mémoire les deux bons exemples qu’il nous laissa des deux conditions dont il s’agit, l’une et l’autre applicables aussi aux épopées héroï-comique et satirique. L’exorde du Lutrin comporte bien l’exposé de sa comique fable, et l’invocation qu’il adresse au sage Lamoignon en fait pressentir agréablement la noble et fine ironie. Après avoir annoncé son badinage en vers sérieusement pompeux, et dignement imploré sa muse, il dit au magistrat :

« Viens d’un regard heureux animer mon projet,
« Et garde-toi de rire en ce grave sujet.

Déjà sa malice espère que vous lui désobéirez ; et, pour mieux exciter votre rire, il vous le défend : c’est le secret des bons plaisants, de qui la mine tranquille et sévère contraste avec les paroles bouffonnes s’échappant de leurs lèvres, et qui se gardent bien d’émousser le trait de leurs saillies en vous promettant de vous égayer. La chute du vers de Boileau trompe l’attente que vous causaient les vers précédents ; et ce tour, qui vous étonne, est, comme l’a remarqué le spirituel Delille, une sorte d’espièglerie qui vous divertit par une surprise très favorable à l’effet de ce poème.

18e Règle. L’ordre des chants.

On goûte un plaisir plus vif de la variété des tons qu’il a droit de prendre : mais ce n’est point assez que de varier le style pour amuser et intéresser, si l’on ne répand une continuelle diversité dans la marche de la fable et de ses épisodes ; et ceci tient à l’ordre des chants, ordre successif qu’il ne faut rendre uniforme dans aucune espèce d’épopée.

Cette condition ne saurait être trop bien observée par les auteurs ; ils doivent ne jamais laisser languir l’attention ni l’intérêt, et ils n’y parviennent qu’en mélangeant alternativement le sévère et le gracieux, le triste et le riant, le touchant et le terrible, le simple et le sublime. Pourquoi les poèmes d’Homère et de Virgile ne nous lassent-ils pas ? Pourquoi les relisons-nous sans cesse avec une satisfaction nouvelle ? C’est que la savante ordonnance de leurs chants amène partout des événements qui contrastent entre eux, des descriptions opposées ; c’est que les combats y succèdent aux conseils, les fêtes aux travaux, le spectacle des jeux aux effrayantes catastrophes, et la pompe des cérémonies aux mouvements impétueux des passions ; le cœur aime à se reposer des commotions qu’il a reçues, et leur continuité l’accable et l’épuise. L’esprit se rebute s’il n’est retenu par un enchaînement d’objets divers qui captivent sa légèreté. Enfin l’âme, qui ne se nourrit que de fortes et hautes pensées et que de grands sentiments, ne soutient pas le perpétuel exercice de ses facultés intelligentes, et ne veut pas toujours planer dans les régions de l’enthousiasme : nous nous fatiguerions de son essor. Il faut que de simples et douces images remplacent les objets pompeux ou redoutables de notre méditation. Il faut, en un mot, qu’un poème épique ressemble à la vie qui est pleine d’incidents et de sensations, par lesquels nous passons continuellement du plaisir à la douleur, et de l’agitation au repos. Laissons à part l’ordre des chants de l’Iliade, dont nous réservons la complète analyse à l’application de toutes les règles : jetons les yeux sur les autres poèmes.

Ordonnance variée des chants de l’Odyssée.

N’est-ce pas au sortir de la maison de Pénélope, où les inquiétudes d’un fils et d’une chaste épouse nous ont intéressés au retour d’Ulysse ? N’est-ce pas après nous avoir fait parcourir le palais de Ménélas que le poète nous conduit dans la demeure de Calypso, où languit ce roi d’Ithaque ? Aux scènes touchantes qui viennent de se passer succède la peinture du plus épouvantable orage qu’ait jamais soulevé Neptune en courroux ; et c’est du milieu de cette tempête, à laquelle échappe le héros bientôt accueilli par l’hospitalité gracieuse de Nausicaa et de ses folâtres compagnes, que nous arrivons dans la cour d’Alcinoüs : là, le tableau des festins ; là, les chants de Démodoque ; là, les récits des aventures chez les Cyclopes, du passage de Charybde, et de l’évocation des ombres infernales, précèdent et suivent la description des joutes et des luttes athlétiques. Un vaisseau rapide emporte le père de Télémaque en son île ; et Minerve, qui le déguise en humble mendiant pour le conduire chez le bon pasteur Eumée, fournit au poète l’occasion de tracer les mœurs champêtres qu’il oppose à la grandeur des actions héroïques d’Ulysse ; alors, tel qu’un Dieu vengeur, il perce de ses flèches homicides les dévorateurs de son héritage. Que d’événements ! que de récits ! que de diversité !

Variété exquise des chants de l’Énéide.

Une marche, non moins variée et plus majestueuse encore, distingue l’ordonnance industrieuse de l’Énéide. La muse de Virgile commence par vous frapper des éclats d’une horrible tempête ; mais son génie la dissipe aussitôt, et vous montre les Troyens épars sur le rivage où la chasse leur prépare un sobre repas, où Vénus accueille leur chef et le guide chez la reine de Carthage ; une fête qui leur est donnée devient le prélude du sublime récit de l’embrasement de Pergame ; mille aventures curieuses et attendrissantes vous font perdre l’impression cruelle des désastres de Troie. L’amour prend la figure du jeune Ascagne et s’assied sur les genoux de Didon qu’il enflamme : ici se développe l’appareil des exercices de Diane, et les coups du tonnerre sont au fond du bois le signal d’un hymen, source de toutes les larmes que fait couler la plus déchirante des passions. Oh ! comme alors l’habileté de Virgile prend soin de suspendre les émotions excitées, en profitant des hasards qui poussent Énée sur des bords où des solennités annuelles et des honneurs funéraires, consacrés par les peuples, s’allient à des jeux nobles et divertissants. Son art vous y arrête à dessein ; mais il supplée à l’intérêt qu’il économise par une prodigalité de détails qu’il enrichit des précieuses recherches du plus beau style. Ne craignez pas néanmoins qu’il vous rassasie de cet amusement : déjà l’antre de la Sibylle est prêt à s’ouvrir : le poète avait besoin de vos forces auxquelles il n’accorda quelque relâche, que pour vous faire descendre dans les profondeurs de l’Érèbe, et remonter ensuite sur les hauteurs de son admirable Élysée, tout peuplé de mânes prophétiques. Les six derniers chants seront destinés aux images de la guerre, et se rempliront d’une foule d’incidents tantôt pathétiques ou gracieux, tantôt majestueux ou terribles. On retrouve le même artifice dans l’excellent ouvrage de Valérius Flaccus.

Sage ordonnance de l’Argonautique.

Ce docte imitateur du chantre de Mantoue a su mélanger alternativement les circonstances du voyage de ses Argonautes avec leurs combats et les prodiges opérés par la magicienne qui les seconde à l’instar de leurs divinités tutélaires.

Ordre parfait de la Jérusalem délivrée.

Cette alliance de la religion et de la magie produit une diversité plus brillante encore dans le poème du Tasse ; mais disons mieux : ce n’est pas tant aux ressources de la féerie qu’aux mouvements de son imagination et à la connaissance profonde de son art, qu’il doit une succession de chants si agréablement ordonnée. Admirez avec quelle supérieure adresse il passe de l’enceinte des camps de Bouillon, dont il vous a déployé les forces et révélé l’entreprise, dans les murs de cette Jérusalem, où le premier spectacle offert vous présente le bûcher d’Olinde et de Sophronie, qui vous apprend à la fois le malheur des chrétiens, la férocité d’Aladin, et le généreux courage de Clorinde. Il interrompra les travaux du siège, en vous décrivant les marches des guerriers, en vous transportant au milieu des enchantements d’Ismen. Tour à tour sa muse assiste aux assemblées des chefs, aux concerts des organes de l’harmonie céleste, et aux délibérations du sénat infernal que préside Satan ; mais il ne séjourne pas assez longtemps dans le même lieu pour que l’uniformité pèse dans ses récits. C’est à travers le tumulte des camps qu’il introduit la séduisante coquetterie d’Armide ; c’est du riant aspect de l’amour qu’il fait naître la sinistre discorde. Il ne se précipite dans les horreurs du carnage que pour s’y dérober soudain avec la timide Herminie, et se refugier sous le toit rustique d’un pâtre, qui contraste avec la majesté des palais et des temples de l’Asie. Jamais il n’est pareil à lui-même, et son génie, qui voyage continuellement dans les contrées sublunaires et souterraines, reploie en tous sens le fil ingénieux de son épopée, sans le quitter et sans le briser en ses heureuses incursions. Tel est l’agrément qui résulte de l’ordre d’un plan où ne se suivent point des tableaux d’un genre semblable, où les passions s’opposent les unes aux autres, où les accidents multipliés offrent la mouvante image de la nature entière. Sans doute le Tasse serait le plus varié des modernes épiques, si l’Arioste n’existait pas ; mais la nature de l’épopée badine se prêtait plus facilement à ce prompt changement d’objet auquel l’inépuisable esprit du chantre de Roland ajouta tant de force, de splendeur, et de vivacité.

Comparons aux poètes que nous avons nommés, le Dante, Milton et Klopstock d’un côté, Lucain et Voltaire de l’autre. Nous sentirons mieux quel préjudice un malheureux ordre des chants apporte à la fable.

Uniformité des chants du Dante.

Le plan formé par le Dante n’admettait que trois divisions principales. Une suite uniforme de chants vous traîne de cercles en cercles dans son immense enfer : son génie ne peut y modifier ses images que par la progression des crimes auxquels se proportionnent les supplices. Ici, la même sombre couleur attriste un grand nombre de chants : plus loin, il arrive à son purgatoire, où des expiations continuelles font durer une lamentable monotonie ; enfin il monte vers son paradis, où l’imagination ne tarde pas à se fatiguer autant des torrents de lumière sans borne dans laquelle nagent les bien heureux, que de la longue horreur des ténèbres où gémissent les damnés. Il ne fallait pas moins que la vigueur du coloris et que l’énergie du dessin qui relève tant de tableaux du même genre, pour en faire admirer l’innombrable et étonnante galerie.

Grand ordre des chants de Milton.

Milton, par des divisions plus heureuses, partage avec une sage économie les effets de son plan. Il se plonge d’abord dans les enfers, il y fonde un empire, il y bâtit un Pandémonium, il y crée des êtres fantastiques dont les mouvements attachent la curiosité, et se fraie des routes imaginaires au sein d’un orageux chaos. C’est là qu’il reste enfoncé durant le cours de deux chants ; son séjour dans cette obscurité rend son essor vers la lumière plus resplendissant que s’il fût sorti plutôt de l’abîme infernal. Dès lors commencent des fictions éclatantes dont la grande opposition étonne, éblouit d’autant plus que la durée de ses fables ténébreuses consternait l’âme du lecteur. D’autres chants jettent la semence du dramatique intérêt qui va toucher les cœurs émus à l’aspect de l’innocence des deux premières créatures humaines. Les plus ravissantes descriptions dévoilent ensuite leurs beautés ; les jardins et le berceau d’Éden s’ouvrent au couple heureux ; et ces riantes peintures sont interrompues par les récits pompeux de la création et des bruyantes batailles livrées par les anges aux démons que terrassa le fils de Dieu. Ève, séduite, entraîne son époux par ses charmes et par l’amour : voici le premier homme coupable accusant la première femme de sa tentation, scène douloureuse, où le pathétique intervient dans toute sa puissance, et qui se termine de chants en chants par les arrêts de la colère divine et par l’exil des transgresseurs de la loi, qu’un ange armé chasse du paradis. Le grand ordre de ce plan n’a point la mobile variété des épopées mythologiques, mais il n’a pas l’uniformité de l’ouvrage du Dante ; il ressemble à la majestueuse architecture de ces monuments égyptiens dont les parties correspondantes s’appuient parallèlement ensemble, contrastent assez pour le noble effet de la vue, et ne se varient que dans les larges et solides compartiments que présente leur magnificence.

Fastidieuse uniformité des chants de la Messiade.

En s’efforçant de garder cette haute simplicité que détruit l’abus des oppositions, l’auteur de la Messiade, au contraire, amoindrit l’édifice de son poème : la charpente en est trop nue. N’est-ce pas une triste idée que de construire toute son épopée sur le jugement du Sauveur, et que de consacrer plusieurs chants entiers à ses souffrances, aux heures de son agonie sur la croix ? Ni les discours, ni les situations, ni les images ne changent. Le poème, où tant de patriarches et d’archanges déplorent le crucifiement dans le ciel, où les apôtres et Marie le pleurent sur la terre, où même un diable, assez repentant et assez bon, en soupire dans l’enfer ; ce poème, dis-je, par une succession de sublimes complaintes, ne forme qu’une longue litanie. Accusera-t-on l’austérité du sujet pour justifier Klopstock de la tristesse de ses chants ? Il ne faut que relire l’Évangile pour se convaincre absolument que l’uniformité de la Messiade résulte du mauvais plan de son auteur, et non du livre fondamental. Peut-être aucun écrit moderne n’offrit plus de diversités, plus de touchantes incidences, plus de naïves scènes, et plus d’oppositions du grave au doux, du naturel au merveilleux idéal.

Pourquoi nul récit épisodique ne rappelle-t-il l’enfance divine bercée dans une humble crèche, et la lumineuse adolescence d’Emmanuel éblouissant les docteurs du temple ? Pourquoi l’invention du poète ne supplée-t-elle en rien au vide que la fuite en Égypte laisse dans cette miraculeuse histoire ? N’eût-il pu le remplir en nous apprenant ce que devint son héros disparu jusqu’à sa trentième année ? Le tableau de la vie des humbles pêcheurs quittant leurs filets pour le suivre, n’aurait-il pas contrasté par ses charmes avec la vie somptueuse des pharisiens et des princes des prêtres ? Tant de gracieuses paraboles ne fournissaient-elles pas des épisodes animés, dont le mauvais riche, l’enfant prodigue, et la femme adultère, eussent été les plus touchants ? L’amoureuse pénitente qui répand des parfums et des pleurs aux pieds de l’homme miséricordieux, aurait embelli cette épopée des traits de sa physionomie neuve et originale, où se serait hautement prononcée cette noble passion de l’âme, qui ravit une faible créature au désordre des passions de ses sens, et qui reçoit de leur influence qui s’y mêle encore, une expression aussi voluptueuse que tendre. Quelles oppositions que celles de la douleur empreinte à la fois sur les figures de l’amour, de l’amitié, du zèle, et de la maternité ! Un tel sujet, si riche sous les pinceaux des artistes de l’Italie, devait-il être infécond pour une muse épique, dont la plus importante loi est de plaire par la variété de l’ordre qu’elle établit en son plan ?

Uniformité des chants de la Pharsale, et de la Henriade.

Les deux poètes historiques que nous rapprochons l’un de l’autre, parce qu’ils ont tous deux célébré les faits des guerres civiles de leur temps, Lucain et Voltaire, ne surent point éviter l’écueil de l’uniformité. Le premier, toujours politique et toujours orateur, ne varie ni le fonds ni les ornements de son sujet ; son récit a partout la gravité de l’histoire ; ses dialogues ont partout le ton de la tribune aux harangues. Jamais sa muse ne daigne descendre du forum et s’abaisser jusqu’à cueillir des fleurs poétiques sur les rives sinueuses du Permesse. Ce n’est point Calliope, vêtue d’une robe souple et transparente, parcourant les lieux qui l’inspirent ; c’est Clio, sous la toge pesante, ne quittant ni les sénats ni les camps, où la vue des crimes la courrouce. Quand le merveilleux se mêle à ses narrations dans les chants de la Pythie et de la Thessalienne, il participe au sombre caractère de toute la Pharsale : rien ne l’égaie, rien ne détend la roideur des liens qui enchaînent cette composition trop sévère. Cet ordre de chants totalement graves y fait régner l’ennui, malgré les beautés majeures qui prédominent par intervalles. Il en est de même de la Henriade : elle abonde en choses admirables, mais qui se perdent sous une couleur égale dont rien n’éclaircit et ne change la teinte. Dès le second chant, les horreurs de la Saint-Barthélemy se déploient à l’imagination frappée du meurtre de Coligny, et du carnage d’un peuple proscrit par le fanatisme religieux. Le chant suivant prolonge l’impression reçue de tant de forfaits expiés par la mort affreuse du roi qui les commanda, et par l’assassinat du féroce et ambitieux Guise. Le chant qui succède étale un spectacle de nouvelles fureurs fanatiques dans la proscription des magistrats ennemis de la ligue monacale. Le cinquième chant se remplit des apprêts menaçants et de l’exécution d’un régicide consommé sur la personne de Henri III. Après ces meurtres catholiques viennent les meurtres de la guerre, qui ne sont suspendus qu’au neuvième chant, par l’épisode stérile et mal enclavé des amours de la belle d’Estrées, et qui recommencent au siège de Paris, où le tableau de la plus hideuse famine couronne cette œuvre chargée d’un bout à l’autre des images lugubres de la discorde et des forfaits des prêtres. À peine quelques vers sur la triomphante entrée de Henri IV consacrent-ils les heureux effets de sa clémence et de la joie populaire, en ce cours de crimes bien signalés par la philosophique indignation de Voltaire. On eût souhaité que son génie eût fait intervenir plus souvent des fictions aussi heureuses que le rêve dans lequel Bourbon voit apparaître saint Louis son aïeul, au sein d’un olympe où les astres roulent assujettis à la loi newtonienne. On eût souhaité que l’ordre de ses chants eût été vraiment épique et non historique. Ce défaut, sensible à travers les plus belles parties de son poème, prouve combien la condition que je traite est recommandable, puisque les qualités de la Henriade ne peuvent en déguiser la triste uniformité, et qu’on la lui reproche malgré le charme flatteur du dénouement le plus propre à lui conquérir la faveur nationale.

19e Règle. La conclusion, ou dénouement.

Nous n’avons plus à considérer que la condition du dénouement parmi les règles de composition épique ; celles qui nous resteront à examiner concernent les parties du style, ou autrement dit, l’exécution.

Quelques débats se sont élevés entre les critiques au sujet de la conclusion de l’Épopée : les uns ont pensé qu’il ne suffisait pas que le sort des principaux personnages y fût rempli d’une manière satisfaisante pour la curiosité du lecteur, si la conclusion n’était heureuse pour le héros : les autres, sans affirmer que le destin du héros dût tourner du mal au bien, ont justifié la conclusion malheureuse. Addison même, en son éloge raisonné de Milton, objecte au reproche qu’on lui fait, que les consolantes espérances de salut données au triste Adam par la voix de l’ange qui le bannit, équivalent au bonheur après son châtiment ; et que les supplices auxquels est livré le tentateur puni de son triomphe, tendent encore à l’heureux dénouement de ce poème. Il me semble que la contestation n’a point de fondement, et que la conclusion épique peut être heureuse ou malheureuse selon là nature du sujet, et les caractères qui en occupent le premier plan. De trop grands exemples appuient les deux opinions, pour qu’on ait la liberté de choisir entre elles dans un art où les bons exemples de réussite ont produit les règles. À la vérité, les trois antiques épopées, qui semblent avoir servi de types à toutes les autres, se terminent par le bonheur : mais de beaux poèmes, dignes aussi de devenir des modèles, n’ont d’autre conclusion que le malheur. Je citerai la Pharsale, le Paradis perdu, malgré l’avis de l’ingénieux Anglais qui l’a commenté, et la Messiade, en ce qui touche la catastrophe.

Une distinction que les rhéteurs auraient dû faire, avant que d’entrer en discussion, leur eût, je crois, éclairci ce point litigieux. Une épopée ne commence pas, comme une tragédie : le poème débute par un exorde qui annonce nettement le sujet, et le drame par une exposition de faits et de caractères qui le font seulement pressentir. Dans le premier genre, l’auteur promet ; dans le second, il ne s’engage point : mais vous savez que le but de la tragédie est de vous faire frémir ou pleurer ; et votre attente est déçue en ce point, si la catastrophe n’est pas terrible ou pathétique ; par cette raison, on estime les tragédies qui vont au malheur du héros meilleures que celles qui finissent heureusement pour lui. De l’autre côté, le but du poème épique est d’intéresser et d’étonner ; or on y parvient également par une action héroïque et merveilleuse que suit un grand revers, ou que couronne un grand succès. On n’a droit de demander compte au poète que de ses promesses. Il annonça, qu’il ramènerait Ulysse dans ses foyers, où sa sagesse triompherait de ses ennemis ; il faut que le retour de ce roi dans Ithaque, et sa victoire sur les poursuivants de Pénélope, satisfassent l’espérance du lecteur. De même, à l’ouverture de l’Énéide, il apprend que l’établissement des colonies phrygiennes en Ausonie, deviendra le premier fondement de la grandeur de Rome ; la conclusion sera donc conforme au début, autrement l’objet paraîtrait manqué. Le titre seul de la Jérusalem délivrée ne commande pas moins que son exorde, un dénouement produit par la gloire des croisés libérateurs du Saint-Sépulcre. Il en dut être pareillement du récit des expéditions du fameux Jason et de son émule Vasco de Gama : c’étaient leurs conquêtes que célébraient les auteurs de l’Argonautique et de la Lusiade. La même obligation d’acquitter la dette qu’il contracta dès les premiers vers, exigeait un dénouement heureux du chantre de Henri. Au contraire, Milton, Klopstock, et Lucain, vous déclarent en débutant qu’ils vont chanter des sujets douloureux, des catastrophes mémorables ; et si leurs poèmes ne se conformaient pas vers la fin aux paroles du commencement, la conclusion en serait défectueuse. Considérons de plus que certains poèmes épiques semblent composés à l’apologie d’un héros, et que d’autres racontent seulement des événements illustres : ceux-ci prennent les faits et les transmettent tels qu’ils sont ; tandis que ceux-là ne récitent que les actions avantageuses au principal personnage : la différence est grande. Sous cet aspect, la Pharsale n’est pas faite à l’honneur particulier d’un héros, non plus que l’épopée de Milton, mais à la consécration d’un événement extraordinaire. Car, si Lucain eût voulu montrer Pompée dans sa haute fortune, il n’eut pas choisi le moment où sa triste défaite entraîna la ruine de la liberté du monde ; et l’on ne supposera pas qu’il ait eu le dessein d’illustrer César, contre qui, partout, il s’élève avec le courroux qu’inspire un spoliateur de tous les droits, un oppresseur des lois de l’état, un monstre politique, dont sa vertueuse muse présente la destinée et les victoires comme le plus odieux tissu de perfidies et de crimes ; autant vaudrait-il dire qu’il est là le héros du poème, ainsi que Dryden assurait que le détestable Satan était celui du Paradis perdu. Concluons de ces remarques dernières, que la conclusion épique doit tourner à la prospérité du héros principal, quand le poème a pour objet de le chanter personnellement ; mais qu’elle sera également bonne, en tournant à l’adversité, quand le poème, ne racontant qu’un mémorable fait, se terminera conséquemment aux promesses de l’exorde. Il me paraît superflu de recommander la nécessité des dénouements heureux dans l’épopée héroï-comique : son seul titre en fait une loi d’après l’unique exemple du Lutrin. On sentirait combien la sensible dévotion des lecteurs resterait froissée, et leur amour de l’humble hiérarchie ecclésiastique scandalisé, si la dignité d’un prélat était obscurcie par un chantre, et si la discorde, assise sur son banc, empêchait à la fin que la paix régnât dans les saintes chapelles. Le dénouement du Lutrin est dicté par la Grâce même, et doit servir de leçon à jamais efficace aux auteurs de ces sortes de poèmes spirituels.

Notice sur la nouvelle publication de la Lusiade, par M. de Souza.

Un traité d’enseignement ne peut être utile qu’autant que les applications des axiomes didactiques y sont rigoureusement faites : tout démonstrateur est contraint en comparant les ouvrages a une sévérité plus grande que celle de la multitude qui les juge ; et, s’il tend au progrès de l’instruction, il doit, fidèle aux règles de l’art, les opposer à toutes sortes de prestiges et de séductions, et se défendre même de les faire céder aux propensions de son propre goût. L’exactitude de l’analyse ne se prête ni aux partialités, ni à l’indulgence : en littérature il faut examiner les opérations de l’esprit avec le même scrupule que les sentiments du cœur en morale ; et dans l’une blâmer les défauts, comme dans l’autre on censure les faiblesses ou les vices. Cette nécessité qui ne m’a pas permis de déguiser les défectuosités de notre poème national, malgré la renommée de Voltaire, excuse suffisamment, envers la gloire de Camoëns, mes remarques sur les imperfections d’un poème étranger qui manque, selon mon avis, à la condition du merveilleux convenable au sujet et à celle de l’invocation. Je ne crains pas pourtant que mes arguments puissent être allégués contre la supériorité de l’auteur portugais : ses qualités prévalent sur ses fautes ; elles ne sont imputables qu’à son temps, et qu’à l’esprit des vieilles écoles, qui n’admettaient d’autre merveilleux que le mythologique ; mais ses beautés originales sont dignes des meilleurs âges littéraires. Il devança le Tasse ; il lui servit de modèle ; et le chantre italien déclara lui-même qu’il doutait de pouvoir l’égaler. Quel titre qu’un pareil éloge ! C’est le génie jugé par le génie. Je me suis donc abstenu de prononcer sur lui aucune sentence avant que des confrontations avec les anciens m’aient acquis des certitudes contre les choses que j’y trouvais à condamner. Mais si je n’ajoutais aux louanges que j’ai trop succinctement données au mérite de ce grand poète, ne risquerais-je pas de paraître injuste, après avoir reçu les clartés que vient de répandre M. de Souza, sur sa vie et sur ses ouvrages ? Comme la noblesse de l’une révèle bien les causes de la sublimité des autres ! Comme son existence explique bien son poème ! Comme elle m’offre bien la preuve du principal axiome sur lequel je fondai tout mon cours de littérature ! Comme elle témoigne en effet que les sources du suprême génie ne découlent que des hauts degrés de la vertu ! Cet exemple est trop favorable au système philosophique par lequel je corroborai la puissance des préceptes de l’art d’écrire, pour que je néglige d’en appuyer mes maximes. Quiconque voudrait me nier leur vérité, sentira ses motifs atténués par la lecture du docte travail que M. de Souza divise en deux parties : dans la première il expose le destin de l’auteur, et dans la seconde il discute les matières de ses poésies : ingénieux rapprochement qui, mettant en regard les qualités personnelles et les talents de Camoëns, nous aide à les évaluer ensemble, et les fait mutuellement reluire du plus vif éclat.

La vie du poète est écrite avec ordre, naturel, simplicité, sans autre ornement que ce qu’exige le bon goût, et sans autre appareil que le vrai nettement constaté. L’examen de sa Lusiade est intéressant, précis, animé, soutenu par des autorités irrécusables, enrichi de détails instructifs, et de remarques fines ou savantes. La raison, la sensibilité, la justice du noble éditeur, n’omettent rien ni de touchant ni d’utile, ne vous laissent rien ignorer de ce qui vous fait apprécier à la fois l’homme et le chef-d’œuvre.

La date de la naissance de Camoëns en un siècle illettré, dans une nation agitée par la guerre, et par les entreprises du commerce, nous apprend combien son génie fut inventeur, et combien il eut à combattre l’ignorance générale. Sa bonne éducation, seul avantage que lui laissa son père, noble et sans biens, nous enseigne qu’il puisa dans l’étude de la langue d’Homère et de Virgile, les éléments par lesquels il perfectionna et fixa le style poétique dans sa langue maternelle ; langue que les Portugais érudits assurent n’avoir pas changé jusqu’à nos jours, depuis qu’en y versant des hellénismes heureux et les richesses empruntées du latin, il en constitua la force et l’invariabilité. Son amour pour la belle Catherine d’Atayde, parente d’un favori du roi, amour contrarié par une puissante famille, cause de son premier exil de la cour, origine de ses longs malheurs ; cet amour ardent fidèle et tendre, nous découvre les sources des grâces voluptueuses, de la verve brûlante, et de la mélancolie profonde, qui répandent dans ses vers tantôt la suavité, tantôt le feu qu’on y admire. On est touché d’entendre l’expression sensible de l’éditeur, qui se plaint dans ses recherches de ce que la sécheresse des historiens et des commentateurs n’a pas recueilli les moindres circonstances de cette amoureuse passion qui précipita le poète dans l’infortune. Il s’embarque ; il paraît en soldat au milieu des batailles, il signale sa jeunesse par des actes de valeur, et revient solliciter le prix de ses services et de ses blessures dans une cour dont l’ingratitude le rebute, où des persécutions l’attendaient encore. Un second bannissement l’éloigne de sa terre natale, qu’il méditait déjà d’illustrer par ce poème, son seul objet de consolation ; aussi retrouvons-nous le sentiment de sa vive ardeur martiale empreint dans la plupart de ses chants, qui partout étincellent d’un héroïsme enflammé par le souvenir des combats qu’il avait vus : aussi respire-t-il en ses vers cette indignation du génie courroucé par la perversité des grands, et par la brutalité des petits ; c’est elle qui lui dicte les éloquentes accusations qu’il élève contre ses oppresseurs et contre l’injustice du vulgaire. Transporté sur le bâtiment de Francisque Alvarès Cabral, il traverse les mers, et descend sur le théâtre des conquêtes portugaises dans les Indes. C’est là qu’il veut chanter l’expédition de Vasco de Gama ; mais c’est là que les barbaries, les cupidités d’un gouverneur des naissantes colonies, arrachent à son humanité une satire intitulée : Disparates da India, pleine de l’image sanglante des extorsions qu’il déplore. Cette satire générale, et non personnelle, irrite la vengeance d’un moderne Verrès qui lui fait imputer un libelle, et le condamne à errer indigent et proscrit à Malaccat, aux Moluques, à Macao. Son courage lutte et résiste à ces détresses durant trois années. Le vice-roi Constantino de Bragance survient et le rappelle, après lui avoir confié une administration peu lucrative dans l’un des séjours de son misérable exil. Enfin il obtient son retour à Goa. L’espérance du repos lui sourit : il part ; mais il semble n’échapper aux cruautés des hommes que pour tomber sous la fureur des éléments : son vaisseau fait naufrage ; le peu qui lui reste s’y engloutit, et, forcé de se dépouiller d’un dernier vêtement pour trouver son salut dans les eaux, son manuscrit est le seul bien qu’il sauve à la nage des horreurs de la tempête, qui le jette nu sur la côte de Camboja.

Tant de traverses et de courses pénibles lui apprennent à explorer les terres, les mers, et les côtes de l’Afrique et de l’Asie : de là ses descriptions géographiques, si exactes, si riches et si vivantes. Tant de périls lui font mesurer tout ce que peut affronter et vaincre la constante fermeté d’âme, dont il imprime le caractère dans un grand nombre de ses poétiques octaves. Tant de peuplades qu’il a visitées, de régions qu’il a parcourues, multiplient sous sa plume la variété des images, les peintures de mœurs, et les analogies brillantes par lesquelles l’abondance de sa verve embellit ses comparaisons. Tant de négociations dont il fut l’agent ou le témoin, lui fournissent les connaissances diplomatiques dont les mystères se retracent ingénieusement dans les scènes où son héros traite avec Samorin et les chefs des Maures. Enfin tant d’angoisses et de misères, lui dictent ses nobles complaintes qu’il adresse à sa muse et aux nymphes du Tage que sa fierté veut avoir, dit-il, pour seules protectrices ; complaintes qui mêlent au charme, à l’élévation de sa poésie une tristesse, un pathétique dont l’impression fait couler des larmes.

Il ne manquait encore à ses adversités que d’éprouver les tourments de l’innocence accusée : on lui impute des malversations dans ses charges ; et la porte d’une prison se ferme sur lui : elle se rouvre par l’effet d’une justification solennelle, lorsqu’un de ses cruels compatriotes le retient au cachot pour une dette de deux cents croisades, valeur de cinq cents francs, acquittée enfin par le vice-roi ; une épigramme historique a transmis la mémoire de ce fait, et le nom du créancier dégradé.

« À ce vil prix furent vendus la personne de Camoëns, et l’honneur de Piedro Baretto. »

Ce fut en 1569, après seize ans d’absence et de calamités, que Camoëns revint de Mozambique à Lisbonne, où régnaient deux fléaux, la peste, et le gouvernement insensé du jeune don Sébastien. L’année 1572 devint célèbre par la publication de la Lusiade. Son auteur languit oublié, sans récompense, sans autre grâce du ministère qu’une somme de cent francs, dont encore on le réduisit à faire annuellement renouveler le mandat, dénué de secours alimentaires, et méconnu de la propre famille du héros, qu’il avait chanté. Un seigneur n’eut pas honte de lui reprocher sa lenteur à finir une paraphrase des psaumes qu’il lui avait promise ; et Camoëns lui répondit avec douceur que, détourné de la poésie par l’indigence, il ne songeait qu’à trouver le moyen d’acheter un peu de charbon qui lui manquait. Son Atayde ses amis n’étaient plus : il ne lui restait qu’un serviteur indien qui descendait chaque soir quêter dans l’ombre pour la nourriture de son maître. M. de Souza conserve ce touchant souvenir avec celui des hommes puissants qui furent ingrats ou cruels envers l’illustre poète. Rien ne signale autant l’équité naturelle de l’éditeur, et ne donne mieux le secret de sa délicatesse que son soin exemplaire de consacrer au mépris et au respect de la postérité, les désignations exactes des persécuteurs et du conservateur d’une vie retracée en son précieux écrit, où le nom du domestique Antonio est un titre plus noble que tous les titres des grands qu’il lui a suffi de nommer pour les flétrir.

M. de Souza laisse éclater à ce sujet sa juste indignation contre les cours et les princes qui, en humiliant le mérite, en lui refusant le prix de ses œuvres, en dédaignant l’honneur qu’ils en reçoivent, se déshonorent eux-mêmes de leur vivant, et dans l’avenir. Il démontre avec chaleur que le plus remarquable principe des hautes inspirations de Camoëns, fut l’amour brûlant de la patrie et de la vraie gloire. C’est ce beau sentiment qui le passionne pour son auteur : c’est cette qualité rare qui le distingue éminemment à ses yeux parmi les autres poètes. Il voit dans sa fierté incapable de faiblesse, d’adulation et d’intérêt vulgaire, il voit dans sa constance inébranlable aux coups du sort, il voit surtout dans son extrême attachement à son pays, les grands caractères de ce génie, qui forma le plan d’une épopée dans laquelle le poète rassemble, comme en un vaste tableau, tous les faits mémorables de son histoire nationale. S’il attribue à sa verve créatrice les belles fictions du Gange et de l’Indus, fleuves apparaissant sous les traits de deux personnages augustes dans le songe du roi Emmanuel, et celle du géant levé sur le cap des Tourmentes, il rapporte aussi justement à sa sagesse les prophéties du vieillard qui menacent l’embarquement de Vasco de Gama, sur le rivage où les mères, les épouses, poursuivent les Portugais de leurs pleurs et de leurs derniers adieux : morceau vraiment admirable ! Il rapporte à son courage de lui avoir suggéré la sublime harangue de Nuno Alvarès, qui reproche à ses concitoyens de rester abattus et foulés aux pieds par les ennemis, que tant de fois ils tinrent dans leurs fers. Il nomme éloquemment son ouvrage, où sont inscrites les annales des familles portugaises, les archives de leur héroïsme. Il ne commente l’œuvre que par les propres sentiments de l’auteur, et l’on reconnaît qu’il en éprouve la noble sympathie. Il s’attendrit à ses adversités : son esprit paraît le confident du sien, son cœur, l’ami de son cœur ; il recueille jusqu’à ses fragments d’écrits, jusqu’à ses moindres lettres où Camoëns, malade dans un hôpital, exprime son étonnement que la nature fasse du lit d’un pauvre le théâtre de tant de divers supplices. Il le pleure ; il entend sa dernière exclamation à la nouvelle de la bataille d’Alcacerquivir, bataille où succombèrent le roi don Sébastien et toutes les forces du Portugal ruinées dans l’Afrique. « Ah ! s’écria Camoëns, qui avait présagé le désastre de sa patrie, au moins je meurs avec elle ! » Parole digne des héros de l’antiquité, parole que suivit bientôt sa mort.

Ainsi périt, en 1579, dans le dernier abandon, celui qu’on surnomma le Prince des poètes, après l’avoir abreuvé d’amertume, et couvert d’opprobre de son vivant.

Le fameux tremblement de terre de Lisbonne fit disparaître, en 1755, la pierre funéraire du chantre lusitain, tandis que par le même fléau périssait à Cadix un des fils de Racine. On ne songea pas à rétablir cet humble monument, en réédifiant l’église renversée où l’inscription de Camoëns avait été détruite, comme si le sort l’eût voulu dépouiller même après son trépas.

La générosité de M. de Souza n’a rien épargné pour réparer ces rigueurs des hommes et du destin. Il provoque les doctes littérateurs à faire pour Camoëns ce qu’Addison a fait pour Milton. L’obligation sacrée de payer un double tribut à l’héroïsme, joint au génie, autorise le ton apologétique sur lequel il le loue : nous ne l’accuserons pas d’exagération à l’égard d’un auteur qui, sans égaler à nos yeux les chantres de l’Odyssée et de l’Énéide, n’en est pas moins, comme créateur de la poésie épique et du style dans le Portugal, l’Homère de la Lusitanie. Au surplus, nous lui devons un hommage reconnaissant pour avoir fait contribuer les arts de la France à la publication du chef-d’œuvre portugais. Le luxe, la beauté des caractères typographiques, soutenus d’un tirage égal et pur, et sortis de l’imprimerie de Firmin Didot, l’élégance et la correction des gravures exécutées sur des dessins dirigés par le goût exquis de Gérard, l’un de nos grands peintres, la vie du poète, et le commentaire du poème, recommandent cet ouvrage aux yeux comme à la pensée. Ce don que M. de Souza fait à sa nation, et aux corps savants de la nôtre, est une belle action qui rend désormais inséparables les noms de l’auteur et de l’éditeur : et quelle consolation plus douce pour les hommes dévoués aux vertus et aux muses, que de voir, après deux cent trente-huit ans, le zèle patriotique, ému par le génie d’un poète patriote, qui n’avait ni statue, ni même de tombeau, lui ériger cette édition monumentale.

Les lecteurs sentiront que, si M. de Souza eût été l’un des contemporains de Camoëns, il ne leur eût pas ressemblé ; mais qu’en l’arrachant au malheur, il eût écarté les chagrins de sa carrière.

Trente-neuvième séance.
Sur le style épique, sur la description, sur la narration, et sur le dialogue.

Messieurs,
20e Règle. Le style épique.

Nous avons passé en revue toutes les règles de composition du poème épique ; il nous reste, pour achever l’examen de ses lois, à faire celui des règles de son exécution. Trois de ces conditions dernières rentrent dans celle du Style, que nous allons considérer sous le rapport de l’épopée ; en effet la narration, la description, et le dialogue, ne reçoivent leurs qualités que de la diction, et celle-ci les concerne chacune dans les diversités de ses formes.

Sans doute on ne s’attend pas ici que je traite les généralités du style, que j’en établisse la définition première, et que, par un long prolégomène, je consume le temps que je dois employer à l’énonciation des qualités spéciales de la langue épique. La distinction nécessaire des genres en littérature, commande la distinction du style qui leur est propre ; je suis tellement convaincu de cette vérité que je pressens combien on répandrait de clarté sur elle en composant un traité sur la limite des styles, et sur la borne qui sépare la prose de la poésie, ouvrage très simple et très court, dont plusieurs fois je formai le plan en ma tête, et que je n’ai pas encore eu le loisir d’exécuter.

Le style spécial de l’épopée comporte celui de la haute tragédie dans le dialogue, mais il le surpasse en richesse dans la description, et descend au-dessous de lui dans la naïveté des détails narratifs ; ce n’est donc pas le style tragique. Il ne s’élève pourtant pas jusqu’au ton lyrique, et n’y atteint que par intervalle et par imitation, lorsqu’il fait parler un être prophétique, un inspiré, un poète, introduit dans la fable ; ce n’est donc pas celui de l’ode. Il ne s’abaisse jamais jusqu’à la plaisanterie familière, même dans les scènes les plus communes, et veut une certaine élégance poétique dans les traits de son ironie héroï-comique ; ce n’est donc pas celui du conte. Enfin il énonce des faits, et rapporte les discours des personnages dont il trace les caractères et les actions ; mais il les récite plus en témoin qu’en translateur, sur un ton passionné qui les embellit, qui les exagère en y mêlant des merveilles, et non avec la raisonnable impartialité qui les présente au jugement en vérités irrécusables ; ce n’est donc pas celui de l’histoire. On pourrait croire encore qu’il participe de celui du roman, si l’on admet qu’un poème puisse être aussi bien écrit en prose qu’en vers, opinion qui pour elle a le témoignage d’Aristote, et de grands exemples parmi les modernes ; mais dans ce principe même, appuyé chez nous par le Télémaque et le Temple de Gnide, il faut reconnaître qu’une sorte d’élévation prosaïque s’approche en ces mêmes ouvrages du style poétique, appartenant à l’épopée, et le distingue du style simplement vrai de tous les romans ordinaires. La diction épique, soit en prose, soit en vers, garde donc un caractère particulier qui la constitue, tant lorsqu’elle raconte, c’est-à-dire qu’elle use du langage indirect, que lorsqu’elle fait parler les acteurs de la fable, c’est-à-dire qu’elle emploie le langage direct. Or quelle est cette diction ? Celle de l’inspiration secrète qu’on appelle divine, qui tantôt propre, tantôt figurée, ne doit jamais laisser refroidir le sentiment, ni tomber la pensée, ni s’obscurcir les peintures, ni s’avilir les termes, et qui, dans tout, porte le mouvement, la couleur et le feu. La juste division qu’on a faite des règles de la narration, de la description, et du dialogue, règles partielles de toute bonne épopée, suffit pour anéantir le vain système créé de nos jours par la médiocrité, qui ne sachant pas les réunir, voulut sous-diviser le poème épique en genre narratif, et en genre descriptif, espèces bâtardes, ou plutôt mutilation impuissante du genre entier, qui doit raconter, et décrire et dialoguer tour à tour. N’est-ce pas de la réunion de ces trois conditions que naît la variété des formes du style, et peut-on sans elles en exclure la triste monotonie ? Boileau ne nous enseigne pas à faire de poème descriptif, mais à composer un poème épique, et c’est alors qu’il nous dit :

« Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.
21e Règle. La description.

Il sait qu’en obéissant à ce précepte votre style rassemblera tous les traits de votre imagination, les mettra sous le jour le plus favorable et le plus lumineux ; qu’il dessinera correctement les contours des objets, qu’il arrêtera la réflexion de vos lecteurs sur des tableaux augustes ou gracieux, magiques ou fidèles, qui, après les avoir satisfaits ou charmés, céderont la place à la nécessité des liens du récit agréablement suspendu par intervalle, afin de mieux séduire la curiosité. Boileau ne permet point que, par de stériles ornements d’élocution, on ralentisse l’action commencée. Il vous l’exprime formellement encore :

« Soyez vif et pressé dans vos narrations.
22e Règle. La narration.

Ainsi le style du poète, se resserrant tout à coup pour mieux courir à l’événement, fait succéder les tours concis aux périodes nombreuses, et les mots seulement clairs et justes, aux expressions nobles, brillantes, métaphoriques, aux circonlocutions étendues, et aux sonores désinences.

23e Règle. Le dialogue.

La diversité de ton qu’il a déjà prise, en racontant et en décrivant, se reproduit dans les qualités du dialogue sans cesse modifié par les contraires agitations de l’âme.

« Chaque passion parle un différent langage.

La diction sera donc sublime dans les mouvements de l’orgueil, tempérée dans les sentiments paisibles et doux, humble dans la douleur.

« Que devant Troie en flamme Hécube désolée
« Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée,
« Ni sans raison décrire en quel affreux pays
« Par sept bouches l’Euxin reçoit le Tanaïs.

Marmontel dit avec beaucoup de goût : « un personnage qui, dans une situation intéressante, s’arrête à dire de belles choses qui ne vont point au fait, ressemble à une mère qui, cherchant son fils dans les campagnes, s’amuserait à cueillir des fleurs ». C’est surtout dans les plaintes et les prières qu’Horace et Boileau proscrivent le style descriptif, et ce précepte émane de leur profonde connaissance des passions. Toutes ont l’éloquence la plus directe à l’objet qu’elles se proposent ; écoutez leurs paroles qui ne tendent qu’à vous émouvoir, ce sont des motifs pathétiques, des raisons pénétrantes qu’elles vous expriment ; elles craindraient de distraire votre pitié par des images qui, en occupant votre esprit, interrompraient les mouvements de votre cœur : mais ingénieuses à ne rien adresser qu’à lui, c’est au seul sentiment qu’elles en appellent, et c’est par là qu’elles vous attendrissent, vous frappent et vous entraînent. Que le style imite donc leur irrésistible artifice, il deviendra noblement épique si l’heureux emploi des tropes et des ellipses rapides ajoute à la force touchante du discours. Il ne sera pas continuellement narratif, ce qui le rendrait à la longue froid, sec, trop exact, et décoloré ; il ne sera pas toujours descriptif, ce qui lui imprimerait une ennuyeuse splendeur, et le ferait languir sous le poids d’une richesse surabondante ; il ne sera pas dialogué partout, car dès-lors il n’aurait plus qu’une éloquence dramatique, à moins qu’il ne respirât une lyrique fureur, insoutenable délire en des chants de longue haleine. Conséquemment il passera de l’une à l’autre de ces trois conditions, en se modifiant toujours sur elles, de façon à offrir les nombreuses variétés qu’elles exigent.

Le dialogue épique veut à la fois être noble et simple : il faut que des images vraies et frappantes en animent les passions, et que les détails qu’amènent les idées y forment, autant que possible, des tableaux courts et passagers, qui enrichissent le fonds de vives couleurs. Le relief qu’en reçoivent les discours les distingue de ceux qui conviennent à la scène théâtrale, et pourtant ceux-là empruntent le naturel et le mouvement de ceux-ci. Entre les deux écarts d’une affectation vaine, ou d’une simplicité trop nue, ce dernier défaut est le plus excusable et le moins dangereux ; car on peut toucher et plaire quand on est vrai, quoique sans embellissement ; mais on fatigue par un faste superflu, par un clinquant de mauvais goût. Évitez donc le jeu puéril qui résulte des oppositions de mots et des similitudes de syllabes ; évitez les minutieuses symétries des retours d’une même formule substituée aux répétitions que dictent parfois les sentiments ; évitez les fausses antithèses, le fréquent usage même des meilleures, la recherche outrée des figures, toutes ces bluettes de l’esprit, éblouissants feux-follets qui ne répandent point la lumière égale et pure, dont une bonne diction échauffe le dialogue. Tout ce luxe, tout ce fard italien a quelquefois terni les plus réelles beautés des discours du Tasse. Nos devanciers firent abus de ces gentillesses, de ces pointes ; et l’excès de leur afféterie, qui corrompit le style de leurs successeurs, jeta dans le poème de Scudéry, justement satirisé, le plus comique exemple du ridicule où il entraîna les auteurs. Alaric, héros du poème de ce descendant du père Lemoine, exprime ainsi son admiration et ses sentiments à la belle Amalasonte :

« Dieu ! pouvez-vous douter, lui dit-il, de ma flamme !
« Examinez mon cœur ; lisez bien dans mon âme ;
« Et pour savoir quelle est mon amour et ma foi,
« Connaissez-vous, madame, et puis connaissez-moi.
« Vous trouverez en vous une prudence extrême ;
« Vous trouverez en moi la fidélité même ;
« Vous trouverez en vous cent attraits tout puissants ;
« Vous trouverez en moi cent désirs innocents ;
« Vous trouverez en vous une beauté parfaite ;
« Vous trouverez en moi l’aise de ma défaite ;
« Vous trouverez en moi, vous trouverez en vous,
« Et le cœur le plus ferme et l’objet le plus doux.

C’est là l’échantillon de l’étoffe d’esprit à la mode parmi ces puristes qui critiquaient le style de Despréaux, le satirique, et lui conseillaient d’apprendre à écrire et à parler français.

La narration commande que le style marche avec promptitude, et que sa pureté correcte soit son seul ornement. Son allure, libre et dégagée, ira droit aux choses ; tous ses traits seront nets, et ses tours concis. Je ne dis point seulement précis, car la précision diffère de la concision, et doit s’appliquer au style détendu, comme au style serré. Quand le langage décrit, il faut que des expressions d’une justesse précise lui servent à rendre les objets et les images visibles.

La précision n’est pas moins nécessaire aux épithètes qui appliquent les attributs aux termes abstraits, qu’elle ne l’est à ces termes propres eux-mêmes : elle établit aussi, par les analogies du son, de la pesanteur et de la légèreté des mots avec ce qu’ils expriment, cette harmonie qu’on a nommée imitative ; harmonie qui constitue vraiment le chant des vers, et dont ne peut se passer la haute poésie. Démontrons qu’il n’en faut pas faire abus avec trop de recherche, mais qu’il en faut user le plus possible.

De l’harmonie imitative.

L’harmonie imitative consiste à mesurer la lenteur ou la rapidité des articulations sur ces mêmes qualités propres aux objets dont on parle, à tâcher d’établir un accord de consonances entre eux et les syllabes qu’on emploie, à rendre en quelque sorte la parole un fidèle écho du bruit des choses. Virgile veut représenter l’effet du pas d’un cheval ; il l’imite par l’effet du rythme et du mètre de ce vers si connu :

Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum.

J’ai voulu prouver que notre langue se prête à cet artifice de la langue latine, en le traduisant ainsi :

« De quatre pieds poudreux, avec bruit, bat la plaine.

On remarquera que ce vers français reçoit du choc des consonnes le mouvement des dactyles du vers latin, et qu’il finit aussi par un spondée. Delille nous apprit à imiter les coups portés sur l’enclume par les cyclopes,

« ………………… Levant de lourds marteaux
« Qui tombent en cadence et domptent les métaux.

Il m’enseigna comment on peut rendre, par un retour de consonnes pareilles, jusqu’au bruit que fait un sanglier qui, traversant les blés,

« Fraie un passage affreux, fend les flots des épis.

L’étude de nos meilleurs poètes nous révèle avec quelle finesse leur délicate oreille saisissait la mesure des temps sur lesquels ils fondaient leur harmonie imitative. Vous entendez Malherbe exprimer par des sons les divers efforts des géants luttant contre les dieux :

« Là se ruait Mimas, là Typhon se battait,
« Et là suait Euryte à détacher les roches
            « Qu’Encelade jetait.

Boileau, Racine, et surtout La Fontaine, ont introduit dans leur poésie toutes les inflexions imitatives des langues anciennes, par un mélange adroit de syllabes graves ou légères, de mots lents ou prompts, de voyelles ouvertes ou fermées, sonores ou muettes, et de consonnes douces, rudes, ou moyennes. Ils ont suppléé même aux hiatus, proscrits dans nos vers, à l’aide des élisions heurtées ou coulantes ; ils ont remplacé les inversions pittoresques et les coupes de la latinité par les césures arbitraires, par la construction périodique, quelquefois par le caprice de rares enjambements, et par les articulations dures ou liquides, moyens nombreux de varier notre prosodie. Est-ce une action vive et soudaine que veut peindre Boileau dans le lutrin ? Il semble composer son vers de quatre légers dactyles,

« Lē tῐmῐde, ēscădrŏn, sē dῐssῐpe, ēt s’ĕnfuῐt.

Veut-il faire entendre dans la nef d’une église le retentissement prolongé des coups de maillet, les voyelles sourdes et lentes équivalent en ses vers à des spondées :

« Lēs mūrs ēn sōnt ēmus, lēs voutēs ēn mūgῑssēnt,
« Et l’ōrgūe mēme ēn pōusse ūn lōng gēmιissēmēnt.

Ailleurs, il rend par le choc de la lettre R, à dessein multipliée, le bruit de la crécelle tirée de la sacristie par ses plaisants acteurs :

« Ils sortent à l’instant, et par d’heureux efforts
« Du lugubre instrument font crier les ressorts.

Personne a-t-il mieux réussi que La Fontaine à produire ces effets imitatifs ? On en citerait mille exemples : l’un des plus sensibles est celui-ci : le fabuliste représente la difficulté qu’éprouve une lourde voiture publique à gravir une pente escarpée. Trois épithètes détachées ralentissent la marche de son premier vers, qui est de la plus longue mesure ; et le second, qui est pourtant très court, paraît plus long à prononcer encore, et demande un effort extrême :

« Sur un chemin montant, sablonneux, mal-aisé,
« Six forts chevaux tiraient un coche.

Si cet exemple, pris dans le style familier de la fable, ne suffit point, j’ai de quoi démontrer qu’ailleurs, dans le langage épique, l’auteur de Philémon et Baucis trouve encore à remplacer l’hiatus latin par l’heureuse aspiration de l’une de nos lettres : quelques branches de bois sec rassemblées dans un âtre,

« D’un souffle haletant par Baucis s’allumèrent.

Le redoublement de la même aspiration m’a servi, dans la peinture d’une chasse, à exprimer la fatigue des chiens d’Adonis poursuivant le monstre qui le tua :

« S’ils courent, plus hardis, haletants sur sa trace,
« Terrible, il se retourne, etc.

La Fontaine encore risque un enjambement pour figurer le pied brisé d’une table ; et cette suspension adroite fait, si je puis le dire, presque boiter son vers.

« En l’un de ses supports le temps l’avait rompue,
« Le sort en égala les appuis chancelants
« Du débris d’un vieux vase, autre injure des ans.

Malfilâtre, en racontant les symptômes menaçants de la mort de Jules César, rejette avec effet dans un second vers une épithète appartenant au sens du premier :

« On entendit au loin retentir une voix
« Lamentable, et des cris sortis du fond des bois.

Après avoir étudié dans Racine et dans Boileau les mystères de notre langue plus imitative que ne le présument ceux qui n’y sont pas initiés, étudions-les dans nos auteurs plus modernes ; nous ne l’accuserons plus de nous refuser toutes les ressources de l’euphonie, en lisant Lebrun et Delille, qui consumèrent leur vie à saisir la délicatesse de ses riches modulations. Delille, en peignant la guerrière Camille, excité par l’émulation d’égaler le cygne de Mantoue, composera des vers aussi légers que la course de cette amazone, et pleins d´une gracieuse fluidité.

« Moins prompts sont les éclairs et les vents moins agiles,
« Elle eût des jeunes blés rasant les verts tapis,
« Sans plier leur sommet couru sur les épis ;
« Ou, d’un pas suspendu sur les vagues profondes,
« De la mer en glissant eût effleuré les ondes,
« Et d’un pied plus léger que l’aile des oiseaux,
« Sans mouiller sa chaussure eût volé sur les eaux.

Nous faut-il les exemples de plusieurs harmonies d’imitation ? le poète Lebrun nous les fournit en quatre vers, au sujet des métamorphoses de Protée :

« …………… Il se roule en torrent,
« Gronde en tigre irrité, glisse et siffle en serpent,
« Dresse en lion fougueux sa crinière sanglante,
« Et tout à coup échappe en flamme pétillante.

Ce savant lyrique exerce dans un autre endroit la souplesse admirable de sa plume à tracer des images tranquilles et voluptueuses. Quel repos charmant dans ces vers du beau poème de Psyché, comparable aux plus beaux morceaux de Virgile et aux fragments exquis de Catulle. Il représente Vénus quittant son fils, et traversant l’empire de Neptune :

« L’Amour en souriant lui promet la vengeance :
« La déesse, que flatte une douce espérance,
« Le baise, et revolant aux bords des flots amers,
« Sur sa conque d’azur s’élance et fend les mers.
« Elle traverse l’onde en fille de Nérée ;
« Sa vue enchaîne au loin l’impétueux Borée ;
« Le vieux Triton lui fraie un liquide chemin ;
« Le jeune Palémon la suit sur un dauphin ;
« L’onde joue à ses pieds ; et la vague idolâtre
« Vient d’un baiser humide en effleurer l’albâtre.

Plus loin, il offre Psyché condamnée à périr et transportée sur un rocher. C’est alors, par la variété des coupes, qu’il vous peint à la fois sa terreur et le secours qu’elle reçoit de l’influence du dieu qui l’aime.

« Mais que devient Psyché, seule, en proie au silence,
« À la nuit, à l’horreur de ce désert immense,
« À cent monstres ailés autour d’elle sifflants,
« À mille que l’effroi peint à ses yeux tremblants ?
« Mourante de frayeur, elle tombe :

Là, le vers, par sa chute, semble s’évanouir avec elle ; et deux syllabes inattendues viennent en soutenir la fin, en relevant la phrase poétique.

« ……………………………… Zéphire,
« Sous ses voiles flottants, s’insinue et soupire,
« L’enlève au pied d’un roc, dans un vallon charmant,
« Et sur un lit de fleurs la pose mollement.

Unissez à tant de moyens divers les ressources d’une concision ou d’une diffusion précise qu’on ne doit pas confondre avec la prolixité, la richesse de notre langue ne nous fera plus aucun refus. Joignez au nombre, au choix, à la justesse des expressions, aux inversions permises, au jeu mobile des césures, les temps marqués par les hémistiches, et les sons cadencés par les rimes, vous sentirez les avantages de notre poésie sur les plus vantées, et vous repousserez l’ignorance qui l’accuse injustement d’être ingrate. Les personnes qui méconnaissent son abondance et son harmonie, et qui veulent changer ses lois, non seulement ne savent pas le secret de faire de bons vers français, mais elles les dédaignent parce qu’elles ne savent pas les bien juger, ni même les bien lire. On s’aperçoit de cette cause de leurs erreurs, en les écoutant. Mal instruites des éléments de la prosodie française, et de la valeur appréciable de nos longues, de nos brèves, et de nos accents douteux, elles ne font consister la difficulté vaincue de nos alexandrins que dans la rime, et leur harmonie, que dans l’égalité de notre double hémistiche ; mais elles impliquent la monotonie à cette même mesure et à cette même désinence.

Comparaison entre nos vers rimés et les vers scandés.

Osons pourtant mettre en parallèle nos vers héroïques avec les vers hexamètres grecs et latins ; et, par une courte analyse de nos lois rythmiques et des lois métriques des anciens, surmontons l’effet des impressions données dans les écoles : tâchons de nous convaincre que nos grands vers de douze syllabes sont moins uniformes que les grands vers de six pieds composés dans les langues mortes, et, de plus, que nos terminaisons rimées sont moins monotones que les terminaisons numériquement égales. Premièrement, la mesure de nos syllabes variables et indécises s’établit sur la propriété des accents, et non sur leur durée, qui change suivant la place occupée par les mots. Nos brèves et nos longues n’étant pas absolues, cèdent au besoin que nous avons de l’ïambe, du trochée, du dactyle, du spondée, et de l’anapeste, que nous marquons ou dissimulons à notre gré dans la récitation cadencée ; tandis que l’ordre numérique d’un mètre fixe n’a d’autre variété que celle de la disposition dactylique et spondaïque dans les premières mesures du grand vers scandé. Les césures arbitraires de notre alexandrin équivalent à toutes les siennes ; nos hémistiches, comme le sien, le partagent au milieu ; son repos est plus ou moins long, quand il le faut, et nos rimes le ferment par des consonances égales, ainsi que le vers grec ou latin retombe toujours sur deux pieds égaux. Comparons une fois les désinences de nos distiques avec l’uniformité continuelle du dactyle suivi d’un spondée qui clôt chaque hexamètre ; demandons aux détracteurs de nos rimes si le retour périodique de huit temps sans cesse mesurés à l’oreille vers par vers, ne les ennuyaient pas plus que le frappement de deux syllabes dont les accents diffèrent de distique en distique. Je n’ai lu nulle part qu’on ait encore remarqué l’inconvénient de ce mode qui, constituant la symétrie sur la durée, produit ce que j’appellerais une rime de temps, rime plus pesante que notre rime de sons, puisque le nombre en est invariable et très composé, lorsque nos désinences alternatives, tantôt masculines, tantôt féminines, changent de deux vers en deux vers, ne reviennent que rarement les mêmes, et ne portent que sur un ton double ou simple. Cette considération nouvelle, que je joins à tant d’autres points d’analogie ou de conformité, achèvera peut-être de persuader aux adversaires du système poétique de nos grands maîtres, que la versification française, aussi souple qu’harmonieuse, n’a d’autre monotonie que celle qui lui est imprimée par les inhabiles écrivains. Ce sont ces qualités de la vraie poésie qui, senties par les vrais poètes, inspirèrent à Lebrun ces beaux vers où, voulant exprimer ce qui la distingue, il s’écria :

« Mais qui saurait tracer l’invisible passage
« Du profane discours à ce divin langage ?
« Quels ressorts inconnus, quels magiques attraits,
« En épurent les sons, en colorent les traits ?
« Et de quel feu divin cette prose animée
« S’échappe en vers nombreux tout à coup transformée ?

Et le poète ajoute :

« Déjà sont accourus ces tours harmonieux,
« Ces rimes, de nos vers échos ingénieux ;
« Ces repos variés, ces cadences nombreuses,
« Où l’âme se déploie en des bornes heureuses ;
« Et le feu du génie épars dans l’univers
« Brûle en se resserrant aux limites des vers.

L’auteur, qui en composait de si enflammés, ne se douta jamais que la poésie pût paraître ennuyeuse ; et la marche de ses rimes ne vous semble pas être monotone et gênée. Libre des entraves du style, il nous révèle sa juste opinion sur la supériorité de l’idiome poétique, dont il vante le joug, en le port tant avec autant de force que de grâce. Ce n’est pas à lui, ce n’est pas à Delille, ce n’était pas à Voltaire, quelque innovateur qu’il fût, que serait venu le dessein de défigurer notre langue épique, en cherchant un recours superflu contre l’uniformité des vers dans la liberté ou le croissement des rimes, dans la symétrie des strophes de mesures inégales, ou dans l’artifice d’une prose poétisée par l’expression, et dégagée du nombre rythmique. J’accorderai que la parfaite composition épique ne dépend pas des vers, et c’est en cela qu’on est poète par le fonds des choses ; mais je ne pense point que la parfaite exécution de l’épopée puisse résulter de la prose, même la plus riche et la plus belle. Une diction, où la plénitude des pensées reluit de l’excellence des termes choisis dans le tiers le plus raffiné du langage, de l’éclat des métonymies les plus surprenantes, des périodes les mieux cadencées par le nombre et par les chutes sonores, me paraît au-dessus d’une diction dont l’harmonie indéterminée se compose de tous les tons, et dont l’indépendance, affranchie d’un rythme exact, se sert de tous les mots, éléments vulgaires de ses libres phrases. Toutes les idées du Télémaque entreraient dans la haute poésie, en recevant ses formes ; mais la moitié des paroles qui les rendent la dégraderaient, en se mêlant à son élégante noblesse. Toute prose poétique est voisine d’un défaut qui détruit sa naturelle éloquence, et signale un peu l’impuissance de l’auteur qui ne saurait s’élever à l’art assujettissant des vers. Cicéron ni Bossuet ne purent monter jusqu’à la poésie, tandis que celle de Corneille et de Racine eut une éloquence rivale de leur prose. Qui dit poème ne dit pas une suite de harangues, mais une suite de chants, or, la prose se parle, et les vers se chantent en récitatif modulé, en haute mélopée ; et sa déclamation devient une sorte de musique, très distinctive du langage nombreux qui lui est spécial. Concluons donc avec rigueur qu’il faut écrire l’épopée plutôt dans le style d’Homère que dans celui de Platon même, et ne renouvelons point, par la faiblesse de nos condescendances et par les insinuations d’un goût tudesque, les systèmes de médiocrité que soutinrent avant nous La Motte et Marmontel, qui outrèrent le sens d’une maxime d’Aristote mal interprétée. On ne saurait trop répéter ces inflexibles principes aux commençants, inquiets des objections du mauvais goût, et dérangés par le caprice de leur imagination.

Usage des rimes entrecroisées.

Examinons aussi le désavantage pour eux d’entremêler les rimes dans les vers alexandrins ; les rappelleront-ils périodiquement dans quatre ou six vers entrelacés ? Toutes leurs phrases seront enchaînées par ces retours, où l’oreille sera trompée par leur suspension chaque fois qu’un sens finira sans que la mesure des sons soit accomplie ; la phrase suivante, engagée dans le reste de ce rythme tronqué, ne se prolongera souvent qu’en jetant la même confusion d’harmonie dans les autres mesures : de là résultera la discordance générale.

Usage des vers libres.

S’abandonneront-ils à la négligence des vers libres, ou ne se permettront-ils que la liberté des rimes ? Bientôt l’harmonie des consonances leur échappera, cessera d’être accentuée avec justesse ; et, dans les deux cas, fléchira sous les impressions d’un goût arbitraire.

Usage des vers blancs, ou sans rimes.

Risqueront-ils des vers non rimés ? Ils ne se distingueront plus de la phrase du prosateur dont ils n’auront pas la facile éloquence, et dès lors l’égalité de leur scandaison syllabique fera le supplice de l’oreille, à tout coup heurtée de leur chute dissonante.

Usage des strophes.

S’asserviront-ils à l’ordonnance des strophes ? Nouvelle cause de monotonie dans le rappel symétrique des mêmes sons et des chutes égales, à moins que leurs vers, comme les terzines et les octaves italiennes, n’entrent tous dans une mesure courte et pareille, et que l’auteur évite, avec un grand soin, de terminer chaque strophe par un trait final ; mais pourvu que les unes et les autres s’entraînent mutuellement par la force du sens et du récit ; encore ce rythme, en notre langue, plus véhément dans le genre noble, et plus leste dans le genre gai, ne supplique-t-il aisément qu’au ton lyrique, et au ton badin. Néanmoins l’heureuse épreuve des vers de dix syllabes entrecroisés a prouvé, dans la Pucelle de Voltaire, que ce rythme, doublement varié par ses hémistiches inégaux et par le libre enlacement de ses rimes, convient mieux que tous les autres aux narrations enjouées.

Excellence du vers alexandrin.

Le vers alexandrin reste encore le seul maître de notre épopée héroïque, et même de la satirique, si nous en jugeons par notre admirable Lutrin. Tenons-nous-en donc à ce vers, puisqu’il est le meilleur pour nous, qu’il contient les nombres de tous les autres, et qu’on peut le varier à l’infini dans ses coupes multipliées. L’oreille ne souffrira pas de la succession de nos distiques si nous y arrivons par une mélodie aussi riche, aussi pénétrante que celle qui modula les dialogues et le récit d’Iphigénie en Aulide, et si nos harmonieuses descriptions s’accordent aussi bien avec les objets tracés que les modulations des lyres d’Homère, de Virgile, de l’Arioste, du Tasse, et de Milton, avec les peintures des jardins d’Alcinoüs, des Champs-Élysées, des boucliers d’Achille et d’Énée, des palais d’Alcine et d’Armide, et des riants berceaux d’Éden.

Ce que nous avons exposé nous dispense de redire que les difficultés de notre poésie ne consistent pas tant dans la mesure et la rime, entraves qu’on s’habitue à ne pas même sentir en travaillant, que dans le choix des mots, dans l’éclat des épithètes, dans la force, la convenance, et le naturel des inversions, dans la vivacité des tours, dans l’heureuse hardiesse et la nouveauté des métaphores, dans l’alliance enflammée des expressions claires et fidèlement assorties aux choses, aux sentiments, aux pensées ; enfin dans toutes ces rares qualités qui composent le mouvement du beau style. C’est là qu’il est nécessaire de chercher ses variétés, et non dans les innovations de l’arrangement des vers ; c’est là le mystère profond de la poésie auquel peu de versificateurs sont initiés, et que les plus doctes ne découvrent que très tard, après de fréquentes épreuves et de longues méditations. Nous apprendrons à donner à notre prosodie la mobilité brillante qui en exclut toute uniformité, en passant, ainsi qu’Homère, du ton le plus simple et le plus naïf au ton sublime et aux accents largement pathétiques, en faisant succéder, sans disparate, les douces images aux plus terribles, et en liant les figures contrastantes par de fines et vives transitions. Ne craignons ni de trop nous élever, ni de trop descendre en ennoblissant ou en humiliant nos termes, selon la convenance des objets grands ou petits que nous présente la nature ; revêtons-la toute entière de nos souples et justes expressions, étudions jusqu’à ses moindres contours, et appliquons-y bien notre style ; ses formes animées, et toujours diverses, lui prêteront tour à tour la grâce, la vigueur, et la fierté. C’est elle qui, dictant ses lois au génie, fit parler le courroux d’Atride, la sagesse expérimentée de Nestor, l’éloquence des ambassadeurs envoyés sous la tente d’Achille, les douleurs d’Andromaque, et la résignation du vieux Priam ; elle instruisit le chantre latin des Noces de Pélée, à figurer si naïvement le désespoir d’Ariane, poursuivant de tous ses regards, de toute sa pensée, de toute son âme, l’ingrat qui la fuit au loin sur les mers, tandis que, debout, elle laisse rouler les plis de sa robe dans les flots qui lavent ses pieds enchaînés au rivage, et qu’elle reste immobile et troublée comme la statue d’une bacchante. Le seul Catulle eut un style épique plus concis et non moins brillant que celui qui traça la mort de Laocoon, la ruine de Troie, les fureurs de Didon, la descente d’Énée aux enfers, et la lutte d’Hercule et de Cacus, modèles les plus achevés, les plus parfaits, que puissent offrir les muses, en toutes les conditions de l’art d’écrire l’épopée. Je ne leur assimilerai, dans le genre épique, aucun autre morceau que l’épisode d’Aristée, et celui du double trépas d’Euryale et Nisus. Ces chants sublimes, autant que gracieux, ont été traduits par Lebrun et Delille, et la seule comparaison de leur dernier travail éclaircira suffisamment le sujet que nous traitons. Du combat de ces deux habiles poètes ont jailli toutes les clartés qu’il nous faut répandre sur le talent de la diction. Songez que si l’effort de Lebrun nous paraît plus puissant et plus heureux, cet effort ne fut que passager, tandis que Delille, qui prolongea le sien durant la traduction entière de l’Énéide, l’eût peut-être aussi hautement soutenu s’il ne nous en eût transmis qu’un épisode.

Comparaison des deux versions d’Euryale et Nisus, faites par Delille et Lebrun.

D’abord tous deux exposent le sujet : la garde d’une porte du camp d’Énée est remise, en son absence, au soin de Nisus et d’Euryale. Voici comme Delille peint Nisus :

« Nisus, chasseur adroit et guerrier intrépide ;
« Aucun d’un bras plus sûr ne lance un trait rapide.

Le latin désigne deux espèces d’armes dont Nisus se servait : Jaculo…… levibusque sagittis . Lebrun les distingue :

« Nul guerrier ne sut mieux, d’une adresse intrépide,
« Darder le javelot, lancer le trait rapide.

Delille trace ainsi le portrait d’Euryale :

« En grâces, en beauté, nul Troyen ne l’égale ;
« À peine adolescent, de son léger coton
« La jeunesse en sa fleur ombrage son menton.

Ces vers n’ont pas l’élégance du texte, auquel répond mieux l’autre version :

« La veillait Euryale, enfant plein de valeur,
« Le charmant Euryale en sa première fleur !

Ici Lebrun ajoute une comparaison qui sied à son sujet détaché du reste de l’Énéide, et qui est ravissante :

« Comme on voit deux palmiers, délices d’un rivage,
« Réunir leurs rameaux, confondre leur ombrage ;
« Ils s’élèvent ensemble, et de leurs fronts naissants
« Ils vont chercher l’Olympe et défier les vents :
« Tels ces jeunes guerriers, réunissant leurs armes,
« Cherchaient la gloire ensemble, et volaient aux alarmes.

Il faut deux vers à Delille pour exprimer ce que Lebrun dit en un seul, comme le latin ; en général, on notera que le premier allonge, dans une paraphrase ou par une circonlocution, ce que le second resserre eh des termes clairs et précis. Aussi dit-il seulement :

« Le même poste encor leur était confié.

Mais Delille dit vaguement :

« Et dans cet instant même un devoir hasardeux,
« À la porte du camp les réunit tous deux.
« Soudain Nisus s’écrie : Ô moitié de mon âme !
« Est-ce un dieu qui m’inspire ? est-ce un dieu qui m’enflamme ?

Répétition qui ne semble là que pour attacher une rime ; il poursuit :

« Ou, suivant de nos cœurs l’instinct impérieux,
« Prenons-nous nos transports par un avis des dieux ?

Moins de paroles suffisent à Lebrun pour rendre cette idée plus littéralement :

« ……………… Ou de ce qu’il désire
« Notre cœur aveugle se ferait-il un dieu ?

Delille continue à doubler et souvent tripler le nombre de vers français par lesquels il rend ceux dont Virgile est si peu prodigue :

« L’occasion me rit : tu vois quelle assurance
« Des imprudents Latins endort la vigilance ;
« Autour d’eux tout se tait, tout dort, et de leurs camps
« Les feux abandonnés languissent expirants ;
« Du sommeil et du vin les vapeurs les enivrent ;
« La nuit, leur négligence, et les dieux, nous les livrent.

L’assurance qui endort les Latins, et plus bas, tout dort. Comparez l’autre traducteur : il n’est jamais traînant ni prosaïque :

« L’ennemi dans son camp repose sans ombrage :
« Vois ces feux presque éteints, ces postes négligés,
« Et leurs soldats épars dans l’ivresse plongés :
« La plaine au loin se tait d’ombres enveloppée.

Quelle grandeur en ce dernier vers ! La suite du dialogue chez l’un se relâche en des locutions modernes et familières, tandis qu’il se soutient et s’anime chez l’autre, par des tours nobles et antiques. Voyez comment chacun exprime le moment où la garde est relevée :

« Deux guerriers à l’instant remplacent les héros.

C’est le vers de Delille :

« … Leur veille passe à deux guerriers voisins.

C’est le tour poétique de Lebrun ; tel est, dans les moindres détails, le soin, la convenance de son style. Vous peint-il le conseil secret des chefs assemblés la nuit près d’Ascagne ; il vous les montre,

« D’une main appuyés sur leurs piques terribles,
« De l’autre ils soutenaient leurs pesants boucliers.

Attitude moins fortement dessinée par son rival, qui distrait de l’image par une réflexion.

« Tous portant à leurs bras leurs larges boucliers,
« Debout, et s’appuyant sur une longue lance,
« Comme pour le conseil sont prêts à la défense.

Il ne signale ici ni l’incertitude où sont les chefs, ni leur doute de trouver un messager assez hardi pour aller vers Énée absent, à travers une armée ennemie : là, Lebrun conserve tout le mouvement de Virgile, et prépare la surprise de l’apparition des deux jeunes braves qui demandent audience, pour être chargés d’une mission périlleuse. Mettez encore en parallèle le discours de Nisus doublement traduit :

« Troyens, ne jugez point nos projets par notre âge,
« Dit-il, il peut unir la prudence au courage.
« ……………… Audite ô mentibus æquis,
« Æneadæ…………………………………

Lebrun écrit avec la même noblesse :

« Magnanimes Troyens, soyez-nous indulgents ;
« En faveur du projet faites grâce à nos ans.

En cet endroit, Delille renverse l’ordre où Virgile place les choses ; il les fait décrire à Nisus avant que d’énoncer qu’il les a vues :

« Sous la porte qui touche au rivage des mers,
« La route se partage en deux sentiers divers.
« L’un d’eux, inaperçu, propre à notre entreprise,
« Mène aux murs de Pallas, et jusqu’au fils d’Anchise.
« Tout sert notre projet : vous voyez des Latins,
« Dans les airs obscurcis fumer les feux éteints.

Ceux qui l’écoutent ne peuvent apercevoir ces objets de l’enceinte où se tient le conseil, ainsi qu’il les découvrit du lieu où il était en sentinelle. Il poursuit :

« Du vin et du sommeil l’ivresse les accable.
« Laissez-nous donc saisir ce moment favorable ;
« Bientôt vous nous verrez sanglants, victorieux,
« Revenir tout chargés d’un butin glorieux.

Il ne s’agit pas de rapporter du butin, on ne les enverrait pas pour cela ; mais de ramener Énée en son camp menacé. Vous rencontrerez aussi chez Delille quelques réminiscences involontaires des vers de Lebrun, qui traduisit cet épisode avant lui : mais quel mouvement plus vif dans Lebrun !

« Jeunes, mais occupés de la cause commune,
« Nos regards, cette nuit, épiaient la fortune.
« Le Rutule est vaincu de sommeil et de vin.

Ce tour ressemble à la pure latinité.

« Vers la porte du camp, dont Neptune est voisin,
« En un double sentier la route se partage ;
« Leurs feux n’y veillent plus, et livrent ce passage.
« Si vous nous permettez de nous saisir du sort,
« Par cette route, ouverte à notre heureux effort,
« Nous allons, nous trouvons le roi dans Pallantée :
« Il en sort ; l’ennemi sous sa main indomptée,
« Tombe ; nous revenons sanglants, victorieux ;
« Demain avec le jour Énée est en ces lieux.

Tout à coup, ému de joie, le vieux Alète embrasse les deux adolescents ; et, pour retracer son grand âge en opposition avec le leur, le même traducteur emploie ce mot ancien :

« …………………… Jeune et vaillante race,
« D’un service si grand quel sera le loyer ?

On ne trouve pas cette beauté dans son rival : Delille n’amollit pas moins la réponse d’Ascagne ; on n’y sent plus l’emportement d’Iuleu qui, s’enivrant de son espoir, promet à Nisus, par avance, la dépouille et le cheval de l’ennemi qu’il n’a pas encore vaincu, et qui l’enferme en ses retranchements. Le feu de cette réplique, digne d’Homère, échappe à Delille, et se perd en des mots qui la refroidissent :

« Vous avez de Turnus vu le noble coursier,
« Son aigrette de pourpre, et son beau bouclier.

Cet hémistiche est presque puéril.

« Je ne souffrirai pas que le sort en ordonne,
« Nisus, et dès ce jour Ascagne vous les donne.

Écoutez Lebrun :

« N’as-tu pas de Turnus, quand il vole aux alarmes,
« Vu le coursier superbe, et les brillantes armes ?
« Eh bien ! ce que tu vis, ces armes, ce coursier,
« Sa cuirasse d’argent, son riche bouclier,
« Et ce beau casque d’or qu’un aigle d’or couronne,
« Dès ce moment, Nisus, à toi seul je les donne.

L’un rend ensuite venerande puer, par, ô respectable enfant ! et l’autre par ce beau trait : enfant déjà héros ! L’un explique après, en pénibles phrases, le regret filial de Nisus, qui part à l’insu de sa mère, et qui la recommande, en pleurant, aux bontés d’Ascagne, s’il ne doit pas survivre à cette expédition. L’autre sait, au contraire, élever noblement le pathétique de cette scène, vrai chef-d’œuvre en dialogue.

« Je lui dérobe, hélas ! ma vue et mes adieux,
« Je pars sans l’embrasser ; car j’atteste les dieux
« Que jamais…, non jamais mon âme déchirée
« Ne soutiendrait l’aspect d’une mère éplorée ;
« Dans ce triste abandon, seigneur, daignez la voir.

Même grâce, même sensibilité que dans l’original. Tous les deux alors peignent l’attendrissement d’Ascagne ; l’un ajoute :

« Et les regrets d’un fils renouvellent les siens.

Mais l’autre :

« Et l’image d’un père est vivante à ses yeux.

Le premier lui fait répondre :

« Eh bien ! dès ce moment je l’adopte pour mère ;
« Oui je deviens son fils et tu deviens mon frère :
« Eh qui peut trop chérir la mère d’un tel fils !

Vers ou des noms de parenté ne semblent arriver ensemble que pour rimer, et que surcharge un verbe inutilement répété deux fois. Le second réplique avec une douce simplicité :

« Je promets tout ; je fais ma mère de la tienne :
« Il ne lui manquera que le nom de la mienne,
« Le seul nom de Créusev ! et c’est assez pour moi
« Que son sein ait produit un enfant tel que toi.

Delille veut-il montrer l’épée que donne le prince à son messager ? il a besoin de trois vers pour en peindre la lame et le fourreau qu’il nomme. Mais Lebrun, par ce seul vers éclatant, fait voir la superbe épée,

« Captive dans l’ivoire, étincelante d’or.

Saisissons maintenant quelques détails de la description du carnage : je commencerai de même par Delille durant le cours du reste.

« Mais combien d’ennemis immolés par leur bras
« Vont marquer leur passage et leurs traces sanglantes !
« Parmi les traits, les chars et les rênes pendantes,
« Les vases renversés et les vins répandus,
« Les soldats au hasard sommeillaient étendus.

L’autre répand mieux l’image du désordre, effet de l’ivresse :

« Les chars loin des coursiers, les guides sous les chars,
« Coupes, armes, soldats, confusément épars.

Désormais les guerriers vont agir.

« Cher ami, dit Nisus, voici l’heure propice !
« Faisons sur notre route un sanglant sacrifice.
« Voici notre chemin.

Nisus ne songe pas à l’idée d’un sacrifice, il appelle Euryale, et s’écrie :

« … Audendum dextrâ ! nunc ipsa vocat res.
« Hâc iter est.
« Voici l’instant du glaive, et voilà notre route,
« Dit Nisus, le fer nu ; viens Euryale ! écoute :

Et il lui donne l’avis de surveiller les alentours pendant qu’il va frapper. Nisus égorge Rhamnès endormi, de qui le texte explique le ronflement.

« Le fier Rhamnès, bercé par des songes trompeurs,
« Du sommeil à grand bruit exhalait les vapeurs.

Que signifie ce dernier hémistiche ? Toto proflahat pectore somnum. Cela n’est-il pas ainsi plus poétiquement rendu ?

« Quand sa bouche à grand bruit respirait tout Morphée.

Après plusieurs meurtres représentés, une comparaison dépeint l’impétuosité de Nisus :

« Avec moins de fureur, terrible, et l’œil en feu,
« Au sein d’une nombreuse et vaste bergerie,
« Un lion dont la faim excite la furie.

Déjà trois vers pour un seul ; et quatre pour les deux qui suivent.

« Des muettes brebis et des tremblants agneaux
« Saisit, déchire, emporte, engloutit les lambeaux,
« Et frémissant de rage et la gueule écumante,
« Répand au loin le sang, la mort, et l’épouvante.

Préférez-vous cette version à cette rapide figure montrant le lion affamé qui assiège la nation bêlante.

« Il ravage, il déchire, il traîne avec fureur
« Ce peuple mol et doux, et muet de terreur,
                Molle pecus, mutumque metu.

Et ce coup de pinceau, fremit ore cruento .

« Sa gueule en feu rugit de carnage trempée.

Traduit-on avec plus d’énergie ? Comment ailleurs est exprimé que Rhétus, qui ne dormait pas, se cachait pour éviter la mort ?

« Derrière un large vase en silence tapi,
« À chaque mouvement il frissonne pour lui ;
« Il se lève, il veut fuir l’atteinte meurtrière,
« Mais l’épée en son corps se plonge toute entière.

Est-ce là rimer exactement et avec choix ? Est-ce là rendre le bel effet de ce mot assurgenti, au moment où la mort entre dans le sein du malheureux ?

« Rhétus, seul éveillé, voyait tout ; et sa peur
« S’était fait d’un grand vase un asile trompeur :
« Sa tête qui déjà se croyait échappée,
« Et se relevait, tombe au même instant frappée.

Ni l’un ni l’autre n’a rendu multâ morte recepit . Je crois avoir eu plus de bonheur en l’essayant.

« Son sein veut éviter l’atteinte meurtrière,
« Se redresse, et la mort s’y plonge toute entière.

Afin de ne pas trop étendre cet examen, omettons nos nombreux motifs de préférence dans l’exécution de ce qui suit, et passons aux endroits les plus marquants, à celui où les deux guerriers sont trahis par un rayon de lumière tombant sur le casque qu’ils ont pris avec d’autres dépouilles.

« …………… Cependant un escadron d’élite,
« La fleur d’un corps nombreux qu’elle laisse à sa suite,
« En ordre s’avançait des murs de Latinus,
« Et portait un message au superbe Turnus :
« Volscens le conduisait.

Dans la seconde version vous croirez entendre le trot de cet escadron même, tant l’harmonie imitative en est frappante.

« Cependant accouraient, semant au loin la crainte,
« Vers ce camp malheureux, sur d’agiles coursiers,
« En bruyant escadron, trois cents braves guerriers :
« Volscens est à leur tête ; et de loin, parmi l’ombre
« Dont le casque brillant perçait l’horreur moins sombre,
« Il croit voir deux guerriers qui vers le bois voisin
« S’échappaient : il accourt, il les voit, et soudain :
« Arrêtez ! arrêtez ! jeunesse fugitive !
« D’où vient, où va, que veut votre course furtive ?
« Arrêtez ! répondez ! Muet, le couple fuit.

Césure, coupe neuve, interrogations pressées, tout donne la vivacité, la force à ce passage : rien de cela n’est conservé dans l’autre ; celui-ci néglige de faire contraster un doux tableau qu’amène la fuite de Nisus se croyant suivi de son ami.

« Nisus vole et s’échappe enfin sur la colline,
« Qui de Rome au berceau vit la noble origine,
« Riche domaine alors du monarque ennemi.

] Ce n’est pas une telle opposition que Virgile rapporte, en donnant pour refuge au guerrier,

« Les bords des lacs albains, et leur source limpide.
« Il touche au doux rivage, à ces vallons si beaux
« Où du roi Latinus paissent les grands troupeaux.

Et de ces lieux si tranquilles, Nisus va courir à de nouveaux dangers pour y rejoindre Euryale, tombé dans les mains des assaillants. Il le reverra, il invoquera le flambeau de Diane, afin qu’elle dirige ses flèches ; et Lebrun seul conservera cette belle exclamation : Astrorum decus !

« ………………. Ô lumière immortelle !
« Brillant honneur des nuits !

Il fera voler les mots aussi rapidement que les traits décochés par Nisus : on croira voir ce héros qui, soudain,

« Saisit, lance avec force un de ses traits aigus,
« Et d’une tempe à l’autre en va percer Tagus :
« La cervelle blanchit la flèche ensanglantée ;
« Et ce coup fait pâlir la troupe épouvantée.

Le concurrent trace avec mollesse toutes ces fortes images ; sa touche n’appuie pas si bien sur elles. Il ne saura pas, alors que Nisus se livre à Volscens pour sauver la tête de son ami qu’on veut immoler par vengeance, il ne saura pas lui faire jeter ce cri si bien rendu par Lebrun.

« Me ! me ! adsum qui feci ! in me convertite ferrum.
« Moi ! c’est moi ! j’ai tout fait ! frappez votre victime !
« Celui-ci n’a voulu ni pu faire le crime.
« …………………… Nihil iste nec ausus
« Nec potuit.

Alors qu’il voudra déplorer la mort d’Euryale en le comparant à une fleur mourante, prononcera-t-il des vers aussi purs que ceux-ci ?

« Il tombe, et de ses traits que la mort a pâlis
« Un long ruisseau de pourpre ensanglante les lys ;
« La parque appesantit cette tête charmante :
« Tel se courbe un pavot que l’orage tourmente,
« Ou qui, du soc fatal en passant déchiré,
« Penche languissamment son front décoloré.

Mais à l’instant de recourir aux fortes expressions pour ranimer la colère de Nisus, comment luttera-t-il avec cette énergique peinture ?

« …………………… Rotat ensem
« Fulmineum.
« ………………… Son glaive furieux,
« Tourne rapidement dans sa main foudroyante.

Pourquoi deux épithètes, l’une au glaive, l’autre à la main ? N’est-ce pas le fer qui étincelle ? et la fureur ne convient-elle pas mieux à la main ? À quoi bon, d’ailleurs, un long adverbe qui retarde une action rapide, et ce verbe, tourner, qui ne marque pas assez la promptitude ? Mieux inspiré par le latin, Lebrun dit que Nisus

« … Roule son glaive en cercles foudroyants.

Voilà traduire en poète, voilà de cette véritable ardeur qui enflamme tout dans le style. On sent, on est contraint à déclarer que Delille est cette fois vaincu : un triomphe égal fut remporté sur lui dans le sublime épisode d’Aristée, qu’il ne traduisit encore qu’après Lebrun ; sans nous lasser d’une double analyse de cet autre morceau, jugeons seulement auquel des deux traducteurs la palme est due, d’après un seul passage important. Le modèle original présente Orphée déplorant la mort d’Eurydice :

« Son époux s’enfonça dans un désert sauvage ;
« Là, seul, touchant sa lyre, et charmant son veuvage,
« Tendre épouse ! c’est toi qu’appelait son amour,
« Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.

Virgile tourne ses vers avec bien plus de souplesse et de grâce : il semble partout les interrompre par un soupir. Toi, répété quatre fois, en suspend la construction par un accent plus sensible, et la poésie en les mouillant de larmes, les finit par canebat, non pour dire qu’Orphée pleurait la nuit et qu’il pleurait le jour, mais pour exprimer que, gémissant du matin au soir, les lamentations du poète étaient des chants encore. Écoutez Lebrun décrivant les chagrins de ce dieu de l’harmonie :

« Mais lui, belle Eurydice, en des bords reculés,
« Seul et sa lyre en main, plaint ses feux désolés ;
« C’est toi, quand le jour naît, toi, quand le jour expire,
« Toi qu’appellent ses cris, toi que pleure sa lyre.

C’est ainsi qu’il prend la sensibilité du texte ; c’est en faisant pleurer la lyre d’Orphée qu’il reproduit le touchant canebat du cygne latin. Je vous cite la dernière correction que l’auteur m’avait communiquée et qu’il préférait à cet autre vers qu’on a laissé dans l’édition de ses œuvres.

« Toi que nomment ses pleurs ; toi que chante sa lyre.

Cette version, moins belle, est pourtant très expressive encore. La supériorité qu’il prouve en ce passage, s’il la soutient en des morceaux détachés, peut-être, ainsi que je l’observai, n’eût-il pu la garder en d’aussi longues entreprises que celles qui valurent à son rival des titres plus recommandables. Lié dès mon adolescence avec l’un et l’autre, il faut que la loi de la saine critique me paraisse bien impérieuse pour que j’aie un moment imposé silence aux souvenirs qui m’attachent à notre ingénieux et illustre Delille. Les fragments que traduisit Lebrun sont, il est vrai, plus exacts et plus classiques ; mais Delille prévaut sur lui par la totalité de ses ouvrages féconds en beautés neuves, en doux sentiments, en grâces vraiment françaises : le style descriptif et l’harmonie imitative y vont jusqu’à l’excellence. Il y avait entre les caractères de ces deux poètes la même différence qu’en leur système de versification. L’un, déployait un talent plus correct, l’autre, plus séduisant et plus fertile ; l’un, une imagination plus haute, l’autre, plus agréable et plus riche ; l’un, montrait mieux son art, l’autre, brillait par plus de naturel ; celui-là sut chanter le génie, la liberté, la gloire ; celui-ci modestement conserver la noble indépendance de sa personne et de sa muse, se faire de vrais amis, et fonder sa renommée par la sensibilité de sa diction facile et touchante. On se soumettait au savoir du chantre de Buffon ; on était captivé par les tendres affections du chantre des Jardins, de l’Imagination, et de la Pitié. Enfin je me rappelle qu’en se formant aux doctes entretiens de tous deux, on éprouvait le besoin d’être le disciple de la poétique lumineuse de Lebrun, mais la douceur entraînante d’être le confident de l’esprit et du cœur de Delille. Vous n’attribuerez donc à aucune partialité l’équitable parallèle que je viens d’établir en faveur de son concurrent ; il n’en faut conclure que l’étonnante perfection du style d’un poète qui lutta victorieusement contre les meilleurs écrivains, en imitant, avec la même inspiration, le début de l’Iliade, de manière à convaincre les plus incrédules des ressources épiques de la langue française ; l’opinion vulgaire qui les lui nie, se réfute par les expériences faites. Au défaut de poèmes héroïques étendus, nous avons les exemples que je viens de citer, les belles traductions de nos anciens, celle du grand Milton, épuré par la plume habile de l’imitateur des Géorgiques, enfin, des fragments de la Henriade, morceaux dignes des meilleurs maîtres. Fussions-nous même réduits à n’avoir d’autres titres à fournir dans les deux genres de l’épopée que les poèmes d’Adonis et de Philémon, et que notre Lutrin, la preuve serait complètement donnée ; car ces chefs-d’œuvre de narration, de description, et de dialogue, comportent toutes les beautés du style applicable aux épopées ; et supposez que de longs ouvrages reçussent leur exécution aussi parfaitement que ces poèmes très courts, on croirait dans notre langue lire Homère, Virgile, ou Catulle. Étudions assidûment en eux les secrets de l’art, sans nous défier de notre langue : elle n’est timide que pour les esprits faibles, et ingrate que pour les imaginations stériles ; mais elle abonde en moyens éloquents et clairs, pour les passions, pour les récits, les peintures, et dans les comparaisons qui sont, pour ainsi dire, les épisodes de la diction.

Utilité des comparaisons dans le récit épique.

Les comparaisons, pour être bonnes, n’ont pas besoin de se lier aux choses par une entière analogie ; il suffit qu’elles y touchent par un seul rapport, pourvu qu’elles ornent l’élocution en offrant un tableau passager, qui frappe, délasse et récrée. Prenons-en une de Voltaire, accusé d’être le moins épique de nos bons poètes ; on verra l’éclat que notre langue peut leur donner. Le chantre de Henri vent figurer la rage du farouche d’Aumale forcé de quitter le combat, au signal d’une retraite :

« Cet ordre qu’il déteste il va l’exécuter.
« Semblable au fier lion qu’un Maure a su dompter,
« Qui docile à son maître, à tout autre terrible,
« À la main qu’il connaît soumet sa tête horrible,
« Le suit d’un air affreux, le flatte en rugissant,
« Et paraît menacer même en obéissant.

Dans un autre combat, l’auteur compare la rapidité des coups d’escrime entre deux adversaires à un brillant effet physique.

« Le fer étincelant avec art détourné,
« Par de feints mouvements trompe l’œil étonné :
« Tel on voit du soleil la lumière éclatante,
« Briser ses traits de feu dans l’onde transparente,
« Et, se rompant encor par des chemins divers,
« De ce cristal mouvant repasser dans les airs.

Arrêtons-nous à ces deux comparaisons qui me semblent des modèles. Je n’en multiplierai pas les exemples ; et, sans vous fatiguer par d’autres détails relatifs à leur usage ou à leur abus, je conclurai en quelques mots sur les qualités du style vraiment épique : un poète n’a rien fait encore s’il n’a que rendu grammaticalement son idée, et s’il ne l’a dégagée, en la versifiant, de tous les éléments de la prose jusqu’à la transformer toute entière en ce divin idiome qui constitue l’essence des vers. Jamais il ne faut confondre la syntaxe du prosateur et la syntaxe du poète ; elles ont leurs marches et leurs lois distinctes, ainsi qu’ils ont leur spéciale éloquence et leur particulière inspiration.

Je ferai, dans les séances suivantes, l’application de toutes les lois épiques à la plus parfaite des épopées : c’est vous annoncer qu’Homère sera l’objet de notre étude. Vous pourrez, dans le seul examen de son Iliade, ressaisir le fil entier de mon travail analytique.

Quarantième séance.
Application des vingt-quatre règles épiques à l’Iliade.

Messieurs,

Parmi le nombre des règles que l’observation nous a découvertes dans chaque genre d’ouvrages littéraires, nous avons toujours compté pour règle dernière l’heureux emploi de toutes ensemble justement appliquées à la confection des chefs-d’œuvre dont nous nous formons des modèles. Cette loi, que nous avons ajoutée en chaque genre aux lois fondamentales, n’est qu’une loi de perfection. En effet c’est de la complète réunion des qualités qui doivent les composer, que résulte définitivement leur intégrale beauté : voilà le principe : voici quelle en est la meilleure application ; l’Iliade. Ce poème, examiné dans chacune de ses parties, va donc nous fournir lui seul tous les exemples et les preuves irrécusables de vingt-quatre conditions que nous avons reconnues dans l’épopée. Ainsi l’analyse détaillée de l’Iliade deviendra la grande synthèse de nos longues analyses des règles épiques.

Supériorité d’Homère.

Homère n’a pas besoin d’apologie ; tout le monde classique est plein de ses louanges perpétuées d’âge en âge ; Homère est au-dessus de la critique ; l’admiration de l’univers a réfuté tous ses zoïles ; Homère eut pour premiers adorateurs Lycurgue, Solon, Démosthène, Alexandre, et Aristote, c’est-à-dire les législateurs, les guerriers, les orateurs, les savants, et les philosophes. Écoutons la voix des temps moins reculés, nous entendons les muses latines célébrer Homère sur la lyre du docte Horace : ouvrons l’oreille aux maîtres qui ont illustré nos jours, nous entendons encore renouveler ses hommages par Delille, par Lebrun, et par Ducis. L’auteur du poème de l’Imagination compare le chantre grec à son Jupiter, capable d’enlever sans peine aux anneaux d’une chaîne immense les cieux, les terres, les mers, et tous les dieux unis pour l’ébranler ; et il dit à ce grand poète, duquel il emprunte cette belle figure pour retracer sa supériorité sur ses nombreux imitateurs :

« Tu les tiens suspendus à ton puissant génie.

Notre lyrique frappe vivement notre pensée de la stabilité du monument qu’il érigea.

« Trente siècles roulant sur les frêles mortels,
« Entraînant les états, les trônes, les autels,
« Loin d’engloutir Homère en leur course profonde,
« N’ont fait que l’élever sur les débris du monde.
« Qu’enviait Alexandre au vainqueur des Troyens ?
« Était-ce des exploits effacés par les siens ?
« Fut-ce l’éclat, le sang d’une immortelle mère ?
« Non, aux destins d’Achille il n’envia qu’Homère.

Tandis que Lebrun exprimait si bien les caractères durables du père des fictions, Ducis nous révélait dans quelle source il puisa ses forces et son abondance.

« La nature aux rayons de son vaste génie
« S’étonna tout à coup de se voir agrandie :
« Les trois Grâces au chœur, de lys le front orné,
« Se disaient en dansant,
« Chantons, Homère est né !
« …………………………………………………
« Tout semblait annoncer ses beautés éternelles :
« Ses vers ont trois mille ans, leurs grâces sont nouvelles.

Quel titre pour lui qu’un souvenir si long remplissant l’intervalle qui sépare la date éloignée de ses vers, de celle des récents éloges que lui accordent nos meilleurs poètes contemporains ! Que serait-ce, si nous ajoutions à l’étendue de cette mesure le poids énorme des suffrages de toutes les nations, de tous leurs sages, de tous leurs historiens, et de tous leurs géographes, les imitations des plus fameux auteurs, les commentaires et les innombrables leçons des scholiastes les plus sainement érudits, les recherches, les notes des textes partout éclaircis, enfin tant de traductions en toutes les langues, soit en prose, soit en vers, parmi lesquelles brille si éminemment celle de Pope, son illustre et profond panégyriste ? Point d’époques, point de faits, point de livres, à quoi ne se rattache Homère par quelque maxime, par quelque analogie, ou par quelque citation. Tout ce qui fut écrit semble y tenir ou y rentrer, puisque la seule Iliade devint la base de toutes les doctrines en tous les genres de littérature, et que son examen serait interminable, si l’on entreprenait de le poursuivre sous l’infinité des aspects qu’il présenterait à l’érudition la plus vaste et la plus laborieuse. Trop faibles pour considérer sous tant de rapports une ample matière dont l’étude ne serait jamais complète, resserrons-la dans la concentration des vues directes de notre art, et bornons-nous à constater méthodiquement l’existence de nos règles par la perfection de l’Iliade, qui, sublime, variée, immense comme la nature même, ne se laisse analyser comme elle qu’en quelques principes généraux, puisqu’on ne peut ni la saisir, ni la pénétrer toute entière. Ainsi donc soulevons le faix, écartons la surcharge de scholies, de traités et de remarques accumulés par les siècles sur le modèle qu’il nous faut contempler uniquement. Leur masse, agglomérée par les temps, contribuerait plutôt à l’ensevelir qu’à le rehausser : rejetons-la pour un moment dans l’oubli ; dégageons l’ouvrage d’Homère de tout ce qu’en ont écrit les rhéteurs ; remontons à lui seul pour mieux l’admirer, et n’atténuons pas le sentiment primitif de ses beautés, en multipliant les impressions secondaires par lesquelles nous fatiguerait la foule de ses interprètes ; renonçons à l’ostentation fastueuse d’un savoir qui ne ferait qu’embarrasser et obscurcir la simplicité de nos aperçus, et parlons de l’Iliade, non d’après ses commentateurs, mais d’après nous-mêmes, et comme si personne, avant nous, n’en eût parlé.

Il nous suffit, pour autoriser notre préférence envers le chef-d’œuvre duquel nous avons extrait nos règles élémentaires, de nous rappeler à quelle épreuve il a résisté durant toutes les périodes de la littérature ancienne et moderne. Mais par quel étonnant privilège un poète, sorti du premier berceau des muses, a-t-il constamment gardé son rang supérieur à celui des autres poètes qui le suivirent ? Comment l’esprit humain n’a-t-il produit rien qui le surpassât, ou qui du moins l’égalât, depuis une succession de plus de trois mille années révolues ? Ce seul exemple renverserait le système de cette perfectibilité présumée, qui ne me paraît qu’une chimère où tend notre orgueil trompé de jour en jour. Ne sommes-nous pas contraints d’abjurer notre présomption devant ce monument poétique, auquel il nous faut revenir sans cesse, pour apprendre les secrets de la haute poésie, de la nature, de la législation, de la morale et de la grandeur humaine et divine. Supposer que le génie peut monter de progrès en progrès à un plus haut point, c’est s’imaginer que la création n’a point limité la justesse des proportions qui composent l’ensemble des êtres parfaits en leur espèce, et que le plus beau des hommes du temps passé ne put atteindre à la perfection des formes qui embelliront les hommes à venir. Il en est, ce me semble, des qualités physiques ainsi que des facultés intellectuelles ; elles ont également leurs bornes, au-delà desquelles une puissance inconnue les arrête. Un certain terme est la barrière que notre entendement ne saurait franchir ; car si l’héritage des connaissances acquises enrichit la capacité de notre mémoire, l’esprit des découvertes, si souvent stationnaire, ne se transmet point dans les sciences positives, et ne marche point d’un pas égal jusqu’à l’infini. Les produits même de ces découvertes se perdent dans le cours des irruptions de la barbarie ; et le génie des générations suivantes, en renouvelant les mêmes recherches, ne fait souvent que retrouver ce qu’il semble découvrir. À plus forte raison, dans les arts et la poésie, les exemples n’accroissent pas le pouvoir de l’invention au-delà du vrai beau qu’accomplit un génie suprême. Avouons conséquemment, sans rougir, que loin de nous être perfectionnés avec les âges, nous sommes dégénérés de l’antiquité grecque, et que le vieux contemporain d’Hésiode reste encore à nos yeux le plus grand des chantres épiques.

Soit qu’il eût appris son art des Amphions ou des Orphées que déjà l’admiration des peuples avaient érigés en demi-dieux, soit que l’assemblage des dons les plus rares ait formé sa haute intelligence, il conçut le dessein d’émouvoir, de plaire et d’étonner par une narration poétique, et sut d’abord discerner la meilleure fable pour digne objet de ses chants.

Bonté du choix de la Fable.

Cet heureux choix témoigne son goût exquis et sûr, ou son habileté profonde. Un simple fait, qui se rattachait au siège de Troie, sujet des entretiens de la Grèce et de l’Asie, réunissait toutes les qualités requises pour toucher les esprits d’un intérêt à la fois universel, particulier, et national. Universel, en ce que l’image des discordes, suscitées entre un roi puissant et le chef de l’une de ses armées, offrait une leçon terrible aux princes victimes de leurs propres fureurs et de leur orgueil, ainsi qu’aux peuples toujours immolés dans les querelles de leurs aveugles maîtres ; particulier, en ce que les malheurs, provenus de la dissension des héros conjurés contre Pergame, avaient influé sur les destins des peuplades et des illustres maisons de l’Attique, du Péloponnèsew, de la Thessalie, et des Îles Pélasgiennes ; national enfin, en ce que la chute d’Ilion avait été l’accomplissement des vengeances de la Grèce, insultée dans une de ses nobles familles par les pirates des bords phrygiens, et parce que le châtiment de cette cité commerçante et jalouse ne lui avait pas moins causé de joie que n’en inspira depuis aux Romains la ruine de la perfide Carthage, et que n’en inspirerait à tous les peuples la destruction d’un port de corsaires qui promèneraient leur brigandage sur toutes les mers et dans tous les ports. Aussi-bien, rapprochez de vous, en idée, ce même fait amoindri dans la perspective des âges fabuleux ; considérez-le de près avec attention, vous apercevrez que ce qu’on s’accoutuma, par un regard superficiel, à nommer le petit siège de Troie, ne fut rien moins qu’une action de grande importance. Les incursions réciproques des insulaires de l’Archipel, des riverains de l’Hellespont et des habitants des côtes de l’Asie mineure, avaient fomenté les haines entre la Grèce et la Phrygie. Nous avons antérieurement noté, sur la foi d’Hérodote, que les Colchidiens ayant refusé aux Grecs une juste réparation de l’enlèvement d’Io, ceux-ci repoussèrent à leur tour les ambassadeurs qui vinrent leur demander raison du rapt de Médée, fille d’un roi de la Colchide. L’injure que fit également Pâris à l’honneur de Ménélas, renouvelait le cours de ces crimes qui se perpétuaient en outrageantes représailles. Les peuples, en butte à ces fréquents attentats de la violence, pouvaient d’autant moins s’y soustraire dans leurs foyers, que les ravisseurs n’épargnaient pas même les palais de leurs souverains. Le meurtre et le pillage, accompagnant souvent de pareilles offenses, l’horreur de voir traîner leurs filles et leurs femmes en esclavage, allumèrent entre eux un ressentiment qui ne pouvait s’éteindre que dans les flots de sang répandus par la guerre. Ce ne fut donc pas dans le puéril désir de reprendre Hélène que les rois ligués s’armèrent ; ce fut pour laver un commun affront, pour punir la séduction d’un étranger insolent, et pour venger les saintes lois de l’hospitalité violée. La fuite d’Hélène ne devint que l’occasion nouvelle d’un embrasement dont la cause était ancienne et générale. L’honneur, la sûreté, la conservation des biens, la défense des droits les plus chers, tous les motifs les plus sacrés animaient donc noblement cette belliqueuse entreprise. Vous voyez quelle est sa grandeur morale ; regardez maintenant la grandeur matérielle de cette expédition, en énumérant les forces dont elle se composait, et celles qui lui furent opposées. Mille vaisseaux à rames et à voiles, portant chacun cinquante guerriers, sans compter leurs chars, leurs chevaux, leurs écuyers et leur suite, complétant une armée active de cinquante mille hommes, ayant à combattre au sortir de leur flotte une armée aussi nombreuse, tant de Troyens que d’alliés de Priam, secondé de tout son peuple ; et ces forces rivales, maintenues sur un pied constant, et grossies des deux parts avec une même persévérance durant une lutte mortelle de dix années ! L’Europe moderne a-t-elle vu, depuis les croisades, quelque embarcation guerrière plus considérable que celle dont Homère a consacré la renommée ? C’est en se faisant un juste tableau d’une guerre obstinée entre plus de cent mille combattants, qu’il nous représente sous des murs assiégés, que nous apprécierons plus exactement la valeur et l’étendue d’un fait mémorable qui, déjà grand par lui-même, s’agrandit encore de l’imagination du poète. Évaluez aussi l’opulence, le pouvoir prépondérant et l’antique gloire de la cité détruite, qui dominait non seulement sur la Troade, mais sur tant de villes florissantes dans les contrées voisines. Que dirai-je des nœuds politiques, des mariages contractés par les fils nombreux et les parents de Priam et d’Hécube, liens étendus qui tenaient les états environnants dans la dépendance du monarque troyen ? Le coup porté par la Grèce à cette puissance asiatique produisit donc une révolution éclatante, révolution qui fut en quelque sorte l’origine du système militant que voulut arrêter Xerxèsx, et qui, propagé par les haines nationales, arma enfin Alexandre, qui le fit triompher par ses conquêtes jusqu’au Gange. Le fruit des longues aversions de la Grèce était en sa maturité, quand parut l’héritier de Philippe, qui n’eut plus qu’à le cueillir avec gloire ; mais l’époque du renversement de Troie en avait jeté le germe. Je laisse aux historiens philosophes le développement de cette vue.

Je reviens aux preuves de l’excellence d’une telle action pour l’épopée, la plus instructive, la plus morale et la plus gracieuse qu’on pût jamais choisir. Comment la guerre y est-elle représentée ? Sous les seuls rapports qui la rendent légitime : d’un côté, les Grecs ont les armes à la main pour épouvanter les téméraires agresseurs qui dépouillent leurs rivages et profanent leurs hymens ; de l’autre, les Troyens, assiégés dans leur ville, s’efforcent de garantir leurs princes, leurs murs, et leurs familles, des fureurs de la victoire et de la vengeance incendiaire. Innocents de l’attentat commis par le fils d’un roi qu’ils respectent, ils en seront les victimes plutôt que d’abaisser leur fierté naturelle à subir les fers et les châtiments de l’étranger ; l’héroïsme des deux partis doit intéresser tous les cœurs vraiment nobles et droits. Cependant Homère a moins le projet de consacrer la célébrité des combats, que les malheurs entraînés par eux et par la discorde : à quoi réduit-il le sujet de ses chants ? À la colère d’Achille, si pernicieuse à l’armée d’Agamemnon, qu’elle devint presque entièrement la proie des chiens et des vautours. Ici reparaît le génie du vrai sage, qui ne montre dans les débats homicides que ce qu’ils ont de désastreux et de coupable. Sa gravité ne se tempère que par les effets de son art qui, devant mêler le doux au sévère, entrelace l’aventure d’Hélène à de tristes scènes de carnage, afin que les grâces riantes viennent interrompre ses terribles récits.

Juste mesure du fait.

L’action n’est pas moins bien mesurée qu’elle est bien choisie : rapide et non instantanée, elle s’écoule en quarante jours ; son commencement est la querelle d’Achille, son refus de combattre en est le milieu, et la catastrophe qui le force à reprendre les armes en est la fin : elle se forme, se noue, et se dénoue simplement dans un juste espace, où la pensée en saisit tout à coup l’ensemble et les parties. Elle ne paraît qu’une courte incidence des derniers jours du siège d’Ilion, et pourtant la plupart des événements de cette époque fameuse en dépendent et s’y lient.

Belle unité de l’Iliade.

Cette mesure exacte et convenable de l’action résulte de la condition de l’unité qui la distingue : prenez-y garde, je parle de la seule unité du fait qu’un si bel exemple nous autorise à recommander dans l’épopée, mais non de l’unité de temps, ni de l’unité de lieu, si sévèrement prescrites au théâtre. La muse épique est plus libre en sa carrière que la muse dramatique ; je l’ai dit en mes leçons de principes, et mon respectable ami Ducis me le rappelle encore dans son épître à Bitaubé :

« Jupiter dans les cieux sur ses balances d’or
« Voit flotter les destins et d’Achille et d’Hector :
« Pluton dans les enfers pour punir les Atrides,
« Fait sortir des serpents du front des Euménides.
« Neptune arme les mers, et poursuit sur les eaux,
« De Pâris ravisseur le crime et les vaisseaux.
« Conquérant enchanteur, tu t’emparas, Homère,
« Du Tartare et du ciel, de l’onde et de la terre :
« L’univers t’appartient.

Ce langage n’a rien d’hyperbolique ; car l’essor de son génie plane tour à tour sur les conseils de l’Olympe, ou sur les assemblées des héros, et nous transporte partout avec lui dans les régions qu’il parcourt d’un vol toujours sublime. Néanmoins, la quantité des objets qu’il fait reluire, en passant, ne l’écarte, ni ne le détourne de l’unité d’action, vers laquelle il tend sans cesse, comme au seul but où doivent converger tous ses rayons poétiques. Il se borne à chanter la colère d’Achille : par elle, il commence le poème ; il le remplit d’elle seule, et le termine avec elle.

Le vraisemblable et le nécessaire.

D’autres avantages ressortent de la régularité de son plan ; il s’ensuit que jamais il n’a besoin de blesser la condition du vraisemblable, et que tout ce qu’il crée se conforme exactement à celle du nécessaire ; ou, pour mieux dire, son talent supérieur donne à tout ce qu’il arrange une telle vraisemblance qu’il semble que rien n’y entre que par nécessité. Du naturel violent de son héros naît un ressentiment de l’injure, si profond, que l’inflexibilité qu’il oppose aux prières et aux malheurs des Grecs, doit paraître vraisemblable, quoique extrême. Les revers subits de l’armée, que délaisse un invincible chef, deviennent la conséquence de ce cruel abandon. Le retour de fortune qui enlève aux Troyens les fruits de leurs succès, bien que si surprenant par son effet rapide, est pressenti dès la réapparition du vengeur de Patrocle, que le désespoir arrache à son repos funeste. Ces mêmes ressorts, mus nécessairement les uns par les autres, produisent des actions et des discours qui ne sont que les suites nécessaires de leur impulsion continuelle. Des critiques peu judicieux ont toutefois reproché des inutilités à la contexture de ce poème, telles que la surabondance des détails, la fréquence des combats, les harangues des guerriers ; et particulièrement les longues narrations de Nestor : je crois facile de les convaincre à l’égard des détails, que leur profusion enrichit l’ouvrage sans le surcharger, et que leur brillante variété repose l’âme et distrait l’esprit, que lasserait bientôt un récit dépouillé d’ornements. Quant à la multitude des combats, n’oublions pas que le poète n’en trace pas un dont les circonstances se ressemblent, et qu’il peint une action guerrière dans tous ses modes et dans tous ses hasards. Je n’accorderai pas que ses harangues soient diffuses et déplacées ; la manière dont les combattants se provoquaient avant de lutter corps à corps, leur permettait jadis les interpellations et les menaces réciproques, par lesquelles ils irritaient leur courage. Les chefs se bravaient, du haut de leurs chars, en saisissant le javelot ou la lance, et en franchissant l’espace qui les séparait. Le respect que garde Homère pour mille autres vraisemblances, nous défend de penser qu’il eût manqué tant de fois à celle-là, s’il eût cru s’éloigner de la vérité, qu’il ne trahit jamais dans ses peintures. Nul poète n’est si plein de choses utiles et si peu prodigue du superflu : aucun ne sut mieux s’abstenir, lorsqu’il le fallut. Jamais il ne prolonge les discours dans la bouche de ses acteurs, quand la marche de l’intérêt le presse. Réfuterai-je l’opinion qui condamne la prolixité des récits de Nestor ? elle devient, en ce vieillard, une qualité nécessaire à dépeindre le penchant de son âge à raconter les faits du passé ; ses redites sont des traits qui nous le font reconnaître au milieu d’une jeunesse empressée et turbulente. Parmi les nombreux discours qui le caractérisent de mieux en mieux, un seul, si j’ose le dire, m’a paru fatiguant et hors de place, c’est celui que, durant l’attaque des retranchements et des vaisseaux, il adresse à Patrocle, impatient de rapporter à son bouillant ami la nouvelle de la perte des Grecs. On peut avouer, en relisant l’Odyssée, qu’Homère a dormi quelquefois ; mais, durant mes fréquentes et studieuses lectures de toute l’Iliade, qui tient sans cesse l’esprit en éveil et le cœur en suspens, je n’ai pu m’apercevoir, hormis en ce seul endroit précité, que son génie ait un moment sommeillé.

Non seulement tout ce qui constitue l’Iliade est utile, indispensable, dans les membres communs de la fable et dans les liens ordinaires des discours, mais encore ces deux autres espèces de nécessaire et de vraisemblable extraordinaires, qui tiennent au grand ordre idéal des fictions, y sont si bien employées que l’incroyable y paraît simple, et que l’imaginaire y semble réel. D’où résultent ces deux qualités si rares dans les autres poèmes et si constantes dans celui-ci ? de l’exacte conformité des démarches et des paroles des divinités qui l’animent avec leurs attributions supposées. Homère fait agir et parler ces êtres surnaturels d’après les mouvements et les pensées que leur prête la tradition, ainsi qu’il fait agir et parler les hommes d’après la nature que nous connaissons tous ; aussi ne choque-t-il jamais la vraisemblance, et n’excède-t-il en rien la nécessité, tant ordinaires qu’extraordinaires ; mais ce nécessaire d’un ordre supérieur, ce vraisemblable élevé, sont fondés l’un et l’autre sur une condition majeure, sans laquelle il n’est point de véritable épopée : j’aborde ici la règle du merveilleux.

Excellence du merveilleux dans l’Iliade.

Oh ! qu’en ce moment il m’est aisé de vous en développer la grandeur ! Jamais puisa-t-on à une source plus pure, plus abondante, plus profonde, les exemples de ces trois sortes de merveilleux que nous avons séparées et définies, dont nous exposâmes les applications distinctes dans les divers poèmes, et que nous retrouvons à la fois réunies dans celui d’Homère ? Merveilleux divin, merveilleux allégorique, merveilleux chimérique, et ce dernier, rendu nécessaire à la force des conceptions du poète, et vraisemblable encore par sa suprême habileté.

Les destins des hommes poussés par les passions, la politique, et la guerre, ne sont que des effets ; cela suffit à l’histoire pour étonner et pour instruire : mais cela n’est pas assez pour les poètes, il leur faut des causes premières ; et les hauts principes qu’ils cherchent, ne se révélant point dans la nature sous des formes animées, Calliope demande la raison de l’incompréhensible, non à la métaphysique, qui n’éclaircit que des causes secondes, et qui ne vivifie rien, mais aux religions qui répondent par la voix et la présence des dieux quelles imaginent, et dont elles ont établi la croyance, au défaut de l’explication des choses. Dès lors tous les mystères, transformés en êtres agissants, se personnalisent aux yeux des muses, et leur apparaissent sous des attributs immortels. Voilà l’origine du brillant système de la mythologie des Linus qui, multipliant les figures surnaturelles, peuplèrent les cieux, les mers, et la terre, d’innombrables divinités souveraines et directrices du monde. Leurs chantres et leurs prêtres ayant réglé leur hiérarchie selon leur influence présumée, on s’en forma l’idée sur les attributs de leurs puissances ; et l’opinion courante adoptant leur image et leur culte, autorisa le docte Homère à supposer les dieux en commerce avec les héros. Il n’inventa ni les uns ni les autres, il les peignit tels qu’on les croyait ; seulement, sa forte imagination les réalisa mieux, et les agrandit encore. Ne dirait-on pas qu’il a vu dans l’Olympe ce Jupiter, que réjouit la foudre ? Ne vous fait-il pas voir son front surmonté d’une vaste chevelure ondoyante autour de sa tête, et son noir sourcil qu’il ne remue qu’en ébranlant le ciel et la terre ensemble ? Cet auguste signe de sa volonté vient de sceller un serment irrévocable, dont le Styx, qui doit le garantir, a tressailli jusqu’en ses plus profonds abîmes. Que Thétis consolée essuie ses larmes, son fils sera vengé de l’ingratitude du roi des rois ; et désormais la solennelle promesse du plus puissant des dieux s’accorde au vœu du ressentiment d’un mortel offensé : mesurez soudain l’immense corrélation qui s’établit merveilleusement entre les substances humaines et divines ! mais la grande Junon, qui conjura la perte des Troyens, s’irritera des victoires qu’ils vont remporter sur les Grecs dévoués aux cruels effets de là vengeance d’Achille ; elle réclamera les arrêts du Destin, plus fort que Jupiter même, qui peut en retarder l’exécution, mais qui ne peut les changer ; elle soulèvera Pallas, déesse favorable à la Grèce guerrière et disciplinée ; Neptune, dieu redoutable qui, lui-même, apporta sur les bords phrygiens la flotte armée pour le châtiment de Pergame. Vénus, immortelle protectrice des peuples efféminés et voluptueux, défendra la cause de Pâris et d’Hélène, et s’associera l’aveugle Mars, que devanceront la Discorde, la Terreur, et la Fuite. Toutes les déités secondaires prendront part aux querelles des grands dieux, et l’Olympe entier se partagera pour les intérêts d’un chef et d’un roi désunis. De là, les alternatives de succès, de revers, de triomphes, de défaites, d’espérance, et d’abattement ; tous ces effets s’agrandiront, parce qu’ils auront tous des principes supérieurs ; les ordres donnés par Agamemnon seront dictés par le fils de Saturne ; les soucis du commandement militaire troubleront-ils son sommeil, le rêve qui lui inspirera la détermination qu’il doit prendre, sera le songe divin envoyé dans sa tente par Jupiter ; les sages conseils de Nestor et d’Ulysse deviendront les avis émanés de Minerve ; elle se changera soudain en invincible Bellone pour accompagner le fier Diomède ; partout on verra les puissances célestes assister, guider ou épouvanter les guerriers ; eux-mêmes se rehausseront à côté d’elles, et les héros auront à combattre et leurs pareils, et les dieux même ; celui-ci reculera devant Apollon lançant ses flèches inévitables sur les rivaux d’Hector ; celui-là frémira devant Neptune, plus terrible que les deux Ajax. Quelle idée ne concevrons-nous pas de ces hommes, de leur valeur, de leur stature, et de l’importance de leur sort, quand le spectacle de ces protections surnaturelles frappera notre imagination ; quand nous entendrons les immortels en débat pour leur destinée, ou se menacer entre eux, ou solliciter l’un de l’autre le salut de l’un des combattants, ou pleurer un de leurs nobles fils parmi les victimes du carnage ? Quoi ! l’époux d’Andromaque ne pouvait-il tomber sous le fer, avant que le souverain des cieux n’eût pesé sa vie et celle de son ennemi dans sa balance éternelle, et que l’un des bras du fléau n’eût précipité le destin d’Hector dans la nuit de l’Érèbe ? haute et belle image d’une mort qui allait faire tomber Ilion en poussière ! admirables ressorts de ce merveilleux divin qui, seul, immortalise l’épopée, qui frappe, transporte, éblouit, maîtrise la raison même, et sans lequel l’Iliade, dénuée de l’éclat idéal qu’on y voit reluire, n’aurait pas charmé tous les peuples et tous les âges ! En quel poème est-il plus majestueux, plus constant, plus lumineux, plus hardiment tracé ? La noblesse, la pompe, le lustre surprenant qu’il répand d’un bout à l’autre de la fable, semble diviniser tous ses acteurs, et rendre ses moindres circonstances miraculeuses.

L’excès des prestiges qu’il produit a tourné pourtant contre son auteur, injustement accusé de l’inimitable illusion de son art ; on lui imputa d’avoir fait les hommes plus grands que les dieux : cette erreur est son éloge ; car la mesure qu’on leur attribue ne vient que de leurs rapports avec ces divinités qui les élèvent au-dessus de la nature vulgaire, sans qu’ils apparaissent gigantesques : mais envisagez bien les dieux qui les conduisent, vous verrez qu’ils les surpassent éminemment, et que, même sous les traits humains qu’ils empruntent, leur image égale l’idée infinie qu’on a de leur pouvoir suprême. Quelle conclusion tirer de ceci ? Que la plupart des poètes ont eu peine à créer des dieux qui atteignissent aux dimensions des héros d’Homère, et que pourtant ses héros sont loin encore de la hauteur des dieux qu’a su peindre son génie ! Ce n’est pas tout que d’user après lui du merveilleux, si l’on ne sait l’incorporer dans l’action, et l’y maintenir avec force et splendeur. L’intervention des dieux ne le constitue pas, si l’on ne réalise leur présence en dessinant leurs traits, en saisissant leurs attitudes, en les revêtant de leurs dehors imaginaires, en leur prêtant des desseins, des pensées dignes de leur ordre supérieur ; et si, comme inspiré par eux-mêmes, on ne sait traduire la sublimité de leurs paroles. Cette condition, si bien soutenue par l’auteur de l’Iliade, accable tous les faibles esprits incapables d’en embrasser l’étendue. Qu’est-ce, chez la plupart, que le faux merveilleux dont ils s’embarrassent ? de vagues apparitions qui obstruent le cours du récit, un fastueux appareil jeté sur la fable, un embellissement de placage : mieux vaudrait la narration d’un noble fait purement versifié ; mais cette production ne serait pas une épopée. Il y faut le surnaturel et l’extraordinaire. Le système entier de la mythologie respire, marche, s’anime d’une immortelle vie dans l’Iliade. J’y parcours les palais célestes et souterrains des divinités : elles se parlent de leur origine, de leurs familles augustes, de leurs intérêts mystérieux et éternels, plus amplement que de la fragilité des races humaines. Leurs discours nous enlèvent à nos réflexions communes et bornées : nous sommes en esprit au milieu d’elles ; l’enchantement nous trompe et nous ravit. Ici paraît Phébus que je reconnais à ses cheveux dorés, à son carquois résonnant sur ses épaules, et d’où sortent les traits qu’il lance au loin sur les mortels ; là c’est Thétis aux pieds d’argent : voilà Junon aux regards jaloux et courroucés ; voici Minerve levant des yeux azurés, ou bien c’est Pallas secouant sa formidable égide sur laquelle se hérisse la tête hideuse de la Gorgone. En contraste auprès d’elle, brille Vénus, qu’entre toutes les déesses distingue son léger et doux sourire accoutumé ; elle n’osera monter sur le char de l’homicide Mars, car ce dieu va le faire atteler par la Peur et par la Mort : mais le souverain maître du tonnerre leur commande à tous de ne plus mêler leur entremise aux batailles livrées dans les champs de Troie, et pour leur exprimer d’un ton sublime que tous leurs efforts unis ensemble ne sont que faiblesse en comparaison de sa puissance, la métaphorique image qu’il leur expose les consterne et les fait trembler à la fois. Il n’est pas jusqu’à l’indomptable Neptune qui, rugissant d’être forcé d’obéir, n’attende l’instant de son sommeil pour faire revoler sa conque d’or, entraînée par des coursiers marins sur les ondes, et pour frapper la terre des nouveaux coups de son trident. C’est de cette manière large et vigoureuse qu’on doit traiter le merveilleux, que nous nommons divin, parce qu’il prend sa racine au sein des religions qui consacrent la foi dans les fables populaires.

De ce merveilleux absolu dérive l’allégorique, dont fourmillent les exemples dans le fécond Homère. Je n’ai garde de suivre les pas de mille curieux et subtils commentateurs qui n’ont rien aperçu dans l’Iliade que de double et de voilé, qui, jaloux de signaler une sagacité vaine, ont couru sans cesse après le sens de mystères inexplicables, ont accumulé les interprétations, et forgé des emblèmes pour étaler leur savoir en les résolvant ; je ne me tordrai pas l’esprit à imiter leurs tours de force. L’érudition a ses rêves et son fanatisme ; elle trouve tout ce qu’elle cherche dans les choses, elle voit tout ce qu’elle veut croire. Pour moi, qui ne tends pas à pénétrer l’inintelligible, qui sais combien il en coûte à débrouiller les énigmes du Sphinx, je n’exposerai que ce qu’il y a de plus clair, de plus évident, et je vous convaincrai que je ne saisis pas sur de trompeuses apparences les systèmes réels des allégories d’Homère. L’une d’elles va me servir d’abord à réfuter le blâme d’invraisemblance et d’exagération prétendue qu’on reproche aux actions de ses héros. Énée combat contre l’un des plus vaillants des Grecs ; c’est le fils de Vénus qui, le voyant prêt à succomber, accourt le soustraire à ses périls et le défendre ; Pallas enhardit son vainqueur à repousser la faible déesse qui l’enveloppe des plis de sa robe céleste, et Diomède furieux blesse la main de Vénus ; sa peau divine est effleurée, ses tendres pleurs, et les gouttes d’un sang de rose mouillent ses vêtements, tandis qu’elle revole aux pieds de Jupiter lui demander réparation de l’attaque d’un vil mortel, et de la fureur des divinités ses rivales. Cette touchante scène, loin d’exciter le ridicule, n’est-elle pas admirable ? Que nous offre-t-elle ? une vérité vulgaire sous l’emblème le plus noble ; la jeunesse trahissant la valeur du Troyen qui frémit de livrer sa beauté délicate à la force meurtrière du belliqueux Diomède. Que signifie le conseil de Pallas ? sinon la pensée qu’exprimait César expérimenté dans la guerre, lorsqu’il disait à ses fiers soldats, en leur montrant les jeunes patriciens efféminés, ne les frappez qu’au visage ! non pour leur indiquer seulement de les attaquer en face, mais parce qu’il n’ignorait pas qu’ils craignaient moins la mort que les cicatrices. L’effroi, la blessure légère, l’amertume des larmes de Vénus, ne présentent que des symboles gracieux d’une aventure ordinaire. On reconnaît ce même caractère en ses démarches dans la chambre nuptiale d’Hélène : cette princesse, que semblent déifier ses charmes, confuse de la pusillanimité de Pâris, s’abandonne aux regrets, au repentir, à l’indignation de son choix ; le courroux et le chagrin vont altérer la beauté qui lui reste pour seule gloire ; dès lors Vénus, conservatrice de ses appas, lui apparaît, la réprimande en la menaçant de flétrir ses traits, et la ramène au lit adultère où son éclat se ranime aux bras de la volupté. Soulevons légèrement les voiles emblématiques : oserons-nous dire que cette aventure donne une leçon à la coquetterie des belles qui, dans l’effroi de défigurer leurs grâces, se hâtent de dérider leurs soucis en s’abandonnant à leurs amoureuses erreurs, et de fuir les peines dans le sein du plaisir qui les leur fait si doucement oublier ?

Notons des passages plus sérieux, et revenons à Pallas et au dieu Mars, l’un et l’autre déjà cités dans notre exemple. Veut-on la preuve convaincante qu’ils ne surviennent qu’emblématiquement à l’aide des personnages ? Mars est encore blessé par Diomède qu’encourage la déité guerrière ; ce dieu n’exhale pas un gémissement comme la plaintive Vénus ; il pousse un cri terrible qui épouvante les armées, et retentit jusqu’aux sommets de l’Olympe, où sa colère n’est accueillie de Jupiter que par les expressions de l’horreur qu’excite à son éternelle justice le choc des batailles, et la frénésie de la discorde et du carnage. Cette autre aventure encore allégorique, s’explique doublement par l’image de la supériorité de la science militaire, que représente la déesse protectrice des Grecs, sur l’aveugle désespoir et la rage belliqueuse que figure le dieu défenseur des Troyens. S’obstinerait-on à douter que l’un et l’autre ne soient des êtres symboliques ? en ce cas pourquoi le poète ne nous a-t-il pas avertis qu’ils se montrent aux guerriers avec la taille de géants démesurés ? Qu’est-ce à votre avis que ce casque placé sur la tête de Pallas allant au combat, casque immense et capable, autant que son impénétrable égide, de couvrir cent villes et des armées entières ? Peut-on nier que cet attribut ne soit emblématique du pouvoir de la défense bien dirigée ? Qu’est-ce que la chute de Mars, une fois renversé par elle, et remplissant de son corps l’étendue de sept arpents, si cette dimension ne figure l’espace d’un champ de bataille jonché de cadavres et de débris par une défaite sanglante ? Vous expliquerez-vous autrement la retraite d’Ulysse et de son compagnon, qui cessent tous deux de semer les meurtres dans la tente de Rhésus, parce que Phébus arrive et les voit, c’est-à-dire que le jour, qui survient et qui les expose, écarte les ténèbres qui favorisaient leur expédition nocturne ? Vous invoquerai-je à l’appui de ma doctrine, ô Xanthe ! ô Simoïs ! fleuves qui gonflez toutes vos vagues pour engloutir le héros qui s’efforce de vous traverser, et dont l’audace se hasarde dans le confluent de vos eaux grossies par la foule des morts. Dis-nous, Vulcain ! toi qui dessèches leurs torrents, et qui laisses éteindre ton courroux à leurs exclamations plaintives, dépouille-toi de tes formes fabuleuses, et déclare-nous, si tu n’étais pas le feu des bûchers allumés sur leurs rivages, et vaporisant à grand bruit l’humidité des sables que voulait gravir Achille ? Quel est ce merveilleux bouclier que lui a remis sa mère, et que tu lui travaillas si artistement à la demande de Thétis ; votre union pour accomplir cette œuvre magnifique, ne nous offrirait-elle pas un mystérieux rapport avec les brasiers de tes forges et la trempe des métaux ? Les trépieds roulant d’eux-mêmes, les statues marchantes et vivantes qui t’obéissent en esclaves, dis-nous s’ils ne sont pas les ingénieuses figures des prodiges de la mécanique et de l’industrie ! Celui qui ne fermera pas les yeux à la clarté de ces allégories, les démêlera partout dans les moindres détails ; tantôt c’est Apollon qui, pour dérober à la mort un vaincu fugitif, en revêt la ressemblance, afin d’égarer les pas de son vainqueur trompé par un simulacre ; tantôt c’est Minerve qui, sous les traits empruntés de Déiphobe, encourage Hector à lutter contre le fils de Pélée : la première fiction désigne l’erreur des regards abusés au déclin du jour dans le désordre d’un combat ; la seconde dépeint cette fausse sécurité qu’inspire au guerrier l’espoir d’un secours voisin qui lui manque ; de même Pallas, ramassant le javelot lancé par Achille, et le lui remettant à la main, n’est qu’une peinture de la présence d’esprit du héros qui, dans le péril qui le presse, ressaisit son arme échappée. Ces courts et vifs emblèmes ennoblissent les plus petites actions ; mais admirez quelle élévation ils ajoutent aux grandes fables.

Les Grecs, déjà repoussés derrière les palissades de leur camp, vont voir embraser leurs vaisseaux ; la sérénité des beaux jours seconde le cours des succès de leurs vainqueurs, et si le calme des airs et des eaux plus longtemps prolongé, leur permettait de fuir sur leur flotte, peut-être prendraient-ils ce parti désespéré : cependant le ciel s’obscurcit, bientôt la mer qui s’enfle et qu’une tempête soulève, les force à soutenir le choc de leurs ennemis en leur ôtant tout refuge. Méditez la traduction allégorique de ces simples circonstances. On sait que Jupiter, dans l’esprit des mythologues n’était souvent autre chose que l’éther, que l’azur du ciel ; Junon, sa sœur et son épouse, était la nue. L’un est le dieu tranquillement assis sur le haut du mont Ida, d’où ses regards veillent au sort des deux armées ; l’autre est la déesse accourant avec le projet de les lui cacher ; la robe et les brillants voiles dont elle prend soin de se parer pour plaire à son époux et le séduire, ses colliers, ses franges, et cette ceinture enchanteresse qu’Homère suppose empruntée de la riante Vénus, sont autant de radieux emblèmes des reflets de nacre, d’émeraude, de pourpre et d’or qui éclatent sur les nuées offertes aux clartés d’un beau ciel. Le génie du poète, qui la suit dans sa course aérienne, imagine une visite rendue au dieu du Sommeil qui d’ordinaire accompagne l’obscurité. La déesse gagne les sommets où siègent son immortel époux, et, triomphante, elle déploie devant lui sa splendeur et ses charmes, l’en environne et l’embrasse en l’enveloppant de ses pièges tendus ; un amas de nuages impénétrables couvre le lit de fleurs dont l’Ida se tapisse, et cache aux yeux profanes les mystères de leur hymen. À peine Jupiter endormi cesse-t-il de voir la terre, et c’est l’emblème du ciel disparu sous les vapeurs orageuses ; Neptune gronde, s’irrite, arrête la fuite des Grecs, et rejette l’épouvante sur les victorieux Troyens : c’est la mer en courroux que personnifie le poète. Le réveil de Jupiter indigné, chassant Junon de sa présence, n’est aussi que la reparution du ciel, et que la fuite des nuages ; et, pour mieux confirmer la réalité de ces symboles à qui refuserait de les admettre, je ferai de plus remarquer que la déesse, dans un autre épisode, garde toujours la figure analogue au rôle qu’elle vient de jouer : car, lorsque son époux lui rend la liberté d’exercer son influence entre les partis, elle s’élance impétueusement, elle menace d’abord Apollon rayonnant de lui arracher les traits qu’il lance, et le contraint à disparaître en remontant dans l’Olympe ; elle brise ensuite l’arc et les flèches de Diane honteuse, elle flagelle ses joues, et la réduit à se sauver en pleurs dans le palais de Jupiter ; double allégorie du passage d’une pluvieuse nue qui ravit l’aspect du soleil aux Troyens qu’il favorisait, ainsi que la face de la lune qui les guidait pendant la nuit. En outre observez, à l’honneur d’Homère, comment il proportionne les traits de ses fictions au rang hiérarchique des puissances. La moindre altération de l’immensité de l’air enfante de vastes orages ; aussi Jupiter n’a-t-il qu’à froncer le sourcil pour donner de triples commotions à l’univers, tandis que, pour lui communiquer une secousse, il faut que Junon s’agite de tout son corps et de tous ses membres, parce qu’elle ne représente que la confusion des nuages accumulés. Sans doute il ne vous sera pas échappé que c’est par le concours de ses divinités absolues, primitivement accréditées, qu’Homère étend l’allégorie, et qu’il ne la produit que très passagèrement à l’aide des êtres de raison, moyens secondaires, desquels nos muses dégénérées ont fait leur merveilleux principal. Homère ne peint ces demi-déités que d’une seule touche, et leurs traits demeurent ineffaçables ; le premier il traça la Discorde qui se plaît à diviser le monde ;

« Et, faible quelque temps, tout à coup redoutable,
« A les pieds sur la terre, et le front dans les cieux.

Nulle part cette figure ne fut surpassée. Que sont ces filles de Jupiter, pleurantes, ridées par la tristesse, marchant humblement courbées, d’un pas incertain et chancelant, à la suite de l’altière et folle Injure ? Ce sont les Prières qui viennent en suppliant aux genoux du dieu toujours prêt à les venger des hommes impitoyables et superbes, qui les ont durement repoussées. Où trouver chez les modernes une image plus concise et plus grande ? Quel autre nous apprit à signaler le Sommeil comme étant le frère de la Mort ? Quel autre, animant jusqu’au souffle qui attise le feu sacré des funérailles, eût entendu l’invocation d’Achille appeler les Vents qui soudain accourent du fond de leurs antres allumer d’eux-mêmes le bûcher solennel de Patrocle ? Ainsi tout est dessiné, proportionné, coloré, vivant, et doublement figuré dans la merveilleuse Iliade, et les forces et le temps nous manqueraient plutôt que ce volumineux tissu d’emblèmes et de fables, si nous prétendions le dérouler entièrement pour en faire resplendir la transparence. Voilà ce qu’on doit sans cesse approfondir, et non railler, comme l’osa faire l’auteur de l’historique Henriade, quand on se sent jaloux de saisir l’essence de l’épopée, et d’en concevoir les beautés sublimes.

Les transports que sa lecture excite ne permettent plus qu’une raison froide et stérile en aligne les dimensions, les rétrécisse, et compassé jusqu’au merveilleux qui l’élève. Ne croyez pas que cette condition, poussée jusqu’au chimérique, excède les bornes de l’épopée sérieuse, et que cette troisième espèce doive être reléguée dans l’épopée badine de l’Arioste. Non, le plus grave et le plus sagement hardi des poètes, Homère, élargissant sa carrière avec liberté, se livre à l’ardeur de son génie en osant superposer encore le chimérique au-delà du divin et de l’allégorie. On dirait, sitôt qu’il s’emporte, que, trop resserré dans les régions visibles et dans les dernières limites du réel, son imagination tend à les outrepasser ; le tumulte des airs, des flots de la mer irritée, et des continents battus de l’onde, ne lui rendent pas assez le bruit des pas de Neptune en fureur ; tout à coup il lui semble que, sous ses chocs épouvantables, l’Enfer s’émeut : Pluton s’élance hors de son trône

« ………………… Il pâlit, il s’écrie :
« Il a peur que ce dieu dans cet affreux séjour,
« D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
« Et par le centre ouvert de la terre ébranlée,
« Ne fasse voir du Styx la rive désolée,
« Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
« Abhorré des mortels et craint même des dieux.

Ailleurs il exalte les choses mortelles autant que les immortelles ; il quitte le possible, il sort du vrai par élan d’imagination, et pourtant au milieu de sa fougue, prépare et ménage de si loin, et avec tant de supériorité, le fantastique pur, qu’il finit par le rendre un moment probable, et l’intégrer dans l’ordre des vraisemblances. Les coursiers d’Achille naquirent d’une race divine ; ils sont fils des Vents et des Harpies ; doués d’une propre intelligence, fougueux, indomptables à tout autre qu’à leur divin maître et qu’à son héroïque ami, leur nature est par elle-même déjà merveilleuse ; on les a vus, au moment qu’est tombé Patrocle, tristement incliner leur tête et leur crinière, et baisser les yeux en versant les larmes sur la terre ; plus loin on les a revus pleurant encore, immobiles de douleur, comme des chevaux sculptés sur un monument funéraire, partager le deuil général auprès du corps de leur écuyer regretté. Leur sensibilité fictivement dépeinte, associe la chimère de leur existence aux merveilles qui précéderont l’instant suprême où leur maître doit remonter sur son char. Le voici qui, tout brillant d’armes aussi extraordinaires que ses coursiers fantastiques, saisit les rênes et les pousse sur la route des batailles dont il s’est longtemps écarté ; ses chevaux frémissent pour lui, leurs pressentiments les effarouchent ; l’un d’eux enfin tourne sa noble tête vers son guide, et ce prodige s’accroît aussitôt que sa bouche, exhalant des paroles, lui prononce l’oracle de sa mort prochaine. Cette voix du divin coursier lui est soudain ôtée par les Furies, déités effroyables, de qui le ministère était d’arrêter tous les désordres monstrueux qui subvertissent les lois du monde. Ce qu’il y a de plus étonnant que cette illusion même, c’est qu’Achille répond à la voix sans être ébranlé ni surpris du miracle, et que, par ce seul trait, cette scène rentrant, à l’égard du héros, dans les choses habituelles, imprime la plus fantastique idée de sa vie surnaturelle, et de son âme imperturbable. N’est-ce pas là le merveilleux chimérique dans toute sa force ? Suspendons notre analyse à ce dernier point. Après l’examen des trois espèces de merveilleux dont l’indispensabilité se constate sur un tel nombre de preuves, concluons que l’infériorité des poèmes modernes tient aux omissions de cette règle fondamentale, ou de quelques-unes de ses parties. Homère, déjà considéré relativement à six conditions, se montre irréprochable sous ces premiers aspects, nous le soumettrons à dix-huit autres qui ne feront que révéler de plus en plus la complète régularité de ce grand modèle ; et vous augurez d’avance que quelle que soit l’étendue de notre application des lois épiques à l’Iliade, elle restera toujours succincte, tant la matière qu’elle fournit aux leçons est inépuisable. J’ignore comment La Harpe qui professait la haute littérature, passant si vite sur un tel ouvrage, et resserrant son éloge en quelques pages d’éloquence admirative, a pu nous laisser cette importante décomposition à faire, et presque avouer sa surprise des fortes impressions qu’il avait ressenties de ce beau poème qu’il venait de lire entièrement, dit-il, pour vous en mieux parler. Pour moi, j’estime qu’en le parcourant tout d’une vue, on éprouve une sorte d’ivresse, un étourdissement de l’éclat et de la profusion des richesses qu’il étale ; mais je me suis persuadé qu’on n’en peut juger que superficiellement la profondeur à la première lecture, eût-on un coup d’œil d’aigle ; et qu’après plusieurs, on n’en saisit pas toute l’excellence, si l’on n’en a fait un principal objet d’étude classique, et de méditation en tous les temps de sa vie.

Quarante-unième séance.
Suite de l’analyse de l’Iliade.

Messieurs,
Les caractères des personnages de l’Iliade.

La peinture exacte et variée des formes extérieures que présentent les choses, constitue la qualité descriptive de la poésie épique ; mais elle n’offre que les dehors des objets quelle retrace : la peinture des caractères qui distinguent les personnages en constitue la partie dramatique ; et celle-ci n’est pas moins utile que celle-là, puisqu’elle découvre les secrets mobiles et le fonds moral de l’action ; car la première ne s’adresse, pour ainsi dire, qu’aux yeux ; la seconde à l’intelligence ; l’une rend les contours et les couleurs des corps ; l’autre exprime les mouvements du cœur et les affections intérieures de l’âme : cette condition ne fut jamais mieux observée que dans le poème dont nous continuons l’analyse méthodique. Il me faut ici vous répéter ce que je disais en définissant les principes élémentaires, quand j’avertissais de ne pas confondre les portraits que le talent dessine eu quelques touches, avec les caractères que l’art n’expose totalement qu’à force de copier la nature : les portraits sont l’ouvrage de l’esprit ; les caractères sont celui du génie : tel fut notre axiome ; et la supériorité d’Homère va, je crois, me prêter les exemples qui vous en démontreront la justesse.

La fable héroïque de l’Iliade étant toute guerrière, il n’a presque représenté que des guerriers ; néanmoins leurs physionomies sont loin d’être uniformes ainsi que l’ont pensé les modernes qui n’ont pas su les envisager, et les esprits futiles qui en ont cru sur parole tous les échos des boutades de Voltaire, juge inattentif, dénigrant, et capricieux à l’égard des anciens. Ce peintre de mode, en épopée, n’était capable ni d’apprécier, ni de sentir le peintre de tous les temps, aussi n’a-t-il fait qu’une mauvaise école en ce genre ; ses décisions erronées sur ce grand maître m’ont souvent fait comparer notre illustre écrivain au fameux poète Thamyris, devenu le rival jaloux des Muses qu’il se vantait de surpasser, et puni de son orgueil par ces immortelles qui le privèrent de la vue. En effet c’est être aveugle comme lui que de ne pas voir les qualités d’Homère, parmi lesquelles une des plus frappantes est son habileté suprême à tracer, à colorer, à grouper, et à différencier les caractères.

Une multitude de héros du même rang, agités d’un même désir de gloire, mus par une même entreprise, soumis à la même discipline, paraissent, au premier regard, devoir tous se ressembler ; il n’appartenait qu’au génie de discerner les variétés de leur courage, et de les marquer chacun par des traits si distincts qu’on ne pût jamais les confondre ni les oublier : ce n’est point par les épithètes qui accompagneront leurs noms, ni-par les attributs qui leur auront été donnés, qu’ils se feront reconnaître ; car le poète vous dira de la plupart qu’ils sont égaux aux dieux, ou semblables aux immortels ; il les appellera les uns et les autres, pasteurs des peuples, ou remparts des guerriers, sages princes, ou héros magnanimes. Ainsi ce sera moins en vous parlant d’eux qu’en les faisant parler et agir eux-mêmes, que son art fera ressortir leur divers naturel, et caractérisera, si j’ose m’exprimer de la sorte, la physionomie de leur âme. L’Iliade roule sur l’intérêt des Atrides : de ces deux frères, l’un est l’offensé, l’autre le vengeur : tous deux ont ligué les princes de la Grèce ; Ménélas par la douleur de son injure ; Agamemnon par fierté pour sa famille et par ambition.

Caractère de Ménélas.

Le premier, de qui les Grecs embrassent la cause, ne leur donnera ses ordres qu’avec douceur, leur témoignera sa continuelle reconnaissance de leurs services, n’usera qu’avec timidité de leur zèle, qui les expose pour sa querelle particulière ; et, regrettant sans cesse les maux qu’elle leur attire, brûlera de hasarder son propre sang, en toute occasion, pour épargner le leur : une noble vaillance, une discrète réserve, une sage modération, et le langage de la tristesse, distingueront ses qualités morales.

Caractère d’Agamemnon.

Le second, suprême chef de la ligue, et s’annonçant sous le fastueux titre de roi des rois, affectera toute la hauteur des prérogatives que ses égaux lui auront déléguées ; moins grand encore qu’il ne voudra le paraître, il respirera les vanités dont les vastes commandements enivrent toujours la faiblesse humaine : trop fidèle image de la souveraineté sans bornes, il se montre superbe en ses paroles, insultant dans ses réprimandes, insensible aux amitiés, prompt à s’irriter, lent à oublier l’offense, vindicatif et aveugle dans ses ressentiments et dans son amour effréné de la puissance. Son courage égale celui des héros qui le secondent, mais n’a pas leur impétuosité brillante : s’il se ménage dans le péril, il ne l’évite pas, et sa prudence n’a rien de la crainte ; on sent qu’il est plus soigneux de conserver la durée de son pouvoir que celle de sa vie ; et l’on est sans cesse tenté de lui répéter avec Racine, en le voyant faire impitoyablement immoler tant de victimes à Jupiter, et tant d’hommes à l’honneur blessé de sa maison :

« Cette soif de régner que rien ne peut éteindre,
« L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
« Tous les droits de l’empire en vos mains confiés,
« Cruel ! c’est à ces dieux que vous sacrifiez.

Cette ambitieuse politique, cette humeur présomptueuse, vices inhérents à la grandeur dépeinte dans Agamemnon, témoignent combien Homère connaissait la nature ; puisqu’il ne représente un monarque absolu que sous ces dehors si funestes aux peuples. Cependant leur triste effet pourrait imprimer une ombre d’injustice à l’objet de l’expédition qu’il commande et que le poète a dessein d’illustrer, si l’on n’était assuré de la bonté de la cause des Grecs par la présence de Nestor, qui domine sur la majesté du rang par la majesté de l’âge, de l’expérience, et de la sagesse.

Caractère de Nestor.

Héros vénérable, une longue habitude des dangers auxquels il échappa victorieusement tant de fois, et des assemblées où il présida dès longtemps, le rend également propre aux combats et aux conseils ; la persuasion s’écoule de ses lèvres en paroles aussi douces que le miel ; ce que son élocution facile paraît avoir de trop verbeux, caractérise partout sa vieillesse entraînée par l’abondance de ses souvenirs. Il a vu des temps qu’il croit meilleurs, des hommes qui valaient mieux que ceux du présent, des exploits plus fameux que ceux des guerriers qui l’environnent des malheurs, des périls plus grands ; aussi rien ne le décourage, rien ne l’abat, rien ne l’étonne ; et, toujours prête à éclairer les autres, sa mémoire, féconde en récits et en leçons, est comme la lumière vivante de l’armée ; il sait conserver son empire sur tous, en gardant à chacun ses droits de préséances, et en limitant leurs justes prétentions par la douceur ou par la fermeté. Lui seul osera dire au bouillant Achille qu’il doit respecter Agamemnon, parce qu’il gouverne des états plus étendus que les siens, et dire au fier Agamemnon qu’il doit ménager Achille, parce qu’il est le plus valeureux des Grecs et leur plus solide appui.

Caractère d’Ulysse.

Entre les hommes dont il aime à s’accompagner, celui qu’il préfère est Ulysse, ingénieux en toutes les ruses de guerre, habile destructeur des villes, prudent jusqu’à la dissimulation, homme en qui le courage, non moins constant que réfléchi, semble n’être qu’une faculté secondaire, qu’un instrument de son active industrie qui se plaît surtout à triompher dans les traverses difficiles et dans les embuscades ; sa valeur, bien que redoutable, est moins irrésistible que la force et les grâces de son éloquence. Dans le choc des armes on le compte au second rang des braves, mais il est le premier dans le conseil ; c’est à lui qu’il appartient de gourmander l’insolence de Thersite, ridicule orateur de la plèbe et des camps, éternel épilogueur de la conduite des chefs les plus sages, les injuriant d’une voix aiguë, toujours s’attaquant aux rois, aux grands, et présentant le risible contraste de la loquacité mutine, insensée et turbulente à côté de l’éloquente raison du fils de Laërte. En ce dernier, les dons de l’esprit sont suivis de l’orgueil chatouilleux qu’ils inspirent ; avec quelle finesse le naturel Homère sait peindre ce défaut d’où naît son irascibilité soudaine aux moindres atteintes ! Agamemnon courroucé parcourt les rangs et exhorte les principaux chefs à reprendre les armes ; il rencontre Ulysse qui ne sait pas encore que le signal du combat ait été donné ; il lui reproche sa lenteur, et l’accuse d’être plus enclin à délibérer qu’à combattre : Ulysse lui répond avec l’amère indignation de la fierté qu’on outrage. Atride passe, et trouvant Diomède dans la même inaction, le traite avec la même injurieuse sévérité, mais celui-ci se tait ; et, songeant que toute la responsabilité des événements pèsent sur ce monarque, il excuse son injuste véhémence, et sa valeur, au-dessus du soupçon, ne veut l’en faire repentir qu’en courant à de soudains exploits.

Caractère de Diomède.

Ce fils de l’invincible Tydée, tout enflammé d’un héroïque sang qui bout dans ses veines, brille de l’éclat dont le couvre un impétueux courage, secondé par la force et la jeunesse ; sa noble ardeur, qui sait envisager les périls, les mesurer, et les affronter sans pâlir, sait aussi bien s’arrêter généreusement devant l’ancien ami qu’il rencontre dans la mêlée, au rang de ses adversaires. Détournant ses armes par le souvenir de l’hospitalité sainte, il nous révèle, en un moment, que son cœur n’est pas moins pieux et sensible qu’incapable d’épouvante. Ses coups savent choisir la route honorable de la victoire ; la fureur du carnage ne l’enivre point ; il s’élance en aigle à travers les hasards ; et son âme belliqueuse domine les mouvements les plus terribles des batailles. Vainqueur du dieu Mars lui-même, il n’est le second des héros qu’à l’heure où reparaît Achille.

Caractère des deux Ajax.

Comment le pinceau qui caractérisa ce modèle de vaillance a-t-il pu dessiner les deux Ajax sans retomber dans les mêmes traits ? en peignant l’un magnanime, et les deux autres téméraires ; encore l’inégalité de vigueur et d’audace distinguera-t-elle les deux frères entre eux : l’Ajax, indomptable fils de Télamon, enhardi par la force du corps, se montre impitoyable et farouche ; l’emportement brutal de ses sens ajoute à la férocité de son naturel ; il signale bien moins l’amour de la gloire que la frénésie des batailles ; il s’aveugle en face de là mort que ses robustes bras rejettent sur tout ce qui l’approche ; il ne frémit que de la retraite et des ténèbres où Jupiter, qu’il brave, peut ensevelir les éclatants efforts de sa rage guerrière.

Nuance des caractères de plusieurs autres héros.

Que rapporterons-nous de Teucer, si remarquable par une valeur mêlée d’une juste prudence ? d’Idoménée, de qui les ans ont ralenti les démarches sans affaiblir l’élan de son courage ? de Patrocle, dont le lustre héroïque est comme un rayonnement de la splendeur de son invincible ami ?

Il renverse dans l’autre armée le généreux Sarpédon, impossible à confondre encore avec son célèbre frère dont il parut quelquefois le digne émule. Ne croirait-on pas que le poète ait épuisé jusqu’à ses dernières nuances en ces groupes belliqueux ? Non, l’abondance en est intarissable ; il répand des couleurs aussi fortes, et peut-être plus riches sur son adorable Hector.

Caractère d’Hector.

Le ton pur, la touche mâle et gracieuse de ce beau caractère en font le modèle parfait des guerriers saintement armés pour leurs dieux, pour leurs foyers, pour leur pays, et pour leurs familles ; mélange inexprimable de tendresse, de patriotisme, de courage et de vertus domestiques. Il allie la piété filiale et fraternelle, l’amour conjugal, et la paternité sensible au dévouement absolu d’une vie consacré à la défense de tous les liens les plus chers, auxquels il s’arrache, en s’offrant chaque jour à la mort. Il poursuit les assiégeants, la flamme à la main, dans le sein de leurs camps et jusque sur leurs vaisseaux ; et lorsqu’il a fait fuir les plus redoutables, s’il fuit, abandonné seul devant l’insurmontable Achille entouré de son armée, cette fuite ne saurait avilir son héroïsme trop signalé ; elle devient la frappante image de la terreur qui peut saisir la bravoure lasse et désespérée après mille victoires superflues ; et cette épouvante grandit la stature idéale du demi-dieu qui la fait naître. La foule des guerriers d’Homère, on les admire ; mais son Hector, plus admirable, on le pleure. Son courage ne ressemble pas à celui de Pandarus qui lance une flèche perfide à Ménélas, pour rallumer le feu de la discorde prêt à s’éteindre, ni au courage d’Énée, qui mesure les devoirs de sa vaillance généreuse à la défaveur que les parents d’Hector lui font essuyer dans leur cour, sans le refroidir pour leur salut ; autre délicate nuance de cet inimitable tableau, où tous les degrés de la vertu guerrière se caractérisent depuis le fils de Pélée, qui en est la suprême hauteur, jusqu’à la dégradation de Pâris.

Caractère de Pâris.

La mollesse de celui-ci ne mérite le nom de lâcheté qu’en comparaison avec tant d’hommes audacieux dont il ne peut soutenir le parallèle. Piqué des remontrances de son frère, il ne refuse point de courir au champ de bataille pour l’acquit de son honneur ; il s’y soutient avec noblesse ; son semblable passerait encore pour assez brave, non dans nos camps, mais dans nos villes ; et si la jactance, exaltée en lui par le luxe éblouissant des armes dont il se pare, relevait une beauté pareille en quelque galant cavalier, sa fougue bondissante et légère ne paraîtrait pas méprisable à nos modernes Hélènes.

Caractère d’Hélène.

Celle qu’adorait le beau Troyen, infidèle épouse d’un héros grec, et conséquemment non moins experte à juger le vrai courage que les femmes des guerriers français, accuse son amant des goûts efféminés que lui inspira la volupté dans ses bras. À la nouvelle du défi que lui adresse Ménélas, et aux approches du duel entre eux provoqué, cette beauté se sent elle-même assez courageuse, en essuyant les pleurs que lui a coûtés sa faute, pour accueillir agréablement l’idée d’un retour à son premier époux et aux douceurs du nœud marital qu’alors sa versatilité regrette ; tant les belles sont douées d’une secrète hardiesse à braver les changements d’état, et à réparer généreusement leurs torts par de tendres raccommodements ! Ce vague et passager mouvement d’hésitation féminine entre deux objets trahis à la fois dans la pensée, est, selon moi, l’un des traits les plus finis du caractère d’un sexe charmant et volage. Il ne pouvait t’échapper, Homère, tu saisis le vrai si naïvement ! À cette inconstance, tu sais unir encore la timide séduction qui penche son âme vers le noble Hector, dont les égards la remplissent d’une pudeur rougissante, et dont la vertu, qui la tient en respect, ébranle à son insu l’amour qu’elle promit à son coupable frère. Tu révèles jusqu’aux plus intimes secrets de ses affections mobiles et partagées. Tu la suis sur les tours d’Ilion, sur les créneaux de la citadelle, où l’entraînent ses émotions, sa curiosité, et cet empressement bien caractéristique de sa coquetterie et de son inquiétude ; tu la suis dans tous les lieux où la transporte sans cesse le besoin de se déplacer, de distraire son tourment, de briller publiquement aux yeux éblouis, de les interroger sur ses appas, sur sa honte, et même de défier les jugements dont triomphe sa beauté. Laissons apprécier la vérité de cette situation agitée à nos actives Aspasies, dégénérées de l’esprit et de l’élégance attique.

Caractère d’Andromaque.

Elles jugeront moins bien que les femmes délicates et vertueuses du recueillement sédentaire d’Andromaque : craintive, au fond de sa chambre nuptiale, à peine ose-t-elle en sortir, et traverser sa ville dont les malheurs l’affligent ; ses mains brodent les vêtements guerriers du héros son mari, dont elle invoque le retour, en soupirant au milieu de ses compagnes. Le seul bruit de son retour la tire de la retraite où ses soins lui préparaient un bain réparateur. Elle passe, voilée, jusqu’aux portes Scées que va franchir son Hector, et sa marche hâtive est suivie de son enfant porté par une fidèle nourrice. Voilà sous quel appareil son époux la rencontre ; les grâces de sa maternité font sa seule parure. Le poète ne néglige pas de caractériser l’enfance dans l’effroi d’Astyanax, à la vue du panache flottant sur la tête de son père, qui ôte son casque pour l’embrasser. Le noble couple rassure la peur de l’enfant par un sourire mouillé de larmes  ; expression sublime de la tendresse alarmée qui dicte à ces deux époux des adieux dont le touchant souvenir est immortel. La maternité, mêlée à l’amour conjugal dans le cœur de la jeune Andromaque, n’est pas moins bien dépeinte sous les traits qui lui sont propres dans l’âge avancé de la féconde Hécube. Le pathétique de ce personnage n’est surpassé que par les effets profonds du caractère de l’auguste Priam.

Caractère de Priam.

Père et véritable roi tout ensemble, il se montre en effet doublement paternel ; il souffre dans tout ce qui tient à lui ; ses entrailles s’émeuvent à la fois pour ses fils et pour ses sujets, pour ses brus, pour leur nombreuse race, et pour sa vaste cité. Ses pas, ses discours, ses anxiétés, sa diligence, son attachement aux uns, son indulgente faveur pour les autres, ses faiblesses même envers Pâris, et sa brusque inégalité dans sa cour, après la perte d’Hector, dernier soutien le plus précieux, il n’est rien qui ne manifeste la bonté du cœur de ce monarque. Une première démarche la signale ; il mène son fils adultère jurer un traité de paix solennelle que doit sceller son combat singulier avec Ménélas ; et, demandant aux Grecs rassemblés de ne pas rester témoin du péril de son fils, spectacle qu’il ne pourrait soutenir, il se retire après le sacrifice. Combien, s’il n’ose assister à une lutte dont l’issue est douteuse, éprouvera-t-il d’affliction en allant lui-même chercher le corps d’un autre fils qu’il chérissait davantage, et en touchant, pour l’obtenir, les mains sanglantes du destructeur de toute sa race ! Tels sont les puissants mobiles de tant de caractères humains et invariables, si distinctement tracés par ce poète que le faible chantre de Henry décréditait en l’accusant de n’avoir peint que des héros grossiers, des dieux grossiers, et des sentiments analogues à leurs temps barbares ; et au mérite duquel il n’accorde que d’avoir jeté quelques semences de philosophie et quelque idée du destin parmi des rêveries et des inconséquences 3. Si Voltaire, qui, n’ayant plus à vaincre ses contemporains, tourna sa jalousie contre l’antiquité qu’il crut effacer, avait respecté ses propres suffrages et le tribunal de l’avenir, il n’eût pas poussé la vanité jusqu’à vouloir déprimer le chef-d’œuvre dont la prépondérance l’écrase. S’il eût bien compris l’ancien système allégorique, il n’eût pas trouvé les dieux d’Homère grossiers comme ses héros ; il ne lui eût pas semblé bizarre qu’au moment où Jupiter renonce à prolonger la vie d’Hector, Apollon, qu’il ridiculise sous le sobriquet de son génie gardien, abandonnât ce héros prêt à périr ; car il eût pensé que ce dieu ne figurait autre chose que la lumière du jour enlevée au guerrier par la mort. De même, lorsque Achille en courroux tire à demi son épée contre Agamemnon, la déesse, qui lui saisit les cheveux et qui retient sa main, n’est que l’image de ce rayon subit de prudence qui réprime en lui l’emportement de la colère. Mais nous avons déduit ces ressources du merveilleux ; disons seulement qu’Homère, si habile à différencier les caractères humains, n’exerce pas un art moins exquis à varier ceux de ses divinités, conformément à leurs attributions religieuses, aux allégories naturelles, et aux traditions chimériques. Je m’épargne le soin superflu de vous exposer le dénombrement de ces divins acteurs qui ne se démentent pas plus que ses acteurs réels dans les scènes multipliées de sa fable. N’ai-je pas omis plus d’objets que je n’en ai cités ? Est-il possible d’énumérer cette quantité de personnages marqués par mille nuances toutes diverses, et qui prouvent que leur auteur avait tout vu, tout entendu, tout dessiné ? Copions-le comme a fait Virgile : si nous ne pouvons surprendre la nature, nous serons encore à côté d’elle.

Les passions.

On me demandera pourquoi je n’ai pas encore défini dans ce grand tableau le caractère qui s’en détache si éminemment en relief sur le premier plan des figures principales, celui du merveilleux Achille. C’est que l’analyse de ses qualités rentre dans la huitième condition épique, et qu’il me faut à son égard vous parler des passions dont l’Iliade entière est animée. Une chaleur d’enthousiasme qui la remplit d’un bout à l’autre semble comme un feu sacré qui l’enflamme. Le poète, entraîné par les passions qu’il décrit, et qui dans mille endroits le passionnent lui-même, n’a pas l’air d’avoir le temps de narrer ; elles l’interrompent sans cesse, elles-mêmes prennent la parole, s’interpellent, se répondent, et se signalent par les expressions du courroux, de la crainte, de l’espoir, de la menace, de l’ironie, et de la douleur. Les dieux, les guerriers, qu’elles précipitent les uns contre les autres, se provoquent et se heurtent avec l’impétuosité des éléments déchaînés. Elles agitent avec une égale fureur et la terre, et la mer, et le ciel, et se combattent jusque dans les plus hautes régions de l’Olympe, et jusqu’au fond des enfers. Dès le premier chant, ce sont elles qui ouvrent la scène ; elles suscitent la discorde entre l’orgueil d’Atride et la véhémence d’Achille. Bientôt leur souffle embrase le sein de Diomède et des violents Ajax, qui, transportés par l’infatigable ardeur de la gloire et par la furie du carnage, traversent les champs du Scamandre, pareils à des tempêtes. D’un autre côté, le brûlant amour de la patrie, passion courageuse et invétérée dans l’âme d’Hector, étincelle en ses regards plus terribles que ceux de Méduse, éclate dans ses clameurs belliqueuses, le plonge à travers des flots de sang et de poussière, et fait briller en ses mains les torches qui vont incendier les tentes et les flottes ennemies.

Caractère passionné d’Achille.

Cependant une passion plus fatale et plus profonde que toutes ces passions dont la fougue milite ensemble, c’est celle qui enchaîne à son repos l’obstination de l’implacable Achille, spectateur oisif des désastres qu’il cause par le seul refus de son bras. Quelle conception qu’une telle immobilité soit le ressort passionné de toutes les forces agissantes ! Là, le résultat donné par l’originalité du plus entier caractère atteste l’inspiration d’un génie incomparable. Admirez la savante combinaison de l’inventeur. L’absence du héros durant les deux tiers de la fable l’y maintient toujours présent, par les effets des malheurs que produit la passion qui l’écarte de l’armée ; et en l’isolant, elle le place au-dessus de tous ses rivaux de gloire. Mais quelle est cette passion qui le captive et l’éloigne ? la colère ; et la sienne est d’autant plus aveugle et vindicative, qu’elle naît de la plus irascible fierté.

Généralités des portraits d’Homère.

Nous avons remarqué qu’Homère imprime des généralités étendues à ses principales physionomies ; c’est ainsi qu’il figure dans le vieux Priam la paternité royale, dans Agamemnon l’impérieuse souveraineté. Quelle image collective a-t-il concentrée dans Achille ? l’humeur orgueilleuse et indomptable d’une armée. Blessé dans son fier honneur, dépouillé du prix de ses exploits, brûlant d’exterminer le chef qui le lui arrache, et furieux de ne pouvoir rompre le joug forcé de la discipline, il se venge par le besoin éprouvé qu’on a de sa valeur, et jure qu’il la tiendra plutôt oisive que de s’armer pour un prince altier qui l’outrage. Ses compagnons d’armes périront ; son implacable ressentiment entendra leurs cris sans pitié, sourira même à leur défaite sanglante. Il n’est pour lui plus de devoir, plus d’intérêt commun, plus de gloire du pays, depuis que la sienne fut humiliée. Achille, irrité par une offense personnelle qui l’endurcit aux maux de tous, laisse égorger ses compatriotes pour contenter les vœux de sa muette colère. Tel est l’homme que regardait Alexandre comme le type de l’héroïsme des guerriers : faites-lui subir un parallèle avec Brutus l’Ancien condamnant ses propres enfants à la mort pour défendre les lois de la patrie, avec le dictateur Camille immolant le souvenir de sa propre injure au salut de sa cité natale, avec le magnanime Caton se sacrifiant soi-même à la mémoire de la liberté publique ; tels sont les autres hommes que l’histoire nous offre en modèles de l’héroïsme des législateurs. Comparez, et vous évaluerez la frénétique passion d’Achille à son juste prix.

Homère ne voulut pas la rendre contagieuse, puisqu’en la peignant telle qu’il l’a pu voir dans les camps, son art ne la donne pas en exemple, mais en leçon ineffaçable contre l’ivresse de l’orgueil militaire. Il vous montre ce superbe comme un prodige de tous les extrêmes ; la supériorité de sa muse pouvait seule embellir ce monstre d’égoïsme glorieux et d’inflexibilité sanguinaire. Que de soins ne prend-il pas pour adoucir la dureté des traits de son âme farouche et morose, par l’image de sa beauté, de sa jeunesse ornée d’une blonde chevelure, de son agile vigueur, des talents qu’il reçut de Chiron, de son goût à toucher la lyre, et de cette empreinte de sombre mélancolie qui, sans cesse, présente à sa vaillance extraordinaire l’aspect d’une mort inévitable et prochaine ; car le poète s’est bien gardé de le jamais dire invulnérable, il atteste le contraire par la voix d’Agénor et des autres ennemis qui méditent son trépas, certain de rehausser par là l’opinion qu’on prend de son courage ; il prononce à ce dessein la liberté qu’il a du choix de vivre ou de mourir, ainsi que l’expriment les vers de notre docte tragique :

« Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit,
« Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit :
« Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,
« Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.
« Mais, puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,
« Voudrais-je, de la terre inutile fardeau,
« Trop avare d’un sang reçu d’une déesse,
« Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
« Et, toujours de la gloire évitant le sentier,
« Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?

Ce n’est pas tout : Homère tire de ses vices même les nobles qualités qui l’honorent. La fougue du bouillant Achille ne souffre en lui ni contrainte ni détours ; trop incapable d’effroi pour n’être pas sincère, sa propre bouche déclare que l’homme qui ment et déguise la vérité dans ses paroles, lui est plus odieux que les portes de l’enfer. Triste et solitaire en sa tente, il a cédé sa belle Briséis sans répandre une larme de regret ; ce n’est pas l’amour qui le peut charmer, c’est le désir d’une impérissable mémoire ; il ne pleure que son affront ; il lui tarde que le sang des Grecs lui paie les larmes de sa rage. Cette passion altière, qui désarme ses mains, le ferait croire insensible à toutes les affections humaines ; mais son excès est balancé dans son cœur par une autre passion qui ne s’éteindra qu’avec sa vie ; l’amitié, la tendre amitié, sentiment pur et sublime, participe en son être à tous les transports de sa violence naturelle. À peine va-t-on lui annoncer la perte de son ami, que dans sa douleur effrénée, plus implacable encore qu’en son ressentiment, il oubliera l’offense des Atrides, ne voudra plus que venger la chère moitié de lui-même ; et rugissant dans les combats, et déchirant mille victimes, fera tout tomber sous les coups portés par la passion de son désespoir. La féroce indépendance de cet Achille, qui n’a d’autre arbitre que soi dans ses querelles, qui n’agit que par sa propre impulsion, qui ne fait rien que pour lui-même, l’emporte, après sa victoire sur Hector, à s’affranchir envers son cadavre de tous les liens des bienséances, de toutes les lois de l’humanité. On en frémirait d’horreur, si le nom de son cher Patrocle, qu’il croit ne pouvoir assez venger, ne se mêlait à ses actes de barbarie ; et c’est cette fureur passionnée qui rend son caractère souverainement épique ; inexorable au milieu des partis dont les succès où les revers dépendent de son repos ou de son action, il a l’air d’être le dieu du destin des armées.

L’intérêt, ou nœud de la fable.

À la seule volonté de ce héros extraordinaire s’attache l’intérêt, ou pour mieux m’expliquer, le nœud central de l’épopée entière. La force de cette condition ne fut nulle part plus sensible qu’en ce poème où l’unité d’action, jointe à l’unité de héros principal, ne comporte qu’un nœud unique. Achille s’est retiré des batailles ; Jupiter a promis que sa querelle serait vengée ; les Grecs périssent vaincus par les Troyens ; et l’orgueil d’Agamemnon, trop aveuglé par sa confiance en ses titres, est humilié jusqu’à solliciter d’Achille l’oubli de son offense, au prix d’immenses richesses et de l’offre d’une quantité de belles esclaves, en compensation de l’enlèvement de sa Briséis, qu’il lui rend encore avec elles. La déplorable situation du camp, le choix des plus nobles chefs députés vers le héros pour le fléchir, leur incertitude de pouvoir surmonter ses déterminations absolues, tout coïncide au véhément intérêt d’une ambassade de laquelle dépend la fin d’un danger imminent. Cet admirable nœud se forme et se resserre par les ressorts les plus puissants de l’éloquence ; trois discours consécutifs, suivis de trois répliques d’Achille, rassemblent, en cet endroit, le complément des beautés oratoires ; tout ce que peuvent produire les genres démonstratif, délibératif, narratif, modéré, sublime, et passionné, s’y trouve réuni. Si nous ne nous étions fait la loi de ne recourir en ce sommaire à aucun témoignage d’autrui, et de n’appuyer nos motifs d’admiration que de nos propres sentiments, nous ferions intervenir l’autorité de Démosthène et de Quintilien en faveur de ces harangues, qui leur parurent des modèles pour les orateurs. L’empreinte des humeurs diverses des personnages se grave en chacun avec une étonnante variété. Ulysse expose le sujet en un exorde plein de clarté, d’adresse, et d’insinuation ; il ne néglige, dans le cours du discours, aucun moyen de persuader, d’entraîner, et de convaincre : avec quel art il atténue les torts de l’offenseur, tandis qu’il exalte les vertus généreuses de l’offensé, et qu’il l’adoucit en le flattant ! ce n’est qu’après l’avoir attaqué par toutes les raisons, et séduit par les plus riches présents, qu’il s’adresse à son cœur dans une péroraison fondée sur la peinture du malheur des Grecs et des triomphes d’Hector, dont il ne parle qu’afin de piquer la jalousie d’Achille, intéressée à le repousser. Celui-ci plus obstiné dans sa colère qu’Ulysse n’est éloquent, puise les arguments de sa vive réfutation dans le souvenir de l’injustice et dans l’équité de son ressentiment ; sa passion semble raisonner plus profondément que la raison même : que de grâce, mêlée a la force de ses paroles ! Je n’en citerai que quelques-unes, tirées de la traduction nouvellement publiée par M. Dugas-Montbel, traduction remarquable en notre langue par une rare élégance, qui me paraît n’avoir rien coûté à la fidélité du texte grec : si je choisis cette dernière, écrite dans le vrai goût des anciens, c’est qu’elle nous fournit le plus récent hommage à la gloire de notre plus antique modèle.

« Un sort semblable (dit Achille) attend le guerrier qui fuit les périls, et le guerrier qui les affronte ; le lâche et le vaillant jouissent des mêmes honneurs ; le soldat oisif et le héros fameux par mille exploits meurent également. Je n’ai recueilli aucun fruit de tous les maux que j’ai soufferts, moi qui, toujours, exposai ma vie pour vous défendre. Comme l’oiseau apporte à sa couvée, encore sans plumes, une nourriture ravie parmi les dangers ; ainsi j’ai passé de longues nuits sans sommeil ; ainsi mes jours se sont écoulés au milieu du carnage, combattant de vaillants ennemis, pour les femmes des Atrides. »

Il énumère ses longs services ; il rappelle qu’une humiliation en devint le salaire : son noble désintéressement se caractérise par le refus de tous les présents d’Agamemnon, qu’il désigne, sans le nommer, réticence naturelle à la haine : son nom odieux l’irriterait encore ; il méprise fièrement et ses dons et lui. Son dédain lui laisse Briséis ; il rougirait même d’accepter l’une de ses filles en mariage, dût-elle lui apporter en dot les trésors de vingt royaumes. Notons cette-circonstance, qui nous atteste que la fable de l’hymen et du sacrifice d’Iphigénie fut une invention postérieure à l’Iliade. Enfin, après la récapitulation de ses griefs, sa passion lui suggère toutes les formes animées de la plus orgueilleuse ironie, et termine en déclarant son projet de quitter l’armée et de repasser les mers dès le lendemain. À la vigueur de ces discours succède le grand pathétique de celui du sage Phénix ; c’est là qu’une prosopopée fameuse personnifie les prières suppliantes. Une courte narration, amenée en incidence, revient au fonds du sujet auquel s’applique un puissant exemple du repentir qui suit les excès de la colère. Ce récit de Phénix, comparable à ceux de Nestor, n’est pas, comme l’ont pensé les critiques, une superfétation, mais une beauté très louable ; car outre l’avantage de servir à marquer les traits de la vieillesse dans ces héros, il ajoute à l’étendue de la conception générale. Ces continuels ressouvenirs des hommes qui vécurent contemporains des Centaures, de Pirithoüs, et de Bellérophon, rattachent dans tout l’ouvrage la mémoire des fastes de la génération la plus reculée à celle que vous rend présente et vivante la grandeur des tableaux de l’Iliade, qui vous fait assister ainsi, par l’intervention des vieillards, au spectacle de plusieurs âges écoulés devant ces chefs de races. Vous n’apprenez les détails de l’enfance d’Achille et les avis paternels de Pélée, que par les redites inspirées à la tendresse de son vieux gouverneur. Achille, sans s’amollir encore, renonce pourtant à fixer le jour de son départ, mais il promet de ne jamais changer de résolution à l’égard des Atrides : alors Ajax interpelle ses compagnons, et par un tour indirect il leur dépeint la dureté de l’homme qui méconnaît les droits de la patrie, de la commisération, et de l’amitié ; puis, attaquant l’impitoyable héros par la vivacité de l’apostrophe, il le confond en lui reprochant son ingrate et farouche insensibilité. Achille, cette fois, ne répond plus qu’il partira, ne jure plus de ne point combattre ; cependant, par une gradation progressive des effets que produit l’éloquence sur les cœurs les plus inflexibles, il se relâche en ce point qu’il entrevoit la nécessité de reprendre le glaive, si l’audacieux Hector vient menacer sa tente ou ses vaisseaux ; mais il persiste dans son refus irrévocable envers Agamemnon, qu’il abandonne à ses périls ainsi que toute l’armée. Considérez ici plusieurs choses : l’éloquence d’Ulysse est celle de l’art, et ses subtiles finesses échouent contre l’énergie du naturel : l’éloquence de Phénix est celle du sentiment, elle attendrit, et balance les résolutions, sans les changer : l’éloquence d’Ajax est l’expression d’un mâle courage et de la vérité ; elle déconcerte l’obstination qu’elle ne peut vaincre. Je ne crois pas qu’on ait jamais plus savamment représenté la lutte de l’éloquence contre une volonté inébranlable, et les degrés insensibles des variations d’un cœur superbe. Ce seul morceau nous prouve qu’Homère n’ignorait ni les secrets de l’esprit, ni les mystères de l’âme ; il consacra tout un chant à ce magnifique nœud de l’épopée, tant il en reconnut l’importance. Les ambassadeurs vont rapporter la fatale réponse d’Achille au camp des Grecs ; et le refus du secours de ce héros prolonge les vicissitudes du sort de tous les acteurs de la fable. Les nœuds partiels et secondaires de tous ses chants sont aussi bien tissus et proportionnés aux actions qui concourent à l’action principale. Je ne ferais, en les décomposant l’un après l’autre, que multiplier mes éloges du plus docte des poètes. Observons seulement que de chacun de ces nœuds dérive une surprenante péripétie.

Les péripéties.

Traitons cette dixième condition comme nous avons traité la précédente : Homère nous conduirait trop loin si nous prétendions le suivre pas à pas ; et quelque détaillé que pût être notre commentaire des péripéties marquantes qui jettent tant de charme en son ouvrage, et qui sont la source de tant d’émotions imprévues dont il pénètre ses lecteurs, nous n’aurions pas le loisir de les étudier toutes ; ainsi bornons-nous aux fondamentales. Ce qu’on entend par une péripétie est un changement soudain par lequel la fortune des personnages passe du mal au bien, ou du bonheur à l’adversité. La plus forte de ces révolutions est causée par la mort de Patrocle à l’égard des Grecs, et par la reparution d’Achille dans leur camp, à l’égard des Troyens. Ce héros, de qui tout dépend dans l’Iliade, dont le sujet roule sur sa seule passion, ce cœur outré de ressentiment, ce lion que rien ne saurait fléchir, était plein de tendresse pour un ami que le fer d’Hector victorieux vient de lui ravir. Aussitôt l’excès du désespoir surmonte l’excès de son orgueil ; le désir de venger Patrocle étouffe le projet de sa vengeance personnelle ; il fera volontairement pour les mânes du compagnon qu’il pleure ce que ni les supplications d’Ulysse et de Phénix, ni les remontrances d’Ajax, ni l’abaissement d’Agamemnon, ni le spectacle des plaies de l’armée, ne put obtenir de sa fierté ; lui-même demandera de nouvelles armes à sa mère immortelle, lui-même ira sans peine au-devant des Atrides qu’il haïssait, et abjurera ses ressentiments. Sa fureur immolée sera son premier sacrifice à l’ombre de son cher Patrocle, en attendant les nombreuses victimes qu’il lui tarde d’égorger sur sa tombe ; les Grecs l’ont revu, l’ont entendu, et leur abattement a déjà cessé : cependant Achille, privé de son armure, est contraint d’attendre celle que la déesse Thétis lui doit apporter de chez Vulcain ; l’horreur du carnage continue : Hector, excité par l’emportement des succès, franchit les fossés et les enceintes du camp de ses ennemis ; il sème la mort, le ravage, autour de leurs pavillons, et le feu sur leurs navires. Les vaisseaux voisins d’Achille vont en être atteints : tout à coup ce héros, qu’on croyait absent, s’élance au bord des palissades, et se montrant, quoique désarmé, du haut d’un tertre élevé, frappe les yeux surpris des vainqueurs : un formidable cri qu’il pousse trois fois, arrête et fait reculer les premiers rangs : leur désordre les rejette sur ceux qui les suivent : leurs chevaux épouvantés brisent les chars, renversent leurs guides, et accroissent la terreur et le tumulte qui se communique jusques aux derniers combattants : le nom d’Achille reparu se répète avec effroi parmi la foule des soldats qui se précipitent en arrière, et s’écrasent en fuyant : mouvement terrible, effet vraisemblable d’une épouvante qui saisit quelquefois les troupes les plus courageuses, et par laquelle Homère couvre son héros d’un éclat d’autant plus merveilleux, qu’en le ramenant pour la première fois sur la scène, il le fait triompher d’une armée entière par sa seule vue et par les seuls accents de sa voix : tous les héros, pour vaincre ont eu besoin de lutter : pour Achille, il lui suffit de paraître. Quelle différence s’établit aussitôt entre eux et lui, dès qu’il se montre ! ce sont là des inventions supérieures. Nul changement de sort n’est plus rapide, plus magique et plus probable ; d’ailleurs cette grande péripétie est d’autant plus belle, qu’elle est simple dans sa cause ; il ne faut, pour la trouver vraie, que réfléchir au pouvoir des traits d’un homme redouté, sur les imaginations longtemps prévenues de sa grandeur. La suite de cette apparition foudroyante occasionne le renversement des espérances d’Ilion et des prospérités d’Hector, de qui la chute opère la révolution la plus générale en un long enchaînement de revers, qui se graduent successivement de péripéties en péripéties toujours plus vives, plus fortes et plus entraînantes. De là découlent ces lamentations d’Andromaque, de Priam et d’Hécube, ces sublimités du pathétique à peine égalées par les Sophocles et les Euripides.

Le sublime.

Ici, messieurs, la marche de notre méthode nous conduit au sublime, dont nous avons distingué la condition de celle du merveilleux, que les rhéteurs n’avaient pas encore assez séparées. Sans doute, il nous était aisé d’établir leur différence en nos éléments, d’expliquer que le merveilleux résulte du surnaturel, de l’incompréhensible, de l’absurde même, admis de confiance sur les témoignages religieux ou traditionnels, et que le sublime toujours accessible à la raison humaine, est le plus haut point de la grandeur naturelle, soit de l’âme, soit de l’esprit, soit des sentiments : mais comment vous développer suffisamment ce sublime dans un poète qui en offre toutes les élévations et toutes les diversités ? Le sublime de conception apparaît dans le simple et vaste plan de l’Iliade ; le sublime de l’intelligence dans les attributs, l’idéalité et les discours de ses dieux ; le sublime des expressions passionnées dans ses héros et dans les infortunes de leurs victimes ; enfin le sublime de la naïveté dans ses dialogues vrais, et dans ses tableaux de la nature. Essaierai-je de vous rappeler la magnificence de ses images, sans vous citer ces beaux vers de notre Ducis, frappé des fictions d’Homère ?

« Apprends-nous, s’il se peut, sous quel ciel les neuf sœurs
« T’ont couvert au berceau de baisers et de fleurs :
« Ainsi du Nil fécond l’urne au loin tant cherchée,
« Épanchant ses trésors, reste toujours cachée.
« Et toi, grand Jupiter, que, si loin de nos yeux,
« Ta splendeur et l’espace ont voilé dans les cieux,
« Qui de nous vit ta tête, ou qui l’aurait conçue ?
« Homère dans son vol l’aurait-il aperçue ?
« Oui, ton front tout-puissant, il nous l’a révélé ;
« Mais en le dessinant sans doute il a tremblé :
« S’il l’a peint, c’est d’un trait.

C’est avec la même rapidité qu’il peint tout, et qu’il vous donne les idées les plus étendues et les plus profondes. Boileau ne vous a-t-il pas fait mesurer, d’après Longin, l’immense carrière qu’il ouvre à la course des chevaux qui traînent un char céleste ?

« Autant qu’un homme, assis au rivage des mers,
« Voit d’un roc élevé d’espace dans les airs,
« Autant des immortels les coursiers intrépides
« En franchissent d’un saut, etc.

Ne vous écrieriez-vous pas, avec tous les admirateurs de cette vive image, que s’ils en faisaient un second, l’univers connu serait franchi par eux ? Ailleurs le poète veut qu’on se figure les grands môles construits par les Grecs sur le rivage de la mer ; il représente Neptune inquiet de ne pouvoir jamais les renverser de son trident, et rassuré par le fils de Saturne sur le terme de leur insultante résistance. Son imagination a des sublimités aussi délicates que fortes ; elle sait presque diviniser la beauté d’Hélène. Celle-ci paraît ; il ne décrit point ses charmes, mais le ravissement dont les vieillards sont transportés à sa vue ; il répète leurs louanges ; et s’ils conviennent tous qu’elle mérite les sacrifices qu’on fait pour elle, à quel enivrement, à quelle illusion son aspect ne doit-il pas entraîner la jeunesse ? Le sublime de trait, si fréquent dans ce poème, n’y éclate pas plus que le sublime continu dans les harangues qui l’animent. Je n’appuierai pas sur l’inimitable scène des adieux d’Hector et d’Andromaque, ni sur l’invocation du héros élevant vers le ciel son Astyanax en ses bras tout prêts à le défendre pour la dernière fois. Je ne rouvrirai pas les sources des larmes que font répandre les exclamations de Priam et d’Hécube conjurant leur vaillant fils, du haut de leurs murailles, de ne pas attendre l’invincible Achille ; et leurs gémissements, sur ces mêmes remparts, après avoir été les témoins de sa perte irréparable. Jamais le sublime du sentiment n’alla plus loin. Qu’ai-je dit ? Voici qu’un roi, qu’un vieillard auguste tombe aux genoux d’un ennemi, fatal et inexorable meurtrier de tous ses enfants, et que, baisant ses mains homicides pour en arracher le corps sanglant de son fils, et l’attendrir en faveur de son âge, il lui dit en pleurant : « Achille, songe à ton père », et la fin de sa courte prière reproduit cette même image conforme à leur situation commune. Les deux ennemis, étonnés l’un de l’autre, et saisis d’une égale pitié, confondent leurs larmes en s’embrassant. Là, le sublime du silence se joint à celui des paroles ; et la réponse d’Achille couronne cette tragique et noble scène par la majestueuse figure des deux urnes remplies des biens et des maux, dont le roi des dieux épanche le mélange sur les tristes mortels. Il faut se pénétrer de pareilles sublimités ; mais on ne saurait les réduire en leçons ; il n’appartient qu’au génie de les concevoir et d’en surprendre les secrets. Le sublime du sentiment, poussé jusqu’à ce degré supérieur, échappe encore plus à l’analyse que celui de l’imagination. La condition du sublime en tous genres est indispensable à l’éminence de l’épopée : voilà ce que prouve si bien l’Iliade. Mais renonçons à démontrer comment on le produit : ce mystère ne peut s’apprendre ; on n’y est initié que par la nature. Néanmoins la lecture assidue d’Homère communique de cette fureur inspirée, de cette sorte d’ivresse divine, de cet enthousiasme qui l’engendre. On doit habituer sa pensée à gravir les hauteurs de la sienne : il semble qu’on éprouve à suivre son essor un accroissement de vigueur et d’élan, comparable à cette plénitude de force par laquelle on se sent exalter au haut des sommets d’où la vue parcourt une immense perspective, état demi-céleste que le génie de Lebrun a décrit en vers applicables à l’effet du sublime d’Homère :

« Sur la cime des monts que les sapins couronnent,
« L’âme prend la hauteur des cieux qui l’environnent ;
« Par un commerce heureux s’y mêle au pur éther,
« Et semble y respirer l’âme de Jupiter.
La moralité.

Nous n’aurons que peu de remarques à faire sur la moralité de l’Iliade : cette règle deviendrait indispensable à l’épopée, si les muses tendaient toujours à la perfectionner ; mais leur succès n’en dépend pas, ainsi que des autres formules d’exécution. Les modernes ont cru faussement qu’une idée uniquement morale devait résulter de sa fable comme de celle d’une apologue. Ils seraient pourtant autorisés à reconnaître ce précepte relativement aux narrations épiques, s’ils en jugeaient sur le plan du poème grec : non seulement il présente dans sa totalité une grande leçon de modération pour les rois et les conducteurs des peuples, victimes de leurs discordes ; mais le tissu de tous les chants, leurs détails, leurs incidences, sont enrichis de maximes, d’avis, d’instructions utiles et salutaires sur la crainte des dieux, la résignation au malheur, la pitié envers nos semblables, les devoirs du courage et de la prudence, le respect de l’hospitalité, et l’usage des vertus sociales. Un sentiment de religion, de justice, et d’humanité, y prédomine d’un bout à l’autre : le repentir arrache de la bouche même du fier Achille, puni par ses propres fureurs, l’expression de la vérité que l’Iliade entière paraît avoir le but de consacrer. « Ah ! (dit-il en pleurant son ami), périsse la discorde, et parmi les dieux et parmi les hommes ! Périsse la colère qui trouble l’esprit même du plus sage ! aussi douce que le miel, elle pénètre dans le cœur des hommes, puis s’élève comme une épaisse fumée. Oublions le passé malgré mon ressentiment, et que la dure nécessité apaise mes fureurs. » Le poète nous apprend, en un autre endroit, combien les engagements et les pactes sont sacrés : il choisit le moment solennel où les Troyens et les Grecs vont sceller un traité de paix ; c’est alors que la voix des chefs dévoue aux enfers le parjure si fatal aux nations, et qu’elle atteste le Styx en garant de la foi des serments que n’oseraient même enfreindre les divinités suprêmes. Partout Homère rappelle à l’esprit le pouvoir auguste d’un premier être immortel à qui sont soumis tous les hommes. Une fausse interprétation du texte lui fit imputer l’apostrophe impie d’Ajax osant défier Jupiter : le guerrier ne demande à ce Dieu que d’écarter la nuit et de lui accorder des périls et une mort honorable à la face du jour. Ce vœu n’est que le noble cri d’un cœur magnanime, indigné des ténèbres qui lui dérobent sa gloire. La haute philosophie qui fait dire au poète que le même jour où l’homme libre tombe sous le joug, lui voit perdre la moitié de sa vertu, révèle à sa muse que les rois ont reçu de Jupiter même le dépôt des lois et le pouvoir de gouverner les peuples : il consacre, pour leur commun repos, le droit monarchique par l’opinion religieuse qui, le faisant descendre du ciel, le rend inviolable et saint : maxime perpétuée depuis l’antiquité fabuleuse jusqu’aux temps modernes qui l’ont fait remonter à Dieu, pour imposer un frein aux débats tumultuaires et aux usurpations criminelles. Ceux qui se plaisent à rapprocher les leçons d’Homère des dogmes de la Bible, remarqueront en ce point autant d’analogie que de différence ; car l’histoire sacrée, de même que l’histoire profane des temps nommés héroïques, attribue aux monarques une sorte de royauté théocratique ; mais l’Écriture sainte, remontant plus haut que l’Iliade, nous déclare expressément que l’imprescriptible liberté des peuples est un don de Dieu, qui bientôt châtia les hommes assez déchus pour préférer la souveraineté des princes mortels à la sienne, et pour le détrôner en faveur des rois. Son prophète leur prédit qu’ils deviendront les jouets et les victimes des caprices de la tyrannie qu’ils couronnent ; de plus, le pouvoir délégué par le ciel aux rois du peuple choisi ne devait avoir d’autre borne que l’empire de la terre, puisque leur race était prédestinée à conquérir toutes les nations, et qu’ainsi la seule dynastie légitime eût été celle du roi David : au contraire les sceptres donnés par Jupiter aux souverains de chaque royaume n’exercent qu’une puissance limitée aux droits des gens et des familles, et ne se recommandent qu’au respect des pays où règne leur domination circonscrite. On peut fonder tous les systèmes sur les textes de la Bible : lisez le livre des Rois ; vous y trouvez l’origine du droit divin des princes : lisez les livres des Juges, et de Samuel, vous y trouvez le principe antérieur de l’autre droit divin d’une démocratie soumise à l’être suprême, comme étant le seul maître des destinées du monde : mais dans Homère on ne rencontre rien qui donne ouverture à contester les principes du gouvernement royal établi par la succession, et restreint par les lois civiles et politiques. C’est en cette utile intention qu’Homère a soin de déifier généalogiquement l’hérédité du sceptre des Pélopides : observez qu’afin de ne diminuer en rien les respects dus aux monarques, il ne les représente point-comme pouvant être punis par les hommes, mais par leurs propres passions, dont les dieux permettent que les funestes effets deviennent leurs châtiments. Le grave Homère ne peut toutefois être soupçonné d’une ombre d’adulation qui jamais ait altéré ses pensées : Voltaire ne se refusa pas à lui rendre cette justice.

« Je ne vois pas, écrivit-il, un seul monument de flatterie dans la haute antiquité : nulle flatterie dans Hésiode ni dans Homère. Leurs chants ne sont point adressés à un Grec élevé en quelque dignité, ou à madame sa femme, comme chaque chant des Saisons de Thompson est dédié à quelque riche ; et comme tant d’épîtres en vers oubliés sont dédiées en Angleterre à des hommes ou à des dames de considération, avec un petit éloge, et les armoiries du patron ou de la patronne à la tête de l’ouvrage. Cette façon de demander harmonieusement l’aumône commence, si je ne me trompe, à Pindare. »

Reconnaissons qu’au moins la mendicité de l’illustre rapsode, objet de notre admiration, ne dégrada pas ainsi la noblesse de son génie : il consacra la majesté des rois en esprit né législateur, et mérita par la solide moralité de son Iliade, que Lycurgue, restaurateur du trône des Héraclides et de leurs droits combinés avec les institutions républicaines, réunît les chants de ce poème pour les donner aux Spartiates, afin d’allumer l’enthousiasme de leurs guerriers ; et que Solon et Périclès en fissent présent aux Athéniens, afin de leur inspirer l’amour de la concorde, de l’équité, des beaux arts, et des muses. Nous ne sommes encore qu’aux deux tiers de l’examen de cette œuvre magnifique.

Quarante-deuxième séance.
Fin de l’analyse de l’Iliade, et de la poésie épique.

Messieurs,

On doit composer l’épopée dans la vue de la transmettre à tous les âges ; c’est dans ce noble espoir qu’il faut y tracer des passions et des caractères pris dans la nature, qui demeure invariable aux yeux des hommes ; mais on doit y empreindre les couleurs de l’époque où l’action s’est produite, afin de lui imprimer le sceau des temps fabuleux, ou historiques, aux regards de la plus reculée postérité ; c’est ce qui s’appelle dépeindre les mœurs.

Les mœurs.

L’Iliade nous instruit à observer cette condition attachante dans les poèmes épiques, où elle ne concourt pas moins à intéresser l’esprit que dans les tragédies. Aux mœurs se rattachent les religions, les lois, et les actions qui en dérivent. L’idée universellement répandue d’un pouvoir divin, et les qualités résultantes d’un sentiment de sociabilité humaine et générale, suffisent pour inspirer des récits vagues, et pour les orner de sentences, mais non pour décrire les faits particuliers à tel peuple et à tel siècle. C’est d’un culte rituel et prescrit, c’est d’une législation formelle tant civile que militaire, qu’émanent les ressources du merveilleux, propre à chaque épopée, et les détails convenables aux circonstances de l’action et aux humeurs caractéristiques des personnages. Par la fidèle représentation des mœurs, nous entrons dans les raisons de tous les mouvements qui nous sont décrits ; et mieux ils sont précisés, plus l’illusion s’empare de nous.

Homère, par un soin qui ne paraît minutieux qu’aux critiques superficiels, nous ramène à son siècle, et nous fait vivre en idée parmi ses acteurs : nous adoptons leurs croyances, leurs opinions, leurs sentiments ; nous pressentons leurs démarches ; leurs divinités deviennent un moment les nôtres ; elles nous effraient ou nous rassurent ; leurs intérêts se communiquent à nos âmes ; et nous n’en jugeons plus par nos préjugés, mais par les leurs, qui nous subjuguent et nous entraînent. De là tout prend à nos yeux un accord, une harmonie qui nous charme : autrement nous paraîtrait-il probable que l’orgueil d’un roi, qui ne cède point au redoutable Achille, ait pu se soumettre sitôt à la voix de Calchas ? La puissance d’un sacerdoce établi accrédite les prédictions de ce ministre d’Apollon, qui sait lire dans le passé, le présent et l’avenir : ses avis deviennent des arrêts ; et la superstition de l’armée ne permet pas à leurs chefs d’y fermer l’oreille : nous ne nous étonnerons donc plus, d’après ces données, que le monarque obéisse au prêtre. Par là nous nous expliquerons qu’un mystérieux dragon s’élançant sur un nid de neuf passereaux, les dévorant, et atteignant enfin leur mère qui gémit, et vole autour d’eux, signifie le nombre d’années consumées par les Grecs au siège de Troie, et la dixième qui doit livrer Ilion à ses vainqueurs. Nous concevrons de même qu’un aigle ravisseur d’un serpent qui le blesse, et qu’il rejette tout ensanglanté sur la terre, paraisse un augure favorable aux héros atteints par les coups d’Hector, dont ils seront enfin vengés. La sainteté des serments aura pour nous un caractère inviolable, quand nous nous persuaderons qu’un signe du front de Jupiter engage sa puissance par un lien scellé dans les enfers, et qu’il ne saurait briser lui-même. Les cérémonies des sacrifices, les augustes apprêts des festins, le partage des chairs de toutes les victimes, le choix des taureaux, des génisses ou des brebis, en offrande aux différentes divinités, tout nous intéressera relativement aux mœurs qui enrichiront la fable d’une quantité de détails vrais et curieux. Homère abonde en ces particularités, qui varient sans cesse les spectacles qu’il présente. La délicatesse de nos temps lui reproche la simplicité de la vie que mènent ses héros et ses rois ; mais elle n’a rien qui choque le bon goût, puisqu’il retrace les habitudes des hommes qu’il a vus. Ces habitudes n’ont pas une si forte dissemblance qu’on se l’imagine avec celles de nos pères ; mais nous en jugeons par les usages et la galanterie qui règnent dans l’enceinte de Paris et de la cour. Les seigneurs de la Bretagne, du Poitou, et de la Normandie, possesseurs de grands troupeaux, comme les princes de Thessalie, d’Argos, et d’Ithaque, trouveraient moins bizarre l’échange qu’ils se font de brillantes armes, ou de riches baudriers estimés à la valeur de telle ou telle quantité de bestiaux : je n’oserais pas néanmoins excuser devant notre politesse qu’une jeune et belle femme, spirituelle, et instruite par Minerve à travailler de beaux ouvrages, soit donnée fastueusement à un vainqueur des jeux, en estimation de quatre bœufs, et qu’elle ne vaille que ce prix-là ; mais les mœurs sont bien changées : les belles en ce temps n’étaient que des esclaves ; elles sont maîtresses aujourd’hui, et c’est nous qui sommes les humbles serviteurs des belles. Du reste, qu’y a-t-il d’étrange à voir Achille quitter la lyre harmonieuse pour remplir le saint office de l’hospitalité, en immolant une victime, en la posant sur un brasier, en la divisant pour en offrir les parts à ses convives ? Nous nous plaisons à suivre en ses habitudes privées le roi de Thessalie qui fera retentir le monde du bruit de sa gloire : ses simples mœurs ne le dégradent point à nos yeux : elles le rapprochent de celles des héros, nos ancêtres, qui dès l’enfance accoutumés à se servir de leurs propres mains, ne traînaient pas un nombreux domestique jusques dans les camps, et n’habitaient pas des palais infectés par la corruption du luxe et par la foule empressée des courtisans : ces mœurs valaient bien nos mœurs serviles, efféminées et fastueuses. Il y a plus à dire : le poète nous offre l’image de la vie militaire, où les chefs, comme les soldats, sont souvent réduits par la nécessité à pourvoir sans aide à leurs besoins : il nous les montre attelant leurs chevaux, leur dispensant la nourriture, polissant et aiguisant les armes qu’ils placent sous leur tente ou sur leur char : tous ces soins guerriers ajoutent à la peinture de la noble activité de leur courage : il oppose en heureux contraste avec ces mœurs des camps, celles d’une opulente cité de l’Asie. Son art vous fait assister dans le Palladium aux fêtes de Minerve ; il vous rend témoins des solennités en honneur de Phébus ou de Neptune, qui fonda les murs de Laomédon : il vous découvre la chambre parfumée où se retire Hélène, et les bains odorants de Paris. Vous pénétrez au fond de la retraite où se plaît la noble pudeur d’Andromaque, occupée avec ses femmes à nuancer les broderies qui lui retracent les faits de son époux. En quoi donc les mœurs homériques ont-elles pu sembler si grossières ? Ne les a-t-il pas prises à ce juste milieu qui les sépare également de la barbarie et de la civilisation raffinée, c’est-à-dire à l’époque où, sans cesser d’être simples et naturelles, elles se modifient par l’influence des lois, des beaux-arts, et de l’industrie ? En des temps plus reculés et plus près de l’état sauvage, elles ne lui eussent prêté que des traits informes, rudes et féroces ; en des temps plus avancés, elles ne lui auraient fourni que des empreintes altérées par la dégénération, que des modèles vicieux et des formes amollies et douteuses. Les mœurs qu’il a choisies, ou plutôt reçues de son âge héroïque, sont fortes autant que gracieuses, et surtout marquées de leur couleur originelle. En est-il, d’ailleurs, de plus poétiques au monde, puisqu’elles se lient au système brillant d’une théogonie, qui personnifie toute la nature en une multitude innombrable de dieux, de déesses, et de nymphes, puissances merveilleuses et animées, de qui les mœurs surnaturelles s’accordent si bien avec les mœurs des héros crédules aux erreurs mythologiques ?

Leur soumission à leurs dieux imaginaires permet aux plus intrépides de reculer sans honte, quand ils se voient repoussés par Neptune, par Bellone, ou par leur grand Jupiter. Leur pieux respect des morts fait succéder aux batailles cruelles les tristes honneurs et l’attendrissement des funérailles : on y retrouve cette inquiète espérance d’une destinée future, d’une immortalité de l’âme appelée dans une autre vie, idée si chère à tous les humains, et qui fonda les religions de tous les temps et de tous les pays ! C’est elle qui accroît le tragique du trépas d’Hector expirant sous le fer d’Achille, et implorant de lui la seule grâce d’une sépulture, afin que son ombre errante ne gémisse pas vainement autour des rives infernales, et ne désole pas son inconsolable famille. Le farouche vainqueur lui refuse cette assurance d’une paix éternelle ; et la pitié redouble à l’aspect d’un désespoir qui suivra la victime au-delà de la mort. D’une source pareille sort l’abondant pathétique des jeux funèbres solennisés autour du bûcher de Patrocle ; et toutes ces beautés ne naissent que des mœurs religieuses.

Les localités et les costumes.

La scrupuleuse attention qu’apporte Homère à observer la conformité des mœurs, il l’applique au maintien d’une règle que les modernes ont perdue de vue, et qui tient à la précédente : son exactitude à tracer les localités, les usages et les costumes, enrichit infiniment la trame de son ouvrage. Son pinceau montre chaque objet, dessine et colore chaque site, donne à tout la forme, le mouvement, et la vie. Un guerrier n’entre pas dans la lice que l’on ne voie son visage, sa taille, son casque et l’aigrette qui le surmonte. Je connais la cuirasse et le baudrier éclatant d’Agamemnon, la lance de Diomède, l’élégant cothurne dont les héros grecs sont chaussés ; je ne puis confondre la solide armure des Ajax avec le riche appareil de guerre qui reluit sur les membres délicats de Pâris. Trois fois le poète a changé de moyens pour me familiariser avec les nombreux personnages qu’il me signale avant que de les faire agir : un dénombrement détaillé m’enseigne les noms des chefs de la Grèce, des chefs Troyens, et de leurs alliés : leur généalogie, constatée en ses vers, est devenue un monument impérissable des titres de leurs familles antiques et divines. Je sais que l’énumération des troupes qu’ils conduisaient a servi de témoignage authentique en faveur de leurs droits débattus chez leurs descendants. Je sais que les contestations élevées entre les princes, entre les villes, au sujet de leur origine, ou des limites de leurs possessions, n’ont eu d’autre arbitre que la muse qui transmit, sans erreur, l’histoire des races, et décrivit la situation des états, leurs bornes, le cours de leurs rivières, et jusqu’à leurs moindres fontaines. J’ai vu sur les tours de Pergame s’asseoir Hélène à côté de Priam, et je l’ai entendue lui désigner les plus illustres rois armés pour la reconquérir. D’autre part Agamemnon, en haranguant ses troupes à la tête de l’armée réunie, nous en caractérise encore les chefs par ses discours, et nous aide à discerner leur prestance, leurs armes, et les nations qu’ils commandent. À travers le choc des batailles, toutes ces figures qui me sont connues marquent leur action par des attitudes prononcées : leur lance, leur javelot, ou leur glaive, sont sous mes yeux : mes regards peuvent en mesurer le jet, ou en suivre les coups, ou discerner l’espace qui sépare les combattants, ou les diversités infinies de leurs blessures et de leur mort, ainsi que les postes occupés par les deux armées et l’assiette des lieux qu’elles ensanglantent, et l’horizon qui les environne. J’aperçois sur les charrie héros qui combat, et l’écuyer qui tient les rênes : je reconnais leur adversaire qui fait tomber ce dernier en le perçant d’une flèche altérée de sang, choisie dans un carquois dont j’ai vu la structure et l’éclat, et que j’ai vue poser sur la corde d’un arc brillant, formé des deux cornes d’un cerf qui fut la victime des chasseurs. Le poète m’a tout montré. Ici l’un des chevaux de Nestor tombe blessé dans une retraite ; sa chute effarouche son compagnon et embarrasse les rênes, tandis que le vieillard, courbé sous le bouclier qui le garantit des traits mortels, tranche avec son glaive la volée de son char arrêté, devant les ennemis qui l’entourent. Je ne confondrai pas les coursiers d’une race immortelle qui entraînent l’héroïque fils de Priam vers la mêlée, avec les fougueux Xanthe et Podarge, indomptables à toute autre main qu’à celle du fils de Thétis. Je parcours de la vue les portes Scées, les rives du Scamandre, et j’admire les fictions naissantes de l’observation des localités qui, présentant au génie la réunion de deux torrents, les animent tout à coup en dieux écumant de courroux, et menaçant d’engloutir le héros téméraire qui traverse leurs ondes soulevées. Tout est circonstancié dans ce tableau vrai, vivant, et immense, tout jusqu’au suprême idéal.

Transporté dans l’Olympe, j’y contemple les palais indestructibles des immortels, leurs portes s’ouvrant, se fermant d’elles-mêmes, les sièges des dieux roulant à leurs voix, et choisissant la place qu’ils doivent occuper : une clef mystérieuse m’ouvre la demeure reculée où Junon cache aux regards profanes les secrets de sa divine toilette, et revêt ces tissus radieux, cette robe, ces voiles célestes, ornements moins séducteurs encore que cette ceinture empruntée de Vénus, et dérobée par l’heureux Homère qui la prêta depuis aux ingénieuses Muses pour enchanter l’imagination de tous les hommes. Lui seul posséda l’art de rendre visibles tant de choses fictives, telles que les habitations éthérées, les grottes marines d’Amphitrite, les urnes souterraines des fleuves qui s’y épanchent, et le trône infernal de Pluton. Les localités imaginaires deviennent présentes en son poème, ainsi que les localités réelles : les costumes dessinés avec justesse lui servent à démêler les figures principales entre la multitude des groupes : les usages, décrits fidèlement, lui fournissent le détail des cérémonies, des combats, des campements, des retraites, des repas, et des jeux où luttent si diversement les rois rassemblés par le noble Achille qui les préside, et qui en distribue les prix, afin d’honorer magnifiquement les devoirs funéraires qu’il rend à son ami. Le génie d’Homère peint en détail la nature entière dont il embrasse l’ensemble dans sa vaste Iliade ; et pourtant il resserre, au besoin, l’abrégé des spectacles de toute la terre ceinte de l’Océan, sur l’orbe ciselé d’un bouclier devenu la merveille de la postérité. Considérez que, parmi tant d’objets qu’il nous traça, son exactitude à l’égard des choses locales est tellement précise, que ni les historiens graves ni les doctes géographes n’ont récusé ses assertions : la Clio d’Hérodote est plus fabuleuse que la Calliope d’Homère : tous deux ont parlé de la Thèbes d’Égypte, sur la foi d’une tradition qui parut exagérée : mais observez qu’Homère, de peur d’inexactitude, met ce qu’il en dit sur les lèvres d’Achille, de qui le courroux peut s’exprimer par hyperbole ; il rejetterait, s’écrie-t-il, l’hymen d’une fille d’Agamemnon, eût-elle plus de trésors que n’en contiendrait la ville de Thèbes aux cent portes. Ces mots n’ont rien d’outré dans la place où ils sont : ils s’accordaient avec l’opinion conçue des merveilles que l’on racontait de cette cité, dont les débris fameux ont récemment encore étonné les yeux de nos braves compatriotes, guidés par l’ancien frère d’armes de Moreau, le général Desaix, jusques dans la Thébaïde. Je pense que ce sera faire une digression agréable pour mes auditeurs que de leur citer, à ce sujet, un passage de la relation de M. Denon, qu’associa le zèle ardent des voyages à l’aventureuse expédition d’Égypte :

« Cette Thèbes, écrit-il, ce sanctuaire abandonné, isolé par la barbarie, et rendu au désert sur lequel il avait été conquis, cette cité enfin, toujours enveloppée du voile du mystère par lequel les colosses même sont agrandis ; cette cité reléguée, que l’imagination n’entrevoit plus qu’à travers l’obscurité des temps, était encore un fantôme si gigantesque dans notre pensée, que l’armée, à l’aspect de ses ruines éparses, s’arrêta d’elle-même, et par un mouvement spontané, battit des mains comme si l’occupation des restes de cette capitale eût été le but de ses glorieux travaux, eût complété la conquête de l’Égypte. Je fis un dessin de ce premier aspect, comme si j’eusse pu craindre que Thèbes ne m’échappât ; et je trouvai, dans le complaisant enthousiasme des soldats, des genoux pour me servir de table, des corps pour me donner de l’ombre ; le soleil éclairant de rayons trop ardents une scène que je voudrais peindre à mes lecteurs, pour leur faire partager le sentiment que me firent éprouver la présence de si grands objets, et le spectacle de l’émotion électrique d’une armée composée de soldats dont la délicate susceptibilité me rendait heureux d’être leur compagnon, glorieux d’être Français. »

Ce témoignage enchanteur et naïf de l’admiration si vive de nos jeunes guerriers à la vue d’une ruine auguste, qui tout à coup leur fit oublier leurs périls et leur éloignement dans l’Afrique, atteste que leurs lumières et leur vaillance rivalisent celles des Athéniens, et qu’ils étaient plus dignes de conquérir les monuments des arts que ces bandes ignorantes de Vandales et de pirates qui ne savent que les mutiler et les confondre dans le commerce des vils objets vendus après le pillage. La louange de nos troupes, en ce morceau curieux, est aussi l’éloge du cœur et de l’esprit éclairé de celui qui l’a tracée ; ses soins actifs et généreux pour la gloire de nos artistes et de leurs belles écoles, ne méritaient pas pour salaire l’affliction devoir la galerie du Louvre dépouillée des chefs-d’œuvre que notre capitale, en émule de l’ancienne Rome, avait payés d’un sang héroïque, et que des pactes signés avaient acquis à notre Muséum.

Vous ne trouverez pas de disparate en ma transition qui, d’un épisode relatif à nos soldats, vous ramène à ceux qui ont rapport aux Achilles, aux Diomèdes, et aux Ajax.

Les épisodes.

Ce qu’on a inséré dans les poétiques, touchant les épisodes, deviendrait la condamnation de la plupart des plus habiles auteurs, si l’on prononçait leur sentence selon la rigueur de leur règle. Il n’y a qu’Homère qui ait su limiter les incidences en gardant une juste proportion, et établir les liaisons intimes qui les incorporent au sujet. Excepté trois épisodes très marqués, on pourrait croire qu’il n’a pas usé de ce recours, tant sa fable est tendue, forte et pleine, à moins que les aventures merveilleuses de ses dieux, corrélatives au fait principal, ne se rangent parmi ces narrations incidentelles : sa marche générale n’est presque jamais interrompue ; en revanche, il sème, d’intervalles en intervalles, une foule de petits contes ingénieux et piquants, dans les moments de repos : narrateur infatigable, il profite des caractères verbeux de Nestor, de Phénix, et d’Ulysse, pour nous transmettre épisodiquement les annales du passé, qu’il resserre avec une précision charmante ; le défaut, trop rigoureusement blâmé de ses harangues au milieu des combats, tient sans doute à l’abus de ces récits qui les surcharge parfois d’une longueur peu mesurée. Mais quel homme de goût voudrait retrancher une infinité de relations curieuses et de détails exquis, en les sacrifiant à une plus exacte vraisemblance ? ce serait dessécher l’embonpoint vigoureux et fleuri d’un beau corps ; ce serait émonder le surcroît des feuillages d’un vaste et haut chêne pour le mieux aligner en arbre de jardins symétriques : ne suffit-il pas que ses larges branches s’élèvent noblement portées sur un tronc solide et bien enraciné, pour qu’il soit l’honneur de la nature ? Ces légers faits, jetés çà et là dans les discours des acteurs et dans le récit de la fable, y apportent une adroite distraction, un agréable délassement ; on doit penser aussi que l’épopée, encore plus que la tragédie, quelque soumise qu’elle soit à une vraisemblance régulière, n’a pourtant qu’une vérité conventionnelle en certains points ; son langage métrique, son rythme, fait pour être chanté, nous avertissent de son illusion et du droit qu’elle a de prendre des licences passagères, afin qu’on s’y plaise davantage. Il est même des fautes si fécondes en beautés, que le génie préfère de les commettre à garder une rectitude froide et sèche. Nous n’en sommes pas là vis-à-vis de l’Iliade ; ses trois principaux épisodes rentrent dans le fond des choses par des liens très réguliers ; nous les regarderions même, en les anatomisant bien, comme étant des membres de l’action, s’il n’était pas possible de les en détacher sans nuire à son intégralité. Par exemple, que le fils de Tydée ne blessât pas Vénus d’un coup de lance, Énée, vaincu par lui, pouvait être enlevé des rangs par le secours des soldats défenseurs de sa jeunesse ; et la suppression de la fiction céleste qui caractérise l’intérêt qu’excite sa beauté terrassée, n’eût pas empêché que l’ouvrage, dénué de cet allégorique ornement, ne restât complet : toutefois que de grâces, d’élévation, d’essor merveilleux, la fable y eût perdu ! Ce saisissement de la déesse, ses tendres plaintes, ses larmes aux pieds du trône de l’Olympe, ses contestations avec la soupçonneuse Junon, combien de peintures regrettables ! L’éclat de cette allégorie ingénieuse réfléchit sa splendeur à travers l’uniformité d’une longue bataille qui doit durer pendant le chant qui suit et que suspend encore un second épisode d’un genre doux et simple, afin de contraster à la fois par un repos au mouvement et par le naturel au merveilleux qui précède : que d’art ! que de science ! Faisons-nous un pas avec Homère sans trouver un secret à méditer ?

La première impétuosité des combats ne s’est point épuisée : leur fureur s’accroît à l’égal des incendies ; Diomède a immolé, renversé, dissipé les plus belliqueux Troyens, il s’est attaqué même aux dieux avec l’aide de Minerve, et son audace a forcé Mars de remonter dans l’Olympe ; le lecteur a besoin de quitter ce tumultueux théâtre du carnage : les héros eux-mêmes sont lassés des coups qu’ils se sont portés : cependant Glaucus affronte Diomède, et le courage de celui-ci s’en étonne ; la fatigue qui les arrête un moment tous deux, les engage à s’interroger et à se répondre. Ici l’invraisemblance des entretiens prolongés entre les ennemis vous paraît-elle si choquante ? C’est durant cette suspension que le poète entremêle à son épisode deux autres courts récits épi sodiques tels que ceux dont nous parlions ci-dessus ; il les place dans la bouche des deux adversaires qui s’apprennent leur destinée en se racontant les sujets de gloire de leurs ancêtres. La réponse de Glaucus commence par une image dont la mélancolie est gracieusement en opposition avec leurs fureurs homicides.

« Magnanime fils de Tydée, pourquoi me demandez-vous qui je suis ? Telles que sont les feuilles dans les forêts, tels sont les hommes sur la terre ; les feuilles, ornement des arbres, tombent abattues par les vents, et la forêt qui reverdit en pousse de nouvelles, quand la nature est ranimée par le printemps ; il en est de même des hommes ! une génération passe, et une autre refleurit. »

De là le fils d’Hippolochusy déduit la succession de la race de Bellérophon, de laquelle il naquit. Après ces détails, l’âme du lecteur, attristée par le spectacle des luttes meurtrières, éprouve une douce surprise au moment où Diomède joyeux d’avoir entendu Glaucus, plante sa pique à terre, et prenant la parole, lui révèle que leurs aïeux et leurs pères furent unis par l’hospitalité, et que le souvenir de leur amitié saintement scellée, doit les attacher d’un nœud sacré l’un à l’autre. On les voit avec attendrissement descendre de leur char, renouveler mutuellement leur alliance, s’embrasser ; et, soigneux d’échanger leurs armes afin de ne plus s’attaquer dans la confusion de la mêlée, recevoir et donner indifféremment de l’or pour de l’airain ! Le troisième épisode, plus étendu, se recommande aux esprits studieux par des beautés d’invention, de mœurs, et de localités que tous les épiques ont imitées. Je renvoie à notre analyse antérieure des principes, où j’ai traité comparativement ces imitations successives de Virgile, de l’Arioste, et du Tasse, qui, l’un après l’autre, s’approprièrent et modifièrent les formes empruntées de ce même incident. Chez Homère, il est si habilement appliqué au fonds principal, qu’à peine l’en pourrait-on séparer. Ce poète, ayant voulu comprendre en son plan les tableaux de toutes les alternatives, de toutes les vicissitudes et de toutes les opérations de la guerre, n’eût pas accompli son projet sans l’expédition nocturne de l’enlèvement des chevaux de Rhésus. Après nous avoir montré les armées victorieuses et battant au loin la plaine, il nous les montre vaincues et retirées dans leurs retranchements. Nous assistons aux soins nécessités par la crainte des surprises, aux veilles des camps ; nos regards suivent l’inquiet Agamemnon allant dans la nuit réveiller les chefs accablés des travaux du jour, et les appelant au conseil ; il s’agit d’envoyer l’un des plus hardis épier les démarches des Troyens, parmi lesquels, de l’autre côté, Hector, non moins vigilant, propose à quelque habile soldat de pénétrer dans les tentes des Grecs. La présomption inspirée par la victoire se manifeste dans la promesse qu’il fait à Dolon de lui donner, en salaire de l’entreprise, les chevaux de l’invincible Achille. Dolon part sur cette vaine assurance ; mais il est rencontré dans l’ombre sur le même chemin où Diomède et Ulysse marchent avec un dessein égal contre les Troyens. Rien de mieux peint que la terreur de l’espion aperçu, que sa fuite, que la course rapide des guerriers qui l’atteignent, qui l’interrogent, et qui le tuent. Ses réponses nous apprennent comment les troupes formaient leurs quartiers, et quel danger suivra la négligence des factionnaires écartés ; nous savons qu’Hector consulte, non loin du tombeau d’Ilus, en quel endroit sommeille le thracien Rhésus, couché près de son char, derrière lequel sont attachés ses chevaux dételés ;

« ……… coursiers qui, pleins d’ardeur,
« Passent l’air en vitesse, et la neige en blancheur.

Enfin rien de local qui ne soit circonstancié de telle sorte que vous croyez être témoins de l’arrivée des deux Grecs, de l’égorgement des gardes, de la mort du roi de Thrace, et du vol de ses coursiers superbes, et de son armure dorée. Minerve avertit les vainqueurs de l’approche d’Apollon, c’est-à-dire que la prudence les force à éviter le jour naissant ; ils reprennent leur route sur les chevaux enlevés, et regagnent leur camp où le vieux Nestor, alarmé de leur péril, et les attendant au poste des sentinelles, est le premier qui les reçoit, qui les félicite, et qui les reconduit vers leurs compagnons étonnés. Je né connais pas de tableau partiel mieux fini et plus vrai que celui-là.

Selon moi, l’on a mal à propos compté parmi les épisodes, la séduction de Junon endormant Jupiter sur le mont Ida : cette aventure, dans laquelle jouent les plus grands rouages de la machine merveilleuse, est une des scènes capitales de la fable, dont elle produit une magnifique péripétie. Le petit nombre de véritables incidences renfermées dans l’Iliade réfute mieux que les argumentations vaines, l’absurde opinion de ceux qui s’efforcèrent de considérer ce poème comme une collection de divers chants composés par divers auteurs : je n’ai pas même daigné relever cette erreur évidente. On a pu intercaler quelques vers, quelques historiettes dans ce poétique récit, et, peut-être est-ce à des transpositions légères, et à des détails étrangers que les éditeurs y insérèrent, qu’il faut attribuer les seules fautes qu’on y remarque ; mais aucun ouvrage ne forma mieux un ensemble, un tout, tel qu’il dut sortir du cerveau d’un seul inventeur.

Exorde. Invocation.

Dès l’exorde il promet ce qu’il exécute uniquement dans le cours de l’œuvre, et ce qu’il accomplit dans sa conclusion. Son exposition et son invocation se confondent ensemble par un effet de son enthousiasme poétique ; il n’implore pas le secours de sa muse ainsi que les poètes moins vivement inspirés que lui, mais il lui ordonne impérieusement de chanter, et lui dicte le sujet de ses chants : si la fatigue de son essor a besoin d’aide, il l’invoquera plus tard, et ses exclamations annonceront toujours des merveilles plus élevées. Permettez qu’à l’égard des règles de l’exorde et de l’exposition, je vous cite les remarques et l’exemple que nous en a laissés notre lyrique Lebrun, plus initié que tous nos contemporains aux mystères des muses.

« Le commencement de l’Iliade, dit-il, est le plus beau, le plus admirable de tous les débuts épiques que nous connaissions. Vous entrez d’abord dans le sujet ; les passions vous en ouvrent la porte. L’héroïque et le merveilleux se dévoilent ; la terre et l’Olympe sont déjà en mouvement, déjà le dramatique se mêle au récit avec une précision, un naturel divin. Quelle simplicité ! Quelle majesté ! Quelle variété ! Quelle rapidité !

    « Muse, chante avec moi la colère implacable
« Qui, servant des destins l’arrêt irrévocable,
« Dans les champs d’Ilion, sous ses fameuses tours,
« Livra tant de héros à la faim des vautours ;
« Du jour que s’enflamma la querelle homicide
« D’Achille fils des dieux, et du superbe Atride.
    « Quel dieu vint les armer ? Apollon, ce fut toi
« Qui fis payer aux Grecs le crime de leur roi.
« Le fier Agamemnon, par un refus sinistre,
« Avait du dieu vengeur insulté le ministre,
« Lorsque des fils d’Atrée abordant les vaisseaux,
« Le sceptre en main, le front ceint d’augustes bandeaux,
« Chrysès vint demander aux princes de la Grèce
« Une fille, l’espoir de sa triste vieillesse.
    « Atrides, et vous Grecs, généreux combattants,
« Puissent enfin les dieux, de l’Olympe habitants,
« Vous ramener vainqueurs au sein de la patrie !
« Mais daignez rendre, hélas ! une fille chérie
« À mes dons, à mes pleurs, au ministre sacré
« Du dieu, dont l’arc terrible est au loin révéré.
    « Il dit : l’or qu’il présente, et les larmes d’un père,
« Et d’un prêtre des dieux l’auguste caractère,
« Font pencher tous les Grecs au conseil le plus doux :
« Mais Atride, lui seul, inflexible et jaloux,
« Comblant ses durs refus de menaces, d’outrages :
    « — Téméraire vieillard, fuis loin de ces rivages ;
« Si dans mon camp jamais tu hasardes tes pas,
« Le sceptre de ton dieu ne te sauverait pas ;
« Et, soumise à mon lit, aux fuseaux destinée,
« À vieillir dans Argos ta fille est condamnée.
« Fuis. » Le vieillard s’éloigne à ces mots foudroyants.
« Il marchait en silence au bord des flots bruyants,
« L’œil en pleurs vers les cieux, le désespoir dans l’âme.
    « — Dieu de Chrysès ! c’est toi que ma douleur réclame !
« Toi, fils de Jupiter, puissant roi de Délos !
« Toi, dont l’arc immortel veille sur Ténédos !
« Si, couvrant tes autels de victimes sanglantes,
« Je me plus à t’offrir leurs entrailles fumantes,
« Arme-toi ! venge-nous ! Que tes traits courroucés.
« Fassent payer aux Grecs les pleurs que j’ai versés.
    « Apollon, à ses cris, du haut des cieux s’élance,
« L’arc en main, et le cœur enflammé de vengeance.
« Sur l’épaule du dieu ses flèches en fureur
« Font rendre au carquois d’or un son plein de terreur.
« Tel que la nuit il marché entouré d’un nuage :
« À l’écart des vaisseaux il s’assied au rivage ;
« Et courbant sur les Grecs son arc étincelant,
« Le trait rapide vole et fend l’air en sifflant.
    « Du premier coup atteint, le coursier léger tombe ;
« Le Grec frappé lui-même aux seconds traits succombe ;
« Neuf jours sur tout le camp volent ces traits mortels ;
« Neuf jours des noirs bûchers luisent les feux cruels.
« Junon de ce carnage et s’indigne et soupire ;
« Dès la dixième aurore, Achille qu’elle inspire
« Rassemble tous les Grecs que glace un morne effroi :
« Il rompt l’affreux silence, et s’adresse à leur roi.

Je m’arrête à la convocation de ce conseil où parle bientôt Calchas, et d’où partent les dissensions aveugles dont le cours entraîne tous les événements du poème. Ce peu de vers ne nous met-il pas soudain au fait ? N’entrons-nous pas dans les intérêts clairement et succinctement exposés ? Ne sentons-nous pas déjà se mouvoir à la fois les passions de la terre et les vengeances du ciel ?

L’ordre des chants.

Poursuivons maintenant la trame de l’ouvrage : un bel ordre de chants nous découvre la science avec laquelle le génie dispose, arrange et diversifie les objets en entremêlant le terrible au doux, le gracieux au sublime, et le simple à l’extraordinaire. Les chants qui suivront le premier, rempli des discordes intérieures de l’armée, offriront les assemblées délibérantes des héros, les apprêts de l’attaque, la marche et le dénombrement des troupes, les tentatives réciproques d’un traité de paix, la perfidie qui le rompt, les duels avant-coureurs des premières batailles, partout l’intervention des divinités, les spectacles de la cour du roi Priam, ses entretiens avec Hélène, et enfin l’engagement général des armées et des dieux qui les secondent. Une agréable incidence les traverse bientôt ; un peu plus tard les scènes se passeront dans l’Olympe ; l’intérêt redescendra sur la terre ; on n’aura plus revu le grand Achille, mais les souvenirs le rappelleront dans tous les discours ; les prodiges de l’éloquence succéderont dans l’ambassade qui lui est envoyée aux mouvements ralentis des armes. Le tumulte guerrier renaîtra dès que Jupiter réveillé s’apercevra des effets cruels de la ruse de Junon. Nouveaux chocs, nouvel épisode, nouveau concours du merveilleux ; les Grecs, menacés de leur prochaine ruine, exciteront la pitié de Patrocle. Il se plongera pour eux dans le feu violent de la mêlée, et sa mort prompte, remettant enfin la lance aux mains du terrible et rugissant Achille, lâchera toutes les digues au débordement du carnage : le fils de Pélée vaincra les dieux des fleuves, et joignant Hector sous les murs de Troie, son sanglant triomphe désolera les yeux des parents éplorés, et de la tendre veuve, à laquelle il fit des adieux éternels. La marche impétueuse, l’irrésistible force de tant d’événements qui se pressent, épuiseraient le cœur, étourdiraient l’esprit, si l’ordre suprême qui les dirige n’en graduait pas sans cesse les impulsions variées ; cette économie règne jusqu’à la fin, et de peur que la force tragique et les moyens d’éclat n’affluent trop précipitamment, l’art, en dernier lieu, les détourne un instant par l’amusement des courses de char et des luttes du ceste, en des jeux où les héros se disputent les prix de la vigueur et de l’agilité : puis le pathétique recommençant, va jusqu’à son comble au dénouement sublime où les promesses du poète sont merveilleusement remplies.

La conclusion du sujet.

Trois seules remarques sur la conclusion nous convaincront de son excellence ; le joug des règles est si léger pour Homère qu’il satisfait aussi bien à celle-ci qu’aux autres. Son poème traite du courroux d’Achille et se termine dès que ce courroux est totalement calmé. Le caractère du héros principal se soutient pareil à lui-même jusqu’au bout ; car un dernier mouvement de son intraitable irascibilité fait trembler encore à ses pieds le vénérable père qui l’implore, et qu’il vient d’embrasser avec respect et pitié. Le dénouement enfin est conforme au sujet, puisqu’il offre le déchirant spectacle de l’humiliation des vaincus, réduits à solliciter la clémence du plus altier des vainqueurs. Priam, aux genoux de l’homme qui tua ses fils, et qui traîna le corps du plus cher d’entre eux autour de ses murailles, doit pénétrer d’une commisération profonde ceux à qui des révolutions, aussi sanglantes que les nôtres, ont appris que la fortune contraint quelquefois les plus fiers à l’affront de toucher la main et même de supplier les bourreaux puissants de leurs familles !

Le style.

Il est aisé de concevoir ce que sont de telles beautés de plan et de texture, rehaussées par la condition du style le plus épique. À cet égard nous ne pouvons juger que par induction. Les deux genres dramatiques dans lesquels nous sommes si riches en modèles, nous fournissaient Athalie et Tartuffe, chefs-d’œuvre écrits en notre langue ; l’épopée n’a produit rien d’égal à l’Iliade dans les langues vivantes ; la supériorité de ce poème nous commandait pourtant de le choisir en exemple parfait de nos règles appliquées à l’analyse du meilleur ouvrage ; nous prévîmes la nécessité de recourir aux suffrages des anciens, plutôt qu’à nos moyens méthodiques pour en estimer la diction autant qu’elle le mérite. Il faudrait être né grec pour en apprécier justement le rythme, la prosodie, les propriétés, les figures, les accents, et l’harmonie ; ainsi qu’il faut être né français pour goûter l’euphonie délicieuse des vers de Racine, l’énergie et la précision de ceux de Molière. Mais ces mystères du style ne se dérobent pas si absolument à nous, que les habiles hellénistes n’aient pu nous en dévoiler ce qu’il y a de plus important à y découvrir ; leur finesse pénétrante supplée à ce que les temps nous ont ravi des articulations perdues, et de la prononciation altérée de sa langue chantante, de sa mélopée inconnue. Nous savons par cœur quelques passages d’Homère, dans lesquels les sons et la mesure imitent les bruits de la mer, ou des vents, ou des rames, ou du choc des armées qu’il a voulu peindre ; nous avons reconnu les avantages qu’il tire des termes composés à la faveur desquels il attache plusieurs attributs aux objets, par l’emploi d’une seule épithète. La douceur et la fluidité de ses vers ne nous ont pas échappé dans les expressions faciles et négligées du sentiment ; leur originalité, leur vigueur, l’audace de ses métaphores ou de ses ellipses nous ont partout frappés dans la violence des passions.

Narration, description, dialogue.

Aussi recommandable par sa flexible étendue que par sa brièveté, dans la narration il est concis et serré sans sécheresse ; dans la description, il est pompeux, abondant, mélodieux sans superfluité, sans emphase ; dans le dialogue, il est toute vérité, tout feu, et sa logique enflammée transforme ses arguments en images ; continuellement naturel et toujours élevé, c’est souvent lorsqu’il prend le ton le plus simple qu’il est le plus sublime. Les répétitions dont il use uniformément ne sont pas chez lui des redites, mais des signes caractéristiques : pourquoi les blâmer ? Elles gravent les choses et les physionomies dans l’esprit, elles empêchent qu’on les confonde, car une même épithète s’appliquant toujours à un même objet, un même attribut, à une même personne, les rappellent mieux au souvenir dans l’Iliade et dans la Bible, que dans tous les autres ouvrages.

Voltaire remarque avec justesse que l’ignorance des critiques est la pire de toutes, en ce qu’elle est doublement à reprendre, parce qu’ils se trompent eux-mêmes, et qu’ils trompent les autres. D’après cela devait-il imputer à Homère des bassesses qui ne sont que les défauts de ses traducteurs ? Il trouve grossier qu’Achille traite Agamemnon d’ivrogne, et dise qu’il a l’impudence d’un chien ; certes, cela n’est pas poli : mais il lui plaît de parodier les choses, ou d’emprunter malignement la plate version d’un texte que pouvaient rendre noblement les expressions d’insolente ivresse, de front cynique, tournures équivalentes en synonymie aux termes grecs dont il se moque. Je ne citerai que cet exemple contre la prévention de trivialité, supposée dans un poète qu’une note excellente de Boileau justifie d’ailleurs sur la différence des langues qui ne répondent quelquefois à des termes nobles que par des termes bas. « C’est une chose fort remarquable, dit-il, que dans toute l’antiquité on n’ait jamais fait sur cela aucun reproche à Homère, bien qu’il ait composé deux poèmes, chacun plus gros que l’Énéide, et qu’il n’y ait point d’écrivain qui descende quelquefois dans un plus grand détail que lui, ni qui dise si volontiers les petites choses, ne se servant jamais que de termes nobles, ou employant les moins relevés avec tant d’art et d’industrie, comme remarque Denys d’Halicarnasse, qu’il les rend nobles et harmonieux ! »

Ainsi donc, avant doser critiquer Homère, il faut d’abord l’entendre ; après tout, on ne risque rien d’admirer ses vers, dont la beauté força Platon à brûler les siens par désespoir de rivaliser avec lui ; et l’on peut s’en fier à l’exact et rigide Aristote qui, dans son admiration du style de l’Iliade, écrivit qu’Homère semblait n’avoir usé que de mots animés et vivants. Mais quel témoignage plus fort, plus respectable pour nous, que le nombre infini des imitations de Virgile ? non seulement il s’efforce de lutter avec lui de conception, mais de détail en détail ; et tout ce que peut faire son génie est de soutenir le parallèle sous le rapport du style. Il est peu de comparaisons dans l’Énéide qui ne soient tirées de l’Iliade ; elles sont plus abondantes et plus vives dans ce dernier poème, dont le style est de jet et d’inspiration. Celles de Virgile paraissent plus achevées, parce qu’elles ont tout le fini que donnent l’art et le goût ; aussi croit-on y sentir le travail qui les a polies, et qui les rend plus rares. La liberté de la diction d’Homère ne saisit que les grands traits ; il compare pour mieux peindre ; mais il lui en coûte si peu de décrire qu’à peine a-t-il fait toucher l’objet à la comparaison par un seul point, il agrandit celle-ci de manière à former un tableau complet. Par exemple, il compare l’éclat, la légèreté du présomptueux Pâris qui descend dans la lice guerrière, à la fougue d’un jeune coursier ; et ce parallèle lui sert à figurer entièrement les attitudes, la beauté de l’animal échappé dans les campagnes. Virgile, d’après lui, transmet cette brillante comparaison ; et nous donnerons une idée juste et du modèle et de l’imitateur, en citant seulement Delille, qui plaça dans ses Jardins leur beau portrait du cheval ;

« ……… Impétueux, fier, inquiet, ardent,
« Cet animal guerrier qu’enfanta le trident,
« Déploie en se jouant dans un gras pâturage,
« Sa vigueur indomptée et sa grâce sauvage.
« Que j’aime sa souplesse et son port animé !
« Soit que dans le torrent du fleuve accoutumé,
« En frémissant il plonge, et luttant contre l’onde,
« Batte du pied le flot qui blanchit et qui gronde ;
« Soit qu’à travers les prés il s’échappe par bonds,
« Soit que livrant aux vents ses longs crins vagabonds,
« Superbe, l’œil en feu, les narines fumantes,
« Beau d’orgueil et d’amour, il vole à ses amantes.

Ainsi Virgile s’empare des comparaisons du serpent, du lion, du sanglier, du taureau, si fréquentes chez Homère, et toujours diverses par le choix des circonstances qu’il saisit. On reconnaît à cette fécondité du poète grec qu’il n’a pas moins l’imagination du style que l’imagination des choses. S’il représente la marche d’une armée ou le choc d’un grand combat, il accumule les comparaisons les unes sur les autres ; s’il ne trace qu’une démarche individuelle, qu’un mouvement isolé, il n’y joint que la plus courte image. Toujours il proportionne les rapports comparables qu’il établit : Iris, déité secondaire, va porter un message à quelque héros ; son vol est comparé par Homère à la chute de la neige que le vent précipite sur la terre, ou à la rapidité d’un météore qui fend les cieux ; Junon, divinité supérieure, se transporte-t-elle d’un lieu dans un autre, sa course égale en vélocité la pensée de l’homme, au même instant présente en tous les lieux qu’elle se rappelle. Le vers, toujours soumis à l’influence d’un beau style, reçoit la diverse promptitude de ces mêmes figures ; il s’amollit gracieusement quand la douceur des images le demande.

« Qu’avez-vous ? (dira le divin Achille à son ami contristé du malheur des Grecs) ; d’où vient que vous pleurez comme un jeune enfant qui suit sa mère, et qui, la retenant par son voile, et la regardant toujours avec des yeux baignés de larmes, l’arrête, quelque pressée qu’elle soit, jusqu’à ce qu’enfin il l’ait obligée à le prendre entre ses bras. »

Quelle perfection délicate en cette comparaison ! Voilà comment son style détaille et circonstancie passagèrement mille objets divers ; il vous fait entendre le pas d’un coursier par ses légers dactyles, les gémissements des airs et des ondes par ses spondées ; ses vers rugissent comme les lions ou les torrents qu’il compare à ses guerriers ; ils éclatent et retentissent en peignant la foudre par l’accumulation des voyelles ouvertes, et par le heurtement des consonnes ; toutes les syllabes deviennent pour lui des notes musicales ; la coupe des césures, les hiatus, les duplications des voix brèves ou longues, graves ou aiguës, les vifs enjambements, les moindres particules lui servent à moduler ses périodes, à changer les cadences de ses hexamètres, enfin tant de qualités de style, qui mettent sa diction en balance avec celle du poète de Mantoue, confirment la vérité du noble aveu de Virgile : « on arracherait plus aisément la massue à Hercule que l’un de ses beaux vers à Homère ».

Nous voici donc arrivés au terme du grand examen de la plus vraiment grande épopée ! Vous avez vu que sa perfection a résisté aux vingt-trois aspects auxquels un même nombre de règles la soumise ; et, par un résultat nécessaire de ma méthode, peut-être nulle analyse ne fut plus rigoureuse et plus complète. Mais l’ouvrage est si beau que sa décomposition en est devenue la plus sincère apologie ; par quelle raison ? C’est que ce poème réunit la pratique de toutes les règles que nous avons posées en théorie, car le meilleur usage de toutes ensemble est une vingt-quatrième et dernière condition que le génie d’Homère a lui seul remplie. Tel poème, comme l’Énéide, excelle par les passions, par le sublime, par le merveilleux, et par le style, mais il pèche par le nœud, l’unité et les caractères ; tel autre, comme la Pharsale ou la Henriade, mérite sa renommée par le bon choix du sujet, par le vraisemblable et par les épisodes, mais il manque de passions dramatiques, de fictions absolues, de mœurs et de localités bien décrites. L’Iliade seule comprend tout dans son vaste ensemble, et dans ses détails innombrables. Plus pure en ses formes, plus régulière en ses sublimités que l’œuvre de Milton, elle n’est pas souillée de ses taches bizarres ; plus grave et plus majestueuse que celle du Tasse, elle n’est pas moins séduisante, ni moins variée. En elle la réunion si rare des qualités séparées que nous avons déduites, concourt donc le plus puissamment à sa suprême beauté. Vainement essaya-t-on d’assimiler les hauteurs inégales de l’Écriture sainte à celles de la muse profane : la Bible, si sublime en ses épisodiques narrations, si brillante des couleurs orientales qu’on retrouve dans les fables homériques, se compose-évidemment d’intercalations et de pièces de rapport, faites de toutes mains ; l’Iliade, au contraire, se tient en toutes ses parties, et forme un vaste édifice, conçu, mesuré par un génie régulier, et largement exécuté par l’effort d’une seule tête. C’est le livre des sages, des rois, des héros, et des artistes : tous en retirent les maximes et les exemples qui leur sont utiles ; l’adolescence le dévore avec avidité, l’âge mûr s’y complaît, et se nourrit de ses instructions : la vieillesse y repasse en revue le tableau général de tous les sentiments, de toutes les actions, et de toutes les idées des hommes. Ne cherchons pas à exalter l’admiration qu’il mérite par les vains parallèles de sa durée avec la grandeur, la solidité de ces masses qu’édifia l’orgueil des monarques de Palmyrez, de Memphis, et de Thèbes : les colosses matériels ne sont pas victorieux de la succession des siècles : les seuls monuments de la pensée leur opposent une résistance éternelle : il n’existe plus rien des travaux du fameux Sésostris, de qui n’a survécu que le nom ; mais celui de l’impérissable Homère accompagne ses ouvrages entiers, créations de son génie, créations toujours vivantes comme l’univers, dont elles sont les immortelles images. Le désir d’en inspirer l’étude constante à la jeunesse française, me fournirait mille nouvelles considérations à déduire encore, si je ne me restreignais aux principales, en me rappelant la maxime du législateur de nos muses :

« Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.

Je ne dois pourtant pas laisser sans réponse les fausses opinions accréditées par la différence des dialectes qu’Homère emploie, ni les arguments élevés contre la pureté de son goût à l’égard des formules répétées qu’il multiplie, et des messages de ses dieux ou de ses héros, dont les paroles exactement transmises en de mêmes termes reproduisent plusieurs fois une suite de vers semblables. C’était un usage antique, un protocole institué dans l’Orient, d’accompagner le nom de chaque homme en dignité du nom de ses aïeux et d’une épithète distinctive. Cette marque de respect ne s’attachera pas à Thersite, soldat méprisable ; et le poète dira toujours Agamemnon, fils d’Atrée, pasteur des peuples ; Achille, magnanime fils de Pélée ou fils d’une déesse ; noble Diomède, fils de Tydée ; industrieux Ulysse, fils de Laërte, prince éloquent et habile en toutes les ruses. S’il conserve leurs titres d’honneur aux mortels, à plus forte raison n’oubliera-t-il pas de rappeler ceux des divinités, afin d’accroître la vénération qu’elles doivent inspirer. Iris ni Mercure ne se permettront jamais d’altérer ou de transposer un mot des décrets irrévocables de Jupiter ; et par une idéale grandeur qui prête le pouvoir des dieux aux monarques, leurs messagers n’oseront changer l’expression de leurs commandements. Cette uniformité solennelle, toujours maintenue dans la Genèse, dans le Lévitique, et dans les livres des Rois et d’Esther, ne contribue pas médiocrement à la simple majesté qu’on y admire, et qui, de même, retrace la noble hiérarchie des puissances divines et humaines dans l’Iliade. Ce sont les lignes parallèles des vastes temples et la symétrie proportionnelle des hautes coupoles de leur sanctuaire.

Les diversités de l’idiome d’Homère ne prouvent autre chose que sa vie errante sur les bords de l’Ionie, de l’Attique et des îles Céphaloniques ; car je n’admets point l’étendue de ses voyages comme une explication nécessaire de l’étendue de son génie. Les limites des contrées qu’il a probablement parcourues, renferment moins d’espace que celles de la France et des îles voisines de ses côtes. Corneille, qui ne passa que de la province de Normandie dans la nôtre, dramatisa la politique universelle. L’usage des divers dialectes atteste seulement, chez le poète grec, le besoin que les muses antiques avaient de plaire aux nombreuses peuplades devant lesquelles il chantait, la lyre en main, les faits qu’il sut rendre à jamais mémorables. Ce soin d’honorer toutes les cités confédérées de sa patrie par le récit des actions dont la gloire leur était particulière, a sans doute agrandi les rôles qu’il fait jouer tour à tour aux principaux acteurs de ses chants, dans lesquels prédomine l’unité de héros supérieur en chaque bataille. Tantôt il enorgueillissait Argos et Mycènes par les exploits d’Agamemnon et de Ménélas ; tantôt la sagesse héroïque de la Crète, par la grandeur d’Idoménée. Mars, blessé, rehaussait la célébrité de Diomède dans les murs où naquit ce guerrier ; l’indomptable Achille flattait la fierté des Thessaliens ; sa muse encourageait l’industrie des forgerons de Lemnos, en chantant le bouclier sorti des ateliers de Vulcain ; il intéressait par l’image du prudent et courageux Ulysse les navigateurs d’Ithaque ; il immortalisait la science des enfants d’Épidaure, en asseyant Péon, dieu de la médecine, entre les puissances de l’Olympe, de qui dépend la vie des humains. La blessure du docte Machaon lui faisait s’écrier qu’ un fils d’Esculape, ami du centaure Chiron, et conservateur des jours de l’homme, est plus précieux, lui seul, que mille guerriers . Voilà par quelles louanges il divinisait par avance, dans la patrie d’Hippocrate, le savoir et le courage de nos Desgenettes, de nos Percy, de nos Larrey, de nos Hallé, de nos Dupuytren, et de leurs dignes émules, qui, bravant les flèches de la mort sur les champs de bataille et dans les hôpitaux, devinrent les généreux Machaons de la France, aussi belliqueuse que la Grèce !

Il mêlait à ses fictions les influences variées du glossaire, afin de mieux les approprier aux pays dont les peuples émus venaient applaudir à son harmonie ; et, quoiqu’il empruntât pour les charmer les grâces et les tours énergiques de leurs dialectes, jamais il ne trahit, ni n’abandonna la langue qui lui était propre, l’idiome de la poésie, qu’il fit nommer après Orphée la langue des dieux. À son aide, il embellit les vérités morales de fables ingénieuses qui les répandirent dans toutes les régions de l’Europe et de l’Asie. Il les fit aimer, et communiqua partout l’amour de sa renommée et de sa vertu. Oui, messieurs, ses maximes font reconnaître et sentir qu’Homère fut vertueux, autant que ses adversités révèlent les persécutions dont l’accabla l’injustice envieuse des hommes. Sans doute, comme l’augure Hélénus, fils de Priam, et comme Polydamas, frère d’Hector, il fut doué de l’inspiration céleste qui prédisait aux humains les maux attirés sur eux par l’aveuglement de leurs passions : ils l’en auront puni, n’étant pas moins jaloux de sa sagesse que de son génie : les ténèbres qui couvrent son histoire ne nous ont pu cacher l’excès de ses malheurs. L’antiquité nous a même transmis la malédiction qu’il prononça contre la ville qui lui refusa des secours alimentaires :

« …… Que devint Homère humilié ?
« Du peuple qui le suit repoussant la pitié,
« Triste, il fuit à grands pas loin des portes de Cume,
« Et là, de ses chagrins exhalant l’amertume :
« Fils de Délos, ravis a ces bords odieux
« La gloire d’enfanter un chantre aimé des dieux.
« Il s’écrie, et le temps, vengeur de son génie,
« De Cume en cet arrêt grava l’ignominie.
« Que n’est-il consolé par son noble avenir !
« Ah ! pressé de sanglots qu’il ne peut retenir,
« Il accuse sa gloire, il la croit mensongère,
« Et plein de sa douleur, — Chritéis ! ô ma mère !
« Heureux qui tel que vous, nourri par ses travaux
« Vit du prix des toisons que filent ses fuseaux,
« Ou le pirate obscur, fils guerrier de Neptune,
« Qui sur un frêle esquif tente au loin la fortune !
« Que n’ai-je, humble habitant de Smyrne et de ses bords,
« De leur commerce heureux partagé les trésors !
« Ô sage Phémius, maître de ma jeunesse,
« Pourquoi me guidiez-vous aux rives du Permesse ?
« ……………………………………………………………
« Si des vers où Phébus consacre par ta voix,
« Les dieux et les héros, et les temps et les lois ;
« Si tes nobles transports sont nés d’un vain délire,
« Descends du mont sacré, Muse, et brise ta lyre.
    « Il dit ; et tels qu’on voit des nuages flottants
« Voiler d’un astre pur les rayons éclatants,
« Telle, encor méconnue et souvent insultée,
« De troubles inquiets sa gloire est attristée.
    « Le divin Apollon, son guide et son secours,
« Quitte son char, l’aborde, et lui tient ce discours :
    « Homère, tu gémis ! quoi ! ta muse alarmée
« Doute de ses honneurs et de sa renommée !
« Tes vers, transcrits un jour, en feuilles voleront
« Parler à tous les cœurs des peuples qui naîtront.
    « Tous ces héros, guerriers, législateurs, prophètes,
« À qui tu traceras le chemin des conquêtes,
« Rivaux du demi-dieu par ta muse enfanté,
« N’eussent jamais paru si tu n’avais chanté.
« Cent peuples belliqueux, instruments de leur gloire,
« Les conduiront sanglants au temple de mémoire ;
« Et toi, faible, sans yeux, sans sceptre, et sans soldats,
« Renversant par leurs mains ou fondant les états,
« Régnant sur les mortels qui règnent par la guerre,
« Tes accents auront fait l’avenir de la terre.

Ces vers que m’ont inspirés les infortunes et les ouvrages du plus grand génie, en un poème que j’intitulai de son nom, rentrent dans le complément de nos considérations générales.

Les chants immortels de cet Homère mendiant nous démontrent en nouvel exemple de mon principe, qu’autant sa vertu fut élevée, autant son esprit fut sublime. Les leçons de morale religieuse, publique, et privée, abondent en son poème : je finirai donc par trois citations marquantes : « Ceux qui ont l’audace (fait-il dire à Dioné) de combattre contre les dieux, ne demeurent pas longtemps sur la terre, leurs tendres enfants ne s’asseoient point sur leurs genoux, et ne leur donnent pas le doux nom de père au retour de leurs expéditions périlleuses. » À l’époque de nos derniers changements, qu’on nomma faussement républicains, comme pour calomnier le véritable esprit des républiques, je me serais fait un devoir de répéter les maximes du poète sur les dangers du pouvoir exercé par la multitude, au milieu de laquelle personne ne veut obéir, et chacun veut commander aujourd’hui que nous sommes rentrés sous les règlements de la monarchie, je me plais à vous redire comment Homère apprenait aux nations à vénérer un souverain : « Sa dignité lui vient de Jupiter ; c’est Jupiter même qui donne aux rois le sceptre, et qui les fait dépositaires des lois pour gouverner les peuples. » Mais voici comment il enseigne, à leur tour, aux monarques, de se faire respecter des hommes en respectant les intérêts de leurs prospérités. La condition qu’il leur impose est d’exceller en tout, et de surpasser tous les autres : il leur recommande en leurs promesses et en leur devoir un scrupule religieux, dogme d’une orthodoxie éternelle, puisqu’Homère ignora la catholicité, dont l’époque est si moderne en comparaison de sa doctrine antique. Ailleurs Homère sut résumer en quelques mots tout ce qu’on peut exprimer de plus fort contre les perturbateurs des nations :

« Celui qui se plaît à exciter les discordes civiles, est un homme qui n’a ni pays, ni tribu, ni bien, ni famille. »

On ne trouve rien de plus salutaire que ces moralités simples, dans les millions de volumes polémiques cumulés par nos légistes, et par nos gens d’état consommés, qui ne surent, hélas ! que nous perdre et se sauver ; de même les milliers de poétiques, et les prétendus perfectionnements de nos auteurs, n’ont rien produit de plus sublime que l’Iliade, dont l’analyse termine ici notre cours complet de l’épopée.

Errata.

Tome premier.

Page 43, au lieu de, rendons-lui cette justice impartiale, lisez, rendons-lui impartialement cette justice.

Page 69, au lieu de, Jaquerie, lisez, Lavaquerie.

Page 148, au lieu de, Guæthe, lisez, Goëthe.

Page 220, au lieu de, crier tout haut près des oreilles, lisez, crier près des oreilles.

Page 535, au lieu de, placé on opposition, lisez, en opposition.

Tome second.

Page 127, au lieu de, susceptilité, lisez, susceptibilité.

Tome troisième.

Page 86 [48], au lieu de, vingt-sixième séance, lisez, vingt-septième.

Tome quatrième.

Page 43, on lit sur plusieurs exemplaires, et les féconds Scudéry qui, dit-il, lisez, et le fécond Scudéry.

Page 171, idem, auteur qui, fort au-dessous à nos yeux des chantres de l’Odyssée et de l’Énéide, lisez, qui, sans égaler à nos yeux les chantres, etc.

Page 251, idem, épouse d’un héros grec, et conséquemment, juge non moins experte du vrai courage, lisez, non moins experte à juger le vrai courage.